Guénon René - Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues

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  • 7/31/2019 Gunon Ren - Introduction gnrale l'tude des doctrines hindoues

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    INTRODUCTION

    GNRALE LTUDE

    DES DOCTRINES

    HINDOUES

    Ren Gunon

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    Avant-Propos

    Bien des difficults sopposent, en Occident, une tude srieuse et approfondie

    des doctrines orientales en gnral, et des doctrines hindoues en particulier; et lesplus grands obstacles, cet gard, ne sont peut-tre pas ceux qui peuvent provenir desOrientaux eux-mmes. En effet, la premire condition requise pour un telle tude, la

    plus essentielle de toutes, cest videmment davoir la mentalit voulue pourcomprendre les doctrines dont il sagit, nous voulons dire pour les comprendrevraiment et profondment; or cest l une attitude qui, sauf de bien rares exceptions,fait totalement dfaut aux Occidentaux. Dautre part, cette condition ncessaire

    pourrait tre regarde en mme temps comme suffisante, car, lorsquelle est remplie,les Orientaux nont pas la moindre rpugnance communiquer leur pense aussicompltement quil est possible de le faire.

    Sil ny a pas dautre obstacle rel que celui que nous venons dindiquer, commentse fait-il donc que les orientalistes, cest--dire les Occidentaux qui soccupent deschoses de lOrient, ne laient jamais surmont? Et lon ne saurait tre taxdexagration en affirmant quils ne lont jamais surmont en effet, lorsquonconstate quils nont pu produire que de simples travaux drudition, peut-treestimables un point de vue spcial, mais sans aucun intrt pour la comprhensionde la moindre ide vraie. Cest quil ne suffit pas de connatre une languegrammaticalement, ni dtre capable de faire un mot--mot correct, pour pntrerlesprit de cette langue et sassimiler la pense de ceux qui la parlent et lcrivent. On

    pourrait mme aller plus loin et dire que plus une traduction est scrupuleusementlittrale, plus elle risque dtre inexacte en ralit et de dnaturer la pense, parcequil ny a pas dquivalence vritable entre les termes de deux langues diffrentessurtout quand ces langues sont fort loignes lune de lautre, et loignes non pastant encore philologiquement quen raison de la diversit des conceptions de peuplesqui les emploient; et cest ce dernier lment quaucune rudition ne permettra

    jamais de pntrer. Il faut pour cela autre chose quune vaine critique de textesstendant perte de vue sur des questions de dtail, autre chose que des mthodes degrammairiens et de littraires, et mme quune soi-disant mthode historique

    applique tout indistinctement. Sans doute, les dictionnaires et les compilations ontleur utilit relative, quil ne sagit pas de contester, et lon ne peut pas dire que tout cetravail soit dpens en pure perte, surtout si lon rflchit que ceux qui le fournissentseraient le plus souvent inaptes produire autre chose; mais malheureusement, dsque lrudition devient une spcialit, elle tend tre prise pour une fin en elle-mme, au lieu de ntre quun simple instrument comme elle doit ltre normalement.Cest cet envahissement de lrudition et de ses mthodes particulires qui constitueun vritable danger, parce quil risque dabsorber ceux qui seraient peut-tre capablede se livrer un autre genre de travaux, et parce que lhabitude de ces mthodes

    rtrcit lhorizon intellectuel de ceux qui sy soumettent et leur impose unedformation irrmdiable.Encore navons-nous pas tout dit, et navons-nous mme pas touch au ct le plus

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    grave de la question: les travaux de pure rudition sont, dans la production desorientalistes, la partie la plus encombrante, certes, mais non la plus nfaste; et, endisant quil ny avait rien dautre, nous voulions entendre rien dautre qui eu quelquevaleur, mme dune porte restreinte. Certains en Allemagne notamment, ont voulualler plus loin et toujours par les mmes mthodes, qui ne peuvent plus rien donner

    ici, faire uvre dinterprtation, en y apportant par surcrot tout lensemble didesprconues qui constitue leur mentalit propre, et avec le parti pris manifeste de fairerentrer les conceptions auxquelles ils ont affaire dans les cadres habituels la penseeuropenne. En somme, lerreur capitale de ces orientalistes, la question de mthodemise part, cest de tout voir de leur point de vue occidental et travers leurmentalit eux, tandis que la premire condition pour pouvoir interprtercorrectement une doctrine quelconque est naturellement de faire effort pour selassimiler et pour se placer, autant que possible, au point de vue de ceux-l mmesqui lont conue. Nous disons autant que possible, car tous ny peuvent parvenir

    galement, mais du moins, tous peuvent-ils lessayer

    ; or, bien loin de l,lexclusivisme des orientalistes dont nous parlons et leur esprit de systme vontjusqu les porter, par une incroyable aberration, se croire capables de comprendreles doctrines orientales mieux que les Orientaux eux-mmes : prtention qui ne seraitque risible si elle ne salliait une volont bien arrte de monopoliser en quelquesorte les tudes en question. Et, en fait, il ny a gure pour sen occuper en Europe, endehors de ces spcialistes, quune certaine catgorie de rveurs extravagants etdaudacieux charlatans quon pourrait regarder comme quantit ngligeable, silsnexeraient, eux aussi, une influence dplorable divers gards, ainsi que nousaurons lexposer en son lieu dune faon plus prcise.

    Pour nous en tenir ici ce qui concerne les orientalistes quon peut appelerofficiels, nous signalerons encore, titre dobservation prliminaire, un des abusauxquels donne lieu le plus frquemment lemploi de cette mthode historique laquelle nous avons dj fait allusion: cest lerreur qui consiste tudier lescivilisations orientales comme on le ferait pour des civilisations disparues depuislongtemps. Dans ce dernier cas, il est vident quon est bien forc, faute de mieux dese contenter de reconstitutions approximatives, sans tre jamais sr dune parfaiteconcordance avec ce qui a exist rellement autrefois, puisquil ny a aucun moyende procder des vrifications directes. Mais on oublie que les civilisations

    orientales, du moins celles qui nous intressent prsentement, se sont continuesjusqu nous sans interruption, et quelles ont encore des reprsentants autoriss, dontlavis vaut incomparablement plus, pour leur comprhension, que toute lrudition dumonde; seulement, pour songer les consulter, il ne faudrait pas partir de ce singulier

    principe quon sait mieux queux quoi sen tenir sur le vrai sens de leurs propresconceptions.

    Dautre part, il faut dire aussi que les Orientaux ; ayant, et juste titre, une ideplutt fcheuse de lintellectualit europenne, se soucient fort peu de ce que lesOccidentaux, dune faon gnrale, peuvent penser ou ne pas penser leur gard;

    aussi ne cherchent-ils aucunement les dtromper, et, tout au contraire, par leffetdune politesse quelque peu ddaigneuse, ils se renferment dans un silence que lavanit occidentale prend sans peine pour une approbation. Cest que le

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    proslytisme est totalement inconnu en Orient, o il serait dailleurs sans objet etne pourrait tre regard que comme une preuve dignorance et dincomprhension

    pure et simple; ce que nous dirons par la suite en montrera les raisons. A ce silenceque certains reprochent aux Orientaux, et qui est pourtant si lgitime, il ne peut yavoir que de rares exceptions, en faveur de quelque individualit isole prsentant les

    qualifications requises et les aptitudes intellectuelles voulues. Quant ceux quisortent de leur rserve en dehors de ce cas dtermin, on ne peut en dire quunechose: cest quils reprsentent en gnral des lments assez peu intressants, et que,

    pour une raison ou pour une autre, ils nexposent gure que des doctrines dformessous prtexte de les approprier lOccident; nous aurons loccasion den direquelques mots. Ce que nous voulons faire comprendre pour le moment, et ce quenous avons indiqu ds le dbut, cest que la mentalit occidentale est seuleresponsable de cette situation, qui rend fort difficile le rle de celui-l mme qui,stant trouv dans des conditions exceptionnelles et tant parvenu sassimiler

    certaines ides, veut les exprimer de la faon la plus intelligible, mais sans toutefoisles dnaturer: il doit se borner exposer ce quil a compris, dans la mesure o celapeut tre fait, en sabstenant soigneusement de tout souci de vulgarisation, et sansmme y apporter la moindre proccupation de convaincre qui que ce soit.

    Nous en avons dit assez pour dfinir nettement nos intentions, nous ne voulonspoint faire ici uvre drudition, et le point de vue auquel nous entendons nous placerest beaucoup plus profond que celui-l. La vrit ntant pas pour nous un faithistorique, il nous importerait mme assez peu, au fond, de dterminer exactement la

    provenance de telle ou telle ide qui ne nous intresse en somme que parce que,layant comprise nous la savons tre vraie; mais certaines indications sur la penseorientale peuvent donner rflchir quelques-uns, et ce simple rsultat aurait, luiseul, un importance insouponne. Dailleurs, si mme ce but ne pouvait tre atteint,nous aurions encore une raison dentreprendre un expos de ce genre : ce serait dereconnatre en quelque faon tout ce que nous devons intellectuellement auxOrientaux, et dont les Occidentaux ne nous ont jamais offert le moindre quivalentmme partiel et incomplet.

    Nous montrerons donc dabord, aussi clairement que nous le pourrons, et aprsquelques considrations prliminaires indispensables, les diffrences essentielles etfondamentales qui existent entre les modes gnraux de la pense orientale et ceux de

    la pense occidentale. Nous insisterons ensuite plus spcialement sur ce qui serapporte aux doctrines hindoues, en tant que celles-ci prsentent des traits particuliersqui les distinguent des autres doctrines orientales, bien que toutes aient assez decaractres communs pour justifier, dans lensemble lopposition gnrale de lOrientet de lOccident. Enfin lgard de ces doctrines hindoues, nous signaleronslinsuffisance des interprtations qui ont cours en Occident; nous devrions mme,

    pour certaines dentre elles dire leur absurdit. Comme conclusion de cette tudenous indiquerons, avec toutes les prcautions ncessaires les conditions dunrapprochement intellectuel entre lOrient et lOccident, conditions qui, comme il est

    facile de le prvoir, sont bien loin dtre actuellement remplies du ct occidental:aussi nest-ce quune possibilit que nous voulons montrer l, sans la croireaucunement susceptible dune ralisation immdiate ou simplement prochaine.

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    PREMIRE PARTIE

    Considrations prliminaires

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    Chapitre premier

    Orient et Occident

    La premire chose que nous ayons faire dans ltude que nous entreprenons,cest de dterminer la nature exacte de lopposition qui existe entre lOrient etlOccident, et tout dabord, pour cela, de prciser le sens que nous entendons attacheraux deux termes de cette opposition. Nous pourrions dire, pour une premireapproximation, peut-tre un peu sommaire, que lOrient, pour nous, cest

    essentiellement lAsie, et que lOccident, cest essentiellement lEurope; mais celamme demande quelque explications.Quand nous parlons, par exemple, de la mentalit occidentale ou europenne, en

    employant indiffremment lun ou lautre de ces deux mots, nous entendons par l lamentalit propre la race europenne prise dans son ensemble. Nous appelleronsdonc europen tout ce qui se rattache cette race, et nous appliquerons cettednomination commune tous les individus qui en sont issus, dans quelque partie dumonde quils se trouvent: ainsi, les Amricains et les Australiens, pour ne citer queceux-l, sont pour nous des Europens, exactement au mme titre que les hommes demme race qui ont continu habiter lEurope. Il est bien vident, en effet, que le faitde stre transport dans une autre rgion, ou mme dy tre n, ne saurait par lui-mme modifier la race, ni par consquent, la mentalit qui est inhrente celle-ci, et,mme si le changement de milieu est susceptible de dterminer tt ou tard certainesmodifications, ce ne seront que des modifications assez secondaires, naffectant pasles caractres vraiment essentiels de la race, mais faisant parfois ressortir au contraire

    plus nettement certains dentre eux. Cest ainsi quon peut constater sans peine, chezles Amricains, le dveloppement pouss lextrme de quelques-unes des tendancesqui sont constitutives de la mentalit europenne moderne.

    Une question se pose cependant ici, que nous ne pouvons pas nous dispenser

    dindiquer brivement: nous avons parl de la race europenne et de sa mentalitpropre; mais y a-t-il vritablement une race europenne? Si lon veut entendre par lune race primitive, ayant une unit originelle et une parfaite homognit, il fautrpondre ngativement, car personne ne peut contester que la population actuelle delEurope se soit forme par un mlange dlments appartenant des races fortdiverses, et quil y ait des diffrences ethniques assez accentues, non seulement dun

    pays un autre, mais mme lintrieur de chaque groupement national. Cependant,il nen est pas moins vrai que les peuples europens prsentent assez de caractrescommuns pour quon puisse les distinguer nettement de tous les autres; leur unit,

    mme si elle est plutt acquise que primitive, est suffisante pour quon puisse parler,comme nous le faisons, de race europenne. Seulement, cette race est naturellementmoins fixe et moins stable quune race pure; les lments europens, en se mlant

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    dautres races, seront plus facilement absorbs, et leurs caractres ethniquesdisparatront rapidement; mais ceci ne sapplique quau cas o il y a mlange, et,lorsquil y a seulement juxtaposition, il arrive au contraire que les caractresmentaux, qui sont ceux qui nous intressent le plus, apparaissent en quelque sorteavec plus de relief. Ces caractres mentaux sont dailleurs ceux pour lesquels lunit

    europenne est la plus nette: quelles quaient pu tre les diffrences originelles cetgard comme aux autres, il sest form peu a peu au cours de lhistoire, une mentalitcommune tous les peuples de lEurope. Ce nest pas dire quil ny ait pas unementalit spciale chacun de ces peuples mais les particularits qui les distinguentne sont que secondaires par rapport un fond commun auquel elle semblent sesuperposer: ce sont en somme comme des espces dun mme genre. Personne,mme parmi ceux qui doutent quon puisse parler dune race europenne nhsitera admettre lexistence dune civilisation europenne; et une civilisation nest pas autrechose que le produit et lexpression dune certaine mentalit.

    Nous ne chercherons pas prciser ds maintenant les traits distinctifs de lamentalit europenne, car ils ressortiront suffisamment de la suite de cette tude nousindiquerons simplement que plusieurs influences ont contribu sa formation : cellequi y a jou le rle prpondrant est incontestablement linfluence grecque ou, si lonveut, grco-romaine. Linfluence grecque est peu prs exclusive en ce qui concerneles points de vue philosophique et scientifique, malgr lapparition de certainestendances spciales, et proprement modernes, dont nous parlerons plus loin. Quant linfluence romaine, elle est moins intellectuelle que sociale, et elle saffirme surtoutdans les conceptions de ltat, du droit et des institutions ; du reste, intellectuellement,les Romains avaient presque tout emprunt au Grecs, de sorte que, travers eux, cenest que linfluence de ces derniers qui a pu sexercer encore indirectement. Il fautsignaler aussi limportance, au point de vue religieux spcialement, de linfluence

    judaque, que nous retrouverons dailleurs galement dans une certaine partie delOrient; il y a l un lment extra-europen dans son origine, mais qui nen est pasmoins, pour une part, constitutif de la mentalit occidentale actuelle.

    Si maintenant nous envisageons lOrient, il nest pas possible de parler dune raceorientale, ou dune race asiatique, mme avec toutes les restrictions que nous avonsapportes la considration dune race europenne. Il sagit ici dun ensemble

    beaucoup plus tendu comprenant des populations bien plus nombreuses, et avec des

    diffrences ethniques bien plus grandes; on peut distinguer dans cet ensembleplusieurs races plus ou moins pures, mais offrant des caractristiques trs nettes, etdont chacune a une civilisation propre, trs diffrente des autres : il ny a pas unecivilisation orientale comme il y a une civilisation occidentale, il y a en ralit descivilisations orientales. Il y aura donc lieu de dire des choses spciales pour chacunede ces civilisations, et nous indiquerons par la suite quelles sont les grandes divisionsgnrales quon peut tablir sous ce rapport; mais, malgr tout, on y trouvera, si lonsattache moins la forme quau fond, assez dlments ou plutt des principescommuns pour quil soit possible de parler dune mentalit orientale, par opposition

    la mentalit occidentale.Quand nous disons que chacune des races de lOrient a une civilisation propre,cela nest pas absolument exact; ce nest mme rigoureusement vrai que pour la seule

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    race chinoise, dont la civilisation a prcisment sa base essentielle dans lunitethnique. Pour les autres civilisations asiatiques, les principes dunit sur lesquelselles reposent sont dune nature toute diffrente, comme nous aurons lexpliquer

    plus tard, et cest ce qui leur permet dembrasser dans cette unit des lmentsappartenant des races extrmement diverses. Nous disons civilisations asiatiques,

    car celles que nous avons en vue le sont toutes par leur origine, alors mme quellesse sont tendues sur dautres contres, comme la fait surtout la civilisationmusulmane. Dailleurs, il va sans dire que part les lments musulmans, nous neregardons point comme orientaux les peuples qui habitent lEst de lEurope et mmecertaines rgions voisines de lEurope: il ne faudrait pas confondre un Oriental avecun Levantin, qui en est plutt tout le contraire, et qui, pour la mentalit tout au moins,a les caractres essentiels dun vritable Occidental.

    On ne peut qutre frapp premire vue de la disproportion des deux ensemblesqui constituent respectivement ce que nous appelons lOrient et lOccident; sil y a

    opposition entre eux, il ne peut y avoir vraiment quivalence ni mme symtrie entreles deux termes de cette opposition. Il y a cet gard une diffrence comparable celle qui existe gographiquement entre lAsie et lEurope, la seconde napparaissantque comme un simple prolongement de la premire; de mme, la situation vraie delOccident par rapport lOrient nest au fond que celle dun rameau dtach dutronc, et cest ce quil nous faut maintenant expliquer plus compltement.

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    Chapitre II

    La divergence

    Si lon considre ce quon est convenu dappeler lantiquit classique, et si on lacompare aux civilisations orientales, on constate facilement quelle en est moinsloigne, certains gards tout au moins, que ne lest lEurope moderne. Ladiffrence entre lOrient et lOccident semble avoir t toujours en augmentant, maiscette divergence est en quelque sorte unilatrale, en ce sens que cest lOccident seul

    qui a chang, tandis que lOrient dune faon gnrale, demeurait sensiblement telquil tait cette poque que lon est habitu regarder comme antique, et qui estpourtant encore relativement rcente. La stabilit, on pourrait mme direlimmutabilit, est un caractre que lon saccorde assez volontiers reconnatre auxcivilisations orientales, celle de la Chine notamment, mais sur linterprtationduquel il est peut-tre moins ais de sentendre : les Europens, depuis quils se sontmis croire au progrs et lvolution, cest--dire depuis un peu plus dunsicle, veulent voir l une marque dinfriorit, tandis que nous y voyons aucontraire, pour notre part, un tat dquilibre auquel la civilisation occidentale sestmontre incapable datteindre. Cette stabilit saffirme dailleurs dans les petiteschoses aussi bien que dans les grandes, et lon peut en trouver un exemple frappantdans ce fait que la mode, avec ses variations continuelles, nexiste que dans les

    pays occidentaux. En somme, lOccidental, et surtout lOccidental moderne apparatcomme essentiellement changeant et inconstant naspirant quau mouvement et lagitation, au lieu que lOriental prsente exactement le caractre oppos.

    Si lon voulait figurer schmatiquement la divergence dont nous parlons, il nefaudrait donc pas tracer deux lignes allant en scartant de part et dautre dun axemais lOrient devrait tre reprsent par laxe lui-mme, et lOccident par une ligne

    partant de cet axe et sen loignant la faon dun rameau qui se spare du tronc,

    ainsi que nous le disions prcdemment. Ce symbole serait dautant plus juste que, aufond, depuis les temps dits historiques tout au moins, lOccident na jamais vcuintellectuellement, dans la mesure o il a eu une intellectualit, que demprunts faits lOrient, directement ou indirectement. La civilisation grecque elle-mme est bienloin davoir eu cette originalit que se plaisent proclamer ceux qui sont incapablesde voir rien au del, et qui iraient volontiers jusqu prtendre que les Grecs se sontcalomnis lorsquil leur est arriv de reconnatre ce quils devaient lgypte, laPhnicie, la Chalde, la Perse, et mme lInde. Toutes ces civilisations ont beautre incomparablement plus anciennes que celle des Grecs, certains, aveugls par ce

    que nous pouvons appeler le prjug classique, sont tout disposs soutenir,contre toute vidence, que ce sont elles qui ont fait des emprunts cette dernire etqui en ont subi linfluence, et il est fort difficile de discuter avec ceux-l, prcisment

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    parce que leur opinion ne repose que sur des prjugs; mais nous reviendrons plusamplement sur cette question. Il est vrai que les Grecs ont eu pourtant une certaineoriginalit, mais qui nest pas du tout ce que lon croit dordinaire, et qui ne consistegure que dans la forme sous laquelle ils ont prsent et expos ce quilsempruntaient, en le modifiant de faon plus ou moins heureuse pour ladapter leur

    propre mentalit, tout autre que celle des Orientaux, et mme dj oppose celle-cipar plus dun ct. Avant daller plus loin, nous prciserons que nous nentendonspas contester loriginalit de la civilisation hellnique tel ou tel point de vue plus oumoins secondaire notre sens, au point de vue de lart par exemple mais seulementau point de vue proprement intellectuel qui sy trouve dailleurs beaucoup plus rduitque chez les Orientaux. Cet amoindrissement de lintellectualit ce rapetissement

    pour ainsi dire, nous pouvons laffirmer nettement par rapport aux civilisationsorientales qui subsistent et que nous connaissons directement; et il en estvraisemblablement de mme par rapport celles qui ont disparu, daprs tout ce que

    nous pouvons en savoir, et surtout daprs les analogies qui ont exist manifestemententre celles-ci et celles-l. En effet, ltude de lOrient tel quil est encoreaujourdhui, si on voulait lentreprendre dune faon vraiment directe, seraitsusceptible daider dans une large mesure comprendre lantiquit, en raison de cecaractre de fixit et de stabilit que nous avons indiqu; elle aiderait mme comprendre lantiquit grecque, pour laquelle nous navons pas la ressource duntmoignage immdiat, car il sagit l encore dune civilisation qui est bien rellementteinte, et les Grecs actuels ne sauraient aucun titre tre regards comme leslgitimes continuateurs des anciens, dont ils ne sont sans doute mme pas lesdescendants authentiques.

    Il faut bien prendre garde, cependant, que la pense grecque est malgr tout, dansson essence une pense occidentale, et quon y trouve dj, parmi quelque autrestendances, lorigine et comme le germe de la plupart de celles qui se sontdveloppes, longtemps aprs chez les Occidentaux modernes. Il ne faudrait donc pas

    pousser trop loin lemploi de lanalogie que nous venons de signaler; mais,maintenue dans de justes limites, elle peut rendre encore des services considrables ceux qui veulent comprendre vraiment lantiquit et linterprter de la faon la moinshypothtique quil est possible, et dailleurs tout danger sera vit si lon a soin detenir compte de tout ce que nous savons de parfaitement certain sur les caractres

    spciaux de la mentalit hellnique. Au fond, les tendances nouvelles quon rencontredans le monde grco-romain sont surtout des tendances la restriction et lalimitation, de sorte que les rserves quil y a lieu dapporter dans une comparaisonavec lOrient doivent procder presque exclusivement de la crainte dattribuer auxanciens de lOccident plus quils nont pens vraiment: lorsque lon constate quilsont pris quelque chose lOrient, il ne faudrait pas croire quils se le soientcompltement assimil, ni se hter den conclure quil y a l identit de pense. Il y ades rapprochements nombreux et intressants tablir qui nont pas dquivalent ence qui concerne lOccident moderne; mais il nen est pas moins vrai que les modes

    essentiels de la pense orientale sont tout fait autres, et que, en ne sortant pas descadres de la mentalit occidentale, mme ancienne, on se condamne fatalement ngliger et mconnatre les aspects de cette pense orientale qui sont prcisment

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    les plus importants et les plus caractristiques. Comme il est vident que le plus nepeut pas sortir du moins cette seule diffrence devrait suffire, dfaut de touteautre considration, montrer de quel ct se trouve la civilisation qui a fait desemprunts aux autres.

    Pour en revenir au schma que nous indiquions plus haut, nous devons dire que

    son principal dfaut, dailleurs invitable en tout schma, est de simplifier un peu troples choses, en reprsentant la divergence comme ayant t en croissant dune faoncontinue depuis lantiquit jusqu nos jours. En ralit, il y a eu des temps darrtdans cette divergence, il y a eu mme des poques moins loignes o lOccident areu de nouveau linfluence directe de lOrient: nous voulons parler surtout de la

    priode alexandrine, et aussi de ce que les Arabes ont apport lEurope au moyenge, et dont une partie leur appartenait en propre, tandis que le reste tait tir delInde; leur influence est bien connue quant au dveloppement des mathmatiques,mais elle fut loin de se limiter ce domaine particulier. La divergence reprit la

    Renaissance, o se produisit une rupture trs nette avec lpoque prcdente, et lavrit est que cette prtendue Renaissance fut une mort pour beaucoup de choses,mme au point de vue des arts, mais surtout au point de vue intellectuel; il estdifficile un moderne de saisir toute ltendue et la porte de ce qui se perdit alors.Le retour lantiquit classique eut pour effet un amoindrissement de lintellectualit,

    phnomne comparable celui qui avait eu lieu autrefois chez les Grecs eux-mmes,mais avec cette diffrence capitale quil se manifestait maintenant au cours delexistence dune mme race, et non plus dans le passage de certaines ides dun

    peuple un autre; cest comme si ces Grecs, au moment o ils allaient disparatreentirement, staient vengs de leur propre incomprhension en imposant toute une

    partie de lhumanit les limites de leur horizon mental. Quand cette influence vintsajouter celle de la Rforme, qui nen fut du reste peut-tre pas entirementindpendante, les tendances fondamentales du monde moderne furent nettementtablies; la Rvolution, avec tout ce quelle reprsente dans divers domaines, et quiquivaut la ngation de toute tradition, devait tre la consquence logique de leurdveloppement. Mais nous navons pas entrer ici dans le dtail de toutes cesconsidrations, ce qui risquerait de nous entraner fort loin ; nous navons paslintention de faire spcialement lhistoire de la mentalit occidentale, mais seulementden dire ce quil faut pour faire comprendre ce qui la diffrencie profondment de

    lintellectualit orientale. Avant de complter ce que nous avons dire des modernes cet gard, il nous faut encore revenir aux Grecs, pour prciser ce que nous navonsfait quindiquer jusquici dun faon insuffisante, et pour dblayer le terrain, enquelque sorte, en nous expliquant assez nettement pour couper court certainesobjections quil nest que trop facile de prvoir.

    Nous najouterons pour le moment quun mot en ce qui concerne la divergence delOccident par rapport lOrient: cette divergence continuera-t-elle aller enaugmentant indfiniment? Les apparences pourraient le faire croire, et, dans ltatactuel des choses, cette question est assurment de celles sur lesquelles on peut

    discuter; mais cependant, quant nous, nous ne pensons pas que cela soit possible ;les raisons en seront donnes dans notre conclusion.

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    Chapitre III

    Le prjug classique

    Nous avons dj indiqu ce que nous entendons par le prjug classique: cestproprement le parti pris dattribuer aux Grecs et aux Romains lorigine de toutecivilisation. On ne peut gure, au fond, y trouver dautre raison que celle-ci : lesOccidentaux, parce que leur propre civilisation ne remonte en effet gure au del delpoque grco-romaine et en drive peu prs entirement, sont ports simaginer

    quil a d en tre de mme partout, et ils ont peine concevoir lexistence decivilisations trs diffrentes et dorigine beaucoup plus ancienne; on pourrait direquils sont, intellectuellement, incapables de franchir la Mditerrane. Du reste,lhabitude de parler de la civilisation, dune faon absolue, contribue encore dansune large mesure entretenir ce prjug: la civilisation, ainsi entendue etsuppose unique, est quelque chose qui na jamais exist ; en ralit, il y a toujours euet il y a encore des civilisations. La civilisation occidentale, avec ses caractresspciaux, est simplement une civilisation parmi dautres, et ce quon appelle

    pompeusement lvolution de la civilisation nest rien de plus que ledveloppement de cette civilisation particulire depuis ses origines relativementrcentes, dveloppement qui est dailleurs bien loin davoir toujours t progressifrgulirement et sur tous les points: ce que nous avons dit plus haut de la prtendueRenaissance et de ses consquences pourrait servir ici comme exemple trs net dunergression intellectuelle, qui na fait encore que saggraver jusqu nous.

    Pour quiconque veut examiner les choses avec impartialit, il est manifeste que lesGrecs ont bien vritablement, au point de vue intellectuel tout au moins, emprunt

    presque tout aux Orientaux, ainsi queux-mmes lont avou assez souvent; simenteurs quils aient pu tre, ils nont du moins pas menti sur ce point, et dailleursils ny avaient aucun intrt, tout au contraire. Leur seule originalit, disions-nous

    prcdemment, rside dans la faon dont ils ont expos les choses, suivant une facultdadaptation quon ne peut leur contester mais qui se trouve ncessairement limite la mesure de leur comprhension; cest donc l, en somme, une originalit dordre

    purement dialectique. En effet, les modes de raisonnement, qui drivent des modesgnraux de la pense et servent les formuler, sont autres chez les Grecs que chezles Orientaux; il faut toujours y prendre garde lorsquon signale certaines analogies,dailleurs relles, comme celle du syllogisme grec, par exemple, avec ce quon aappel plus ou moins exactement le syllogisme hindou. On ne peut mme pas direque le raisonnement grec se distingue par une rigueur particulire; il ne semble plus

    rigoureux que les autres qu ceux qui en ont lhabitude exclusive, et cette apparenceprovient uniquement de ce quil se renferme toujours dans un domaine plus restreint,plus limit, et mieux dfini par l mme. Ce qui est vraiment propre aux Grecs, par

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    contre, mais peu leur avantage, cest une certaine subtilit dialectique dont lesdialogues de Platon offrent de nombreux exemples, et o se voit le besoin dexaminerindfiniment une mme question sous toutes ses faces, en la prenant par les plus

    petits cts, et pour aboutir une conclusion plus ou moins insignifiante; il fautcroire que les modernes, en Occident, ne sont pas les premiers tre affligs de

    myopie intellectuelle.Il ny a peut-tre pas lieu, aprs tout, de reprocher outre mesure aux Grecs davoirdiminu le champ de la pense humaine comme ils lont fait ; dune part ctait l uneconsquence invitable de leur constitution mentale, dont ils ne sauraient tre tenus

    pour responsables, et, dautre part, ils ont du moins mis de cette faon la portedune partie de lhumanit quelques connaissances qui, autrement, risquaient fort delui rester compltement trangres. Il est facile de sen rendre compte en voyant cedont sont capables, de nos jours les Occidentaux qui se trouvent directement en

    prsence de certaines conceptions orientales, et qui essaient de les interprter

    conformment leur propre mentalit

    : tout ce quils ne peuvent ramener desformes classiques leur chappe totalement, et tout ce quils y ramnent tant bienque mal est, par l mme, dfigur au point den tre rendu mconnaissable.

    Le soi-disant miracle grec, comme lappellent ses admirateurs enthousiastes, serduit en somme bien peu de chose, ou du moins, l o il implique un changement

    profond, ce changement est une dchance: cest lindividualisation des conceptions,la substitution du rationnel lintellectuel pur, du point de vue scientifique et

    philosophique au point de vue mtaphysique. Peu importe, dailleurs, que les Grecsaient su mieux que dautres donner certaines connaissances un caractre pratique,ou quils en aient tir des consquences ayant un tel caractre, alors que ceux qui lesavaient prcds ne lavaient pas fait; il est mme permis de trouver quils ont ainsidonn la connaissance une fin moins pure et moins dsintresse, parce que leurtournure desprit ne leur permettait de se tenir que difficilement et commeexceptionnellement dans le domaine des principes. Cette tendance pratique, ausens le plus ordinaire du mot, est une de celles qui devaient aller en saccentuant dansle dveloppement de la civilisation occidentale, et elle est visiblement prdominante lpoque moderne; on ne peut faire dexception cet gard; quen faveur du moyenge, beaucoup plus tourn vers la spculation pure.

    Dune faon gnrale, les Occidentaux sont, de leur nature, fort peu mtaphysiciens,

    la comparaison de leurs langues avec celles des Orientaux en fournirait elle seuleune preuve suffisante, si toutefois les philologues taient capables de saisir vraimentlesprit des langues quils tudient. Par contre, les Orientaux ont une tendance trsmarque se dsintresser des applications et cela se comprend aisment, carquiconque sattache essentiellement la connaissance des principes universels ne

    peut prendre quun mdiocre intrt aux sciences spciales, et peut tout au plus leuraccorder une curiosit passagre, insuffisante en tout cas pour provoquer denombreuses dcouvertes dans cet ordre dides. Quand on sait, dune certitudemathmatique en quelque sorte, et mme plus que mathmatique, que les choses ne

    peuvent pas tre autres que ce quelles sont, on est forcment ddaigneux delexprience, car la constatation dun fait particulier, quel quil soit, ne prouve jamaisrien de plus ni dautre que lexistence pure et simple de ce fait lui-mme ; tout au plus

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    une telle constatation peut-elle servir parfois illustrer une thorie, titre dexemple,mais nullement la prouver, et croire le contraire est une grave illusion. Dans cesconditions, il ny a videmment pas lieu dtudier les sciences exprimentales pourelles-mmes, et, du point de vue mtaphysique, elles nont, comme lobjet auquelelles sappliquent, quune valeur purement accidentelle et contingente; bien souvent,

    on nprouve donc mme pas le besoin de dgager les lois particulires, que lonpourrait cependant tirer des principes, titre dapplication spciale tel ou teldomaine dtermin, si lon trouvait que la chose en valt la peine. On peut ds lorscomprendre tout ce qui spare le savoir oriental de la recherche occidentale;mais on peut encore stonner que la recherche en soit arrive, pour les Occidentauxmodernes, constituer une fin par elle-mme, indpendamment de ses rsultats

    possibles.Un autre point quil importe essentiellement de noter ici, et qui se prsente

    dailleurs comme un corollaire de ce qui prcde, cest que personne na jamais t

    plus loin que les Orientaux, sans exception, davoir, comme lantiquit grco-romaine, le culte de la nature, puisque la nature na jamais t pour eux que le mondedes apparences; sans doute, ces apparences ont aussi une ralit, mais ce nest quuneralit transitoire et non permanente, contingente et non universelle. Aussi lenaturalisme, sous toutes les formes dont il est susceptible ne peut-il constituer, auxyeux dhommes quon pourrait dire mtaphysiciens par temprament, quunedviation et mme une vritable monstruosit intellectuelle.

    Il faut dire pourtant que les Grecs, malgr leur tendance au naturalisme, nontjamais t jusqu attacher lexprimentation limportance excessive que lesmodernes lui attribuent; on retrouve dans toute lantiquit, mme occidentale, uncertain ddain de lexprience, quil serait peut-tre assez difficile dexpliquerautrement quen y voyant une trace de linfluence orientale, car il avait perdu en

    partie sa raison dtre pour les Grecs, dont les proccupations ntaient guremtaphysiques, et pour qui les considrations dordre esthtique tenaient bien souventla place des raisons plus profondes qui leur chappaient. Ce sont donc ces derniresconsidrations que lon fait intervenir le plus ordinairement dans lexplication du faitdont il sagit; mais nous pensons quil y a l, lorigine du moins, quelque chosedautre. En tout cas, cela nempche pas quon trouve dj chez les Grecs, en uncertain sens, le point de dpart des sciences exprimentales telles que les

    comprennent les modernes, sciences dans lesquelles la tendance pratique sunit la tendance naturaliste, lune et lautre ne pouvant atteindre leur pleindveloppement quau dtriment de la pense pure et de la connaissance dsintresse.Ainsi, le fait que les Orientaux ne se sont jamais attachs certaines sciencesspciales nest aucunement un signe dinfriorit de leur part, et il est mmeintellectuellement tout le contraire; cest l, en somme, une consquence normale dece que leur activit a toujours t dirige dans un tout autre sens et vers une fin toutediffrente. Ce sont prcisment les divers sens o peut sexercer lactivit mentale delhomme qui impriment chaque civilisation son caractre propre, en dterminant la

    direction fondamentale de son dveloppement; et cest l, en mme temps, ce quidonne lillusion du progrs ceux qui, ne connaissant quune civilisation, voientexclusivement la direction dans laquelle elle se dveloppe, croient quelle est la seule

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    possible, et ne se rendent pas compte que ce dveloppement sur un point peut trelargement compens par une rgression sur dautres points.

    Si lon considre lordre intellectuel, seul essentiel aux civilisations orientales, il y aau moins deux raisons pour que les Grecs, sous ce rapport, aient tout emprunt celles-ci, nous entendons tout ce quil y a de rellement valable dans leurs

    conceptions; lune de ces raisons, celle sur laquelle nous avons le plus insistjusquici, est tire de linaptitude relative de la mentalit grecque cet gard ; lautreest que la civilisation hellnique est de date beaucoup plus rcente que les principalescivilisations orientales. Cela est vrai en particulier pour lInde, bien que, l o il y aquelques rapports entre les deux civilisations, certains poussent le prjugclassique jusqu affirmer priori que cest la preuve dune influence grecque.Pourtant, si une telle influence est rellement intervenue dans la civilisation hindoue,elle na pu tre que fort tardive, et elle a d ncessairement rester toute superficielle.

    Nous pourrions admettre quil y ait eu, par exemple, une influence dordre artistique

    bien que, mme ce point de vue spcial, les conceptions des Hindous soienttoujours demeures, toutes les poques, extrmement diffrentes de celles desGrecs; dailleurs, on ne retrouve de traces certaines dune influence de ce genre quedans une certaine portion, trs restreinte la fois dans lespace et dans le temps, de lacivilisation bouddhique, qui ne saurait tre confondue avec la civilisation hindoue

    proprement dite. Mais ceci nous oblige dire au moins quelques mots sur ce quepouvaient tre, dans lantiquit, les relations entre peuples diffrents et plus ou moinsloigns, puis sur les difficults que soulvent, dune faon gnrale, les questions dechronologie, si importantes aux yeux des partisans plus ou moins exclusifs de la tropfameuse mthode historique.

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    Chapitre IV

    Les relations des peuples anciens

    On croit assez gnralement que les relations entre la Grce et lInde nontcommenc, ou du moins nont acquis une importance apprciable, qu lpoque deconqutes dAlexandre; pour tout ce qui est certainement antrieur cette date, on

    parle donc simplement de ressemblances fortuites entre les deux civilisations et, pourtout ce qui est postrieur, ou suppos postrieur, on parle naturellement dinfluence

    grecque, comme le veut la logique spciale inhrente au prjug classique. Cestencore l une opinion qui, comme bien dautres, est dpourvue de tout fondementsrieux, car les relations entre les peuples, mme loigns, taient beaucoup plusfrquentes dans lantiquit quon ne se limagine dordinaire. En somme, lescommunications ntaient pas beaucoup plus difficiles alors quelles ne ltaientencore il y a un ou deux sicles, et plus prcisment jusqu linvention des cheminsde fer et des navires vapeur; on voyageait sans doute moins communment qunotre poque, moins souvent et surtout moins vite, mais on voyageait dune faon

    plus profitable, parce quon prenait le temps dtudier les pays que lon traversait, etparfois mme on ne voyageait justement quen vue de cette tude et des bnficesintellectuels quon en pouvait retirer. Dans ces conditions, il ny a aucune raison

    plausible pour traiter de lgende ce qui nous est rapport sur les voyages desphilosophes grecs, dautant plus que ces voyages expliquent bien des choses qui,autrement, seraient incomprhensibles. La vrit est que, bien avant les premierstemps de la philosophie grecque, les moyens de communication devaient avoir undveloppement dont les modernes sont loin de se faire une ide exacte, et cela dunefaon normale et permanente, en dehors des migrations de peuples qui ne se sont sansdoute jamais produites que dune faon discontinue et quelque peu exceptionnelle.

    Entre autres preuves que nous pourrions citer lappui de ce que nous venons de

    dire, nous en indiquerons seulement une, qui concerne spcialement les rapports despeuples mditerranens, et nous le ferons parce quil sagit dun fait peu connu ou dumoins peu remarqu, auquel personne ne semble avoir prt lattention quil mrite,et dont on na donn, en tout cas, que des interprtations fort inexactes. Le fait dontnous voulons parler est ladoption, tout autour du bassin de la Mditerrane, dunmme type fondamental de monnaie, avec des variations accessoires servant demarques distinctives locales; et cette adoption, encore quon ne puisse gure en fixerla date exacte, remonte certainement une poque fort ancienne, du moins si lon netient compte que de la priode quon envisage le plus habituellement dans lantiquit.

    On a voulu ne voir l rien de plus quune simple imitation des monnaies grecques quiseraient parvenues accidentellement dans des rgions lointaines; cest encore unexemple de linfluence exagre que lon est toujours port attribuer aux Grecs et

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    aussi de la fcheuse tendance faire intervenir le hasard dans tout ce quon ne saitpas expliquer, comme si le hasard tait autre chose quun nom donn, pour ladissimuler, notre ignorance des causes relles. Ce qui nous apparat comme certain,cest que le type montaire commun dont il sagit, qui comporte essentiellement unette humaine dun ct, un cheval ou un char de lautre, nest pas plus spcifiquement

    grec quitalique ou carthaginois, ou mme gaulois ou ibrique; son adoption asrement ncessit un accord plus ou moins explicite entre les divers peuplesmditerranens, encore que les modalits de cet accord nous chappent forcment. Ilen est de ce type montaire comme de certains symboles ou de certaines traditions,qui se retrouvent les mmes dans des limites encore plus tendues; et dautre part, sinul ne conteste les relations suivies que les colonies grecques entretenaient avec leurmtropole, pourquoi contesterait-on davantage celles qui ont pu stablir entre lesGrecs et dautres peuples? Dailleurs, mme l o une convention du genre de celleque nous venons de dire nest jamais intervenue, pour des raisons qui peuvent tre

    dordres divers, que nous navons pas rechercher ici, et que, du reste, il serait peut-tre difficile de dterminer exactement, il nest nullement prouv que cela aitempch ltablissement dchanges plus ou moins rguliers; les moyens ont dsimplement en tre autres, puisquils devaient tre adapts des circonstancesdiffrentes.

    Pour prciser la porte quil convient de reconnatre au fait que nous avons indiqu,encore que nous ne lavons pris qu titre dexemple, il faut ajouter que les changescommerciaux nont jamais du se produire dune faon suivie sans tre accompagnstt ou tard dchanges dun tout autre ordre, et notamment dchanges intellectuels;et mme il se peut que, dans certains cas, les relations conomiques, loin de tenir le

    premier rang comme elles le font chez les peuples modernes, naient eu quuneimportance plus ou moins secondaire. La tendance tout ramener au point de vueconomique, soit dans la vie intrieure dun pays, soit dans les relationsinternationales, est en effet une tendance toute moderne; les anciens, mmeoccidentaux, lexception peut tre des seuls Phniciens, nenvisageaient pas leschoses de cette faon, et les Orientaux, mme actuellement, ne les envisagent pasainsi non plus. Cest encore ici loccasion de redire combien il est toujours dangereuxde vouloir formuler une apprciation de son propre point de vue, en ce qui concernedes hommes qui se trouvant dans dautres circonstances, avec une autre mentalit,

    autrement situs dans le temps ou dans lespace, ne se sont certainement jamaisplacs ce mme point de vue, et navaient mme aucune raison de le concevoir;cest pourtant cette erreur que commettent trop souvent ceux qui tudient lantiquit,et cest aussi, comme nous le disions ds le dbut, celle que ne manquent jamais decommettre les orientalistes.

    Pour en revenir notre point de dpart, on nest nullement autoris, de ce que lesplus anciens philosophes grecs ont prcd de plusieurs sicles lpoque dAlexandre, conclure quils nont rien connu des doctrines hindoues. Pour citer un exemple,latomisme, longtemps avant de paratre en Grce, avait t soutenu dans lInde par

    lcole de Kanda, puis par les Janas et les Bouddhistes ; il se peut quil ait timport en Occident par les Phniciens, comme certaines traditions le donnent entendre, mais, dautre part, divers auteurs affirment que Dmocrite, qui fut un des

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    premiers parmi les Grecs adopter cette doctrine, ou tout au moins la formulernettement, avait voyag en gypte, en Perse et dans lInde. Les premiers philosophesgrecs peuvent mme avoir connu, non seulement les doctrines hindoues, mais aussiles doctrines bouddhistes, car ils ne sont certainement pas antrieurs au Bouddhisme,et, de plus, celui-ci sest rpandu de bonne heure hors de lInde, dans des rgions de

    lAsie plus voisines de la Grce, et, par suite relativement plus accessibles. Cettecirconstance fortifierait la thse, fort soutenable, demprunts faits, non pas certesexclusivement, mais principalement, la civilisation bouddhique. Ce qui est curieux,en tout cas, cest que les rapprochements quon peut faire avec les doctrines de lIndeson beaucoup plus nombreux et plus frappants dans la priode antsocratique quedans les priodes postrieures; que devient alors le rle des conqutes dAlexandredans les relations intellectuelles des deux peuples? En somme, elles ne semblentavoir introduit, en fait dinfluence hindoue, que celle quon peut trouver dans lalogique dAristote, et laquelle nous faisions allusion prcdemment en ce qui

    concerne le syllogisme, ainsi que dans la partie mtaphysique de luvre du mmephilosophe, pour laquelle on pourrait signaler aussi des ressemblances beaucoup tropprcises pour tre purement accidentelles.

    Si lon objecte, pour sauvegarder malgr toute loriginalit des philosophes grecs,quil y a un fonds intellectuel commun toute lhumanit, il nen reste pas moins quece fonds est quelque chose de trop gnral et de trop vague pour fournir uneexplication satisfaisante de ressemblances prcises et nettement dtermines. Dureste, la diffrence des mentalits va beaucoup plus loin, dans bien des cas, que ne lecroient ceux qui nont jamais connu quun seul type dhumanit; entre les Grecs etles Hindous, particulirement, cette diffrence tait des plus considrables. Unesemblable explication ne peut suffire que lorsquil sagit de deux civilisationscomparables entre elles, se dveloppant dans le mme sens, bien quindpendammentlune de lautre, et produisant des conceptions identiques au fond, quoique trsdiffrentes dans la forme: ce cas est celui des doctrines mtaphysiques de la Chine etde lInde. Encore serait-il peut-tre plus plausible, mme dans ces limites, de voir,comme on est forc de le faire par exemple lorsquon constate une communaut desymboles, le rsultat dune identit des traditions primordiales, supposant desrelations qui peuvent dailleurs remonter des poques bien plus recules que ledbut de la priode dite historique; mais ceci nous entranerait beaucoup trop loin.

    Aprs Aristote, les traces dune influence hindoue dans la philosophie grecquedeviennent de plus en plus rares, sinon tout fait nulles, parce que cette philosophiese renferme dans un domaine de plus en plus limit et contingent, de plus en plusloign de toute intellectualit vritable, et que ce domaine est, pour la plus grande

    partie, celui de la morale, se rapportant des proccupations qui ont toujours tcompltement trangres aux Orientaux. Ce nest que chez les no-platoniciens quonverra reparatre des influences orientales, et cest mme l quon rencontrera pour la

    premire fois chez les Grecs certaines ides mtaphysiques, comme celle de lInfini.Jusque l, en effet, les Grecs navaient eu que la notion de lindfini, et, trait

    minemment caractristique de leur mentalit, fini et parfait taient pour eux destermes synonymes; pour les Orientaux, tout au contraire, cest lInfini qui estidentique la Perfection. Telle est la diffrence profonde qui existe entre une pense

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    mprises.Une tendance trs gnrale parmi ces mmes orientalistes est celle qui les porte

    rduire le plus possible et mme souvent au del de toute mesure raisonnablelantiquit des civilisations auxquelles ils ont affaire comme sils taient gns par lefait que ces civilisations aient pu exister et tre dj en plein dveloppement des

    poques si lointaines, si antrieures aux origines les plus recules quon puisseassigner la civilisation occidentale actuelle, ou plutt celles dont elle procdedirectement; leur parti pris cet gard ne semble pas avoir dautre excuse que celle-l, qui est vraiment par trop insuffisante. Du reste, ce mme parti sest exerc aussisur des choses beaucoup plus voisines de lOccident, sous tous rapports, que ne lesont les civilisations de la Chine et de lInde, et mme celles de lgypte, de la Perseet de la Chalde; cest ainsi quon sest efforc, par exemple, de rajeunir laQabbalah hbraque de faon pouvoir y supposer une influence alexandrine etnoplatonicienne, alors que cest trs certainement linverse qui sest produit en

    ralit

    ; et cela toujours pour la mme raison, cest--dire uniquement parce quil estconvenu a priori que tout doit venir des Grecs, que ceux-ci ont eu le monopole desconnaissances dans lantiquit, comme les Europens simaginent lavoir maintenant,et quils ont t, toujours comme ces mmes Europens prtendent ltreactuellement, les ducateurs et les inspirateurs du genre humain. Et pourtant Platondont le tmoignage ne devrait pas tre suspect en loccurrence, na pas craint derapporter dans le Time que les gyptiens traitaient les Grecs denfants, lesOrientaux auraient, aujourdhui encore, bien des raison den dire autant desOccidentaux, si les scrupules dune politesse peut-tre excessive ne les empchaientsouvent daller jusque l. Il nous souvient cependant que cette mme apprciation fut

    justement formule par un Hindou qui, entendant pour la premire fois exposer lesconceptions de certains philosophes europens, fut si loin de sen montrer merveillquil dclara que ctaient l des ides bonnes tout au plus pour un enfant de huit ans !

    Ceux qui trouveront que nous rduisons trop le rle jou par les Grecs, en en faisant peu prs exclusivement un rle dadaptateurs, pourraient nous objecter que nousne connaissons pas toutes leurs ides, quil y a bien des choses qui ne sont pas

    parvenues jusqu nous. Cela est vrai, sans doute, en certains cas, et notamment pourlenseignement oral des philosophes; mais ce que nous connaissons de leurs idesnest-il pas tout de mme largement suffisant pour nous permettre de juger du reste ?

    Lanalogie, qui seule nous fournit le moyen daller, dans une certaine mesure, duconnu linconnu, ne peut ici que nous donner raison ; et dailleurs, daprslenseignement crit que nous possdons il y a au moins de fortes prsomptions pourque lenseignement oral correspondant, dans ce quil avait prcisment de spcial etdsotrique, cest--dire de plus intrieur, fut, comme celui des mystresavec lequel il devait avoir bien des rapports, plus fortement teint encoredinspiration orientale. Du reste, lintriorit mme de cet enseignement ne peutque nous garantir quil tait moins loign de sa source et moins dform que toutautre, parce que moins adapt la mentalit gnrale du peuple grec, sans quoi sa

    comprhension net videmment pas requis une prparation spciale, surtout uneprparation aussi longue et aussi difficile que ltait, par exemple, celle qui tait enusage dans les coles pythagoriciennes.

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    Du reste, les archologues et les orientalistes seraient assez mal venus invoquercontre nous un enseignement oral, ou mme des ouvrages perdus, puisque lamthode historique laquelle ils tiennent tant a pour caractre essentiel de ne

    prendre en considration que les monuments quils ont sous les yeux et les documentcrits quils ont entre les mains; et cest l, prcisment, que se montre toute

    linsuffisance de cette mthode. En effet, il est une remarque qui simpose, mais quelon perd de vue trop souvent, et qui est la suivante : si lon trouve, pour un certainouvrage, un manuscrit dont on peut dterminer la date par un moyen quelconque, cela

    prouve bien que louvrage dont il sagit nest certainement pas postrieur cette date,mais cest tout, et cela ne prouve nullement quil ne puisse pas lui tre de beaucoupantrieur. Il peut fort bien arriver quon dcouvre par la suite dautres manuscrits plusanciens du mme ouvrage, et dailleurs, mme si lon nen dcouvre pas, on na pasle droit den conclure quil nen existe pas ni plus forte raison quil nen ait jamaisexist. Sil en existe encore, dans le cas dune civilisation qui a dur jusqu nous, il

    est au moins vraisemblable que, le plus souvent, ils ne sont pas livrs au hasard dunedcouverte archologique comme celles que lont peut faire quand il sagit dunecivilisation disparue, et il ny a dautre part, aucune raison dadmettre que ceux quiles conservent se croiront tenus un jour ou lautre de sen dessaisir au profit desrudits occidentaux, dautant mieux quil peut sattacher leur conservation unintrt sur lequel nous ninsisterons pas, mais auprs duquel la curiosit, mmedcore de lpithte scientifique. est de fort peu de prix. Dun autre ct, pour cequi est des civilisations disparues, on est bien forc de se rendre compte que, en dpitde toutes les recherches et de toutes les dcouvertes, il y a une multitude dedocuments que lon ne retrouvera jamais, pour la simple raison quils ont t dtruitsaccidentellement; comme les accidents de ce genre ont t, dans bien des cas,contemporains des civilisations mmes dont il sagit, et non pas forcment

    postrieurs leur extinction, et comme nous pouvons encore en constater assezfrquemment de semblables autour de nous, il est extrmement probable que la mmechose a d se produire aussi, plus ou moins, dans les autres civilisations qui se sont

    prolonges jusqu notre poque; il y a mme dautant plus de chances pour quil enait t ainsi quil sest coul, depuis lorigine de ces civilisations, une plus longuesuccession de sicles. Mais il y a encore quelque chose de plus : mme sans accident,les manuscrits anciens peuvent disparatre dun faon toute naturelle, normale en

    quelque sorte, par usure pure et simple; dans ce cas, ils sont remplacs par dautresqui se trouvent ncessairement tre dune date plus rcente, et qui sont les seuls donton pourra par la suite constater lexistence. On peut sen faire une ide, en particulier,

    par ce qui se passe dune faon constante dans le monde musulman: un manuscritcircule et est transport, suivant les besoins, dun centre denseignement dans unautre, et parfois en des rgions fort loignes, jusqu ce quil soit assez gravementendommag par lusage pour tre peu prs hors de service : on en fait alors unecopie aussi exacte que possible copie qui tiendra dsormais la place de lancienmanuscrit, que lon utilisera de la mme manire, et qui sera elle-mme remplace

    par une autre quand elle sera dtriore son tour, et ainsi de suite. Cesremplacements successifs peuvent assurment tre fort gnants pour les recherchesspciales des orientalistes; mais ceux qui y procdent ne se soucient gure de cet

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    inconvnient et, mme sils en avaient connaissance, ils ne consentiraient pas pour sipeu changer leurs habitudes. Toutes ces remarques sont si videntes en elles-mmesquelles ne vaudraient peut-tre mme pas la peine dtre formules, si le parti prisque nous avons signal chez les orientalistes ne les aveuglait au point de leur cacherentirement cette vidence.

    Maintenant, il est un autre fait dont ne peuvent gure tenir compte, sans tre endsaccord avec eux-mmes les partisans de la mthode historique: cest quelenseignement oral a prcd presque partout lenseignement crit, et quil a t seulen usage pendant des priodes qui ont pu tre fort longues, encore que leur dureexacte soit difficilement dterminable. Dune faon gnrale, un crit traditionnelnest, dans la plupart des cas, que la fixation relativement rcente dun enseignementqui stait tout dabord transmis oralement, auquel il est bien rare quon puisseassigner un auteur ainsi, alors mme quon serait certain dtre en possession dumanuscrit primitif, ce dont il ny a peut-tre aucun exemple, il faudrait encore savoir

    combien de temps avait dur sa transmission orale antrieure, et cest l une questionqui risque de rester le plus souvent sans rponse. Cette exclusivit de lenseignementoral a pu avoir des raisons multiples, et elle ne suppose pas ncessairement labsencede lcriture, dont lorigine est certainement fort lointaine, tout au moins sous laforme idographique, dont la forme phontique nest quune dgnrescence cause

    par un besoin de simplification. On sait, par exemple, que lenseignement desDruides demeura toujours exclusivement oral, mme une poque o les Gauloisconnaissaient srement lcriture puisquils se servaient couramment dun alphabetgrec dans leurs relations commerciales; aussi lenseignement druidique na-t-il laissaucune trace authentique, et cest tout au plus si lon peut en reconstituer plus oumoins, exactement quelques fragments bien restreints. Ce serait dailleurs une erreurde croire que la transmission orale dt altrer lenseignement la longue; tant donnlintrt que prsentait sa conservation intgrale il y a au contraire toute raison de

    penser que les prcautions ncessaires taient prises pour quil se maintnt toujoursidentique, non seulement dans le fond, mais mme dans la forme ; et on peut constaterque ce maintien est parfaitement ralisable par ce qui a lieu aujourdhui encore cheztous les peuples orientaux, pour lesquels la fixation par lcriture na jamais entranla suppression de la tradition orale ni t considre comme capable dy supplerentirement. Chose curieuse, on admet communment que certaines uvres nont pas

    t crites ds leur origine; on ladmet notamment pour les pomes homriques danslantiquit classique, pour les chansons de geste au moyen ge ; pourquoi donc nevoudrait-on plus admettre la mme chose lorsquil sagit duvres se rapportant, non

    plus lordre simplement littraire, mais a lordre de lintellectualit pure, o latransmission orale a des raisons beaucoup plus profondes? Il est vraiment inutiledinsister davantage l dessus, et, quant ces raisons profondes auxquelles nousvenons de faire allusion, ce nest pas ici le lieu de les dvelopper; nous auronsdailleurs loccasion den dire quelques mots par la suite.

    Il reste un dernier point que nous voudrions indiquer dans ce chapitre : cest que,

    sil est souvent bien difficile de situer exactement dans le temps une certaine priodede lexistence dun peuple antique, il lest quelquefois presque autant, si trange quecela puisse paratre, de la situer dans lespace. Nous voulons dire par l que certains

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    peuples ont pu, diverses poques, migrer dune rgion une autre, et que rien nenous prouve que les ouvrages quont laisss les anciens Hindous ou les anciensPerses, par exemple, aient t tous compos dans les pays o vivent actuellementleurs descendants. Bien plus, rien ne nous le prouve mme dans le cas o cesouvrages contiennent la dsignation de certains lieux, les noms de fleuves ou de

    montagnes que nous connaissons encore, car ces mmes noms ont pu tre appliqusuccessivement dans les diverses rgions o le peuple considr sest arrt au coursde ses migrations. Il y a l quelque chose dassez naturel : les Europens actuelsnont-ils pas frquemment lhabitude de donner, aux villes quils fondent dans leurscolonies et aux accidents gographiques quils y rencontrent, des appellationsempruntes leur pays dorigine? On a discut parfois la question de savoir silHellade des temps homriques tait bien la Grce des poques plus rcentes, ou si laPalestine biblique tait vraiment la rgion que nous dsignons encore par ce nom : lesdiscussions de ce genre ne sont peut-tre pas si vaines quon le pense dordinaire, et

    la question a tout au moins lieu de se poser mme si, dans les exemples que nousvenons de citer il est assez probable quelle doive tre rsolue par laffirmative. Parcontre, en ce qui concerne lInde vdique, il y a bien des raisons de rpondrengativement une question de ce genre; les anctres des Hindous ont d unepoque dailleurs indtermine, habiter une rgion fort septentrionale, puisque,suivant certains textes il arrivait que le soleil y ft le tour de lhorizon sans secoucher; mais quand ont-ils quitt cette demeure primitive, et au bout de combiendtapes sont-ils parvenus de l dans lInde actuelle? Ce sont des questionsintressantes un certain point de vue, mais que nous nous contentons de signalersans prtendre les examiner ici, car elles ne rentrent pas dans notre sujet. Lesconsidrations que nous avons traites jusquici ne constituent que de simples

    prliminaires, qui nous ont paru ncessaires avant daborder les questions proprementrelatives linterprtation des doctrines orientales; et, pour ces dernires questions,qui font notre objet principal, il nous faut encore signaler un autre genre dedifficults.

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    Chapitre VI

    Difficults linguistiques

    La difficult la plus grave, pour linterprtation correcte des doctrines orientales, estcelle qui provient, comme nous lavons dj indiqu et comme nous entendonslexposer surtout dans ce qui suivra, de la diffrence essentielle qui existe entre lesmodes de la pense orientale et ceux de la penses occidentale. Cette diffrence setraduit naturellement par une diffrence correspondante dans les langues qui sont

    destines exprimer respectivement ces modes, do une seconde difficult drivantde la premire, lorsquil sagit de rendre certaines ides dans les langues delOccident, qui manquent de termes appropris, et qui, surtout, sont fort peumtaphysiques. Dailleurs, ce nest l en somme quune aggravation des difficultsinhrentes toute traduction, et qui se rencontrent mme, un moindre degr, pour

    passer dune langue une autre qui en est trs voisine philologiquement aussi bienque gographiquement; dans ce dernier cas encore, les termes que lon regardecomme correspondants, et qui ont souvent la mme origine ou la mme drivation,sont quelquefois trs loin, malgr cela, doffrir pour le sens une quivalence exacte.Cela se comprend aisment, car il est vident que chaque langue doit tre

    particulirement adapte la mentalit du peuple qui en fait usage, et chaque peuple asa mentalit propre, plus ou moins largement diffrente de celle des autres ; cettediversit des mentalits ethniques est seulement beaucoup moindre quand onconsidre des peuples appartenant une mme race ou se rattachant une mmecivilisation. Dans ce cas, les caractres mentaux communs sont assurment les plusfondamentaux, mais les caractres secondaires qui sy superposent peuvent donnerlieu des variations qui sont encore fort apprciables ; et lon pourrait mme sedemander si, parmi les individus qui parlent une mme langue, dans les limites dunenation qui comprend des lments ethniques divers, le sens des mots de cette langue

    ne se nuance pas plus ou moins dune rgion lautre, dautant plus que lunificationnationale et linguistique est souvent rcente et quelque peu artificielle il ny auraitrien dtonnant, par exemple, ce que la langue commune hritt dans chaque

    province, pour le fond tout autant que pour la forme, de quelques particularits delancien dialecte auquel elle est venue se superposer et quelle a remplac plus oumoins compltement. Quoi quil en soit, les diffrences dont nous parlons sontnaturellement beaucoup plus sensibles dun peuple un autre: sil peut y avoir

    plusieurs faons de parler une langue, cest--dire, au fond, de penser en se servant decette langue, il y a srement une faon de penser spciale qui sexprime normalement

    dans chaque langue distincte; et la diffrence atteint en quelque sorte son maximumpour des langues trs diffrentes les unes des autres tous gards, ou mme pour deslangues apparentes philologiquement, mais adaptes des mentalits et des

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    civilisations trs diverses, car les rapprochements philologiques permettent beaucoupmoins srement que les rapprochements mentaux ltablissement dquivalencesvritables. Cest pour ces raisons que, comme nous le disions ds le dbut, latraduction la plus littrale nest pas toujours la plus exacte au point de vue des ides,

    bien loin de l, et cest aussi pourquoi la connaissance purement grammaticale dune

    langue est tout fait insuffisante pour en donner la comprhension.Quand nous parlons de lloignement des peuples et, par suite, de leurs langues, ilfaut dailleurs remarquer que ce peut tre un loignement dans le temps aussi bienque dans lespace, de sorte que ce que nous venons de dire sapplique galement lacomprhension des langues anciennes. Bien plus, pour un mme peuple, sil arriveque sa mentalit subisse au cours de son existence de notables modifications, nonseulement des termes nouveaux se substituent dans sa langue des termes anciens,mais aussi le sens des termes qui se maintiennent varie corrlativement auxchangements mentaux, tel point que, dans une langue qui est demeure peu prs

    identique dans sa forme extrieure, les mmes mots en arrivent ne plus rpondre enralit aux mmes conceptions, et quil faudrait alors, pour en rtablir le sens, unevritable traduction, remplaant des mots qui sont cependant encore en usage pardautres mots tout diffrents; la comparaison de la langue franaise du XVIIe sicleet de celle de nos jours en fournirait de nombreux exemples. Nous devons ajouter quecela est vrai surtout des peuples occidentaux, dont la mentalit, ainsi que nouslindiquions prcdemment, est extrmement instable et changeante: et dailleurs il ya encore une raison dcisive pour quun tel inconvnient ne se prsente pas en Orient,ou du moins y soit rduit son strict minimum : cest quune dmarcation trs netteest tablie entre les langues vulgaires, qui varient forcment dans une certaine mesure

    pour rpondre aux ncessits de lusage courant, et les langues qui servent lexposition des doctrines, langues qui sont immuablement fixes, et que leurdestination met labri de toutes les variations contingentes, ce qui, du reste, diminueencore limportance des considrations chronologiques. On aurait pu, jusqu uncertain point, trouver quelque chose danalogue en Europe lpoque o le latin ytait employ gnralement pour lenseignement et pour les changes intellectuels;une langue qui sert un tel usage ne peut tre appele proprement une langue morte,mais elle est une langue fixe, et cest prcisment l ce qui fait son grand avantage,sans parler de commodit pour les relations internationales, o les langues

    auxiliaires artificielles que prconisent les modernes choueront toujoursfatalement. Si nous pouvons parler dune fixit immuable, surtout en Orient, et pourlexposition de doctrines dont lessence est purement mtaphysique, cest quen effetces doctrines nvoluent point au sens occidental de ce mot, ce qui rend

    parfaitement inapplicable pour elles lemploi de toute mthode historique; sitrange et si incomprhensible mme que cela puisse paratre des Occidentauxmodernes, qui voudraient toute force croire au progrs dans tous les domaines,cest pourtant ainsi, et, faute de le reconnatre, on se condamne ne jamais riencomprendre de lOrient. Les doctrines mtaphysiques nont pas changer dans leur

    fond ni mme se perfectionner; elles peuvent seulement se dvelopper sous certainspoints de vue, en recevant des expressions qui sont plus particulirement appropries chacun de ces points de vue, mais qui se maintiennent toujours dans un esprit

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    rigoureusement traditionnel. Sil arrive par exception quil en soit autrement etquune dviation intellectuelle vienne se produire dans un milieu plus ou moinsrestreint, cette dviation, si elle est vraiment grave, ne tarde pas avoir pourconsquence labandon de la langue traditionnelle dans le milieu en question, o elleest remplace par un idiome dorigine vulgaire, mais qui en acquiert son tour une

    certaine fixit relative, parce que la doctrine dissidente tend spontanment se poseren tradition indpendante, bien quvidemment dpourvue de toute autorit rgulire.LOriental, mme sorti des voies normales de son intellectualit, ne peut vivre sansune tradition ou quelque chose qui lui en tienne lieu, et nous essaierons de fairecomprendre par la suite tout ce quest pour lui la tradition sous ses divers aspects; il ya l, dailleurs une des causes profondes de son mpris pour lOccidental, qui se

    prsente trop souvent lui comme un tre dpourvu de toute attache traditionnelle.Pour prendre maintenant sous un autre point de vue et comme dans leur principe

    mme, les difficults que nous voulions signaler spcialement dans le prsent

    chapitre, nous pouvons dire que toute expression dune pense quelconque estncessairement imparfaite en elle-mme, parce quelle limite et restreint lesconceptions pour les enfermer dans une forme dfinitive qui ne peut jamais leur trecompltement adquate, la conception contenant toujours quelque chose de plus queson expression, et mme immensment plus lorsquil sagit de conceptionsmtaphysiques, qui doivent toujours faire la part de linexprimable, parce quil est deleur essence mme de souvrir sur des possibilits illimites. Le passage dune langue une autre, forcment moins bien adapte que la premire, ne fait en sommequaggraver cette imperfection originelle et invitable; mais lorsquon est parvenu saisir en quelque sorte la conception elle-mme travers son expression primitive, ensidentifiant autant quil est possible la mentalit de celui ou de ceux qui lont

    pense, il est clair quon peut toujours remdier dans une large mesure cetinconvnient, en donnant une interprtation qui, pour tre intelligible, devra tre uncommentaire beaucoup plus quune traduction littrale pure et simple. Toute ladifficult relle rside donc, au fond, dans lidentification mentale qui est requise

    pour parvenir ce rsultat; il en est, trs certainement, qui y sont compltementinaptes, et lon voit combien cela dpasse la porte des travaux de simple rudition.Cest l la seule faon dtudier les doctrines qui puisse tre vraiment profitable;

    pour les comprendre, il faut pour ainsi dire les tudier du dedans, tandis que les

    orientalistes se sont toujours borns les considrer du dehors.Le genre de travail dont il sagit ici est relativement plus facile pour les doctrines

    qui se sont transmises rgulirement jusqu notre poque, et qui ont encore desinterprtes autoriss, que pour celles dont lexpression crite ou figure nous est seule

    parvenue, sans tre accompagne de la tradition orale depuis longtemps teinte. Il estdautant plus fcheux que les orientalistes se soient toujours obstins ngliger, avecun parti pris peut-tre involontaire pour une part, mais par l mme plus invincible,cet avantage qui leur tait offert, eux qui se proposent dtudier des civilisations quisubsistent encore, lexclusion de ceux dont les recherches portent sur des

    civilisations disparues. Pourtant, comme nous lindiquions dj plus haut, cesderniers eux-mmes, les gyptologues et les assyriologues par exemple, pourraientcertainement sviter bien des mprises sils avaient une connaissance plus tendue

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    de la mentalit humaine et des diverses modalits dont elle est susceptible ; mais unetelle connaissance ne serait prcisment possible que par ltude vraie des doctrinesorientales, qui rendrait ainsi, indirectement tout au moins, dimmenses services toutes les branches de ltude de lantiquit. Seulement, mme pour cet objet qui estloin dtre le plus important nos yeux, il ne faudrait pas senfermer dans une

    rudition qui na par elle-mme quun fort mdiocre intrt, mais qui est sans doute leseul domaine o puisse sexercer sans trop dinconvnients lactivit de ceux qui neveulent pas ou ne peuvent pas sortir des troites limites de la mentalit occidentalemoderne. Cest l, nous le rptons encore une fois, la raison essentielle qui rend lestravaux des orientalistes absolument insuffisants pour permettre la comprhensiondune ide quelconque, et en mme temps compltement inutiles, sinon mmenuisibles en certains cas, pour un rapprochement intellectuel entre lOrient etlOccident.

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    DEUXIME PARTIE

    Les modes gnrauxde la pense orientale

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    Chapitre premier

    Les grandes divisions de lOrient

    Nous avons dit dj que, bien quon puisse opposer la mentalit orientale dans sonensemble la mentalit occidentale, on ne peut cependant pas parler dunecivilisation orientale comme on parle dune civilisation occidentale. Il y a plusieurscivilisations orientales nettement distinctes, et dont chacune possde, comme nous leverrons par la suite, un principe dunit qui lui est propre, et qui diffreessentiellement de lune lautre de ces civilisations ; mais, si diverses quellessoient, toutes ont pourtant certains traits communs, principalement sous le rapport desmodes de la pense, et cest l ce qui permet prcisment de dire quil existe, dunefaon gnrale, une mentalit spcifiquement orientale.

    Quand on veut entreprendre une tude quelconque, il est toujours propos, pour ymettre de lordre, de commencer par tablir une classification base sur les liaisonsnaturelles de lobjet que lon se propose dtudier. Cest pourquoi, avant toute autreconsidration, il est ncessaire de situer les unes par rapport aux autres les diffrentescivilisations orientales, en nous en tenant dailleurs aux grandes lignes et auxdivisions les plus gnrales, suffisantes au moins pour une premire approximation,

    puisque notre intention nest pas dentrer ici dans un examen dtaill de chacune de

    ces civilisations prise part.Dans ces conditions, nous pouvons diviser lOrient en trois grandes rgions, que

    nous dsignerons, suivant leur situation gographique par rapport lEurope commelOrient proche, lOrient moyen et lExtrme-Orient. LOrient proche, pour nous,comprend tout lensemble du monde musulman; lOrient moyen est essentiellementconstitu par lInde; quant lExtrme-Orient, cest ce quon dsigne habituellementsous ce nom, cest--dire la Chine et lIndo-Chine. Il est facile de voir, ds le premierabord, que ces trois divisions gnrales correspondent bien trois grandescivilisations compltement distinctes et indpendantes, qui sont, sinon les seules qui

    existent dans tout lOrient, du moins les plus importantes et celles dont le domaine estde beaucoup le plus tendu. A lintrieur de chacune de ces civilisations, on pourraitdailleurs marquer ensuite des subdivisions, offrant des variations peu prs dumme ordre que celles qui, dans la civilisation europenne, existent entre des paysdiffrents; seulement, ici, on ne saurait assigner ces subdivisions des limites quisoient celles de nationalits, dont la notion mme rpond une conception qui est, engnral, trangre lOrient.

    LOrient proche, qui commence aux confins de lEurope, stend, non seulementsur la partie de lAsie qui est la plus voisine de celle-ci, mais aussi, en mme temps.

    sur toute lAfrique du Nord; il comprend donc, vrai dire, des pays qui,gographiquement, sont tout aussi occidentaux que lEurope elle-mme. Mais lacivilisation musulmane, dans toutes les directions qua prises son expansion, nen a

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    pas moins gard les caractres essentiels quelle tient de son point de dpart oriental ;et elle a imprim ces caractres des peuples extrmement divers, leur formant ainsiune mentalit commune, mais non pas, cependant, au point de leur enlever touteoriginalit. Les populations berbres de lAfrique du Nord ne se sont jamaisconfondues avec les Arabes vivant sur le mme sol, et il est ais de les en distinguer,

    non seulement par les coutumes spciales quelles ont conserves ou par leur typephysique, mais encore par une sorte de physionomie mentale qui leur est propre; ilest bien certain, par exemple, que le Kabyle est beaucoup plus prs de lEuropen,

    par certains cts, que ne lest lArabe. Il nen est pas moins vrai que la civilisationde lAfrique du Nord, en tant quelle a une unit, est, non seulement musulmane,mais mme arabe dans son essence; et dailleurs ce quon peut appeler le groupearabe est, dans le monde islamique, celui dont limportance est vraiment primordiale,

    puisque cest chez lui que lIslam a pris naissance, et que cest sa langue propre quiest la langue traditionnelle de tous les peuples musulmans, quelles que soient leur

    origine et leur race. A ct de ce groupe arabe, nous en distinguerons deux autresprincipaux, que nous pouvons appeler le groupe turc et le groupe persan, bien que cesdnominations ne soient peut-tre pas dune exactitude rigoureuse. Le premier de cesgroupes comprend surtout des peuples de race mongole, comme les Turcs et lesTartares; ses traits mentaux le diffrencient grandement des Arabes, aussi bien queses traits physiques, mais, ayant peu doriginalit intellectuelle, il dpend au fond delintellectualit arabe; et dailleurs, au point de vue religieux mme, ces deux groupesarabe et turc, en dpit de quelques diffrences rituelles et lgales, forment unensemble unique qui soppose au groupe persan. Nous arrivons donc ici lasparation la plus profonde qui existe dans le monde musulman, sparation que lonexprime dordinaire en disant que les Arabes et les Turcs sont sunnites, tandis queles Persans sont shiites; ces dsignations appelleraient bien quelques rserves,mais nous navons pas entrer ici dans ces considrations.

    Daprs ce que nous venons de dire, on peut voir que les divisions gographiques neconcident pas toujours strictement avec le champ dexpansion des civilisationscorrespondantes, mais seulement avec le point de dpart et le centre principal de cescivilisations. Dans lInde, des lments musulmans se rencontrent un peu partout, et ily en a mme en Chine; mais nous navons pas nous en proccuper quand nous

    parlons des civilisations de ces deux contres, parce que la civilisation islamique ny

    est point autochtone. Dautre part, la Perse devrait se rattacher, ethniquement etmme gographiquement, ce que nous avons appel lOrient moyen ; si nous ne lyfaisons pas rentrer, cest que sa population actuelle est entirement musulmane. Ilfaudrait considrer en ralit, dans cet Orient moyen, deux civilisations distinctes,

    bien quayant manifestement une souche commune: lune est celle de lInde, etlautre celle des anciens Perses; mais cette dernire na plus aujourdhui commereprsentants que les Parsis, formant des groupements peu nombreux et disperss, lesuns dans lInde, Bombay principalement, les autres au Caucase ; il nous suffit ici designaler leur existence. Il ne reste donc plus envisager, dans la seconde de nos

    grandes divisions, que la civilisation proprement indienne, ou plus prcismenthindoue, embrassant dans son unit des peuples de races fort diverses : entre lesmultiples rgions de lInde, et surtout entre le Nord et le Sud, il y a des diffrences

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    ethniques au moins aussi grandes que celles quon peut trouver dans toute ltenduede lEurope; mais tous ces peuples ont pourtant une civilisation commune, et aussiune langue traditionnelle commune, qui est le sanskrit. La civilisation de lInde sest, certaines poques, rpandue plus lEst, et elle a laiss des traces videntes danscertaines rgions de lIndo-Chine, comme la Birmanie, le Siam et le Cambodge, et

    mme dans quelques les de lOcanie, Java notamment. Dautre part, de cettemme civilisation hindoue est sortie la civilisation bouddhique, qui sest rpandue,sous des formes diverses, sur une grande partie de lAsie centrale et orientale; mais laquestion du Bouddhisme appelle quelques explications que nous donnerons par lasuite.

    Pour ce qui est de la civilisation de lExtrme-Orient qui est la seule dont tous lesreprsentants appartiennent vraiment une race unique, elle est proprement lacivilisation chinoise; elle stend, comme nous lavons dit lIndo-Chine, et plusspcialement au Tonkin et lAnnam, mais les habitants de ces rgions sont de race

    chinoise, ou bien pure, ou bien mlange de quelques lments dorigine malaise,mais qui sont loin dy tre prpondrants. Il y a lieu dinsister sur le fait que la languetraditionnelle inhrente cette civilisation est essentiellement la langue chinoisecrite, qui ne participe pas aux variations de la langue parle, quil sagisse dailleursde variations dans le temps ou dans lespace; un Chinois du Nord, un Chinois du Sudet un Annamite peuvent ne pas se comprendre en parlant, mais lusage de mmescaractres idographique, avec tout ce quil implique en ralit, nen tablit pasmoins entre eux un lien dont la puissance est totalement insouponne des Europens.

    Quant au Japon, que nous avons laiss de ct dans notre division gnrale, il serattache lExtrme-Orient dans la mesure o il a subi linfluence chinoise, bien quil

    possde aussi par ailleurs, avec le Shinto, une tradition propre dun caractre trsdiffrent. Il y aurait lieu de se demander jusqu quel point ces divers lments on puse maintenir en dpit de la modernisation, cest--dire en somme deloccidentalisation, qui a t impose ce peuple par ses dirigeants ; mais cest l unequestion trop particulire pour que nous puissions nous arrter ici.

    Dun autre ct, cest avec intention que nous avons omis, dans ce qui prcde, deparler de la civilisation thibtaine, qui est pourtant fort loin dtre ngligeable surtoutau point de vue qui nous occupe plus particulirement. Cette civilisation, certainsgards, participe la fois de celle de lInde et de celle de la Chine tout en prsentant

    des caractres qui lui sont absolument spciaux; mais, comme elle est encore pluscompltement ignore des Europens que toute autre civilisation orientale, on ne

    pourrait en parler utilement sans entrer dans des dveloppements qui seraient ici tout fait hors de propos.Nous navons donc envisager, en tenant compte des restrictions que nous avons

    indiques, que trois grandes civilisations orientales, qui correspondent respectivementaux trois divisions gographiques que nous avons marques tout dabord, et qui sontles civilisations musulmane, hindoue et chinoise. Pour faire comprendre lescaractres qui diffrencient le plus essentiellement ces civilisations les unes par

    rapport aux autres, sans toutefois entrer dans trop de dtails cet gard, le mieux quenous puissions faire est dexposer aussi nettement que possible les principes surlesquels repose lunit fondamentale de chacune delles.

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    Chapitre II

    Principe dunit des civilisations orientales

    Il est fort difficile de trouver actuellement un principe dunit la civilisationoccidentale; on pourrait mme dire que son unit, qui repose toujours naturellementsur un ensemble de tendances constituant une certaine conformit mentale, nest plusvritablement quune simple unit de fait, qui manque de principe comme en manquecette civilisation elle-mme, depuis que sest rompu, lpoque de la Renaissance etde la Rforme, le lien traditionnel dordre religieux qui tait prcisment pour elle le

    principe essentiel, et qui en faisait, au moyen ge, ce quon appelait la Chrtient.Lintellectualit occidentale ne pouvait avoir sa disposition, dans les limites osexerce son activit spcifiquement restreinte, aucun lment traditionnel dun autreordre qui ft susceptible de se substituer celui-l ; nous entendons quun tel lmentne pouvait, hors des exceptions incapables de se gnraliser dans ce milieu, y treconu autrement quen mode religieux. Quant lunit de la race europenne, en tantque race, elle est, comme nous lavons indiqu, trop relative et trop faible pour

    pouvoir servir de base lunit dune civilisation. Il risquait donc dy avoir ds lorsdes civilisations europennes multiples, sans aucun lien effectif et conscient ; et, enfait, cest partir du moment o fut brise lunit fondamentale de la Chrtientquon vit se constituer sa place, travers bien des vicissitudes et des effortsincertains, les units secondaires fragmentaires et amoindries des nationalits.Mais lEurope conservait pourtant jusque dans sa dviation mentale, et commemalgr elle, lempreinte de la formation unique quelle avait reue au cours dessicles prcdents; les influences mmes qui avaient amen la dviation staientexerces partout semblablement, bien qu des degrs divers; le rsultat fut encoreune mentalit c