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1, avenue de Ségur 75007 ParisDiffusion : Les Belles LettresISBN : 978-2-35096-104-0Réalisation : Les Prairies ordinaires Révision du manuscrit : Marianne Narboni et Louise GuilbaudCouverture : conception graphique originale : gr20ParisImpression : Pulsio

© 2015, Les Prairies ordinaires

collection dirigée par Emmanuel Burdeau

Ouvrage publié avec le concours de la région Île-de-France

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GAME OF THRONESSÉRIE NOIRE

L e S P R a I R I e S o R D I N a I R e S cOllEcTION « cINÉMA »

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Au-delà du réelWilliam Blanc

Le succès planétaire du cycle A Song of Ice and Fire puis de Game of Thrones, s’explique, pour nombre d’analystes, par le côté réaliste de ces œuvres, comme le formule très bien en avril 2014 le profes-seur de géopolitique Yann Roche dans un article écrit pour le site du magazine québécois L’Actualité :

« Les Sept Royaumes décrits avec précision dans l’œuvre de Martin font immanquablement penser à la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien, mais il semble que la popularité de cet univers ait déjà dépassé celle du monde des Elfes, des Hobbits et des Orcs. Pourquoi ? Parce que même si la magie, les dragons et les morts-vivants y sont présents, le monde de Game of Thrones est bien plus réaliste. Il s’inspire de l’histoire médiévale de l’Angleterre et de l’Europe, et chacun des différents royaumes est à la fois exotique et très familier. On y retrouve l’Écosse, l’Angleterre, Byzance, les Vikings, les Arabes et les cavaliers mongols, tous mêlés à des intri-gues politiques et commerciales, de même qu’à des guerres de succession, et à une réflexion sur le pouvoir… qui trouve des échos dans notre monde moderne et dans sa géopolitique. [...] L’une des raisons du succès de Game of Thrones est son réalisme, de même que sa capacité à nous faire découvrir, dans un univers imaginaire, des échos de notre histoire et de notre présent. L’œuvre de George R.R. Martin fait aussi preuve d’une absence de manichéisme qui touche bon nombre de gens, lassés d’histoires pleines de person-nages caricaturaux, intégralement bons ou méchants. Comme dans la vraie vie, les habitants de Westeros ont leurs qualités et leurs défauts. » (Souligné par nous)

Nous pourrions mobiliser d’autres exemples, où l’on se plaît notamment à comparer le conflit scandant les pages de A Song of

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Ice and Fire à la guerre des Deux-Roses qui a ensanglanté l’An-gleterre au xve siècle. Néanmoins, le propos de Yann Roche nous semble parfaitement résumer l’idée que l’univers développé par G.R.R. Martin s’inspire de notre Moyen Âge et qu’il est, de par cela, moins imaginaire et bien plus réaliste, et, pour le dire plus clairement, plus adulte, que le reste du genre littéraire, la fantasy, dont il est issu. Est ici explicitement pointé du doigt l’univers de J.R.R. Tolkien, référence du genre, auteur du Seigneur des Anneaux paru en 1�54 et 1�55. Loin de mesurer la capacité de A Song of Ice and Fire de coller au réel, cette opposition relève d’autres enjeux qui interrogent notre rapport à la fantasy, à la fiction et, plus large-ment, aux représentations du passé.

la fantasy, un genre sans lien avec le réel ?

Il est tout d’abord étonnant d’applaudir au réalisme d’une saga dont le principal propos est de narrer le retour de la magie dans un monde qui en avait perdu l’usage. Anne Besson a parfaitement montré que la fantasy – de Tolkien jusqu’au Kaamelott d’Alexandre Astier – s’apparente aux mythes en cela qu’il raconte le réen-chantement d’un monde, qui prend généralement la forme d’une apocalypse suivie d’un rétablissement de l’ordre ancien. A Song of Ice and Fire n’échappe pas à cette caractéristique, et, comme l’an-nonce son titre – Une Chanson de glace et de feu –, la rencontre de la magie venue du Nord (les Marcheurs blancs amenant l’hiver, donc la glace) et celle du Sud (les dragons crachant le feu) promet la destruction d’une société mal en point et sa régénération. Si l’hiver approche, c’est pour mieux amener le printemps.

D’ailleurs, il serait faux de croire que la fantasy serait un genre bovaryste dont le seul but serait d’échapper au réel. Elle peut être au contraire un moyen de dire l’indicible, l’extra-ordi-

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naire, vécu dans des situations bien réelles. J.R.R. Tolkien a ainsi écrit La Chute de Gondolin, sa première nouvelle complète se déroulant dans l’univers du Seigneur des Anneaux en 1�1�, alors qu’il se remet à l’hôpital d’une fièvre contractée pendant l’offensive de la Somme de 1�16. Une lecture attentive permet d’entrevoir, derrière les hordes d’Orcs, créatures nées de la boue, attaquant la blanche cité elfique de Gondolin, une allu-sion aux rudes combats des tranchées auxquels le jeune auteur – il n’a que vingt-quatre ans – vient d’assister. Les monstres de métal vomissant des Orcs sont pour lui autant d’allusions à une modernité industrielle devenue folle, transformant la guerre en une gigantesque et absurde boucherie. Cette brutalité, inédite en Europe occidentale en ce début du xxe siècle – notamment en Angleterre qui n’a pas mené de conflit européen depuis plus d’un demi-siècle –, oblige Tolkien, comme l’a noté le journaliste John Garth, à passer par le langage, par la métaphore de la fantasy pour dire le réel.

A contrario, placer la fantasy dans un cadre historique ne la rapproche pas nécessairement du réel. La seconde moitié du xxe siècle a vu par exemple nombre d’auteurs comme Rosemary Sutclif f s’ingénier à mettre en scène la geste du roi de Bretagne aux ve-vie siècles, époque où il est censé avoir vécu. Or, Marc Rolland a bien montré que ce procédé permet-tait surtout de se libérer du carcan de la légende arthurienne classique, notamment comme elle avait été fixée au xixe siècle dans les poèmes de Lord Tennyson. En plaçant l’action en un temps avare de sources et donc mal connu des historiens, les écrivains néo-arthuriens bénéficiaient d’un espace de liberté leur permettant de distinguer leur interprétation de la légende de celle de leurs aînés.

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le réalisme, oui, mais face aux autres

Affirmer que l’univers de G.R.R. Martin se différencie de celui de Tolkien parce qu’il s’inspirerait « de l’histoire médiévale de l’An-gleterre et de l’Europe », c’est oublier un peu vite que le second était un grand connaisseur du Moyen Âge et de sa littérature qu’il enseignait à Oxford. Nombre des éléments de l’univers qu’il a créé sont basés sur des personnages historiques. À titre d’exemple, citons le peuple des Rohirrims dont les us et la langue ont été largement inspirés par les peuples anglo-saxons du ve au xie siècles. Tolkien n’a pas hésité à mettre dans la bouche de ses personnages imaginaires de grands poèmes écrits en vieil anglais comme The Wanderer (Le Vagabond) écrit au xe siècle ou Beowulf, qu’il a par ailleurs traduit et étudié. Il n’a pourtant jamais mis en avant ces éléments, pas plus que ses lecteurs des années 50 ou 60 ne se sont ingéniés à applaudir à ces références savantes comme autant de signes de la proximité de la Terre du Milieu avec le réel.

Le contraste avec la célébration du réalisme du cycle de G.R.R. Martin est d’autant plus grand que ce dernier est bien moins familier avec le Moyen Âge que son prédécesseur. Au fil des interviews, il n’évoque quasiment pas de nom d’historiens ni de titre de livres d’his-toire qui l’auraient inspiré. Il doit surtout sa connaissance de l’époque médiévale à des romans historiques, comme Les Rois maudits écrit par Maurice Druon entre 1�55 et 1��� et mettant en scène la fin de la dynastie capétienne au xive siècle. Or, cette influence plusieurs fois revendiquée transparaît peu dans A Song of Ice and Fire. En fait, une lecture attentive du cycle montre que Martin puise surtout ses références dans la fantasy elle-même. Citons à titre d’exemple les Targaryens dompteurs de dragons et rois déchus, directement inspirés des Melnibonéens de Michael Moorcock, venus de la péninsule de Valyria détruite par un cataclysme dont le nom n’est pas sans rappeler l’île de Valusia – qui, elle aussi, finira en partie sous

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les eaux – où se déroulaient les aventures du roi Kull créé au début des années 30 par l’auteur américain Robert E. Howard.

En fin de compte, en se revendiquant d’une proximité avec le réel historique, G.R.R. Martin affirme surtout sa singularité face à d’autres auteurs de fantasy, comme le montre cet extrait d’une interview donnée au Times Entertainment en avril 2011.

« Je lisais beaucoup de romans historiques. Et le contraste entre ce genre et la plupart de la fantasy à l’époque [où a été écrit A Song of Ice and Fire (NdA)] était dramatique, car beaucoup d’imita-teurs de Tolkien ont mis en place un décor quasi-médiéval, mais il s’agissait d’un Moyen Âge digne de Disneyland. Vous voyez, ils ont des glands [d’ornement (NdA)], des seigneurs et d’autres choses comme ça, mais ils ne semblent pas réellement montrer à quoi ressemblait le Moyen Âge. [...]

Les mauvais auteurs [de fantasy] s’inspirent des structures sociales du Moyen Âge [...] mais ils ne semblent pas réaliser ce que cela signifie. Ils écrivent des scènes dans lesquelles la jeune paysanne courageuse gronde le méchant prince. [Dans la réalité] le méchant prince l’aurait violée. Il l’aurait mise aux fers et aurait ordonné qu’on lui jette des ordures dessus. Je veux dire que les conditions sociales dans des endroits comme ceux-là étaient dures. Elles avaient des conséquences. Et les gens étaient élevés depuis l’enfance dans le respect [...] des devoirs et les privilèges de leur classe. C’était toujours une source de tensions lorsque quelqu’un sortait de sa condition. Et j’ai essayé de refléter cela. »

G.R.R. Martin agit, donc, exactement comme les auteurs de roman néo-arthurien dont nous avons déjà parlé. Infuser dans son cycle romanesque des éléments de réalité médiévale ne revient pas à proposer une recréation du Moyen Âge, mais à se libérer d’un carcan établi par la génération précédente d’auteurs.

L’histoire de la fantasy, comme de nombreux genres d’arts populaires (pensons par exemple au western) peut en effet se lire

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comme une répétition de conflits de générations. Le genre lui-même est né à la fin du xixe siècle du besoin de William Morris, auteur proche des courants socialistes révolutionnaires, de pouvoir écrire une légende arthurienne délivrée de l’image réactionnaire qu’en avait donnée Tennyson. Une opposition similaire se rejoue aux États-Unis à la fin des années �0.

En 1��� sortent en effet les deux premiers tomes des Chroniques de Thomas Covenant de Stephen R. Donaldson et du cycle de Shannara de Terry Brooks, deux œuvres à très grand succès forte-ment influencées par Tolkien qui mettent effectivement en scène un « Moyen Âge digne de Disneyland » où de jeunes héros – générale-ment des descendants oubliés d’une grande lignée royale – finissent toujours par triompher du mal. Pour autant, l’auteur du Seigneur des anneaux n’inspire pas que de pâles copies. Son cycle fait l’objet, dès les années soixante, d’une lecture écologiste et critique de la modernité industrielle. La même année que la publication de Shannara, le cinéaste Ralph Bakshi réalise ainsi le dessin animé Wizards (en français Les Sorciers de la guerre) situé dans un monde post-apocalytique où, après un holocauste nucléaire, la magie est revenue. Mais celle-ci menace de nouveau de s’éteindre lorsqu’un sorcier, Blackwolf (qui fait écho au Sauron de Tolkien) utilise une technologie oubliée – en fait, des films de propagande du IIIe Reich – pour transformer des populations de mutants en soldats fanati-ques. Comme dans La Chute de Gondolin, l’abus technologique entraîne une déshumanisation du monde et sa destruction.

G.R.R. Martin s’inscrit dans cette lignée et refuse de promou-voir une fantasy escapiste. Il envisage plutôt le genre comme un art de subversion. Mais son propos est-il pour autant plus vrai-semblable que celui de Terry Brooks ? Certes, le Moyen Âge était une époque dure, mais elle n’était pas dépourvue de lois et les princes n’étaient pas autorisés à violer des paysannes au détour d’un bois. De même, l’ascension sociale était possible, notamment

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via l’Église. Plus largement, le xxe siècle a vu certainement plus de conflits de masse, entraînant la mort de millions d’hommes et de femmes, que l’ensemble du Moyen Âge occidental. Aussi, il faut plutôt analyser la revendication de coller à une certaine réalité historique comme un moyen de distinguer son cycle de ceux de Terry Brooks ou de Stephen R. Donaldson et comme une volonté de renouvellement – dix ans après eux – du genre, exactement comme le western spaghetti puis révisionniste s’est proposé, dans les années 60 et �0, de déconstruire l’Ouest mythique pour mieux en appeler à sa renaissance.

Le premier tome de A Song of Ice and Fire est à ce titre symp-tomatique. La fantasy peut, en effet, se diviser en deux grands courants incarnés par deux modèles héroïques. L’un, venu d’An-gleterre et dont Tolkien constitue le parfait représentant, met en scène, dans le prolongement du récit arthurien, le retour d’un roi chevaleresque sur son trône, le rétablissement d’un ordre ancien oublié. L’autre, venu des États-Unis, raconte au contraire les aven-tures picaresques et l’ascension jusqu’au trône d’un homme parti de rien, sorte de cow-boy self-made-man en cotte de mailles dont les héros de R.E. Howard – Kull ou Conan – constituent les modèles. Or, G.R.R. Martin se plaît, dès le début de son cycle, à faire mourir – Yann Boudier parle de « sacrifice métalittéraire » – dans des circonstances peu glorieuses les deux personnages qui auraient pu incarner ces archétypes, Eddard Stark (le chevalier vertueux) et Khal Drogo (le barbare).

La mort de ce dernier sert même doublement à Martin. Tout d’abord, elle lui permet d’adresser un avertissement aux lecteurs habitués à la fantasy afin qu’ils comprennent que son œuvre se démarque du reste du genre. Mais elle est également un signe en direction d’un public féru d’Histoire et peu familier avec la littéra-ture féerique. Drogo, chef d’une vaste tribu de cavaliers nomades, meurt en effet exactement comme Attila, qui a régné sur l’empire

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des Huns au ve siècle. Nombre de références historiques qui parsè-ment le cycle, telle la ressemblance entre le Mur défendu par la Garde de Nuit (Night’s Watch) et le mur d’Hadrien construit par les Romains au iie siècle de notre ère pour protéger le sud de la Bretagne contre les raids pictes, apparaissent comme autant de procédés visant à expliquer que le monde de A Song of Ice and Fire ne s’inscrit pas dans une tradition de merveilleux ou de conte de fée où des princes combattent des dragons, mais dans un contexte appuyé sur de solides connaissances historiques. Cette stratégie de légitimation, que Myriam White-Le Goff avait déjà remarquée chez d’autres auteurs de fantasy, notamment David Eddings auteur du cycle La Belgariade (1��2), permet surtout à G.R.R. Martin d’at-tirer à lui un public nouveau, qui pouvait regarder – à tort – la fantasy comme un genre mineur ou enfantin.

Moyen Âge de lumière, Moyen Âge de la boue

Dans son essai Du conte de fée (On Fairy Tales, 1�3�) Tolkien assigne trois buts à la fantasy : le rétablissement, l’évasion, la consolation, trois choses dont les adultes ont, affirme-t-il, plus besoin que les enfants. Or, pour que cela opère, il faut que le lecteur puisse faire preuve de « créance secondaire » qui ne peut advenir que si l’œuvre qu’il lit a pour toile de fond un monde (« secondaire » lui aussi) suffi-samment tangible – terme plus approprié que « réaliste » – pour lui permettre d’y entrer de plain-pied. C’est pour cela que, rapidement, la plupart des œuvres de fantasy ont adjoint en annexes des cartes montrant l’univers où se déroulaient les aventures de leur héros. Le générique de la série télévisée montrant une vue aérienne et animée des continents Westeros et Essos en est le parfait exemple, entraînant d’emblée les spectateurs dans un univers perçu comme un ensemble constitué et complexe.

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Mais, pour que les mondes secondaires opèrent, encore faut-il plonger le lecteur dans un univers qui soit à la fois nouveau et fami-lier, étrange et proche. Le Moyen Âge remplit parfaitement cette fonction, et ce dès le début de la fantasy, car il est perçu, depuis le xixe siècle, comme l’enfance des sociétés industrielles. Vu comme un miroir inversé, il incarne soit, pour les laudateurs du progrès un âge obscur et superstitieux dont il faut s’éloigner ou, pour les contempteurs de la modernité un temps d’âge d’or qu’il faudrait retrouver. En fonction des époques, des pays, des opinions poli-tiques ou philosophiques, l’une ou l’autre des visions domine. Le cinéma populaire américain a ainsi proposé, dans les années 50, une représentation dorée du Moyen Âge avec Ivanhoé, Les Chevaliers de la Table ronde et Les Aventures de Quentin Durward, trilogie de Richard Thorpe réalisée entre 1�52 et 1�55 pour la MGM. Mais, dès les années 60, et sensiblement au même moment que les westerns, le Moyen Âge au cinéma s’assombrit. Le phénomène culmine avec Excalibur de John Boorman en 1��1 qui commence avec la mise en scène d’un Moyen Âge sombre, décrit comme une époque de guerre où les hommes, couverts d’armures rouillées et portant des casques d’animaux, combattent dans la boue. Vient alors le règne du roi Arthur. D’un coup, les décors changent, la brume et le ciel couvert font place aux jours ensoleillés et à la lumière, les cottes de mailles sales à des armures brillantes et chromées, la boue aux couloirs de marbre de Camelot. Les manœuvres de Morgan et de Mordred replongent hélas le royaume dans la violence. Nouveau changement de ton. La brume revient, la lumière se fait chiche, les armures rouillent de nouveau... en fin de compte, le règne d’Ar-thur apparaît comme une parenthèse civilisée dans un Moyen Âge sombre, brutal et sale, un moment de rêve, de maturité, dans une enfance tumultueuse.

Après Excalibur, et encore plus après la version cinématogra-phique du Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud, qui fait lui aussi

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la part belle au Moyen Âge sombre, temps des bûchers plus que temps des cathédrales, il est plus difficile de représenter l’époque médiévale – et son pendant imaginaire de la fantasy – comme pouvait le faire la MGM dans les années 50. Ainsi, si Terry Brooks et Stephen R. Donaldson peuvent encore mettre en scène un Moyen Âge doré au cours des années �0, ce n’est plus le cas à la fin des années �0. Tout comme, après Sergio Leone, l’Ouest imagi-naire ne pouvait s’imaginer sans cow-boy mal rasé et poussiéreux, la nouvelle fantasy proposée par A song of Ice and Fire se doit d’être boueuse et sanglante. Loin d’être réaliste, le Moyen Âge imagi-naire de Westeros s’inscrit ainsi dans des représentations très contemporaines, inspirées notamment par le cinéma, de l’époque médiévale.

l’illusion de réel, de Douglas Fairbanks aux jeux vidéo

On mesure mieux maintenant les enjeux de la célébration du réalisme, dans l’univers mis en scène par G.R.R. Martin. Si Sergio Leone avouait sans problème à Noël Simsolo au milieu des années �0 que « l’Ouest véritable n’a rien à voir avec le western. Je préfère mêler le jeu au documentaire », à notre époque, le réalisme – ou ce qui passe pour tel – est devenu un outil pour aider à rêver et à instaurer une « créance secondaire ».

Dès les années 20, Hollywood a eu la prétention de recréer à l’échelle 1:1 des décors médiévaux. Pour le film Robin des Bois réalisé par Allan Dwan et produit par Douglas Fairbanks en 1�22, un faux château a ainsi été construit à taille réelle, avec des tours culminant à près de trente mètres de haut, sur le Santa Monica Boulevard à Los Angeles. Fairbanks n’hésitait pas à affirmer que son Moyen Âge cinématographique pouvait être plus vrai que son

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pendant réel. Un chroniqueur du magazine de cinéma Mon Ciné pouvait ainsi noter, en 1�22 :

« La construction du château fort a coûté notamment 250 000 dollars. Il a fallu également faire fabriquer les armures des chevaliers [...]. L’artiste américain [Fairbanks], qui est à ses heures un spirituel humoriste, a déclaré : "Quand Robin Hood aura été tourné, je gagnerai une fortune en laissant rouiller tout ce stock de ferraille. Je le vendrai ensuite, pièce par pièce, à des amateurs d’antiquités, en leur affirmant que tout cela est authen-tique et descend réellement des Croisés." »

Derrière cette fanfaronnade dont Fairbanks était coutumier se cache une volonté d’affirmer la supériorité du tout jeune septième art – et particulièrement américain – sur toutes les autres formes de représentation du passé. Lui seul serait à même de pouvoir recréer le passé mieux que ne pourrait le faire le moindre discours d’archéologue, d’historien ou de philologue.

Ce phénomène va peu à peu se diffuser dans les parcs d’at-tractions, puis dans les musées, au point que, dans les années �0, Umberto Eco y a consacré quelques brefs articles – regroupés dans l’essai La Guerre du faux traduit en français en 1��5 – afin d’en pointer les dangers. Son analyse est simple : à force de trop vouloir donner l’impression au public de replonger dans le passé, à force « d’hyperréalisme », les concepteurs de reconstitutions grandeur nature ne permettent plus au spectateur de prendre avec elles la distance critique nécessaire. A contrario, pour rendre l’objet crédible, afin de donner l’impression au public de quitter le xxe siècle et de se retrouver dans le passé, il faut jouer avec ses préjugés, donc, créer un faux. Cette démarche est parfaitement explicitée par Harold Foster, auteur de 1�3� jusqu’à la fin des années �0 de la très populaire BD arthurienne Prince Valiant. S’il place les aventures des chevaliers de la Table ronde au ve siècle, il ne les représente pas moins habillé comme au xiie siècle afin de

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stimuler la créance de ses lecteurs dans son histoire, comme il l’explique dans une interview :

« Si j’avais dessiné [le roi Arthur] comme me l’avaient dépeint mes recherches, personne n’y aurait cru. Je ne peux pas dessiner le roi Arthur avec une barbe noire, vêtu de peaux d’ours mêlées à des bouts d’armures romaines [...] car ce n’est pas ainsi que se l’imaginent les gens. »

Certains jeux vidéo poussent aujourd’hui la logique encore plus loin et sont symptomatiques d’un besoin de créer un cadre « réaliste » dans lequel les joueurs vont pouvoir s’immerger et avoir l’impression de vivre des aventures dans le passé. La tendance va même en s’accélérant avec les progrès de la technologie 3D alors que les représentations graphiques se font de plus en plus figura-tives. Un article récent d’Helen Young, professeur à l’université de Sydney, montre d’ailleurs à quel point cette demande émane des joueurs eux-mêmes. Les concepteurs du jeu de fantasy Dragon Age ont, dès le début du jeu, revendiqué de s’être inspirés de l’An-gleterre médiévale pour créer leur univers ludique. Un problème est advenu lorsque certains utilisateurs ont critiqué, sur le forum Internet du jeu, l’absence de personnages de couleur. Si, pour se défendre, le principal concepteur du jeu David Gaider, a affirmé avoir voulu créer « un décor cohérent et [… non] refléter la diver-sité ethnique que l’on peut trouver dans notre modernité », le jour-naliste Chuck Wendig, sur le très populaire webzine The Escapist, a lui défendu le point de vue inverse en expliquant qu’il y avait certainement eu dans l’Angleterre médiévale des Maures et que, conséquemment, il devrait être possible de jouer des personnages de couleur dans Dragon Age. On le voit, le réalisme historique devient un véritable enjeu au centre des discussions lorsqu’il s’agit de savoir si le cadre de jeu est crédible ou pas.

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Quand la fantasy devient réalité

Néanmoins, le débat autour de Dragon Age restait confiné aux concepteurs et aux joueurs, et ne faisait pas appel à des spécia-listes. Ce palier va être franchi en novembre 2014 lors de la sortie du jeu Assassin’s Creed : Unity d’Ubisoft dont les créateurs ont fait appel à plusieurs historiens afin de les aider à reconstituer le Paris de la Révolution française. La présence d’experts sanctifiés par leur grade universitaire devient même un argument de vente – qui permet de distinguer ce jeu du reste de ses concurrents. Preuve en est que ces conseillers historiques – et c’est un fait nouveau – sont invités à prendre la parole dans les médias pour défendre la proximité du jeu avec le réel. L’un d’eux, Laurent Turcot, affirme même en novembre 2014 au journal Métro vouloir s’en servir à l’université :

« Le jeu est réaliste à environ �0 %. C’est sûr qu’il y a des gens qui vont insister sur les 30 % qui sont de l’expressionnisme artistique, pourrait-on dire, de la part des concepteurs. Je pense qu’il faut se concentrer sur les �0 %. La manière dont les gens sont habillés, la manière dont les gens bougent, la manière dont les carrosses sont représentés, comment les bâtiments sont faits. [...] Mon but serait que ça rentre dans les universités et que ça transforme la manière dont on montre les choses aux étudiants. »

L’enthousiasme de Laurent Turcot n’est pas sans rappeler celui des premiers daguerréotypistes qui, dans les années 1�40, pensaient pouvoir représenter le réel mieux que la peinture. Ce n’est qu’après quelques décennies que l’on comprendra que la photo, elle aussi, adopte un point de vue, ne serait-ce que par le choix des sujets et des angles. Mais, alors que le huitième art prétendait représenter le présent, le jeu vidéo et l’imagerie 3D affirment,eux, pouvoir recréer le passé. Enthousiasme d’un art neuf par rapport aux autres ? Sans doute. Puissance visuelle du

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résultat ? Certainement, au point que certains historiens s’y lais-sent prendre. Mais fût-elle poussée à l’extrême, cette reconstitu-tion des décors, des rues, ce « packaging réaliste » fait avant tout office d’argument marketing.

Va-t-on assister à un phénomène similaire en ce qui concerne la fantasy ? À force d’être pointée comme réaliste, l’œuvre de G.R.R. Martin va-t-elle être utilisée pour représenter le Moyen Âge ? C’est en tout cas la volonté affichée par la scénographe Clémence Farrell, conceptrice de l’historial Jeanne d’Arc de Rouen, qui a ouvert ses portes en février 2015. Plutôt qu’un musée classique, cette structure, construite dans un bâtiment du xve siècle qui, là aussi, fait office de « packaging réaliste » – se propose de montrer aux visiteurs des scènes reconstituées, grâce à des acteurs et à des outils numériques – des moments de la vie de la Pucelle. Or, plutôt que d’utiliser l’iconographie d’époque – les enluminures – la scénographe veut s’appuyer, pour mieux faire croire aux visiteurs qu’ils sont face à une vraie reconstitution, sur des représentations du Moyen Âge issues du cinéma et de Game of Thrones comme elle l’explique au site paris-normandie.fr en novembre 2014 :

« Avec les codes audiovisuels actuels, on espère replonger le public dans cette époque et lui permettre de se réapproprier le lieu. Visuellement, ce sera entre Dreyer et Harry Potter, entre Dogville et Game of Thrones. »

L’œuvre de G.R.R. Martin – et particulièrement son adaptation télévisuelle – est-elle donc devenue si convaincante pour faire croire qu’elle représente le Moyen Âge réel, et si capable d’instaurer une « créance » qu’elle parvienne à dire le réel. Nous arrivons sans doute au bout d’un cycle. Tolkien faisait une nette distinction entre la réalité et la fiction. Si la seconde avait des fonctions essentielles, y compris pour des adultes, elle ne pouvait prendre le pas sur la première. La fantasy répondait à un besoin de sortir du réel pour mieux l’interroger, un outil d’invention et d’imagination. En affir-

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mant reproduire la réalité au point de pouvoir la remplacer, la série de HBO n’est-elle pas en train simplement d’étouffer ce qui faisait l’originalité du genre ?

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