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Françoise Héritier-Augé L'inceste dans les textes de la Grèce classique et post-classique In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 9-10, 1994. pp. 99-115. Citer ce document / Cite this document : Héritier-Augé Françoise. L'inceste dans les textes de la Grèce classique et post-classique. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 9-10, 1994. pp. 99-115. doi : 10.3406/metis.1994.1014 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1994_num_9_1_1014

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Françoise Héritier-Augé

L'inceste dans les textes de la Grèce classique et post-classiqueIn: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 9-10, 1994. pp. 99-115.

Citer ce document / Cite this document :

Héritier-Augé Françoise. L'inceste dans les textes de la Grèce classique et post-classique. In: Mètis. Anthropologie des mondesgrecs anciens. Volume 9-10, 1994. pp. 99-115.

doi : 10.3406/metis.1994.1014

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1994_num_9_1_1014

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L'INCESTE DANS LES TEXTES DE LA GRÈCE CLASSIQUE ET POST-CLASSIQUE

Je m'appuie sur des textes grecs - mais on peut faire le même travail sur des textes de lois hittites ou assyriennes, ou sur la Bible ou le Coran - pour témoigner de l'existence d'une variété d'inceste jusqu'ici non perçue de façon claire, et qui me paraît à l'analyse être plus fondamentale que l'inceste tel qu'il est défini classiquement: à savoir un rapport de nature sexuelle entre des consanguins de sexe différent ou des alliés, aux degrés prohibés par la loi. J'appelle cette deuxième variété de l'inceste, Vinceste du deuxième type, ou de façon plus littéraire, en me référant à la plus ancienne mention juridique connue dans le droit hittite: l'inceste des deux sœurs, ou des deux sœurs et leur mère.

Emile Littré avait donné dans son Dictionnaire la définition suivante de l'inceste: "conjonction illicite entre des personnes qui sont parentes ou alliées au degré prohibé par la loi". Je suis remplie d'admiration pour la pertinence et la finesse de cette définition. Littré en effet se garde bien de restreindre l'inceste au rapport charnel (conjonction illicite); il ne précise pas que les partenaires devraient être de sexe différent; enfin il rapporte l'inceste à la loi qui le prohibe, dont l'ampleur sociale peut varier selon les groupes humains.

Mon admiration pour Littré porte essentiellement sur le deuxième point: il ne précise pas que les partenaires de cette conjonction illicite devraient être de sexe différent. Il s'agit vraisemblablement d'une omission qui tient à ce que la chose semble naturellement aller de soi. Il serait donc redondant de le dire explicitement. Cependant, ce détail est troublant quand il s'agit d'un homme aussi épris de précision que Littré. Avait-il la prescience que la notion d'inceste pouvait recouvrir des catégories plus larges que celles que

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l'on entend habituellement? Auquel cas, Littré serait un anthropologue génial.

Car à côté de l'inceste du premier type, qui est un rapport illicite hétérosexuel entre apparentés, existe cet inceste du deuxième type dont je souhaite parler ici, et qui est le rapport établi entre deux personnes de même sexe, consanguines ou alliées, par le fait qu'elles partagent ou ont partagé un même partenaire sexuel. L'inceste est établi sans contact charnel direct entre ces deux consanguins de même sexe, et très généralement, lorsqu'il est explicitement condamné, il convient de faire cesser par divers moyens, rituels ou autres, ce rapport incestueux qui est dangereux pour la collectivité tout entière.

Ce qu'il nous faut comprendre, c'est les raisons de l'interdiction de certaines liaisons sexuelles, en prenant notamment au pied de la lettre des catégories indigènes englobantes, où se trouvent rangés des délits sexuels qui, selon la manière occidentale actuelle de voir, recouvriraient indifféremment des cas d'inceste dit "vrai" (du premier type) et d'autres qui seraient de simples adultères (un homme marié qui aurait pour maîtresse sa belle-sœur ou sa belle-fille), ou même de simples fornications (un homme célibataire qui aurait des rapports sexuels avec deux sœurs, elles-mêmes non mariées, par exemple).

Quand une société définit des interdits portant sur la sexualité, qu'entend-elle rejeter et pourquoi? Que veut-elle proscrire et prescrire? L'existence d'un inceste du deuxième type nous conduit à concevoir la prohibition de l'inceste comme un problème de circulation des fluides d'un corps à un autre. Le critère fondamental de l'inceste, c'est la mise en contact d'humeurs identiques. Il met en jeu ce qu'il y a de plus fondamental dans les sociétés humaines: la façon dont elles construisent leurs catégories de l'identiqUe et du différent. C'est en effet sur ces catégories qu'elles fondent leur classification des humeurs du corps et le système de prohibition/sollicitation qui régit leur circulation.

L'opposition entre identique et différent est première, parce qu'elle est fondée, dans le langage de la parenté, sur ce que le corps humain a de plus irréductible: la différence des sexes. C'est un butoir pour la pensée naissante d'Homo Sapiens, que l'on ne peut assimiler dans des catégories plus larges, que l'on ne peut pas contourner. Thema archaïque, de ceux qui sous-tendent toute production intellectuelle, on la trouve au coeur de tout discours scientifique et de tout système populaire de représentations. D'elle dérivent les problématiques du même et de l'autre, de l'un et du multiple, du continu et du discontinu... Sur un plan moins abstrait, des valeurs propres, présentées sous forme d'oppositions - chaud/froid, clair/obscur, sec/humide, lourd/léger, etc. - connotent les éléments du monde, dont le masculin et le féminin,

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selon leur classement dans l'une ou l'autre catégorie. Mais au sein de l'opposition en deux catégories déterminées par le sexe, chacune qualifiée de différentes valeurs, des identités de substance particulièrement fortes caractérisent certains individus: les couples de jumeaux, deux frères, deux sœurs, un père et ses fils, une mère et ses filles, comme aussi, selon différents points de vue, les membres d'un même lignage, les commensaux à une même table, etc.

Reste la question, naturellement, de savoir pourquoi la mise en rapport de deux identiques, de deux personnes ayant même partiellement une substance commune, est interdite dans de nombreuses sociétés, et notamment toutes celles qui fonctionnent avec un large éventail de prohibitions matrimoniales. A travers l'analyse de données historiques ou ethnographiques, il apparaît qu'au-delà des variations locales, il n'y a de choix qu'entre deux possibilités, en raison des effets bons ou mauvais, qu'elles sont censées produire. Lorsque le cumul de l'identique est censé produire de mauvais effets, il sera interdit et seront recherchées des juxtapositions ou combinaisons entre des éléments classés comme étant de nature différente. Le cumul de l'identique sera au contraire recherché dans des sociétés ou dans des situations particulières où il serait censé produire de bons effets. Au sein d'une même société, il peut être interdit dans l'appariement des corps, mais recherché en médecine, pour de mêmes raisons fondamentales. En effet, lorsqu'ils sont interdits, les cumuls d'identique sont généralement sanctionnés par divers maux individuels ou collectifs, au premier rang desquels vient la stérilité selon deux modes apparemment contradictoires mais concourant au même effet: par dessèchement ou par liquéfaction. Le dessèchement fatal pour la reproduction peut être recherché pour guérir des purulences, par exemple.

C'est dans cette expérience et prise de conscience originaires de la différence des sexes, et dans les élaborations intellectuelles complexes qui s'en sont suivies dans l'histoire de l'humanité, que je place l'origine et la raison d'être de la prohibition de l'inceste, comme nous le verrons plus loin. Mais il m'a fallu pour intégrer tous les aspects connus, élargir la définition de l'inceste.

L'idée d'inceste du deuxième type m'est venue à la lecture d'un article déjà ancien de Reo Fortune publié dans Γ Encyclopaedia of the Social Sciences1. Il pose incidemment la question de savoir pourquoi, quand on

1. Reo Fortune, "Incest", International Encyclopaedia of the Social Sciences, New York, vol. 7, 1932, p. 115. "The prevailing emphasis on incest taboos as they are related to the régulation of marriage has resulted in an almost total neglect of homosexual incest..." (p. 118).

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parle d'inceste, on sous-entend toujours des contacts hétérosexuels alors qu'ils pourraient aussi bien être homosexuels. Et c'est vrai que de tels rapports ont existé ou existent entre grand-père et petit-fils, père et fils, mère et fille, ne serait-ce que sous forme d'attouchements qui n'en sont pas moins des faits d'inceste. Cette remarque de Fortune a déclenché ma propre réflexion sur la possibilité d'un inceste de nature différente entre consanguins de même sexe qui ne sont pas homosexuels mais partagent le même partenaire sexuel.

Dès l'antiquité sumérienne, des textes condamnent pour inceste une mère et sa fille partageant le même partenaire sexuel, si elles vivent ensemble. Le Coran est catégorique: un homme ne peut pas avoir de rapports sexuels avec la fille d'une femme qu'il a eue pour partenaire sexuelle. Autrement dit, si un homme est marié avec une femme sans avoir eu de rapports sexuels avec elle, il peut épouser sa fille; dans le cas contraire, il n'en a pas le droit. Comment dire plus nettement que c'est le contact des corps et le passage des humeurs de l'un à l'autre qui fonde la prohibition?

L'un des traits les plus intéressants du Deutéronome et du Lévitique, c'est le parallèle établi implicitement entre différents types de conduite sexuelle. Les versets qui prohibent tout ce qui relève de l'inceste du second type, selon moi, sont séparés par des versets qui interdisent d'autres comportements sexuels, comme la zoophilie, la nécrophilie ou la sodomie. Les versets qui associent ces comportements jugés condamnables à des unions jugées illicites entre parents par alliance, le font à travers la peine encourue. A cette aune des peines prévues par les textes bibliques, il semble bien que l'inceste du deuxième type soit tenu pour plus grave que celui du premier. En quelque sorte, l'identité la plus fondamentale est celle du genre et non celle qui naît des rapports biologiques ou sociaux de consanguinité. C'est parce qu'il y a plus de substance, d'identité communes entre un père et son fils qu'entre un père et sa fille, que l'union corporelle d'un homme avec la femme de son père ou celle de son fils peut être traitée comme plus dommageable que le rapport sexuel d'un père et de sa fille dans certaines sociétés, parce que la substance du père touche celle du fils et réciproquement à travers la partenaire commune. Il me semble que l'inceste du deuxième type est conceptuellement à l'origine de la prohibition de l'inceste tel que nous le connaissons, du premier type, et non l'inverse.

L'Église catholique, dans ses tout premiers conciles, a essayé de donner une rationalité à un certain nombre d'évitements des parents par alliance, c'est-à-dire à la prohibition de l'inceste du deuxième type. Elle a eu recours à l'argument du una caro ("une seule chair"): je suis toi et, étant toi, je ne

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peux pas avoir de rapports sexuels avec ton consanguin. Mais, à mon sens, ce n'est pas parce que l'un est l'autre qu'ils constituent une seule chair, mais parce que chacun est porteur des humeurs de l'autre. Si une femme entretenait des relations sexuelles avec le frère de son mari en même temps qu'avec lui, elle ferait, selon l'expression des Nuer, "se rencontrer dans une même matrice des humeurs de souche identique". Ils soutiennent qu'un certain nombre de maux, comme les hémoptysies ou les éléphantiasis, proviennent de la rencontre des humeurs de deux mâles consanguins dans la même matrice2. Or nos sociétés répugnent à la mise en rapport de l'identique. De la même manière, dans Montaillorf, Emmanuel Leroy- Ladurie cite, d'après les Minutes de l'Inquisition, le cas d'une femme, ardemment sollicitée par un homme et qui se refuse à lui bien qu'il lui plaise. Elle finit par lui avouer qu'elle est la maîtresse de son cousin germain, ce qui interdit tout rapport entre eux: "Quand ce ne serait que par corps interposé de maîtresse commune, tu ne dois pas toucher charnellement le corps d'un cousin germain, puisque celui-ci te touche déjà naturellement". Redoublement d'identité de la nature par la chair, c'est-à-dire par la semence émise, retenue dans le corps féminin et même l'imprégnant.

L'histoire ne s'arrête pas là. Toute la législation qui a suivi en droit canon et en droit civil concernant les interdits sur l'alliance, a été calquée sur les interdits en consanguinité, et si elle s'est affadie plus vite, elle est restée en vigueur très longtemps. Pendant deux siècles, la Chambre des Lords anglaise a disputé pour savoir si un homme pouvait épouser la sœur de sa femme décédée. Derrière l'argument qu'en épousant la sœur de sa femme défunte, un homme donnerait une meilleure mère aux enfants qu'il avait de sa première épouse -puisque c'est une tante-, on trouve l'idée populaire implicite que deux sœurs sont pratiquement la même chose, et donc que replacer une sœur par sa sœur, si elles sont germaines, revient au même. Car on ne voit pas pourquoi a priori une sœur serait une meilleure mère qu'une autre femme.

Nous ne le savons généralement pas, mais la société française était régie il y a peu de temps encore par le même loi: c'est seulement en 1914 qu'est devenu possible le mariage entre un consanguin collatéral de même sexe que son parent décédé et le conjoint survivant. Et ce n'est qu'au début des années 1980 que de tels mariages sont devenus possibles après divorce.

2. E.E. Evans-Pritchard, "Nuer rules of exogamy and incest", in Meyer Fortes (éd.), Social Structure. Studies présentée! to A.R. Radcliffe-Brown, Londres, 1949, pp. 85-103.

3. Emmanuel Leroy-Ladurie, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324, Paris, 1975.

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On voit donc qu'il n'y a pas de rupture fondamentale entre la façon dont nos sociétés ont traité le problème, y compris légalement, et la manière dont les sociétés dites primitives s'y sont pris. Les arguments mêmes, excipés au cours du long débat britannique, se retrouvent dans la littérature ethnologique, ce qui atteste l'universalité du fonctionnement de l'esprit humain dans les mêmes situations. Tout se passe comme si l'observation des sociétés dites primitives nous permettait de comprendre la nôtre et, inversement, comme si l'ignorance de la nôtre nous empêchait de comprendre les sociétés primitives.

Pour l'anthropologue, il s'agit de découvrir la logique sous-jacente à ces interdits. De nombreuses théories ont été proposées pour expliquer la prohibition de l'inceste.

Les théories explicatives de la prohibition de l'inceste peuvent être regroupées sous deux catégories. Soit elles cherchent une explication dans les causes finales et tentent de répondre à des questions comme celles-ci: Pourquoi la prohibition de l'inceste existe-t-elle? Quelle fin sert-elle? Quelle est son utilité pour l'humanité? Soit elles cherchent cette explication dans les causes efficientes en se posant des questions comme celles-là: quels sont les mécanismes biologiques, psychologiques ou sociologiques tels que la prohibition soit effectivement respectée?

La première théorie finaliste est de caractère biologique, elle explique la prohibition de l'inceste par la reconnaissance ancestrale du danger que constituerait l'augmentation des caractères homozygotes récessifs. Par définition, cette théorie ne peut rien dire sur la prohibition concernant les parents par alliance.

Des théories par les causes efficientes à caractère biologique expliquent la prohibition de l'inceste par une répulsion instinctive, innée, de l'homme pour toute relation de cette nature. La prohibition n'en serait qu'une simple ritualisation culturelle. Au fond, ce n'est rien de plus qu'une élaboration de l'idée populaire de "la voix du sang": on se reconnaît immédiatement parce qu'on est porteur du même sang. Dans sa version la plus contemporaine -la théorie éthologique de l'imprégnation4- ce serait l'intimité de l'odeur des relations d'enfance qui se transformerait ultérieurement en aversion ou, du moins, en évitement, dans la plus grande partie du règne animal et donc pas seulement chez les humains. La "voix du sang" ne concerne, on le sait, que la consanguinité.

4. Norbert Bischof, "Comparative ethology of incest avoidance", in Robin Fox (éd.), Biosocial Anthropology, New-York, 1975, pp. 37-67.

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Dans une perspective finaliste sociologique, Durkheim a le premier introduit le problème des humeurs du corps, mais il l'a enfermé trop étroitement dans les limites du totémisme5. La prohibition de l'inceste dériverait de la règle exogamique, laquelle serait fondée sur une horreur sacrée du sang menstruel. Cette horreur relèverait de la catégorie plus générale de l'horreur du sang, qui prendrait racine - jugement fort intéressant du point de vue de l'inceste du deuxième type - dans la croyance en la consubstantialité de tous les membres d'un même clan. Sans le chercher expressément, Durkheim fonde tout le processus sur la notion de consubstantialité, c'est-à-dire de l'identité partagée. Dans un même groupe clanique, les hommes qui en sont issus sont identiques entre eux, comme les femmes qui en sont issues sont identiques entre elles. Hommes et femmes relèvent de la catégorie du différent, mais par rapport à ceux et à celles des autres groupes claniques, ils présentent une identité substantielle globale forte.

La théorie de Lévi-Strauss reste la plus convaincante. Elle se fonde sur cette réflexion simple: les hasards de la naissance sont tels qu'il est fort peu probable que chacun trouve son partenaire sexuel approprié au sein des petits groupes que constituaient les sociétés humaines à l'origine; on devait donc aller le chercher dans un autre groupe. Il n'y avait que deux moyens d'y parvenir: soit la guerre, soit l'échange, "either marrying out or being killed out6". "Il [...] fallait choisir entre des familles biologiques isolées et juxtaposées comme des unités closes, se perpétuant par elles-mêmes, submergées par leurs peurs, leurs haines et leurs ignorances, et, grâce à la prohibition de l'inceste, l'institution systématique sur la base artificielle des liens d'affinité, en dépit de l'influence isolante de la consanguinité et même contre elle7". C'est la seule théorie qui prenne à la lettre ce que disent les gens, comme cette réponse incrédule faite par les Arapesh à Margaret Mead demandant ce qui se passerait si les hommes couchaient avec leurs sœurs ou les prenaient comme épouses: "Tu voudrais épouser ta sœur? Mais qu'est-ce qui te prend? Tu ne veux pas avoir de beau-frère? Tu ne comprends donc pas que si tu épouses la sœur d'un autre homme, et qu'un autre homme

5. Emile Durkheim, "La prohibition de l'inceste et ses origines", L'Année sociologique,!, 1898, pp. 1-70.

6. E.B. Tylor, Primitive Culture, Londres, 1871. 7. Claude Lévi-Strauus, "The family", in Harry L. Shapiro (éd.), Man, Culture and

Society, New- York, Oxford University Press, 1956, chap. XÏI, tr. fr. "La famille", Annales de l'Université d'Abidjan, série F, III (1971), pp. 5-29.

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épouse ta sœur, tu auras au moins deux beaux-frères, et que si tu épouses ta propre sœur tu n'en auras pas du tout? Et avec qui iras-tu chasser? Avec qui feras-tu les plantations? Qui auras-tu à visiter?8".

La théorie de Lévi-Strauss demande à être complétée pour faire apparaître l'inceste et sa prohibition comme étroitement liés dans chaque culture à des ensembles totaux de représentation qui portent sur la personne, sur l'organisation sociale, sur le monde et sur les relations entre ces trois univers. Les conséquences de la transgression ne sont pas toujours biologiques et ne frappent pas toujours leurs auteurs. Par exemple, il cessera de pleuvoir, la nappe phréatique s'enfoncera, il y aura la sécheresse, ou, au contraire, il ne cessera plus de pleuvoir, il y aura des inondations, ou encore il y aura des guerres, des invasions d'animaux indésirables, des épidémies...

De plus, la théorie lévi-straussienne ne rend pas compte de l'inceste du deuxième type, et particulièrement de l'interdit portant, pour un homme, sur la sœur de la première épouse, cet interdit "des deux sœurs" qu'on trouve formulé tel quel en divers lieux.

En effet, si la première sœur épousée par un homme n'était pas sa consanguine et par là interdite, sa sœur germaine ne l'est pas non plus. Il n'y a aucune raison de l'interdire dans la pespective de la prohibition de l'inceste portant sur des consanguins, à moins d'introduire des explications d'une tout autre nature, comme par exemple une stratégie d'alliance qui consisterait à en nouer avec le plus de partenaires possibles, donc à ne pas renouveler immédiatement une alliance matrimoniale déjà établie.

Ce que je cherche ici, c'est à rendre compte de tous les aspects de la prohibition de l'inceste, dans la perspective unitaire d'une seule et unique théorie.

En attirant l'attention sur cette part oubliée de la prohibition de l'inceste, l'interdit des deux sœurs, c'est le primat du symbolique qui se trouve affirmé, du symbolique ancré dans ce qu'il y a de plus physique dans l'humanité, à savoir la différence anatomique des sexes, vue par les yeux, triturée par l'esprit des hommes dans tous les petits groupes primitifs qui ont accédé à l'humanité, ainsi que celle, physiologique et perçue par les sens, des différences ou des similitudes des liqueurs qui sourdent des corps. Les catégories princeps de l'identique et du différent proviennent de cette observation liminaire qui n'a pas pu ne pas être faite par tous les hommes et qui continue de l'être par tout enfant. Il y a ceux qui sont faits comme moi

8. Margaret Mead, Sex and Tempérament in Three Primitive Societies, New York, 1935, p. 84. Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté (1947), 2e éd., Paris, 1967, p. 556.

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et ceux qui ne le sont pas. Ensuite tous les raffinements différentiels sont possibles, et les attributions de valeurs, de qualités, de caractéristiques propres à ces catégories retenues par l'esprit. Le mécanisme est en route qui fait naître et légitime simultanément l'ordre social et la représentation du monde.

Je dis "Les Deux sœurs et leur mère" en raison des textes rencontrés qui parlent au masculin, c'est-à-dire qui présentent les prohibitions par rapport à un homme, à un Ego masculin. Ainsi, la prohibition qui saute aux yeux porte sur des femmes dans les trois positions particulières d'une femme avec sa fille, ou de deux sœurs, ou même parfois de deux sœurs avec leur mère. C'est de cette façon très contournée que les textes parlent de l'interdit de partager un partenaire commun pour des femmes consanguines dans la mesure où elles ne sont jamais considérées comme point de référence.

La question de l'existence possible de règles qui n'ont de sens que dans le registre du symbolique tout en étant profondément enracinées dans le pur biologique est posée par l'idée de substances partagées, d'humeurs et de fluides qui se propagent d'un corps à un autre.

Nous allons voir que si la prohibition de l'inceste n'a pas fait l'objet d'une réglementation juridique à proprement parler dans le monde grec, il n'en reste pas moins que le thème de l'inceste y a connu sa plus haute fortune et qu'on y trouve aussi en filigrane la hantise du partage en commun d'un même partenaire par deux consanguins.

D'après les hellénistes, il n'existerait pas de mot grec désignant explicitement l'inceste. Cette absence signifierait-elle que pour les Grecs l'inceste n'était pas un délit? Rien de moins sûr, car le droit interdisait le mariage entre germains de lit entier9 et germains issus de même mère, c'est- à-dire entre phrater et adelphos. En outre, on connaît la tragédie d'CEdipe, devenue depuis Freud le modèle parfait de l'inceste du premier type. Toutefois, la loi n'interdisait pas l'alliance entre germains de même père ou entre cousins parallèles patrilatéraux, issus de deux frères comme les Danaïdes et les fils d'Aegyptos.

D'une certaine manière, dans la pensée grecque, si le père crée et impose le lien social, seule la mère crée la parenté biologique. Est-ce la raison du grand vide juridique autour de ces notions, alors même qu'elles fournissent un ressort dramatique puissant à de nombreuses œuvres littéraires? Le droit

9. Lorsqu'on partage le même père et la même mère, on dit en droit français qu'on est "germains de lit entier", ce qui est d'ailleurs un pléonasme puisque la germanité consiste précisément à être issu d'un lit entier. Autrement, on est demi-germain, on partage soit la même mère soit le même père, mais pas les deux mêmes parents.

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gère le social. Il est plus facile de traiter du sort de la fille épiclère que des unions illicites avec des chairs souvent convoitées en rêve, comme si seul le passage par le rêve pouvait permettre renonciation de ce désir.

Dans les données ethnologiques sur les interdits sexuels, on trouve plus fréquemment exprimée l'impossibilité de contacts entre cousins issus de deux sœurs qu'entre cousins issus de deux frères, entre un frère et sa sœur de même mère qu'entre une sœur et un frère de même père seulement. Il y a certes l'idée d'être issu de la même matrice, mais aussi celle d'être constitué du même matériau. Si l'on en revient à la pensée grecque, sans présupposer des croyances populaires en la matière, mais dans le cadre de la doctrine d'Aristote10, lequel n'a pas pu ignorer ou se détacher totalement du substrat conceptuel de son époque, la mère fournit seulement le matériau physique, le père, par le sperme-pneuma, c'est-à-dire le souffle, fournissant la forme et le mouvement, autrement dit la vie11. C'est même le développement de la matière non correctement maîtrisé par le pneuma, sa croissance anarchique, qui est à l'origine de la monstruosité.

Quoi qu'il en soit, que disent les Grecs, en dehors des textes juridiques inexistants sur ce point, de l'inceste sous ses différentes formes?

Dans Platon (République, 571 c-d), à propos du sommeil, on lit que lorsque la partie "bestiale" et "sauvage" de l'âme n'est plus contrôlée, celle- ci "ose tout, elle n'hésite pas à essayer en pensée de violer sa mère ou tout autre quel qu'il soit, homme, dieu ou animal; il n'est meurtre dont elle ne se souille, ni aliment dont elle s'abstienne, bref il n'est pas de folie ni d'impudeur qu'elle s'interdise". Platon assimile ainsi une série de délits sexuels - sodomie, homosexualité, zoophilie - et sorcellerie (c'est-à-dire le commerce illicite avec les dieux) à l'inceste, qu'il rapproche du meurtre et des tabous alimentaires. Ce qui ne saurait nous surprendre: l'alimentation réglée construit tant la matière de la chair maternelle que l'essence volatile du sperme, produit par la coction achevée du sang, qui dérive de l'absorption des nourritures (d'après Aristote).

Et dans les Lois (838 a-d): "L'Athénien. - Nous savons que, même aujourd'hui, pour la plupart des hommes, si pervers qu'ils soient, il y a des cas où ils s'abstiennent fidèlement et rigoureusement de toute relation avec de belles personnes, et cela non contre leur gré, mais d'aussi bon gré que possible. Mégillos. - De quels cas veux -tu parler? L'Athénien. - Ceux où la

10. Aristote, De la Génération des animaux, Paris, Les Belles Lettres, 1961, Livre IV. 11. Françoise Héritier-Augé, "La costruzione dell'essere sessuato, la costruzione

sociale del génère e le ambiguità dell'identilà sessuale", in Maurizio Bettini (éd.), Maschile e Femminile. Génère e ruoli nelle culture antiche, Laterza, 1993, pp. 1 13-139.

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belle personne est leur frère ou leur sœur (adelphos). La même loi non écrite protège encore et si efficacement un fils, une fille, que personne n'ose coucher avec eux, soit ouvertement, soit en cachette, ni risquer aucune autre approche sensuelle, et jusqu'au désir de telles relations demeure étranger à la pensée du plus grand nombre. N'est-ce pas un tout petit mot qui éteint toute concupiscence de cette sorte? Celui qui note de tels actes comme totalement impies, odieux à la divinité, infâmes parmi les infâmes. La raison n'en est- elle pas que personne à ce propos ne tient un autre langage, et que, sitôt né, chacun de nous entend, partout et toujours, la même qualification, soit dans les farces, soit dans les tragédies, lorsqu'on y introduit ou des Thyestes, ou des Œdipes, ou des Macarées qui, ayant avec leurs sœurs un commerce clandestin, d'eux-mêmes, une fois découverts, se donnent la mort pour se punir de leur faute?"

Ce texte nous intéresse à un double titre. Tout d'abord, il nous montre clairement que la prohibition de l'inceste relève de la "loi non écrite" (nomos agraphos), c'est-à-dire de la loi qui fonctionne par prétention, si profondément enracinée dans les esprits qu'il n'est pas nécessaire d'y faire référence. C'est ce fonctionnement par prétention de l'esprit qui fait que, fréquemment, ce sont les données les plus évidentes, les plus élémentaires, qui font défaut dans une argumentation, parce qu'elles vont de soi. Ainsi, par exemple, du défaut d'articulation entre deux faits dont l'un est la conséquence du premier pour une raison non dite mais que chacun comprend, sans avoir même à la formuler clairement. Ensuite, l'inceste, en tant que catégorie intellectuelle, n'est pas désigné par un mot. Il est qualifié d'"acte impie", "infâme parmi les infâmes", et chaque type d'inceste est désigné par un éponyme: Œdipe pour l'inceste du premier type au premier degré, entre une mère et son fils; Macarée pour celui du premier type au second degré, entre un frère et sa sœur; enfin Thyeste pour ce qui est un inceste du second type: coucher avec l'épouse du frère aîné. Et le châtiment est chaque fois le même: la mort.

On trouve encore quelques textes dans Œdipe Roi de Sophocle (425 et 477), dans Les Suppliantes d'Eschyle (223-226), chez Plutarque (Quomodo quis suos in virtute sentiat profectus, Moralia, 83 et De virtute et vitio, Moralia, 101), chez Dion Chrysostome, (chapitres 10.29), dans La Clé des Songes d'Artémidore (I, 79), dans Les Métamorphoses d'Ovide12.

Plutarque explique l'absence de loi écrite concernant l'inceste en reprenant l'idée platonicienne selon laquelle l'âme s'évade pendant la nuit,

12. Je dois à l'amitié de Jean-Pierre Vernant et de Giula Sissa de connaître des textes dont certains sont peu connus des non spécialistes.

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sa partie bestiale et sauvage se permettant alors toutes sortes de crimes, qui associent inceste consanguin et transgression des tabous alimentaires, qu'on ne se permet pas même d'évoquer pendant le jour. La loi n'a donc pas besoin d'être édictée puisque la honte et la peur suffisent à contenir les désirs. Comme chez Platon, la prohibition porte sur le désir et son expression, par conséquent l'acte est empêché plutôt qu'interdit. On lit dans les Moralia (83): "L'homme prétend s'unir avec sa mère, se jette sur toutes sortes de nourritures, agissant contre la loi et donnant libre cours à ces désirs que, pendant le jour, la loi restreint par la honte et la peur".

Ovide décrit de la même manière, dans les Métamorphoses (7, 386-387), un rite d'inversion qui renvoie à la non-humanité: "Le Cyllène devait s'accoupler avec sa mère comme le font les bêtes sauvages".

Dans Œdipe Roi (477): "On découvrira qu'il est en même temps le frère et le père des enfants avec lesquels il vit, le fils et l'époux de la femme dont il est né". On sait le drame qui s'ensuivit. Si la Grèce n'a pas de terme spécifique pour désigner ces unions more ferarum, "à la manière des bêtes sauvages", au sein des familles, on voit qu'elle les condamne sans équivoque, dans des textes littéraires sinon juridiques. Toujours dans Œdipe Roi (425): "Les maux qui te feront égal à toi-même en te rendant égal à tes enfants", fait bien allusion à l'union avec la mère.

Chez Dion Chrysostome (10.29), on retrouve l'idée que l'inceste n'est pas "contre nature" mais "contre culture", qu'il est absolument contraire à l'humanité de l'homme de le commettre: "CEdipe se lamente d'être à la fois le père et le frère de ses enfants, le mari et le fils de son épouse, mais de cela les coqs ne s'indignent pas, ni les chiens ni aucun oiseau".

Dans La Chef des songes, Artémidore consacre un passage très intéressant au rêve d'inceste avec la mère qui a des sens différents selon les diverses positions13.

Les Suppliantes d'Eschyle pourraient (ce qui n'est pas le cas) être lues comme une réprobation du mariage entre cousins parallèles patrilatéraux. "Asseyez-vous dans le sanctuaire, tel un vol de colombes fuyant des éperviers - leurs frères pourtant! frères changés en ennemis, qui veulent se souiller d'un crime à l'égard de leur propre race". Les Danaïdes sont en effet poursuivies par leurs cousins parallèles patrilatéraux, les Égyptiades, ce qui laisserait penser qu'a fortiori est interdit le mariage entre germains de même père, et non seulement de même mère. Ce type d'inceste est assimilé à de l'homophagie: "L'oiseau reste-t-il pur qui mange chair d'oiseau?" Or, nous savons que la loi n'interdit que le mariage entre frères et soeurs de même

13. Artémidore, La Clef des Songes, I, 79, Paris, Vrin, p. 88 sq.

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mère (adelphos). Il paraît donc difficile d'envisager que l'union d'une femme avec un cousin, fut-il parallèle, mais patrilatéral, soit effectivement interdite. Mais l'affaire des Danaïdes est plus compliquée que cela: il ne s'agit pas de l'union d'une cousine avec son cousin germain, mais de quarante cousines avec quarante cousins! Aussi me semble-t-il que, dans ce type d'union globale, excessive et hyperbolique, chacun des mariages pris isolément ne suscite aucune indignation parce qu'il est conforme à la règle, alors que l'ensemble envisagé collectivement met à chaque fois en contact la chair des sœurs entre elles, puisque chacune est semblable à toutes les autres et touche toutes les autres par l'intermédiaire de leurs maris qui sont comme des frères. De la même manière, chaque frère rencontre la substance de ses frères par l'intermédiaire de leurs épouses qui sont sœurs et traitées comme identiques, ou comme un seul corps. Il suffirait qu'elles soient deux pour que "l'oiseau [l'une] mange chair d'oiseau [l'autre]". Pur fantasme, certes, mais présent dans la démesure.

L'absence de terme spécifique pour désigner l'inceste et l'existence d'autres unions considérées comme "impies", "infâmes" puisque more ferarum, ne doit pas nous conduire à penser que les Grecs mettaient ensemble l'inceste, la zoophilie, la sorcellerie et la transgression de tabous alimentaires et en conclure qu'ils n'avaient pas la notion d'inceste. Les mariages consanguins, divins tel celui de Zeus et d'Héra, germains de lit entier puisque nés de Chronos et de Rhéa, ou royaux comme dans les dynasties royales de Sparte et de Corinthe, représentent des systèmes d'inversion. Loin d'être des modèles de pratiques courantes, c'étaient des exceptions signant leur caractère non humain. Pour comprendre ces traits mythologiques, il n'est donc pas besoin de postuler une endogamie primitive où toutes les unions consanguines auraient été permises.

Il en va de même de l'épiclérat, cette institution juridique qui fait obligation à une fille sans frère d'épouser le plus proche parent de son père défunt, pour que l'héritage ne sorte pas de la famille. Elle doit donc épouser le frère de son père, ce qui est normalement interdit ou un cousin parallèle patrilatéral. Ce n'est pas non plus un exemple de non prohibition de l'inceste en Grèce, c'est un cas d'exception où est permis à rebours ce qui ne l'est pas normalement. On ne peut donc par parler de tension entre deux systèmes contradictoires, entre un désir de retourner à une endogamie primitive et une véritable horreur de l'inceste, attestée par Œdipe Roi, ce prototype de l'inceste du premier type depuis Freud.

En ce qui concerne l'inceste du deuxième type, hormis la référence platonicienne à Thyeste, on en trouve le prototype piême dans la tragédie de Phèdre. Thésée s'autorise un amour avec deux sœurs, Ariane et Phèdre, mais

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pas en même temps, puisqu'il abandonne Ariane, qui l'a sauvé du labyrinthe, sur l'île de Naxos avant d'épouser sa sœur Phèdre.

On retrouve donc, mais respecté, l'interdit hittite des deux sœurs en un même lieu et en même temps. Plus tard, Thésée a un fils, Hippolyte, qu'effraye l'amour de Phèdre, du vivant de son père, car ce serait, s'il y succombait, la rencontre dans une même matrice de deux hommes consanguins, un père et son fils.

Un autre exemple d'inceste du deuxième type se trouve dans Les Métamorphoses d'Ovide, au livre 6. Nous le citons ici, bien qu'il s'agisse d'un auteur latin, parce qu'il traite de la mythologie grecque et de la pensée grecque. Il s'agit des rapports entre Proknè et Philomèle, qui sont sœurs, et Térée. La belle-sœur, séduite par son beau-frère, s'écrie (533-544): "O Barbare! Quel n'est pas ton forfait! Ο cruel! Rien n'a donc pu te toucher, ni les ordres de mon père, ni les larmes que lui arrachait sa tendresse, ni le souvenir de ma sœur, ni ma virginité, ni les lois du mariage? Tu as tout profané; nous sommes devenus, moi la rivale de ma sœur; toi, l'époux de deux femmes; il faudra que je sois châtiée comme une ennemie". Elle se sent donc aussi coupable puisqu'à cause de lui elle a commis un inceste avec sa sœur. Elle en est devenue la "rivale", et lui l'époux de deux sœurs. Nous voyons introduite ici une barrière supplémentaire ou plutôt, décalée la frontière de l'union avec deux sœurs: possible après veuvage en Assyrie, possible en deux lieux distincts et distants chez les Hittites, interdite au moins avant la mort de l'une d'elles chez les Grecs14.

Andocide, dans Sur les mystères (124), dit d'un personnage, Kallias: "II épousa la fille d'Ischomachos; après avoir vécu avec elle moins d'un an, il prit la mère de sa femme", - il ne s'agit plus des deux sœurs, mais d'une fille et de sa mère - "et cet homme, le dernier des misérables, vécut avec la mère et la fille, lui, prêtre d'une Mère et d'une Fille divines: il les avait ensemble dans sa maison!". Et en 125: "S'il n'eut à l'égard des deux déesses ni respect ni crainte, la fille d'Ischomachos jugea qu'il valait mieux mourir que de vivre pareille honte". Deux accusations pèsent ainsi sur lui, d'être prêtre à la fois de deux divinités, mère et fille, qu'il se devait de ne pas outrager, et d'entretenir chez lui des rapports sexuels avec son épouse et la mère de celle-ci, ce qui est un outrage pour les déesses, en plus d'un inceste mère/fille. La fille d'Ischomachos voulut donc mourir: "Elle essayait de se pendre quant on intervint; rappelée à la vie, elle s'enfuit de la maison: la mère avait chassé la fille. Quand il eut assez de celle-là aussi, Kallias la

14. G. Mihailov, "La légende de Térée", Annuaire de l'Université de Sofia, L. 2, 1955, pp. 77-208.

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renvoya. Elle se disait grosse de lui; mais quand elle eut accouché d'un fils, Kallias nia que l'enfant fut de lui".

C'est bien "le dernier des misérables" puisqu'il assurait le culte de deux déesses, mère et fille, et qu'après avoir pris femme, il en séduisit la mère, ce qui poussa son épouse à fuir après avoir tenté de se suicider, le suicide mettant fin au contact impossible des chairs identiques; et lorsque la mère fut enceinte de lui, hors mariage, il refusa de reconnaître sa paternité. "Or quelques temps après, Citoyens, il se reprend d'amour pour cette vieille, la plus impudente des femmes" - elle est en rapport incestueux avec sa fille - "et la ramène chez lui, et ce fils déjà grand, il le présente aux Kéryces en déclarant qu'il est de lui" (127). "Et bien, Citoyens, cherchez si jamais en Grèce on vit pareille turpitude: un homme épousant une femme, puis la mère, et les ayant toutes les deux à la fois" - en un même lieu et en même temps - "la fille est chassée par la mère. Et quand il vit avec celle-ci, il prétend épouser la fille d'Épilycos afin que l'aïeule soit chassée par la petite- fille" (128). On peut en déduire qu'Épilycos est un frère de sa première épouse et donc que Kallias, non content des infamies et turpitudes déjà commises, désire en plus, dans un âge sans doute avancé, épouser la fille de celui-ci, la nièce de sa première épouse et la petite fille de la seconde.

"Et son fils, quel nom lui donner? Personne, je crois, n'a l'esprit assez subtil pour le trouver. Car voici trois femmes avec lesquelles aura vécu son père: il est le fils de l'une, à ce qu'il dit, frère de l'autre et oncle de la troisième" (129). "Que peut-il donc bien être? Œdipe ou Égisthe? Ou comment, enfin, le nommer?" L'énoncé même de la question est intéressant. CEdipe ou Égisthe? On pourrait dire qu'ils sont tous deux les figures emblématiques mais à des titres différents, de deux incestes symétriques, fils/mère dans un cas, père/fille dans l'autre. Égisthe est né de l'union incestueuse entre Thyeste (dont on a vu chez Platon qu'il s'était déjà rendu coupable d'un inceste du deuxième type) et Pélopia, sa fille, qui devint ensuite l'épouse de son frère Atrée, mais il n'a pas, comme Œdipe, tué son père et épousé sa mère. Si le texte rapproche Égisthe et CEdipe, par prétention simplement, sans qu'il soit nécessaire d'expliciter le rapprochement, pour mieux comprendre le statut du fils de Kallias, c'est par élision et omission de points essentiels de l'histoire. Égisthe est effectivement comparable à Œdipe, non parce qu'il est le fruit d'un inceste consanguin (c'est la première partie de son histoire), mais parce qu'il est aussi l'amant, puis le mari, de Clytemnestre, l'épouse de son frère utérin Agamemnon, et enfin le meurtrier de ce même frère. C'est par cet inceste du deuxième type, suivi d'un meurtre, qu'il est comparable à Œdipe dans la deuxième partie de son histoire. Si Œdipe représente bien l'acteur

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prototype malheureux de l'inceste du premier type, Égisthe, qui est bien sûr le fruit d'un inceste symétrique père/fille, est essentiellement acteur, tout à fait conscient, comme Kallias, d'un inceste du deuxième type. La question posée - Œdipe ou Égisthe? - me paraît souligner la différence entre les deux types d'inceste, non nommés, par une sorte de télescopage obligé de tous les éléments sous-jacents de la comparaison:

• inceste du premier type, fils/mère, commis à son insu par Œdipe; • inceste du premier type, père/fille, commis sciemment par Thyesthe et

dont Égisthe est le fruit; • inceste du deuxième type beau-frère/belle-sœur, dont Égisthe est l'acteur

conscient; • meurtre du père commis à son insu par Œdipe; • meurtre du frère utérin commis sciemment par Égisthe; Bien qu'ils soient peu nombreux, les textes grecs qui parlent explicit

ement de cet inceste particulier que j'appelle du deuxième type sont toutefois fort éloquents. Le monde grec, tel que nous le voyons à travers les grands textes classiques de la tragédie et de l'épopée, est plein d'histoires tragiques d'amours incestueux, de meurtres, de vengeances et de châtiments. L'inceste du premier type est certes un thème qui hante les lieux, mais, si l'on y cherche bien, on voit par les quelques exemples glanés ici ou là dans la littérature (les Danaïdes, Proknè et Philomèle, Kallias), que sans être exploitée ni explicitée, l'idée d'inceste du deuxième type, du partage en commun d'un même partenaire sexuel par deux consanguins de même sexe, ou dans le cas des Danaïdes du partage par un multiple du même (quarante clones en quelque sorte de chaque côté) est bien présente dans la pensée grecque. Et je ne doute pas que les hellénistes puissent en trouver d'autres cas.

Bien sûr, l'interdiction n'est pas inscrite dans les lois et cet inceste particulier est à peine formulé ("L'oiseau reste-t-il pur qui mange chair d'oiseau?") s'il est bien enraciné dans l'esprit des hommes, dans leur imaginaire. Quelque chose est saisi d'emblée, au cœur de la métaphore prononcée ou du rappel d'histoires connues, par la simple évocation de noms.

Ainsi les Grecs, peut-être tardifs, n'échappent pas à la grille d'analyse générale de l'inceste. Le fait que les derniers auteurs cités soient tardifs n'est pas une objection dans la mesure où d'autres le sont aussi qui traitent de l'inceste du premier type. Dans le cas d'Andocide, d'Ovide, d'Antoninus Liberalis, peut-on dire qu'il s'agit de création ex nihilo, ou d'emprunt par diffusion auprès de sources étrangères? Je ne peux répondre à cette question. Mais il me semble quant à moi que si Andocide peut élaborer une telle histoire, c'est qu'elle était déjà présente, si l'on peut dire, sur les lieux.

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Depuis combien de temps? L'horreur aussi suscite le non-dit, l'exclusion des mémoires ou tout au

moins des textes (voyez la façon ampoulée de parler du texte platonicien des Lois), jusqu'à ce que vienne, s'il vient, le temps de libération de la parole. A mes yeux s'impose l'image d'une Grèce archaïque ou classique qui se refuse à traiter ouvertement, explicitement de certaines choses qui sont importantes dans la vie, non du citoyen athénien, mais de l'individu athénien, qui sont caractéristiques non de l'institution mais du comportement. Sera-t-il possible un jour de réduire cette profonde occultation, soit à travers de nouvelles lectures de textes revisités, comme j'ai tenté de le faire, soit à travers de nouvelles découvertes majeures de textes ou d'inscriptions? Mais si l'on accepte l'idée qu'il existe toujours du non-dit, de l'implicite, il nous manquerait vraisemblablement toujours l'explication nette et précise de ce qui est sous-entendu dans l'inceste du deuxième type: le rapprochement impossible de substances corporelles identiques à travers un même truchement sexuel. L'avantage de l'anthropologie, c'est que les informateurs parlent, et que l'on découvre bien des choses dès qu'on prend au sérieux et au pied de la lettre ce qu'ils disent. Mais peut-être y a-t-il encore bien des détails pertinents jusqu'ici occultés à prendre au sérieux dans la masse des écrits grecs?

(Collège de France, Paris) Françoise HÉRITIER-AUGÉ