Foucault Dits Et Ecrits IV 297 Les-Mailles-Du-Pouvoir-M-Foucault

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    297 Les mailles du pouvoir (Confrence)

    As malhas do poder (c Les mailles du pouvoir; 1~ partie; trad. P. W. Prado

    Jr.; confrence prononce la facult de philosophie de l'universit de Bahia,1976), Barbarie, no 4, t 1981, pp. 23-27.

    DE IV Gallimard 1994, page 182, 201

    Cette confrence a t publie en deux fois. Une premire partie dans le no 4 deBarbarie, une seconde partie dans le no 5 de Barbarie, en 1982 (voir infra no 315).La confrence est reproduite ici dans sa totalit.

    Nous allons essayer de procder une analyse de la notion de pouvoir. Je ne suispas le premier, loin de l, essayer de contourner le schma freudien qui opposel'instinct la rpression, instinct et culture. Toute une cole de psychanalystes aessay, il y a des dizaines d'annes, de modifier, d'laborer ce schma freudien del'instinct versus culture, et de l'instinct versus rpression - je me rfre auxpsychanalystes aussi bien de langue anglaise que de langue franaise, commeMelanie Klein, Winnicott et Lacan, qui ont essay de montrer que la rpression,loin d'tre un mcanisme

    secondaire, ultrieur, tardif, qui tenterait de contrler un jeu instinctif donn, parla nature, fait partie du mcanisme de l'instinct ou, du moins, du processus travers lequel l'instinct sexuel se dveloppe, se droule, se constitue commepulsion.

    La notion freudienne de Trieb ne doit pas tre interprte comme une simpledonne naturelle, un mcanisme biologique naturel sur lequel la rpressionviendrait poser sa loi de prohibition, mais, selon les psychanalystes, comme

    quelque chose qui est dj profondment pntr par la rpression. Le besoin, lacastration, le manque, la prohibition, la loi sont dj des lments traverslesquels le dsir se constitue comme dsir sexuel, ce qui implique donc unetransformation de la notion primitive d'instinct sexuel, telle que Freud l'avaitconue la fin du XIXe sicle. Il faut donc penser l'instinct non pas comme unedonne naturelle, mais dj comme toute une laboration, tout un jeu complexeentre le corps et la loi, entre le corps et les mcanismes culturels qui assurent lecontrle du peuple.

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    Je crois donc que les psychanalystes ont dplac considrablement le problme,en faisant surgir une nouvelle notion d'instinct, en tout cas une nouvelleconception de l'instinct, de la pulsion, du dsir. Nanmoins, ce qui me trouble, oudu moins ce qui me semble insuffisant, c'est que, dans cette laboration proposepar les psychanalystes, ils changent peut-tre la conception du dsir, mais ils nechangent nanmoins absolument pas la conception du pouvoir.

    Ils continuent toujours de considrer chez eux que le signifi du pouvoir, le pointcentral, ce en quoi consiste le pouvoir, est encore la prohibition, la loi, le fait dedire non, encore une fois la forme, la formule tu ne dois pas . Le pouvoir estessentiellement celui qui dit tu ne dois pas. Il me semble que c'est uneconception - et j'en parlerai tout l'heure - totalement insuffisante du pouvoir,une conception juridique, une conception formelle du pouvoir et qu'il fautlaborer une autre conception du pouvoir qui permettra sans doute de mieuxcomprendre les relations qui se sont tablies entre pouvoir et sexualit dans lessocits occidentales.

    Je vais essayer de dvelopper, mieux, de montrer dans quelle direction on peutdvelopper une analyse du pouvoir qui ne soit pas simplement une conception

    juridique, ngative du pouvoir, mais une conception d'une technologie dupouvoir.

    Nous trouvons frquemment chez les psychanalystes, les psychologues et lessociologues cette conception selon laquelle le pouvoir est essentiellement largle, la loi, la prohibition, ce qui marque la limite entre ce qui est permis et cequi est interdit. Je crois que cette

    conception du pouvoir a t, la fin du XIXe sicle, formule incisivement,largement dveloppe par l'ethnologie. L'ethnologie a toujours essay de dtecter

    des systmes de pouvoir, dans des socits diffrentes de la ntre, comme tantdes systmes de rgles. Et nous-mmes, quand nous essayons de rflchir surnotre socit, sur la manire dont le pouvoir s'y exerce, nous le faisonsessentiellement partir d'une conception juridique: o est le pouvoir, qui dtientle pouvoir, quelles sont les rgles qui rgissent le pouvoir, quel est le systme delois que le pouvoir tablit sur le corps social.

    Nous faisons donc toujours, pour notre socit, une sociologie juridique dupouvoir, et, quand nous tudions des socits diffrentes des ntres, nous faisons

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    une ethnologie qui est essentiellement une ethnologie de la rgle, une ethnologiede la prohibition. Voyez, par exemple, dans les tudes ethnologiques deDurkheim Lvi- Strauss, quel a t le problme qui rapparat toujours,perptuellement rlabor: un problme de prohibition, essentiellement deprohibition de l'inceste. Et, partir de cette matrice, de ce noyau qui serait laprohibition de l'inceste, on a essay de comprendre le fonctionnement gnral dusystme. Et il a fallu attendre les annes plus rcentes pour voir apparatre desnouveaux points de vue sur le pouvoir, soit un point de vue strictement marxisteou soit un point de vue plus loign du marxisme classique. De toute faon, nousvoyons partir de l apparatre, avec les travaux de Clastres *, par exemple, touteune nouvelle conception du pouvoir comme technologie, qui essaie des'manciper du primat, de ce privilge de la rgle et de la prohibition qui, au fond,

    avait rgn sur l'ethnologie depuis Durkheim jusqu' Lvi-Strauss.

    En tout cas, la question que je voudrais poser est la suivante comment se fait-ilque notre socit, la socit occidentale en gnral, ait conu le pouvoir d'unemanire aussi restrictive, aussi pauvre, aussi ngative? Pourquoi concevons-noustoujours le pouvoir comme loi et comme prohibition, pourquoi ce privilge?videmment nous pouvons dire que cela est d l'influence de Kant, l'ideselon laquelle, en dernire instance, la loi morale, le tu ne dois pas, l'oppositiontu dois / tu ne dois pas est, au fond, la matrice de toute la rgulation de la

    conduite humaine. Mais, vrai dire, cette explication par l'influence de Kant estvidemment totalement insuffisante. Le problme est de savoir si Kant a eu telleinfluence et pourquoi l'a-t-il eue si forte. Pourquoi Durkheim, philosophe avec devagues teintes socialistes du dbut de la IlIe Rpublique

    * Rfrence aux travaux de Pierre Clastres recueillis dans l'ouvrage La Socitcontre l'tat. Rechercher d'anthropologie politique, Paris, d. de Minuit, coll.Critique, 1974.

    franaise, a-t-il pu s'appuyer de cette faon sur Kant quand il s'agissait de fairel'analyse du mcanisme du pouvoir dans une socit?

    Je crois que nous pouvons en analyser grossirement la raison dans les termessuivants: au fond, dans l'Occident, les grands systmes tablis depuis le Moyenge se sont dvelopps par l'intermdiaire de la croissance du pouvoirmonarchique, aux dpens du pouvoir ou, mieux, des pouvoirs fodaux. Or, danscette lutte entre les pouvoirs fodaux et le pouvoir monarchique, le droit atoujours t l'instrument du pouvoir monarchique contre les institutions, les

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    murs, les rglements, les formes de lien et d'appartenance caractristiques de lasocit fodale. Je vais vous en donner deux exemples simplement. D'un ct lepouvoir monarchique s'est dvelopp en Occident en s'appuyant en grande partiesur les institutions judiciaires et en dveloppant ces institutions; travers laguerre civile, il est arriv remplacer la vieille solution des litiges privs par unsystme de tribunaux, avec des lois, qui donnaient en fait au pouvoirmonarchique la possibilit de rsoudre lui-mme les disputes entre les individus.De la mme manire, le droit romain, qui est rapparu en Occident aux XIIIe etXIVe sicles, a t un instrument formidable dans les mains de la monarchie pourarriver dfinir les formes et les mcanismes de son propre pouvoir, aux dpensdes pouvoirs fodaux. En d'autres termes, la croissance de l'tat en Europe a tpartiellement assure ou, en tout cas, a utilis comme instrument le

    dveloppement d'une pense juridique. Le pouvoir monarchique, le pouvoir del'tat est essentiellement reprsent dans le droit.

    Or il se trouvait que la bourgeoisie, qui en mme temps profitait largement dudveloppement du pouvoir royal et de la diminution, de la rgression dessystmes fodaux, avait tout intrt dvelopper ce systme de droit qui luipermettrait, de l'autre ct, de donner forme aux changes conomiques, quiassuraient son propre dveloppement social. De sorte que le vocabulaire, laforme du droit a t le systme de reprsentation du pouvoir commun la

    bourgeoisie et la monarchie. La bourgeoisie et la monarchie ont russi peu peu tablir, depuis la fin du Moyen ge jusqu'au XVIIIe sicle, une forme depouvoir qui se reprsentait, qui se donnait comme discours, comme langage levocabulaire du droit. Et, quand la bourgeoisie s'est finalement dbarrasse dupouvoir monarchique, elle l'a fait en utilisant prcisment ce discours juridique -qui avait nanmoins t celui de la monarchie -, qu'elle a tourn contre lamonarchie elle-mme.

    Pour donner simplement un exemple. Rousseau, quand il a fait sa thorie de

    l'tat, a essay de montrer comment nat un souverain, mais un souveraincollectif, un souverain comme corps social ou, mieux, un corps social commesouverain, partir de la cession des droits individuels, de leur alination et de laformulation de lois de prohibition que chaque individu est oblig de reconnatre,car c'est lui-mme qui s'est impos la loi, dans la mesure o il est membre dusouverain, dans la mesure o il est lui-mme le souverain. Par consquent, lemcanisme thorique travers lequel on a fait la critique de l'institutionmonarchique, cet instrument thorique a t l'instrument du droit, qui avait ttabli par la monarchie elle-mme. En d'autres termes, l'Occident n'a jamais eu

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    d'autre systme de reprsentation, de formulation et d'analyse du pouvoir quecelui du droit, le systme de la loi. Et je crois que c'est la raison pour laquelle, enfin de compte, nous n'avons pas eu, jusqu' rcemment, d'autres possibilitsd'analyser le pouvoir, sinon en utilisant ces notions lmentaires, fondamentales,etc., qui sont celles de loi, de rgle, de souverain, de dlgation du pouvoir, etc.Je crois que c'est de cette conception juridique du pouvoir, de cette conception dupouvoir partir de la loi et du souverain, partir de la rgle et de la prohibitionqu'il faut maintenant se dbarrasser si nous voulons procder une analyse nonplus de la reprsentation du pouvoir, mais du fonctionnement rel du pouvoir.

    Comment pourrions-nous essayer d'analyser le pouvoir dans ses mcanismespositifs? Il me semble que nous pouvons trouver, dans un certain nombre detextes, les lments fondamentaux pour une analyse de ce type. Nous pouvons lestrouver peut-tre chez Bentham, un philosophe anglais de la fin du XVIIIe et dudbut du XIXe sicle, qui, au fond, a t le grand thoricien du pouvoirbourgeois, et nous pouvons videmment les trouver aussi chez Marx,essentiellement dans le livre II duCapital. C'est l, je pense, que nous pouvons trouver quelques lments dont jeme servirai pour l'analyse du pouvoir dans ses mcanismes positifs.

    En somme, ce que nous pouvons trouver dans le livre II du Capital c'est, enpremier lieu, qu'il n'existe pas un pouvoir, mais plusieurs pouvoirs *. Pouvoirs,cela veut dire des formes de domination, des formes de sujtion, qui fonctionnentlocalement, par exemple dans l'atelier, dans l'arme, dans une proprit de type

    * Marx (K.), Das Kapital. Kritik der politischen Okonomie. Buch II: DerZirkulationsprozess des Kapitals, Hambourg, O. Meissner, 1867. (Le Capital.Critique de l'conomie politique, livre II: Le procs de circulation du capital,trad. E. Cogniot, C. Cohen-Solal et G. Badia, Paris, ditions sociales, 1976, vol.II).

    esclavagiste ou dans une proprit o il y a des relations serviles. Tout cela, cesont des formes locales, rgionales de pouvoir, qui ont leur propre mode defonctionnement, leur procdure et leur technique. Toutes ces formes de pouvoirsont htrognes. Nous ne pouvons pas, alors, parler du pouvoir, si nous voulonsfaire une analyse du pouvoir, mais nous devons parler des pouvoirs et essayer deles localiser dans leur spcificit historique et gographique.

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    Une socit n'est pas un corps unitaire dans lequel s'exercerait un pouvoir etseulement un, mais c'est en ralit une juxtaposition, une liaison, unecoordination, une hirarchie, aussi, de diffrents pouvoirs, qui nanmoinsdemeurent dans leur spcificit. Marx insiste beaucoup, par exemple, sur lecaractre la fois spcifique et relativement autonome, impermable en quelquesorte, du pouvoir de fait que le patron exerce dans un atelier, par rapport aupouvoir de type juridique qui existait dans le reste de la socit. Donc, existencede rgions de pouvoir. La socit est un archipel de pouvoirs diffrents.

    En second lieu, il semble que ces pouvoirs ne peuvent et ne doivent pas trecompris simplement comme la drivation, la consquence d'une espce depouvoir central qui serait primordial. Le schma des juristes, que ce soit celui deGrotius, de Pufendorf ou celui de Rousseau, consiste dire: Au dbut, il n'yavait pas de socit, et ensuite est apparue la socit, partir du moment o estapparu un point central de souverainet qui a organis le corps social, et qui apermis ensuite toute une srie de pouvoirs locaux et rgionaux; Marx,implicitement, ne reconnat pas ce schma. Il montre, au contraire, comment, partir de l'existence initiale et primitive de ces petites rgions de pouvoir - commela proprit, l'esclavage, l'atelier et aussi l'arme -, a pu se former, petit petit, desgrands appareils d'tat. L'unit tatique est, au fond, secondaire par rapport cespouvoirs rgionaux et spcifiques, lesquels viennent en premier lieu.

    Troisimement, ces pouvoirs spcifiques, rgionaux n'ont absolument pas pourfonction primordiale de prohiber, d'empcher, de dire tu ne dois pas'. Lafonction primitive, essentielle et permanente de ces pouvoirs locaux et rgionauxest, en ralit, d'tre des producteurs d'une efficience, d'une aptitude, desproducteurs d'un produit. Marx fait, par exemple, de superbes analyses duproblme de la discipline dans l'arme et dans les ateliers. L'analyse que je vaisfaire de la discipline dans l'arme ne se trouve pas chez Marx, mais qu'importe.Que s'est-il pass dans l'arme, depuis la fin du XVIe et le dbut du XVIIe sicle

    jusqu' pratiquement la fin du

    XVIIIe sicle? Toute une norme transformation qui a fait que, dans l'arme, quiavait t jusqu'alors essentiellement constitue de petites units d'individusrelativement interchangeables, organiss autour d'un chef, celles-ci ont tremplaces par une grande unit pyramidale, avec toute une srie de chefsintermdiaires, de sous-officiers, de techniciens aussi, essentiellement parcequ'on avait fait une dcouverte technique: le fusil au tir relativement rapide etajust.

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    partir de ce moment, on ne pouvait plus traiter l'arme - il tait dangereux de lafaire fonctionner - sous forme de petites units isoles, composes d'lmentsinterchangeables. Il fallait, pour que l'arme soit efficace, pour qu'on puisseemployer les fusils de la meilleure manire possible, que chaque individu soitbien entran pour occuper une position dtermine dans un front tendu, pour seplacer simultanment, en accord avec une ligne qui ne doit pas tre rompue, etc.Tout un problme de discipline impliquait une nouvelle technique de pouvoiravec des sous-officiers, toute une hirarchie des sous-officiers, des officiersinfrieurs et des officiers suprieurs. Et c'est ainsi que l'arme a pu tre traitecomme une unit hirarchique bien complexe, en assurant sa performancemaximale avec l'unit d'ensemble selon la spcificit de la position et du rle dechacun.

    Il y a eu une performance militaire trs suprieure grce un nouveau procd depouvoir, dont la fonction n'tait absolument pas celle de prohiber quelque chose.Bien sr qu'il tait amen prohiber ceci ou cela, nanmoins le but n'taitabsolument pas de dire tu ne dois pas, mais essentiellement d'obtenir unemeilleure performance, une meilleure production, une meilleure productivit del'arme. L'arme comme production de morts, c'est cela qui a t perfectionn ou,mieux qui a t assur par cette nouvelle technique de pouvoir. Ce ne futabsolument pas la prohibition. Nous pouvons dire la mme chose de la discipline

    dans les ateliers, qui a commenc se former aux XVIIe et XVIIIe sicles, danslesquels, lorsqu'on a remplac les petits ateliers de type corporatif par des grandsateliers avec toute une srie d'ouvriers - des centaines d'ouvriers -, il fallait lafois surveiller et coordonner les gestes les uns avec les autres, avec la division dutravail. La division du travail a t, en mme temps, la raison pour laquelle on at oblig d'inventer cette nouvelle discipline d'atelier; mais, inversement, nouspouvons dire que la discipline d'atelier a t la condition pour qu'on puisseobtenir la division du travail. Sans cette discipline d'atelier, c'est--dire sans lahirarchie, sans la surveillance, sans

    l'apparition des contrematres, sans le contrle chronomtrique des gestes, iln'aurait pas t possible d'obtenir la division du travail.

    Enfin, quatrime ide importante: ces mcanismes de pouvoir, ces procds depouvoir, il faut les considrer comme des techniques, c'est--dire comme desprocds qui ont t invents, perfectionns, qui se dveloppent sans cesse. Ilexiste une vritable technologie du pouvoir ou, mieux, des pouvoirs, qui ont leurpropre histoire. Ici, encore une fois, on peut trouver facilement entre les lignes du

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    livre II du Capital une analyse, ou du moins l'esquisse d'une analyse, qui seraitl'histoire de la technologie du pouvoir, tel qu'il s'exerait dans les ateliers et dansles usines. Je suivrai alors ces indications essentielles et j'essaierai, en ce quiconcerne la sexualit, de ne pas envisager le pouvoir d'un point de vue juridique,mais technologique.

    Il me semble, en effet, que si nous analysons le pouvoir en privilgiant l'appareild'tat, si nous analysons le pouvoir en le considrant comme un mcanisme deconservation, si nous considrons le pouvoir comme une superstructure

    juridique, nous ne faisons, au fond, pas plus que reprendre le thme classique dela pense bourgeoise, lorsqu'elle envisage essentiellement le pouvoir comme unfait juridique. Privilgier l'appareil d'tat, la fonction de conservation, la

    superstructure juridique, est, au fond, rousseauiser Marx. C'est le rinscriredans la thorie bourgeoise et juridique du pouvoir. Il n'est pas surprenant quecette conception suppose marxiste du pouvoir comme appareil d'tat, commeinstance de conservation, comme superstructure juridique, se trouveessentiellement dans la social- dmocratie europenne de la fin du XIXe sicle,quand le problme tait justement celui de savoir comment faire fonctionnerMarx l'intrieur d'un systme juridique qui tait celui de la bourgeoisie. Alors,ce que j'aimerais faire, en reprenant ce qui se trouve dans le livre II du Capital, eten loignant tout ce qui a t ajout, rcrit ensuite sur les privilges de l'appareil

    d'tat, la fonction de reproduction du pouvoir, le caractre de la superstructurejuridique, ce serait essayer de voir comment il est possible de faire une histoiredes pouvoirs dans l'Occident, et essentiellement des pouvoirs tels qu'ils ont tinvestis dans la sexualit *.

    Ainsi, partir de ce principe mthodologique, comment pourrions-nous fairel'histoire des mcanismes de pouvoir propos de la sexualit? Je crois que, d'unemanire trs schmatique, nous pourrions dire ce qui suit: le systme de pouvoirque la monarchie avait russi organiser partir de la fin du Moyen ge

    prsentait pour le

    * Fin de la partie publie en 1981.

    dveloppement du capitalisme deux inconvnients majeurs. Premirement, lepouvoir politique, tel qu'il s'exerait dans le corps social, tait un pouvoir trsdiscontinu. Les mailles du filet taient trop grandes, un nombre presque infini dechoses, d'lments, de conduites, de processus chappaient au contrle dupouvoir. Si nous prenons par exemple un point prcis: l'importance de la

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    contrebande dans toute l'Europe jusqu' la fin du XVIIIe sicle, nous remarquonsun flux conomique trs important, presque aussi important que l'autre, un fluxqui chappait entirement au pouvoir. Et il tait, d'ailleurs, l'une des conditionsd'existence des gens; s'il n'y avait pas eu de piraterie maritime, le commercen'aurait pas pu fonctionner, et les gens n'auraient pas pu vivre. En d'autres termes,l'illgalisme tait l'une des conditions de vie, mais il signifiait en mme tempsqu'il y avait certaines choses qui chappaient au pouvoir, et sur lesquelles lepouvoir n'avait pas de contrle. Par consquent, des processus conomiques, desmcanismes divers qui d'une certaine faon restaient hors de contrle exigeaientl'tablissement d'un pouvoir continu, prcis, d'une certaine faon atomique;passer d'un pouvoir lacunaire, global, un pouvoir continu, atomique etindividualisant: que chacun, que chaque individu en lui-mme, dans son corps,

    dans ses gestes, puisse tre contrl, la place des contrles globaux et de masse.

    Le second grand inconvnient des mcanismes de pouvoir, tels qu'ilsfonctionnaient dans la monarchie, est qu'ils taient excessivement onreux. Et ilstaient onreux justement parce que la fonction du pouvoir - ce en quoi consistaitle pouvoir - tait essentiellement le pouvoir de prlvement, d'avoir le droit et laforce de percevoir quelque chose - un impt, une dme, quand il s'agissait duclerg sur les rcoltes qui taient faites: la perception obligatoire de tel ou telpourcentage pour le matre, pour le pouvoir royal, pour le clerg. Le pouvoir tait

    alors essentiellement percepteur et prdateur. Dans cette mesure, il opraittoujours une soustraction conomique et, par consquent, loin de favoriser et destimuler le flux conomique, il tait perptuellement son obstacle et son frein.D'o cette seconde proccupation, cette seconde ncessit: trouver unmcanisme de pouvoir tel que, en mme temps qu'il contrle les choses et lespersonnes jusqu'au moindre dtail, il ne soit pas onreux ni essentiellementprdateur pour la socit, qu'il s'exerce dans le sens du processus conomiquelui-mme.

    Avec ces deux objectifs, je crois que nous pouvons comprendre grossirement lagrande mutation technologique du pouvoir en Occident. Nous avons l'habitude -encore une fois conforme l'esprit d'un marxisme un tant soit peu primaire - dedire que la grande invention, tout le monde le sait, a t la machine vapeur, oualors des inventions de ce type. Il est vrai, cela a t trs important, mais il y a eutoute une srie d'autres inventions technologiques, aussi importantes que celle-ciet qui ont t en dernire instance la condition de fonctionnement des autres.Ainsi en fut-il avec la technologie politique; il y a eu toute une invention auniveau des formes de pouvoir tout au long des XVIIe et XVIIIe sicles. Par

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    individus sont individualiss dans la multiplicit. Le collge runit des dizaines,des centaines et parfois des milliers de collgiens, d'coliers, et il s'agit alorsd'exercer sur eux un pouvoir qui soit justement beaucoup moins onreux que lepouvoir du prcepteur, qui ne peut exister qu'entre l'lve et le matre. L nousavons un matre pour des dizaines de disciples; il faut cependant, malgr cettemultiplicit d'lves, qu'on obtienne une individualisation du pouvoir, uncontrle permanent, une surveillance de tous les instants. D'o l'apparition de cepersonnage que tous ceux qui ont tudi dans les collges connaissent bien, quiest le surveillant, qui, dans la pyramide, correspond au sous-officier de l'arme;apparition galement de la notation quantitative, apparition des examens,apparition des concours, possibilit, par consquent, de classer les individus detelle manire que chacun soit exactement sa place, sous les yeux du matre, ou

    encore dans la qualification et dans le jugement que nous portons sur chacund'eux.

    Voyez par exemple comme vous tes assis en rang devant moi. C'est une positionqui peut-tre vous parat naturelle, mais il est bon de rappeler cependant qu'elleest relativement rcente dans l'histoire de la civilisation, et qu'il est possibleencore au dbut du XIXe sicle de trouver des coles o les lves se prsententen groupe debout, autour d'un professeur qui leur fait cours. Et cela implique,videmment, que le professeur ne puisse pas les surveiller rellement et

    individuellement: il y a le groupe des lves et puis le professeur. Actuellement,vous tes placs ainsi en rang, le regard du professeur peut individualiser chacun,peut les appeler pour savoir s'ils sont prsents, ce qu'ils font, s'ils rvent, s'ilsbillent... Ce sont l des futilits, nanmoins des futilits trs importantes, carfinalement, au niveau de toute une srie d'exercices de pouvoir, c'est bien dansces petites techniques que ces nouveaux mcanismes ont pu s'investir, ont pufonctionner. Ce qui s'est pass dans l'arme et dans les collges peut tre vugalement dans les ateliers au long du XIXe sicle. C'est ce que j'appellerai latechnologie individualisante

    du pouvoir, une technologie qui vise au fond les individus jusque dans leur corps,dans leur comportement; c'est grosso modo une espce d'anatomie politique,d'anotomo-politique, une anatomie qui vise les individus jusqu' les anatomiser.

    Voil une famille de technologies de pouvoir qui est apparue aux XVIIe etXVIIIe sicles; nous avons une autre famille de technologies de pouvoir qui estapparue un peu plus tard, dans la seconde moiti du XVIIIe sicle, et qui a tdveloppe (il faut dire que ta premire, pour la honte de la France, a t surtout

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    dveloppe en France et en Allemagne) surtout en Angleterre: technologies quine visent pas les individus en tant qu'individus, mais qui visent au contraire lapopulation. En d'autres termes, le XVIIIe sicle a dcouvert cette chose capitale:que le pouvoir ne s'exerce pas simplement sur les sujets; ce qui tait la thsefondamentale de la monarchie, selon laquelle il y a le souverain et les sujets. Ondcouvre que ce sur quoi le pouvoir s'exerce, c'est la population. Et population,cela veut dire quoi? Cela ne veut pas dire simplement un groupe humainnombreux, mais des tres vivants traverss, commands, rgis par des processus,des lois biologiques. Une population a un taux de natalit, de mortalit, unepopulation a une courbe d'ge, une pyramide d'ge, a une morbidit, a un tat desant, une population peut prir ou peut, au contraire, se dvelopper.

    Or tout cela a commenc tre dcouvert au XVIIIe sicle. On s'aperoit, parconsquent, que la relation de pouvoir avec le sujet ou, mieux, avec l'individu, nedoit pas tre simplement cette forme de sujtion qui permet au pouvoir deprlever sur le sujet des biens, des richesses et ventuellement son corps et sonsang, mais que le pouvoir doit s'exercer sur les individus en tant qu'ils constituentune espce d'entit biologique qui doit tre prise en considration, si nous voulonsprcisment utiliser cette population comme machine pour produire, pourproduire des richesses, des biens, produire d'autres individus. La dcouverte de lapopulation est, en mme temps que la dcouverte de l'individu et du corps

    dressable, l'autre grand noyau technologique autour duquel les procdspolitiques de l'Occident se sont transforms. On a invent ce moment-l ce que

    j'appellerai, par opposition l'anatomo-politique que j'ai mentionne l'instant, labio-politique. C'est ce moment que nous voyons apparatre des problmescomme ceux de l'habitat, des conditions de vie dans une ville, de l'hyginepublique, de la modification du rapport entre natalit et mortalit. C'est cemoment qu'est apparu le problme de savoir comment nous pouvons amener lesgens faire plus d'enfants, ou en tout cas comment

    nous pouvons rgler le flux de la population, comment nous pouvons rglergalement le taux de croissance d'une population, les migrations. Et, partir de l,toute une srie de techniques d'observation, parmi lesquelles la statistique,videmment, mais aussi tous les grands organismes administratifs, conomiqueset politiques, sont chargs de cette rgulation de la population. Il y a eu deuxgrandes rvolutions dans la technologie du pouvoir: la dcouverte de la disciplineet la dcouverte de la rgulation, le perfectionnement d'une anatomo-politique etle perfectionnement d'une bio-politique.

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    La vie est devenue maintenant, partir du XVIIIe sicle, un objet du pouvoir. Lavie et le corps. Jadis, il n'y avait que des sujets, des sujets juridiques dont onpouvait retirer les biens, la vie aussi, d'ailleurs. Maintenant, il y a des corps et despopulations. Le pouvoir est devenu matrialiste. Il cesse d'tre essentiellement

    juridique. Il doit traiter avec ces choses relles qui sont le corps, la vie. La vieentre dans le domaine du pouvoir: mutation capitale, l'une des plus importantessans doute, dans l'histoire des socits humaines; et il est vident qu'on peut voircomment le sexe a pu devenir partir de ce moment, c'est--dire partir

    justement du XVIIIe sicle, une pice absolument capitale; car, au fond, le sexeest trs exactement plac au point d'articulation entre les disciplines individuellesdu corps et les rgulations de la population. Le sexe est ce partir de quoi on peutassurer la surveillance des individus, et on comprend pourquoi au XVIIIe sicle,

    et justement dans les collges, la sexualit des adolescents est devenue unproblme mdical, un problme moral, presque un problme politique depremire importance, car, travers - et sous le prtexte de - ce contrle de lasexualit, on pouvait surveiller les collgiens, les adolescents, au long de leur vie, chaque instant, mme pendant le sommeil. Le sexe va donc devenir uninstrument de disciplinarisation, il va tre l'un des lments essentiels de cetteanatomo-politique dont j'ai parl; mais, de l'autre ct, c'est le sexe qui assure lareproduction des populations, c'est avec le sexe, avec une politique du sexe quenous pouvons changer le rapport entre natalit et mortalit; en tout cas, la

    politique du sexe va s'intgrer l'intrieur de toute cette politique de la vie, qui vadevenir si importante au XIXe sicle. Le sexe est la charnire entrel'anatomo-politique et la bio-politique, il est au carrefour des disciplines et desrgulations, et c'est dans cette fonction qu'il est devenu, la fin du XIXe sicle,une pice politique de premire importance pour faire de la socit une machinede production.

    *

    M. Foucault: Voulez-vous poser des questions?

    Un auditeur: Quelle productivit le pouvoir vise dans les prisons?

    M. Foucault: C'est une longue histoire. Le systme de la prison, je veux dire laprison rpressive, la prison comme chtiment, a t tabli tardivement,pratiquement la fin du XVIIIe sicle. Avant la fin du XVIIIe sicle, la prisonn'tait pas une punition lgale; on emprisonnait les gens simplement pour lesretenir avant de leur instruire un procs, et non pas pour les punir, sauf dans des

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    cas exceptionnels. Eh bien, on cre des prisons, comme systme de rpression, enaffirmant la chose suivante: la prison va tre un systme de rducation descriminels. Aprs un sjour en prison, grce une domestication de type militaireet scolaire, nous allons pouvoir transformer le dlinquant en un individuobissant aux lois. On cherchait donc, avec leur passage par la prison, laproduction d'individus obissants.Or, tout de suite, ds les premiers temps du systme des prisons, on s'est aperuqu'il ne conduisait absolument pas ce rsultat, mais qu'il donnait vrai dire lersultat exactement oppos: plus longtemps l'individu tait rest en prison, moinsil tait rduqu et plus il tait dlinquant. Non seulement productivit nulle, maisproductivit ngative. Par consquent, le systme des prisons aurait dnormalement disparatre. Or il est rest et il continue, et quand nous demandons

    aux gens qu'est-ce qu'on pourrait mettre la place des prisons, personne nerpond.

    Pourquoi les prisons sont-elles restes, malgr cette contre-productivit? Jedirais: mais prcisment parce qu'en fait elle produisait des dlinquants et que ladlinquance a une certaine utilit conomico-politique dans les socits que nousconnaissons. L'utilit conomico-politique de la dlinquance, nous pouvons ladvoiler facilement: d'abord, plus il y aura de dlinquants, plus il y aura decrimes; plus il y aura de crimes, plus il y aura peur dans la population, et plus il y

    aura peur dans la population, plus acceptable et mme souhaitable deviendra lesystme de contrle policier. L'existence de ce petit danger interne permanent estl'une des conditions d'acceptabilit de ce systme de contrle; ce qui expliquepourquoi, dans les journaux, la radio, la tl, dans tous les pays du monde sansaucune exception, on accorde autant d'espace la criminalit, comme si chaque

    jour nouveau il s'agissait d'une nouveaut. Depuis 1830, dans tous les pays dumonde, se sont dveloppes des campagnes sur le thme de l'accroissement de ladlinquance, fait

    qui n'a jamais t prouv; mais cette prsence suppose, cette menace, cetaccroissement de la dlinquance est un facteur d'acceptation des contrles.

    Mais ce n'est pas tout. La dlinquance est utile conomiquement. Voyez laquantit de trafics, parfaitement lucratifs et inscrits dans le profit capitaliste, quipassent par la dlinquance: ainsi la prostitution - tout le monde sait que le contrlede la prostitution, dans tous les pays de l'Europe (je ne sais pas si cela se passeaussi au Brsil), est fait par des gens dont la profession s'appelle le proxntismeet qui sont tous des ex-dlinquants qui ont pour fonction de canaliser les profits

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    perus sur le plaisir sexuel vers des circuits conomiques tels que l'htellerie, etvers des comptes en banque. La prostitution a permis que le plaisir sexuel despopulations devienne onreux, et son encadrement a permis de driver verscertains circuits le profit sur le plaisir sexuel. Le trafic d'armes, le trafic dedrogues, en somme toute une srie de trafics qui, pour une raison ou une autre, nepeuvent pas tre directement et lgalement effectus dans la socit, passent parla dlinquance, qui de cette faon les assure.Si nous ajoutons cela le fait que la dlinquance sert massivement au XIXesicle, et encore au XXe sicle, toute une srie d'oprations politiques, tellesque briser les grves, s'infiltrer dans les syndicats d'ouvriers, servir demain-d'uvre et de garde du corps pour les chefs des partis politiques, y comprisles plus et les moins dignes. Ici je suis en train de parler plus prcisment de la

    France, o tous les partis politiques ont une main-d'uvre qui va des colleursd'affiches aux cogneurs (casseurs de gueule), main-d'uvre qui est constitue pardes dlinquants. Ainsi, nous avons toute une srie d'institutions conomiques etpolitiques qui fonctionnent sur la base de la dlinquance et, dans cette mesure, laprison, qui fabrique un dlinquant professionnel, a une utilit et une productivit.

    Un auditeur: Tout d'abord, je voudrais exprimer le grand plaisir que j'ai vousentendre, vous voir et relire vos livres. Toutes mes questions se fondent sur lacritique que Dominique * vous a exprime: si vous faites un pas de plus en avant,

    vous cesserez d'tre un archologue, l'archologue du savoir; si vous faisiez cepas en avant, vous tomberiez dans le matrialisme historique. C'est le fond de laquestion. Ensuite, je voudrais savoir pourquoi vous affirmez que ceux quisoutiennent le matrialisme historique et la psychanalyse

    * L'intervenant fait rfrence l'article de Dominique Lecourt Sur l'archologieet le savoir, La Pense, no 152, aot 1970, pp. 69-87, repris in Lecourt (D.),Pour une critique de l'pistmologie, Paris, Maspero, coll. Thories, 1972, pp.98-183 (N.d.T.).

    ne sont pas srs d'eux-mmes, ne sont pas srs de la scientificit de leurspositions. La premire chose, c'est que cela me surprend, aprs avoir tellement lusur la diffrence entre refoulement * et rpression*, diffrence que nous n'avonspas en portugais, que vous commenciez par parler de rpression sans ladiffrencier du refoulement *. C'est une surprise pour moi. La deuxime surpriseest que, dans la tentative de tracer une anatomie du social en s'appuyant sur ladiscipline dans l'arme, vous utilisiez la mme terminologie qu'utilisent lesavocats d'aujourd'hui au Brsil. Au congrs de l'O.A.B. ** qui s'est droul

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    dernirement en Salvador, les avocats employaient beaucoup les motscompenser et discipliner pour dfinir leur fonction juridique. Curieusement,vous employez les mmes termes pour parler du pouvoir, vous utilisez le mmelangage juridique. Ce que je vous demande c'est si vous ne tombez pas dans lemme discours d'apparence de la socit capitaliste, dans l'illusion de pouvoir,discours que commencent utiliser ces juristes. Ainsi, la nouvelle loi des socitsanonymes se prsente comme un instrument pour discipliner les monopoles, maisce qu'elle reprsente rellement est un prcieux instrument technologique trsavanc qui obit des dterminations indpendantes de la volont des juristes, savoir les ncessits de la reproduction du capital. En ce sens, l'usage de la mmeterminologie me surprend, pour continuer, tandis que vous tablissez unedialectique entre technologie et discipline. Et ma dernire surprise est que vous

    prenez comme lment d'analyse sociale la population, revenant ainsi unepriode antrieure celle o Marx critique Ricardo.

    M. Foucault: Il y a un problme de temps. De toute faon, nous allons nous runirdemain, l'aprs-midi, partir de 15 h 30, et alors nous pourrons discuterlargement ces questions majeures, mieux que maintenant. Je vais essayer derpondre brivement aux deux questions et demain vous les poserez nouveau.Cela ne vous drange pas? Vous tes d'accord? Voyons le sujet gnral de laquestion. Du problme Lecourt et du matrialisme historique nous parlerons

    demain, mais sur les deux autres points, vous avez raison, car ils se rfrent ceque j'ai affirm ce matin. En premier lieu, je n'ai pas parl de refoulement *, j'aiparl de rpression, d'interdiction et de loi. Cela est d au caractrencessairement bref et allusif de ce que je peux dire en si peu de temps. La pensede Freud est en effet beaucoup plus subtile que l'image que j'ai prsente ici.Autour de cette notion de refoulement se situe le dbat entre, disons, grosso

    * En franais dans le texte (N.d.T.).

    ** Orden dos Advogados do Brasil: Ordre des avocats du Brsil (N.d.T).

    modo Reich et les reichiens, Marcuse, et, de l'autre ct, les psychanalystes plusproprement psychanalystes, tels que Melanie Klein et surtout Lacan. Car lanotion de refoulement peut tre utilise pour une analyse des mcanismessociaux de la rpression soutenant que l'instance qui dtermine le refoulement estune certaine ralit sociale qui s'impose comme principe de ralit et provoqueimmdiatement le refoulement.

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    En termes gnraux, c'est une analyse reichienne modifie par Marcuse avec lanotion de sur-rpression'. Et de l'autre ct, vous avez les lacaniens quireprennent la notion de refoulement et affirment: ce n'est pas du tout cela, lorsqueFreud parle de refoulement, il ne pense pas la rpression, il pense plutt uncertain mcanisme absolument constitutif du dsir; car, pour Freud, dit Lacan, iln'y a pas de dsir non refoul: le dsir n'existe en tant que dsir que parce qu'il estrefoul et parce que ce qui constitue le dsir est la loi, et ainsi il tire de la notionde loi la notion de refoulement.

    Par consquent, deux interprtations: l'interprtation par la rpression etl'interprtation par la loi, qui dcrivent en fait deux phnomnes ou deuxprocessus absolument diffrents. Il est vrai que la notion de refoulement chezFreud peut tre utilise, selon le texte, soit dans un sens, soit dans l'autre. C'estpour viter ce difficile problme d'interprtation freudienne que je n'ai parl quede rpression, car il se trouve que les historiens de la sexualit n'ont jamais utilisd'autre notion que celle de rpression, et cela pour une raison trs simple: c'estque cette notion fait apparatre les contours sociaux qui dterminent lerefoulement. Nous pouvons donc faire l'histoire du refoulement partir de lanotion de rpression, tandis qu' partir de la notion d'interdiction - qui, d'unecertaine faon, est plus ou moins isomorphe dans toutes les socits - nous nepouvons pas faire l'histoire de la sexualit. Voil pourquoi j'ai vit la notion de

    refoulement et j'ai parl seulement de rpression.

    En second lieu, cela me surprend beaucoup que les avocats emploient le motdiscipline - quant au mot compenser, je ne l'ai pas employ une seule fois. cet gard, je voudrais dire ceci: je crois que, depuis l'apparition de ce que j'appellebiopouvoir ou anatomo-politique, nous vivons dans une socit qui est en train decesser d'tre une socit juridique. La socit juridique a t la socitmonarchique. Les socits europennes qui vont du XIIe au

    * Ou surplus de rpression, mais-represro, dit le texte portugais (N.d.T.).Marcuse (H.), Eros and Civilization. A Philosophical Inquiry into Freud,Londres, Routledge et Paul Keagan, 1956 (ros et Civilisation. Contribution dFreud, trad. J.-G. Nny et B. Fraenkel, Paris, d. de Minuit, coll. Arguments,1963).

    XVIIIe sicle ont t essentiellement des socits juridiques dans lesquelles leproblme du droit tait le problme fondamental: on combattait pour lui, onfaisait des rvolutions pour lui. partir du XIXe sicle, dans les socits qui se

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    prsentaient comme des socits de droit, avec des parlements, des lgislations,des codes, des tribunaux, il y avait en fait tout un autre mcanisme de pouvoir quis'infiltrait, qui n'obissait pas des formes juridiques et qui n'avait pas pourprincipe fondamental la loi, mais plutt le principe de la norme, et qui avait pourinstrument non plus les tribunaux, la loi et l'appareil judiciaire, mais la mdecine,les contrles sociaux, la psychiatrie, la psychologie. Nous sommes donc dans unmonde disciplinaire, nous sommes dans un monde de la rgulation. Nous croyonsque nous sommes encore dans un monde de la loi, mais, en fait, c'est un autre typede pouvoir qui est en voie de constitution, par l'intermdiaire de relais qui ne sontplus les relais juridiques. Alors, il est parfaitement normal que vous trouviez lemot discipline dans la bouche des avocats, c'est mme intressant de voir, en cequi concerne un point prcis, comment la socit de normalisation [ ...] * habiter

    et en mme temps faire dysfonctionner la socit de droit.

    Voyez ce qui se passe dans le systme pnal. Je ne sais pas ce qu'il en est auBrsil, mais, dans les pays de l'Europe comme l'Allemagne, la France et laGrande- Bretagne, il n'y a pratiquement pas un seul criminel un peu important, etbientt il n'y aura pas une seule personne qui, en passant par les tribunauxpnaux, ne passe pas aussi par les mains d'un spcialiste en mdecine, enpsychiatrie ou en psychologie. Cela parce que nous vivons dans une socit o lecrime n'est plus simplement et essentiellement la transgression de la loi, mais

    plutt la dviation par rapport la norme. En ce qui concerne la pnalit, on n'enparle maintenant qu'en termes de nvrose, de dviance, d'agressivit, de pulsion,vous le savez trs bien. Donc, quand je parle de discipline, de normalisation, je neretombe pas sur un plan juridique; ce sont au contraire les hommes de droit, leshommes de loi, les juristes qui sont obligs d'employer ce vocabulaire de ladiscipline et de la normalisation. Qu'on parle de discipline dans le congrs del'O.A.B. ne fait que confirmer ce que j'ai dit, et non pas que je retombe dans uneconception juridique. Ce sont eux qui se sont dplacs.

    Un auditeur: Comment voyez-vous la relation entre savoir et pouvoir? C'est latechnologie du pouvoir qui provoque la perversion

    *Lacune dans la transcription de la bande, indique dans le texte brsilien.sexuelle ou c'est l'anarchie naturelle biologique qui existe chez l'homme qui laprovoque?

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    M. Foucault: Sur ce dernier point, c'est--dire, sur ce qui motive, ce qui expliquele dveloppement de cette technologie, je ne crois pas que nous puissons dire quec'est le dveloppement biologique. J'ai essay de montrer le contraire, c'est--direcomment cette mutation de la technologie du pouvoir fait absolument partie dudveloppement du capitalisme. Elle fait partie de ce dveloppement dans lamesure o, d'un ct, c'est le dveloppement du capitalisme qui a renduncessaire cette mutation technologique, mais cette mutation a rendu possible ledveloppement du capitalisme, bref, une implication permanente des deuxmouvements, qui sont d'une certaine faon engrens l'un dans l'autre.

    Maintenant, l'autre question, qui concerne le fait que les relations de pouvoir ont...* quand le plaisir et le pouvoir vont de concert. C'est un problme important. Ceque je veux dire brivement c'est que c'est justement cela qui semble caractriserles mcanismes en place dans nos socits, c'est ce qui fait galement que nousne puissions pas dire simplement que le pouvoir a pour fonction d'interdire, deprohiber. Si nous admettons que le pouvoir n'a pour fonction que de prohiber,nous sommes obligs d'inventer des sortes de mcanismes - Lacan est oblig dele faire, et les autres aussi - pour pouvoir dire: Voyez, nous nous identifions aupouvoir; ou alors nous disons qu'il y a une relation masochiste de pouvoir quis'tablit et qui fait que nous aimons celui qui prohibe. Mais, en revanche, si vous

    admettez que la fonction du pouvoir n'est pas essentiellement de prohiber, maisde produire, de produire du plaisir, ce moment-l, on peut comprendre la foiscomment nous pouvons obir au pouvoir et trouver dans cette obissance unplaisir, qui n'est pas ncessairement masochiste. Les enfants peuvent nous servird'exemples: je crois que la manire dont on a fait de la sexualit des enfants unproblme fondamental pour la famille bourgeoise au XIXe sicle a provoqu etrendu possible un grand nombre de contrles sur la famille, sur les parents, surles enfants, et a cr en mme temps toute une srie de plaisirs nouveaux: plaisirdes parents surveiller les enfants, plaisir des enfants jouer avec leur propre

    sexualit, contre leurs parents et avec leurs parents, toute une nouvelle conomiedu plaisir autour du corps de l'enfant. Nous n'avons pas ncessit de dire que lesparents, par masochisme, se sont identifis la loi...

    * Lacune dans la transcription de la bande.

    Une auditrice: Vous n'avez pas rpondu la question qui vous a t pose de larelation entre savoir et pouvoir, et du pouvoir que vous, Michel, vous exercez travers votre savoir.

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    M. Foucault: Merci de me rappeler la question. En effet, la question doit trepose. Je crois que - en tout cas, c'est le sens des analyses que je fais, dont vouspouvez voir la source d'inspiration -, je crois que les relations de pouvoir nedoivent pas tre considres d'une manire quelque peu schmatique comme,d'un ct, il y a ceux qui ont le pouvoir et, de l'autre, ceux qui ne l'ont pas. Encoreune fois, ici un certain marxisme acadmique utilise frquemment l'oppositionclasse dominante versus classe domine, discours dominant versus discoursdomin. Or ce dualisme, d'abord, ne sera jamais trouv chez Marx, mais parcontre il peut tre trouv chez des penseurs ractionnaires et racistes commeGobineau, qui admettent que, dans une socit, il y a toujours deux classes, unedomine et une autre qui domine. Vous pouvez trouver cela en plusieurs endroits,mais jamais chez Marx, parce qu'en effet Marx est trop rus pour pouvoir

    admettre une chose pareille; il sait parfaitement que ce qui fait la solidit desrelations de pouvoir c'est qu'elles ne finissent jamais, il n'y a pas d'un ctquelques-uns, de l'autre beaucoup; elles passent partout: la classe ouvrireretransmet des relations de pouvoir, elle exerce des relations de pouvoir. Du faitd'tre tudiante, vous tes dj insre dans une certaine situation de pouvoir;moi, en tant que professeur, je suis galement dans une situation de pouvoir; jesuis dans une situation de pouvoir parce que je suis un homme et non une femme,et, du fait que vous tes une femme, vous tes galement dans une situation depouvoir, non pas la mme, mais nous tous y sommes galement. De quiconque

    qui sait quelque chose nous pouvons dire: Vous exercez le pouvoir. C'est unecritique stupide dans la mesure o elle se limite cela. Ce qui est intressant,c'est, en effet, de savoir comment dans un groupe, dans une classe, dans unesocit, fonctionnent les mailles du pouvoir, c'est--dire, quelle est la localisationde chacun dans le filet du pouvoir, comment il l'exerce nouveau, comment il leconserve, comment il le rpercute.