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Dialogue http://journals.cambridge.org/DIA Additional services for Dialogue: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Grammaire et Logique: Une théorie archaïque des relations Sylvain Auroux Dialogue / Volume 17 / Issue 01 / March 1978, pp 1 - 19 DOI: 10.1017/S0012217300024057, Published online: 05 May 2010 Link to this article: http://journals.cambridge.org/ abstract_S0012217300024057 How to cite this article: Sylvain Auroux (1978). Grammaire et Logique: Une théorie archaïque des relations. Dialogue, 17, pp 1-19 doi:10.1017/S0012217300024057 Request Permissions : Click here Downloaded from http://journals.cambridge.org/DIA, IP address: 195.19.233.81 on 06 Dec 2013

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Grammaire et Logique: Une théorie archaïquedes relations

Sylvain Auroux

Dialogue / Volume 17 / Issue 01 / March 1978, pp 1 - 19DOI: 10.1017/S0012217300024057, Published online: 05 May 2010

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Grammaire et Logique:Une theorie archaiquedes relations

LE THEME de cet article est assez vaste : il s'agit de reconsiderer un deslieux communs de l'epistemologie historique des sciences du langage con-cernant les rapports de la logique et de la grammaire generale. Nous lerestreindrons en etudiant seulement l'etat auquel parvient cette dernierediscipline dans l'ceuvre de Nicolas Beauzee (1717-1789), collaboratesimportant de YEncy elope die de Diderot et d'Alembert ; sa GrammaireGenerale (1767) constitue sans doute la perfection du genre inaugure parPort-Royal.

On critique bien souvent la Grammaire Generale en pretendant qu'ellen'a pas su distinguer logique et linguistique.1 II n'est pas tout a fait exactque les grammairiens n'aient eu aucune attention a la facticite des langues(qu'ils connotent par le concept d'arbitraire,2 mais surtout l'accusation de« logicisme » provient d'un point de vue recurrent datant du icjeme siecle.Si ce point de vue etait encore valable pour la linguistique generale de lapremiere moitie du 20eme siecle, il ne Test guere aujourd'hui. D'unecertaine facon, le pretendu « logicisme » des grammairiens est un de leursprincipaux apports a la constitution des sciences du langage ; bien que sesjugements historiques soient errones,3 et que le concept de linguistiquecartesienne soit une pure chimere, N. Chomsky a eu le veritable merited'introduire cette idee.

Dans lefond, l'histoirede la grammaire generale, qui vagrossomodo dePort-Royal aux Encyclopedistes (Du Marsais, Beauzee), e'est l'histoire del'elaboration d'un certain concept de syntaxe, qu'on peut qualifier desyntaxe semantique. S'il y a du « logicisme » dans la grammairephilosophique, e'est dans la mesure ou il y a de la syntaxe, dans la mesureou cette discipline est concernee par la concatenation des mots en phrases.Le grand progres du i8eme siecle e'est d'avoir elabore certaines categories

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(identite et determination) dont les auteurs pensent qu'elles constituent lesfondements de la syntaxe universelle. A l'inverse, le rejet du « logicisme »qui se fait jour au I9eme siecle, avec la lente constitution de ce qu'onnomme la linguistique, a pour origine un deplacement de perspective quifait qu'on n'envisage plus de compter essentiellement sur la syntaxe pourdecouvrir les lois universelles du langage. Dans l'introduction celebre deDie Sprachen Europas (Bonn, 1850), August Scheicher entend fonder lascience des langues en distinguant clairement Linguistik et Philologies Lapremiere concerne les lois du langage qui ne dependent pas du libre vouloirhumain, la seconde est une discipline dont les objets naissent de ce vouloir.L'une recherche une legalite dont la zoologie donne le modele, l'autre estune discipline historique. C'est a cette derniere et non a la « science »linguistique qu'appartient la syntaxe.

La qualification « logicisme » est une source importante de confusions ;cela n'a pas grand sens d'en affubler les theories linguistiques classiques.Au sens strict, il faut reserver le terme « logique » pour designer les theoriesde l'inference, la logique est selon l'expression de S.C. Kleene la disciplinequi etudie « ce qui s'ensuit de quoi ». II est errone de relier la grammairegenerate a la logique formelle traditionnelle pour deux raisons essentielles.D'une part, la grammaire n'est pas une theorie de l'inference, d'autre part,les lineaments de theorie de l'inference qu'on trouve au i8eme siecle n'ontqu'un rapport tres lointain avec la logique formelle. La pensee classiquedispose d'un noyau theorique original dont nous avons decrit ailleurs5 unmodele algebrique sous le nom de theorie des idees. Ce noyau theoriquefournit la base de la grammaire et de la theorie de l'inference. Mais ce nesont pas les memes relations interideelles qui sont utilisees selon qu'il s'agitd'etudier la concatenation linguistique ou l'inference. En outre, de part etd'autre, la reussite est tres inegale ; la logique de Lumieres est bien moinsinteressante que la syllogistique,6 la syntaxe par contre connait un deve-loppement important et aboutit a une theorie des relations non denuee deraffinements.

I T H E O R I E L I N G U I S T I Q U E E T L O G I Q U E D E S L U M I E R E S

Pour les Lumieres en general la theorie linguistique repose sur une cer-taine conception de la signification. Un element linguistique (un mot) est unson a* signe d'une idee a. On peut representer cette theorie sous la formesuivante, qui constitue ce qu'on nommera hypothese du langage-tra-duction :

(i) a* = f(a)

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Cette theorie est assez proche de celle de Locke ou des conceptions deHooke et de la Royal Society,7 elle a sa source dans la psychologisationcartesienne de l'idee.

L'hypothese du langage-traduction permet d'esperer la constitutiond'une syntaxe universelle dans la mesure ou les idees (ou du moins leursrelations) le sont. Une telle syntaxe est essentiellement semantique, savalidite depend de la possibility de deriver les regies de concatenationlinguistique des lois de composition entre les idees. L'hypothese dulangage-traduction conduit immanquablement a construire aussi lalogiquesur la base des relations entre les idees.

Si on veut chercher dans la litterature ce que j'entends par theorie desidees, on en trouvera les lineaments dans les Logiques (depuis Port-Royaljusqu'a Crousaz), mais aussi dans les descriptions empiristes de l'originedes connaissances et dans les Grammaires. L'originalite de la theorie desidees reside dans la possibilite de mettre en rapport une hierarchie desconcepts (une classification type arbre de Porphyre) avec un systemed'operations. C'est ce que remarque subtilement Beauzee : « La gradationascendante de l'individu a l'espece, de l'espece au genre prochain, decelui-ci au genre plus eloigne, et successivement jusqu'au genre supreme,est (...) une veritable decomposition d'idees que Ton simplifie par l'abstrac-tion (...). C'est lalamethoded'analyse (...). La gradation ascendante (...)(est une) veritable composition d'idees ».8

II nous a semble qu'on pouvait rendre compte algebriquement du ma-niement des idees en decrivant la structure de l'ensemble E des idees, sur labase d'un quintuplet {n, +, - , <, E}. L'interpretation des symbolesoperatoires dans les termes de la litterature invoquee comme en decrivantdes modeles est multivoque.

« n » correspond a la comparaison, « - » a l'abstraction, « + » a lacomposition ou a la synthese. « fl » et « - » correspondent toutes deux al'analyse, et comme elles ne peuvent a lafois servir d'inverses a « + », onvoitl'aspectboiteuxde la theorie des idees. « < » peut s'interpreter commeconverse de « est abstrait de » (origine des connaissances), comme « plusconcret que », « moins general que », « contient » (origine des connais-sances, classification), ou encore comme « est sujet de », c'est-a-direcomme converse de « est vrai de » (theorie de l'inference). Sans entrer dansles details, l'originalite algebrique de cette theorie peut etre decrite par lesdeux points suivants :9

(ii) VW, X , Y G E , x / y , si W = x + y, alors W < x, W < y.

(iii) Vx, y E E, si x < y, alors x + y = x, et reciproquement.

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Ces deux axiomes (exprimant les rapports de l'addition et de la relationd'ordre strict) formalisent les conceptions classiques de l'extension et de lacomprehension. L'extension d'une idee x c'est l'ensemble des elementsqui figurent avant elle dans toutes les suites composees avec < ou ellefigure. Sa comprehension c'est inversement l'ensemble des elements quifigurent apres. La loi de Port-Royal sur la variation inverse de la com-prehension et de l'extension s'explique aisement ; de meme l'affirmationdes classiques selon laquelle le sujet d'une proposition vraie est comprisdans 1'extension du predicat et le predicat dans la comprehension du sujet.L'extension d'une idee est ainsi constituee d'autres idees ; je nommeextension-comprehensive Cette espece d'extension. Parfois les auteurs, enparticulier Beauzee,10 considerent l'extension comme une classe, celle desindividus auxquels on applique actuellement l'idee. A premiere vue, celane change rien a la loi de Port-Royal dans la mesure ou figurent, entre autreschoses, dans Vextension-comprehensive d'une idee toutes les idees desindividus qui constituent son extension-classe. Le concept d'extension estambigu, mais cette ambigui'te (ensemble d'idees ou d'individus) permetd'associer classe et idees.

Nous pouvons preciser cette association. Faisons correspondre a touteidee x son extension-classe notee x ; a la composition des idees l'intersec-tion des classes n, et a la relation d'ordre, l'inclusion des classes (enexcluant le fait qu'une classe soit incluse en elle-meme). La theorie desidees admet une interpretation dans l'algebre des classes ainsi reduites.Symetriquement a Vextension-comprehensive de l'idee, on peut memeintroduire la comprehension-extensive de la classe, concue comme l'en-semble des classes dans lesquelles est incluse la classe en question.

La propriete exprimee en (Hi) est sans doute la plus importante. J'endonnerai d'abord deux exemples pris dans lalitterature. L'un provient desEssais d'elements de philosophic de d'Alembert,11 qui du reste dans cepassage nous parait commenter un paragraphe de Locke.12 Voici comments'exprime l'Encyclopediste : « La reunion de l'idee d'existence n'ajouteproprement rien a celle de sensation ; on ne peut sentir sans exister ».L'autre exemple est constitue par la theorie classique des relatives deter-minatives et explicatives qu'on trouve partout de Port-Royal a Beauzee.Une relative est explicative lorsqu'elle « sert a developper la comprehen-sion de l'idee partielle a laquelle elle est liee » ; determinative quand « elleajoute une idee accessoire a la comprehension de l'idee partielle a laquelleelle est liee ». II en resulte qu'on peut retrancher l'incidente explicative a laprincipale sans en alterer le sens.

En fait, l'interet de (iii) provient a nos yeux des consequences formelles

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qu'on peut en tirer. On qualifiera cette propriete de loi d'absorption ;l'idempotence de la composition (« + ») en serait un cas limite,dont toutefois nous n'avons trouve aucun exemple dans la litterature.Les classiques reconnaissent done concretement (sur des exemples)que la composition des idees n'a rien a voir avec l'addition des nombres.Les diverses interpretations possibles de la loi d'absorption (et conse-quemment de <) forment la base des conceptions classiques traditionnel-les de l'analycite. En particulier, pour pouvoir admettre que toutes lespropositions vraies ne sont pas, selon l'expression de Locke, « des proposi-tions frivoles », il faut trouver un biais pour distinguer parmi toutes lesidees « contenues » dans une idee celles qui constituent sa definition et lesautres.

L'interet proprement logique, e'est-a-dire relativement a la theorie de1'inference, de la theorie des idees est tout a fait insignifiant. On reconnaithabituellement que la loi de Port-Royal est erronee. La question est plusgenerate ; elle concerne la liaison de l'extension et de la comprehension,mais au sens precis ou il s'agit de relier les idees et les classes, comme le faitclairement Beauzee (mais sans doute pas13 Port-Royal). Nous avons intro-duit plus haut une association entre la theorie des idees et une partie del'algebre de classes qui semble etre un isomorphisme ; toute extension del'une ou de l'autre en direction d'une theorie de la negation ou d'une theoriede l'identite rompt cette apparence.

Faire servir la theorie des idees a une theorie de l'inference revient aui8eme siecle a essayer d'interpreter la syllogistique14 dans les termes de latheorie des idees. D'Alembert, par exemple, ne manque pas de le faire enreduisant barbara a la transitivite de « < » ; il y a alors symetrie parfaiteentre interpretation extensionnelle (classes) et interpretation compre-hensionnelle (idees). Cette symetrie se perd pour camenes et celarent,e'est-a-dire avec l'introduction de la negation, dont ne peut bien sur sepasser une theorie complete de l'inference. Comme Couturat15 l'avait bienvu, ne pas appartenir a la comprehension d'un terme et ne pas appartenir ason extension sont deux choses differentes. Nierqu'une idee appartienne al'extension-classe d'une autre idee e'est nier qu'elle appartienne a l'une desparties de cette extension-classe. A l'inverse, nier qu'une idee appartiennea la comprehension d'une idee, ce n'est pas nier qu'une des idees apparte-nant a la comprehension de la premiere puisse appartenir a la comprehen-sion de la seconde. Les classiques avaient bien entrevu le probleme,puisqu'en affirmant que dans la proposition negative le predicat est prisdans toute son extension,16 ils se rabattent sur une conception extension-nelle de la negation. A ma connaissance, le premier traitement un peu fin de

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la negation du point de vue comprehensionnel est du aux linguistes.17

Le probleme de laloi de Port-Royal est une question qui tient a la theoriede l'identite. On peut exprimer cette loi des trois facons suivantes :

* (iv) Plus une idee a d'extension, moins elle a de comprehension, c'est-a-dire, plus une idee comprend d'autres idees moins son extension-classepossede d'elements.

(iv') Plus est grand le nombre d'idees dans lequel une idee est incluse,moins est grand le nombre d'idees qu'elle-meme inclut.

(iv") Plus est grand le nombre de classes dans lequel une classe estincluse, moins est grand le nombre de classes qu'elle-meme inclut.

II est clair d'apres ce qui precede que (iv') et (iv") sont des trivialitesrigoureusement vraies. II n'en est pas de meme pour * (iv) qui suppose quetoutes les extensions-classes des idees constituant la comprehension d'uneidee sont des parties au sens strict de l'extension-classe de cette idee,c'est-a-dire :

* (v) (b) si a < b, alors a < b

Ce dernier point tient lui-meme a la theorie de l'identite. On peut definirainsi l'identite de deux idees :

(vi) a = b = def. (c) (a < c .=. b < c)

La logique classique (et son acceptation erronee de la loi de Port-Royal)repose sur l'equivalence entre l'identite des idees et l'identite desextensions-classes, c'est-a-dire sur:

* (vii) a = b . = . a = b

II faut refuser * (iv) et * (vii) parce qu'on peut refuser * (vii). De facongenerate, on peut avoir a < b et a = b. Supposons un univers ou toutes lesfemmes et elles seules soient blondes ; il se trouve que l'idee de blonde estcontenue dans l'idee de femme blonde (voire dans l'idee de femme), alorsque les extensions-classes de ces deux idees sont rigoureusement lesmemes. Dans notre univers, il se trouve meme que des idees differentessont associees a la meme extension classe, c'est-a-dire a ^ b et a = b. Telest le cas pour etoile du soir et etoile du matin, mais aussi pour animauxpossedant un coeur et animauxpossedant des reins.

Nous pouvons etendre ce raisonnement au-dela du type des exemplesinvoques en recourant a la classe vide dont l'existence est essentielle al'associativite de l'operation n de l'algebre des classes. La classe vide est

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unique. Bien que Frege ait associe cette classe au seul concept « nonidentique a soi-meme », il faut aussi l'associer a toute idee composee dedeux idees dont les extensions classes n'ont aucun element commun (cer-clecarre, hommefemelle, etc ...).

Meme en laissant de cote la negation, la correspondance entre la theoriedes idees et l'algebre des classes reduite qu'on utilise ici n'est pas unisomorphisme ; on peut la considerer comme un epimorphisme, en admet-tant que l'idee d'etre est l'element neutre pour la theorie des idees. Celaentraine la condition suivante. Comme on a admis qu'on associait la classevide a toute idee composee de deux idees dont les extensions-classes n'ontaucun element commun, il faut que l'addition a une idee quelconque d'uneidee associee a la classe vide, donne une idee associee a la classe vide.C'est-a-dire puisque a + cf> = d>, il faut pour toute idee a, que a + b = c, telquec = cj> sib = 4>.

On peut aisement comprendre le peu d'interet logique de la theorie desidees ; sa faiblesse tient au role qu'y joue la loi de Port-Royal sous sesdifferentes formes, quoique les formulations (iv') et (iv") d'une part et * (iv)d'autre part n'aient pas tout a fait les memes consequences.

A l'age classique, on fait piece sur l'inclusion dans la comprehensionpour batir la theorie de 1'inference. On definit en quelque sorte la verited'une proposition de la forme S est P de la facon suivante :

* (viii) h (S est P) = def. h S < P.

L'unique regie d'inference peut s'exprimer ainsi:

(ix) h S < x,x, .... . .Xj

hx ,<Ph S < P

Une theorie deductive consiste en un ensemble d'axiomes a partir desquelsau moins une regie d'inference permet d'engendrer les propositions quisont les theoremes ou theses de la theorie. Imaginons d'attacher a toutetheorie le nombre constitue par le rapport de la difference entre le nombredes axiomes et celui des theses au nombre des theses. On peut considererque (N theses - N ax.)/(N theses) mesure la fecondite d'une theorie, quidone est maximum (= 1) quand le nombre des theses est infini pour unnombre fini d'axiomes. Maintenant posons-nous la question suivante: quelest le plus petit ensemble d'axiomes qui permette a l'aide de (ix) d'engen-drer un nombre donne de theses ? Soient n theses differentes : chacune

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necessite au minimum deux autres formules pour etre prouvee. Assure-ment, le cas le plus favorable est celui ou tous les elements mo yens detoutes les demonstrations sont identiques. II reste encore n + I axiomes etla fecondite tend vers zero quand le nombre des theses tend vers l'infini. Lechoix de « < » pour representer 1'inference est malheureux, il supprime lanotion meme de verite logique. Le choix revient a fonder l'inference sur laloi de Port-Royal; les consequences sont les memes qu'on exprime cette loisous la forme (iv') ou (iv' ')• Le simple passage du point de vue comprehen-sionnel au point de vue de l'extension-classe ne provoque aucun change-ment fondamental.18

C'est l'admission de Ia4oi de Port-Royal sous la forme * (iv) et parconsequent l'admission de * (vii) qui a les consequences les plus desastreu-ses pour une theorie comprehensionnelle de l'inference. Si on pouvaitadmettre * (vii), alors on pourrait sans doute admettre * (viii) commedefinition de la verite. Nous ne pouvons meme pas admettre la traductionextensionnelle de * (viii) comme doctrine de la verite, c'est-a-dire :

* (viii') h (S est p) = def. h (S > p)

Nous ne considererons pas comme vraie une proposition dont le sujet ou lepredicat ou les deux correspondent a la classe vide. * (viii') n'exclut que lesecond de ces trois cas. Elle ne serait d'ailleurs pas equivalente a * (viii),car il n'est pas du tout sur qu'une idee contenue dans la comprehensiond'une autre idee ne puisse avoir pour correspondant la classe vide quand lapremiere ne l'a pas (il nous arrive bien de definir l'idee de certaines choses al'aide de predicats farfelus). Une doctrine extensionnelle de la verite cor-respondrait en fait a la definition suivante :

(viii") h (S est p) = def. I- (§ n pV <t>)

Or (viii") est loin d'etre equivalente a * (viii). La premiere permet derejeter toutes les propositions dont le sujet ou le predicat ou les deuxcorrespondent a la classe vide ; la seconde admet necessairement despropositions de cette sorte, si * (vii) est fausse. Autrement dit, * (viii) nenous permet pas d'exclure les propositions qui ne parlent de rien de reel. Amoins que quelque Dieu extremement bon (comme celui de Descartes oucelui de Locke qui, plus paresseux, borne son travail au cas des ideessimples concretes) n'assure une correspondance stricte entre nos idees etles choses, il n'y aurajamais de theorie comprehensionnelle correcte de laverite, et la loi de Port-Royal sera fausse. En general, les classiquesresolvent la question en considerant d'abord comme le faisait Arnauld Les

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Vraies et les fausses idees (1683), examen que Locke, par exemple, re-prend, quoique sur des bases assez differentes.19 Celarevient a trouver unbiais pour epurer nos pensees de toutes les idees qui correspondent a laclasse vide. L'application de la conception comprehensionnelle de l'infe-rence n'a lieu qu'aprees cette epuration ; les propositions qui sont vraies ausens * (viii) et dont les termes ne resistent pas a cette epuration sont purverbalisme.20 On ne fait done pas l'economie du point de vue extensionnel,et le point de vue comprehensionnel est plutot un detour superfetatoirequ'autre chose.

A l'inverse, ce qui coupe court aux developpements de la « logique »classique, ce n'est pas simplement le choix du point de vue extensionnel,e'est la reconnaissance que 1'identite des classes n'est pas equivalente al'identite des concepts. Cette reconnaissance est evidente des qu'on dis-pose d'une theorie des classes suffisamment raffinee ; elle revient a ladistinction explicite du sens et de la reference, du predicat et de la classe.Certains auteurs (Kretzmann, 1968, a propos de Locke) soutiennent que lesclassiques distinguent le sens et la reference. Us utilisent incontestable-ment une semantique a trois niveaux (mot/idee/chose), mais ne distinguentabsolument pas identite des classes et identite des concepts, notammentparce que e'est * (iv) qui leur sert de theorie de la designation (voir ici lescitations de Beauzee correspondant aux notes 8 et 24). Une theorie de lareference suppose que soit etudiee directement la relation des signes et deschoses ; dans l'hypothese du langage-traduction, ce ne sont jamais lessignes linguistiques qui ont directement rapport aux choses, mais les idees.Theorie de la reference et hypothese du langage-traduction sont incompa-tibles.

De nos jours, nous possedons une conception de l'identite qui se definiten termes de classes, au point que des auteurs comme Quine contestentmeme que nous puissions disposer d'une theorie intensionnelle de l'identiteou que la synonymie soit quelque chose de clair. C'est exactement l'inversequi a lieu au xvmeme siecle : d'un cote l'universalite des idees exclut queleur identite fasse probleme, de l'autre la synonymie. Beauzee reprend latheorie de Gerard21 n'est qu'une question de congruence entre les elementslinguistiques modulo, toutes ou quelques-unes des idees constituant l'ideequi est leur signification (la synonymie comme equivalence ne vaut que delangue a langue, il n'y a pas de synonymes parfaits). Loin que des conceptsproprement logiques viennent « pervertir » la theorie linguistique, c'est al'inverse une certaine conception de langage qui limite le developpement dela logique.

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io SylvainAuroux

2 L E S F O N D E M E N T S DE LA S Y N T A X E : I D E N T I T E ETD E T E R M I N A T I O N

Dans 1'articlegrammaire de YEncyclopedic, Beauzee et Douchet declarentque la syntaxe concerne le « concours de mots reunis pour former unepensee » (c'est-a-dire une proposition). Dans 1'article syntaxe, l'auteur (quisigne E.R.M.B., c'est-a-dire probablement Beauzee) declare cette defini-tion identique a celle que donne Du Marsais dans 1'article construction(« partie de la grammaire qui donne la connaissance des signes etablis dansune langue pour exciter un sens dans l'esprit»). Ce qui instaure la syntaxe,c'est la consideration de YLunite du sens de la phrase (c'est-a-dire de laproposition ; des phrases differentes22 peuvent signifier une meme proposi-tion). Toute division morphosyntaxique de la phrase vient apres la positionde la proposition ; selon Beauzee, la classification des elements linguisti-ques doit trouver son fondement « dans la nature et la diversite desfonctions communes des mots par rapport a l'expression analytique de lapensee ».23

La theorie grammaticale de la proposition peut s'exprimer ainsi : uneproposition, signifiee par une phrase, est l'addition de plusieurs idees(signifiees par les mots de la phrase) de facon a constituer une seule unite desens. Condillac affirme quelque chose de semblable lorsqu'il soutient que laproposition correspond a une seule perception globale. La citation suivantede Beauzee fera mieux comprendre ce qui est en question :

« Nos mots sont comme les resultats de la decomposition analytique des idees ; cesont les signes sensibles de nos idees elementaires. Nos phrases qui rapprochentsouvent plusieurs mots pour l'expression d'une seule idee totale sont autant d'ope-rations synthetiques qui nous ramenent aux idees plus composees, et a la nature deschoses, et qui par consequent donnent a nos discours plus de justesse en en faisantdes images plus vraies ».24

Le developpement de la syntaxe est du a la position thematique de cette« operation synthetique » dont la reiteration donne lieu aux phrases. Laconcatenation des elements linguistiques est done pensee par le biais d'uneoperation sur les idees, celle que nous avons notee « + » dans la recons-truction de la theorie des idees. Bien que logique et syntaxe des Lumieresderivent d'un noyau rationnel commun, elles n'ont pas a proprement parlerles memes bases. La fecondite de l'une et le peu d'interet de l'autreviennent sans doute de la. L'operation « + » est la moins limitee de toutes

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celles qui sont envisagees sur les idees, elle ne requiert pas l'anticipation deson resultat. Abstraitement, on peut dire qu'elle donne a un ensemblequelconque d'idees la structure d'un monoide. II est bien evident toutefoisque, dans une langue naturelle, la concatenation des elements linguistiquesne saurait etre associative. Dans la theorie linguistique, ceci se traduit parle fait qu'un enonce ne se decompose pas d'emblee dans ses elementsultimes que sont les mots ; on doit lui faire d'abord subir dans un certainordre, diverses fragmentations en ce que nous nommons aujourd'hui sesconstituants immediats. Les Lumieres ne precedent pas autrement. L'arti-cle grammaire de YEncy elope die distingue les parties logiques de la propo-sition (sujet, attribut, copule) et les parties grammaticales. « Les partiesgrammaticales de la proposition sont les mots que les besoins de l'enoncia-tion et de la langue que Ton parle y font entrer, pour constituer la totalitedes parties logiques ».25 Entendons que la premiere fragmentation derenonce correspond a la formule (S + p). Restent les autres fragmenta-tions . Si on se borne a la phrase simple (sans expansion relative ou conjonc-tive), l'elaboration des concepts d'identite et de determination concerne ceprobleme.

Au xvnieme siecle, le concept de determination est multivoque. Sasignification la plus generate correspond a la concatenation de deux termespar « + », donnant lieu a un terme plus general, conformement aux loix (ii)et (iii). On dit alors que le second terme diminue 1'extension du premier(e'est-a-dire la determine) en accroissant sa comprehension. C'est sur cettebase qu'est construite la specification du concept connotee par l'oppositionidentite/determination. La formulation claire de cette opposition est l'ceu-vre de Beauzee, elle aboutit au concept de complement. Sa mise au jour nes'est pas faite d'emblee, on peut en suivre le cheminement (non sansd'importants flottements terminologiques) dans les articles suivants deYEncyclopedie: concordance (Du Marsais), determination (Du Marsais),identite (Beauzee), gouverner (B.E.R.M., e'est-a-dire probablementBeauzee).

Du Marsais (article concordance) donne deux exemples de ces rapports:

ex. i - Diane etait sceur d'Apollonl i i i

identite determination

ex. 2 - Pierre aime la vertu

identite determination

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12 Sylvain Auroux

Nous empruntons respectivement aux articles identite et gouverner lesdefinitions qui serviront de point de depart a notre discussion :

Def. i - « La concordance indique (...) Papplication du sense vagued'une espece au sens precis de l'autre, et l'identite, si j'ose dire, tresphysique, du sujet enonce par les deux especes de mots sous des aspectsdifferents ».

Def 2 - « Les noms appellatifs, les prepositions et les verbes relatifs ontessentiellement une definition vague, qui doit etre determinee (...). Cettedetermination se fait communement par des noms que Ton joint aux motsindetermines(...) ».

La def. 1 correspond aux exemples me us liber, loi naturelle, etc ... ; il enresulte que le sens du nom appellatif y est qualifie de « precis » alors quedans la def. 2 on attribue au meme terme une « signification vague ». Ceflottement terminologique s'eclaire par la distinction que fait Beauzee entremots determinatifs et indeterminatifs. Est determinatif tout mot suscepti-ble de denoter une substance (c'est-a-dire noms propres, noms appellatifset pronoms) ou d'etre employe seul (interjections). Dans la def. 1, sensprecis est synonyme de determinatif ; dans la def. 2, signification vaguequalifie la signification des mots qui sont susceptibles de varier en exten-sion et en comprehension (seul done le nom propre n'a pas de significationvague en ce sens). Appelons a-determination l'effet de l'operation « + »,c'est-a-dire l'accroissement de comprehension et la reduction d'extension.Designons par dp la classe de mots determinatifs, et par dp celle des motsqui ne le sont pas. Nous pouvons traduire dans la def. 2 l'expression« application du sens vague d'un espece au sens precis de l'autre » parl'expression de notre meta-langue descriptif « a-determination d'un termedp par un terme dp ». Maintenant, considerons toutes les sequences dedeux termes ; chaque terme est dp ou dp nous avons ainsi quatre combinai-sons possibles : dp dp ; dp dp ; dp dp ; dp dp. Laissons de cote laderniere.Comme exemples de la seconde, nous avons les groupes (nom + adj.),(nom + verbe) ; comme exemples de la premiere et de la troisieme, lesgroupes (nom + nom), (adjectif + nom), (verbe + nom). L'oppositionidentite/determination qui nous interesse ici correspond a ces deux typesde groupes. Elle permet essentiellement de concevoir la difference entrel'a-determination du nom (sujet) par le verbe, et celle du verbe par le nom(complement). La thematisation explicite de la notion de complement tienta la clarte theorique de l'opposition entre Videntite et ^determination. Du

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Marsais qui se contente d'exemples a omis la redaction d'un articlecomplement pour YEncyclopedie ; Beauzee en fait la remarque dans l'arti-cle gouverneur et corrigera cet oubli dans YEncyclopedie Methodique(Paris, Liittich, 1782, t. 2, p. 185). La procedure suivie par Beauzee dansson travail d'eclaircissement consiste a specifier une operation initiale touta fait generale en considerant la nature des couples ordonnes qui luicorrespondent. On peut aisement comprendre l'immense progres theori-que qu'il accomplit par la dans l'histoire de lagrammaire generale. Histori-quement, il faut rapporter les concepts d'identite et de determination a cequ'on appelait a l'age classique les syntaxes de concordance et de regime.Les phenomenes d'accord et de rection sont parfaitement repertories etdecrits, mais ils se pretent mal a l'elaboration de regies generates sinonuniverselles. Dans leur court chapitre final sur la syntaxe, les Messieurs dePort-Royal notaient par exemple que « la syntaxe de regime est presquetoute arbitraire ». Les categories d'identite et de determination permettentde poser un fondement universel a ces phenomenes tout en respectantl'arbitraire de leurs realisations. Tout comme differents sons representedla meme idee dans des langues differentes. La determination peut etrerepresentee dans la realisation materielle de la phrase par des cas differentsou des prepositions ou I'ordre des mots selon la langue considered.25 Lacontingence de l'usage n'altere pas l'universalite de la theorie qui dans tousles cas lui fournit un principe explicatif. De facon recurrente, on peut direque les Encyclopedistes parviennent a une grammaire de constituants,alors que leurs predecesseurs restaient bloques sur le probleme des rela-tions contextuelles. Ce qui dans I'ordre des raisons et de la simplicite vientavant, apparait apres dans le developpement historique de la science. C'estune situation qu'on rencontre souvent : les stoiciens par exemple ontdeveloppe Je calcuJ des propositions, apres la sylJogistique aristoteliciennequi est une theorie des termes.

3 L E B L O C A G E E P I S T E M O L O G I Q U E D E L A L O G I Q U E

Fondamentalement, la specificite des sciences du langage a l'age classiqueet a l'epoque des Lumieres tient a la theorie des idees et a l'hypothesecorollaire du langage-traduction. II est clair que pour nous qui n'accordonsaucune valeur ontologique a la psychologie de l'ame, l'idee est un abstraitqui n'a d'autre realite que le systeme d'operations par ou les auteurs tententde decrire certains phenomenes concernant la pensee et le langage. Touteetude doit respecter l'originalite de ce systeme d'operations. Celle-ci tientd'abord a sa nature intensionnelle. On peut rapprocher par exemple l'ana-

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lyse semantique de Beauzee de tentatives modernes comme celles deSuppes27 qui rattache des fonctions booleennes aux nceuds des arbressemantiques des grammaires generatives. Mais la question est qu'il n'y apas de fonctions booleennes dans la theorie des idees. C'est pour cetteraison egalement que Ton doit refuser certaines interpretations de la penseedes Lumieres. Barrie E. Bartlett par exemple dans son ouvrage Beauzee'sGrammaire generate. Theory and methodology represente Yidentite par lareunion des classes et la determination par leur intersection.28 Si Ton prendtoutefois l'expression loi naturelle, il est clair que la classe associee n'estpas l'addition de celle des [his] et des [choses naturelles], mais plutot leurintersection. A l'inverse, si4-'on prend l'expression livre de grammaire, jene vois pas comment on pourrait eviter de trouver que l'intersection de laclasse des [livres] et de celle de [grammaires] est la classe vide. L'interpre-tation en terme d'addition des idees est la seule correcte.

L'aspect intensionnel de la theorie des idees apparait dans toute sanettete lorsqu'on remarque que le concept de determination peut s'inter-preter comme le noyau d'une theorie archai'que des relations. Toutes leslangues possedent des signes de relation sous forme de prepositions ou decas ; dans les langues a cas, le probleme des relations porte sur ce que lesclassiques nommaient les cas obliques. Soient des expressions commesaur d'Apollon (exemple de Du Marsais, voir supra) et livre de grammaire(exemple canonique dans la Grammaire de Beauzee). Ce sont des exem-ples de determination ; il n'y a pas identite entre les termes de ces expres-sions. Nous pouvons traduire cette absence d'identite par le fait que lesextensions-classes des termes en questions n'ont aucun element commun.La notion de determination traduite en termes de classes doit etre envisa-gee comme une theorie des relations externes. La these du langage-traduction amene a concevoir qu'un signe de relation (par exemple lapreposition de) signifie une idee qui, dans la phrase, se compose avec lesautres. L'algebre des idees vaut done pour les relations. L'expression livrede grammaire est un terme global A, tel que A = [L + de + G.] D'apres(ii),nous avons alors (A < L), (A < de) et (A < G). Autrement dit, on trouvedans la comprehension d'un terme comme A une relation (et par conse-quent les termes de la relation) et dans l'extension-comprehensive de larelation le terme lui-meme. Cette interpretation est parfaitement corrobo-ree par les textes de nos auteurs : elle permet entre autres choses desoutenir que nous construisons les idees des relations par abstraction apartir des complexes concrets (ou du moins des termes comme A). L'ideed'une relation est done une idee generate obtenue en faisant abstraction deses termes. C'est ce que confirme la definition des prepositions : « Les

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prepositions sont des mots qui designent des rapports generaux avecabstraction de tout terme antecedent et consequent »,29 « les preposi-tions designent avec indetermination de tout terme antecedent et conse-quent ».30 Ontologiquement on debouche sur l'idealite des relations quesoutenait la metaphysique classique.31 L'interpretation de la theorie entermes de classes ne peut s'effectuer directement. Nous representons unerelation (soit de) par une classe de couples ordonnes ; un terme comme degrammaire correspond a l'ensemble des elements qui sont le premier termede tous les couples dont un element de la classe correspondant a gram-maire est le second (soit R" [grammaire] dans la symbolique de Russellavec R = de), et livre de grammaire a l'intersection de cette derniere classeavec celle des [livres]. II en resulte que l'epimorphisme que nous avonsutilise plus haut, de la theorie des idees dans la theorie des classes, ne seconserve pas lorsqu'on considere l'etude syntaxique de la phrase, notam-ment parce qu'on doit alors considerer des relations. Ceci tient au fait quepour nous relations et classes ordinaires ne sont pas des termes homogenesqu'on peut confondre dans les operations de reunion ou d'intersection. Surce point, on peut noter que le produit relatif (livre de grammaire de monfrere) met (iii) en defaut, puisqu'une relation peut se composer un certainnombredefois.

II se trouve done que d'un certain point de vue, la theorie des idees estquelque chose de plus vaste ou de plus ambigu qu'une simple algebre desclasses. La meme operation de composition des idees est susceptible deplusieurs interpretations. Cela est egalement vrai de la relation d'ordrepuisqu'elle peut signifier la converse de est vrai de comme celle de estabstraite de ; ces deux interpretations ne se recouvrent pas, car si, enprenant les exemples vus plus haut, on constate que la seconde convient a(A < L) comme a (A < de), la premiere par contre ne peut avoir de senspour (A < de). Cette constatation nous avance un peu plus loin que nosremarques introductives, en laissant supposer que la theorie admet desmodeles non isomorphes, et se trouve logiquement incomplete. Ce defaut,il est vrai, est compense par l'avantage qu« presente le point de vuecomprehensionnel pour une analyse linguistique.32 De la meme faconqu'un predicat correspond a une classe au plus, mais une classe a unpredicat au moins, l'apprehension extensionnelle des relations (qui lie lapossibility de les definir a la cardinalite de l'univers considere33) est troppauvre pour exprimer la diversite des elements linguistiques.

Le second caractere specifique de la theorie des idees tient certainementa la notion de calcul. Depuis l'age classique, tous les auteurs essaient deconstruire un calcul avec les elements de la pensee ; entendons qu'ils

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essaient de construire quelque chose qui ressemble a l'arithmetique. Tou-tes les operations de l'arithmetique sont calculables, c'est-a-dire on peutles effectuer au sens moderne du terme, parce qu'on peut les reduire a desfonctions recursives generates. C'est la qu'echoue la theorie des idees ; ouplus precisement elle echoue a faire de l'inference un calcul. Si on consi-dere (ix) comme un algorithme de calcul, il est bien evident que pour uneformule donnees de laforme (S < P) son evaluation est l'affaire hasardeusedes donnees particulieres dont nous disposons. Si a l'inverse nous posse-dons toutes les donnees necessaires au calcul, c'est lafecondite du systemequi est nulle. Descartes pretendait que la syllogistique ne servait a rien, ence qui concerne sa reinterpretation en termes d'idees, il avait parfaitementraison. Le jugement de Kant sur la fausse subtilite des quatre figures esttout aussi fonde du moment qu'on reduit la vis probandi de la syllogistiquea la subalternation, c'est-a-dire a l'inclusion des concepts (voire desclasses). Tant qu'on raisonne en termes d'idees, l'inference est affaire decontenu.

Le passage d'un point de vue comprehensionnel a un point de vueextensionnel n'est pas suffisant pour faire naitre la logique moderne. Sanaissance exige qu'on soit capable de definir des fonctions calculables,comme sont les equations de Boole. Pour cela, il faut utiliser la classe videet la complementation sur les « univers » tels que les definit De Morgan.34

Essentiellement la naissance de la logique mathematiques depend d'untravail qui consiste a ramener les termes de la pensee (ou du langage) a destermes qui servent eux-memes de valeur a des fonctions calculables. Di-verses voies de reduction apparaissent des le XVIIIeme siecle. Stephen K.Land insiste,35 par exemple, sur la consideration de la proposition commeunite de sens (d'ou la possibility ulterieure de ramener le calcul des « pro-positions » a un calcul sur l'ensemble {O, I}), ou l'utilisation des variables.A lui seul, aucun de ces elements ne peut donner naissance a la logiquemathematique : la logique de Boole est essentiellement une logique destermes, et Leibniz dans l'opuscule sur la Methode de I'universalite36 utili-sait deja des variables, mais leur donnait des idees pour interpretation. Lalogique moderne suppose l'abandon du concept d'idee, et par consequentun changement de theorie linguistique. II faut que soit rompue la liaisonprivilegiee du signe a l'idee, pour que le signe puisse etre directementrattache a l'individu, aux classes, a la verite ou a tout autre chose. On voitbien ce changement chez C.S. Pierce, sous-jacent au theme d'une sciencedes signes. Le renversement est d'importance, il concerne la notion memede generalite et d'abstraction : le general ne pourra plus etre la partiecommune aux individus ; chez Pierce, par exemple, il correspond a leur

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sommation.37 L'abstrait et le general cessent d'etre reduction de compre-hension, eloignement progressif du reel concret, et la loi de Port-Royal n'aplus de sens. On ne peut toutefois assigner la cause de la logique modernedans la seule disparition de ce que Ian Hacking nomme le printemps desidees™ ou S.K. Land la theorie representationaliste du langage.39 II afalludes causes a cette disparition meme, et il a fallu aussi que se conjoignent lesdifferentes reductions auxquelles on vient de faire allusion. L'hypothesedu langage-traduction est avant tout le symptdme du blocage de la logique al'epoque des Lumieres.

Paradoxalement, la fecondite de la syntaxe tient a cette hypothese. Pourfaire fonctionner la theorie de l'inference, le concept d'idee impose qu'ons'attache a des contenus chaque fois differents. C'est ce meme concept quipermet aux grammairiens de depasser la particularity des langues naturel-les. Pour peu qu'on envisage de construire la syntaxe sur un base semanti-que, la these de l'universalite des idees (ou du moins de leurs composantsultimes) invite a negliger les accidents morphologiques. En outre, la syn-taxe, a la difference de la logique, ne reste pas prisonniere du contenu ideel.Les grammairiens ont pu trouver ce qui manquait aux theories de l'infe-rence, savoir un mo yen de reduire la diversite des contenus a un petitnombre de termes abstraits. Beauzee distingue dans la signification du motl'idee de la nature commune qu'il exprime, et sa signification formelle.L'idee qui est la signification formelle du mot en fait est l'indice de sacategorie syntaxique (nom, verbe, etc .. .).40 L'affirmation de l'universalitede ces categories, tout comme leur participation a la signification des motsest sans doute le point le plus criticable de la theorie linguistique desLumieres. Quelle que soit la valeur de verite de ces hypotheses, leur roleepistemologique est considerable : elles ont ete la mediation historique quia permis l'elaboration d'une grammaire de constituants immediats.

SYLVAIN AUROUXParis

NOTES

1 Cf. G. Gougenheim, Systeme de la langue frangaise (1939): « Le courant de grammairephilosophique qui commence en 1660 avec la grammaire de Port-Royal et se poursuitdurant le xvmeme siecle n'a pas reussi a constituer une grammaire scientifique ; la causeen est la confusion des niveaux logique et grammatical et l'absence de perspectivelinguistique chez les grammairiens ». Memes affirmations chez Leroy (1967), Mounin(1967), etc...

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2 Cf. nos ouvrages VEncyclopedie: grammaire etlangue auXVIIIeme siecle (Mame, 1973)et laSemiotique des Encyclopedistes (aparaitre); cf. aussi I. Monreal-Wickert DieSprachforschung der Aiifkldrung im Spiegel der grofienfranzosichen Enzyklopddie (Tu-bingen, 1977).

3 Cf. (entre autres)H. AarsleffThe History oflinguistics and Professor Chomsky. Language46 (pp. 570-585), 1970.

4 Cf. John Arbuckle August Scheicher and the linguistics Philology Dichotomy : a Chapterin the history of linguistics, in Word, vol. 26, N"i, 1970, pp. 17-31.

5 Cf. nos ouvrages cites note 2.6 Cf. notre ouvrage annonce note 2, chap. in.7 Cf. Norman Kretzmann History of semantics in Encyclopedia of philosophy, ed. Paul

Edwards, New-York, 1967, vn, 358-406 et du meme The main thesis of Locke's semantictheory in Philosophical Reviev^ii (1968), pp. 175-196 ; cf. egalement Stephen K. LandFrom signs to propositions. The concept of form in eighteenth century semantic theory(Mouton, 1974), 1,2. Nousempruntonsl'expression Theoriedu langage-traduction aD.J.O'Connor John Locke (Dover, 1966), p. 127.

8 Grammaire Generate, 1.1, p. 266.9 II s'agit la d'un examen partiel de la theorie des idees. Un examen plus complet a ete fourni

dans Introduction a la Semiotique des Encyclopedistes (These roneotee, 1972, Universitede Paris I) et remanie largement (a la suite de remarques de J .T. Desanti) dans les ouvragescites note 2. Ce qui ici est note (ii) et (iii) figure sous les numeros (8) et (10) dans le chapitreIII de l'ouvrage annonce.

10 G. G.,t. I, p. 236.11 (Euvres, 1.1, p. 140.12 Essay . . .C, IV, 16-13 Dans la Logique, A, vi, Arnauld et Nicole s'expriment ainsi: « J'appelleetenduede

l'idee les sujets a qui cette idee convient, ce qu'on appelle aussi les inferieurs d'un termegeneral ».

14 Bien entendu on perd en grande partie ce que la syllogistique peut exprimer de laquantification.

15 Cf. la Logique de Leibniz, pp. 20-21.16 Cf. un des article proposition del'Encyclopedie, qui reprend Port-Royal, Logique B,xix.17 Cf. J.J. Katz Analycity and contradiction in natural language, in The Structure of Lan-

guage (Prentice Hall, 1964), pp. 519 sq. (Katz et Fodor eds.).18 C'est ce que Frege avait bien vu, cf. Grundlagen der Arithmetik, § 88, t. f. de C. Imbert, p.

212 ; voir egalement dans ^Introduction du traducteur la remarque p. 75 surlaloidePort-Royal.

19 Essay ..., B. xxxn.20 Cf. Locke, ibid., D. V, 3.21 Lajustesse de la langue francaise ou les differentes significations des mots qui passent

pour synonymes (Paris, 1718), edite et complete en 1776 par Beauzee sousletitre Traitedes synonymes francais.

22 Cf. art. construction (Du Marsais); la difference des « phrases » vise surtout l'ordre desmots, et cette remarque n'introduit pas a une distinction du sens et de la reference.

23 G. G.,l. I ,p. 234.24 G. G.,t. I, p. 288.25 T. 7, p. 844 (cf. mon edition p. 80).

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26 Ces variations de surface correspondent a ce que l'article grammaire nomme la forme de laproposition (t. 7, p. 844).

27 Cf. Semantics of context-free fragments ofnaturel languages in K.J. Hintikka, J.M.E.Moravlsik, P. Suppes (Eds), Approaches to natural Language, Dordrecht, Reidel 1973 ; etElimination of quantifiers in the semantic of natural language by use of extented relationalgebras in Revue Internationale de philosophie, N° 117-118,1976, fasc. 3-4, pp. 243-259.

28 Mouton, 1975, pp. 57, 129 et passim ; voir mon compte rendu dans Historiographialinguistica, iv, 3, dec 1977.

29 Encyclopedic, art. preposition signe E.R.M.B., t. XIII, p. 301.30 Beauzee, G. G., 1.1, p. 517.31 Voir p. ex. la correspondance Leibniz-Clarke pp. 100-101 dansl'ed. Robinet.32 On peut en effet comparer la theorie des idees avec l'analyse semantique moderne ; cf.

R.B. Lees, The Grammar of english nominalizations, in International]ournal ofAmeri-can linguistics, 26, n"3 (July I96o)et J.J. Katzet J.A. Fodor, The Structure of a semanticTheory in The structure of language, Prentice Hall, 1964, pp. 479-518. La seconde des« projective rules » decrites dans ce dernier article contient quelque chose d'analogue anotre loi d'absorption.

33 Par exemple on ne peut deflnir de relations binaires dans l'ensemble F de cardinal nqu'autantqu'il yade parties dans leproduit {F x F}, c'est-a-dire 2"2.

34 Cf. Formal logic: or the calculus of inference necessary and probable (1847), pp. 37—38.35 Cf. 1. c. note 7.36 Cf. Couturat, Opusc. etfrag., p. 97 sq.37 Cf. Collected Papers of C.S. Pierce, Cambridge (Mass.), 6 vol. 1931-1955 ; voir vol. in §

332-333 et 393-394 ; voir Pierre Thibaud, la Logique de Charles Sarders Pierce. Deialgebre aux graphes,ed. del'Universitede Provence, Etudes philosophiques 1,1975,enparticulier pp. 69 sq.

38 Why does language matter to philosophy, Cambridge University Press, 1975, pp. 22sq.39 I.e. p. 165.40 La liaison de l'idee constituant la signification formelle du mot et de l'idee qui est son

contenu semantique propre fait probleme ; on a tendance a faire de la premiere le genre dela seconde. La theorie association!ste de Hume, pour qui l'idee d'une substance n'estqu'un faisceau d'idees simples jointes a l'idee vague de substance, laisse pourtant entre-voir comment le recours aux idees peut liberer la syntaxe de l'ontologie.