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EHESS G. Simmel: religion, sociologie et sociologie de la religion Author(s): Patrick Watier Source: Archives de sciences sociales des religions, 41e Année, No. 93 (Jan. - Mar., 1996), pp. 23-50 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30118648 . Accessed: 16/06/2014 13:06 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.143 on Mon, 16 Jun 2014 13:06:39 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

G. Simmel: religion, sociologie et sociologie de la religion

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G. Simmel: religion, sociologie et sociologie de la religionAuthor(s): Patrick WatierSource: Archives de sciences sociales des religions, 41e Année, No. 93 (Jan. - Mar., 1996), pp.23-50Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30118648 .

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Arch. de Sc. soc. des Rel., 1996, 93 (janvier-mars) 23-50 Patrick WATIER

G. SIMMEL: RELIGION, SOCIOLOGIE ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

Parmi les fondateurs de la discipline, G. Simmel a toujours occup6 une place particulibre: l'expression d'outsider, d'6tranger dans le monde acad6- mique, utilisde par L. Coser pour d6crire sa position, parait appropri6e, si l'on tient compte de l'insertion proprement acad6mique, mais ne rend pas compte de l'6minence de la position de Simmel dans le domaine intellectuel, ni de sa participation a des entreprises d'institutionnalisation de la recherche sociologique. II occupe une position ambigue, A la fois marginale du point de vue de la reconnaissance acad6mique, et centrale dans le monde intellectuel. De nombreux facteurs, dont certains tenant h sa production apparemment trbs diversifi6e, qui va de l'6pist6mologie de l'histoire A l'esth6tique, en passant par la psychologie et la sociologie, ont sans doute contribu6 t cet 6tat de chose et a la rdception de son oeuvre.

Il a 6crit une Sociologie de plus de 700 pages, mais n'a jamais consid6r6 sur le modble comtien qu'elle serait la reine des sciences, ni qu'elle seule serait susceptible de couronner l'6difice scientifique. Paradoxalement, ce qui l'a en partie exclu d'une certaine reconnaissance acad6mique, ses va-et-vient entre sociologie et philosophie, en passant par l'esth6tique et les problbmes de la connaissance historique, lui assure une place centrale dans l'histoire des id6es du d6but de ce sibcle.

Parmi ces int6rits, A l'instar d'autres fondateurs, la religion ne pouvait 6chapper a une tentative d'6claircissement, mais, comme je compte le montrer, la religion y sera analys6e a l'aide de concepts qui relbvent de sa conception des mises en forme plurielles du r6el d'une part, et secondairement d'une analyse de sociologie pure. Comprendre l'approche de Simmel conduit dans un premier temps h pr6ciser ce qu'il entend par sociologie pure ou encore sociologie formelle et dans un second temps a en voir la mise en oeuvre dans son texte sur la religion, dont il faudra aussi se souvenir que le titre n'est pas sociologie de la religion, mais Die Religion.

Un premier obstacle pour isoler la sociologie pure provient du fait que l'6ventail des themes qu'il traite ne couvre pas le seul domaine sociologique; il inclut des discussions 6rudites sur les valeurs, l'argent, la culture, I'individu, la personnalit6 artistique, la mode; il questionne les transformations de la grande ville et ses implications sur la vie des individus, explore les nouvelles

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relations entre les sexes li6es aux formes d'association moderne. Simmel, i

travers ses coups de sonde, traite de questions sociales et tente de saisir un air du temps. Sensible g la question des femmes et au mouvement des femmes, il s'interroge sur la possibilit6 d'une culture f6minine sp6cifique, sur le f6- minin comme base d'une unit6 sociale, d'une forme de socialisation sp6cifi- que. Observant la mise en place et l'instauration d'une calculabilit6 et d'une intellectualisation du monde, il le met en rapport avec le style de vie de l'homme moderne, se demandant quelles nouvelles relations pourraient s'6ta- blir entre culture objective et culture subjective. II faut aussi souligner que de 1890 t 1918, il essaie de voir tant les possibilit6s de lib6ration et d'6- mancipation individuelles que les nouvelles limitations au d6veloppement de l'individualit6 mises en place par le monde moderne, et ce en relation avec la part grandissante qu'y prend la technique.

Ces diff6rentes 6tudes se comprennent i condition d'accorder & Simmel que le monde social et la r6alit6 peuvent 8tre envisag6s selon diff6rents angles d'attaque, que des mises en formes distinctes peuvent leur &tre appliqu6es, comme le soulignera la Philosophie de l'argent qui d6veloppe des consid6- rations 6pist6mologiques fondamentales. Le caractbre essayiste et l'aspect fragmentaire de certains de ses travaux, ses affirmations toujours nuanc6es et hypoth6tiques, ses conceptions relativistes, son int6r&t pour des ph6nombnes apparemment anodins, s'expliquent ais6ment pour autant que l'on conserve t

l'esprit cette id6e centrale des mises en forme plurielles. Une mise en forme historico-sociale par exemple conduit i d6gager l'6-

mergence d'une forme pure, l'argent, dont Simmel envisage les cons6quences sur la vie et le style de vie modernes. L'argent est alors condition de la trans- formation de formes d'association, mais, vu sous un autre angle, ce sont les transformations de ces formes sociales qui autorisent le d6veloppement d'une 6conomie mon6taire. Les 6v6nements sont analys6s selon un enchainement de raisons plausibles voire hypoth6tiques, et il est concevable que de nombreux sociologues aient pu &tre d6boussol6s par de tels arts de faire. La pr6sence de centres d'int6r~ts varids, ajout6e a la conception des mises en formes plurielles du donn6, peut d6router et sans doute a d6rout6 certains lecteurs, en particulier ceux dont les conceptions 6pist6mologiques tiennent le r6alisme pour une n6- cessit6 de la connaissance. Parmi ces mises en forme Simmel attribuera une place importante h l'art et i la religion comme nous le verrons dans la suite.

Je voudrais d'abord faire litibre d'une accusation souvent formul6e, celle d'une sp6culation d6brid6e. Cette accusation a surtout 6t6 le fait des socio- logues, et il faudra bien du courage i C61estin Bougl6 pour terminer son compte rendu de la Soziologie pour L'Annde sociologique par ces mots: ces remarques, ces annotations non prouv6es ont aussi leur place dans le domaine sociologique au sens largeO>>. Mais ce faisant, Bougl6 dans son plaidoyer ne se plagait-il pas sur le terrain des adversaires de Simmel, leur abandonnant par trop le domaine de la preuve dont la perspective simmelienne ne se sou- cierait point ? Le domaine de la sociologie au sens large n'est-il pas celui de la philosophie sociale qui n'a pas bonne presse dans l'6cole de Durkheim? N'est ce pas passer t c8t6 de l'ambition de Simmel qui vise la constitution d'une sociologie pure, qu'il s6pare clairement du domaine plus sp6culatif des questions philosophico-sociales ? En voulant reconnaitre une place i la socio- logie de Simmel, il me semble que Bougl6 la cantonne g un niveau qui, pour Simmel, ne relive pas de la sociologie formelle qu'il entend fonder.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

LE REGARD SOCIOLOGIQUE

Depuis ses premiers travaux Simmel tente d'6tablir un nouveau domaine d'analyse qui d6pend d'un point de vue, d'un regard sur les faits. S'il est possible d'isoler un tel niveau, la sociologie reposera sur l'analyse des formes de socialisation selon un certain regard (lettre du 22/11/1896 de Simmel t

Bougl6, oii il parle de l'acquisition du regard sociologique); sur une abstrac- tion particulibre de la r6alit6 sociale, qui consiste t s6parer la forme de la socialisation de son contenu, et t envisager la soci6t6 selon une certaine dis- tance, laquelle permet d'enregistrer l'association et l'action r6ciproque comme les constituants fondamentaux de ce qui dans la soci6t6 n'est que soci6t6.

Ces trois termes, regard sociologique, abstraction, distance variable, in- diquent une activit6 de configuration ou de mise en forme de la r6alit6 sociale; activit6 constituante de l'objet qui n'est pas d6jg donn6. Pour se construire comme science de la r6alit6 sociale, la sociologie doit r6voquer tout r6alisme. Pour d6velopper ce point, Simmel peut recourir aux d6monstrations 6tablies t propos de la constitution de la connaissance historique. En effet, Les Pro-

blames de la Philosophie de l'Histoire avaient abord6 cette m~me question du r6alisme dans le premier chapitre qui traite des <<conditions intrinsbques de la recherche en histoire>>. Simmel y affirme <que toute connaissance est la traduction des donn6es imm6diates de l'exp6rience en une langue nouvelle, langue qui a ses formes propres, ses cat6gories, et ses rigles (1)>>. Le problbme de la sociologie est pr6cis6ment de constituer une langue, des cat6gories t travers lesquelles la r6alit6, les faits mais aussi l'exp6rience sociale acquibrent le statut de connaissance. En ce sens, la connaissance est toujours une construction seconde, elle n'est pas une copie ou un d6calque du r6el, ce que le r6alisme a, A tort, pr6tendu qu'elle 6tait. La sociologie doit alors se forger les instruments a priori qui permettent t tout domaine de connaissance d'or- ganiser les faits puisqu'il est clair < (...) qu'en dernier ressort, le contenu d'au- cune science ne repose sur de simples faits, objectifs, mais comporte toujours une interpr6tation (Deutung) et un modelage (Formung) de ceux-ci selon des cat6gories et des rbgles, qui pour la science concernde sont des a priori (...) (2)>>.

(1) G. SIMMEL, Les Problhmes de la philosophie de l'histoire, (1907), Paris, PUF, 1984, 99, 100. Simmel impute au r6alisme artistique le meme type d'erreur lorsqu'il croit comme le r6alisme scientifique <<pouvoir se passer d'un a priori, d'une forme qui, ayant sa source dans les dispositions et les besoins de notre nature, apporte i la r6alit6 sensible un habillage ou un changement. Ce modelage que la r6alit6 subit sur le chemin qui mbne i notre conscience est sans doute une barribre entre nous et son &tre imm6diat, mais en meme temps la condition qui la rend repr6sentable et pr6sentable >. Philosophie de l'argent, Paris, PUF, 1987, p. 608. Les comparaisons fr6quentes que Simmel 6tablit entre la perspective esth6tique et la connaissance scientifique s'6clairent si l'on comprend la n6cessit6 de l'a priori et de la forme pour tous les rapports que nous pouvons 6tablir avec la r6alit6. Sur ce point cf. Julien FREUND, << La Thdorie de la forme de Simmel 6clair6e par ses conceptions esth6tiques >, Socidtis no 11 1986, 8-10.

(2) G. Simmel OUber sociale Differenzierung >>, Gesamtausgabe, 2, Suhrkamp, Frank- furt/Main, 1989, p. 117.

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FORME ET CONTENU

C'est en s'appuyant sur les acquis sociologiques ant6rieurs et les r6sultats des 6tudes 6pist6mologiques effectu6es i propos de la connaissance historique, sans oublier la thdorie de la connaissance relativiste d6velopp6e dans Philo- sophie de l'argent, que Simmel reprend dans la <<grande sociologie>> l'inter- rogation sur la sociologie et son domaine. Le proc6d6 d'abstraction que la sociologie pure appliquera pour isoler ce qui dans la soci6t6 n'est que soci6t6, consistera t isoler la forme du contenu de la socialisation; une socialisation est la configuration dans laquelle plusieurs individus entrent en action r6ci- proque et l'action r6ciproque ne peut provenir que de la mise en oeuvre de pulsions ou de la vis6e de certains buts. Le niveau social que Simmel cherche t rendre intelligible est n6cessairement le r6sultat d'interactions entre indivi- dus, mais il d6veloppe des cons6quences sp6cifiques dont l'6tude n'a pas en- core 6t6 entreprise. Un tel projet rend n6cessaire la distinction des pulsions, int6rats, tendances, buts port6s par les individus, et qui sont les contenus ou la matibre de la socialisation, de la forme, dans laquelle les individus, pour mettre en oeuvre ces contenus, vont se socialiser. Simmel souligne en de mul- tiples endroits le caractbre heuristique de la distinction forme/contenus, elle appartient A cet ensemble de cat6gories dont se sert l'intellect humain pour organiser le donnd. OComme les formes sociologiques se d6ploient i partir d'un nombre illimit6 de contenus, de m~me ces formes, en tant que telles, sont des d6veloppements de fonctions fondamentales psychiques plus g6n6- rales et plus profond6ment situdes. Partout forme et contenu ne sont que des concepts relatifs, des cat6gories de la connaissance pour venir t bout des ph6nomi~nes et les organiser intellectuellement, de sorte que la m~me chose qui dans n'importe quelle relation, pour ainsi dire vue d'en haut, apparait comme forme, dans une autre relation, vue d'en bas, doit &tre d6crite comme contenu (3) >>.

Des contenus, des motifs, tels la faim, l'amour, le travail, la religiosit6, ne sont pas en eux-m~mes sociaux, ils ne le sont qu'en un sens trbs g6n6ral puisqu'existant dans la soci6t6, 6tant m~me des conditions de socialisation, et ils ne deviennent vraiment sociaux qu'i travers des formes d'action r6ci- proque, dans lesquelles les individus vont se lier et s'influencer les uns les autres. I1 y a un palier constitu6 de dispositions, lesquelles ont une plasticit6 qui leur permet d'entrer dans des formes diff6rentes de socialisation. La pi6t6 est une de ces dispositions, pr6sente dans les relations familiales, les relations d'un individu h un groupe ou i sa patrie. Ces dispositions, dans le systitme de Simmel, sont aussi caract6ris6es par le fait qu'il existe des formes de re- lation oji elles atteignent en quelque sorte leur ent6l16chie, la sociabilit6 pr6- sente dans de nombreuses relations l'atteindra dans la pure socialit6, de m~me que la pi6t6 atteindra la sienne dans le fait d'etre form6e religieusement. La sociologie du repas montre comment une telle socialisation suppose que le contenu, la faim qu'il faut satisfaire, devienne en quelque sorte secondaire, passe A l'arribre plan, par rapport aux liens qui se tissent r6ciproquement entre

(3) G. SIMMEL, OSoziologie, Untersuchungen iiber die Formen der Vergessllschaftung >, in Gesamtausgabe 11, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1992, p. 436.

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convives ou i l'int6rieur de la famille. La faim est mise en forme dans la configuration du repas, les orientations des uns envers les autres ordonn6es d'une certaine manibre, les individus sont alors li6s les uns aux autres par cette forme, et la forme, comme mode d'orientation r6ciproque actuellement privil6gid, sert de guide pour les actions mutuelles qui se d6roulent en son sein. La socialisation au sens le plus large, quels que soient les contenus en cause, correspond i une forme <<qui se r6alise d'innombrables manibres dif- f6rentes et dans laquelle les individus i cause de leurs int6r~ts, - sensuels ou id6aux, momentands ou durables, conscients ou inconscients, pouss6s causa- lement ou tir6s tdtdologiquement - deviennent une unit6 t l'int6rieur de la- quelle ces intdr&ts se rdalisent (4)>>.

La pertinence d'une telle distinction analytique, du contenu et de la forme, qui sont bien entendu non s6par6s dans la r6alit6 sociale, se trouvera fond6e s'il est possible de montrer que des contenus diff6rents peuvent 8tre socialis6s par et dans une m~me forme; et que le m~me contenu peut lui aussi donner lieu t des formes de socialisation tris diff6rentes. L'amour ou l'int6ret 6co- nomique illustrent, entre autres, cette d6finition, ces contenus donnant lieu i

diverses formes d'action r6ciproque, les modes de relations commerciales ou la famille; mais ils sont 6galement, comme dchange, susceptibles de relever d'une grande forme g6n6rale, alors que des relations formelles telles que l'i- mitation ou la concurrence peuvent socialiser des individus aux buts et int6r~ts aussi diff6rents que ceux qui caract6risent des partis politiques ou des commu- naut6s religieuses. La religiosit6 comme contenu peut donner lieu t des formes de socialisation non religieuses, de m~me qu'elle peut, lorsqu'elle est mise en forme de manibre pure, s'exprimer en religion.

C'est i travers leur action r6ciproque que les individus crdent une unitd, une soci6t6, ou encore une socialisation. Simmel indique qu'il serait dbs lors plus approprid de parler du processus de socialisation, << des formes pures de la socialisation>>, que de la soci6t6. II faut tout de suite remarquer que les socialisations peuvent avoir des degr6s diff6rents d'intensit6 selon le mode et l'intimit6 de l'action r6ciproque; la soci6t6 en tant que telle n'est pas un donn6, il n'y a pas de socidtd en soi qui prdexisterait i toutes les formes de relations r6ciproques, ce sont ces dernibres dans leur multiplicit6 qui produi- sent ce que par commodit6 de langage nous synth6tisons sous le singulier de soci6td. La soci6t6 nait des interactions qui n'en sont ni la cause ni la cons6- quence, mais d6j~ elle-m~me imm6diatement. Simmel est souvent revenu sur le caractbre non substantiel de la soci6td, et sur le fait qu'il faut la consid6rer comme un devenir (Geschehen). Ce qu'il nomme le regard sociologique l'a- mbne i mettre l'accent sur le fait que la socialisation se tisse, se d6fait, et se retisse A nouveau entre les individus, et sur I'existence de <<microscopiques processus moldculaires >> qui lient les hommes les uns aux autres. Les sciences de la soci6t6 n'ont jusque 1i concentr6, selon lui, leur attention que sur les socialisations massives, cristallis6es dans de grandes formes sociales telles l'Etat, les classes sociales, les 6glises, etc.

Or, il faut, 6galement, accorder une grande attention aux formes micro- scopiques, car elles assurent l'l61asticit6 et la viscosit6 de la soci6t6; de plus, i travers tous ces processus, un repas pris en commun, une promenade, la

(4) G. SIMMEL, Soziologie, op., cit., p. 7.

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soci6t6 devient de plus en plus <<soci6t6 >>, et l'8tre social s'en trouve de la sorte fortifi6. Un durkheimien dirait que le nombre et l'intensit6 des relations contribuent t la densit6 morale de la soci6t6, Simmel y rajoutant clairement une possibilit6 d'6panouissement personnel et individuel. Plus les liaisons sont nombreuses, plus un individu diff6renci6 psychiquement peut ainsi r6aliser les multiples virtualit6s inscrites dans une personnalit6 & multiples facettes. En effet, l'entrecroisement des cercles sociaux qui est un module de diff6- renciation sociale, conduit g la description d'une soci6t6 au sens large du terme qui se caract6rise par des appartenances i des groupes qui d6pendent de moins en moins d'une appartenance englobant toutes les autres.

La sociologie sera done pour Simmel l'6tude des formes d'actions r6ci- proques socialisantes; et celles qui sont pr6sentes dans Soziologie sont t

comprendre comme des exemples de la m6thode et des fragments de l'objet sociologique: la domination, le conflit, le secret et la soci6t6 secrete, la so- ciabilit6, la coquetterie, la mode, entre autres, lui permettront d'illustrer la pertinence de sa d6finition.

Seule la possibilit6 d'une telle abstraction entre forme et contenu, abs- traction qui permet d'isoler les socialisations en acte, fonde la sociologie pure et la distingue des autres sciences de la soci6t6 <<... ce n'est pas son objet, mais sa manibre de voir les choses, I'abstraction particulibre qu'elle r6a- lise... (5)>> La soci6t6 n'est pas l'objet de la sociologie, parce que cette der- nibre ne peut purement et simplement analyser des ph6nombnes g6n6raux qui ont la soci6t6 pour cadre, pas plus que l'historien ne d6crit simplement le pass6, mais, selon des int6r~ts de connaissance et des a priori, le met en forme. La sociologie 6tudie done <<les forces, les relations et les formes par lesquelles les hommes se socialisent>>; elle 6tudie les formes abstraites <<qui n'ont pas la socialisation pour effet mais qui sont la socialisation (6)>>. Les formes de socialisation sont la soci6t6 en acte, et l'on peut alors 6tudier les divers degr6s selon lesquels les hommes r6alisent des unit6s sociales, comment t travers de multiples associations qui le forment socialement un <<mme

groupe devient plus < soci6t6 qu'il ne l'6tait auparavant (7) >>.

Ainsi, par exemple, i travers l'interaction socialisante du conflit avec un autre groupe, un groupe renforce son &tre soci6t6, lequel peut aussi &tre accru par la forme de socialisation secrete, comme il peut encore l'&tre par la mode ou par la prise en commun d'un repas. Si la soci6t6 secrete est une forme de socialisation, c'est dans la mesure o-i Ole secret d6termine d6sormais les relations r6ciproques de ceux qui le d6tiennent tous ensemble (8)O>>. Partager un secret conduit a des relations sp6cifiques vis-a-vis des groupes environ- nants, des relations de protection par exemple; ce partage colore les relations a l'int6rieur du groupe.

Ces exemples illustrent le caractbre graduel attribu6 par Simmel aux so- cialisations, autrement dit, les socialisations lient plus ou moins leurs mem-

(5) G. SIMMEL, id., p. 10. (6) G. SIMMEL, id., p. 10. (7) G. SIMMEL, id., p. 11. Cet aspect de la socialisation, celui des groupements, des ras-

semblements a 6t6 particulibrement soulign6 par M. MAFFESOLI. Cf. notamment La Forme fait corps >>, in, Au creux des apparences, Paris, Plon, 1990.

(8) G. SIMMEL, Secret et socidtd secrete, Strasbourg, Circ6, 1991, p. 63.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

bres, assurent des degr6s divers de coh6sion entre les individus, mais ces formes sont aussi plus ou moins conscientes. Le contenu d'une activit6 de socialisation peut devenir tellement pr6gnant dans la conscience des membres d'un groupe, que les individus en arrivent t oublier le caractbre et le fait formel de la socialisation. A en croire Simmel, le contenu de l'activit6 t la- quelle se consacrent les membres d'un groupe ferait fr6quemment oublier la socialisation dans laquelle il se ddroule et ce serait une caract6ristique tris g6ndrale; par contre tout groupe qui se constitue a l'int6rieur d'un cercle plus vaste et ce d'autant plus qu'il a une frontibre claire et nette, le partage d'un secret ou d'une croyance, concr6tise une telle frontibre et accentue la conscience qu'ont les membres de former une soci6t6. La socialisation se r6a- lise alors le plus souvent grace A des processus qui relbveraient plus d'un savoir implicite, et l'attention port6e a la fin de l'activit6 masquerait en quel- que sorte la socialisation qui lui sert de fondement. Les formes de socialisation pourront done etre distingu6es selon le degr6 de conscience du lien formel qui unit les participants, et plus ce degr6 sera l61ev6, plus l'accent mis sur le lien r6ciproque sera valoris6 par rapport au pur contenu, c'est-a-dire i la ma- tibre de l'association. Les formes de socialisation s'appuient sur des contenus qui ne sont pas sociaux, ils font partie de la constitution psycho-physique des &tres humains, elles supposent la possibilit6 de relations psychiques qui en permettant aux hommes d'agir ensemble ou les uns contre les autres, forment ce faisant des associations, des unions, des soci6t6s.

La sociologie, couramment, imagine et congoit la soci6t6 comme pr6exis- tante aux interactions qui ne pourraient se d6rouler qu'a l'int6rieur d'un tel cadre, et en effet i premiere vue chaque forme de socialisation prend place dans un ensemble d6j 1h, appel6 soci6t6. Mais il s'agit d'une erreur de pers- pective. Lorsque nous observons une forme particulibre, nous pouvons bien avoir l'impression qu'elle se d6gage d'un ensemble et que sa disparition n'en- tamerait en rien ce dernier, mais si nous imaginons la disparition de toutes les formes, il apparaft alors que ce que nous nommons soci6t6 n'est que la somme de toutes ces socialisations qui agissent constamment et que leur dis- parition signerait celle de la socidt6. La critique de Simmel porte sur la conception substantielle de la socidt6, car il n'y a pas quelque chose comme une soci6t6 en soi, c'est-h-dire qu'il n'y a pas de soci6t6 dans le sens oi elle serait la condition sous laquelle ces ph6nomhnes particuliers se lieraient entre eux, car il n'y a pas d'action r6ciproque en soi, mais seulement des formes sp6cifiques d'interaction. Et c'est avec leur 6mergence que la soci6td naft, elle aussi, car elles ne sont ni la cause ni la cons6quence de celle-ci, mais d6ja elle-m~me imm6diatement (9) . L'6tude de la soci6t6 ne se r6sume done pas t l'analyse des grandes institutions pr6sentes A l'int6rieur de l'Etat-nation. II faut A l'int6rieur de ces grandes formes saisir les liens et les actions r6ci- proques qui les constituent, ainsi que toutes les formes minimes de liaison et d'action r6ciproque par lesquelles les individus se socialisent.

Bougl6, dans sa recension de Soziologie, avait bien vu que la sociologie, pour Simmel, <<comprendra autre chose (...) que des habitudes collectives. Elle a quelque chose A 6tudier partout oii des rapports quelconques s'6tablis- sent entre les hommes, partout oii une action r6ciproque va de l'un i l'autre.

(9) G. SIMMEL, Soziologie, op. cit., p. 11.

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En somme, l'analyse des <<interactions >>, ce serait, pour M. S. comme pour Tarde (on sait d'ailleurs combien il y a d'analogies entre les <manibres> de ces deux penseurs) l'essentiel de la sociologie. Sans aucun doute elle doit s'occuper des grandes institutions - Eglises, pouvoirs politiques, organisations commerciales -, qui dominent les individus et, une fois constitu6es, paraissent vivre d'une vie i part. Mais plus f6conde encore est l'6tude de ce que M. S. appelle l'association << l'6tat naissant >>, B savoir les relations entre individus, les relations qu'ils exercent les uns sur les autres (...) > (10). Les formes four- nissent des schemes d'orientation r6ciproque, des typifications de la situation et des autres participants i l'activit6 r6ciproque, et elles supposent la mise en oeuvre de certaines dispositions, qui vont de dispositions aimables a la m6fiance ou a la d6fiance, voire a l'antagonisme. A l'int6rieur des formes de socialisation des conduites typiques se d6roulent et l'on peut consid6rer toute forme comme un cadre qui module la situation pour les interactants.

La particularit6 du texte sur la religion tient au fait que Simmel y 6tudie la religion en tant que mise en forme du donn6 ayant ses propres rbgles d'61a- boration et qu'en m~me temps il 6claire le ph6nomine religion grace au regard sociologique, d6fini pr6c6demment.

RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

Les lecteurs d'Archives de Sciences Sociales des Religions ont b6ndfici6 d'une traduction par Jean S6guy du texte sur la religion de Simmel avant que ce dernier n'occupe la place qui est la sienne aujourd'hui dans la tradition sociologique. Jean S6guy a eu le grand m6rite de traduire ce texte a un moment oit les 6tudes simmeliennes, loin d'etre aussi d6velopp6es qu'aujourd'hui, avaient laiss6 dans l'ombre l'importance et la continuit6 de la production so- ciologique de Simmel. Le parcours de Simmel et ses relations avec Weber, de m~me qu'avec Husserl ou Rickert, n'apparaissaient pas aussi clairement qu'a pr6sent. La trajectoire intellectuelle et l'ensemble de l'oeuvre de Simmel 6tant mieux connus de nos jours, je suis conduit, avant de pr6senter l'approche de la religion et de la religiosit6, a nuancer certaines hypotheses et affirmations de Jean S6guy dans le texte de pr6sentation de la sociologie des religions de Simmel qui en accompagnait la traduction. Il me semble trts r6ducteur de mettre sur le compte de difficult6s de travail de jeunesse, ce qui, soit dit en passant, nous mhne jusqu'en 1914, ce que Jean S6guy nomme les d6fauts de style et du systhme de Simmel. Simmel ne r6duit pas le social a l'interper- sonnel, il propose de construire une sociologie pure a partir de ce qui, dans la soci6t6, ne serait que soci6t6. Quant aux formes, si elles mettent en pr6sence les individus, elles ne se r6sument pas a de simples relations interpersonnelles. On peut 6galement se demander pourquoi Die Religion est traduit par OPro- blames de la sociologie des religions >>; il existe bien un texte qui s'appelle <<Pour une sociologie de la religion >>, mais ici le titre est tout simplement

(10) C61estin BOUGLE, L'Annde Sociologique, 1906-1909, p. 18.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

La Religion, et il rend compte de la tentative de Simmel de consid6rer la religion comme une grande cat6gorie qui forme l'expdrience humaine, et la religiosit6 comme une fonction humaine. Qu'elle soit critiquable ou vou6e a l'6chec est une autre question.

Il est maintenant bien 6tabli que Simmel, s'il a en effet connu Dilthey i

Berlin, a 6t6 son colligue, pour autant qu'un Privat Dozent de l'6poque puisse 8tre le colligue, au sens plein du terme, d'un Ordinarius; il n'a pas 6t6 son 61~ve et leurs relations ne semblent pas avoir 6t6 des plus suivies. Certes tous deux s'int6ressent i peu pros a la m~me 6poque i la psychologie et a son r61e dans le cadre des sciences humaines, Dilthey proposant une psychologie descriptive qui permettrait de d6passer l'Einfiihlung si caract6ristique de ses premiers travaux et Simmel une psychologie conventionnelle, c'est-a-dire une psychologie qui se contente de reconstruire des motivations typiques et plau- sibles des acteurs historiques. Ils ont tous les deux 6volu6 vers une herm6- neutique culturelle, une interpr6tation des ensembles objectifs ou des faits de culture qui recourt moins i des pr6suppos6s psychologiques et se concentre sur l'analyse des <<ensembles interactifs>> pour Dilthey, des oeuvres et des formes sociales pour Simmel. Une possible influence n'est bien entendu pas t rejeter, puisque Dilthey insiste, dans son Introduction aux Sciences de l'Es-

prit, sur l'individu comme 616ment de l'action r6ciproque de la soci6t6, l'in- dividu 6tant un point d'intersection des ensembles fonctionnels, par rapport auxquels il r6agit en mettant en oeuvre sa conscience. Cela 6tant, il n'en reste pas moins que les maitres de Simmel appartenaient a la Vilkerpsychologie. En la fondant, Lazarus et Steinhal congoivent celle-ci comme une psychologie des 8tres sociaux car pour eux la soci6t6 ne se r6sume pas a la somme des consciences individuelles; elle est l'unit6 d'une pluralit6 d'individus, unit6 qui repose sur le contenu et la forme ou le mode de leur activit6. Le rappro- chement avec la conception ultdrieure de Simmel est frappant, et il l'est encore plus si on prend en compte leur description de la formation sociale comme ensemble de cercles, qui ne sont pas situ6s c8te a c6te mais qui s'entrecroi- sent (11). C'est seulement a condition de reconnaitre l'6mergence d'une nou- velle unit6 a travers l'action r6ciproque qu'il appara"it que les probl~mes soulev6s par les sciences sociales ne sont pas simplement ceux trait6s par une psychologie individuelle. Simmel assure le passage entre la psychologie des peuples et la sociologie, ce que Michael Landmann a bien remarqu6. La sociologie ne rejette pas la psychologie, sans pour autant se constituer comme une psychologie des 8tres sociaux.

De plus, et c'est un signe de leur proximit6, c'est a Lazarus en m~me temps qu'a Bougl6 (12) que Simmel confie en 1894 que le problbme de la sociologie, c'est-a-dire la r6flexion sur la constitution de ce nouveau domaine, va l'occuper pour un certain temps.

Il n'y a pas lieu de supposer, m~me de manibre hypoth6tique, une relation entre l'article de Durkheim, paru dans L'Annde Sociologique de 1897/1898, et la sociologie de la religion de Simmel. Je ne veux pas dire que Simmel

(11) Moritz LAZARUS, Heyman STEINHALL, << Einleitende Gedanken iber Volkerpsycholo- gie >>, Zeitschrift fiir Viilkerpsychologie und Sprachwissenschaft, 1860, 3-4.

(12) Cit6 par l'6diteur, Orthein RAMMSTEDT in G. SIMMEL, Soziologie, Soziologie, op. cit., p. 881.

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ne l'a pas lu, mais ce n'est pas Durkheim, comme J. S6guy en fait la sug- gestion, qui a pu attirer son attention sur le fait religieux, puisqu'il publie au mois de f6vrier de 1898, dans la Neue Deutsche Rundschau, un texte intitul6 <<Zur Soziologie der Religion >>, texte qu'il faut consid6rer comme fondateur et je dirai pourquoi. On le trouve dans le tome 5 des (Euvres completes. Dans son article de 1895 <<Zur methodik der SozialwissenschaftO>>, il traitait d6ja de l'6glise invisible pour faire saisir le fait que la communaut6 religieuse repose sur le partage d'une m~me croyance et non sur le simple respect de rigles d6ja 6tablies. La communaut6 religieuse se construit comme soci6t6 non en vertu d'une r6gulation de normes liantes ext6rieures, mais a travers le fait que chacun se sait uni a l'autre par la croyance.

OCette action r6ciproque psychologique dans "l'6glise invisible" est d6ja so- cidt6... une soci6t6 au sens restreint pr6suppose sans doute un grand nombre de r6gulations ext6rieures i la conduite de ses membres, cependant la soci6t6 n'est exprim6e selon son sens et son principe vital, en termes aristotdliciens selon son ent616chie, d'abord que lorsqu'y interviennent des plaisirs, des stimulations, des divertissements r6ciproques (13). Ce theme de la Glaubigkeit recevra un traitement particulier dans le livre

de 1906. Je noterai encore qu'il fait paraitre en frangais en 1903 un texte sur la religion observ6e du point de vue de la thdorie de la connaissance, texte qui a 6chapp6 a J. S6guy. On le voit, le point de d6part n'est pas le texte de 1905 de l'American Journal of Sociology que J. S6guy considbre comme une 6bauche de Die Religion, mais le texte allemand de 1898, ainsi que les Bei- trige zur Erkenntnistheorie der Religion de 1902 O (Zeitschrift fiir Philosophie und philosophische Kritik, 119, 11-22), le petit texte Vom Heil der Seele O, (Das freie Wort 17, 1902) et, bien que l'influence en soit moins nette, ODie Gegensaitze des Lebens und der Religion>> (Das freie Wort 4. 1904/1905, 305-312).

Pour faire bonne mesure, j'ajouterai que Michael Landmann et Margaret Susman, - une des deux amies a qui 6tait d6di6 en m~me temps qu'a Gertrud Kantorowicz l'ouvrage La religion - dans leurs pr6sentations de Briicke und Tiir, font de Simmel non seulement le fondateur de la sociologie formelle, mais aussi le pr6curseur de Weber et tiennent qu'il a fond6 la Religionsozio- logie (Sogar M. Weber iibernahm von ihm die neue Disziplin der < Religion- soziologie>> ODe m~me, Max Weber adopta la sociologie de la religion, nouvelle discipline cr66e par lui (Simmel)>> Einleitung, p. XIII). Sans me pro- noncer sur ce point, ni me lancer a mon tour dans des reconstructions hypo- th6tiques, je crois qu'il faut reconnaitre a Simmel un int6ret ind6pendant de celui de l'6cole frangaise de sociologie pour les choses religieuses, puisque la religion est d6ja abord6e, de manibre certes limit6e, dans ses 6tudes sur la diff6renciation sociale de 1890, puis dans son Introduction aux sciences de la morale de 1892. (O Einbeitung in die Moralwissenschaft >>, (1892/1893), nou- velle 6dition in, G. SIMMEL Gesamtausgabe, t. 3, 1989 et t. 4, 1991, Suhrkamp, Frankfurt am Main. La croyance lui apparait &tre un levier pour critiquer les positions de Stammler, - lequel r6duit le social au respect de rbgles toujours d6ja pr6sentes - mais surtout il publie une sociologie de la religion strictement contemporaine de celle de Durkheim.

(13) <<Zur Methodik der Sozialwissenschaft>> in Jahrbuch fiir Gesetzgebung, Verwaltung und Volkwissenchaft im Deutschen Reich, 20/1896, 579-580.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

a) La religion

Le texte de 1906 est le deuxibme ouvrage d'une collection, (Die Gesell- schaft ~>, dirigde par Martin Buber. M. Buber, je le souligne au passage, d6- veloppera plus tard une dialectique du je et du tu qui doit beaucoup aux derniers textes de Simmel sur la comprdhension historique, textes dans les- quels il accorde au toi une place fondamentale. Cette collection comporte un ensemble de monographies dites psycho-sociologiques. Je citerai parmi les auteurs 6dit6s, Sombart sur le prol6tariat, E. Bernstein sur la grbve, et, parmi ceux annonc6s, Landauer sur la r6volution, Tinnies sur les moeurs. Le texte de pr6sentation de la collection fixe comme objectif et point commun de toutes les 6tudes : la vie de la soci6t6, ses formes et ses expressions en relation avec sa signification pour l'esprit, son origine et ses effets psychologiques, consi- d6rant que l'aspect ext6rieur, le r81e et la place des institutions, ont jusque 1t 6t6 suffisamment mis en 6vidence.

Le livre, La Religion, un texte de 79 pages, s'appuie sur l'article de so- ciologie de la religion de 1898, notamment pour toute la partie proprement sociologique de l'ouvrage, mais aussi sur les Beitriige zur Erkenntnistheorie der Religion de 1902 (Zeitschrift fiir Philosophie und philosophische Kritik, 119, p. 11-22) dont il existe une version frangaise parue en 1903. Comme pour d'autres articles ou livres, Simmel fait des emprunts textuels importants i des articles d6ji publids dans les mentionner, ou seulement i titre excep-

tionnel. Comme le titre l'indique, il ne s'agit ni d'une psychologie, ni d'une sociologie de la religion, mais d'une analyse de la religion ou plus pr6cis6ment de la religiosit6, comme fonction humaine. La sociologie servira a 6clairer ce ph6nomine, Simmel 6tablira une comparaison entre relations sociales et religion, mais il s'attellera 6galement dans ce texte, dont l'ambition est plus vaste, a l'analyse des relations entre religon et thdorie de la connaissance, art, et philosophie. La Religion de 1906 reprend done le point de vue de 1898 mais en l61argissant l'investigation. En 1898, Simmel se proposait d'envisager la religion sous l'angle des relations humaines et sociales et ce pour une raison de m6thode: il lui semblait que de nombreux phdnomhnes s'6clairaient d~s qu'on leur appliquait la grille des actions r6ciproques et qu'on les envisageait comme des formes de socialisation particulibre. Cela 6tant, Simmel consid6rait que les ph6nomhnes religieux pouvaient &tre 6clairds par l'analyse sociale, sans pour autant les r6duire a elle, ni qu'elle ait le dernier mot sur la question.

<< Ainsi, quand nous cherchons a trouver le point de d6part pour l'8tre religieux dans les relations des hommes entre eux, relations qui en tant que telles ne sont pas encore religion, nous ne suivons, ce faisant, qu'une m6thode d6ja bien 6ta- blie >> (14).

On remarquera sa prudence, car la m6thode suivie ne r6duit pas la religion a l'existence sociale, mais elle permet d'6clairer ce ph6nomine sous cet angle de vue. Dans ce texte, Simmel pr6cise que les sentiments et les motifs reli- gieux ne se trouvent pas seulement dans la religion 6tablie, mais qu'ils par-

(14) <<Wenn wir so versuchen, die Ansatzpunkte fiir das religiose Wesen in Beziehungen der Menschen untereinander, die an sich noch garnicht Religion sind, zu finden, so folgen wir damit nur einer sonst schon anerkannten Methode >>. G. SIMMEL, Zur Soziologie der Religion, in Gesamtausgabe, Vol. V, Suhrkamp, Frankfurt, 1992, p. 265.

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courent de nombreux liens ou liaisons (Verbindungen), et que l'on peut les trouver i l'int6rieur des relations r6ciproques entre les individus; on peut, pour ainsi dire, trouver la religion, alors qu'elle n'est pas encore religion (c< der Religion, bevor sie Religion ist>>). Un tel ph6nomine ou 6v6nement, Simmel le nomme religiositd, religiosit6 qui irrigue de nombreuses relations interhumaines, sans encore pouvoir &tre dite religion au sens plein du terme. Un int6r&t fondamental de ce texte me semble pr6cis6ment r6sider dans la saisie d'une religiosit6 immanente i de nombreux liens sociaux.

Le texte de 1906 est une approche de la religion dont l'hypothise et le point de d6part sont les m~mes que celui du texte allemand de 1902, B savoir, 6tablir la fonction subjective de la religion:

<La religion est seulement l'attitude subjective de l'homme... : elle est tout entibre une fagon humaine de sentir, de croire, d'agir, et peu importe le terme par lequel tour B tour on d6signera la fonction qui, se d6veloppant exclusivement chez l'homme, constitue ou exprime sa part a la relation a Dieu. La seule chose qui nous soit donn6e comme fait premier et assur6, c'est encore ici certains 6tats ou 6v6nements en notre ame, que nous d6signons, dans la mesure oil nous les appelons religion, comme le c6t6 immanent a nous d'une relation i un principe sup6rieur>> (15). Pour Simmel, quels que soient les ph6nombnes sociaux, il nous faut sup-

poser des energies subjectives, qu'il nomme int6r~ts, contenus ou encore ma- tiire de la socialisation; ce sont elles qui sont l'objet de diff~rentes formations selon des cat6gories esth6tiques, philosophiques, religieuses ou dconomiques. La mise en forme de ces 6nergies par l'~6conomie mon6taire conduit ainsi B une objectivit6 dans le comportement interhumain, et cette mise B l'6cart des relations personnelles au profit de son 6quivalent conduit au <fagonnement d'un mat6riau livr6 a l'origine par des 6nergies subjectives, mais qui finale- ment, de fagon autonome perdure et cr6e des normes>>. (Philosophie de l'ar- gent, p. 511). La religion s'empare elle aussi d'dnergies subjectives et le monde de formes qu'elle produit s'autonomise comme celui des formations dconomiques. Une comparaison s'impose entre la soci6t6 et la religion et l'on verra qu'elle sera d6velopp6e dans le texte sur la religion. Ces deux instances peuvent symboliser la relation i un principe sup6rieur, mais, contrairement a Durkheim, Simmel n'6tablira pas une 6quivalence entre les deux, 6quivalence qui s'appuie sur le constat que la soci6t6 tout comme la divinitd posside des caractdristiques propres B lui permettre d'8tre reconnue comme sup6rieure aux individus. La ph6nom~nologie de Simmel le conduira a marquer les relations diff6rentes qui s'6tablissent lorsque les individus se confrontent i la soci6td ou B la religion. L'analogie qu'il relive ne conduit pas a prendre un domaine pour l'autre, ou a considdrer l'un comme une infrastructure de l'autre. Il ne me semble pas que l'on puisse lui reprocher de sacraliser la soci6td comme le fait Durkheim. Et ce d'autant moins que pour Simmel, une part de l'indi- vidualit6 est toujours pour soi et de fait en lutte avec la soci~t6 et la part sociale d'elle m~me.

(15) G. SIMMEL, La Religion du point de vue de la thdorie de la connaissance, ler Congrbs International de Philosophie, Paris, T. II, Morale G6nfrale. A. Colin, 1903, 320-321. Extrait in Socidtis no 11, 1986, p. 3.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

Dans ses travaux de critique de la philosophie de l'histoire, Simmel re- vendiquait un point de vue de thdorie de la connaissance kantien, il fera de m~me pour l'analyse de la religion. En effet:

ODe mime qu'il nous faut distinguer, d'avec le procks pensant lui-mime, le monde objectif qui en constitue le contenu, de m~me il faut distinguer le contenu religieux dans son existence et dans sa valeur objective, d'avec la religion consi- d6r6e comme une fonction subjective et humaineO>>.

L'objet de la connaissance et le processus de connaissance sont distincts, comme la religion est distincte de la cat6gorie religion. La religiosit6 est done une cat6gorie formelle et fondamentale, une cat6gorie a priori de notre &tre interne grace A laquelle la r6alit6 peut se former. Cette cat6gorie g6ndrale est psychologique au sens oii elle est constitutive de notre psychisme, mais elle n'est pas psychologique au sens ot elle serait subjective et propre A une per- sonne particulibre; bien au contraire elle est une comp6tence trbs g6n6rale. De manibre un peu cavalibre, je dirai que s'il n'y a pas d'objet du d6sir sans d6sir, de conflit sans la possibilit6 de l'hostilit6, de m~me, il n'y a pas de religion sans religiosit6, fonction, contenu ou encore besoin religieux. La re- ligiosit6 est un 616ment constitutif de la constitution psychophysique des &tres humains.

Ces premieres remarques faites, on comprendra les distinctions que Sim- mel 6tablit t propos des mises en forme du donn6 : ainsi la catdgorie religion est une manibre d'expdrimenter le r6el, de le cadrer. Il existe des contenus de l'existence qui peuvent 6tre dits religieux, au sens large, une religiosit6 immanente, qui sp6cifie la vie en lui donnant une certaine tonalit6. Par contre la religion au sens restreint, ou encore au sens pur, est une mise en forme de ce donn6 qui plonge l'ensemble de l'existence dans son moule. Comme toutes les formes sociales ou culturelles, la religion n'6chappe pas au tragique de la culture et elle peut se cristalliser dans des formations autonomes r6gies alors par des dogmes. Comme toute forme autonomis6e, sa s6paration des flux vitaux la conduit alors A n'&tre qu'une coquille qui ne recueille plus en son sein le besoin de religiosit6. C'est le constat qu'il 6tablit pour son temps comme nous le verrons plus loin.

Simmel considbre que son approche a une vertu fondamentale, celle de d6tacher le sentiment religieux d'un lien univoque t des objets transcendan- taux. L'implication qui d6coule du fait que la religiosit6 diffuse puisse devenir pleinement religion est la suivante: elle suppose que l'exp6rience humaine subisse une dlaboration particulibre et sp6cifique. De m~me que cette mise en forme peut s'envisager en 6tablissant un parallble avec les formes de so- cialisation, les relations que les individus entretiennent, de m~me il est pos- sible d'analyser le type de relations sociales qu'implique une mise en forme religieuse) (16). Dans Les problimes fondamentaux de la philosophie, Simmel indiquera ce qu'il considbre comme les grandes formes d'dlaboration de l'ex- p6rience :

OLa science de l'art, la religion et le travail int6rieur que nous faisons pour nous assimiler le monde, la perception sensible et le groupement des choses d'aprbs un sens et une valeur : telles sont les grandes formes - et il y en a peut-8tre

(16) G. SIMMEL, Philosophie de l'argent, op. cit., p. 555.

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d'autres encore - par lesquelles chacune des parties du contenu du monde peut ou doit passer >> (17). C'est bien en ce sens qu'il faut comprendre le fait que le monde est sus-

ceptible de mises en forme plurielles et que parmi celles-ci. <la vie religieuse engendre i nouveau le monde, elle repr6sente toute l'exis-

tence dans une tonalit6 particulibre...> (18). Pour r6sumer: nous constatons que dans les formes sociales, dans la vie

courante, se manifestent des 616lments psychiques et affectifs, qui tels la pi6t6, la croyance, expriment un fond, un mode religieux. Cela 6tant, i c~t6 de cet aspect pr6sent dans les socialisations, qui elles-m~mes sont une mise en forme de ces contenus, il y a place pour une intensification ou encore un travail tendant A purifier ou sublimer ces 616ments, et alors nous sommes dans le domaine de la religion au sens restreint. Une construction non pas sociale mais formelle de la r6alit6, et la religion ou la vie religieuse recr6e le monde de fond en comble. La mise en forme proprement religieuse est 6galement amende mais de manibre secondaire,- par rapport i l'id6e pure qui la commande -, i se couler n6anmoins dans des socialisations. Les socialisations proprement religieuses pourront done faire l'objet d'une sociologie pure ou formelle et Simmel s'y consacrera dans la grande Soziologie. L'6tude socio- logique ne touche pas A l'essence du religieux, i cette fonction subjective et aux cat6gories affectives qui sont le contenu de l'l61aboration proprement re- ligieuse. Comme contenu, la croyance, la pi6t6 sont susceptibles de mise en forme sociales, ou religieuses.

N'assimilant pas soci6t6 et religion, Simmel propose de voir parmi l'en- semble des contenus de l'existence et de l'expdrience humaine, lesquels se pr~tent de manibre privil6gi6e A une l61aboration religieuse.

Simmel retiendra trois ph6nombnes cruciaux de l'existence: 1) le rapport i la nature, qui est aussi rapport i une puissance rencontr6e et i la beaut6 ou t l'harmonie subtile qui se d6gage du monde naturel. Ce rapport est bien entendu susceptible de mises en formes artistiques ou culturelles, mais il sert de soubassement privil6gi6 i la mise en forme religieuse; 2) le rapport i la destinde individuelle, au sens de l'existence, pour lequel la m~me remarque s'applique; 3) le rapport au monde humain. Dans le premier cas, Dieu appa- raitra comme la cause premibre, dans le second ce sera le Dieu providence et dans le troisibme la communion des ames.

La sociologie de la religion privil6gie bien entendu le troisibme aspect: elle analyse la religiosit6 dans ses cons6quences, c'est-h-dire son inscription dans des formes de socialisation, que celles-ci soient dirig6es vers le trans- cendant ou non; elle montre les relations r6ciproques similaires qui peuvent exister face A la soci6t6 ou i la religion, mais aussi les diff6rences qui em- pichent de les assimiler purement et simplement les unes aux autres et elle

(17) G. SIMMEL, O De l'essence de la philosophie O, in Milanges de philosophie relativiste, Alcan, Paris, 1912, p. 240.

(18) ODas religiose Leben schafft die Welt noch einmal, es bedeutet das ganze Dasein in einem besondere Tonart...>> G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsy- chologischer Monographien, Martin Buber (ed.), Frankfurt am Main, literarische Anstalt, Rtitten & Loening, 1906, p. 11.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

6tudie, de manibre sans doute plus classique pour nous, la division du travail religieux et les cons6quences de cette division sur les clercs ainsi que les relations qu'ils entretiennent avec les lafics.

A l'oppos6 de certaines tentatives qui ont rendu compte de la religion en la consid6rant comme une exag6ration de faits empiriques, - Dieu apparaissant comme une hypertrophie du besoin de causalit6, le sacrifice religieux 6tant conqu comme un prolongement de la n6cessit6 exp6riment6e de payer un prix pour tout d6sir, la crainte de Dieu 6tant le condens6 et le miroir grossissant de la toute-puissance rencontrde dans la nature physique - Simmel se propose done de comprendre avant tout la religion comme fonction subjective et hu- maine. La premibre d6marche se contente d'une explication qui trouve sa per- tinence dans une relation avec l'ext6riorit6, sans pouvoir saisir les faits de l'int6rieur, qui pourtant contribue i leur production. Pour les comprendre de l'int6rieur, il faut effectuer un tournant: saisir le fait que les catdgories reli- gieuses sont au fondement (schon zum Grunde liegen),

<<le mat6riau comme les objets de l'exp6rience sont seulement connaissables du fait que les formes et normes de la connaissance n6cessaires B leur formation ont op6r6 en les extrayant du pur mat6riel des sens; de m~me, nous pouvons abstraire par exemple le principe de causalit6 de nos exp6riences, parce que de prime abord nous avons form6 nos exp6riences selon lui, ce qui pr6cis6ment les transforme en "exp6riences"; ainsi les choses sont religieuses et se structurent en figures transcendantales, parce que et pour autant qu'elles sont avant tout soumises aux cat6gories religieuses et que celles-ci ont d6termind leur formation, avant de valoir consciemment et pleinement comme religieuses>> (19). La religion est une mise en forme d'6motions propres t l'ime humaine,

elle est caractdrisable de manibre psychologique par l'unit6 de sentiments an- tagonistes: abandon et d6sir, exaltation et humilitd, renoncement et enthou- siasme. Cette unit6 se traduit par:

Oune certaine expansion du sentiment, une profondeur et une consistance ca- ract6ristiques de la vie intdrieure, une translation du sujet dans un ordre sup6rieur, qui est cependant senti par lui-mime au mime instant comme quelque chose d'in- time et de personnel > (20). Dans le cas de la religion, cette mise en forme se caractdrise par le fait

que ces 6motions deviennent le point central de la perspective, et en ce sens ne se mdlangent plus t d'autres contenus, car en principe rien n'empeche de telles 6motions prises comme contenus d'8tre formdes esth6tiquement, socia- lement ou philosophiquement. L'6motion religieuse r6ussit i absorber toutes ces 6motions ou ph6nombnes affectifs en elle, et si l'homme religieux peut croire que l'atmosphire religieuse est a l'origine, en r6alit6 elle n'est que la forme appliqu6e a tous ces divers contenus, forme qui permet la convergence de tous ces contrastes de l'ime. On ne s'6tonnera pas que Simmel considbre comme particulibrement pertinente la d6finition de Dieu par Nicolas de Cuse, coincidentia oppositorum, coi'ncidence de contrastes.

(19) G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsychologischer Mono- graphien, op. cit., 12-13.

(20) G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsychologischer Mono- graphien, op. cit., p. 29.

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Lorsque la philosophie de Simmel se tournera de plus en plus vers une philosophie de la vie, ce n'est plus tant d'une disposition de l'ame qu'il parlera que d'une propri6t6 de la vie. La religiosit6 n'est pas une caract6ristique per- sonnelle et subjective, mais une fonction de la vie humaine. Le texte consacr6 i Rembrandt sera particulibrement explicite sur ce point: <<la religiosit6 et

la religion ne sont pas 1t d'elles-m~mes, mais elles prochdent de la vie, puis- qu'elles sont le caractbre de certains faits inh6rents a la vie>> (21). Simmel soulignera alors que la force de Rembrandt est de saisir les contenus religieux non lorsqu'ils sont fix6s en dogmes ou en directives transcendantes, mais dans <<leur stade psychique ant6rieur, dans leurs status nascendi >. Il ne s'agira pas de repr6senter ce que l'homme croit, ou ce i quoi il croit, comme dans les tableaux de Leonard de Vinci oii le croyant se trouve plong6 i l'int6rieur de contenus de croyance particuliers A une foi, mais de <<la particularit6 de la vie dans la mesure oi elle est religieuse >>. Rembrandt repr6sente une religio- sit6 individuelle, fort 61oignde de toute religiosit6 inscrite et fond6e sur une loi. Ce n'est pas le caractbre magistral de l'Eglise qui apparait, mais le ca- ractbre vital de l'8tre religieux. Cette interpr6tation de Rembrandt consonne avec l'esprit du temps vis-t-vis des choses religieuses. Pour caract6riser ce sentiment ou ce mode 6motionnel particulier qu'il appelle religiosit6, Simmel proposera le terme de pidt6 : elle est une attitude de d6vouement, aussi bien envers l'homme qu'envers Dieu. <<La pi6t6 qui est la religiosit6 i un degr6 quasi fluide ne se cristallisera pas n6cessairement en forme stable de compor- tement i l'6gard des dieux, autrement dit en religion>> (22).

Si dans le domaine historique et social, il nous faut faire appel t certains a priori qui rendent l'histoire compr6hensible ou encore la soci6t6 possible, il en va de m~me pour la vie religieuse. L'a priori de la religion c'est la religiosit6 ou encore la disposition i croire, la Glaubigkeit. En tant que telle la religiosit6 est une attitude de la conscience. Simmel applique done t l'6tude de la religion des hypothbses psychologiques qui lui semblent n6cessaires pour toute science de l'esprit. Dans Le Problkme de la sociologie (Revue de Md- taphysique et de Morale, 1894, 497-504, repris in G. SIMMEL, Sociologie et 6pistdmologie, Paris, PUF, 1981, 163-170), il 6numbre d6jt parmi ces hypo- thdses les ph6nomi~nes suivants: l'assistance, l'amour, la haine, I'ambition, le plaisir de la soci6td, la concurrence, ainsi que d'autres processus psychiques primaires. L'6tude de la religion concerne done plus particulibrement la dis- position de l'ame A croire.

(21) G. SIMMEL, Rembrandt, 1916, Circ6, Saulxures, 1994, p. 187. Dans le problbme de la situation religieuse de 1911, Simmel se d6fendait du souppon qu'il existerait une vie religieuse distincte de la vie, alors qu'au contraire << parmi les colorations possibles de la vie dbs l'origine, se trouve aussi la coloration religieuse. Seule une abstraction a posteriori peut couper la religion de la vie i l'int6rieur d'une vie religieuse - abstraction qui est assur6ment extraordinairement favoris6e par l'6panouissement d'images particulibres avec lesquelles l'etre religieux se s6pare pour ainsi dire par distillation de la vie, et 6difie un domaine qui n'appartient qu'g lui: le monde de ce qui est transcendant, la dogmatique eccl6siale, les faits du salut >> in G. SIMMEL, Philosophie de la moderniti, T. II, Paris, Payot, 1990, 177-178.

(22) G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsychologischer Mono- graphien, op. cit., 30-31.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

b) La Sociologie de la religion

Passons maintenant i ce qui relbve de la sociologie de la religion, ou plus exactement A l'exploration d'une analogie entre relations sociales et re- ligion. Si la religion traite du rapport au monde, du rapport au sort, la pers- pective sociologique pure s'emparera, elle, des relations des hommes entre eux et les envisagera comme source immanente de la religion.

OLes objets de religiosit6 que l'homme trouve i l'int6rieur de relations so- ciales particulibres sont en tant que tels exactement d'aussi bons produits de sa pi6t6 que le transcendant>> (23). Ici il faut remarquer que la dernibre partie concernant le transcendant a

6t6 omise dans la traduction de J. S6guy, ce qui est regrettable puisque Simmel 6tablit une 6quivalence fonctionnelle entre divers domaines, tous concern6es par le besoin de religion, sans accorder de pr66minence au transcendant. Je dirai m~me que cette phrase dans son int6gralit6 r6sume a la perfection la tentative de Simmel. Le transcendant n'est qu'un mode d'expression de ce besoin, mime si l'on peut consid6rer que c'est en lui qu'il trouve un ache- vement singulier. Il n'en reste pas moins qu'il faut analytiquement d6tacher le religieux de son seul accomplissement transcendant, puisque, ainsi qu'il le soulignait dans son article sur OLa religion vue du point de vue de la th6orie de la connaissance>> : I1 est une infinit6 de relations sentimentales i des objets tras terrestres, hommes ou choses, que l'on ne peut d6signer que comme religieuses >> (24). Pour Simmel le problbme n'est pas de savoir ou de rep6rer l'origine historique de <<relations de ce type mais de saisir le fait qu't l'in- tdrieur du complexe spirituel que compose l'ensemble des relations d'un in- dividu t un autre, ou t un groupe, le monde religieux a tout autant sa place que dans les ph6nombnes plus significatifs et plus purs de la religion au sens usuel du mot>> (25). La religion ne crde pas la religiosit6, mais c'est la reli- giosit6 qui enfante la religion. Cette dernibre phrase est t mon sens mal rendue dans la traduction. En effet, J. S6guy traduit: ONous essayons de prouver que le monde religieux plonge ses racines dans la complexit6 spirituelle de la relation entre l'individu et ses semblables ou un groupe de ses semblables et que ces relations constituent les plus purs ph6nombnes religieux au sens conventionnel du terme>>. Si l'6quivalence fonctionnelle, religiosit6/6motion de l'ame en tant que mat6riau susceptible d'&tre form6 de multiples manibres, disparaissait tout t l'heure, ici les relations sociales rev~tent une dignit6 qui ne leur 6tait pas accord6e, car ces relations peuvent &tre empreintes de reli- giosit6 sans pour autant, ni 8tre la source, - la religiosit6 est une fonction de l' ame -, ni se confondre avec les ph6nomines form6s de manibre purement religieuse. Bien au contraire. La pi6t6 pr6sente dans les socialisations non

(23) ODie Gegenstinde der Religiositat, die der Mensch innerhalb gewisser sozialer Be- ziehung findet, sind als solche genau so gut Produkte seiner Frimmigkeit, wie das Transzendente es ist >>. G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsychologischer Monogra- phien, op. cit., p. 33.

(24) G. SIMMEL, La Religion du point de vue de la thdorie de la connaissance, op. cit., p. 324. in Sociedts, no 11, 1986, p. 4.

(25) G. SIMMEL, Die Religion, op. cit., p. 33.

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religieuses n'exprime pas les plus purs ph6nombnes religieux, il faut m~me qu'elle subisse un traitement particulier pour se transformer en religion.

Pour faire ressortir ce que Simmel a nomm6 l'analogie entre relations sociales et religion, il faut comprendre qu'il s'agit non pas d'Oune similitude accidentelle d'6v6nements ind6pendants, mais de l'unit6 d'une cat6gorie spi- rituelle; c'est la m~me impulsion qui tant6t s'exprime dans le mat6riau de l'action r6ciproque humaine, tant6t s'exprime - non pas remani6e mais im- m6diatement form6e - dans une figure 6prouv6e pure et autonome; l'imma- nence des unes, la transcendance des autres apparitions ne sont que diff6renciation de la matibre - et pour ainsi dire sa disposition -, dont la fonc- tion fondamentale de la religion s'empare>> (26). La foi ou la croyance font partie de la constitution psychophysique des individus; cette cat6gorie relive de la connaissance, elle est une disposition intellectuelle situde juste en des- sous de la recherche de la v~rit6; quant t elle, la pi6t6, est une autre 6motion, un sentiment 6galement pr6sent dans ce qu'on appellera la nature humaine, et ces deux cat6gories peuvent donner lieu i des mises en forme diff6rentes. La Glaubigkeit, la tendance t croire, est ant6rieure aux religions positives et aux croyances particulibres, elle donne une tonalit6 g la vie. On le voit, la religiosit6 est un a priori; elle s'exprime dans un d6sir ardent, dont la des- cription n6cessite le recours t des couples d'oppos6s qui trouvent une conci- liation dans la religion. Toutes choses 6gales par ailleurs, la forme de socialisation qu'est la mode satisfait le besoin d'individualisation et celui de conformit6, tandis que les formes de socialisation comme la religion assurent t un autre niveau une int6gration relativiste des 6l1ments contradictoires qui

forment toute exp6rience humaine.

La foi peut servir d'illustration et montrer comment une telle attitude re- live t la fois de la religion au sens pur et de relations sociales. La croyance et la foi sont des cat6gories spirituelles, situ6es juste en dessous de la connais- sance. La foi en Dieu, la croyance en son existence est la forme religieuse de la foi que les individus se manifestent les uns envers les autres lors de leurs relations sociales.

Le passage que Simmel consacre t la foi est typique de son approche des cat6gories qu'il nomme psychosociales, voire affectives. Pour lui, de telles cat6gories ont une influence fondamentale sur le maintien des groupes sociaux. Il traitera de la fidl61it6 ou de la gratitude, du don et du contre don pour montrer comment se tissent des liens microscopiques qui cr6ent un climat d'obligations qu'on ne peut renvoyer au simple respect de rbgles d6ji 6tablies. On peut lui reprocher un psychologisme, ce que fait au passage J. S6guy, mais h mon sens le problbme n'est pas rigl6 par l'accusation. La micro so- ciologie des liaisons entre les hommes ne saurait se passer d'une compr6hen- sion et d'une description en termes de psychologie conventionnelle. La r6f6rence h des sentiments sociaux tels que la confiance (27) que se manifes-

(26) G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsychologischer Mono- graphien, op. cit., p. 34.

(27) Sur le r81e de la confiance dans la sociologie de Simmel, je me permets de renvoyer i mon article, La Confiance et les sentiments psychosociaux dans la sociologie de SimmelO>>,

Annales de l'Institut International de Sociologie/The Annals of the International Institute of Sociology, Vol. IV-1994, Nelle s6rie, 85-107.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

tent les uns et les autres, permettra de fournir une illustration de sa manibre de faire. La foi, la croyance se portent sur quelqu'un, sur une relation, mais elles peuvent 6galement se porter sur Dieu. Dans ses travaux sur le secret dont on trouve aussi la trace dans ce passage, Simmel pr6cise la place de la confiance et les degr6s de foi dans l'autre. Pour s'6tablir, les relations sociales supposent un melange de savoir et de non savoir i propos des autres: ne pouvant jamais 6tablir avec certitude qui est qui, il nous faut accorder une certaine confiance. Il y a un degr6 sup6rieur de cette confiance fond6e sur des hypotheses, c'est la foi d'un homme envers un autre, on croit en une personne sans que cette croyance soit 6tay6e sur des preuves et, Simmel ira m~me jusqu't dire, contre l'exhibition de preuves allant en sens contraire. Les relations sociales supposent done un degr6 de croyance de l'homme en l'homme; c'est 1E, si l'on veut, une hypoth~se psychologique de foi senti- mentale de l'homme en l'homme. Ce type de foi n'apparait de fagon pure qu'a l'int6rieur de la religion, I'61aboration diff6rente du contenu permettant de distinguer les socialisations de la religion.

Une fois de plus, une cat6gorie qui, si on la considbre sous l'angle de la socialisation, est bien une condition de la possibilit6 de toute socidt6 form6e religieusement, est port6e a l'absolu, dans la mesure oi le degr6 de non savoir et de savoir propre A la confiance entre les hommes, ne saurait jouer de la m~me manibre I propos de la divinit6 : dans ce dernier cas, la remise de soi est totale en deqi et au-dela des hypotheses que l'on pourrait 6tablir sur cet autre. Allons m~me plus loin: entrer dans les arcanes de la mesure ou de la quantit6 de foi raisonnable i attribuer nous ferait sortir de la foi religieuse au sens fort du terme. La foi d'un homme en un autre a done un caractbre religieux et il est de la plus haute importance de souligner la valeur sociale d'une telle foi religieuse. Pour le dire de manibre paradoxale, la foi dans sa forme sociologique a des caract6ristiques religieuses, mais elle n'est pas re- ligion, le transcendantal n'apporte pas avec lui le caractbre religieux mais, en s'emparant d'une religiosit6 diffuse et immanente, il la porte i l'accomplis- sement.

Le cadre dans lequel Simmel inscrit sa d6marche implique la prise en compte d'6nergies subjectives consid6r6es comme donn6es; la pi6t6 ou la dis- position i croire sont un 616ment constitutif de l'ame; l'amour ou le respect envers des individus, celui de l'enfant vis-h-vis de ses parents, des hommes envers les institutions, de l'ouvrier vis-a-vis de sa classe, des individus vis- A-vis de la soci6t6, de la patrie, sont autant d'616ments qui, pour Simmel, pr6sentent la religiosit6 comme une caract6ristique de l'ame humaine, m~me s'ils ne sont pas form6s religieusement. Les digressions sur l'amour se comprennent si on tient ce sentiment pour une forme de respect, de foi en l'autre, et l'on apergoit comment cette cat6gorie s'en empare et les intbgre dans les relations interindividuelles, comment aussi des 6nergies secondaires, la fid61it6, par exemple, viennent suppl6er l'embrasement des d6buts.

<<Pour mieux comprendre l'origine et l'existence de la religion, il peut nous &tre utile de d6couvrir que, parmi tous les int6rats et relations qui se tiennent en dega ou au deld d'elle, se trouvent certains moments religieux qui sont les points de d6part de ce qui, en tant que religion, a acquis autonomie et ind6pendance >. En traduisant <<gewisse religiaise MomenteO par Orudiments , J. S6guy

me semble passer a c~t6 du sens fondamental du texte qui porte pr6cis6ment sur la religiosit6 immanente, laquelle n'est pas l'616ment premier d'une

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science, mais un 616ment sans lequel la religion ne pourrait s'6tablir. Elle n'est pas une 6bauche mal form6e, mais un contenu susceptible de nombreuses mises en forme. Simmel poursuit ensuite ainsi:

OJe ne crois pas que les 6motions et les pulsions religieuses ne s'ext6riorisent que dans la religion, bien plus, on les trouve dans de nombreuses liaisons (...) en tant que parties prenantes i toutes sortes d'occasions, la religion se tenant en leur point culminant; leur isolation comme contenu de vie autonome dans le cadre d'un domaine plus 6troitement dl61imit6 ne parvient t cette hauteur qu'une fois ses motifs psychologiques pass6s i travers d'autres mises en forme - sociales, intellectuelles, esth6tiques. Nous observons d'autre part que les int6r~ts form6s religieusement se pr6sentent dans des formes sociologiques qui forment le substrat des relations de culte, a partir duquel la coexistence introduit l'unit6 reli- gieuse (28). Dire que le rapport de l'ouvrier t sa classe est empreint de religiosit6 ne

conduit nullement g consid6rer que les mouvements sociaux sont religieux, ils pr6sentent des contenus affectifs qui sont tissds de religiosit6; pour devenir religion, de tels contenus doivent devenir pour eux-m~mes et en eux-m~mes l'objet d'une mise en forme religieuse et non pas sociale ou esth6tique.

LA RELIGIOSITE DANS LE DOMAINE ARTISTIQUE

Avant d'en venir i l'analyse formelle de la socialisation proprement dite, la pr6sentation des relations entre repr6sentation artistique et religion permet d'affiner la conception de la religiosit6 de Simmel. Un de ses derniers textes consacr6 i l'oeuvre de Rembrandt explicite le contenu qu'il affecte a la notion de religiosit6. Selon Simmel, dans les tableaux de Rembrandt, les hommes n'ont pas de religion comme contenu objectif de leur vie, mais ils sont reli- gieux. La religiosit6 est une caract6ristique de l'ime humaine que le terme de pi6t6 permet d'approcher.

La religiosit6 correspond t un etre int6rieur et propre t l'homme i partir duquel s'6tablit la relation i son Dieu. Simmel pose de manibre forte l'id6e de l'immanence fondamentale de la religiosit6,

OLa religiosit6 ne provient pas de la religion, la religiosit6 n'est pas un 616- ment qui viendrait s'ajouter a l'autonomie des actes et du v6cu, qui serait d'une autre nature, mais elle les pr6chde sub specie religionis .

Une telle immanence de la religiosit6 assure son imbrication avec d'autres contenus de la vie car,

<< Si l'on veut que la religiosit6 sp6cifique en nous apparaisse dans une relation int6rieure avec la vie pratique ext6rieure, c'est que cette dernibre contient d6ja la source d'un d6veloppement religieux. Il y a en effet d'innombrables relations entre les hommes, dont les aspects affectifs, sans abandonner le domaine empirique, ont une coloration que l'on ne peut que qualifier de religieuse O (29).

(28) G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsychologischer Mono- graphien, op. cit., 77-78.

(29) G. SIMMEL, Rembrandt, 1916, Circ6, Saulxures, 1994, p. 186.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

La religiosit6 est Oun ml61ange de d6vouement et de vie propre, d'humilit6 et de hauteur, de

proximit6 chaleureuse et sensuelle et de timidit6 distante, de confiance et de tra- hison, qui fait partie du concept de l'essence du religieux. (...). Ces 61iments affectifs sont les vecteurs psychiques de la cr6ation, de la cr6dulit6, des conduites religieuses, d~s qu'ils cessent de se rattacher au substrat de ces relations empiri- ques pour cr6er leur objet propre, i pr6sent dans l'au-deli : le ou les dieux. Des sentiments et des impulsions religieuses se d6veloppent dans tout le champ de la vie empirique comme ses forces immanentes >. Ce passage, s'il est important pour la conception de la religiosit6, montre

6galement comment Simmel congoit le travail sociologique et la relation qu'il entretient n6cessairement avec la psychologie. Toute socialisation suppose des 6nergies subjectives, des motifs psychiques dont la sociologie devra tenir compte mais, et c'est 1t le point fondamental, elle n'est pas une psychologie car ce qui l'int6resse ce sont les formes qui r6sultent des liaisons entre les 616ments individuels. Toute socialisation module de tels contenus, il faut les comprendre comme des donn6es. Le but de la sociologie est done de d6crire les formes multiples et varides qui en r6sultent, elle

<(repose sur l'6tude de la r6alit6 objective de la socialisation m~me si celle-ci est port6e par des processus psychiques et souvent ne peut &tre d6crite qu'i travers eux O (30). La plasticitd de la religiositd en tant que disposition lui permet pr6cisdment

d'&tre form6e de multiples manibres, dans des liaisons proprement sociales ou encore selon son entdlchie dans la relation religieuse proprement dite.

SOCIALISATION ET SOCIOLOGIE FORMELLE DES GROUPES RELIGIEUX

Dans sa grande sociologie, Simmel s'intdresse au r61e de la religion i

plusieurs endroits oti elle sera observde en fonction de son incidence sur les socialisations. Dans le second chapitre consacrd au r61e du nombre par rapport aux socialisations, il signale l'existence de formes de socialisation religieuse qui reposent n6cessairement sur un petit nombre de membres. Les sectes chr6- tiennes qui se caractdrisent par un emploi du temps, des v~tements particuliers et l'expdrience subjective d'un rapport non m6diatis6 au Christ, ne peuvent concerner de grands nombres, puisque le lien entre les membres consiste prd- cisdment t se singulariser en formant un groupe en contraste avec de grands groupes. Seul l'isolement par rapport aux grands groupes auxquels ils recou- rent pour leurs besoins externes, permet t la secte d'etre consciente de sa diffdrence. Dans le cadre de sa sociologie formelle, les sectes illustrent l'im- portance du nombre rdduit de participants dans la constitution de certaines formes de socialisation ainsi que la relation rdciproque qui d6coule de cette formation avec des groupes plus importants. L'extension du christianisme g

(30) OG. SIMMEL, le problme de la sociologie >,, in O. RAMMSTEDT, P. WATIER, 6ds, G. Simmel et les Sciences Humaines, M6ridiens-Klincksieck, Paris, 1992, p. 39, traduction de Das Problem der Soziologie O chapitre 1 de G. SIMMEL >, Soziologie, Untersuchungen tiber die For- men der Vergesellschaftung >, in Gesamtausgabe 11, op. cit., p. 24.

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l'ensemble de la soci6t6 implique la transformation de sa forme sociologique et de son contenu spirituel.

Le troisiame chapitre consacr6 i la domination, aux relations entre sup6- riorit6 et subordination se servira t nouveau d'exemples emprunt6s A la reli- gion. La sociologie des religions, en 6tudiant les formes de subordination i la divinit6, doit tenir compte de deux figures principales correspondant t deux types d'organisation religieuse. Les premieres considbrent Dieu comme le symbole et la sanctification de leur unit6, qui pr6chde la sanctification, alors que les secondes (dont le christianisme) passent au pr6alable par une repr6- sentation de la divinit6 et une relation individuelle B la divinit6, les deux 616ments construisant l'unit6 du groupe. La subordination t la divinit6 n'est pas du meme type lorsqu'elle suppose un lien pr6alable entre individus ou qu'au contraire cette liaison des uns aux autres d6coule du rapport individuel que chacun entretient avec la divinit6. La repr6sentation collective ne sacralise pas l'unit6 du groupe, elle concerne en premier la relation de chacun a la divinit6 elle-m~me. La conception individuelle et commune est la cause de l'unit6, alors que dans l'autre cas la subordination est le r6sultat d'une pr6a- lable existence organique du groupe en tant que tel. II faut done distinguer entre les organisations religieuses qui se surimposent i des liens communau- taires, en g6n6ral les soci6t6s primitives, et les organisations religieuses qui, comme cela est le cas pour les juifs et les chr6tiens, deviennent des commu- naut6s croyantes de par la relation individuelle, le pacte qui lie chacun des membres i la divinit6. La relation contractuelle commune t Jehova que les juifs partagent imm6diatement, chacun en particulier, est ressentie comme la force et le sens de l'appartenance nationale (31). Les organisations religieuses sont ici pr6sent6es comme des exemples de socialisation auxquelles on peut appliquer les cat6gories du nombre ou de la subordination; le contenu reli- gieux y est vu sous l'angle des mises en formes sociales sans que l'essence du religieux n'y soit trait6e sp6cifiquement.

Le chapitre VI est consacr6 i l'entrecroisement des cercles sociaux; on en trouve une premiere 6bauche dans la diff6renciation sociale de 1890, sans toutefois que la religion y soit trait6e avec autant d'ampleur qu'en 1908. Le sch6ma g6n6ral de ce chapitre est le suivant, les soci6t6s passent d'une int6- gration d'un individu i un groupe qui d6finit strictement toutes les autres affiliations, i un module oii l'individu est socialis6 dans des cercles sociaux entrecrois6s, cet entrecroisement favorisant un d6veloppement de l'indlividua- lit6 et la mise en place d'une personnalit6 i multiples facettes, dont chacune correspond i un cercle particulier. Ce chapitre d6crit l'6mergence d'une per- sonnalit6 pour qui les grandes associations deviennent de plus en plus diffi- ciles t supporter puisqu'6videmment c'est alors ce qui est commun et non ce qui est particulier qui est mis en avant.

C'est dans ce cadre g6n6ral que Simmel expose le r61e de la religion dis qu'elle a 6t6 6mnancip6e de ses liens raciaux, nationaux ou locaux. Histori- quement la religion correspond t deux formes sociologiques: l'une oi l'en- semble des liens sociaux n6cessite une croyance commune, oii la divinit6 correspond i l'ensemble des int6r&ts politiques et sociaux du groupe, et l'autre

(31) G. SIMMEL, << Soziologie, Untersuchungen tiber die Formen der Vergesellschaftung >>, in Gesamtausgabe 11, op. cit., p. 169.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

oh le pouvoir de la religion et des motifs religieux est illustr6 par l'ind6pen- dance vis-h-vis de toute autre appartenance. Dans ce second cas, la forme religieuse est avant tout li6e h l'individualisme, la religion repose sur l'ime individuelle et responsable. Le christianisme est en ce sens une religion in- dividualiste, ce qui explique sa capacit6 h se diffuser au-delk de tout lien national, politique ou ethnique, le chr6tien portant en lui son appartenance religieuse, quels que soient les devoirs du groupe ou de la communaut6 ohi il se rend. Cette possibilit6 ne serait pas sans fortifier un sentiment de certitude et de confiance en soi (32).

Le christianisme participe ainsi au mouvement d'individualisation qui ca- ract6rise le d6veloppement ou l'6volution des soci6t6s.

Ainsi, et une fois encore, Simmel signale que le fait religieux peut 8tre abord6 sous un double angle de vue. En effet, la signification sociologique de la religion correspond i sa double relation a la vie: d'une part elle est situ6e face h tous les contenus de notre existence, elle est avant tout I'oppos6 et l'6quivalent de la vie, inaffect6e par ses int6r~ts et mouvements s6culiers, et d'autre part elle prend place parmi les segments de cette vie, dont elle s'6tait d'abord s6par6e, et devient un 616ment de la multitude des relations. L'approche purement sociologique 6tudiera les cons6quences sur les sociali- sations de leur constitution religieuse.

Du point de vue formel, il est bien entendu significatif que l'6mergence des fonctions sacerdotales soit h l'origine de l'6mergence d'un cercle social. Certes, ces fonctions diffbrent d'une religion t une autre, mais les relations entre pr~tres et croyants impliquent des rapports formels qui ne sont pas sans pr6senter une homologie formelle ou de structure, et l'on peut parler d'une position commune des pr~tres h l'int6rieur du groupe, pour ainsi dire compa- rable h celle des nobles, des guerriers, des travailleurs. II en d6coule une solidarit6 d'int6r&t, une conscience de soi, ein Sich-Verstehen, une conduite commune, qui permettent de surmonter l'antagonisme entre pr~tres catholiques et pasteurs. Le pr~tre, ou mieux le groupe de pr~tres, est situ6 h une coupe transversale, ot l'appartenance h un groupement national, confessionnel, se croise avec le groupement de tous les pr~tres, dont les caract6ristiques sont h la fois sociologiques et 6thiques m6taphysiques. Sociologiques puisque dif- f6rentes des laics, 6thiques m6taphysiques, car quelles que soient les diff6- rences de contenus spirituels, l'importance accord6e h de telles croyances est un point commun h tous ces groupes. Chaque pr~tre se trouve done pris dans une relation formelle qui h la fois le rend comparable h d'autres pretres, le distingue des laics, et, quels que soient les points communs avec les pr~tres d'autres religions, le distingue 6galement de ceux-ci (33).

Toujours en relation avec des fonctions sociales, il faut 6galement souli- gner que la sphere religieuse 6tablit une division du travail qui, grace a l'or- dination, r6sout la d61icate question entre fonctions objectives a remplir et qualit6s personnelles pour les remplir. Puisque la division du travail oblige

(32) <das Bewultsein des Christen, daB er die Zugehirigkeit zur seiner Kirche in jede beliebige Gemeinschaft mitnimmt >>. G. SIMMEL, << Soziologie, Untersuchungen uiber die Formen der Vergesellschaftung >>, in Gesamtausgabe 11, op. cit., p. 481.

(33) G. SIMMEL, << Soziologie, Untersuchungen uiber die Formen der Vergesellschaftung >>, in Gesamtausgabe 11, op. cit., p. 485.

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Ssl61ectionner les individus pour diff6rentes tiches, s6lection qui doit tenir compte des 616ments personnels et objectifs, il est int6ressant de voir la so- lution particulibre que la religion apporte a ce problkme. Le candidat a la pretrise regoit un esprit r6el dont il est le repr6sentant,

<<l'ordination cr6e l'esprit qu'elle confrre et les qualifications sp6cifiques pour la tache i laquelle elle d61kgue. C'est cette relation qu'exprime le proverbe "wem Gott ein Amt gibt, dem gibt er auch den Verstand dazu". (celui B qui dieu donne une fonction, il lui donne 6galement I cette fin l'esprit); elle est id6alement ac- complie dans l'ordination du pr~tre > (34). L'ordination est I'invention d'une forme de socialisation par laquelle les

contradictions entre qualit6s personnelles et fonctions objectives sont r6solues. II serait bien entendu tout a fait pertinent, mais Simmel ne le fait pas, de voir comment cette production religieuse a pu en retour &tre reprise dans le cadre d'autres ordinations, purement sociales celles-la.

LA SITUATION RELIGIEUSE

Si Simmel analyse des fonctions religieuses de manibre sociologique, il ne r6duit la religion ni a une illusion, ni a son caractbre anthropologique.

Pour donner le ton de l'approche de Simmel, il doit etre clair qu'il ne se range pas sous la bannibre de la conception propre a l'Aufkldirung pour qui la personnalit6 du principe divin <<apporte la preuve que la religion, ne serait que la divinisation (d6ification) de l'humain (35) >. Comme il le pr6cisera dans Le Probl~me de la situation religieuse de notre temps (36), I'Aufklirung ne retire a la religion que son vetement, non sa vie, l'61an religieux survit a la crise de la transmission, de m~me qu'il r6siste a toute critique des religions 6tablies. Et s'il peut y r6sister, c'est parce qu'en deSa des contenus cristallis6s dans les dogmes, la religiosit6 immanente est a la fois un fait et une fonction de l'esprit humain. C'est sans doute dans ces travaux d'interpr6tation de l'ac- tualit6 qu'apparait au mieux sa position d'observateur participant et que s'ap- plique cette phrase de Troelsch: << Simmel est un enfant et un enfant git6 de la modernit6 avec toutes ses terribles maladies et faiblessesO (37).

A c6t6 de ces deux premieres manibres d'envisager le religieux, comme cat6gorie formative trbs g6n6rale, d'une part, et sous l'aspect des relations interhumaines, du rapport a la nature et au sort, de l'autre, il y a place pour des r6flexions plus g6n6rales que je nommerai de philosophie sociale, ou de philosophie de la culture. Simmel y tentera une mise en perspective de la

(34) G. SIMMEL, Die Religion, Die Gesellschaft, Sammlung sozialpsychologischer Mono- graphien, op. cit., 61-62.

(35) G. SIMMEL, Die Personlichkeit Gottes, in Philosophische Kultur. Gesammelte Essais, Leipzig : W. Klinkhardt, 1911, p. 209.

(36) G. SIMMEL, << Le Problbme de la situation religieuse >>, in Philosophie de la modernit6, T. II, Paris, Payot, 1990, 165-186, (introduction et traduction: J.-L. Veillard-Baron).

(37) << Simmel ist ein Kind und Liebling der Moderne mit allem ihren furchtbaren Krank- heiten und Schwlichen >>. E. TROELSCH, Der Historismus und seine Problhme, Vol. 1 : Das lo- gische Problem der Geschichtphilosophie, J.B.C. Mohr, (Paul Siebeck), Tiibingen, 1922, nouvelle 6dition de l'original, Scientia Aaleen, 1961, s.l. p. 593.

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SIMMEL, RELIGION ET SOCIOLOGIE DE LA RELIGION

conjoncture et je retiendrai deux textes, La Situation religieuse de notre temps, les ann6es 1900, et Le Conflit de la culture moderne (38). Dans ces textes, qu'on pourrait qualifier de diagnostic du pr6sent, pour reprendre un terme d'Habermas t propos de Simmel, il reprend la question de la religion sous l'aspect des relations entre vie et forme, n6cessit6 pour la vie de se couler dans des formes, et en m~me temps description d'un d6sint6r~t pour les re- ligions institu6es. Cette d6saffection vis-a-vis des institutions religieuses tra- ditionnelles touche, d'aprbs Simmel, surtout les couches les plus cultiv6es, int6ress6es par la mystique. La religiosit6 n'est plus canalis6e par les grandes formations religieuses, de m~me que d'autres 616ments de la vie se d6tachent de modes d'organisation sociale qui semblent vid6s de leur contenu. Cepen- dant, pas plus que la d6saffection vis-a-vis des formes traditionnelles de ma- riage, et Simmel note que c'est surtout le cas pour les femmes, ne touche cette disposition de l'ame t ne faire qu'un avec l'autre, disposition empreinte de religiosit6, pas plus la disposition religieuse ne peut 8tre 61imin6e, quel que soit le rapport des individus aux 6glises institudes. Selon lui, la situation de l'homme moderne le conduit t chercher une conciliation des divers aspects d6sarticulds de l'existence dans la religion, mais, s'il refuse pour partie les religions institu6es, c'est parce que ces dernibres assurent cette r6conciliation hors du mouvement de la vie, alors que l'homme moderne rechercherait Oau milieu m~me de ces contrastes et de cette agitation perp6tuelle, la dl61ivrance et la conciliation>> (39).

Je ne crois pas surinterpr6ter en disant que les dogmes et les valeurs re- ligieuses intangibles apparaissent comme des obstacles A cette immersion pr6a- lable du contenu religieux dans la vie, dans l'61an vital. Et c'est alors contre eux que <l'ame veut affirmer sa disposition t croire, alors qu'elle a perdu la foi dans tous les contenus d6termins>> (40). Une telle remarque est sans doute suggestive pour notre temps ot il semble, a en croire de bons auteurs, que l'6motion religieuse est t l'ordre du jour, et que comme a l'6poque <<les formes religieuses existantes sont s6par6es et rejet6es par la vie religieuse int6rieure, sans qu'elles puissent 8tre remplac6es par de nouvelles formes; car ici comme ailleurs na"it la repr6sentation que cette vie pourrait s'exprimer en g6n6ral sans formes dot6es de significations et de droits de cr6ance ob- jectifs, et en laissant s'6couler une force qui explose de l'int6rieur >. Cepen- dant, une telle situation qui exprime pour le domaine religieux la trag6die de la culture, le rapport de la vie t des formes, le fait que la vie doive se couler dans des formes, n'est peut-8tre que transitoire, car la vie, quoi qu'elle en ait, est condamn6e t se couler dans des formes.

Le rapport A la mystique qui, selon Simmel, caract6rise son temps, no- tamment les couches cultiv6es, prend tout son sel si l'on se souvient des conversations de Marianne et Max Weber: le soir tombe sur le Neckar et Weber aprbs avoir demand6 t sa femme si elle se consid6rait comme mystique,

(38) G. SIMMEL, OLe Conflit de la culture moderneO>>, in Philosophie de la modernit6, Paris, Payot, 1990, 229-260.

(39) G. SIMMEL, OLa Religion et les contrastes de la vie>>, in Milanges de philosophie relativiste, Paris, Alcan 1912, p. 165.

(40) G. SIMMEL, OLe Conflit de la culture moderne >>, op. cit., 256-257.

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ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS

et entendu sa r6ponse n6gative, prend le contre-pied et affirme se consid6rer comme tel: OEs konnte sogar sein, dass ich einer bin >> (41).

La religion est une manibre de former l'exp6rience humaine, de m~me que l'art, la culture, la philosophie ou les relations sociales; chacun de ces domaines isole et sublime des 616lments particuliers pour les transformer en un cosmos de valeurs et de pratiques qui se distinguent alors des autres, bien que d'autres 616ments fassent toujours partie de leur composition finale, mais n'y jouent qu'en contrepoint ou que le r61e attribu6 B des personnages se- condaires. La pi6t6 ou la d6votion pr6sentes comme sentiment dans la vie sociale ne deviennent religion, comme l'a bien vu Troelsch, Oqu'avec l'au- tonomisation de l'l616ment immat6riel et religieux que contient ce senti- ment>> (42). La religiosit6 comme fonction de l'ame est alors un invariant anthropologique qui donnera lieu, suivant les moments et les circonstances, i des mises en forme aussi diverses que possibles.

En conclusion, je dirai que la religiosit6 telle que l'entend Simmel renvoie A l'autre 6tat d6crit par Robert Musil, ces 6tats non ratioi'des qui impliquent ravissement et extase, d6vouement et remise de soi, 6tats empreints de reli- giosit6 mais non n6cessairement 61abor6s religieusement.

Patrick WATIER Laboratoire de sociologie de la culture

europdenne CNRS-Universitd des Sciences humaines. Strasbourg II

(41) Eduard BAUMGARTEN, Max Weber, Werk und Person, Tiibingen, 1964, p. 677. (42) Ernst TROELSCH, Religion, 6conomie et soci6t6, in Protestantisme et modernitd, Paris,

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Rdsumrn

L'article se propose, en tenant compte du ddveloppement des 6tudes sim- meliennes, de saisir les relations entre sociologie pure du phinomkne religieux et analyse de la catigorie religieuse comme cadre gdniral de formation de la rdalit6. Une premiire partie rappelle les grands themes de la sociologie pure de Simmel. La seconde partie pricise les itapes qui menent g la monographie de 1906 puis commente l'idde centrale de Die Religion : la religion est la mise en forme d'une religiositd diffuse prdsente dans de nombreuses manifestations ou relations sociales, qui ne sont pas ai strictement parler religieuses. Une approche de certains phinomenes sociaux en terme de religiosit&, I'dtude des conditions du passage de la religiositd diffuse t la religion, I'approche enfin des analyses par Simmel de la situation religieuse de son temps completent le tableau et illustrent l'intiret d'un nouveau regard critique des sociologues des religions sur une

oeuvre encore trop miconnue.

Abstract

The purpose of this article, in view of the development of research work on Simmel, is to give an understanding of the relationship between the sociology of the religious phenomenon and the analysis of religion as a category, consi- dered as a general pattern in the shaping of reality. The first part recalls the

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ARCHIVES DE SCIENCES SOCIALES DES RELIGIONS

main themes of Simmel's pure sociology. The second part specifies the stages leading to his 1906 monography and comments on the main ideas of his work <<Die Religion>>. Religion is the framework of a diffuse religiosity found in many events or social relations, which are not strictly speaking religious. Ap- proaching certain social occurrences from the point of view of religiosity, stu- dying the way a diffuse religiosity blends into religion, Simmel's analysis of the religious environment of his time gives a final touch to the survey and proves the interest of a new critical outlook from sociologists, specialized in the religious field, on Simmel's work, not yet estimated at its true value.

Restimen

El articulo se propone, teniendo en cuenta el desarrollo de los estudios simmelianos, la comprensidn de las relaciones entre la sociologia pura de los fendmenos religiosos y el andlisis de la categoria religiosa como marco general de la formacidn de la realidad. En la primera parte se traen a colacidn los grandes temas de la sociologia pura de Simmel. La segunda parte precisa las etapas que conducen a la monograffa de 1906 y comenta la idea central de Die Religion: la religidn es la formalizacidn de una religiosidad difusa pre- sente en numerosas manifestaciones o relaciones sociales las cuales no son, en sentido estricto, religiosas. Un acercamiento a ciertos fen6menos sociales en tirminos de religiosidad, andlisis de Simmel de la situacidn religiosa de su tiempo, completan el cuadro e ilustran el interds de una conection, nueva mi- rada critica, por parte de los socidlogos de las religiones, sobre una obra poco conocida adn.

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