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Gaston Jèze et l’utilité de la dépense publique · Matthieu CONAN Professeur de droit public à l’université de Paris-X - Nanterre Gaston Jèze et l’utilité de la dépense

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Matthieu CONANProfesseur de droit public à l’université de Paris-X - Nanterre

Gaston Jèze et l’utilité de la dépense publiqueL’élaboration d’une théorie générale des dépenses publiques (1)

« L’impôt est une prestation pécuniaire requise des particuliers parvoie d’autorité, à titre définitif et sans contrepartie, en vue de lacouverture des charges publiques. »

Il s’agit là de la définition de l’impôt donnée par Jèze et repriseinvariablement dans bon nombre de cours de droit fiscal généralà l’heure actuelle : elle sert de base à la définition contemporainedes impositions de toute nature compte tenu des évolutions qu’aconnu la notion d’impôt. Si la mémoire de Gaston Jèze se per-pétue ainsi aujourd’hui, c’est essentiellement pour son apportdécisif à l’élaboration d’une théorie générale de l’impôt quiconstitue toujours la donnée première et essentielle de tout ensei-gnement de droit fiscal digne de ce nom.

De manière assez surprenante, l’influence contemporaine deGaston Jèze en termes de dépenses publiques ne se veut pasidentique. Tout au plus, lui attribue-t-on la paternité de l’adagecélèbre caractéristique des Finances classiques : « Il y a desdépenses, il faut les couvrir », sans d’ailleurs en trouver trace expli-citement dans ses écrits principaux. Or, de manière tout à faitparadoxale, Gaston Jèze a élaboré une très intéressante théoriegénérale des dépenses publiques dont il n’est absolument pasfait état à l’heure actuelle.

L’objectif premier de ces développements va consister à sereplonger dans l’œuvre de Jèze pour ces aspects oubliés propresà la dépense publique, afin d’en montrer tout l’intérêt au regardd’une approche de la notion de dépense définie par rapport àson utilité publique. Une telle référence à l’utilité publique de ladépense chez ce grand juriste du premier tiers du XXe siècle seveut nécessairement pertinente d’un point de vue historique, àl’égard de mécanismes gestionnaires précurseurs qui, peu à peu,tendent à investir la sphère du droit budgétaire pour nous amenerprogressivement à terme à mettre en œuvre une approche detype LOLF.

L’objectif subsidiaire de ce travail sera de s’efforcer d’apporterun début d’explication aux raisons pour lesquelles cettedémarche très spécifique et a priori de première importance aété occultée par ses collègues juristes financiers et sacrifiée – àl’évidence – sur l’autel des finances modernes. Il est tout de mêmeassez édifiant de pouvoir lire dans l’hommage post mortem réaliséen 1954 par la Revue de législation et de science financières sousla plume de son nouveau directeur, le professeur à la faculté dedroit de Paris Henry-Laufenburger, que la dépense publique était« un des rares points faibles des travaux de Jèze » (2). La Revuede législation et de science financières, après cinquante annéesde parution effective, se transformera en Revue de science finan-cière très rapidement ensuite en 1956, un changement de déno-mination qui se veut tout sauf fortuit, en tout état de cause abso-lument pas mineur contrairement à ce qui fut dit à l’époque (3).

Gaston Jèze a créé la Revue de législation et de science finan-cières en 1903. Il convient avant tout de faire une présentationde son œuvre. Sera nécessairement exposée ici parallèlement,la carrière de celui qui « dans les milieux universitaires » reste « réfé-rencé comme le pape des finances publiques » en tant que « l’undes principaux promoteurs de la science financière comme ensei-gnement autonome dans les universités » (4).

Gaston Jèze est né à Toulouse le 2 mars 1869. « Une attentiontoute particulière doit être donnée à son premier ouvrage et àsa date » (5) puisque c’est en 1896 que paraît Eléments de lascience des finances et de la législation financière française, sousla double signature de Max Boucard et de Gaston Jèze parconséquent (6). Jèze est tout jeune puisqu’il n’a que 27 ans etl’ouvrage, selon Claude-Albert Colliard, « fait figure de nouveautésinon de révolution » : « ce livre va être véritablement le premiertraité d’une jeune science qui tend, dès lors, à un développementautonome ». Lorsque cet ouvrage paraît, la législation financièrene fait partie que depuis sept ans seulement du programme offi-ciel d’enseignement des facultés de droit. Le décret du 24 juillet1889 portant réforme de la licence en droit avait timidement intro-duit la législation financière au nombre des neuf matières consti-tutives des options de la troisième année et dont trois devaientêtre choisies par les étudiants. Pour Claude-Albert Colliard, cetouvrage fait tout simplement de Jèze le « fondateur de la sciencefinancière en France », à considérer les autres ouvrages definances disponibles alors des René Stourm, Léon Say etPaul Leroy-Beaulieu. Une telle reconnaissance est d’autant plusremarquable que c’est en tant que simple docteur en droit queJèze s’est lancé dans l’écriture : sa thèse soutenue quatre ansplus tôt en 1892 est une thèse de droit romain (Les lois agrairessous la République) et de droit civil (Interprétation de l’article 1408du Code civil) comme il est d’usage alors. C’est en tant quesimple chargé de cours à la faculté de droit d’Aix-en-Provenceque sortira la seconde édition de ce traité en 1902. L’année sui-vante, en 1903, il se lance dans une autre aventure, celle de laRevue de science et de législation financière (RSLF), créée tou-jours avec son ami Max Boucard, maître des requêtes au Conseild’Etat. Celle-ci se révélera déterminante quant à l’avénement

(1) Cette publication fait suite à une communication prononcée le 12 juin 2007 dansle cadre de l’Institut de la gestion publique et du développement économique,séminaire « Histoire de la gestion des finances publiques de 1815 à nos jours »organisé par le CHEFF, Institut de la gestion publique et du développementéconomique.(2) « Gaston Jèze, économiste financier », RSLF 1954, p. 32.(3) H. Laufenburger et M. Cluseau, « La Revue a cinquante ans », RSL 1956, p. 5.(4) Pour reprendre les termes des informations délivrées par l’encyclopédie libre surinternet Wikipédia...(5) C.-A. Colliard, « Gaston Jèze, théoricien des finances publiques », RSLF 1954, p. 8.(6) Paris, Giard et Brière.

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de cette discipline des sciences financières dont la caractéris-tique première est d’appréhender le processus financier danstoutes ses dimensions qu’elles soient de nature économique, poli-tique, sociale et bien évidemment juridique. L’apport de Jèze surce dernier aspect se veut tout simplement décisif. « Jèze juristefinancier n’est pas différent de Jèze juriste tout court : le premierne fait que transposer dans un domaine particulier, en les adap-tant, les principes et les techniques définis par le second » (7).Gaston Jèze se révélera être tout autant un grand administrati-viste, promoteur de la notion de service public en lieu et placede la notion de puissance publique (8).

Ce début de XXe siècle apportera aussi la consécration universi-taire puisqu’il fut institué agrégé à Lille, où il restera jusqu’en 1909pour rejoindre alors Paris. C’est en 1910 que le professeur agrégéà la faculté de droit de l’université de Paris Gaston Jèze faitparaître son célèbre Traité de science des finances - Le Budget :« Le livre que je présente aujourd’hui au public est le premiervolume du Traité de science des finances que j’ai le desseind’écrire et dont j’ai esquissé le plan dans la quatrième édition demon Cours élémentaire de science des finances et de législationfinancière française. Mon intention est de consacrer une dou-zaine de volumes à la Science des finances. C’est une œuvre delongue haleine » (9). Un tel projet ne verra pas le jour, nécessai-rement contrarié par la guerre : les problèmes posés par le finan-cement de cette dernière lui permirent aussi en contrepartie dedévelopper un des autres pans essentiels de son œuvre (10).

La cinquième édition de 1912 de son Cours élémentaire descience des finances reste, selon Maurice Duverger, « le derniertableau d’ensemble brossé par l’auteur dont il ne reprendra plustard que des parties séparées dans ses cours de doctorat » (11).Il y aura bien encore en 1922 une sixième édition du Cours descience des finances et de législation financière française, qui neconstitue cependant plus qu’une étude spécifiquement limitéeaux seules « dépenses publiques » et « théorie générale du créditpublic » en l’espèce (12). A compter de l’année universitaire1924-1925 et cela jusqu’à l’année 1935-1936, sera édité le Coursde finances publiques professé à la faculté de droit de l’universitéde Paris au second semestre par Gaston Jèze, développant nor-malement à chaque fois une thématique différente (13).

L’année 1936 est marquée par les manifestations étudiantes anti-Jèze de la droite nationaliste réclamant sa démission qui font suiteà son acceptation de défendre devant la Société des NationsHailé Sélassié, le Négus d’Ethiopie, chassé d’Addis-Abeba par lestroupes italiennes de Mussolini. Président de l’Institut internationaldu droit (14), Gaston Jèze fut le conseiller de divers gouverne-ments étrangers comme aussi du gouvernement français. Théo-ricien des finances publiques, il réussit à se transformer en praticienà l’occasion. Il présenta ainsi le 9 mars 1914, au nom de la commis-sion instituée au ministère des Finances le 29 janvier 1913, le rap-port général sur les mesures propres à assurer le vote du budgetà sa date normale (15) ; il fut encore membre du Comité desexperts réuni en 1926 afin d’élaborer un plan de redressementéconomique et financier destiné à stabiliser le franc (16).Gaston Jèze mettra un terme à son activité universitaire en 1937,mais il continua de s’intéresser aux phénomènes financiers jusquedans les toutes dernières années de sa vie, puisque, à plus de80 ans, il donnait toujours des articles au Journal des Finances. Ilmeurt à Deauville le 5 août 1953.

Il a été fait référence précédemment au Cours de science desfinances et de législation financière française de 1922 ; celui-ci,avons-nous dit, ne se veut plus, après la guerre, qu’une approcheapprofondie de thématiques financières déterminées. Au regardde la problématique initialement posée, on constate que cettesixième édition est notamment dédiée aux dépenses publiques.Les cours de doctorat qui vont par la suite faire l’objet de publi-cation annuelle présenteront des sujets d’étude normalement dif-férents d’une année sur l’autre et exclusifs de l’aspect dépenses,à trois exceptions près : les Cours des années 1928-1929, 1929-1930

et 1930-1931 emportent le même titre « Théories générales sur lesphénomènes financiers, les dépenses publiques, le crédit public,les taxes, l’impôt » (17). Au regard des considérations dévelop-pées en termes de dépenses publiques en 1922, ce Cours a pourprincipale qualité de nous montrer la progression de la réflexionde Jèze sur le sujet : il convient d’y voir, au regard des difficultésque soulevait antérieurement l’auteur des hypothèses émises, unepensée cette fois véritablement et définitivement aboutie.

Le Cours de finances publiques 1929-1930 – qui va nous servir deréférence ici – se veut un ensemble de « Théories générales surles phénomènes financiers » (18). Au même titre que le créditpublic, les taxes ou l’impôt, les dépenses publiques se voient doncappréhender sous l’angle ambitieux et nouveau de la théoriegénérale.

Le point de départ de la réflexion de Jèze réside ici dans l’impré-cision des termes et le sens large qui entourent l’expressiondépenses publiques, « même dans les ouvrages de comptabilitépublique ». Il considère que les mots « dépenses publiques »s’appliquent indifféremment aux crédits, c’est-à-dire aux autori-sations données par le Parlement, aux engagements dedépenses, aux dettes elles-mêmes, aux ordres de paiement ouencore aux paiements. Il est nécessaire selon lui que soit préciséeau moyen d’un qualificatif la dépense que l’on vise : dépenseautorisée, dépense engagée, dépense constatée, dépenseordonnancée, dépense payée. Mais plus encore, il invite le lec-teur à dépasser ce premier stade de « l’opération complexe »que constitue la dépense, pour mieux se plonger dans une théoriegénérale des dépenses publiques.

« Dans une théorie générale des dépenses publiques, il y a lieud’étudier :1º L’aspect politique et l’aspect financier des dépensespubliques ;2º Les éléments essentiels de la notion de dépense publique ;3º Les caractéristiques des dépenses publiques par comparaisonavec les dépenses des individus ;

(7) M. Duverger, « Gaston Jèze, juriste financier », RSLF 1954, p. 21.(8) Cf. les éditions chez Giard des ouvrages Les principes généraux du droit admi-nistratif (6 volumes) à partir de 1925 et Les contrats administratifs (4 volumes) àcompter de 1927.(9) Paris, V. Giard et E. Brière libraires-éditeurs. Préface p. VI . Le plan proposé est lesuivant : I. – Le budget. Théorie générale. Les pouvoirs du gouvernement et deschambres législatives en matière de dépenses et de recettes publiques ; II. – Lebudget. La procédure et les méthodes budgétaires. La période budgétaire ;III. – La comptabilité publique. L’engagement et le paiement des dépenses publi-ques. La création et lerecouvrement des recettes publiques ; IV. – Le service de latrésorerie ; V. – Le contrôle des opérations financières ; VI. – Les dépenses publiques ;VII. – Le crédit public. La dette publique ; VIII. – Les revenus publics. Théorie générale.Le domaine. Les exploitations industrielles et commerciales. Les taxes ; IX. – Théoriegénérale de l’impôt ; X et XI. – Etude particulière des différents impôts ; XII. – Lesfinances des administrations locales et spéciales : budget, comptabilité, contrôle,dépenses et recettes.(10) Les finances de guerre (1914-1918) éditées par Marcel Giard entre 1915 et 1919pour la France comportent quatre volumes, entre 1915 et 1923 pour l’Angleterre encomportent sept. V. P. Coulbois, « Gaston Jèze et les finances de guerre », RSLF 1954,p. 37 et s.(11) « Gaston Jèze, juriste financier », op. cit. p. 19.(12) Paris, Marcel Giard libraire-éditeur.(13) V. annexée à l’hommage que rend à Jèze après sa mort la Revue de Scienceet de Législation financières 1954, la bibliographie complète des Cours de financespubliques édités par Marcel Giard, p. 52 (1924-1925 : La technique du crédit public.Le remboursement de la dette publique ; 1925-1926 : La date de remboursementde la dette publique. Histoire de l’amortissement en France ; 1926-1927 : La datede remboursement de la dette publique. Histoire de l’amortissement en Angleterre ;1927-1928 : Théories générales sur les phénomènes financiers. Le crédit public. Lestaxes. L’impôt ; 1928-1929, 1929-1930 et 1930-1931 : Les dépenses publiques. Le créditpublic. Les taxes. L’impôt ; 1931-1932 : Théorie générale sur les revenus publics. Lesrevenus du domaine et des exploitations d’Etat. Les taxes. L’impôt ; 1932-1933 :Théorie générale des revenus publics. Théories générales des taxes et de l’impôt ;1933-1934 : Théorie générale des revenus publics. Théories générales des taxes etdes impôts. Etude particulière des différents impôts [impôts personnels] ; 1934-1935 :Théorie générale des revenus publics. Théories générales des taxes et des impôts.Etude particulière des différents impôts ; 1935-1936 : Théorie générale de l’impôt.Etude particulière des différents impôts).(14) Gaston Jèze est l’auteur en 1896 d’une Etude théorique et pratique sur l’occu-pation comme mode d’acquérir des territoires en droit international.(15) JO du 27 novembre 1917, annexe p. 279 et s.(16) V. C. Rist, « Gaston Jèze : l’homme », RSLF 1954, p. 5-6 et M. Cluseau, « GastonJèze et la monnaie », RSLF 1954, p. 33 et s. Gaston Jèze publie en 1932 La stabilisationdes monnaies.(17) Cf. supra la note de bas de page nº 11.(18) Paris, Marcel Giard libraire-éditeur, 1930.

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4º Le fait et les causes de l’accroissement des dépenses publi-ques, ainsi que la mesure dans laquelle une dépense publiqueentraîne une charge pour les individus ;5º Le classement et la classification des dépenses publi-ques. » (19).

Ces cinq thèmes de réflexion correspondent aux titres donnés auxcinq chapitres qui vont donc venir structurer le livre premier dece cours professé en 1930 et intitulé « Les dépenses publiques ».Chacun de ces thèmes est à appréhender pour lui-même et natu-rellement aussi dans une perspective globale et agrégative lesuns par rapport aux autres. Il conviendra ici de présenter cettethéorie générale dont la caractéristique essentielle est de se voirconstruite précisément autour de l’utilité publique de la dépenseet d’où il ressort par ailleurs que les préoccupations de l’auteurse situent étonnamment dans le droit-fil des logiques réformistescontemporaines.

UNE THÉORIE GÉNÉRALEQUI SE CONSTRUIT PRINCIPALEMENT

AUTOUR DE L’UTILITÉ PUBLIQUEDE LA DÉPENSE

Cette théorie générale s’est progressivement élaborée au fil despremiers écrits de Jèze. Il est particulièrement intéressant decomparer ici les développements successifs que l’auteurconsacre à la dépense publique sur vingt ans. Les « copiés-collés »n’existaient certes pas encore, mais pourtant le corps du textereste le même que soient considérés un premier article paru à laRSLF en 1911 (20), le Cours de science des finances et de législa-tion financière française de 1922, un second article de la RSLF de1928 (21) et enfin le Cours de finances publiques 1929-1930. Seulesquelques formules, quelques paragraphes nouveaux viennentenrichir la version première. Il y a donc chez Jèze l’expression,d’une part, d’une grande continuité, l’expression, d’autre part,d’un approfondissement de la réflexion. L’utilité publique se veuten tout état de cause centrale et ce dès l’origine. La formulationclé selon laquelle « la dépense publique ne peut avoir pour objetque l’utilité publique » se retrouve tout autant inscrite dans l’articlede la RSLF de 1911 (22) qu’au sein du Cours de finances publiquesde 1930 (23). L’autre formulation tout autant intéressante et trèscomplémentaire selon laquelle « la division en dépenses utiles etdépenses inutiles est la division fondamentale » apparaît dans leCours de 1930 (24), comme avant dans le Cours de science desfinances et de législation financière française de 1922, à la diffé-rence cependant qu’il ne s’agit pas encore de « la » divisionfondamentale mais simplement d’« une » division fonda-mentale (25).

« La dépense publiquene peut avoir pour objet

que l’utilité publique » (26)

Cette citation est directement issue des développements relatifsau thème nº 2 qu’il convient pour Jèze d’explorer dès lors quel’on s’engage dans l’élaboration d’une théorie générale desdépenses publiques. Il s’agit dans ce cadre de définir « les élé-ments constitutifs de la notion de dépense publique dans les Etatsmodernes » (27). Selon Jèze, la dépense publique présente troiséléments essentiels correspondant à l’emploi d’une sommed’argent, pour le compte d’un patrimoine administratif, afin desatisfaire un besoin public.

Il va de soi que la satisfaction d’un besoin public est ici tout à faitcentrale. « Que faut-il entendre par satisfaction d’un besoinpublic ? » (28). A cette question, Jèze considère que « la notionde "besoin public" est très difficile à préciser », car tout simplementchangeante suivant les époques et les pays. « Dans les Etats civi-lisés modernes, c’est un élément essentiel ».

Ce caractère découle tout à la fois des notions modernes deservice public, d’une part, et de l’impôt, d’autre part : « ladépense publique ne peut avoir pour objet que l’intérêt public »d’un côté ; « c’est l’impôt qui couvre la majeure partie desdépenses publiques » de l’autre côté. « Or, l’impôt doit peserégalement sur tous les individus ; si certaines dépenses avaientpour objet la satisfaction d’un intérêt privé, la règle de l’égalitédes individus serait violée ». La notion de besoin public tend parconséquent à se confondre avec celle d’intérêt public.

Jèze nous explique que « dans les anciennes monarchies, onconfondait les dépenses privées du roi et les dépenses publiques...Il fut un temps où l’on ne se préoccupait pas trop de l’objet dela dépense, parce que l’on croyait que, économiquement, toutedépense était un bien. Bodin, en 1576, disait que les dépensespubliques étaient toujours une bonne chose : cela fait circulerl’argent ». Les économistes Adam Smith et Jean-Baptiste Say ontcependant montré qu’il ne fallait pas confondre ces deux don-nées différentes que sont « la restitution de l’argent impliquée parla dépense et l’utilité de la dépense. Toute dépense – qu’ellequ’en soit l’objet – aboutit à une circulation d’argent ; mais si ladépense est faite pour un objet inutile, il y a, en réalité, une dila-pidation de richesses. Le contribuable verse son argent et nereçoit rien en échange ». Les « écrivains politiques » – on diraitaujourd’hui publicistes – ont quant à eux « dégagé la notionobjective de service public, distingué les dépenses publiques desdépenses du roi, affirmé l’égalité des individus devant les chargespubliques ».

Le résultat de cette double évolution de ces « théories économi-ques et politiques a été la règle moderne : la dépense ne peutavoir pour objet que l’utilité publique ». Et Gaston Jèze d’ajouterque « beaucoup de constitutions politiques l’ont formulée expres-sément ». Il donne en exemple la Constitution fédérale des Etats-Unis (art. 1er, § 8 : l’impôt ne peut être établi que « to pay thedebts and provide for the common defence and general welfareof the US »), ainsi que les nombreuses constitutions des Etatsfédérés qui comportent une formulation analogue ; il fait égale-ment référence pour la France à toutes les constitutions révolu-tionnaires qui « contiennent une disposition expresse : Déclarationdes droits 1789, art. 13... ».

La source première de l’analyse de l’utilité publique de ladépense développée par Jèze trouve donc son fondement,notamment, dans l’article 13 de la Déclaration des droits del’homme et du citoyen aux termes duquel, « pour l’entretien dela force publique, et pour les dépenses d’administration, unecontribution commune est indispensable : elle doit être égale-ment répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».

Cette référence, essentielle aujourd’hui pour tout juriste, ne sauraitconstituer une surprise : elle s’inscrit dans une logique aux contoursparfaitement bien balisés. Elle est importante, car elle crédibiliseaussi la suite de la démonstration engagée par l’auteur.

« Le besoin public peut être immédiat ou seulement lointain. Dansles Etats modernes, les dépenses publiques faites en vue de satis-faire à des besoins publics non immédiats sont très considérables :

(19) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 36.(20) « Les éléments constitutifs de la dépense publique dans les Etats modernes »,p. 365.(21) « Aspect politique des problèmes financiers », p. 26.(22) Op. cit. p. 372-373.(23) Op. cit. p. 48-49.(24) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 77.(25) Cours de science des finances et de législation financière française, op. cit.p. 51. Dans l’édition de 1922, il est fait renvoi pour la mise en œuvre de cetteclassification entre dépenses utiles et dépenses inutiles aux théories générales surle crédit public, p. 242 et s.(26) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 49 (mais antérieurement aussiRSLF 1911, p. 371-372).(27) Titre donné au chapitre II du livre premier du Cours de finances publiques1929-1930, op. cit. p. 43.(28) Se reporter ici pour les développements qui vont suivre aux pages 47 à 51 duCours de finances publiques 1929-1930. L’article « Les éléments constitutifs de lanotion de dépense publique dans les Etats modernes » paru à la RSLF 1911, exposaitdéjà l’essentiel de ces différents points en des termes très souvent identiques.

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la politique des Etats civilisés est, dans une très large mesure, unepolitique de prévoyance ». La démarche dans laquelle s’estengagé Jèze le conduit à classer naturellement les dépensesentre elles, les unes par rapport aux autres et à distinguer ainsi« parmi les dépenses publiques de prévoyance... ce qu’on aappelé les dépenses de placement. Ce sont toutes celles qui vontse traduire, pour les générations futures, par une augmentationde revenus, une diminution de dépenses, une améliorationnotable de l’outillage national ».

Serait privilégiée aujourd’hui la dépense d’investissement en lieuet place de la dépense de placement ce que confirmel’approche développée par l’auteur dans un premier temps. « Leplacement peut consister dans l’exécution d’un travail publicdont l’exploitation par l’Etat procurera au Trésor des recettes :chemins de fer, lignes télégraphiques, téléphoniques, plantationsde forêts, etc. Ce sont des placements industriels. En réalité, il y alà, non pas une dépense, mais plutôt une sortie de fonds ». Jèze,dans un second temps, va également plus loin quant à cettenotion de placement. « Le placement peut consister en uneréforme administrative, en une amélioration notable de l’outillagenational, desquelles résulteront une réduction de dépenses, uneplus grande facilité pour la production nationale..., une plusgrande productivité des impôts, une plus grande sécurité... Ici leplacement n’est pas de la même nature : les augmentations derecettes ou les diminutions de dépenses sont beaucoup moinscertaines : il y a vraiment dépense et non pas sorties de fonds ».Ce thème de la réforme administrative se veut naturellement trèsintéressant au regard de l’approche contemporaine. Mérited’être souligné ici le caractère aléatoire de l’effet financierescompté.

Jèze montre, par ailleurs, qu’il est possible d’aller très loin dans lavoie de la satisfaction des besoins publics. Ainsi, est-il normal deconsidérer que les dépenses de guerre « faites pour la protectiondes individus » dans une optique par conséquent de défensenationale répondent bien à un tel objectif. Jèze estime que cer-tains « écrivains allemands » ont cependant pu s’engager sur deschemins dangereux à considérer les dépense militaires. « En 1855,un Allemand, Dietzel, n’a pas craint d’affirmer que la guerre – nonpas seulement défensive, mais même offensive – est une causelégitime de dépenses publiques. Les dépenses de ce genre peu-vent tendre, en effet, à l’acquisition d’un territoire bien placé,ayant de grandes richesses naturelles, à l’ouverture de débou-chés économiques pour l’industrie nationale, à la suppression ouà l’affaiblissement de rivaux dangereux au point de vue écono-mique, etc. ».

D’une façon plus générale, il y a là « un très grand péril quimenace les démocraties modernes » tant « la notion d’intérêtpublic peut être entendue dans un sens abusif ». « Les élus dupeuple font souvent de folles libéralités à leurs électeurs, dansl’espoir de mériter leur reconnaissance et de se faire réélire ». Lesdépenses publiques vont dès lors se répartir en dépenses utiles etdépenses inutiles : une telle répartition constitue en soi pour Jèzela « division fondamentale ».

« La division en dépenses utileset dépenses inutiles

est la division fondamentale » (29)

Cette citation correspond très précisément à la dernière phraseassurant la liaison entre les développements du thème nº 3 (« lescaractéristiques des dépenses publiques par comparaison avecles dépenses des individus ») et ceux du thème nº 4 (« le fait etles causes de l’accroissement des dépenses publiques, ainsi quela mesure dans laquelle une dépense publique entraîne unecharge pour les individus »). L’un et l’autre thème placent aucentre de la réflexion « les individus », omni présents tout au longde l’étude (soit en position d’usagers, soit en situation de contri-buables). La distinction entre « dépenses utiles » et « dépenses

inutiles » correspond à l’un des classements opérés par l’auteurau titre des premiers développements du thème nº 5 (« le classe-ment et la classification des dépenses publiques »).

Gaston Jèze fait progresser sa théorie générale des dépensespubliques autour de leur utilité au fur et à mesure que sont abor-dées les différentes thématiques qui en sont constitutives. Ici,« l’intérêt public » de la dépense précédemment rencontré semue en « intérêt général », notion phare du droit administratif quiétrangement jusqu’à présent n’avait pas encore été utilisée (30).« L’objet de la dépense publique doit être d’intérêt général etnon d’intérêt particulier ». C’est principalement ce qui va distin-guer les dépenses publiques des dépenses des individus. « Cettepréoccupation des intérêts généraux ne doit jamais être perduede vue : elle rend à peu près impossible les comparaisons entreles exploitations d’Etat et les exploitations privées. Une sociétécommerciale, un individu, cherchent avant tout et exclusivementle bénéfice pécuniaire immédiat. Il ne faut ni s’en étonner, ni s’enindigner ; le capitaliste qui place son argent en actions d’unesociété concessionnaire de service public... se préoccupe exclu-sivement du dividende prochain : il ne s’inquiète pas de rendreservice au pays. L’exploitation publique a d’autres objets en vueet de portée plus lointaine. Ceci fait que telle dépense, qu’unesociété commerciale bien administrée n’engagerait certaine-ment pas, est considérée comme nécessaire dans l’exploitationpublique. Exemple : distribution et levée quotidiennes de lettresdans les campagnes ; construction de voies ferrées dans desrégions sans trafic... Rien n’est plus absurde que de reprocher àl’Etat de ne point exploiter les postes et les chemins de fercommercialement. C’est justement parce que l’on veut quel’exploitation ne soit pas commerciale que les postes, les cheminsde fer, sont organisés en service d’Etat. Il ne faut jamais perdrede vue qu’une nation n’est pas une entreprise industrielle, maisune société de frères. Le point de vue social est prépondérant ».Le propos se veut extrêmement porteur et favorable pour les ser-vices publics : « les dépenses publiques doivent servir uniquementà la satisfaction de besoins généraux ; elles doivent toujours êtredictées par l’intérêt général et non par des intérêts de classe, depersonnes ou de régions ».

Il est cependant très intéressant et très important de noter ici queces règles ne sont pas non plus dictées sans considérations ges-tionnaires. Et c’est précisément dans le degré d’utilité de ladépense, que la légitimité (et la poursuite...) de la dépensepublique va pouvoir s’apprécier. « Il faut toujours comparer ledegré d’utilité d’une dépense publique avec le coût du service,avec le montant de la dépense. Un service public doit fournir,une utilité générale, directe ou indirecte, au moins égale à ladépense qu’il entraîne. En effet, une dépense publique a pourconséquence ordinaire un impôt, c’est-à-dire un prélèvement surles patrimoines individuels ; ce prélèvement n’est justifié que s’il ya un résultat utile produit » (31).

Jèze inscrit donc la dépense publique dans un rapport arithmé-tique au regard de son utilité. C’est précisément un tel rapportqui lui permet de proposer sa « classification en dépenses utileset dépenses inutiles » (32) qu’il présente donc comme sa « divisionfondamentale ». Les trois autres classifications des dépenses publi-ques proposées par Jèze se veulent très classiques. La classifica-tion dépenses nationales et dépenses locales n’emporte guèrede commentaire. La répartition entre dépenses ordinaires ou nor-males / dépenses extraordinaires ou anormales se réalise auregard du critère de la périodicité annuelle. La distinction opérée

(29) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 77. La formule se retrouveégalement au terme du chapitre II de la première partie du livre premier du Coursde science des finances et de législation financière française de 1922, op. cit. p. 51(cf. note nº 25).(30) Se reporter ici pour les développements qui vont suivre aux pages 71 à 74 duCours de finances publiques 1929-1930. Le Cours de science des finances et delégislation financière française de 1922 exposait déjà l’essentiel de ces différentspoints en des termes très souvent identiques (p. 46 et s.).(31) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 73.(32) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 112-113.

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entre dépenses productives et dépenses improductives reposesur le fait objectif de générer ou non des recettes : elle condi-tionne en tout état de cause la division des dépenses en fonctionde leur utilité qui nous importe ici.

« Toute dépense utile est productive. Toute dépense inutile– même si elle procure au Trésor des recettes – n’est pas produc-tive : à côté des recettes qu’elle procure, il y a des charges detoute sorte (pécuniaires et autres) qu’elle entraîne et qui l’empor-tent sur les avantages » (33). Le postulat, ainsi posé dans toute sarigueur, se voit toutefois atténué une première fois : « les dépensesutiles se divisent en dépenses pour les services publics directementproductifs de recettes pécuniaires (ex. : construction d’un cheminde fer, d’une route ou d’un pont à péages), et en dépenses pourdes services indirectement productifs de recettes pécuniaires(ex. : construction d’une route, d’une rue, pour l’usage desquellesaucun péage n’est perçu ; guerre défensive) » [34]. Jèze consi-dère à plusieurs occasions la situation de ces dépenses utiles maisindirectement productives : elles ne « sont productives que debien-être, de sécurité, de paix sociales, d’avantages économi-ques, intellectuels, moraux ; tout cela est difficile à évaluer enargent, d’une manière précise, mais a une valeur économiqueincontestable » (35) ; il admet en tout état de cause « qu’il estdifficile de traduire en chiffres les résultats des dépenses publiquesles plus sûrement productives (police, justice, instruction, voies decommunication, etc.) » [36]. Le postulat se voit atténuer uneseconde fois : « Il se peut que, au moment où elle est faite, unedépense soit inutile, c’est-à-dire que les avantages directs ou indi-rects qui en résulteront ne correspondent pas au quantum de ladépense faite... Mais, il se peut que, plus tard, par suite d’uncertain développement économique imprévu, cette dépensed’abord inutile devienne utile » (37).

Il apparaît très difficile de dire, au moment où une dépensepublique est engagée, si elle possède le degré d’utilité de natureà la légitimer : « dès que les gouvernants constatent que le butvisé n’est pas atteint et ne peut pas l’être, ils ont le devoir derenoncer à la dépense » (38). Originellement, l’utilité de ladépense aura conditionné le recours éventuel à l’emprunt qui nesaurait se concevoir, par principe, que pour les dépenses de pla-cement correspondant aux seules sorties de fonds (39).Gaston Jèze insiste évidemment sur l’usage qui doit être fait parles gouvernants du recours à l’emprunt « qui permet de répartir,dans le temps, la charge d’une dépense » et par là même, de« maintenir le rapport raisonnable entre les dépenses publiqueset le revenu national » (40) pour lequel, reconnaît l’auteur, il estbien difficile hors période de guerre de dire où le point d’équilibredoit résider (41). « En fait, les gouvernants y recourent largement,car, à peu près partout, les dépenses publiques croissent plus viteque les revenus publics : la conséquence est l’augmentation pro-gressive des dettes publiques » (42).

DES PRÉOCCUPATIONSQUI SE SITUENT ÉTONNAMMENT

DANS LE DROIT-FILDES LOGIQUES RÉFORMISTES

CONTEMPORAINES

Jèze se fait à l’époque précurseur. Son approche des dépensespubliques au sein de son Cours de finances publiques de 1930l’exprime parfaitement bien au moment de dresser la bibliogra-phie du livre premier qui leur est dédié : « Peu d’ouvrages sontconsacrés spécialement à l’étude des dépenses publiques engénéral. Beaucoup de financiers affirment même que lesdépenses publiques ne font pas partie de la science des finances.Même aujourd’hui les ouvrages de finances ne consacrent auxdépenses publiques que des développements réduits ; ils s’enoccupent ordinairement à propos du budget ». Les auteurs aux-quels renvoie ici Jèze se veulent exclusivement étrangers au

premier rang desquels figure sans surprise l’économiste AllemandWagner (43). La démarche se veut dès lors audacieuse et cettethéorie générale des dépenses publiques élaborée alors est denature à nous surprendre encore aujourd’hui à considérer les thé-matiques qui sont au centre de la démarche contemporaineaboutissant à la substitution de l’ordonnance organique relativeaux lois de finances du 2 janvier 1959 par la LOLF du 1er août 2001.De ce point de vue, s’avèrent tout autant intéressantes l’analysequi sert à initier la réflexion de Jèze, que la conclusion à laquelleil aboutit : son analyse relative à l’organisation parlementaire, saconclusion relative à l’organisation budgétaire se situent éton-namment, en effet, dans le droit-fil des logiques réformistesactuelles.

Au préalable, une organisation parlementairedevant assurer la primauté du politique

sur le financier

Les logiques gestionnaires, déjà précédemment évoquées dansla première partie de cette étude, s’avèrent particulièrementbien marquées chez Jèze, et cela même dès l’instant où saréflexion en matière de dépenses publiques s’engage. Les consi-dérations qui vont suivre trouvent spécifiquement leurs sourcesdans les développements que l’auteur consacre au thème nº 1relatif à « l’aspect politique et l’aspect financier des dépensespubliques ». Gaston Jèze entend bien marquer d’entrée la placerespective du politique et du technicien vis-à-vis de la dépensepublique. « En finances publiques, le rôle des techniciens est consi-dérable ; il n’est pas exclusif. Bien plus, il est secondaire en ce sensque, ordinairement, les techniciens n’interviennent qu’après leshommes politiques, une fois que ceux-ci ont résolu le problèmepolitique qui est à la base des problèmes financiers » (44).

Pour Gaston Jèze, les dépenses soulèvent deux questions essen-tielles : « 1º Quelles sont les dépenses publiques à faire ?2º Comment les faire de manière à obtenir, pour le minimum dedépense, le maximum de services ou de marchandises, lemaximum de rendement ? La première est une question poli-tique ; la deuxième est une question de technique financière ».

Il appartient aux parlementaires d’apporter la réponse à la pre-mière question posée. « Pour résoudre correctement les pro-blèmes politiques, les Parlements sont les mieux placés, et non pasles techniciens financiers ». Jèze part du constat selon lequel« l’Etat moderne est un ensemble de services publics que les gou-vernants créent, organisent et dont ils assurent le bon fonction-nement ». Les besoins de services publics ne se font pas les mêmesd’une époque à l’autre, d’un Etat à l’autre. « Aujourd’hui, la ten-dance est de multiplier les services publics et de les perfectionner.Cette tendance se traduit par une loi financière bien connue,celle de l’accroissement continu des dépenses publiques. Danstous les Etats, on a constaté que les dépenses publiques vont enaugmentant. La foule croit facilement que cet accroissement estnécessairement une mauvaise chose, le signe d’une gestionfinancière maladroite ou malhonnête. Il n’en est rien. A coup sûr,l’accroissement des dépenses publiques peut résulter du

(33) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 112. Postulat antérieurementinscrit dans le Cours de science des finances et de législation financière françaisede 1922, mais dans le cadre de la présentation des théories générales sur le créditpublic, op. cit. p. 242.(34) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 112.(35) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 111.(36) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 71.(37) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 112.(38) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 73.(39) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 215-217. Cf. supra IA.(40) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 75.(41) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 74.(42) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 75.(43) Op. cit. p. 35.(44) Les extraits utilisés ici sont issus du chapitre premier du livre premier du Coursde finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 37-42. Ce chapitre avait quasiment aumot près fait l’objet d’une publication au sein de la RSLF 1928 sous le titre « Aspectpolitique des problèmes financiers », p. 26.

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gaspillage et de la malversation. Mais il provient aussi de l’accrois-sement du nombre de services publics et de leur perfectionne-ment. C’est une tout autre chose. Il est absurde de se plaindrede l’accroissement continu des dépenses publiques sans enrechercher les raisons diverses. Par exemple, les gouvernants d’unpays donné décident de construire des routes, des chemins defer, des canaux, des ports, des écoles, un réseau télégraphique,téléphonique, etc. En principe, en agissant ainsi, ils remplissentleur devoir. Mais le montant des dépenses publiques va croîtreconsidérablement. Chaque perfectionnement du service abou-tira, presque fatalement, à une augmentation des dépenses,même si la gestion financière est habile et honnête ».

Si la gestion financière fait ici une entrée remarquée dans lechamp de la réflexion, il ne lui appartient pas de résoudre cer-taines difficultés d’ordre politique qui relèvent à l’évidence duParlement. En revanche, « une fois résolu le problème politique,une fois constatés les services publics organisés par les gouver-nants, le rôle des techniciens financiers commence. Quels sontles meilleurs moyens techniques financiers pour atteindre rapide-ment et sûrement le but visé par les gouvernants ? Le fonction-nement d’un service public nécessite des services personnels, deschoses (meubles, immeubles, argent). Quels sont les procédés lesplus efficaces pour se les procurer ? C’est une question de tech-nique financière ».

La recherche de l’efficacité insoupçonnée a priori fait donc éga-lement son apparition chez Gaston Jèze, la recherche « des meil-leurs procédés de technique financières pour faire fonctionner,avec la plus grande efficacité et aux moindres frais, les servicespublics organisés » : le propos est fondamentalement inscrit dansla modernité. L’approche elle-même consistant à distinguer entrele choix politique de la dépense publique réservé au Parlement,d’une part, et le choix technique appartenant au gestionnairequant à la façon d’utiliser l’argent public pour le meilleur servicepublic possible, d’autre part, n’est pas non plus sans rappeler lemode d’organisation générale qui a présidé à la réforme du texteorganique relatif aux lois de finances.

Au final, une organisation budgétairedevant se réaliser d’après l’objet des dépenses

Il convient naturellement ici de se garder de tout anachronismeincongru, et de voir dans les écrits de Jèze les prémices de laLOLF. Il s’agit simplement d’apprécier dans le cadre d’uneapproche relative à l’histoire de la gestion des finances publiquesen quels termes, si celui qui est considéré comme le plus grandjuriste spécialiste de la matière du début du XXe siècle avaitintégré dans sa réflexion une telle logique gestionnaire. Les élé-ments qui viennent d’être présentés à l’instant se veulent particu-lièrement démonstratifs. Ils doivent être cependant complétéspar l’approche que Jèze met en œuvre à l’égard du moded’organisation budgétaire existant en 1930 et jusqu’à la périodecontemporaine. Les considérations suivantes résultent de l’ana-lyse des derniers développements du thème nº 5 constitutif desa théorie, qui viennent compléter précisément « le classementet la classification des dépenses publiques » déjà évoquésprécédemment (45).

« Il est indispensable, pour la bonne administration des dépensespubliques, que les pouvoirs publics établissent, dans les budgets,dans les comptes, dans les statistiques, un bon classement, un bongroupement des dépenses. Le groupement doit être fait d’aprèsl’objet des dépenses. Un bon groupement des dépenses publi-ques d’après leur objet n’est pas seulement une satisfactiondonnée au besoin d’ordre, de logique et de systématisation ;c’est, par dessus tout, une condition essentielle pour que la ges-tion financière d’un pays soit claire, sincère, économe ». Les pro-moteurs de notre nouveau texte organique ne renieraient aucu-nement une telle préoccupation : pas de gestion financièrepossible sans sincérité des comptes. Il est donc nécessaire de

revoir l’organisation budgétaire et plus particulièrement d’opérerun classement des dépenses publiques au regard d’une nomen-clature revue et corrigée. « En France, le groupement desdépenses publiques est très défectueux. Les dépenses sont grou-pées non par objet, mais par ministère ; les dépenses de chaqueministère sont classées au petit bonheur ».

« Au premier abord, il semble qu’il y ait un principe de classifica-tion rationnelle... si l’on va dans le détail l’on s’aperçoit qu’il n’ya pas en réalité de groupement logique. Chaque ministre énu-mère ses dépenses à la queue leu leu, sans ordre ni méthode, auhasard des circonstances, sans vouloir se plier à un principegénéral uniforme de groupement. Le ministère des Finances atoujours opposé la plus vive résistance à toute mesure de regrou-pement. Aussi, le budget général des dépenses est-il un amasincohérent. Au cours du temps, on modifie, on retouche, onajoute, on supprime. Les rubriques données aux chapitres dedépenses sont souvent libellées en termes vagues, si bien qu’onne sait pas pour quel objet la dépense est demandée. Il n’est pasrare que, pour un même objet de dépenses, des crédits soientrépartis entre plusieurs ministères ou dans un même ministère entreplusieurs chapitres. Cette pratique semble voulue par les bureauxdans le but de dissimuler le montant total d’une dépense en lamorcelant et en la distribuant dans différents coins du budget.Pour savoir ce que coûte tel ou tel service, il faut dépister cesmanœuvres, se livrer à des rapprochements très difficiles. Dansces conditions un contrôle sérieux de la dépense n’est paspossible. »

Nous n’en sommes pas encore à concevoir les missions et pro-grammes, mais la critique est cinglante et, surtout, elle ne datepas de 1930 : Jèze écrivait déjà en 1914 qu’« un même servicevoit ses crédits répartis entre plusieurs ministère et pour savoir ceque coûte au juste tel ou tel service, il faut se livrer à des rappro-chements difficiles parfois impossibles ». Jèze commentait alorsl’article 98 de la loi de finances du 15 juillet 1914 qui initiait « uneréforme qui, si elle est continuée, pourra être considérable. La loide 1914 ne prescrit, hic et nunc, aucune classification nouvelledes dépenses et des recettes publiques ; mais elle la pré-pare » (46). La guerre annihilera naturellement toute velléité enla matière. Il n’en demeure pas moins qu’à l’initiative du députéMarin (47), comme en témoignent d’autres auteurs que Jèzecomme le professeur Julien Laférrière dans la RSLF de 1913, « dedivers côtés, on se préoccupe de procéder à une classificationrationnelle des dépenses permettant de mieux saisir le coût desdifférents services et leur importance relative » (48). Retrouver lathématique de l’évaluation chez Jèze en 1930 ne constitue doncpas en soi une surprise : « Le rapprochement du coût des serviceset de leur rendement, la détermination de l’importance relativede chaque service par rapport aux autres services et par rapportaux recettes publiques et au revenu national doivent être possi-bles et faciles ». Ce qui est vraiment surprenant, c’est la modernitédu propos et de la démarche prise dans sa globalité, à savoircelle d’une théorie générale de la dépense publique.

Pour conclure, il peut être particulièrement judicieux, dans unpremier temps, d’apprécier la permanence susceptible d’existerentre, d’une part, cette approche des années 1930 de ladépense publique fondée sur son utilité publique et, d’autre part,l’œuvre de reconstruction financière entreprise après 1945 enétablissant un parallèle avec l’article de Gabriel Ardant paru dansla Revue de science et de législation financières de 1949 intitulé« Fondements économiques et sociaux des principes budgé-taires » (plus spécifiquement au regard de la seconde Partie de

(45) Cours de finances publiques 1929-1930, op. cit. p. 122-127. Cf. supra IB.(46) RSLF 1914, Chronique, p. 503-504. L’article 98 de la loi de finances du 15 juillet1914 y est reproduit.(47) Cf. tout d’abord le rapport sur les comptes du ministère des Affaires étrangèrespour l’exercice 1907, Chambre des députés, nº 1170, 11 juillet 1911, suivi de laproposition de loi tendant à assurer la clarté, la sincérité et l’unité des écrituresbudgétaires, nº 2196, 12 juillet 1912.(48) Chronique, p. 99 et s.

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l’article : « Insuffisance des principes traditionnels. Nécessité deles compléter par la mesure du coût et de l’utilité des servicespublics ») [49].

Il convient ensuite, dans un second temps, de s’interroger sur lefait qu’une telle continuité nous échappe aujourd’hui, que cetteréflexion de Jèze sur la dépense publique soit totalementoccultée, absente des points de référence contemporains. Il y acertes les explications propres à la Seconde Guerre mondiale etaux « errements » de Jèze et d’autres « éminents juristes qui s’éga-rent à commenter la législation sur les juifs mises en place par lerégime de Vichy » (50). Il y a beaucoup plus certainement àavancer ici l’orientation générale prise par les finances publiquesaprès guerre, et le rejet d’une certaine conception libérale desfinances incarnée par Gaston Jèze, au profit des logiques keyné-siennes triomphantes d’alors. En porte ainsi particulièrement lamarque l’article de Pierre Lalumière paru à la Revue de sciencefinancière de 1963 « Les cadres sociaux de la connaissance finan-cière », dans lequel Jèze se voit directement et nommément prisà partie (51).

A l’heure où cependant la LOLF, entre autres objets, revient à uneconception de la loi organique débarrassée du dogme keyné-sien, il n’est pas totalement inutile de se replonger dans les écritsde Jèze relatifs à cette dépense publique, dont on considérera,en tout état de cause, qu’ils ne sont pas autant « classiques » quecela, comme l’on a voulu trop souvent et malencontreusementle laisser penser.

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(49) P. 429.(50) Pour reprendre une nouvelle fois les termes de la notice délivrée par l’ency-clopédie Wikipédia en référence à l’article « La définition légale du juif au sens desincapacités légales » paru à la Revue du droit public de 1944.(51) P. 35 : « Les seuls problèmes réels des finances publiques du XIXe siècle ont étédes problèmes politiques et par conséquent des problèmes juridiques. En faisant duParlement source de toute légalité la pièce maîtresse de leur système, les auteursclassiques donnaient forcément dans leurs études la primauté au droit. L’enrobe-ment juridique a été une conséquence de leur parti pris politique. Certains auteursont pu ainsi de bonne foi (par exemple G. Jèze) défendre une conception politiquede la science des finances et ne traiter en réalité que l’aspect juridique des financespubliques (en pratique les diverses techniques financières). Cette position étaitd’une grande habileté tactique. En abritant derrière une réglementation juridiqueleur volonté politique, les financiers classiques et les milieux libéraux donnaient mau-vaise conscience à leurs adversaires. Le droit financier a été utilisé comme unearme de combat idéologique au service d’une certaine conception des rapportspolitiques. C’est en ce sens que l’on peut dire que dans le contexte du XIXe sièclela science des finances classiques a été « progressiste ».

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