5
94 HORS-SERIE GEO Tous les jours, à 13 heures, le chœur d’enfants de l’Escolania entonne le «Salve Regina» dans la basilique du mo- nastère. Un rituel immuable depuis le XIV e siècle. Texte de Vincent Borel, photos de Héctor Mediavilla pour GEO Découverte. LES VOIX DE LA MONTAGNE SACRÉE M U S I Q U E Deux populations au monastère de Mont- serrat : les moines qui prient en silence et les écoliers de la chorale qui chantent pour le plaisir de millions de visiteurs. Pandora / PictureTank

Geo Hors Serie. Catalonia

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Montserrat story published in Geo Hors Serie France.

Citation preview

Page 1: Geo Hors Serie. Catalonia

94 HORS-SERIE GEO

Tous les jours, à 13 heures, le chœur d’enfants de l’Escolania entonne le «Salve Regina» dans la basilique du mo-nastère. Un rituel immuable depuis le XIVe siècle.

Te x t e d e V i n c e n t B o r e l , p h o t o s d e H é c t o r M e d i a v i l l a p o u r G E O D é c o u v e r t e .

LES VOIX DE LA MONTAGNE SACRÉE

M U S I Q U E

Deux populations au monastère de Mont-serrat : les moines qui prient en silence et les écoliers de la chorale qui chantent pour le plaisir de millions de visiteurs.

Pand

ora /

 Pict

ureT

ank

Page 2: Geo Hors Serie. Catalonia

LE pLISSEMENT CApRICIEuX DES pyRÉNÉES

A DONNÉ NAISSANCE Au MASSIf DE MONTSERRAT

96 HORS-SERIE GEO

Fondé en 1025, le sanctuaire a été reconstruit au XIXe siècle à flanc de falaise. Perché à 725 mètres d’al-titude, il domine la plaine du Llobre-gat qui s’étend jusqu’à Barcelone. Au-dessus poin-tent les rochers ruiniformes qui ont donné son nom à Montserrat («Mont scié»).

Page 3: Geo Hors Serie. Catalonia

98 HORS-SERIE GEO

L e monastère de Montserrat a des al-lures de mont Athos. La route et le train crémaillère, seuls moyens d’ac-cès aux bâtiments perchés à 800 mè-tres au-dessus du fleuve Llobregat, ont été arrachés par un éboulement. Seule une cabine téléphérique ache-mine les visiteurs sur ce site clos dans

un étroit vallon de rochers extravagants. En ce début de carême, la solitude y est presque to-tale. «La seule différence avec le mont Athos, c’est qu’ici vous trouverez quelques femmes», s’amuse le père Ignasi Fos-sas, l’économe de cette ab-baye bénédictine qui est le cœur spirituel de la Cata-logne. Des femmes, et sur-tout les cinquante garçons de l’Escolania, le plus an-cien chœur d’enfants d’Eu-rope. Chaque année, deux millions cinq cent mille vi-siteurs viennent l’entendre chanter, à 13 heures puis à

lans tu seras toujours la princesse.» Je lève les yeux vers la niche en mosaïques abritant la Mo-reneta, la Vierge noire. Des silhouettes prient et frottent la main de cette divinité romane pour laquelle Montserrat a été bâti. Archaïque statue en bois sombre qui porte Jésus sur ses genoux. La légende veut qu’elle ait été découverte en 881, dans une grotte proche, par trois enfants que guidait une lumière surnaturelle.

Les enfants, les moines, la mère, le lieu : ce sont les quatre points cardinaux de Montserrat. Plus qu’un monastère, l’emblème d’une nation. Je détaille les dizaines de lampes votives offer-tes par les villes, les régions, les entreprises, les associations catalanes. Et le Barça dont les joueurs viennent remercier la Vierge pour leurs victoires, suivis par des supporters extatiques. Après la pénombre byzantine, le parvis. La Mé-diterranée, qui scintille au loin par temps clair, n’est plus qu’un souvenir. Une langue de nua-ges dévale entre les bérets rocheux dont les pro-fils évoquent les moaïs de l’île de Pâques. Le temps s’est fait wagnérien, adjectif particulière-ment bienvenu. Fervent adorateur du sorcier

18 h 45, le «Salve Regina» et les vêpres. Le ni-veau musical de l’Escolania n’a d’équivalent que chez les chœurs des collèges anglais et le Tölzer Knabenchor allemand. Je l’ai connu par un dis-que aujourd’hui rarissime : le premier enregis-trement des «Vêpres» de Monteverdi, à l’épo-que où Harmonia Mundi publiait sur disque noir. Ces voix asexuées donnaient aux drapés baro-ques du Vénitien des couleurs inouïes.

Une puissante volée de cloches appelle à re-joindre la basilique néo-byzantine. Dans leurs aubes blanches, les cinquante enfants se rangent

autour de l’autel. Le cris-tal des sopranos, le timbre charnu des altos s’élève dans une atmosphère d’en-cens et d’encaustique. Le «Salve», d’un compositeur différent tous les jours, est suivi du «Virolai» que cha-que Catalan connaît par cœur. Il fut écrit par le poète Jacint Verdaguer. «Rose d’avril, des Cata-

pLuS Qu’uN

MONASTèRE,

uN EMBLèME

NATIONAL

Ci-dessous : la statue de Pau Casals, musicien emblématique de la Catalogne et grand ami de l’Escolania, pour laquelle il a com-posé l’intégralité de sa musique sacrée. A droite : paisible réunion dans le jardin privé des moines.

Un massif voué aux mystiquesOutre le monastère, la Serra de Mont-serrat compte une douzaine d’anciens ermitages instal-lés à l’abri des montagnes tels L’Elefant, La Mo-mia… Aujourd’hui abandonnés, ces sites n’en consti-tuent pas moins de belles randonnées.

Page 4: Geo Hors Serie. Catalonia

100 HORS-SERIE GEO

de Bayreuth, Le Liceu, l’opéra de Barcelone, fut le premier au monde a donner son «Parsifal». Le compositeur le situe dans un Montsalvat qui lui fut fortement inspiré par un voyage dans ces mêmes montagnes. Montserrat, fond de mer née il y a cin-quante millions d’années des alluvions d’un fleuve, puis exhaussé par le plissement des Pyrénées proches, est un caprice de l’érosion. Son conglo-mérat de galets blancs et d’alluvions rouges dresse des formes propices à l’imaginaire, un massif de 20 kilomètres de long sur 2 mètres de large et culminant à 1 236 mètres d’altitude, au pic de San Jeroni (Saint-Jérôme). Col du Bruc, des dizaines d’allumés passent leur week-end à guetter les extra-terrestres pour qui Montserrat serait un point de repère. Il y a trente ans, avant le GPS, les avions évitaient de survoler le mas-sif : aiguilles et compas s’affolaient. Autant d’his-toires entretenues par des siècles de mysticisme dont témoignent les nombreux ermitages cachés dans ce qui est un parc naturel depuis 1989.

«A présent, je vous prierai de ne plus parler. Suivez-moi…» Armé d’un gros trousseau de clés qui ferme des portes massives, le bénédic-tin en habit noir me précède. Il est rejoint, cou-

loir après couloir, par ses frères. Les silhouettes élancées flottent sur le dallage immaculé. J’ai le privilège d’être convié à partager leur déjeuner. La parole est close, les souri-res pétillent. Bénédicité. Le menu suit le temps li-turgique. Carême : soupe de lentilles, blanc de pou-let, aubergines frites, ba-

nane, vin rouge, eau, pain. Lecture à voix haute et en catalan de la «Genèse, 25». «Comment Esaü vendit à Jacob son droit d’aînesse contre un plat de lentilles.» Les couverts et les chariots de métal tintent. A la table de l’abbé, circulaire comme celle des chevaliers de la table ronde, ainsi qu’à celles des moines, chacun ôte ses miettes avec une balayette et une pelle rangées sous la table. Le repas, servi par les novices, est pris en trente minutes. Les portes des cuisines se ferment dans un mouvement synchrone. Les moines se retirent, les plus âgés en premier. Emotion d’un rituel inchangé depuis la règle de Saint-Benoît édictée en 529, quand manger était un moyen, pas une fin.

Le monastère est récent. Détruit par les guer-res napoléoniennes de 1808, désossé dans les années 1840, il renaît lorsque le pape place la Catalogne sous la protection de sa Vierge noire

«QuI ENTRE

ICI TOuRISTE

pEuT SORTIR

EN pèLERIN»

Le père Ignaci Fossas dans la salle de lecture de la bibliothè-que. Avec quel-que 250 000 vo-lumes, celle-ci est l’une des plus riches du pays et l’une des tou-tes premières en matière de théologie.

Logés en inter-nat, les choristes de l’Escolania alternent cours, répétitions et moments de dé-tente. A droite : les rochers es-carpés de Mont-serrat attirent de nombreux ama-teurs d’escalade.

Page 5: Geo Hors Serie. Catalonia

HORS-SERIE GEO 103102 HORS-SERIE GEO

LE CHœuR

D’ENfANTS LE

pLuS ANCIEN

D’EuROpE

Depuis le monas-tère, un téléphé-rique conduit, sur 250 mètres de dénivelé, à l’ermitage de Sant Juan. En cours de route, il offre des vues spectaculaires. Sujets au vertige s’abstenir !

en 1881. Les artistes catalans édifient alors le nouveau Montserrat. Le chemin qui mène à la Santa Cova (Sainte-Grotte) où fut trouvée la sta-tue est un musée à ciel ouvert. Accrochées à flanc de paroi, les stations de croix sont signées Martorell, Lluis Domenech i Muntaner, l’archi-tecte du Palau de la Musica Catalana, et Antoni Gaudí, qui fit ses premières armes dans une cha-pelle rotonde située derrière la basilique. Ou en-core Subirachs, sculpteur dont les œuvres achè-vent aujourd’hui la Sagrada Familia.

Les grandes familles industrielles ont payé ces monuments de leur richesse accumulée en bas, dans la vallée du Llobregat, avec ses cités textiles et ses bourgs sidérurgiques. Les moines qui m’entourent ont en moyenne 62 ans. Venus au monachisme sur le tard, ils sont les héritiers des hommes qui ont construit la Barcelone in-dustrieuse, si visuellement opulente dans les beaux quartiers de l’Eixample barcelonais. Anciens avocats, hommes de presse, historiens, ils composent une élite recluse entre ces murs. Tel ce père Ignasi, ancien médecin, désigné par la communauté comme porte-parole pour ré-pondre à mes questions. Sur les soixante-quatre moines de Montserrat, une vingtaine sont en déplacement. «Les universités nous réclament très souvent, explique le père. Nous préparons aux études de théologie.»

Avec ses 250 000 volumes, la bibliothèque, en voie de numérisation, est l’une des plus im-

posantes du pays. Les éditions de l’abbaye, fa-meuses pour leur qualité, ont pignon sur rue à Barcelone. Sans oublier le label discographique Abadia de Montserrat et la marque éponyme apposée sur les paquets de biscuits, les liqueurs, les confiseries. Le mécréant que je suis s’étonne de voir les moines chanter en public sous les flashs des touristes. «Nous ne sommes pas en représentation, poursuit le père Ignasi. C’est la caractéristique de Montserrat depuis le XIe siè-cle. Les gens participent à la prière. Qui rentre ici en touriste sortira peut-être pèlerin.» La clé de l’attachement des Catalans à Montserrat est aussi politique. «Dès 1947, nous avons com-mencé des fêtes de réconciliation pour notre so-ciété mutilée par la guerre civile. Sous Franco, selon la loi du Concordat, le bras séculier s’ar-rêtait à la porte du monastère. On s’abritait ici pour conspirer. Voyez au musée du monastère le dessin que Picasso a dédié à l’abbé Esccarré qui fut le phare de ces temps clandestins.»

Si la vie monastique est intemporelle, celle de l’Escolania est bruissante. On peut traduire ce mot par celui – fort ancien – de manécanterie. On désignait ainsi les écoles musicales des ca-thédrales de Séville, de Tolède, de Burgos, de Palencia, mais aussi de Bruxelles ou de Paris qui ont donné au répertoire européen Cristobal de Morales, Josquin Desprez ou André Campra. Ici, on respire l’ambiance d’une école religieuse, rigoureuse, ordonnée. L’Escolania, dont une pre-mière mention est faite en 1307, prend en charge l’éducation d’enfants de 8 à 14 ans choisis pour leur voix et leur goût musical. Le temps s’y par-tage entre matières scolaires le matin, et musi-que l’après-midi. Très intensivement : piano obli-gatoire, chant, évidemment, plus un deuxième,

voire un troisième instrument. Jadis le monas-tère accueillait les enfants abandonnés à sa porte, aujourd’hui les frais scolaires y sont de 400 euros par mois. Les revenus de Montserrat, les retrai-tes des moines, leurs droits d’auteur et une aide du gouvernement de Catalogne complètent le budget nécessaire aux quatre-vingts professeurs et à la nombreuse intendance. De cette école d’excellence, reconstruite en l’an 2000, est sorti par exemple le chef d’orchestre Josep Pons. Pau Casals écrivit toute sa musique sacrée pour Mont-serrat. «Nombre de musiciens des orchestres es-pagnols proviennent de l’Escolania», déclare fièrement le père Manel Gasch, son recteur.

En ce moment, la grande affaire c’est la construction du nouvel orgue de la basilique. Chaque catalan est convié à parrainer l’un des tuyaux. Quand on sait qu’un instrument de cette taille pèse un million d’euros, l’idée semble parfaitement indispen-sable. Avec les tubes, noms de ses aiguilles de pierre, les espèces d’oi-seaux qu’abrite son parc naturel et l’extravagance des courants d’air qu’elle génère, cette montagne suinte la musique. Son versant sud semble un troupeau de monstres assoupis. Il abrite le vil-lage de Collbato où je retrouve Albert Blanca-fort, l’héritier d’une li-gnée musicale de premier plan. Son père était fac-teur d’orgue, son grand-

père Manuel, un compositeur célèbre, ami de Mompou, le Falla catalan. Le village est aussi celui d’Amadeu Vives, à qui l’on doit de nom-breuses zarzuelas, les opérettes espagnoles. Pour Albert, qui est également ancien escolan, construire l’orgue de Montserrat constitue la consécration d’une carrière. «Un tel instrument nécessite vingt-cinq mille heures de travail.» Un artisanat poétique, comme l’élaboration de ce rarissime jeu de flûtes inspiré par celui d’un instrument du XVIIIe siècle, découvert au sud de Valence. Face à l’atelier : les grottes du Sal-nitre où Gaudí vint dessiner la Sagrada Familia en contemplant ses concrétions…

En Catalogne, il suffit de décaler son regard pour faire jaillir l’art. Le dessin de Dali a ainsi son origine dans les roches capricieuses de Ca-daqués. Et cela perdure. Dans les cavernes du Saltnitre se tient chaque été le festival Gong,

pérégrination au milieu de sons nouveaux. Vous y croi-serez la harpe d’Ariana Sa-vall, la fille de Jordi, des did-geridoos, un orgue de cristal ou des percussions rares. Un des développements de la tradition musicale de Mont-serrat – alliée à l’esprit d’avant-garde catalan. K

V i n c e n t B o r e l

Chaque année, deux millions et demi de visiteurs viennent enten-dre le chœur de l’Escolania chan-ter le «Salve» et les vêpres. Avant d’entrer dans la basilique, les enfants n’ont que dix minutes pour revêtir leur aube et échauf-fer leur voix.

Dans la basilique, la «Moraneta», la Vierge noire patronne de la Catalogne, réunit dans une même ferveur touristes et pèlerins exta-tiques. Selon la légende, cette statue du XIIe siè-cle aurait été découverte par des bergers dans une grotte de la montagne.