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gustav Schmoller et la sociologie allemande naissanteG ustav von Schmoller

(1838-1917), professeur d’université en sciences poli-

tiques, (anobli en 1908), économiste, historien et sociologue, homme public influent de la société wilhelminienne, est une figure éminente de la période de la formation de la sociologie alle-mande et européenne. Il est cependant méconnu, voire ignoré en France, surtout depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Je voudrais ici corriger cette injustice, car Schmoller peut être considéré comme le premier profes-seur ayant enseigné la sociologie à l’Université de Strasbourg. En effet, il a été nommé Professeur “ordinaire” (titulaire d’une chaire) en “sciences de l’État” (Staatswissenschaften) en 1872, au moment de la fondation de la Kaiser Wilhelm Universität Strass-burg. Gustav Schmoller a enseigné et vécu à Strasbourg pendant une décen-nie, entre 1872 et 1882, avant d’être nommé à l’Université de Berlin1.

À l’heure du développement dyna-mique et prometteur de notre coo-pération scientifique et pédagogique avec les universités du Rhin Supérieur conçue dans le cadre d’un programme scientifique franco-allemand, nous pouvons ainsi, en lui redonnant sa place dans l’histoire de notre discipli-

ne, lui rendre hommage aussi en tant que collègue originaire d’une région voisine. En effet, Gustav Schmoller est né à Heilbronn dans le Duché de Würtemberg et il a fait ses études à l’Université de Tübingen, université avec laquelle nous poursuivons depuis de longues années une coopération de recherche continue et fructueuse. Nous savons aussi que Gustav Sch-moller est resté tout au long de sa vie très attaché à sa Souabe natale.

Gustav Schmoller et la sociologie française

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En France, deux périodes du développement de la sociologie française ont une responsabilité dans la méconnaissance du rôle qu’a pu jouer Schmoller dans les sciences sociales allemandes naissantes : premièrement la période de la mainmise d’Émile Durkheim et de ses épigones sur la sociologie officielle en France au tournant des XIXe et XXe siècles ; en second lieu la période d’après 1945, quand Georges Gurvitch et Raymond Aron décrivent dans leurs cours et leurs écrits ce que fut la sociologie allemande d’avant 1933. Dans le

premier cas, nous pouvons parler d’une véritable occultation de Gustav Schmoller par les durkheimiens. Dans le second, c’est la ligne universitaire officielle imposée au cours des années 1950 et 60 par les enseignants en chaire à la Sorbonne qui aboutit à une sélection des figures qui seront considérées comme les précurseurs et fondateurs officiels de la sociologie allemande. À leur décharge, il faut reconnaître que les sciences humaines et sociales allemandes leur fournissent un champ étendu d’auteurs et de productions qui autorise à faire de tels choix.

Pourtant, Gustav Schmoller n’est pas un inconnu en France. En ce qui concerne ses activités de recherche en sociologie, elles sont non seule-ment reconnues mais appréciées. Il est même un des illustres membres fondateurs de l’Institut International de Sociologie (IIS), créé en 1893 à Paris à l’initiative du sociologue fran-çais René Worms (1869-1926). L’IIS est l’organisation la plus ancienne de notre discipline et ses documents sur les fondateurs notoires montrent que Schmoller y était en bonne com-pagnie, avec des savants tels que les Allemands Brentano, Gumplowicz, Simmel, Tönnies et Wundt, les Amé-

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Stéphane JonaSUniversité Marc Bloch, Strasbourg Laboratoire “Cultures et Sociétés en Europe” (UMR du CNRS n° 7043) <[email protected]>

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Stéphane Jonas Gustav Schmoller et la sociologie allemande naissante

ricains Ross, Small, Taylor, Veblen et Ward, l’Italien Ferri, l’Autrichien Menger et le Français Tarde2.

On n’ignore pas que Durkheim a sélectionné sévèrement la réception des travaux des sociologues allemands parce qu’il considérait que ces savants utilisaient la sociologie pour leurs disciplines académiques : économie, sciences politiques, psychologie, his-toire, philosophie. Malgré les efforts de Célestin Bouglé qui impose la publica-tion de quelques travaux de Georg Sim-mel, il n’est pas favorable à la diffusion des auteurs allemands dans sa revue, car il considère que les économistes, les juristes ou les psychologues s’oc-cupant aussi de sociologie n’utilisent l’outil sociologique que pour renforcer leur discipline d’origine, freinant ainsi, pense-t-il, l’émergence d’une sociolo-gie indépendante. L’école historique de l’économie sociale allemande, dont Gustav Schmoller est un des initia-teurs, est, il est vrai, elle aussi réservée à l’égard de la position durkheimienne qui projette d’utiliser l’histoire en la réduisant au rôle ancillaire de moyen du développement de la sociologie3.

Le cas de Maurice Halbwachs est un peu particulier à cet égard. En effet, il consacre à Gustav Schmoller les premières études sociologiques qu’il publie en 1905, sur l’économie sociale et les classes sociales : c’est alors juste avant son adhésion au troisième grou-pe durkheimien qui traite de la socio-logie économique et qui est dirigé par François Simiand. Ces études n’ont évidemment pas été publiées dans la revue de Durkheim, L’Année sociolo-gique, mais dans la Revue philosophi-que4 et la Revue de métaphysique et de morale5. Maurice Halbwachs a décou-vert Schmoller en 1904, pendant son séjour en tant que lecteur à l’université de Göttingen en Allemagne.

La position de Raymond Aron, un des spécialistes français les plus impor-tants de la sociologie allemande, sera toujours ambiguë à l’égard de Gustav Schmoller et de sa réception en France. La meilleure preuve en est son ouvrage indispensable sur la sociologie alle-mande, publié en 1935 et plusieurs fois réédité depuis sans changement, dans l’introduction duquel nous pouvons lire cette déclaration proche de la posi-

tion durkheimienne : « Jusqu’au début du siècle, il existait à peine, semble-t-il, une sociologie allemande. (…) Juristes ou économistes traitaient « à côté » des problèmes qui relèvent aujourd’hui de la sociologie proprement dite. L’existence d’une science de l’État et de la politique contribuait aussi à empêcher la formation d’une sociolo-gie indépendante »6. Raymond Aron exclut donc toute une série d’auteurs qui ont contribué à la naissance de la sociologie allemande, en raison de leur appartenance disciplinaire. On ne trouve rien dans son ouvrage sur les sociologues allemands relevant des Staatswissenschaften, des “sciences de l’État” qui sont l’ancêtre des sciences politiques.

Une remarque du sociologue stras-bourgeois Julien Freund, fondateur de la Faculté des Sciences Sociales et spécialiste notoire de la sociologie alle-mande, évoque ce mécanisme du tri dans la réception des auteurs étran-gers. Il écrit dans sa préface au livre de Monique Hirschhorn, Max Weber et la sociologie française, à propos de l’ignorance dont Max Weber et son œuvre ont été l’objet pendant long-temps en France : « Il me semble que l’influence de la pensée allemande a commencé par le filtre de ceux qui avaient une connaissance directe de la langue allemande et qui ont dif-fusé dans notre pays leurs interpréta-tions des penseurs qu’ils connaissaient bien. En même temps, cette réception des auteurs allemands n’a cessé d’ali-menter des controverses en France »7. Freund donne là explicitement un satisfecit à Raymond Aron qui a sou-tenu la réception de Max Weber en France, mais il n’ignore pas que dans d’autres cas son maître a lui aussi pra-tiqué ce filtrage, notamment au détri-ment des sociologues allemands des Staatswissenschaften et de l’École de Francfort.

Où en sont les choses en ce tournant du XXIe siècle dans notre pays à l’égard de certains courants de la sociologie allemande ? On peut douter que les choses aient foncièrement changé, si on se réfère à la 11e édition des Métho-des des sciences sociales de Madeleine Grawitz (Dalloz, Paris, 2001), ouvrage important qui est, rappelons-le, aussi

un précis de droit public et de science politique. Dans cet ouvrage de plus de mille pages il n’y a aucune référence à Gustav Schmoller, dont même le nom est absent.

Jeune professeur de l’Université de Halle

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Fils d’un Administrateur des finances publiques (Kameralverwalter), beau-frère de Rümelin, Gustav Schmoller a fait des études universitaires de sciences politiques, d’économie et d’histoire à l’Université de Tübingen. Après de courtes activités temporaires dans l’administration du Duché de Wurtemberg, il est nommé en 1864 professeur de sciences politiques à l’université de Halle en Saxe-Anhalt. Il est alors âgé de 26 ans. Dans ses premières recherches sur l’industrialisation, il défend – tout en s’écartant des thèses de l’économie politique classique – la nécessité de l’intervention régulatrice de l’État dans l’économie capitaliste. Ce problème deviendra une préoccupation constante au cours de sa longue carrière universitaire (Histoire de la petite industrie allemande au XIXe siècle, 1870). Cette intervention de l’État est nécessaire à ses yeux également pour des raisons d’intérêt public.

Il travaille alors déjà sur une esquisse de la formation d’un espace public bourgeois libéral-démocrate. Cette question de l’espace public sera abordée aussi par Simmel (Soziologie, 1908), en tant que lieu privilégié de sociabilités et de relations sociales qui donnent forme à l’existence. Et c’est bien plus tard que le concept d’espace public sera conceptualisé par Jürgen Habermas et défini comme une sphère d’urbanité permettant la confronta-tion des opinions critiques opposées en matière de politique et de social8.

Dès cette époque Schmoller se rapproche des milieux universitaires libéraux, minoritaires vers ces années 1860-1870, qui, avec une sensibilité issue du protestantisme social, atten-dent de l’État prussien et du roi une ouverture vers les ouvriers de plus en plus nombreux et organisés. En agis-sant ainsi, ces cercles libéraux univer-

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sitaires participent eux aussi, sans en avoir toujours une conscience précise, comme les sociaux-démocrates, à la formation d’un espace public « plé-béien ». Dans ses études sur la petite industrie publiées avant son arrivée à Strasbourg, le jeune professeur de Halle esquisse déjà ce qui sera une de ses idées majeures, à savoir sa théorie sociologique de la division du travail, qu’il ne peaufinera cependant que vers la fin du siècle.

Professeur primo arrivant à l’Université Impériale de Strasbourg

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Le Reich a décidé de créer dans la capitale de l’Alsace-Lorraine annexée, en même temps érigée en Reichsland directement attaché à Berlin, une grande université de prestige, riche-ment dotée, avec des professeurs en chaire de qualité et en grand nombre. Une des tâches principales – consi-dérée comme culturelle et patrioti-que – qui attend ses professeurs est la germanisation des élites locales. Le projet de création à Strasbourg d’une université prussienne modèle constitue dès le départ un enjeu de leadership et de pouvoir entre la Chan-cellerie (Bismarck) et la Cour Impé-riale (l’Empereur, l’Impératrice et le Prince Impérial Frédéric-Guillaume). La Cour a réussi à imposer son candi-dat pour l’élaboration du projet d’uni-versité et les premiers recrutements de professeurs titulaires de chaires, en la personne du conseiller politique du Kronprinz Frédéric-Guillaume, le Baron von Roggenbach (1825-1907), homme politique libéral catholique badois, ancien député du Reichstag et ancien ministre des affaires étrangères du Grand Duché de Bade (1861-1865). Von Roggenbach, un juriste confirmé, était devenu un proche du Kronpinz depuis leurs études de droit et d’his-toire à l’Université de Bonn.

Pour créer cette université prus-sienne modèle – « eine echt deutsche Anstalt » (Otto Mayer) – von Rog-genbach dispose d’un grand pouvoir d’initiative dans le recrutement des tout premiers professeurs. Il a songé d’abord à faire appel au professeur

Rudolf Ihering, un juriste confirmé, pour occuper le poste-clé de Doyen de la Faculté de droit et le poste de pro-fesseur sur la chaire des Staatswissens-chaften. Il changera d’avis et appellera Schmoller à la tête de ces deux postes. Gustav Schmoller a alors 34 ans. Il faut savoir que le professeur primo arrivant a la possibilité de proposer la nomi-nation des enseignants de sa chaire. Par cette promotion extraordinaire il devient cependant malgré lui un acteur engagé d’une lutte d’influence entre la Chancellerie et la Cour pour imprimer leur marque sur ce nouveau modèle prussien d’université. En effet, par son protecteur von Roggenbach, il se trouve ipso facto dans le camp de la Cour et non pas dans celui du Chancelier. Et un poste universitaire de prestige comme celui des sciences de l’État n’est pas une chaire aussi neutre qu’une chaire d’archéologie, par exemple.

La fondation même de l’Univer-sité Impériale de Strasbourg porte dès l’origine le germe d’un conflit de pou-voir existant entre la Chancellerie et la Cour. En effet, si l’édition du décret impérial du 11 décembre 1871 crée la Kaiser Wilhelm Universität Strassburg, c’est le rescrit impérial du 28 avril 1872 qui dote l’université d’une personna-lité morale9. Or, l’article 3 du rescrit stipule : « L’Université sera placée sous la haute direction et la surveillance du Chancelier. Il sera établi un cura-teur… la nomination du curateur et celle des professeurs ordinaires appe-lés à enseigner dans l’université seront faites par l’Empereur sur le rapport des représentants de l’université »10. Avec ce double verrouillage la nomination du professeur primo arrivant sur la chaire est décisive puisqu’il peut pro-poser ses collaborateurs : c’est le cas de Schmoller. Et pour bien apprécier la complexité de sa nomination à ce poste-clé, il faut resituer le climat poli-tique de cette fondation.

Von Roggenbach, comme le Prince du Duché de Bade, fidèle à l’Empereur, conseiller politique du Kronprinz et adversaire de Bismarck, a accepté cette mission de créer une université de prestige avec deux objectifs majeurs et en faisant deux concessions au Chan-celier. Les objectifs sont : promouvoir

une politique universitaire de ger-manisation des élites régionales pour réconcilier historiquement l’Alsace-Lorraine avec le Reich et moderniser et innover l’université allemande. Les concessions sont les suivantes : accep-ter un modèle universitaire prussien protestant dans cette région très majo-ritairement catholique, et donc fournir par là un outil précieux à Bismarck dans sa politique de Kulturkampf (lutte contre le catholicisme) ; et pour cet homme politique catholique, accepter l’idée de ne pas créer immédiatement à Strasbourg une Faculté de Théologie Catholique. Étant dans une position offensive, von Roggenbach a demandé à Berlin de créer également des chai-res universitaires pour des professeurs ordinaires alsaciens et lorrains parlant le français.

Von Roggenbach ne pourra pas remplir sa mission comme il le sou-haitait, puisque son projet sera pro-fondément modifié par le Chancelier. Il donne donc sa démission le 10 mai 1872. Il refuse même le poste impor-tant de premier curateur de la nouvelle université. Cependant son rôle dans la nomination d’une partie considérable des premiers professeurs en chaire aura été déterminant. S’il a pu faire de bons choix grâce à sa méthode, qui est de s’entourer des conseils de très grands universitaires tels que le philosophe Wilhelm Dilthey ou l’historien Theo-dor Mommsen, il n’a pas pu, à cause de l’accord du Chancelier, empêcher la nomination de plusieurs professeurs pangermanistes. Il a mis en place une très bonne organisation universitaire avec cinq Facultés11, une tâche difficile dans une ville à peine sortie d’un siège dévastateur, avec des locaux universi-taires français vétustes et éclatés. Il a prévu et réalisé une grande université avec 124 enseignants, dont 62 pro-fesseurs en chaire, alors que Berlin et Leipzig n’en comptaient que 102. L’Université Impériale a démarré avec 220 étudiants triés sur le volet.

Von Roggenbach parti, deux autres conseillers politiques du Kronprinz Frédéric-Guillaume restent encore en Alsace-Lorraine : Paul von Friedberg (1843-1910), conseiller ministériel du Président Supérieur Edouard von Moeller, et Friedrich-Heinrich Geff-

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Stéphane Jonas Gustav Schmoller et la sociologie allemande naissante

ken (1830-1896), professeur en chaire de droit et conseiller de von Moel-ler. Friedberg et Geffken ont fait, eux aussi, la connaissance du Kronprinz à l’Université de Bonn. Geffken devien-dra un des professeurs en chaire les plus influents à Strasbourg12. Il sera un soutien précieux pour Gustav Sch-moller à l’université. Nommé Doyen de la Faculté de Droit en 1873, il le déchargera de cette tâche absorbante et renforcera ainsi sa position de direc-tion à la chaire des sciences de l’État. Il en aura besoin, parce qu’il inventera une nouvelle fonction de professeur d’université : dirigeant d’une associa-tion de politique sociale, qu’il va fon-der pendant son séjour à Strasbourg à partir de 1872, le Verein für Sozial-politik (Association pour la Politique Sociale).

Fondateur et dirigeant du Verein für Sozialpolitik

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Quand Gustav Schmoller, Lujo Brentano, Adolph Wagner et Max Hirsch fondent en 1872 le Verein, ils font partie de ces jeunes professeurs d’université libéraux progressistes qui voudraient élaborer au sein de la société wilhelminienne une politique sociale qui s’appuie à la fois sur les conquêtes de la révolution bourgeoise de 1848 et sur la monarchie qui a promu l’Allemagne unifiée à la tête des pays européens industrialisés. Ils veulent aussi moderniser leurs disci-plines en y introduisant la méthode des enquêtes urbaines et rurales, afin de pouvoir étudier sur le terrain les changements sociaux. À l’extérieur de l’université, ils suscitent des débats publics au cours desquels ils exposent leurs exigences d’une intervention plus vigoureuse de l’État (Staatshilfe) dans l’économie et l’amélioration des clas-ses travailleuses. En cela ils s’opposent à la politique et à la doctrine d’entraide (Selbsthilfe), proposée surtout par les sociaux-démocrates et le mouvement des coopératives.

Le Verein est un réseau universitaire dont l’influence sociale va s’avérer très puissante en Allemagne et qui devient ainsi l’objet d’attaques systématiques

des cercles universitaires conserva-teurs. Ils seront appelés Katheder-sozialisten, socialistes de la chaire (universitaire)13, sans doute suite à l’ouvrage polémique de l’historien Heinrich von Treitschke, professeur à l’Université de Heidelberg, intitulé Le socialisme et ses bienfaiteurs (1874). Cet ouvrage critique Schmoller sur-tout pour ses travaux et ses positions vis-à-vis du nouvel État prussien et sur

la question sociale au sein du Reich. En réponse à ces attaques, Schmoller expose un véritable programme d’éthi-que sociale dans son ouvrage intitulé Sur quelques questions fondamenta-les du droit et de l’économie sociale. Pour lui, l’État est l’institution morale la plus extraordinaire de l’histoire. C’est pourquoi il attend du Royaume de Prusse et du Reich une entrepri-se de réforme sociale et considère la

Gustav Schmoller

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monarchie comme une condition de possibilité d’une politique sociale.

Il s’intéresse très tôt à la division du travail, phénomène et concept majeurs de la société autant que de la sociologie naissante. Il s’inscrit dans ce domaine dans la lignée d’Adam Smith, d’Adam Ferguson et de Karl Marx, pour qui la division du travail est un principe essentiel de l’organisation des sociétés modernes avancées. Leurs travaux lui font découvrir la distinction nécessaire entre la division du travail économique et la division du travail social. Ayant une formation d’historien étendue, sa théorie sociologique de la division du travail partira de la division du tra-vail économique à travers la forma-tion des corporations, organisations structurelles de la société féodale. C’est sous cet angle qu’il faut considérer son ouvrage élaboré à Strasbourg et intitulé Les corporations des drapiers et des tisserands de Strasbourg (1878). En tant que scientifique moins atta-ché à la recherche de concepts qu’à celle de types, Strasbourg, ancienne Ville Libre du Saint Empire Romain Germanique, lui paraît un bon idéal-type pour étudier la formation des corporations et, par-delà, la division du travail dans le monde germanique. Je n’entrerai pas ici dans les débats qui ont animé la sociologie allemande d’après 1945, au cours desquels René König et l’École de Cologne ont consi-déré que ces travaux de Schmoller sur la division du travail étaient teintés de « romantisme historicisant »14. On peut tout de même dire que si Schmoller a parfois multiplié à l’excès les détails dans la description de ses « tableaux de pensée homogène » – suivant l’ex-pression de Raymond Aron pour caractériser l’approche idéal-typique –, il a toujours bien réussi à rassembler les caractéristiques historiques d’une réalité singulière pour en extraire des traits communs. Considéré comme un ouvrage de jeunesse, le livre qui traite de l’histoire des tisserands strasbour-geois est nénamoins un travail scien-tifique fondamental pour l’histoire économique de la ville de Strasbourg, et du monde germanique en général, au Moyen-Âge.

Le Verein et l’Alsace industrielle

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Gustav Schmoller quitte Strasbourg en 1882, la Prusse lui ayant créé une grande chaire d’économie politique à l’Université de Berlin, un poste qu’il occupera pendant trente ans, jusqu’à sa retraite en 1912. Mais Strasbourg reste un lieu important pour le Verein. Le successeur de Schmoller à son poste, sans doute proposé par lui, est Lujo Brentano (1844-1931) : profes-seur titulaire de la chaire de sciences politiques, économiste, sociologue et historien, c’est un spécialiste renommé du mouvement ouvrier britannique, et un des cofondateurs du Verein. Habilité à Berlin en 1871, il avait été nommé professeur en sciences poli-tiques à l’Université de Breslau où il a exercé jusqu’à sa nomination à Stras-bourg. De ses voyages en Angleterre pour étudier le mouvement syndical et du monde ouvrier est issu un livre retentissant et engagé, Les corporations ouvrières du présent (1871). Il est d’ac-cord avec Schmoller pour exiger de l’État une plus grande responsabilité et une intervention régulatrice contre la concurrence sauvage du capitalisme industriel, pour faire aboutir plusieurs revendications sociales et économi-ques du monde du travail industriel et pour l’augmentation des salaires des ouvriers. Mais il est partisan du libre échange et des thèses libérales sur le développement économique et social, et il s’oppose parfois aux doctrines éta-tistes d’économie sociale de Schmoller et de Wagner (Sur le rapport du salaire et du temps de travail en rendement, 1876). Le Verein est une association universitaire d’influence sociale, mais qui ne pratique pas pour autant l’una-nimisme scientifique.

Dans son combat pour une législa-tion plus démocratique et plus sociale, le Verein soutient Brentano quand il critique l’absence de Code du travail en Alsace-Lorraine. Il s’agit d’une concession que Berlin a accordée aux milieux industriels alsaciens pour pro-téger leur industrie. Le Code du travail est ainsi plus favorable aux ouvriers au plan national que dans le Reichsland. Dans ce combat contre les politiciens

et les industriels régionaux, Brentano va s’appuyer sur la Faculté de Droit, mais aussi sur le Strassburger Post, appelé aussi « journal des universitai-res ». Une étape majeure de ce combat est la soutenance et la publication en 1887 de la thèse de doctorat de son assistant, membre du Verein, Hein-rich Herkner (1863-1932), portant sur L’industrie cotonnière de la Hau-te-Alsace et ses ouvriers15. Cette thèse universitaire, très critique à l’égard des milieux de l’industrie textile pro-tectionniste de Mulhouse, démontre la nécessité d’introduire la législation du Code du travail national en Alsace-Lorraine et de changer de politique industrielle, en modifiant la politique fiscale et salariale du patronat haut-rhinois protestant. Elle démontre aussi l’ambiguïté des milieux industriels protectionnistes de Mulhouse qui, sur le plan politique, soutiennent l’oppo-sition alsacienne contre Berlin et, sur le plan industriel, cherchent les faveurs du pouvoir prussien.

Le message du Verein für Sozial-politik finit par passer. Le Reichstag, dont les députés ont lu la thèse de Herkner, vote en 1887 l’introduction en Alsace-Lorraine du Code du travail national. Rappelons que ce Code a été un acquis social pour les travailleurs qui a par ailleurs ouvert la voie dans notre région à la reconnaissance du droit syndical.

Dans ses activités au sein du Verein, Brentano peut compter sur un autre membre, un ami de toujours, en la personne du professeur titulaire de la chaire de sciences politiques, Georg-Friedrich Knapp (1842-1926), qui est nommé à Strasbourg en 1873, quelques mois après l’ouverture de la nouvelle Université. Devenu rapi-dement un théoricien reconnu en économie (Théorie étatique de la mon-naie), Knapp a notamment réalisé à la demande du Verein une étude sur l’émancipation des paysans de la Prus-se qui influencera le travail de Robert E. Park16.

Lujo Brentano quitte Strasbourg en 1877 pour l’Université de Vienne où il est nommé, et poursuivra plus tard à Leipzig. Nous le retrouvons à l’Univer-sité de Munich en 1891, où il restera jusqu’en 1919, date à laquelle il pren-

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Stéphane Jonas Gustav Schmoller et la sociologie allemande naissante

dra sa retraite17. Sa chaire sera occupée la même année par Max Weber. Il n’oubliera pas l’Alsace, où il reviendra plusieurs fois voir le professeur Knapp et ses filles (Mémoires d’Alsace, 1917). Herkner part aussi quelque temps après lui, ses responsabilités accrues au sein du Verein l’amenant à rejoin-dre à Berlin Gustav Schmoller, qui le fera entrer en 1907 dans la direction de l’Association Allemande des Cités-Jardins18. En 1911, il sera nommé vice-président du Verein, et il succèdera en 1912 à Schmoller dans sa chaire de Staatswissenschaften quand ce dernier prendra sa retraite.

En 1887, quinze années de pro-duction scientifique et d’activités à la tête du Verein, qui sont quinze années d’histoire de la sociologie allemande naissante, s’achèvent à Strasbourg. Il faudra attendre 1914 pour que la sociologie reprenne rendez-vous avec Strasbourg, avec l’arrivée de Georg Simmel.

La contribution de Schmoller à la sociologie dans sa « période strasbourgeoise »

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Dans le cadre de ce travail, je ne m’étendrai pas sur les trois décennies de la vie universitaire de Schmoller à Berlin et de ses activités à la direction du Verein. J’aborderai les principaux phénomènes sociologiques qu’il a étu-diés pendant son séjour à Strasbourg et auxquels il consacrera des déve-loppements par la suite : l’industriali-sation, l’urbanisation, la question du logement, la division du travail et les classes sociales. C’est pendant cette période que deux des pères fondateurs de la sociologie allemande rejoindront le Verein : Max Weber (1864-1920) et Werner Sombart (1863-1941). Ce der-nier avait suivi les cours de Schmoller à Berlin et prendra la Présidence du Verein en 1932.

Dans ses premières études sur la division du travail, Schmoller a déjà rendu compte de certaines de ses causes sociologiques, comme l’ac-

croissement et la concentration de la population dans les grandes villes industrielles, ainsi que les formes de la production industrielle. Dans son ouvrage majeur, Communauté et socié-té, publié en 1887, Ferdinand Tönnies (1855-1936), un autre des pères fonda-teurs de la sociologie allemande, cite Schmoller – il s’agit de l’une des rares citations dans l’ouvrage – par rapport à l’importance du rôle de la grande ville dans la concentration économique : « Chaque ville, surtout chaque grande ville , cherche à former en elle-même un tout économique, à étendre le plus possible vers l’extérieur la sphère de son économie et sa puissance (Chro-nique de la législation) »19.

Tönnies a lui aussi connu la grande enquête urbaine sur la question du logement confiée au Verein et menée sous la direction de Schmoller, com-mandée par la Ville de Francfort et publiée en 1887. Cette enquête étu-die la Wohnungsnot, les conditions misérables de logement des couches populaires dans treize grandes villes du Reich, telles que Berlin, Hamburg, Francfort, Chemnitz et les villes indus-trielles de la Ruhr. Dans sa préface, le bourgmestre Louis Miquel, comman-ditaire de l’enquête et futur ministre des finances de la Prusse, appuie les arguments du Verein sur la nécessité d’une intervention de l’État sur les questions de logement des couches populaires urbaines, notamment par l’adoption d’une législation nationale sur le logement20. Dans cette enquête, le Verein suggère également aux muni-cipalités d’offrir à leurs employés des logements bon marché. Il voit dans le modèle urbain des cités-jardins une requalification des banlieues.

Schmoller lance aussi des enquêtes rurales désormais célèbres, qui por-tent surtout sur la Prusse orientale. Le jeune Max Weber, qui participe à ces enquêtes à partir de 1881, sera chargé en 1890 par le Verein d’une enquê-te sur la situation de la paysannerie prussienne. Il déposera son rapport en 1892. Werner Sombart, qui a suivi comme étudiant les cours d’économie de Gustav Schmoller et de Adolph Wagner à l’Université de Berlin, et qui entre en 1892 au Verein, participera au nom de cette association à la fondation

et à la direction de l’Association Alle-mande des Cités-Jardins en 1902.

À une époque où la sociologie uni-versitaire classique était relativement indifférente à la stratification sociale au sein de la nouvelle société industrielle, pourtant de plus en plus complexe, Gustav Schmoller se met à étudier les classes sociales de son pays. Il est au début influencé par les travaux de Karl Marx. On voit bien aujourd’hui que sa position sur les recherches de son com-patriote est critique mais constructive. L’idée marxienne de l’opposition exis-tant entre liberté « formelle » et liberté « matérielle » intéresse Schmoller parce qu’elle peut créer de véritables situations de luttes de classes. Éco-nomiste théoricien, il est convaincu que les classes sociales et les intérêts économiques qu’elles représentent dans la société bourgeoise en forma-tion jouent un rôle important dans le système industriel. Pendant son séjour en Allemagne, Maurice Halbwachs s’apercevra très vite des avantages qu’il peut tirer des recherches de Schmoller sur les classes sociales.

Le dirigeant du Verein présente dans Les fondements de l’enseigne-ment de l’économie sociale, ouvrage publié entre 1900 et 1904, une étude sociologique poussée sur le concept et la réalité des classes sociales21. Il y définit la classe sociale comme une représentation collective, en partant de l’individu réel, vivant en société, qu’il appelle même parfois « un cercle de conscience ». En tant qu’historien, il cherche l’explication des changements de la conscience sociale dans l’histoire économique de notre civilisation. Son approche microsociologique, dirions-nous aujourd’hui, mais qu’on appe-lait alors psychologique, est souvent empirique. Elle consiste à définir les besoins et les tendances apparus dans la société sur le plan individuel, mais qui suscitent ensuite un courant collectif : se conserver, travailler, agir, acquérir, désirer et être considéré. « Replaçant l’économie sociale dans la sociologie et dans l’histoire, observe Maurice Hal-bwachs, Schmoller fait réapparaître la multiplicité des tendances qui déter-minent nos démarches économiques, leur complexité et souvent leur indi-vidualité »22.

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34 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »

Schmoller fait partie des sociolo-gues qui dans le champ de l’économie sociale travaillent à dessein pour une sociologie de l’entreprise. « On peut voir, observe le sociologue allemand René König, les ancêtres de la sociolo-gie dans toute une série d’études sur les conditions du travail dans l’entreprise effectuées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, et notamment dans les importantes études empiriques de « l’Association pour la politique socia-le » sur la « Sélection et l’adaptation des ouvriers dans les diverses bran-ches de la grande industrie » (1908-1915), dont l’étude théorique, par Max Weber, devait encore tout à la psycho-physique »23. Schmoller œuvre dans ce domaine aussi pour une régulation de l’économie par l’État. La fille du Pro-fesseur Knapp, Elly, qui a accompagné son père à la session du Verein de l’automne 1905 à Mannheim, raconte dans ses mémoires comment cette réunion critique vivement le leader industriel Émile Kirdorf, entrepre-neur fondateur du syndicat patronal des charbonnages, pour sa politique industrielle. « On revenait toujours au fait, se souvient-elle, que l’État ne pou-vait pas accepter un accroissement de la puissance des unions industrielles qui aboutirait à former un État dans l’État »24.

Toujours mû par le souci pédago-gique d’informer le public de ce qui se passe dans le monde scientifique, politique et social, Schmoller incite le Verein à élaborer une politique de documentation. Il publie lui-même, à partir de 1891, un Annuaire juridique, administratif et de sciences politiques (Annuaire Schmoller). Ses Esquisses et analyses pour l’histoire de la consti-tution, de l’administration et de l’éco-nomie de l’État Prussien aux XVIIIe et XIXe siècles (1890), complétés par des Characterbilder (1913), contien-nent des études de cas précieuses. Il fonde également la grande série des Acta Borussia, dont le premier volume s’ouvre sur l’histoire comparative du fonctionnariat.

L’historiographie de la genèse de la sociologie à l’Université de Strasbourg, souvent présentée par les sociologues eux-mêmes, a tendance à faire débuter la sociologie à Strasbourg à l’arrivée

de Georg Simmel en 1914. Il serait temps de reconsidérer cette vision : la sociologie n’est pas autonome à cette époque (Simmel enseignera sur un poste de professeur de philosophie), et il faut donc repérer la présence de cette discipline naissante à travers les disciplines académiques classiques de la philosophie, du droit, de l’écono-mie, auxquelles il n’y a pas de raison de ne pas ajouter les sciences politi-ques dans leur version germanique, les Staatswissenschaften. Toutes ces disciplines traitent des sciences socia-les dans les universités allemandes. Or, c’est dans les Staatswissenschaften qu’apparaissent pour la première fois et jusque vers les années 1890 à l’Uni-versité de Strasbourg un enseignement et des recherches en sciences sociales, avec Gustav Schmoller d’abord, puis à sa suite Lujo Brentano et Heinrich Herkner. Ces universitaires fondent de surcroît le Verein für Sozialpolitik, qui est la première association univer-sitaire de sciences sociales. Créée en 1872, dès la naissance de l’Université Impériale de Strasbourg, cette asso-ciation devenue illustre écrit ainsi les premières pages de son histoire dans la capitale alsacienne.

Gustav Schmoller tient une place importante dans l’histoire de la for-mation d’une sociologie empirique et théorique, mais aussi engagée et soucieuse de s’intégrer dans la réalité sociale. Pour le reconnaître, il faut ne pas se contenter de présenter l’histoire de la sociologie à travers les portraits de maîtres emblématiques, souvent sélectionnés en fonction de considé-rations idéologiques et stratégiques par les courants qu’ils représentent. Quel courant théorique serait légi-timé à opérer une telle sélection sur les autres ? Ainsi que le souligne Jean-Claude Passeron, « la sociologie n’a pas et ne peut pas prendre la forme d’un savoir cumulatif, c’est-à-dire d’un savoir dont un paradigme théorique organiserait les connaissances cumu-lées »25. Gustav Schmoller a sa place dans l’histoire des méthodes, si on considère que les techniques d’enquête et les enquêtes administratives empi-riques ont joué un rôle décisif dans la formation de notre discipline. Il a éga-lement sa place dans la grande famille

des penseurs et des savants qui ont cru en l’existence d’un rapport fondamen-tal entre cette sociologie naissante et la fonction sociale de la connaissance des sociétés sur elles-mêmes. Et c’était sans doute cette conviction qui le poussait à considérer que l’approche organi-ciste-évolutionniste de la sociologie devait conduire à une participation du savant à l’action économique, poli-tique et sociale.

Il est donc temps d’effectuer à l’en-droit de Gustav Schmoller le même travail de redécouverte et de réhabili-tation qui a été réalisé depuis quelques décennies pour Georg Simmel, et qui a permis de reconnaître que l’histoire de la sociologie à Strasbourg ne com-mençait pas seulement en 1919 avec le retour de l’Alsace à la France.

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Stéphane Jonas Gustav Schmoller et la sociologie allemande naissante

Notes

1. S. Jonas (dir.), A. Gérard, M. N. Denis, F. Weidmann, Strasbourg, capitale du Reichsland Alsace-Lorraine et sa nouvelle université, 1871-1918, Editions Oberlin, Strasbourg, 1995 ; voir aussi ma notice biographique : idem. p. 246-247.

2. Voir notamment la Plaquette publiée par l’Université Paris V-Sorbonne du Congrès du centenaire de la naissance de l’Institut International de Sociologie, les 21-25 juin 1993, sous la dir. de M. Maffesoli, coor-dinateur du Congrès, document intitulé Cent ans de Sociologie : rétrospective et perspectives. Les Annales de l’IIS ont cessé en 1931, mais ont été reprises en 1990 sous la forme d’une nouvelle série. Dans l’intervalle, le support éditorial a été la Revue Internationale de Sociologie.

3. Voir à ce sujet une position typique de Durkheim : « Susciter des historiens qui sachent voir les faits historiques en socio-logues, ou, ce qui revient au même, des sociologues qui possèdent la technique de l’histoire, voilà le but qu’il faut poursuivre de part et d’autre. » Cité par J.M. Berthe-lot, L’intelligence du social, P.U.F., Paris, 1990, p. 13.

4. M. Halbwachs, Les besoins et les ten-dances dans l’économie sociale, Revue philosophique, 59, pp.180-189. Il s’agit d’une étude critique de l’ouvrage de G. Schmoller, Grundriss der allgemeinen Volkswirtschaftslehre, (Fondements des études générales de l’économie sociale), Duncker und Humblot, Leipzig, 1900 et 1904 ; voir aussi : M. Halbwachs, Clas-ses sociales et morphologie, Minuit, Paris, 1972, pp. 27-40.

5. M. Halbwachs, Remarques sur la posi-tion du problème sociologique des classes, Revue de métaphysique et de morale, Paris, 1905 ; Étude critique de trois ouvrages de la sociologie allemande : G. Schmoller, Grundriss… op.cit., K. Bücher, Die Ents-tehung der Volkswirtschaft, 1893 (La nais-sance de l’économie sociale) ; W. Sombart, Der moderne Kapitalismus, 1902. Voir aussi : M. Halbwachs, Classes sociales et morphologie, op.cit., p. 41-57.

6. R. Aron, La sociologie allemande contem-poraine, P.U.F. (Quadrige), Paris, 1981, p. 1.

7. M. Hirschhorn, Max Weber et la sociologie française, L’Harmattan, Paris, 1988, p. 9.

8. G. Simmel, Sociologie. Études sur les for-mes de la socialisation, P.U.F., Paris, 1999. La première édition allemande date de 1908. J. Habermas, L’espace public, Payot, Paris, 1978. La première édition alleman-de date de 1962.

9. Les deux dates soigneusement choisies sont symboliques : le 11 décembre 1871

est la date de la convention addition-nelle du Traité de Francfort par laquelle la France vaincue a cédé l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne ; date qui devient ainsi le symbole de la rupture avec l’université française. La date du 11 mai 1566 est choisie par Maximilien II., Empereur du Saint Empire Romain Germanique pour promouvoir en Académie la Haute École de Strasbourg, fondée en 1538 par Johannes Sturm. Cette date est devenue ainsi le symbole de la prétention de l’Em-pire prussien à succéder au Saint Empire Romain Germanique. (Nous savons qu’à la suite de la défaite de l’Empire Autri-chien à Sadowa en 1866, les Habsbourg ont été exclus du trône impérial).

10. G. Livet, F. Rapp, (dir.) Histoire de Stras-bourg des origines à nos jours, DNA-ISTRA, Strasbourg, 1982, T.IV., p. 362.

11. Théologie Protestante ; Droit et Scien-ces Politiques ; Médecine ; Philosophie ; Mathématiques et Sciences de la Nature.

12. F. H. Geffken, nommé conseiller privé du Statthalter Manteuffel, successeur de von Moeller, a pris sa retraite à l’âge de 52 ans, sans doute pour pouvoir plus tranquillement rédiger les Mémoires du Prince Impérial, publiées en 1890. Pour les passages concernant l’opposition du Kronprinz à Bismarck sur sa politique de l’Alsace-Lorraine, le Chancelier écarté du pouvoir a néanmoins intenté plusieurs procès à Geffken, mais aussi à von Rog-genbach.

13. H. Lindelaub, Richtungskämpfe im Verein für Sozialpolitik; Wissenschaft und Sozial-politik im Kaiserreich, 2 vol. 1962.

14. R. König (dir.), Sociologie, Flammarion, Paris, 1972, p. 95. L’édition allemande date de 1967.

15. H. Herkner, Die Oberelsässische Baum-wollindustrie und ihre Arbeiter, Thèse, 1887, Strasbourg (BNUS, Bibliothèque de la SIM-Université de Haute-Alsace)

16. Voir dans ce même numéro l’article de Suzie Guth. Fils d’un professeur d’univer-sité de chimie, neveu du célèbre chimiste et agronome, Justus von Liebig, Knapp était un professeur influent, devenu Recteur. Membre du Verein, il soutenait aussi son « concurrent », le National Sozial Verein de Friedrich Naumann (1860-1919), son ami proche, avec Lujo Brentano. Sa fille cadette Elly militera dans cette organi-sation d’inspiration chrétienne sociale et épousera le secrétaire de Naumann, Théodor Heuss (1884- 1963), cofondateur avec lui du Parti Libéral Démocrate et pre-mier Président de la République Fédérale d’Allemagne (1949-1959). Voir aussi : Elly Heuss-Knapp, Souvenirs d’une allemande de Strasbourg, 1881-1934, Oberlin, Stras-bourg, 1996.

17. Pour ses recherches sur la République de Weimar, Brentano retourne, par une analyse sociologique fine, aux sources du capitalisme germanique et européen : L’homme, acteur économique dans l’his-toire, 1923. Il a également écrit en 1927-29 une histoire très complète du développe-ment économique de la Grande-Breta-gne.

18. S. Jonas (dir.), Les cités-jardins de la Mitte-leuropa. Études de cas de Strasbourg, Dres-de, Wroclaw et Budapest, Éditons Images Hongroises, Budapest, 2002 (réédition).

19. F. Tönnies, Communauté et société, P.U.F., Paris, 1946, p. 28. La première édition allemande date de 1887.

20. N. Petri, B. Michel, C. Buffet, Villes et sociétés urbaines dans les pays germani-ques, 1815- 1914, SEDES, Paris, 1992, p. 130-132.

21. G. Schmoller, Grundriss der allgemei-nen Volkswirtschaftslehre, Duncker und Humblot, Leipzig, 1900 (première partie), 1904 (deuxième partie).

22. M. Halbwachs, Classes sociales et mor-phologie, … op.cit., p. 34. Pour le rap-port Halbwachs-Schmoller, voir aussi : S. Jonas, Maurice Halbwachs oder die Frühphase der sozialen Morphologie, in S. Egger (Hg.), Maurice Halbwachs-Aspekte des Werks, UVK, Konstanz, 2003, p. 181-191.

23. R. König (dir.), Sociologie, op.cit., p. 63.24. E. Heuss-Knapp, Souvenirs d’une Alle-

mande de Strasbourg, 1881-1934, op.cit., p. 63.

25. J. C. Passeron, Le raisonnement sociologi-que, Paris, Nathan, 1991, p. 364. Cité par B. Péquignot, P. Tripier, Les fondements de la sociologie, Nathan, Paris, 2000, p. 9.