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malgré leur vertu, dans les années quatre- vingt, de ne pas céder devant les rhétoriques honteuses et dégoûtantes de la résignation à l’ordre inéluctable des choses et du monde. Chacun à sa manière, Deleuze, Guattari et Foucault, ont perçu et traduit cette crise stra- tégique naissante. Ils l’ont en quelque sorte révélée. Mais, ce faisant, ils l’ont aussi nour- rie, et c’est probablement la raison du malen- tendu sur lequel repose leur succès. Il est possible que, sous les formes excessives et ter- roristes en vigueur dans les (ultra) gauches intellectuelles de l’époque, Badiou (et son fidèle Lazarus) aient flairé le danger. En témoigne leur pamphlet oublié sur le rhizome (« La situa- tion actuelle sur le front de la philosophie », Cahier Yenan n° 4, Maspero, 1977, voir annexes p. 10). Après les politiques du pouvoir, les antipoli- tiques du contre-pouvoir annoncées, après «l’im- patience de la liberté 1 / », l’apprentissage hum- ble du patient labeur qui lui donne forme, réclame alors Foucault. Quelque chose se dérobe ou disparaît dans cette antipolitique de transition. Les catégories sur lesquelles, depuis Machia- vel et Rousseau, jusqu’à Marx et Lénine, reposaient les politiques stratégiques (peuple, classe, souveraineté, territoire, nation, citoyen- neté) entrent en déshérence sans être rempla- cées. De la thématique du rhizome et du réseau à celle de la multitude, les tâtonnements indi- quent le lieu vide d’un nouveau paradigme stra- tégique encore insaisissable. Il y faudrait le lent mûrissement de nouvelles expériences fon- datrices, d’événements constitutifs, alors que l’époque est celle des décompositions sans recompositions et des événements crépuscu- laires sans levers de soleil. La fin des années quatre-vingt-dix et le début du nouveau siècle marquent peut-être, phale du progrès, nous naissions dans un intermède propice, une sorte de sursis dans la course à la catastrophe annoncée. Cette part de vérité, hélas, n’a cessé de grandir depuis. C’est le sentiment d’un rendez-vous man- qué, d’une perte peut-être irrémédiable, qui rôde derrière les paradis artificiels et les béa- titudes superficielles des années soixante-dix. Au moment des libérations consécutives à l’ébranlement des années 68 (68 ici comme symbole d’une secousse universelle, de Prague à Da Nang via Mexico et Berkeley), au moment dis-je où s’étend le domaine des politiques, ou la politisation gagne le privé, où tout prétend- on naïvement devient politique, se prépare l’effondrement de ce que d’aucuns appelaient les horizons d’attente. Les termes étaient inexacts. Ils imputaient à une crise des temps et des temporalités, ce qui était en réalité un affaissement et un obscurcissement des hori- zons stratégiques, et qu’on désigne depuis, de manière inappropriée comme une crise de la politique. C’est bien la stratégie qui est en cause. Car une politique sans stratégie ne peut être rien d’autre qu’une gestion apeurée d’un quotidien qui se répète et piaffe sur place (comme l’avait déjà éprouvé Blanqui au lendemain de l’écra- sement de la Commune). Les années quatre- vingt sont bien celle d’un degré zéro de la stratégie, non seulement des stratégies de sub- version, mais, contrairement aux apparences, des stratégies mêmes de la domination. Car leurs logiques sont, on l’a souvent fait remar- quer, isomorphes. Elles se mirent mutuelle- ment dans un jeu spéculaire. Il n’y a pas à s’en étonner. La subversion est condamnée par son immanence même (et elle ne saurait y échap- per) à demeurer subalterne à ce à quoi elle résiste et s’oppose. Ce n’est pas le moindre inconvénient des rhétoriques de la résistance, Daniel Bensaïd Grandeurs et misères de Deleuze et Foucault Deleuze et Foucault nous manquent. Ils man- quent à penser le moment d’incertitude verti- gineuse dans lequel le monde est engagé depuis deux décennies, et dont ils furent, dans une certaine mesure, les annonciateurs. Dans les années soixante-dix, ils annoncèrent l’effon- drement du paradigme politique de la moder- nité. C’est par là, sans doute, qu’ils nous tou- chent, qu’ils nous sont proches, mais aussi parfois qu’ils nous irritent, et nous irritent contre nous-mêmes. Rejetons de rescapés, de survivants, de miraculés, nous avons été nourris aux grandes sagas de l’émancipation, des communards à l’assaut du ciel, d’Octobre et des trains blin- dés de la guerre civile, de la Longue Marche et de la Sierra de Teruel, des guerres de libé- ration. Autrement dit, nous sommes venus à la politique au cœur d’une séquence à forte intensité stratégique. Le problème du pouvoir était ou semblait posé, dans l’urgence des par- tages du monde, du tracé des territoires, des affrontements systémiques, des insurrections urbaines (communes) ou de l’encerclement des villes par les campagnes. L’histoire nous mordait la nuque, avons- nous dit. Illusion lyrique, erreur sur les ryth- mes, confusion des désirs et des réalités. Pour- tant cette impatience juvénile avait sa part de vérité. Elle portait l’intuition d’un moment propice. Loin que les désastres du siècle aient été une fâcheuse parenthèse sur la voie triom- 1 1/ Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Quarto Gallimard, Paris août 2001, p. 1397.

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malgré leur vertu, dans les années quatre-vingt, de ne pas céder devant les rhétoriqueshonteuses et dégoûtantes de la résignation àl’ordre inéluctable des choses et du monde.

Chacun à sa manière, Deleuze, Guattari etFoucault, ont perçu et traduit cette crise stra-tégique naissante. Ils l’ont en quelque sorterévélée. Mais, ce faisant, ils l’ont aussi nour-rie, et c’est probablement la raison du malen-tendu sur lequel repose leur succès. Il est possible que, sous les formes excessives et ter-roristes en vigueur dans les (ultra) gauchesintellectuelles de l’époque, Badiou (et son fidèleLazarus) aient flairé le danger. En témoigneleur pamphlet oublié sur le rhizome («La situa-tion actuelle sur le front de la philosophie »,Cahier Yenan n° 4, Maspero, 1977, voir annexesp. 10).

Après les politiques du pouvoir, les antipoli-tiques du contre-pouvoir annoncées, après «l’im-patience de la liberté 1/ », l’apprentissage hum-ble du patient labeur qui lui donne forme,réclame alors Foucault. Quelque chose se dérobe ou disparaît dans cette antipolitique detransition.

Les catégories sur lesquelles, depuis Machia -vel et Rousseau, jusqu’à Marx et Lénine,reposaient les politiques stratégiques (peuple,classe, souveraineté, territoire, nation, citoyen-neté) entrent en déshérence sans être rempla-cées. De la thématique du rhizome et du réseauà celle de la multitude, les tâtonnements indi-quent le lieu vide d’un nouveau paradigme stra-tégique encore insaisissable. Il y faudrait lelent mûrissement de nouvelles expériences fon-datrices, d’événements constitutifs, alors quel’époque est celle des décompositions sans recompositions et des événements crépuscu-laires sans levers de soleil.

La fin des années quatre-vingt-dix et le début du nouveau siècle marquent peut-être,

phale du progrès, nous naissions dans unintermède propice, une sorte de sursis dansla course à la catastrophe annoncée. Cette partde vérité, hélas, n’a cessé de grandir depuis.

C’est le sentiment d’un rendez-vous man-qué, d’une perte peut-être irrémédiable, quirôde derrière les paradis artificiels et les béa-titudes superficielles des années soixante-dix.Au moment des libérations consécutives àl’ébranlement des années 68 (68 ici commesymbole d’une secousse universelle, de Pragueà Da Nang via Mexico et Berkeley), au momentdis-je où s’étend le domaine des politiques, oula politisation gagne le privé, où tout prétend-on naïvement devient politique, se préparel’effondrement de ce que d’aucuns appelaientles horizons d’attente. Les termes étaientinexacts. Ils imputaient à une crise des tempset des temporalités, ce qui était en réalité unaffaissement et un obscurcissement des hori-zons stratégiques, et qu’on désigne depuis, demanière inappropriée comme une crise de lapolitique.

C’est bien la stratégie qui est en cause. Carune politique sans stratégie ne peut être riend’autre qu’une gestion apeurée d’un quotidienqui se répète et piaffe sur place (comme l’avaitdéjà éprouvé Blanqui au lendemain de l’écra-sement de la Commune). Les années quatre-vingt sont bien celle d’un degré zéro de la stratégie, non seulement des stratégies de sub-version, mais, contrairement aux apparences,des stratégies mêmes de la domination. Carleurs logiques sont, on l’a souvent fait remar-quer, isomorphes. Elles se mirent mutuelle-ment dans un jeu spéculaire. Il n’y a pas à s’enétonner. La subversion est condamnée par sonimmanence même (et elle ne saurait y échap-per) à demeurer subalterne à ce à quoi ellerésiste et s’oppose. Ce n’est pas le moindreincon vénient des rhétoriques de la résistance,

Daniel Bensaïd

Grandeurs et misèresde Deleuze et Foucault

Deleuze et Foucault nous manquent. Ils man-quent à penser le moment d’incertitude verti-gineuse dans lequel le monde est engagé depuis deux décennies, et dont ils furent, dansune certaine mesure, les annonciateurs. Dansles années soixante-dix, ils annoncèrent l’effon -drement du paradigme politique de la moder-nité. C’est par là, sans doute, qu’ils nous tou-chent, qu’ils nous sont proches, mais aussiparfois qu’ils nous irritent, et nous irritentcontre nous-mêmes.

Rejetons de rescapés, de survivants, demiraculés, nous avons été nourris aux grandessagas de l’émancipation, des communards àl’assaut du ciel, d’Octobre et des trains blin-dés de la guerre civile, de la Longue Marcheet de la Sierra de Teruel, des guerres de libé-ration. Autrement dit, nous sommes venus àla politique au cœur d’une séquence à forteintensité stratégique. Le problème du pouvoirétait ou semblait posé, dans l’urgence des par-tages du monde, du tracé des territoires, desaffrontements systémiques, des insurrectionsurbai nes (communes) ou de l’encerclement desvilles par les campagnes.

L’histoire nous mordait la nuque, avons-nous dit. Illusion lyrique, erreur sur les ryth -mes, confusion des désirs et des réalités. Pour-tant cette impatience juvénile avait sa partde vérité. Elle portait l’intuition d’un momentpropice. Loin que les désastres du siècle aientété une fâcheuse parenthèse sur la voie triom-

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1/ Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Quarto Gallimard, Paris août 2001, p. 1397.

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toïevski imaginaire. «Rien de vivant ne passepar eux, mais ils auront accompli leur fonc-tion s’ils tiennent assez la scène pour mortifierquelque chose 6/. »

« C’est la négation de toute politique »,concluait Deleuze. Verdict pertinent. Pourtant,son propre discours n’était pas sans rapport. Ilen était le symétrique encore. La réponse oppo-sée, mais symétrique, dont la racine cachée estla crise de l’historicité (et des croyances au pro-grès héritées des Lumières). Cette réponse tientdans l’opposition du deve nir à l’histoire: «Deve-nir n’est pas progresser ou régresser suivantune série […]. Le deve nir ne produit pas autrechose que lui-même […]. C’est le point qu’il fau-dra expliquer : comment un devenir n’a pas desujet distinct de lui-même, mais aussi commentil n’a pas de terme […]. Enfin, devenir n’est pasune évolution, du moins une évolution par des-cendance et filiation. Le devenir ne produit rienpar filiation. Le devenir est toujours d’un autreordre que celui de la filiation. Il est de l’alliance[…]. Devenir est un rhizome, ce n’est pas unarbre classificatoire ni généalogi que 7/. » Etencore : «Le «devenir» n’est pas de l’histoire ;aujourd’hui encore, l’histoire dési gne seulementl’ensemble des conditions si récen tes qu’ellessoient, dont on se détourne pour devenir, c’est-à-dire pour créer quelque chose de nouveau 8/. »Contre le sens de l’histoire, contre les téléologiesdu progrès, le devenir comme ouverture et dis-ponibilité au possible événementiel. Mais bas-cule dans l’antipolitique ou l’anti-stratégiquedu chemin qui se fait caminando, du cheminsans but, de la flèche qui ne vise aucune cible,du processus et du mouvement qui sont tout.Maxime de tous les réformismes : « Ce quicompte dans un chemin, c’est toujours le milieu,pas le début ni la fin. On est toujours au milieudu chemin, au milieu de quelque chose: dans ledevenir, il n’y a pas d’histoire 9/. »

l’a poussée encore plus loin. Plus prudent, ouplus politique paradoxalement, Deleuze necessa de répéter que la quête de l’origine estvaine, puisqu’on recommence toujours par lemilieu et puisque « les choses ne commencentà vivre qu’au milieu». Cette repousse au cœurdu deve nir est à l’opposé du grand « recom-mencement français», du rêve de la table raseou de la page blanche, de la quête d’une « pre-mière certitude comme d’un point d’origine,toujours le point ferme 3/ ». Toute la question,bien sûr, étant alors de savoir où passe cemilieu et comment le saisir.

Crise de la raison historique«Je crois qu’il faut avoir la modestie de se direque […] le moment où l’on vit n’est pas ce moment unique, fondamental ou irruptif del’histoire, à partir de quoi tout s’achève et tout recommence 4/. » Dès 1977, Deleuze est celuiqui a saisi avec lucidité la nouvelle philoso-phie naissante comme réaction. Il l’a dit avecvigueur : « Le seuil habituel de la conneriemonte […]. Haine de 68, rancœur de 68 […].La révolution doit être déclarée impossible,uniformément et en tout temps […] 5/ ». Clô-ture de l’événement comme «ouverture au pos-sible ».

À la question que penses-tu des nouveauxphilosophes : «Rien. Je crois que leur penséeest nulle […]. Ils cassent le travail […]. Ils ontune nouveauté réelle, ils ont introduit enFrance le marketing littéraire ou philoso-phique au lieu de faire une école […]. Ce quime dégoûte est très simple ; les nouveaux phi-losophes font une martyrologie. Ils vivent decadavres. » Diagnostic lucide. La nécrophagieavide de victimes n’a cessé de prospérer depuis, des comptabilités macabres du Livrenoir aux déambulations hallucinées de Glucks -mann à Manhattan sur les traces d’un Dos-

trop tôt encore pour le dire, la renaissance descontroverses stratégiques. Le moment liber-taire, antipolitique encore, l’illusion du socialsuccédant à l’illusion politique, les textes deVirno, Negri, Holloway sont symptomatiques,ainsi, inversement, que les productions d’uncollectif comme le groupe Krisis.

Soit donc Deleuze et Foucault comme mar-queurs symboliques d’une triple crise annon-cée : crise de l’historicité moderne, crise desstratégies d’émancipation, crise des théoriescritiques, autrement dit, crise conjuguée de lacritique des armes et des armes de la critique.

L’époque que, par un fâcheux contresens,68 avait fait prendre pour celle d’un grandbond en avant se révélait au tournant des années soixante-dix, par un pied de nez iro-nique dont l’histoire a le secret, celle d’unephénoménale régression. Retournement dia-lectique dérisoire. « Nous sommes renvoyés,écrivait Foucault dès 1977, à l’année 1830,c’est-à-dire qu’il nous faut tout recommen-cer 2/. » Nous ne pouvions plus nous pensercomme les héritiers ou les rejetons d’Octobre,pas même comme ceux de la Commune ou desglorieux barricadiers de 1848, mais repartirde plus loin encore, de la gestation de la Répu -blique, d’Enjolras et des insurgés de Saint-Méry, qui eux-mêmes refaisaient la révolutionjacobine, en deçà du mouvement ouvriermoderne et de la grande fracture sociale tra-cée dans le sang des journées de juin 1848.Cette remontée aux sources, un Chevènement

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2/ Ibid., p. 398.3/ Gilles Deleuze, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 50.4/ Michel Foucault, op. cit., p. 1267.5/ Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2005, p. 131.6/ Ibid., p. 128-132.7/ Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit,2001, p. 291-292.8/ Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?,Paris, Minuit, 1991, p. 92.9/ Gilles Deleuze, Dialogues, op. cit., p. 37.

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dre compte de l’invention, de l’inédit qui brisela croûte des faits et des apparences, pour faireprécisément événement. Derrière la querelle,c’est la possibilité même de la révolutioncomme acte et comme pensée qui est l’enjeu.Or, la désaffection, soulignée par Foucault, deshistoriens envers l’événement est la marqued’une méfiance ou d’une désillusion croissanteenvers la révolution elle-même. De cette décep -tion, l’entreprise de Furet pour «penser la révo -lution» sans la révolution est emblématique.Délesté de son épaisseur sociale et de sa por-tée historique, l’événement, conformément autournant culturel ou linguistique des annéessoixante-dix, est alors de l’ordre exclu sif dusigne. Le Kant du Conflit des facultés en four-nit la définition, pour qui « la réalité d’un effetne pourra être établie que par l’existence d’unévénement», puisqu’il ne suffit pas de suivrela trame téléologique qui rend possible un pro-grès «pour isoler à l’intérieur de l’histoire unévénement qui aura valeur de signe ». Sous-trait à la décision des acteurs, la révolutionbascule ainsi chez Kant dans l’ordre symbo-lique du spectacle. Ce qui constitue « l’événe-ment à valeur remémorative, démonstrative etpronostique », dit Foucault c’est la manièredont l’événement « fait spectacle », dont l’en-thousiasme désintéressé des spectateurs est lesigne. Raison pour laquelle les Lumiè res del’Aufklärung et la révolution sont «des événe-ments qui ne peuvent plus s’oublier 14/ ».

Cette dépolitisation subreptice de la révo-lution est cohérente avec le doute qui, au tour-nant des années soixante-dix, s’installe chezFoucault quant à la désirabilité de la révolu-tion : «C’est la désirabilité même de la révolu-tion qui fait aujourd’hui problème 15/…» Nousavons traité ailleurs de ce glissement de ladialectique des besoins à la métaphysique néo-marginaliste des désirs, à l’œuvre également

toire et cette sortie de la politique. L’ontologiede « l’être juif» selon Lévy-Milner (et dans unemoindre mesure BHL) signifie une rechutedans l’éternité du texte et dans l’essence atem-porelle.

Le devenir deleuzien a cependant le mérited’accueillir l’événement ou sa possibilité, quisurvient sous le nom de l’Intempestif; «un autrenom pour le devenir, dit Deleuze, l’inno cencedu devenir (c’est-à-dire l’oubli contre lamémoire, la géographie contre l’histoire, […] lerhizome contre l’arborescence 11/ »). Le devenircomme condition de la nouveauté contre l’his-toire ? Disponible à l’événement, à la contin-gence, à la créativité bergsonienne : Faire unévénement serait en effet « le contraire […] defaire une histoire 12/ ». Participe de la révoltepoststructuraliste et d’une science événemen-tielle au lieu de structurale. Même retour autrou, à la percée de l’événementialité chez Fou-cault «Je ne m’intéresse pas à ce qui ne bougepas, je m’intéresse à l’événement», qui n’a guèreété pensé jusqu’alors comme «catégorie philo-sophique 13/ ». Aujourd’hui, on assisterait aucontraire à «un retour de l’événement dans lechamp de l’histoire» contre une histoire exclu-sivement attachée à mettre au jour la régula-rité des structures. Mais l’événement sans his-toire, déraciné de ses conditions historiques,devient difficile à penser et risque sans cesse debasculer dans le pur miracle inconditionné quien est la version théologique. Il tend à devenirinsaisissable dans ce qui fait sa singularité.

Sensible à la difficulté, Foucault s’efforcede déterminer à nouveaux frais le sens de l’évé-nement, entendant l’événementialisationd’abord comme «une rupture d’évidence» d’oùsurgit une singularité. La « rupture des évi-dences » devient alors la première fonctionpoli tique de ce qu’il conçoit comme individua-lisation. Mais cette rupture ne suffit pas à ren-

Soit donc le devenir deleuzien, non commehistoire ouverte, comme ouverture de l’his-toire à la pluralité des possibles, mais commeantithèse de l’histoire. Et aussi comme esthé-tique de la subjectivation minoritaire, commerésistance à toute tentation majoritaire ou vic-torieuse : « les devenirs sont minoritaires, toutdevenir est un devenir-minoritaire […]. Majo-rité suppose un état de domination […]. Deve-nir minoritaire est une affaire politique […].C’est le contraire de la macropolitique, etmême de l’Histoire, où il s’agit plutôt de savoircomment l’on va conquérir ou obtenir unemajorité 10/. » Belle idée que ce devenir mino-ritaire toujours recommencé comme essencede la politique, ou des micropolitiques, contrel’ambition majoritaire antipolitique des fai-seurs d’Histoire. Les vagues de dissidences etd’hérésie, la formation toujours minoritairedes sujets et des subjectivités, où la minoritén’est pas affaire de nombre, mais plutôt desoustraction à ce qui homogénéise, pétrifie etfait masse.

Mais en même temps, cette sortie de l’his-toire par la voie buissonnière du devenir n’estpas sans danger d’une régression ontologique,d’un pèlerinage aux sources de l’être, que Deleuze récuse par ailleurs avec assiduité :« Ne plantez jamais », cherchant dans laconjonction énumérative du devenir (et… et…et…) la force nécessaire pour « déraciner leverbe être » au profit d’une « logique des rela-tions » et des rapports.

On a pu constater depuis à quoi pouvaientconduire cette fuite hors de l’emprise de l’his-

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10/ Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 356-357.11/ Ibid., p. 363.12/ Gilles Deleuze, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 81.13/ Michel Foucault, Dits et Écrits, II, Paris, Quarto Gallimard, 2001,[la citation ne correspond pas à la page mentionnée].14/ Ibid., p. 1504.15/ Ibid., p. 266.

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cette longue suite de fêtes et de deuils, « toutcela, il nous était difficile de l’appeler révolu-tion». À la charnière des années soixante-dixet quatre-vingt, les mots deviennent incer-tains. Ils échappent à l’unité supposée de leurconcept. Car la révolution iranienne, qu’on s’en réjouisse ou pas, annonce l’avènement de révo-lutions d’un autre genre. L’histoire vient eneffet « poser au bas de la page le sceau rougequi authentifie la révolution. La religion a jouéle lever de rideau […]. L’acte principal va com-mencer : celui de la lutte des classes […]. »Mais « est-ce si sûr » ? Rien de moins sûr en effet. Une révolution en un certain sens, quiressemble aux révolutions d’antan, avecl’imam Khomeyni dans le rôle remake d’unpope Gapone, une révolution mystique commeenveloppe provisoire d’une révolution socialeannoncée, une fois que la lutte des classes aurait fait éclater la gangue religieuse de sachrysalide.

Mais, est-ce si sûr en effet. Foucault, en segardant d’une conception unifiée et normativede la révolution moderne, est l’un des premiersà souligner que l’Islam n’est pas seulementune religion, mais «un mode de vie, une appar-tenance à une histoire et une civilisation, quirisque de constituer une gigantesque pou-drière 19/ ».

La découverte de cette équivoque fin de siè-cle balise une transition qui n’a pas de nom, oudont les tentatives de nomination sous celuide postmodernité charrient plus de confusionsque de clarifications. Foucault en est conscient,qui récuse l’illusion chronologique consistantà situer la modernité sur un calendrier, et à lafaire suivre d’une «énigmatique et inquiétantepostmodernité ». Il préfère y voir une attitude[plus] qu’une période (voir Les Irréductibles),la trace d’une discontinuité et le signe d’unehéroïsation ironique du présent emporté par

d’existence, avec son esthétique, son ascétisme,des formes particulières de rapport à soi etaux autres.» Une révolution minimaliste donc,comme style et comme esthétique, à défaut depouvoir constituer encore une politique. Latransition aux menus plaisirs postmodernes etaux révoltes miniatures est engagée.

Le défi au fétiche de la Révolution majus-cule, s’il hypothèque la pensée stratégique dela politique, a cependant la vertu de se libé-rer des sortilèges de la Révolution sacrée pourlibé rer la pensée d’une révolution profane. Uneconception de l’histoire sous la domination dela révolution a en effet structuré la consciencede la gauche depuis près de deux siècles: «Vintl’âge de la « révolution». Depuis deux siècles,celle-ci a surplombé l’histoire, orga nisé notreperception du temps, polarisé les espoirs. Ellea constitué un gigantesque effort pour accli-mater le soulèvement à l’inté rieur d’une his-toire rationnelle et maîtrisable 17/ ». Au pointque l’on en soit arrivé à considérer la révolu-tion comme un travail et à professionnaliserle révolutionnaire. «Est-elle donc si désirablecette révolution? » Oser donc « poser la ques-tion de savoir si la révolution, ça vaut lapeine 18/ ».

Foucault appelle à se déprendre de « laforme vide d’une révolution universelle » ausingulier, pour mieux pouvoir penser la plu-ralité (multiplicité) des révolutions profanes.Car « les contenus imaginaires de la révoltene se sont pas dissipés au grand jour de larévolution ». Remonte donc à la surface unfouissement souterrain d’hérésies, de résis-tances, de dissidences irréductibles. La révolu-tion iranienne devient dans ce contexte le révé-lateur d’un renversement de perspective etd’une nouvelle sémantique des temps histo-riques. «Le 11 février 1979, la révolution a eulieu en Iran. » Pourtant, constate Foucault,

chez Lyotard et Dollé (voir Une lente impa-tience). Dans des termes inadéquats, cetteéclipse du désir de révolution (Dollé) reflèteun retournement des rapports de forces et lagestation de la contre-réforme libérale quis’épanouira dès les dernières années soixante-dix avec l’avènement du thatchérisme : Tina,plus de choix, déterminisme de marché.

Foucault enregistre non sans perspicacitéce changement dans l’air du temps : «depuiscent vingt ans […] c’est la première fois qu’iln’y a plus sur la terre un seul point d’où pour-rait jaillir la lumière d’une espérance. Iln’existe plus d’orientation 16/ ». Ce désenchan-tement est la contrepartie de l’investissementillusoire dans des représentations étatiques ;après la Russie, ni la Chine, ni Cuba, ni l’In-dochine n’incarnent plus l’espérance d’éman-cipation. La pensée révolutionnaire euro-péenne aurait perdu ses points d’appui, dèslors qu’il n’est «plus un seul pays » dont nouspuissions « nous réclamer pour dire : c’estcomme cela qu’il faut faire. » Nostalgie des patries perdues du socialisme. C’est sur ce déniaisement que repose l’idée que nous serions renvoyés à cet énigmatique 1830 (quiest bien une date clef de l’histoire européenne,cf. Heine, Marx, etc.).

Au lieu de représenter une extension du domaine de la lutte révolutionnaire, la révolu-tion, si l’on veut en conserver l’idée, se réduitalors à la révolution du mode de vie ou destechniques. C’est ce qui reste quand on renonceà la politique révolutionnaire. « Mais, seconsole en effet Foucault, envisager la Révolu-tion non pas simplement comme un projet poli-tique, mais comme un style, comme un mode

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16/ Ibid., p. 397.17/ Ibid., p. 791.18/ Ibid., p. 269.19/ Ibid., p. 761.

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déterminée […]. Je refuse le fonctionnementde l’intellectuel comme le double et en mêmetemps l’alibi du parti politique. »

Exorciser ainsi à la fois la triple fonction del’intellectuel législateur romain, maître de sagesse grec ou prophète juif qui hantent la figure de l’intellectuel pour se contentermodestement – mais est-ce aussi modeste –du rôle socratique d’un « destructeur d’évi-dences ». Le philosophe critique se fait alorshumblement « journaliste » («Je suis un jour-naliste 21/ »), simplement « saisi par la colèredes faits ».

La formule ne manque pas de panache.Déçu par les grandes ambitions et les espé-rances critiques, par les grands systèmes phi-losophiques et politiques, il s’agirait de repar-tir à ras du sol pour penser le monde à lahauteur des « petits faits vrais » qui le révè -lent. Foucault n’est cependant pas dupe de ceque peut avoir d’illusoire, voire de démago-gique, cette opposition des «petits faits vrais »aux grandes idées vagues, ou cette apologiede « la poussière défiant le nuage 22/. » Le faitsans l’idée est encore une illusion empirique etles nuages de poussière ne sont pas un sim-ple agrégat de particules élémentaires.

Le repli sur la quotidienneté journalistiqueest bien un aveu ou un constat d’impuissancestratégique, dont les raisons sont encore diffi -cilement saisissables. Il en va en effet d’une tri-ple question : du pouvoir, des classes et de lapolitique révolutionnaire (à l’époque où cestermes deviennent un pléonasme).

État et pouvoirsL’impuissance devant le rétablissement del’État bureaucratique (après la révolution culturelle ou après 1968) favorise un déplace-ment des pratiques sur la question du et despouvoirs. Là encore, l’impasse stratégique pro-

étaient employés, mais leurs efforts sont res-tés méconnus.

Le degré 0 de la stratégieDès 1972, alors que les politiques d’État repren -nent l’initiative à gauche avec la signature duProgramme commun, s’amorce un mouvementde retraite et de désertion du champ straté-gique postsoixante-huitard au profit d’un mora-lisme des révoltes. La mise à l’écart de la ques-tion du pouvoir devient alors le motif d’unedivision du travail entre politique et philoso-phie, permettant de passer un nouveau com-promis entre les politiques de gestion tempé-rée et la radicalité philosophique. Foucaultrésumera plus tard les termes de ce compro-mis, déclarant : «ma morale théorique est […]«antistratégique»: être respectueux quand unesingularité se soulève, intransigeant dès quele pouvoir enfreint l’universel 20/ ». Il redessinealors le rôle de l’intellectuel spécifique non seu-lement comme le contretype de l’intellectueluniversel, mais comme antithèse de l’intellec-tuel organique (devenu inconcevable dès lorsque commence la lente érosion des forces aux-quelles Gramsci rattachait cette orga nicité).Fausse modestie consistant à travailler dansdes secteurs déterminés sur des problèmes spé-cifiques. Cette retraite ou ce retrait ont eu,incontestablement, leur fécondité en favorisantl’exploration de nouveaux champs d’engage-ment militant. Elles n’en témoi gnent pas moinsd’un désarroi, d’une désillusion, voire d’un renoncement (sans reniement).

«Je ne veux absolument pas, insiste encoreFoucault, jouer le rôle de celui qui prescrit dessolutions. Je considère que le rôle de l’intel-lectuel aujourd’hui n’est pas de faire la loi, deproposer des solutions, de prophétiser, car,dans cette fonction, il ne peut que contribuerau fonctionnement d’une situation de pouvoir

la vitesse, l’élégance et l’héroïsation de sa pro-pre vie. Ce point critique atteint au crépusculedes années quatre-vingt favorise un déplace-ment des catégories conceptuelles dans les-quelles s’exprimaient, depuis plusieurs décen-nies, les grands conflits caractéristiques del’époque. La lutte des prolétaires contre lesbourgeois (Le Manifeste) ou des peuples contrel’impérialisme devient soluble dans le théâ-tre d’ombre idéologique qui oppose désormaistotalitarisme et démocratie (ou droits del’homme, ou discours humanitaire). À soncorps défendant, Foucault, bien plus queDeleuze, participe ainsi de la réhabilitationidéologique d’un capitalisme dans lequel, endépit des méfaits, marché et démocratieseraient consubstantiels. Foucault ou les épi-gones (le foucaldien Brossat sur les Balkans).

Interprétant et voulant prolonger Deleuzepour « libérer l’action politique de toute formede paranoïa unitaire et totalisante», Foucaultsemble adopter la subsomption des «deux héri -tages de fascisme et de stalinisme » sous lanotion tutélaire de totalitarisme. Rétrospecti-vement, l’année 1956 avec l’écrasement de larévolte de Budapest apparaît comme l’événe-ment révélateur de cette configuration. Onpeut en définitive se demander si la reprisecritique du paradigme politique de la moder-nité n’est pas le signe d’un retour du refoulé,d’une difficulté à penser simultanément dansleurs similitudes (qui rendent la comparaisonlégitime) et leurs différences les totalitarismesraciaux et le totalitarisme bureaucratique.Comme le dit laconiquement Foucault, «pen-ser le stalinisme n’était pas commode». C’étaitpourtant nécessaire pour résister. D’autres(Rousset, Castoriadis, Naville, Mandel), s’y

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20/ Ibid., p. 794.21/ Ibid., p. 475.22/ Ibid., p. 829.

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dont j’aimerais discuter à partir de Marx, cen’est pas du problème de la sociologie desclasses, mais de la méthode stratégique concer-nant la lutte 28/. ». Ici, Foucault met dans lemille. Penser stratégiquement et non pas socio-logiquement la lutte des classes le rapprocheplus qu’il ne le croit de Marx en l’éloignant dela vulgate positiviste de ses épigones. Le para-doxe veut cependant que cette lecture straté-gique soit précisément revendiquée aumoment où s’effacent les paramètres d’unepensée stratégique. «On peut même dire quec’est la stratégie qui permet à la classe bour-geoise d’être la classe bourgeoise et d’exercersa domination. » Mais ça ne veut pas dire quel’on peut se la représenter comme un sujet car«le pouvoir bourgeois a pu élaborer de grandesstratégies sans que pour autant il faille leursupposer un sujet 29/ ». Si la lutte des classesn’est plus à ses yeux l’ultima ratio de l’exercicedu pouvoir, elle n’en constitue pas moins « lagarantie d’intelligibilité de certaines grandesstratégies 30/ ».

Cette archéologie des résistances, si elle per-met de défaire l’hypostase imaginaire d’unprolétariat sujet de l’histoire, ressuscite parcontrecoup les configurations précapitalistesde la masse, de la plèbe ou de la multitude.Le contexte est propice. La «nouvelle philoso-phie », déçue par les mésaventures du prolé-taire rouge, découvre avec émerveillement lesvertus séculaires de la plèbe représentée parle moujik chez Tolstoï ou Soljénitsyne. Néopo-pulisme régressif à la différence du populismedu XIXe siècle et de ses ambivalences, marquesd’une transition de l’ordre féodal tardif à lamodernité capitaliste. Les nouveaux «amis dupeuple » qui envahissent alors les textes [de]Glucksmann avec pour accompagnementlogique le néomysticisme angélique des Jam-bet et Lardreau.

programmatique se dissout alors dans lasomme moléculaire des résistances, puis -qu’aussi bien, « dès lors qu’il y a un rapportde pouvoir, il y a une possibilité de résistance.Nous ne sommes jamais piégés 24/ […] ».

Voire. Car s’il est vrai, comme l’affirme Fou-cault, « qu’il ne peut y avoir de société sansrelations de pouvoir », si ces relations sontdonc l’horizon indépassable des rapports sociaux, qu’en est-il de l’État comme formehistorique spécifique et de sa fonction du pointde vue des stratégies de domination, dès lorsque Foucault admet encore que les relationsde pouvoir, malgré leur complexité et leurdiver sité, finissent bien par « s’organiser enune espèce de figure globale » ou dans « unenchevêtrement de relations de pouvoir qui,au total, rend possible la domination d’uneclasse sociale sur une autre 25/ » ?

Bref, la question de l’État est-elle désormaissoluble dans celle du/des pouvoirs. Dit autre-ment : la question de la lutte des classes et del’exploitation devient-elle soluble dans celledu contrôle biopolitique?

La critique des pouvoirs répond d’autre partà un évanouissement des acteurs de la sub-version pensés sous la forme du grand sujetprolétarien. Elle permet, et c’est sa grandevertu de libérer « l’action politique de touteforme de paranoïa unitaire et totalisante 26/ ».Sous la reproduction des classes, il y a tou-jours, selon Deleuze une carte variable desmasses 27/ ». Cette déconstruction permet àFoucault d’enchaîner en restituant à la notionde classe un statut stratégique et non pas sociologique : « Les sociologues raniment le débat à n’en plus finir, pour savoir ce qu’estune classe, et qui y appartient. Mais jusqu’icipersonne n’a examiné ni approfondi la ques-tion de savoir ce qu’est la lutte. Qu’est-ce quela lutte, quand on dit lutte des classes? […] Ce

duit des effets dérivés féconds. Elle permet dedévoiler, derrière la grande figure tutélairemoderne de l’État Léviathan, le réseau et lemaillage invisible des relations et des jeux depouvoir: «Le pouvoir se construit et fonctionneà partir de […] multitudes de questions et d’ef-fets de pouvoir 23/. » La distinction entre l’ins-titution du pouvoir d’État et les relations depouvoir qui lui sont antérieures ou sous-jacentes permet d’articuler des temporalitéspolitiques différentes et trop souvent confon-dues. L’État, disions-nous alors est l’enjeu d’unévénement révolutionnaire, condition préala-ble à son possible dépérissement : l’État est àbriser, le pouvoir à défaire (La Révolution et lePouvoir). De cette distinction foucaldienne,nous sommes durablement redevables. Pen-sant le pouvoir comme «quel que chose qui cir-cule et ne fonctionne qu’en chaîne», elle per-met de se « débarrasser du modèle duLéviathan » pour pluraliser la révo lution en«autant de types de révolutions que de codifi-cations subversives possibles ».

Qu’advient-il cependant de l’État dans cetéparpillement des révolutions en miette? Fou-cault a beau proclamer que « le pouvoir, c’estdes jeux stratégiques», la résistance aux rela -tions de pouvoir n’entérine pas moins un replistratégique devant la question de l’État consi-déré non plus comme la force où se nouent etse suturent unitairement, dans une configu-ration historique donnée, ces rela tions de pou-voir et ces rapports de forces, mais comme uneforme de pouvoir parmi d’autres. La stratégie

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23/ Ibid., p. 232.24/ Ibid., p. 267.25/ Ibid., p. 379.26/ Ibid., p. 135.27/ Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit. [pagenon mentionnée].28/ Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., p. 606.29/ Ibid. [la citation ne correspond pas à la page mentionnée].30/ Ibid., p. 425.

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cisme», dès lors que n’importe quel désir vautpour les multiplicités machiniques.

Ce qui demeure de cette critique deleu-zienne, c’est la démythification, par des voiesbien différentes de celle opérée par Althusser,d’une Histoire unitaire agie par un Sujetdémiur gique, de saper les fondements de lacatégorie et de la suprématie du sujet qui adominé la philosophie européenne avant laguerre.

Précisant le projet, Foucault résume la tâchequ’il s’est fixée : «J’ai essayé de sortir de la phi-losophie du sujet en faisant la généalogie dusujet moderne, que j’aborde comme une réalitéhistorique et culturelle […] susceptible de setransformer 32/. » Aboutissement d’un lent etlong travail de sape: le sujet phénoménologiqueavait été miné par la théorie linguistique etpar la psychanalyse, qui avaient permis de sedéfaire de la subjectivité psychologique.

Pourtant, cette déconstruction du sujetmajuscule et souverain, n’aboutit souvent qu’àune affirmation des subjectivités en miettes.Dès lors, le refus d’une théorie préalable dusujet débouche sur une subjectivisation exa-cerbée de sujets autistes déracinés de leur êtresocial (voir Kosic). La politique y trouvera dif-ficilement son compte.

L’entreprise est congruente avec le refuslégi time du fétichisme de l’Histoire érigée enméta-sujet ; alors que la fonction critique del’histoire consisterait à montrer, plus modes-tement, que ce qui est n’a pas toujours été, etque c’est toujours au confluent de rencontres,de hasards, au fil d’une histoire fragile, quese sont formées les choses 33/.

La démission stratégique se manifeste endéfinitive à travers le dénigrement de la fonc-tion prophétique. Chez Deleuze, à la différencedu devin, le prophète n’interprète rien. Il estseulement en proie à «un délire d’action plus

reprendre ni peut-être connaître le diagnos-tic de Benjamin ou d’Arendt sur le fascismecomme expression de la décomposition desclasses et masses, Badiou et ses amis voyaientdans la décomposition plébéienne de la luttedes classes l’annonce d’une nouvelle fascisa-tion, allant jusqu’à cartographier deux tenta-tions « social-fascistes » à l’œuvre aussi biendans « la furie anti-militante des massistesdeleuziens» que dans le scientisme des althus -sériens. Dénonçant dans le rhizome un « fas-cisme de la pomme de terre » (sans que l’onpuisse hélas avoir la garantie d’un usagehumo ristique de la formule), ils entrevoyaientdans le déchaînement de l’orage du multiple,dans l’assaut contre « les centres quels qu’ilssoient » au profit de ce tubercule acentrique,dans le dénombrement infini des forces socia -les ponctuelles, dans l’addition disparate desrévoltes, se profiler une haine du militantismemal camouflée en haine de la lutte des classes(Cahiers Yenan, 43), ou l’inverse, puisque l’en-tourage de Guattari avait entrepris parallèle-ment une charge contre « l’idéal militant ».

Or, révélait le groupe philosophique Yenan,« au bout du Multiple, il y a le Despote révi-sionniste, au bout des plaisanteries littérairesde Deleuze, le sourire ministériel ou le des-pote fasciste ». C’était reproduire grossière-ment la vieille dialectique stalinienne duretour nement et de l’unité des contraires, plussimplement le procédé habituel des procès paramalgame. La lassitude et le reflux faisaientque cette rhétorique pouvait trouver un publicenthousiaste auprès de « la clientèle des révol -tes des éparses », ravie d’apprendre que « toutcommunique avec tout, qu’il n’y a pas d’anta-gonisme irréductible », et que tout est « tuber-cule informe et pseudopode du multiple ». Ilspoussaient le bouchon fort loin en proclamantque « l’anarchisme du multiple prépare au fas-

Plus lucide, plus prudent, et plus clairvoyantsurtout, Foucault sent bien le piège: «Il ne fautsans doute pas concevoir la «plèbe» comme lefond permanent de l’histoire, l’objectif final detous les assujettissements, le foyer jamais toutà fait éteint de toutes les révoltes. Il n’y a sansdoute pas de réalité sociologique de la «plèbe».Mais il y a bien toujours quelque chose […] quiest non point la matière première plus oumoins docile ou rétive, mais qui est le mouve-ment centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée.«La» plèbe n’existe sans doute pas, mais il y«de la» plèbe 31/. »

Malgré son inexistence sociologique la plèbetend ainsi à fournir la substance ontologique,le fond sur lequel repose l’irréductible entête-ment des résistances toujours renaissantes.L’adieu plus ou moins assumé au prolétariatde la saga socialiste fait ainsi renaître de sescendres la masse inorganique, antérieuremême à la notion politique de peuple tellequ’elle s’est constituée de Rousseau à Miche-let, pour aboutir chez Deleuze d’abord, chezses épigones tardifs comme Negri ensuite, auxéquivoques de la notion de multitude (voir Unmonde à changer).

Badiou et son cercle se sont inquiétés enleur temps des raisons et des conséquencesde ce glissement conceptuel. Ils l’ont fait entermes devenus aujourd’hui illisibles. L’alerten’était pas moins légitime en ce qu’elle perce-vait à la naissance la logique des décomposi-tions postmodernes où allait bientôt se per-dre la politique. La plèbe des camps devenaiten effet, sous la plume des nouveaux philo-sophes, l’antithèse éternelle de l’asservisse-ment totalitaire du goulag qu’ils faisaientmine de découvrir avec Soljénitsyne. Sans

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31/ Ibid., p. 421.32/ Ibid., p. 989.33/ Ibid., p. 1268.

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soit, depuis Clausewitz, ni une science ni unart (au sens de simple savoir-faire empirique),mais un concept stratégique des forces et desantagonismes en mouvement. Retour donc paradoxal chez Deleuze à la fois dans la phi-losophie, définie par « l’invention ou la créa-tion de concepts » comme système (« Je croisà la philosophie comme système 38/ »). Parcontrecoup du désenchantement politique, laphilosophie se ressource en effet dans le sen-timent de honte suscité par les compromis quenous serions acculés à passer avec notreépoque, sentiment qui constitue à leurs yeux« un des plus puissants motifs de la philoso-phie 39/ ». La philosophie donc, régénérée parla morale.

Comme s’il s’agissait d’expier par là le crimephilosophique d’Heidegger : «L’affaire Heideg-ger est venue compliquer les choses : il a falluqu’un grand philosophe se reterritorialise effectivement sur le nazisme pour que les com-mentaires les plus étranges se croisent, tantôtpour mettre en cause sa philosophie, tantôtpour l’absoudre au nom d’arguments si compli-qués et contournés qu’on reste songeur. Cen’est pas toujours facile d’être heideggerien.On aurait mieux compris qu’un grand pein-tre, qu’un grand musicien tombe ainsi dansla honte (mais justement ils ne l’ont pas fait).Il a fallu que ce soit un philosophe, comme sila honte devait entrer dans la philosophiemême. Il a voulu rejoindre les Grecs par lesAlle mands au pire moment de leur histoire :qu’y a-t-il de pire, disait Nietzsche, que de trou-ver un Allemand quand on attendait un Grec?Comment les concepts (de Heidegger) neseraient-ils pas intrinsèquement souillés parune reterritorialisation abjecte ? À moins quetous les concepts ne comportent cette zonegrise et d’indiscernabilité ou les lutteurs seconfondent un instant sur le sol, et où l’œil

l’ensemble des ressources mobilisées pour atteindre la victoire. La stratégie se résumealors «par le choix des solutions gagnantes ».Si le désenchantement conduit à la conclusionqu’il n’y a plus de solution gagnante possible,il n’y a plus place pour aucune stratégie. Lors -qu’elle atteint son degré zéro, il ne reste plusqu’un impératif catégorique moral de résis-tance et un formalisme de la fidélité. L’éthiquede la politique s’évanouit alors dans le mora-lisme antipolitique.

Cette fermeture stratégique, signe des temps,est cependant contredite par la pensée de lapluralité des possibles et le déploiement, chezle Deleuze bergsonien en particulier, d’unetemporalité créatrice ou de la contingence desdevenirs. Il dit en effet fort bien qu’une sociéténe se contredit pas, mais qu’elle se stratégiseou stratégise 36/. Si le pouvoir s’exerce plutôtqu’il ne se possède, il est en effet, de part enpart, « affaire de stratégie », la stratégie desforces s’opposant en permanence à la stratifi-cation des forces. La formule réflexive d’unesociété qui « se stratégise » n’en demeure pasmoins énigmatique. Que reste-t-il d’une poli-tique sans programme, d’une stratégie sansprogramme, d’un arc tendu et d’une flèche quine vise aucune cible ?

Crise dans la théorieL’éclipse de la pensée stratégique s’accompa -gne logiquement d’un retour en force de la phi-losophie sous ses formes classiques, réinves-tie d’une mission de surplomb – desurveillance «des abus de pouvoir de la ratio-nalité politique ». Ce qui, à l’opposé de sondépérissement annoncé, lui confère selon Fou-cault « une espérance de vie assez promet-teuse 37/ ».

L’abdication stratégique va logiquement depair avec le renoncement à une théorie qui ne

que d’idée ou d’imagination». Un activiste mili-tant chez qui la trahison serait devenue une« idée fixe » 34/. C’est une étrange méprise surla fonction performative et préventive, ou sim-plement politique, de la prophétie, que par-tage Foucault lorsqu’il reproche aux analyseshistoriques de Marx de se conclure par desparoles prophétiques à court terme, la plupartdu temps erronées. «L’objectif, dans les luttes,est toujours occulté par la prophétie», affirme-t-il 35/, en déniant à ses propres livres une quel-conque portée prophétique et en opposant l’ac-tion nue à la prophétie, l’action absorbée parsa propre efficacité immédiate.

Foucault, rendant hommage à Maurice Cla-vel fait alors l’éloge d’une attente sans pro-phétie, délestée des promesses périmées: «Cla-vel n’était pas prophète, il n’attendait pas lemoment de l’ultime.» Curieuse idée de la fonc-tion prophétique. On peut en effet, parcontraste avec l’oracle ou le devin, concevoir leprophète comme une figure archaïque ou pré-politique du stratège dont la prédiction condi-tionnelle conjure le destin pour appeler à l’ac-tion susceptible de conjurer la catastropheannoncée. Il y aurait alors dans la pensée pro-grammatique moderne une forme profane etstratégique de la prophétie, la notion de stra-tégie mêlant, comme le souligne pourtant Fou-cault lui-même, trois idées complémentaires :le choix de moyens appropriés à la poursuited’une fin, l’anticipation du jeu selon ce quel’on pense devoir être l’action des autres, et

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34/ Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 156.35/ Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., [la citation ne corres-pond pas à la page mentionnée].36/ Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Les éditions de Minuit, Paris, 2003, p. 116.37/ Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., p. 954.38/ Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, op. cit., p. 339.39/ Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, édi-tions de Minuit, Paris, 1991, p. 103.

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cault à un renversement de problématique. Ilne s’agit plus d’interroger le goulag à partirdes textes de Marx ou de Lénine, mais d’in-terroger leurs discours à partir de la réalité dugoulag. Saine « colère des faits », encore, àcondition de parcourir l’itération dans les deuxsens, faute de quoi l’interrogation à sens uni -que se rapprocherait des nouveaux philo-sophes, de leur antitotalitarisme sommaire etde leur exorcisation néomystique du mal absolu.

On est surpris de la manière peu critiquedont un lecteur aussi cultivé et affûté que Fou-cault rend compte de ce qu’il accepte de dési-gner sous le terme grossier de marxismelorsqu’il écrit : « Le marxisme se proposaitcomme une science, une sorte de tribunal dela raison, qui permettrait de distinguer lascience de l’idéologie», de constituer en somme« un critère général de rationalité de touteforme de savoir ». Sans doute paie-t-il là sonpropre tribut d’ignorance à la marxologie dominante indigente de l’époque et à sa cap-tation par les raisons de parti et d’État. Lathéorie critique de Marx se confond alors avecle lourd positivisme stalinien (et au-delà dela social-démocratie classique). L’hommagepresque fortuit et sans conséquence qu’il rendau « travail considérable » des trotskistes 45/est bien la moindre des choses chez quelqu’unqui ne pouvait ignorer des contemporains del’envergure de Rousset, Naville, Sebag, Casto-riadis, Lyotard, Guattari. Il n’en demeure pasmoins prisonnier d’une identification indé -fendable entre stalinisme et marxisme.

Il lui arrive cependant de nuancer cet amal-game en revenant sur ses propres tâtonne-ments : «Ce que je souhaite, […] ce n’est pastellement la défalsification, la restitution d’unvrai Marx mais, à coup sûr, l’allégement, lalibé ration de Marx par rapport à la dogma-

produit, il n’en demeure pas moins que lemarxisme serait responsable d’un irrémédia-ble appauvrissement de l’imagination poli-tique. «Tel est notre point de départ 43/. » Endéfinitive, et en dépit de ses prétentions, lathéorie de Marx marquerait l’avortement plu-tôt que la naissance d’un discours stratégique,l’avènement mort-né d’une pensée stratégiqueétouffée par le carcan de la dialectique hégé-lienne. C’est fort logiquement, de son point devue, que Foucault récuse alors le terme de dia-lectique qui obligerait, sitôt qu’on l’accepte, àsouscrire au schéma clos de la thèse et de l’an-tithèse : «un rapport réciproque n’est pas unrapport dialectique 44/ », des rapports antago-niques réciproques ne sont pas des contradic-tions logiques, mais des oppositions réellessans synthèse réconciliatrice.

Ce qui se produit alors dans l’œuvre deMarx, c’est « en quelque sorte un jeu entre laformation d’une prophétie et la définitiond’une cible». Un jeu ici au sens d’un écart noncomblé, d’une articulation qui ne jointe pas,ou mal, une rencontre manquée entre un dis-cours de lutte et une conscience historique.Ces deux discours – la conscience d’une néces -sité historique et l’enjeu d’une lutte incertaine –ne jointant pas, la prétention stratégique s’ef-fondre dans leur entre-deux.

La remarque porte si elle vise la plupartdes discours tenus au nom de Marx sous laforme des marxismes orthodoxes. Elle traduitsous une autre forme le divorce mortifère entre des conditions objectives présentéescomme la garantie d’un happy end de l’his-toire, et la défaillance sans cesse répétées desfacteurs subjectifs. Tantôt, la confiance réité-rée dans les lois de l’histoire, en dépit des démentis et des échecs, tantôt le volontarismedu sujet convoqué à faire l’histoire à son gré.Le constat de faillite théorique conduit Fou-

fatigué du penseur prend l’un pour l’autre :non seulement l’Allemand pour un Grec, maisle fasciste pour un créateur d’existence et deliberté 40/. » Rédemption de la philosophie parla honte. Curieuse présence en effet de lahonte et de l’abjection pour désigner un désas-tre historique et politique de part en part.Rejoindrait-il les rhétoriques de l’impensableet de l’indicible ?

Les Lumières blessées? Tamisées? Obscur-cies ? Mais les Lumières quand même ou mal-gré tout, puisqu’il ne s’agit pas selon Foucaultd’instruire le procès de la rationalité, mais depenser la compatibilité de la rationalité avecla violence, de concevoir une histoire contin-gente de la rationalité opposable à la grandethéodicée de la raison. Ce retour à Kant nepeut s’accomplir que sur les cendres de Marxou du moins des marxismes vulgaires. « Lemarxisme se trouve actuellement dans unecrise indiscutable », diagnostique Foucault,crise qui n’est autre que « la crise du conceptoccidental qu’est la révolution, la crise duconcept occidental que sont l’homme et la société » 41/.

L’entreprise althusérienne un temps reçuecomme un effort (désespéré) de régénérescenced’un marxisme dénaturé s’y révèle en effetcomme une impasse ou le dernier soubresautd’une agonie. La condamnation superficielledu stalinisme comme «déviation» (Réponse àJohn Lewis) aboutit en effet à un impossible retour vers « un marxisme-vérité 42/ ». Si lestentatives «d’académiser Marx», dont l’althus -sérisme universitaire représenterait l’ultimetentative méconnaissent l’éclatement qu’il a

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40/ Ibid., p. 104.41/ Michel Foucault, Dits et Écrits, II, op. cit., p. 623)42/ Ibid., p. 278.43/ Ibid., p. 599.44/ Ibid., p. 471.45/ Ibid., p. 408.

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nisme. Recensement énumératif des révoltesadditionnables, dénombrement infini des« forces sociales ponctuelles, mais refus obs-tiné de toute unification stratégique du champpoli tique. Délectation du multiple est abomi-nation du deux comme figure du conflit (de lalutte). La dialectique, voilà l’ennemi : « le Rhi-zome va son train vers l’apologie débridée den’importe quoi ». Il n’y a plus ni bourgeoisie,ni prolétariat : « tout est tubercule informe,pseudopode du multiple», fascisme donc de lapomme de terre. Pressentiment de la décom -position postmoderne où tout, pas seulementle sacré et le solide, part en fumée ou s’écouledans une fuite éperdue. À ceux qui lisent Deleuze, Lacan, Foucault et Althusser en sedemandant où en sommes-nous, que nous raconte-t-on là, il faut répondre encore : «his-toire, lutte des classes, politique» (p. 18). Car« l’anarchisme du multiple », qui crache sur laclasse au nom des masses, « prépare au fas-cisme » (p. 74).

Selon Badiou lui-même, bien des élucubra-tions découlent de l’étonnement ou de la sur-prise devant un Mai 68 imprévu, dont l’irrup-tion réveillerait « les purs mystères du Désir»,ou comme « l’entrée en scène de l’irrationnel».Or, il y a beau temps que les marxistes-léni-nistes ont cessé d’identifier rationnel et analy-tiquement prévisible, en vertu même du pri-mat de la pratique: «Les masses font l’histoire,pas les concepts» (p. 26). Toujours l’excès duréel sur le concept ou le construit. Il y aura tou-jours plus, de l’irréductible, dans l’aboiementdu chien que dans son concept. Ainsi, la rup-ture peut être pensée dans sa géné ralité dia-lectique, mais «historiquement, elle n’est quepratiquée». La pratique est première. Pas depratique pure. Mais le reste n’est nullement inconnaissable (p. 27). Tout événement est sur-prise, toute décision est incertaine. La révolte

par une régression philosophique dont Deleuzeet Guattari ne se cacheraient guère : « retourà Kant, voilà ce qu’ils ont trouvé pour conju-rer le fantôme hégélien», « toboggan du Désir»c’est l’inconditionné kantien dissimulé par « laferblanterie machinique ». La règle du Bien,l’impératif catégorique remis sur ses pieds par«substitution amusante du particulier à l’uni-versel : agis toujours en sorte que la maximede ton action soit rigoureusement particulière.Ce «moralisme désirant » est ce qui reste desruines d’un structuralisme honteux.

Par leur « complaisance au pire », Deleuzeet Guattari se caractériseraient comme des« idéologues préfascistes » rien que ça ! « Bri-gandage deleuzien et science althussérienne»:les deux mamelles de la réaction antiphiloso-phique (p. 17). Leur point commun aux yeuxde Badiou et consorts, c’est l’antipolitique, lapolitique consistant à parler pouvoir, pro-grammes, et mots d’ordre. Les néos aiment ouidolâtrent la révolte, mais haïssent la poli-tique, trop sale, qui est le changement dumonde réel. Ils se vengent donc en philosophieen identifiant le Pouvoir, tout pouvoir, au Mal.Fantasme de pureté : la révolte est bonne, lapolitique est mauvaise ; les Masses sontbonnes, le Prolétariat est mauvais, le porte-parole est excellent, le militant effroyable(p. 11). Retrait gestionnaire ou philosophiquede la politique révolutionnaire.

D’où la substitution des masses/multitudesaux classes. Libérer la multiplicité désirantede l’unité axiomatique du capital, ou encorela plèbe asservie au goulag. «Au fond, la rêve-rie politique gauchiste [a-stratégique], c’est lemouvement de masse continué linéairementjusqu’à la constatation bienfaisante que l’États’est doucement effacé ». Réformisme du rhi-zome. Mirage de la dissolution de toute chosedans le flux et la fuite, y compris l’antago-

tique de parti qui l’a à la fois enfermé, véhiculéet brandi pendant si longtemps 46/ ». Formula-tion mieux ajustée, qui vise plus spécifique-ment ce qu’il appelle encore « l’exaltationhagio graphie de l’économie politique marxistedue à la fortune historique du marxisme commeidéologie politique née au XIXe siècle ». Si cequi était en gestation autour de 68 n’avait pasencore d’expression théorique propre et devoca bulaire adéquat, s’il fallait, pour en pen-ser la part de nouveauté briser des catégoriespétrifiées en dogme, inventer des « formes deréflexion qui échappent au dogme marxiste »sans céder à l’irrationalisme, la question étaitcelle d’une projection au-delà de Marx et nond’une régression en deçà vers le moralismekantien ou la philosophie politique libérale,d’un élan nouveau à partir de Marx puisque,comme le répétait si bien Deleuze, on recom-mence toujours par le milieu (Marx pas parfétichisme, pas comme critique suffisante,mais comme critique nécessaire et fondatricede la modernité, cf. Marx l’Intempestif, le Sou-rire du spectre, les Hiéroglyphes).

AnnexesCahiers Yenan et le paysage philosophiqueIllisible ! « Il n’est qu’un grand philosophe dece temps : Mao Tsé-Tung. » Éclipse de la poli-tique va de pair avec éclipse de la philo qui«n’est pas plus permanente que la révolution»et n’entre en scène qu’aux «charnières de l’his-toire » (édito collectif, p. 6). Lorsque la philose retire avec le reflux, sonne l’heure des « tra-fiquants du nihilisme», du Désir et de l’Ange,de « la pornographie et du mysticisme» (sic).Tournant : «La grande et violente époque voits’achever son cycle aux alentours de 1972 »(Programme commun). Le reflux se traduit

1046/ Ibid., p. 1276.

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des multiplicités ! Faites la ligne et pas lepoint ! Car « un rhizome ne commence etn’aboutit pas ».

Il fuit, selon un réseau de lignes de fuites.Ces lignes ne sont pas des lignes d’évasionpour s’évader du monde. Elles visent aucontraire à « le faire fuir » (au double sens?),comme on crève un tuyau. Ces lignes de fuitesont immanentes au champ social, car « tou-jours quelque chose fuit » (p. 249-251).

Ces lignes de fuite sont le chemin d’un exilou d’un exode, d’un nouveau nomadisme déter-ritorialisé. Ce manque en effet, selon les com-pères, c’est une « nomadologie » qui est lecontraire d’une histoire, l’expression d’une pen-sée nomade sans sujet pensant universel(p. 469). La détermination première du nomade,c’est qu’il occupe un espace lisse (p. 510), la merétant l’espace lisse par excellence. Le lisse s’op-pose au strié. L’espace lisse est «un champ sansconduits ni canaux (p. 459).

Dans la culture non arborescente du rhi-zome, le devenir buissonnier l’emporte sur l’or-dre historique. Ce devenir n’est pas évolution,par descendance ou par filiation. Il ne vise nine produit autre chose que lui-même. Les devenirs « sont minoritaires » (p. 356). Jamaison ne devient majoritaire, la majorité n’étantpas ici conçue comme un état quantitatif, maiscomme un état de domination. Femmes, enfants, animaux, molécules sont autant deminorités. Devenir minoritaire est donc «uneaffaire politique », le contraire exact de lamacropolitique ou de l’histoire majuscule, oùil s’agit avant tout de savoir comment conqué-rir une majorité (propos antistratégique). Laconquête de la majorité est désormais secon-daire par rapport aux «cheminements de l’im-perceptible » (p. 358).

Classes/masses. Il n’y a pas en effet « delutte qui ne se fasse à travers des propositions

Badiou tire quelque peu à lui la couverture dela réconciliation, retrouvant sous le multipleune «métaphysique de l’Un» (p. 20) et récusantl’idéal anarchisant d’autonomie qu’on lui attri-bue. C’est la faute aux disciples et au «rôle équi-voque des disciples », souvent (toujours ?)«fidèles à un contresens» et finissant par trahir.Or Deleuze reste «diagonal» par rapport à tousles blocs d’opinion philosophique qui ont des-siné le paysage intellectuel depuis les annéessoixante. Vrai.

La réconciliation (ou l’apaisement) souhai-tée se ferait cependant sous le signe de la phi-losophie restaurée en son éminence (ou en sonsurplomb). Elle reposerait « sur la convictionque nous pouvions au moins faire valoir ensem -ble notre totale sérénité positive, notre indif-férence œuvrante au regard du thème partoutrépandu de la fin de la philosophie » (p. 13).Retrouvailles ontologiques fondées sur le retour à la question de l’Être :

«En définitive, le siècle aura été ontologique.Cette destination est de beaucoup plus essen-tielle que le tournant langagier dont on le cré-dite. » Or, «Deleuze identifie purement et sim-plement la philosophie à l’ontologie ». La« clameur de l’Être » comme voix de la penséeet clameur du dicible. La pensée de l’Être estpossible confiance en l’Être comme mesuredes rapports… (p. 33). Annexion discutableposthume.

Mille plateaux (1980)Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari,devan çant la mode réticulaire, appelaient àrompre avec la culture de l’arborescence, desracines et du tronc, au profit de la figure anti-généalogique du rhizome, procédant par« varia tions, expansion, conquête, capture, piqûre» (p. 32). Faites rhizome, pas racine, telétait le mot d’ordre. Ne plantez jamais ! Soyez

doit surprendre le parti lui-même (Thèsesd’avril, insurrection d’octobre), d’une surprise«de type nouveau», dit encore Badiou. C’est ledilemme stratégique du trop tard résigné et dutrop tôt répressif. Retournement de la raisonhistorique en raison stratégique.

Remords de Badiou? (Deleuze, La clameurde l’être, Hachette, 1997). Hommage gêné enforme de réconciliation posthume. Dans les années rouges (1970 et Vincennes), «pour lemaoïste que je suis, Deleuze, inspirateur phi-losophique de ce que nous appelions les anar-cho-désirants, est un ennemi d’autant plus redoutable qu’il est intérieur au mouvement etque son cours est un des hauts lieux de l’univer-sité. Je n’ai jamais tempéré mes polémiques, leconsensus n’est pas mon fort. Je l’attaque avecles mots de l’artillerie lourde d’alors. Je dirigemême une fois une brigade d’intervention dansson cours. J’écris, sous le titre caractéristique«Le flux et le parti», un article furibond contreses conceptions du rapport entre mouvement demasse et politique. Deleuze reste impa vide,presque paternel. Il parle à mon sujet de suicideintellectuel» (p. 8).

On pense communément que la philosophiede Gilles Deleuze encourage la multiplicité hété -rogène des désirs et leur accomplissement sansentraves, qu’elle est respectueuse des diffé-rences, qu’elle s’oppose de ce fait conceptuelle-ment aux totalitarismes (y compris stalinienou maoïste), qu’elle préserve les droits du corpscontre les formalismes terrorisants, qu’elle necède rien à l’esprit de système et préserve l’Ouvert, qu’elle participe de la déconstructionmoderne ou post par sa critique de la représen-tation, qu’elle substitue la logique du sens à larecherche de la vérité, qu’elle combat les idéa-lités transcendantes au nom de l’immanencecréatrice. Bref, image d’un Deleuze comme« penseur joyeux de la confusion du monde ».

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Lénine, les mots d’ordre, et la guerreÀ propos des mots d’ordre (juillet 1917, t. 25,p. 198). « Il est arrivé trop souvent, aux tour-nants brusques de l’histoire, que les partismême avancés ne puissent, pendant plus oumoins longtemps, s’assimiler la nouvelle situa -tion et répètent des mots d’ordre justes laveille, mais qui ont perdu tout sens aujour -d’hui, aussi soudainement que l’histoire a sou-dainement tourné. » Le mot d’ordre commeembrayage de vitesse et cristallisation d’uneconjoncture, concrétion stratégique. Straté-gies sans mots d’ordre ? Tout le pouvoir auxsoviets, l’insurrection maintenant.

Cohérent avec l’idée que « la question dupouvoir est la question fondamentale de touterévolution ». Si elle ne se pose plus, plus demots d’ordre… (Ibid.)

Sur la guerre Lénine, reste clausewitzien(« le prolongement de la politique par d’autresmoyens»). Il en découle que « toute guerre estindissolublement liée au régime politique dontelle découle ». D’où la Révolution françaiseentraîne « l’armée nouvelle » (La Guerre et larévolution, conférence du 14 mai 1917,tome XXIV, p. 407).

Deleuze philosophe (Qu’est-ce que la philosophie? 1991)La philosophie comme création continuée deconcepts. La philosophie « a horreur des dis-cussions» et des débats : elle a toujours autrechose à faire, mieux à faire (p. 33). Car la phi-losophie est un constructivisme, pas une dia-lectique : «La philosophie est devenir, non pashistoire, coexistence de plans, non pas succes-sion de systèmes» (p. 59).

L’histoire de la philosophie a-t-elle un senset la vérité a-t-elle une histoire, à moins quele sens n’en ait pas? « Ce qui ne peut pas êtrepensé, et pourtant doit être pensé, cela fut

la culture de l’arborescence renonce aussi àl’injonction impérative au profit d’énoncés enrapport avec des présupposés implicites.Cf. Lénine à propos des mots d’ordre (1917).Mais le mot d’ordre peut aussi se comprendrecomme un cri d’alarme, une alerte au feu : «Leprophétisme juif a soudé le vœu d’être mort etl’élan de fuite au mot d’ordre divin. » Mais leprophète n’est pas un prêtre (p. 156) ?

Fascisme« Il y a fascisme lorsqu’une machine de guerreest installée dans chaque trou, dans chaquetête » (p. 261). La société secrète des microfas-cismes (y compris dans les organisations degauche). Il est facile, en effet, de se proclamerantifasciste au niveau molaire « sans voir lefasciste qu’on est soi-même, qu’on entretientet nourrit avec des molécules personnelles etcollectives » (p. 262). Extrapolation de la partobscure au phénomène politique. Le fascisme,affaire de psycho et de pulsion, dépo litisé, dés-historicisé ? D’où la différence entre fascismeet totalitarisme. Le totalitarisme est «affaired’État», conservateur par excellence, alors quedans le fascisme, il s’agit bien d’une machinede guerre (p. 281).

Deleuze/Guattari/Tarde. La révolution molé-culaire de Guattari : le capitalisme ou l’indif-férence relativiste : il bégaie, répète, ritualise,alors que la première tâche d’une théorie dudésir serait de «discerner les voies possiblesde son irruption dans le champ social ». Cou-per le désir du travail est l’impératif premierdu capital. D’où deux luttes non exclusives :

– la lutte des classes (qui implique lesmachines de guerre et un certain centralisme);

– la lutte sur le front du désir comme « sub-version permanente de tous les pouvoirs ».

Pas d’unité idéale donc, mais « une multi-plicité équivoque de désirs ».

indécidables et qui ne construise des con -nexions révolutionnaires contre les conjugai-sons de l’axiomatique» (p. 592). Selon l’oppo-sition entre le molaire et le moléculaire, et dupoint de vue micropolitique, une société sedéfi nit par ses lignes de fuite moléculaires etpar la microgestion de petites peurs. Ainsi, lanotion de masse est moléculaire, irréductibleà la segmentarité molaire des classes : «Pour-tant les classes sont bien taillées dans lesmasses. Elles les cristallisent. Et les masses necessent pas de couler, de s’écouler des classes»(p. 260). (Bien sûr en un sens puisque les classessont des constructions sociostratégiques, et qu’ily a toujours un excès du réel sur son construitconceptuel.) La multiplicité toujours recommen-cée des masses (la mer, la mer) s’oppose ainsià la singularité molaire des classes: «Il y a tou-jours une carte variable des masses sous lareproduction des clas ses» (p. 270). Car, « tantque la classe ouvrière se définit par un statutacquis ou par un État théoriquement conquis,elle apparaît comme capital et ne sort pas duplan du capital» (p. 589).

Rupture révolutionnaire. Le clinamen desanciens atomistes est l’élément différentielgénérateur du tourbillon et de la turbulence,le plus petit angle par lequel l’atome dévie ous’écarte de la droite. Il représente donc la modalité par excellence de la fluidité et du réseau, du rhizome en expansion par varia-tion continue. L’idée de révolution est ambi -guë, typiquement occidentale dans la mesureoù elle renvoie à une transformation (straté-gique encore?) de l’État, et orientale dans lamesure où elle en projette la destruction/abo-lition (p. 478).

Mot d’ordre. Formule performative de toutestratégie, le mot d’ordre, lancé pour être obéi(bien plus que pour être cru) serait une « sen-tence de mort » (p. 96). Quiconque rompt avec

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en lui-même de début ni de fin, mais seule-ment un milieu. Aussi est-il plus géographiquequ’historique. » (p. 106).

Ce texte est une reprise d’un extrait d’Éloge de la politique profane, Albin Michel,2008 également présent sur ce site sous le titre «La politique éclipsée »Archives personnelles. Classé dans «Politique profane et stratégie ». Date inconnue (entre 2007 et 2009)

Méfiance envers l’utopie qui comporte tou-jours le risque de « restauration d’une trans-cendance», si bien qu’il faut distinguer les uto-pies autoritaires (ou de transcendance) et lesutopies libertaires, révolutionnaires, imma -nentes. « L’utopie n’est pas un bon conceptparce que, même quand elle s’oppose à l’his-toire, elle s’y réfère encore et s’y inscrit commeun idéal ou comme une motivation. Mais ledevenir est le concept même. Il naît dans l’His-toire et y retombe, mais n’en est pas. Il n’a pas

pensé une fois, comme le Christ s’est incarnéune fois, pour montrer cette fois la possibilitéde l’impossible. » Tentation ontologique, maisd’une ontologie négative, plus compatible avecl’héritage de Tarde comme pensée des rapportset des relations plutôt que de l’Être. Le philo-sophe opère un détournement de la sagesseau service de l’immanence pure. Aussi Spi-noza est-il « le Christ des philosophes» et lesplus grands des philosophes ne sont guère quedes apôtres (p. 59).

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