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Canadian Journal of Philosophy Hare et l'universalisation des jugements moraux Author(s): Claude Panaccio Source: Canadian Journal of Philosophy, Vol. 2, No. 3 (Mar., 1973), pp. 345-361 Published by: Canadian Journal of Philosophy Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40230397 . Accessed: 18/06/2014 17:22 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Journal of Philosophy is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Journal of Philosophy. http://www.jstor.org This content downloaded from 193.105.154.127 on Wed, 18 Jun 2014 17:22:51 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Hare et l'universalisation des jugements moraux

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Canadian Journal of Philosophy

Hare et l'universalisation des jugements morauxAuthor(s): Claude PanaccioSource: Canadian Journal of Philosophy, Vol. 2, No. 3 (Mar., 1973), pp. 345-361Published by: Canadian Journal of PhilosophyStable URL: http://www.jstor.org/stable/40230397 .

Accessed: 18/06/2014 17:22

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CANADIAN JOURNAL OF PHILOSOPHY Volume II, Number 3, March 1973

Hare et runiversalisation des jugements moraux

CLAUDE PANACCIO, Universite de Montreal

1. Hare et la these de runiversalisation

Admettons comme hypothese de travail pour les besoins de la discussion qui va suivre que les jugements moraux ne sont pas fondes sur des valeurs objectives, sur des propriety naturelles des choses, des actes ou des hommes, ni sur les volont^s d'un Etre supreme quelconque; admettons qu'ils relevent ultimement de decisions individuelles, que chaque homme est sur le plan logique (mais pas n£cessairement au plan des faits) libre de decider des principes en vertu desquels il entend guider sa vie. La question qui se pose est la suivante: ces jugements concernant ma propre vie sont-ils logiquement universalisables? Le sont-ils necessairement? Le sont-ils parfois et a quelles conditions? En d'autres termes, le fait qu'au plan moral je valorise tel type d'action doit-il' m'amener a poser que les autres "devraient" egalement valoriser le meme type d'action? La logique du discours moral me permet-elle de poser des valeurs uniquement pour moi-mfeme?Ou au contraire le jugement (moral): "je devrais agir de telle fa$on" entraTne-t-il le locuteur a adherer a cet autre jugement: '"X (ou toute personne), dans des circonstances semblables, devrait (moralement) agir de la m&ne fagon"?

On remarquera que le probldme de runiversalisation des jugements moraux n'est pas ici pose dans toute son ampleur. C'est que ce terme d' "universalisation" peut dans I'analyse morale designer au moins deux processus differents que j'appellerai dorenavant U-1 et U-2: - U-1, c'est le passage logique de:"je devrais, dans les circon-

stances C, agir de telle fa^on" S: "toute personne, dans des circonstances semblables, devrait agir de la meme fa^on";

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- U-2, c'est le passage de: "je devrais, dans les circonstances C, agir de telle fagon" a: "je devrais, dans toutes circonstances semblables, agir de la meme fagon."

Le probl£me discute ici ne concerne que U-1. U-2 - qui n'est d'ailleurs peut-§tre pas une universalisation du tout puisque le

sujet de la proposition est encore singulier - ne sera touche au

passage que pour eviter certaines confusions qui en pareille matiere surgissent facilement.

La these qu'U-1 est toujours possible (these que j'appellerai dorenavant: la "th£se U-1") a et§ defendue dans la philosophic fran^aise par Jean-Paul Sartre et dans la philosophie anglo- saxonne par R. M. Hare. Je ne discuterai pas ici du cas de Sartre

pour deux raisons: 1e) il n'a explicitement soutenu la these U-1

que dans la petite conference L'existentialisme est un humanisme'1 et ne I'a jamais - a ma connaissance du moins -

reprise th§matique- ment ailleurs. Sartre semble en outre avoir plus ou moins renie cette conference2 et sa decision de ne pas rediger le fameux traite de morale qu'il annonce d la fin de L'Stre et le neant est

peut-§tre precisement reliee 3 I'abandon de theses comme celle d'U-1; 2e) meme a s'en tenir au texte de L'existentialisme est un humanisme, on constate que ('argumentation demeure fort som- maire, a tel point qu'il est difficile de savoir s'il s'agit d'une

exigence logique ou d'une exigence qui serait elle-meme d'ordre moral (assumer la responsabilite de ses choix, etc ).

Le cas de Hare est bien different et autrement plus interessant

pour ce qui nous concerne. La these U-1 constitue un des deux Elements majeurs de sa th6orie du discours moral (I'autre etant la thdse du caract£re prescriptif des jugements moraux). II y a consacre de longs developpements, en particulier dans son dernier ouvrage Freedom and Reason3 et chez lui il est clair

qu'il s'agit d'une these purement logique. C'est a lui done qu'il faut s'en prendre si Ton desire - comme c'est mon projet - soutenir

que la thdse U-1 est logiquement indefendable. J'essaierai ici de montrer: 1e) que les arguments de Hare en faveur de cette these ne sont

pas concluants; 2e) que les jugements moraux non seulement ne sont pas toujours universalisables, mais qu'ils ne le sont jamais;

1 Paris, Nagel. 2 Cf Contat et Rybalka, Les tcrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p.132. 3 Oxford University Press, 1963; je d€signerai de'sormais cet ouvrage par le sigle F.R. Notons que Hare

parle habituellement de "universalizability", mais il me paratt plus simple d'utiliser en fran^ais "uni- versalisation".

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3e) que cette thfese, pr6sent£e comme relevant d'une pure logique - moralement neutre - joue en fait une fonction id£ologique pre- cise. Le premier point constituera I'essentiel de cet article; le deuxiSme (qui ci lui seul reclamerait une discussion trfes poussee) et le troisieme ne seront ici abordes que de fagon secondaire.

Mais il faut d'abord etablir quelques preliminaires: 1e) La critique de Hare que j'entends proposer ne sera possible que sur la base d'un accord a peu pres total avec le reste de la theorie de Hare. Cet accord porte en particulier sur deux points importants: premierement, les jugements moraux sont - au moins partiellement - prescriptifs, c'est-a-dire qu'ils servent essentielle- ment 4 guider ['action et non pas d decrire quelque chose: ". . . moral judgements cannot be merely statements of facts and (. . .) if they were they would not do the jobs that they do".4 II s'ensuit qu'un jugement moral ne peut jamais etre deduit de deux jugements de fait. Deuxiement, les valeurs morales n'etant pas des proprietes objectives, elles relevent ultimement d'une decision du sujet qui evalue. Le pur raisonnement logique ne peut jamais nous indiquer quelle est la "bonne morale", la "bonne fa^on de vivre":

. . . when I subscribe to the principle, I do not state a fact, but make a moral decision (...) I am in an important sense making myself responsible for the judgement {L.M., p. 196).

Certes ces deux theses- fondamentales- ne vont pas de soi. Mais il n'est pas question ici de les justifier: elles serviront simplement de point de depart a la discussion du probleme de runiversalisa- tion. Nous aurons sans doute au cours de notre demarche a revenir sur ce point de depart - en particulier sur la deuxieme these - pour le clarifier, mais reservons cela pour plus tard. 2e) II faut, pour qu'on ne me soup^onne pas de combattre des moulins a vent, qu'il soit bien clair au depart que Hare est effectivement partisan de la these U-1. Ceci ne pose d'ailleurs aucune difficulty puisqu'il le reaffirme lui-meme continuellement tout au long de son oeuvre. II ecrit par exemple dans L.M.:

To make a value-judgement is to make a decision of principle. To ask whether I ought to do A in these circumstances is (. . .) to ask whether or not I will that doing A in such circumstances should become a universal law. (L.M., p. 70)

C'est encore plus net dans F.R. dont une large partie est precise-

4 Language of morals, Oxford University Press, 1968 (lere ed.: 1952), p.195: je designerai desormais cet ouvrage par le sigle L.M.

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ment consacr6e 3 la demonstration de cette these. Elle s'y trouve formulae a peu pres dans les memes termes:

If a person says 'I ought to act in a certain way, but nobody else ought to act in that way in relevantly similar circumstances' then on my thesis, he is

abusing the word 'ought', he is implicitly contradicting himself. (F.R., p. 32)

ou encore:

a moral judgement about my own case implies a similar judgement about similar cases in which other people are involved. (F.R., p. 48)

Qu'il defende en m^me temps la these U-2 ou la these U-1 inversee (a savoir qu'un jugement moral sur le cas d'un autre doit en- trainer un jugement semblable sur mon propre cas), cela n'est pas directement pertinent au debat en cours: je ne me refererai a ces positions que pour &viter ou pour signaler des ambiguites. 3e) MalgrS I'adhesion repetee de Hare a la these U-1, on decile facilement dans son argumentation ou dans la port€e qu'il accorde a cette these un certain nombre de variations entre les diffe rents textes qu'il y a consacres, d'autant plus facilement d'ailleurs qu'il nous le signale lui-mgme.5 Je m'attacherai ici principalement a la presentation de la these dans F.R. parce qu'elle est la plus recente et surtout parce qu'elle est la plus 6laboree. Mais ces variations n'en demeurent pas moins significatives et nous aurons a y revenir en cours de route.

2. Les procedures ^argumentation M6me a se limiter £ F.R., ('argumentation qui justifie la thdse

U-1 n'est pas parfaitement homogene: on peut identifier trois procedures d'argumentation distinctes: - P-1: les jugements moraux sont universalisables parce qu'ils sont (partiellement) descriptifs; - P-2: les jugements moraux sont universalisables parce qu'ils concernent I'homme en tant qu'homme; - P-3: les jugements moraux sont universalisables par definition. La premiere est certainement la plus importante et la plus explicite et c'est elle qu'il convient d'examiner en premier lieu, mais les deux autres sont egalement nettement pr^sentes pour peu qu'on se donne la peine de lire attentivement: on verra pourquoi il est impossible de les negliger.

Qu'en est-il d'abord de P-1? Le raisonnement est en gros le suivant:6

5 Cf par ex. F.R., p.35, note 1, et f.R.,p.155. 6 Cf F.R., chap.2,p.7-30.

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(i) tout jugement descriptif est universalisable; (ii) les jugements moraux sont (au moins partiellement) descrip- tifs; (iii) done les jugements moraux sont universalisables. Cet argument, implicitement present dans L.M., est longuement explicits dans F.R. La proposition (i) est consid6r6e comme allant desoi:

If a person says that a thing is red, he is committed to the view that anything which was like it in the relevant respects would likewise be red. (f.R.,p.11)

Dans le cas des jugements purement descriptif s, ceci constitue meme un principe analytique:7 ". . . to say that something is red is to say that it is of a certain kind, and so to imply that anything which is of that same kind is red" (F.R., p. 11). La difficulte qu'il peut y avoir a identifier les trait pertinents ("relevant respects") ne change rien a I'affaire puisqu'il s'agit d'une "universalisabilite" de principe. Dans I'exemple mentionnS, cette difficult^ n'est autre que celle de cerner exactement le sens de "red".

La proposition (ii) est deja plus delicate. Des L.M., Hare est parti en guerre contre les "naturalistes", ceux qui consid£rent les jugements moraux comme purement descriptifs. Pour lui, ces jugements sont d'abord et avant tout "prescriptifs"; ils ne servent pas surtout a decrire quelque chose, mais a guider I'action. II reconnait cependant que la verite du naturalisme reside en ceci que les jugements moraux sont partiellement descriptifs: en plus de guider I'action, ils nous apprennent quelque chose sur les proprietes de leurs sujets. C'est par exemple 6videmment le cas d'une proposition comme "ceci est un mensonge" qui contient habituellement non seulement une evaluation negative, mais egalement des informations descriptives sur I'acte en question. Le probleme le plus souvent d£battu est de savoir si cela est aussi vrai de termes comme "good". Hare soutient que oui parce que m6me "good" implique un crit^re devaluation qui doit 6tre au moins partiellement descriptif: "If I make a moral judgement about something, it must be because of some feature of the thing" (F.R., pp. 39-40). Pour Hare, c'est la le seul point de disaccord possible:

... a philosopher who rejects universalizability is committed to the view that moral judgements have no descriptive meaning at all. (F.R., p. 17)

C'est d'ailleurs effectivement sur ce point qu'ont porte la

7 OF.R.,pAS.

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plupart des discussions autour de la question. Je voudrais pour ma part recourir a une critique sensiblement differente et soutenir que meme si on accepte les propositions (i) et (ii), la proposition (iii) n'en decoule pas, du moins pas dans le sens d'U-1. En effet on remarque d'abord une anomalie dans la formulation du raison- nement que j'ai pr&sente plus haut: la proposition (ii) affirmant que les jugements moraux sont partiellement descriptifs, la con- clusion, en toute rigueur, devrait §tre qu'ils sont partiellement universalisables.

Pour elucider le sens de ce "partiellement", essayons d'appli- quer le raisonnement de Hare a la pr§misse caracteristique de la thdse U-l: "dans les circonstances C, je dois moralement faire A". II sera commode d'utiliser d'abord une formulation passive de cette proposition (je la note en anglais pour §tre plus proche des termes m£mes de Hare et pour eviter les ambiguites de

traduction): (a) "in circumstances C, A ought to be done by me". En quoi consiste ici I'universalisation telle qu'elle peut etre deduite du raisonnement de Hare? On en trouve une definition tres claire plus loin dans F.R. lorsque Hare ecrit:

... by calling a judgement universalizable I mean only that it logically commits the speaker to making a similar judgement about anything which is either exactly like the subject of the original judgement or like it in the relevant respects. {F.R., p. 140)

Admettons - bien que ce ne soit pas clair du tout - que "ought to be done" est partiellement descriptif et supposons pour simplifier le d£bat que "in circumstances C" fasse partie du sujet de la proposition; le processus d'universalisation conduirait alors a la proposition: (a') "in circumstances C, A' ought to be done by me" dans laquelle C et A' sont respectivement exactement semblables a C et A ou semblables selon les traits pertinents. On s'apenjoit qu'on a ici un cas typique de U-2 et que nous n'apprenons rien sur ce que devrait faire un autre individu dans les memes circon- stances.

On dira que ce resultat est du a notre formulation passive. Revenons done a la formulation active et voyons ce qui se passe: (b) "in circumstances C, I ought to do A"; I'universalisation donne alors: (b') "in circumstances C, V ought to do A" ou C et T sont exactement semblables a C et I ou semblables selon les traits pertinents. Or selon la these U-1, on devrait arriver a:

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(b") "in circumstances C, anybody ought to do A". Pour que (b') corresponde a (b"), faut que I' corresponde a "any- body". II faut done prouver que les seuls traits de "I" pertinents a une decision morale sont des traits communs a tout le monde.

Le raisonnement de Hare peut done £ la rigueur prouver la these U-2, mais eu egard k U-1 il est incomplet; il reste a prouver la proposition: (c) "everybody is exactly or relevantly similar to me". II y a deux fajjons de s'en sortir: ou bien effectivement poser (c), ou bien soutenir que les jugements moraux ne sont univer- salisables que pour la classe des individus qui sont semblables a moi selon les traits pertinents. Hare n'adopte jamais le deuxieme voie (nous verrons plus loin pourquoi elle conduit i un cul-de- sac), mais il semble a certains moments adopter la premiere lorsqu'il a recours a ('argumentation P-2: "les jugements moraux sont universalisables parce qu'ils concernent I'homme en tant qu'homme'. On voit maintenant pourquoi une these comme P-2 est necessaire a ('argumentation de Hare: P-1, qui est presente comme complet par lui-meme, en realite ne Test pas!

Tournons-nous done vers P-2: Targument est a peu pres explici- te dans LM. lorsque Hare compare I'homme a un architecte (p.141-142): en vertu du caractere prescriptif des jugements de valeur, si un architecte reconnait vraiment qu'un autre archi- tecte est "meilleur" que lui, il doit ou bien cesser d'etre archi- tecte ou bien s'efforcer de ressembler davantage a I'autre, mais "we cannot get out of being men, as we can get out of being architects" (LM.,p.142). P-2 est egalement utilise dans F.R. mais de fagon beaucoup plus implicite, par exemple lorsqu'analy- sant un probleme moral pose a B, Hare ecrit:

. . . B should disregard the fact that he plays the particular role in the situation which he does, without disregarding inclinations which people have in situations of this sort. (F.R.,p. 94)

Notons au passage que ceci implique des jugements de fait sur les caracteristiques universelles de la nature humaine. Mais ce qui est surtout important, e'est que jamais P-2 n'est vraiment justifie par Hare. C'est d'ailleurs parfaitement comprehensible puisque pour le justifier il faudrait revenir a une metaphysique de la nature humaine. En effet, ou bien on pose comme juge- ment de fait que seuls les traits communs a tous les hommes interviennent dans une decision morale et alors on a certaine- ment une proposition fausse: lorsque je prends une telle de- cision, je n'agis pas simplement en tant qu'homme, j'agis aussi

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- et peut-§tre surtout - en tant que moi-meme, personnalite complexe et unique. Ou bien on pose comme jugement de valeur que seuls certains traits communs £ tous les hommes de- vraient 6tre pertinents aux decisions morales, mais il est clair que Hare refuserait cela, et de toute fagon le recours a cette deuxieme pr6misse impliquerait immfediatement que les juge- ments moraux ne sont universalisables que par une exigence morale et non pas par une exigence logique.

On pourrait alors peut-etre se tourner vers une these U-1 modifiee selon laquelle les jugements moraux ne seraient uni- versalisables qu'aux individus semblables a moi selon les traits

pertinents. II faut bien, dira-t-on qu'il y ait en moi quelque trait

descriptif pertinent a telle ou telle decision morale, et ceci justifierait i'universalisation I i mi tee de cette decision. Cette voie

qui, je I'indiquais plus haut, n'est pas utilisee par Hare serait certainement plus conforme a ses principes logiques que la

precedente. N6anmoins elle mdne d une impasse, et ce pour deux raisons. D'abord Hare reconnait lui-meme au debut de F.R.(cf. p.1) qu'une decision morale concerne I'individu tout entier. L'universalisation n'atteindrait alors que la classe des hommes

qui ont la meme personnalite que moi, la meme education, le m§me contexte social, le m§me passe, bref la classe des hommes qui sont moi, c'est-a-dire uniquement moi-meme, ce qui serait une bien pietre universalisation. La deuxteme raison est encore plus s6rieuse: si "I ought to do A" constitue bien une decision, comme Hare le reconnait, le pronom personnel "I" n'est pas dans cette proposition un terme descriptif:8 il marque simple- ment la decision elle-meme et le seul trait pertinent a son utilisation est que c'est moi qui parle et non pas un autre. Le

pronom personnel a ici une valeur bien differente de celle qu'il aurait dans "je suis blanc". Dans cette derniere proposition, on serait bel et bien oblig£ d'universaliser: tout individu semblable a moi selon les traits pertinents doit etre dit blanc. Mais dans une proposition exprimant une decision ou un choix, l'univer- salisation n'est pas possible: "je decide A" n'implique rien quant aux decisions de X ou de Y et cela est du, repetons-le, au fait que le seul trait linguistiquement pertinent est le fait que c'est moi qui parle. Nous aurons a revenir plus loin sur ce point capital.

Reste P-3: les jugements moraux sont universalisables par d§finition; un jugement de valeur qui ne concernerait que mes

8 Cf les analyses de Benveniste E, sur le pronon personnel dans ProblSmes de linguistique ge'ne'rale, Paris, Gallimard, 1966, p. 251 -266.

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propres actions pourrait a la rigueur etre considere comme un

imperatif singulier, mais ce ne serait pas un jugement "moral"; "les jugements moraux sont universalisables"serait une proposi- tion analytique. Cette argumentation, on le voit tout de suite, s'accorde assez mal avec P-1 puisqu'elle semble reconnaitre la possibility de jugements prescriptifs-descriptifs qui ne seraient pas universalisables au sens d'U-1. Hare, sans doute, est conscient de cette difficulte: apres avoir explicitement soutenu P-3 dans un article de 19549, il revient sur la question dans F.R. et admet que sur ce point du moins son article precedent etait "worse than misleading" (p.35, note 1): "this means that the ambiguity of the word 'moral', which is notorious, need not worry us at this point" (F.R.,p.37).

dependant P-3 n'est pas completement exclu de I'argumenta- tion de F.R. On le voit clairement revenir dans I'examen que poursuit Hare d'un cas de raisonnement moral au chapitre 6. Le cas est le suivant: A doit de I'argent a B, et B doit de

I'argent a C; B entreprendra-t-il d'envoyer A en prison? S'il decide de le faire, alors en vertu d'U-1 il doit aussi souscrire a la proposition: "C doit envoyer B en prison" et souscrire a cette proposition dans le cas de B c'est en conclure: "let C put me into prison"(/\R.,p.91). Hare examine les differentes voies

par lesquelles B pourrait tenter d'echapper a la logique de ce raisonnement, envoyer A en prison tout en refusant de se laisser lui-mgme emprisonner par C. Une de ces voies - celle qui nous interesse ici - consisterait pour B a soutenir qu'il emploie le jucement: "je dois envoyer A en prison" de fagon non-univer- sahsable. On s'attendrait a ce que Hare refute cette pretention par un recours a P-1, mais ce n'est pas du tout ce qui se passe: Hare repond que, si B dit cela, alors il ne pose tout simple- ment pas un jugement moral:

... the moral, evaluative (. . .) disagreement is only verbal, because, when the expression of B's view is understood as he means it, the view turns out not to be a view about the morality of the action at all. So B, by this

manoeuvre, can go on prescribing to himself to put A into prison, but has to abandon the claim that he is justifying the action morally, as we understand the word 'morally'. One may of course use any word as one

pleases, at a price. But he can no longer claim to be giving that sort of

justification of his action for which, as I think, the common expression is 'moral justification'. (F.R.,p.99; souligne" par moi)

Ceci semble bien contredire d'ailleurs ce que Hare vient d'affirmer trois pages plus haut 3 propos du m§me exemple:

» "Universalizability", Aristotelian society, vol.LV, 1954-55, p.295-312.

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"in this argument nothing whatsoever hangs upon our actual use of words in common speech" (F.R.,p.%; souligne par Hare). La tactique de Hare, affirmant P-3 et le niant a la fois, n'est done pas claire du tout. Mais a supposer que I'argument P-3 soit bel et bien assume, on peut r§torquer deux choses: le) il n'est pas prouve que le "vraie" definition du terme "moral" implique runiversalisation. En particulier, si on definit, ainsi que Hare le fait lui-meme un peu plus loin dans F.R., les prin- cipes moraux d'un individu comme etant ceux par lesquels il accepte ultimement de guider sa vie (cf F.R.,p.169), il devient possible et meme nfecessaire de parler quelquefois de morale strictement individuelle, par exemple dans le cas ou B d€ciderait de guider sa vie d'apres son propre inter§t financier. 2e) De toute fa^on, le point important n'est pas la. A supposer qu'on admette que la definition de "moral" implique I'univer- salisation, on doit alors aussi admettre la possibility de juge- ments prescriptifs non-universalisables. La proposition "je dois faire A" ne serait plus necessairement universalisable au sens d'U-1. Simplement on n'appellerait plus cette proposition un

jugement moral. Mais il resterait a prouver que les jugements moraux universalisables sont licites: on devrait alors revenir a P-1 ou a P-2 qui, nous I'avons vu, ne resistent pas a la critique. On arriverait alors a la conlusion que les jugements moraux sont par definition universalisables, mais que rien ne prouve qu'ils soient logiquement acceptables. Je voudrais soutenir au con- traire que les jugements prescriptifs universalisables ne sont jamah acceptables; et la conclusion serait alors que, si on accepte le definition de "moral" proposee par P-3, les jugements moraux sont tous logiquement fautifs.

3. La non-universalisation des decisions prescriptives Bien sur il ne suffit pas d'avoir critque les arguments de

Hare pour avoir prouve que les jugements prescriptifs ne sont jamais universalisables au sens d'U-1. Mais il me semble que cette conclusion est deja implicitement contenue dans la refuta- tion de P-2 que j'ai propos6e plus haut. Je soutenais alors que dans une proposition en premiere personne exprimant une de- cision, le seul trait pertinent a I'usage du pronom personnel "je" comme sujet etait le fait que e'est moi qui parle. Dans une telle proposition en effet, "je" n'est pas un terme descriptif: il joue simplement un role performatif, la proposition linguistique con- stituant elle-meme la decision.

A ceci on peut imaginer un certain nombre d'objections. Hare

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se prive d'emblee de la plus forte d'entre elles, celle qui con- sisterait a dire que la proposition "je dois faire A" est neces- sairement deduite d'une description objective de la situation: c'est I'objection "naturaliste", qui admet la possibility de de- duire un jugement prescriptif a partir de premisses purement descriptives. Hare refuse carrement cette manoeuvre et il me

paratt clair qu'il d tout a fait raison: rien ne saurait faire ap- parattre I'element prescriptif dans la conclusion s'il n'est pas deja contenu dans les premisses. Mais puisque nous discutons ici avec Hare et non pas avec les naturalistes evitons d'entrer dans ce difficile debat.

On pourrait peut-§tre objecter aussi que la proposition "je dois faire A" ne constitue pas une decision. Par exemple Hare affirme au chapttre 4 de F.R. que les jugements en "ought" et les jugements descriptifs se distinguent tous deux des imperatifs et des decisions precisement en ceci qu'ils sont universalisables

(p.56). Mais cette assertion est loin d'etre claire: d'abord Hare a lui-meme maintes fois affirme et reaffirme que les jugements moraux sont bel et bien des decisions: "when I subscribe to the

principle, I do not state a fact, but make a moral decision"

(LM.,p.196). Et en effet, si le jugement presciptif n'est pas directement deductible d'une description de la situation, il faut bien admettre (et Hare I'admet) qu'§tant donne la description D d'une situation S, plusieurs prescriptions differentes sont logi- quement possibles et que le choix entre ces diverses possibilites ne peut logiquement relever que d'une decision du sujet qui evalue.10

Ceci nous conduit a un des problemes les plus delicats de toute analyse logique du langage prescriptif: la question du statut logique des "raisons" de fait par lesquelles on "justifie" une decision morale. Hare admet que ces raisons ne sont jamais logiquement contraignantes, mais il pose en principe que tout

jugement moral doit comporter de telles raisons. C'est d'ailleurs la selon lui - et bien que je n'en aie pas parle encore - la

justification ultime de I'universalisation des jugements moraux: "If I make a moral judgement about something, it must be be- cause of some feature of the thing" (F.R.,p.39-40). C'est le neces- saire recours a une "raison" qui explique la presence d'un ele- ment descriptif dans les jugements moraux. Mais ceci ne nous avance pas beaucoup et nous renvoie aux arguments P-1, P-2 et P-3. On dira en effet: 10 Notons que la decision individuelle n'implique logiquement aucun renvoi aux Emotions du sujet et qu'il

n'y a done ici nulle trace d'£motivisme.

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- ou bien que le lien avec ces "raisons" est toujours analyti- quement reproduit dans le jugement prescriptif lui-meme par la presence d'un Element descriptif, mais on a vu que cela ne suf- fisait pas a prouver la thgse U-1; - ou bien que la proposition "je dois faire A" ayant "je" comme sujet, il doit y avoir quelque trait de "je" qui en constitue la raison, mais ceci nous ramene a la metaphysique de la nature humaine et oublie que le trait pertinent a Tutilisation de "je" est que c'est moi et personne d'autre qui parle; - ou bien qu'un jugement, pour pouvoir §tre legitimement ap- pele "morale doit renvoyer a des raisons universalisables. Hare semble recourir & cet argument lorsqu'il 6crit que contrairement aux prescriptions morales les imperatifs singuliers n'ont pas besoin de "raisons" (F.R.,p.36); le renvoi a des raisons serait alors implique par la definition du terme "moral", mais si I'on veut utiliser cette argumentation en guise d'objection contre la these de la non-universalisation des jugements prescripts, on commet tout simplement une petition de principe puisque je suis pret a soutenir qu'aucun jugement moral ainsi defini n'est logiquement acceptable.

On semble done tourner en rond, mais un element crucial pour la discussion en cours a tout de m§me 6te €tabli: il y a toujours un foss6 logique entre les "raisons" descriptives et la decision prescriptive. On doit en conclure que I'utilisation du pronom personnel marque ici un choix qui ne peut jamais etre exhaustivement justify et done que I'unrversalisation possible des "raisons" ne peut etre I6gitimement projet^e sur la prescrip- tion elle-meme. Si la proposition "je dois faire A dans les cir- constances C" est une decision, on ne peut jamais en deduire que qui ce soit d'autre doive aussi faire A dans des circonstances semblables. Entre "je dois faire A" et "tout le monde doit faire A", il y a un foss6 logiquement infranchissable. La proposition qui devrait servir de mineure: "tout ce qui est dit de je peut etre dit de tout le monde" est absolument injustifiable.

Toute la confusion provient de la forme grammaticale qu'em- pruntent habituellement les jugements de valeur. Dans les exemples consid6r6s jusqu'ici - du type "je dois faire A" - , le pronom personnel etait toujours present. Dans la plupart des jugements de valeur habituels, la reference au locuteur ou & celui qui pose I'action n'est pas explicite. On dit: "tel acte est bon", "tel livre est bon", etc. . . . Mais, Hare le montre abondamment, un jugement de valeur n'est pas un jugement purement descriptif: le jugement moral par exemple exprime a

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la fois une decision (presence du locuteur) et une prescription (presence de celui qui doit poser I'action). Mais une prescription - comme un imp6ratif - s'adresse a quelqu'un. A qui? A celui qui sera sp6cifi6 dans la proposition; et si personne n'est men- tionn£, ga ne signifie pas qu'elle s'adresse d tout le monde ou a n'importe qui: <ja signifie que la proposition est incomplete. A fortiori, si dans la proposition je precise que la prescription s'adresse & moi-m§me, personne ne peut en conclure qu'elle s'adresse a tout le monde.

Par ailleurs, formuler d'emblee une presciption universel- le s'adressant a tout homme semble quelque chose d'assez etrange, s'il est vrai que les jugements moraux constituent des decisions. Peut-etre ne serait-ce intelligible que dans le cas d'une prescription hypothGtique: "tout homme, s'il veut ou s'il voulait atteindre A, doit ou aurait du poser I'acte B". Mais il s'agit la d'une pseudo-prescription. Ou bien en effet la liaison entre A et B est analytique (par exemple: "tout homme, s'il veut vivre sans etre celibataire, doit se marier"), mais alors la proposition con- stitue tout simplement une mantere de definition de A; ou bien cette liaison n'est pas analytique, mais alors la proposition ne constitue rien d'autre qu'un jugement de fait: "B conduit £ A".

Que le mode prescriptif n'existe pas - dans nos langues oc- cidentales en tout cas - et qu'il soit tres souvent deguise en indicatif ("tel acte est bon"), cela n'a rien de bien etonnant puisque les langues que nous parlons se sont constitutes sur le fond d'une croyance religieuse en des valeurs objectives. Dans un tel contexte, dire "tel acte est bon", c'est effectivement decrire I'acte. Mais le debat ne se poursuit pas ici dans ce con- texte la: les jugements moraux ne peuvent pas §tre a la fois des decisions et des jugements universalisables.

4. La fonction ideologique de la these de Hare

Les consequences de cette conclusion, il ne faut pas se le cacher, sont enormes: tout le discours de la morale universelle ou universalisable est solidaire de la croyance aux valeurs ob- jectives. Sa fonction ideologique etait claire: dissimuler la re- lativite des valeurs et peut-etre assurer ainsi une certaine cohesion sociale au profit de I'ordre etabli. Hare pour sa part ne croit pas aux "valeurs en soi", mais, en conservant aux jugements moraux leur possibility d'universalisation, il leur laisse jouer la meme fonction. Bien qu'il ne cesse d'affirmer que la these U-1 est une these purement logique et moralement neutre (cf par

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exemple: F.R.,p30, p.195, etc. . . .) on s'apergoit a la fin de F.R. qu'elle favorise nettement la morale liberate d'inspiration chretienne. Considerant par exemple le cas d'un Nazi qui soutien- drait qu'il faut exterminer tous les Juifs (F.R.,chap.9), Hare lui fait d'abord passer le test de I'universalisation pour voir s'il est sincere avec lui-meme. II imagine qu'on fasse croire a ce Nazi

qu'il est lui-meme Juif: s'il le croit et s'il en conclut qu'il doit lui-meme etre extermine, alors sa these est logiquement co- herente, mais il est aussitot classe parmi les "fanatiques"; sa

position, ainsi clarifiee, devient si extaordinaire que "nobody but a madman would hold it" (F.R.,p.172). II devient semblable a un autre heros des exemples de Hare: le joueur de trompette, qui, pretendant que la trompette est un instrument tellement noble

qu'elle lui donne le droit moral d'importuner ses voisins a tout heure du jour et de la nuit, doit universaliser sa prescription et soutenir que "la trompette doit §tre jouee au detriment de n'im-

porte quel autre desir humain, y compris les miens". En refusant d'etre "tolerants", le Nazi et le joueur de trompette sont devenus des fanatiques. Us ont logiquement le droit de l'§tre, nous dit

Hare, mais bien peu de gens sont prets a aller jusque la: ". . . on the whole such fanaticism is rare" (F.K.,p.161).

S'ils ne veulent §tre ni des humanistes liberaux ni des fana-

tiques, le Nazi et le joueur de trompette ne peuvent plus §tre

que des "6goistes" (c'est bien le terme utilise par Hare: cf par exemple F.R.,p.17O) qui, refusant d'universaliser leurs prescrip- tions, se confinent a des imperatifs singuliers exprimant leurs desirs individuels. Avec ces gens la la discussion morale est im-

possible puisqu'ils ne veulent tout simplement pas accepter la

logique du discours moral. Le choix est done restreint: ou bien on est fanatique (presque

fou, quoi!), ou bien on est egoiste, ou bien on reconnait qu'il faut accorder un poids egal aux inclinations et aux int£rets de

chaque individu quel qu'il soit: "this is what turns selfish pru- dential reasoning into moral reasoning" (F.R.,p.94); ". . . it is characteristic of moral thought in general to accord equal weight to the interests of all persons" (F.K.,p.177). Ceci nous ramene evidemment & un type de morale bien particulier fonde sur la

dignity de la personne humaine et sur la tolerance, en un mot a la morale classique de I'humanisme liberal. Bien sur, on le sait depuis longtemps, cette tolerance doit avoir des limites: "the liberal is not required by his own ideal to tolerate intoler- ance" (F.R.,p.18O). [.'intolerance, il faut bien conclure que c'est ici I'attitude des fanatiques (ceux pour qui un ideal quelconque

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est plus important que les interests humains) et des egoistes (ceux qui refusent le discussion rationnelle). Le liberal sera done tolerant envers tous ceux qui ne sont ni fanatiques ni egoistes, e'est-a-dire envers tous les autres liberaux!

Bien sur, je simplifie un peu, mais la conclusion n'en est

pas moins claire: la these U-1 favorise nettement un type particu- lier de morale et sert en outre - de fagon typiquement ideo- logique - a masquer les rapports de force politiques et economi-

ques sous des debats moraux: pour Hare le caract£re inevitable de la guerre entre les Nazis et les liberaux venait d'un insur- montable conflit dans les ideaux moraux (cf. F.R., p.159). II faut croire que cette guerre mettait en presence des fanatiques et des dupes d'une part (les Nazis), des defense urs de la dignite humaine de I'autre. On peut imaginer 6galement que les com- munistes n'etant pas des liberaux sont aussi fanatiques que les Nazis et qu'a ce titre il convient de se mefier de la tolerance a leur egard.

Cette question de la tolerance est d'ailleurs assez embarras- sante pour Hare. La these U-1 en effet semble bien impliquer qu'il faille moralement condamner tous ceux qui ne sont pas d'accord avec nos prescriptions. Si "je dois faire A dans les cir- constances C" entraine "X doit aussi faire A dans les circon- stances C", il faut conclure, si X ne fait pas A, qu'il agit de

fa^on immorale: "le relativisme, dit Hare, est toujours une these absurde" (F.R.,p.5O).

A cette difficult^, on peut trouver dans F.R. deux types de

reponse. La premidre est tres breve: "the universalist is not com- mitted to persecuting (. . .) people who disagree with him

morally" (F.R.,p.5O). Ainsi la conclusion theorique est juste: X, de mon point de vue, est moralement condamnable; mais

pratiquement cela ne m'oblige a aucune action contre lui. Cette

premiere reponse cependant ne semble pas tout a fait satisfaire notre auteur: elle impliquerait, s;il est vrai que les principes moraux sont les principles ultimes en vertu desquels je guide ma vie, que tous ceux qui ont choisi une vie differente de la mienne sont moralement condamnables: si je valorise une vie de recherche intellectuelle, tous les autres auraient tort de ne

pas faire le mgme choix. Pour un liberal, cette consquence est assez suspecte. Aussi apprenons-nous au chapitre 8 qu'en depit de I'universalisation, plusieurs ideaux moraux differents sont

logiquement compatibles: "For it is not inconsistent to admit that there may be different ways of life, both of which are

good" (F.R.,p.153). C'est qu'il y a une distinction & op6rer entre

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un "id6al moral" et la "morale des int^rSts humains". L'ideal moral (par exemple I'ideal de I'ascete ou celui de I'athlete) est purement personnel et n'entre pas necessairement en contra- diction avec d'autres id£aux moraux. La morale des intents humains, elle, concerne les devoirs de la vie en commun et ici il ne saurait y avoir de pluralisme.

Sur le plan logique, ceci se traduit par une difference de comportement entre les jugements en "ought" (morale des in- tferets humains) et les jugements en "good" (id6al moral):

... whereas the judgement that I ought in a certain situation to do a certain thing commits me to the view that no similar person in a precisely similar situation ought to fail to do the same thing, this is not the case with a judgement framed in terms of good. (F.K.,p.153) . . . therefore it does not follow from the fact that A is a better man than B (...) that B ought to be trying to be more like A (...) For B may be trying to be a different sort of good man. (F.K.,p.155)

Hare admet ici qu'il etait all6 trop loin dans L.M. en declarant:

... if I admit that the life of St-Francis was morally better than mine, and

really mean this as an evaluation, there is nothing for it but to try to be more like St-Francis. (LM.,p.142)

Cette nouvelle manoeuvre a I'avantage d'eviter une trop grande intolerance tout en echappant au relativisme. Mais a quel prix? D'abord on peut remarquer que cette double corres- pondance, "ought" et int6r§t humain d'une part, "good" et id6al moral d'autre part, ne provient pas de I'usage ordinaire de ces termes. Au fond Hare nous dit qu'il "faudrait" faire cette dis- tinction. Mais pourquoi? Examinons la question de plus prds: plus haut dans F.R., Hare avait affirm^ que les jugements en "ought" correspondent a peu pres aux jugements en "right": "'He ought not to do that' means the same as 'it would be wrong for him to do that'" (F.R.,p.21). La difference ought/good doit done correspondre a la difference right/good. Ainsi les deux jugements suivants:" (a) X is right for me to do (b) X is (morally) good for me to do auront un comportement completement distincts. (a) sera neces- sairement universalisable dans le sens d'U-1 ("X is right for any- body to do") et (b) ne le sera pas (ce qui est bon pour I'asc&te peut §tre mauvais pour I'athlSte).11 Or, selon Hare lui-meme,

11 En effet, en vertu du caractere prescriptif de "good", si (b) entrainait "X is good for anybody", je devrais en d6duire un impeVatif concernant "anybody": "let anybody do X", ce que precislment Hare veut eviter.

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tous les deux ont un sens prescriptif et un sens descriptif. Si P-1 (recours au sens descriptif) avait 6t§ probant pour justifier U-1 dans le cas de la proposition (a), il aurait dO l'6tre aussi

pour la proposition (b). II semble y avoir ici une inconsequence dans le raisonnement de notre auteur. Je soutiens que cette in-

consequence est due au fait que son argumentation ob&it & des

imperatifs d'ordre ideologique: il fallait que (a) soit universalis- able au sens d'U-1 pour contrer toute forme de relativisme, mais il fallait aussi laisser du champ, m§me sur la plan theorique, a un pluralisme tolerant sans lequel I'intellectuel aurait 6te amene a dire que tout le monde "devrait" §tre intellectuel, Pascete que tout le monde devrait etre ascete et ainsi de suite, ce qui pour un liberal frdle le fanatisme.

Que la these de Hare soit ideologique en ce sens, ce n'est 6videmment pas un argument contre elle. Les seuls arguments qu'on puisse validement lui opposer sont d'ordre purement logi- que et c'est ce que j'ai essaye de faire plus haut. Mais une fois la th£se ainsi critiqu6e, il reste a comprendre quel est le verit- able moteur de son argumentation. En posant que ce moteur est d'ordre ideologique, on voit clairement apparattre & la fois les raisons pour lesquelles elle est defendue et les raisons pour lesquelles elle n'est pas defendue jusqu'au bout. Qu'on me com-

prenne bien, il ne s'agit pas ici d'intenter un proces d'intention a M.Hare: je ne cherche qu'a devoiler une logique ideologique inherente au discours lui-meme.

Resumons-nous. J'ai essaye de montrer: 1e) que le th£se U-1 est bel et bien defendue par Hare; 2e) que les differentes procedures d'argumentation qu'il invoque a I'appui de cette these sont logiquement insatisfaisantes; 3e) que d'ailleurs les jugements moraux, s'ils constituent des decisions, ne sont jamais universalisables au sens d'U-1; 4e) que la these U-1 (avec les limitations qui lui sont apportees) est eminemment ideologique, en ceci que sous les dehors d'une these purement logique, elle sert en realite les interets du li- beralisme.

Que les consequences de ma propre argumentation (d sup- poser qu'elle soit valide) soient graves pour le statut du discours moral dans son ensemble, il ne faut pas chercher a le cacher, mais il serait deplace d'essayer de tirer ici toutes ces consequ- ences. R6servons pour un autre moment cette delicate entreprise.

Aout 1972

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