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PREMIERE PARTIE Crise du Philosophe

Henri Lefebvre - Crises Du Philosophe

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Henri Lefebvre - Crises Du PhilosopheLa somme et le reste

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Page 1: Henri Lefebvre - Crises Du Philosophe

PREMIERE PARTIE

Crise du Philosophe

Page 2: Henri Lefebvre - Crises Du Philosophe

CHAPITRE 1

MIS EN QUESTION

L- ES pages qui suivent peuvent se considérer comme extraites

d'un ouvrage en préparation depuis plusieurs années, et qui _ verra le jour, sauf imprévu, sous le titre : Crise de Ja philoso­

phie. Ce travail, beaucoup plus étendu, comprendra une premiere partie traitant de la grandeur (passée) de la philosophie, suivie d'une description et d'une analyse de sa situation actuelle, de .sa. servi­tude. Ensuite, il mettra en évidence les antinomies de la philosophie comme telle, aujourd'hui : dogmatisme ou inconsistance - préten­tion a régir les sciences, ou modestie plus ou moins affectée du philosophe le réduisant a suivre les savants a la trace - critique impuissante ou courtisanerie vis-a-vis du pouvoir, etc. Apres quoi ·une troisieme partie éxaminera les rapports de la philosophie avec les sciences, et plus précisément r usage et les abus possibles dans les sáences sociales (sociologie notamment) des concepts d' origine philosophique, _totalité, subjectif, objectif, etre, conscience, objectivité, aliénation, etc... Enfin, une derniere partie tentera de déterminer la perspective d•un renouvellement de la philosophie.

Dans un petit livre écrit au début 1957 et paru unan plus tard (1), r ai consacré quelques trop bref s paragraphes a cette crise de la philo­sophie et a ses symptomes, tant du coté manciste que du coté non­marxiste (ou si ron veut du coté. du « camp socialiste » et du coté capitaliste). Car les symptomes different suivant le camp ou le coté. Dans le socialisme tel qu·il se présente aujourd'hui, la philosophie, ou

(1) « Probl6mes actuels du marxisme », P.U.F. i958, cf. pp. 19 et sq.

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10 LA SOMME ET LE RESTE

plutot une philosophie, le matérialisme dialectique, est officialisée en tant que systeme complet et achevé. Elle est au pouvoir; mais il n'y a plus de philosophes, partant plus de philosophie. En- face, aans le monde qui se dit « libre »,_ il y a beaucoup de philosophes, et souvent de grand talent ; mais la philosophie n' a aucune eff icacité, aucun pouvoir et aucun espoir d' en acquérir.

Depuis que j' ai tenté de résumer ainsi une situation difficile, j~ me su is demandé si je ne devais pas aller plus lo in. La description ne peut se suff ire. Elle pose un di1emme, un probleme. Elle ne le réso'1t pas. Or, fhésite a aller plus loin; je rencontre des interrogations nou­veMes, des bifurcations imprévues. Les pages qui suivent sont desti­nées a communiquer au lecteur ces interrogations, a lui soumettre les hésitations du philosophe qui se demande ce que va devenir, ce que pcuit devenir la philosophie. 11 est mis en question (ce qui vaut mieux que d' etre mis a la question, mais n' en ~ pas moins un aspect drama­tique). 11 se met en question. Je puis intituler ce chapitre Crise du ph#osophe, en montrant que cette crise n'es:t que l'aspect subjectif d'une crise objective, celle de la phi:losophie.

A mes dépens, j'ai appris quema critique du dogmatisme (marxiste) ne l' a pas ébranlé. Je n' ai pas pu briser les entra ves au développe­ment du marxisme et de la connaissance. Pourquoi ? Peut-etre ne les avais-je pas ~core completement brisées dans mes propr~ idées, daos ma própre attitude inteHectuelle. Les attaques dirigées contre ce petit livre, Problemes actuets ff.u marxisme, leur faiblesse théorique et leur violence polémique, leur mélange de mauvaise f oi et de bonne consciencé, leur orchestration dans de nombreuses revues f ran­~aises et étrangeres conf érant a la polén:llque un caractere d' opération politique, m' incitent a aller jusqu' au fond . des problemes· soulevés. Et cela d'autant plu~ que les positions des dogmatiques, leurs affir­mations, leurs cris, leurs attaques, ont touj ours un caractere diver­sionniste. 11 s'agit toujours, en insistant sur les « -principes »,· de détourner l' attention des véritables problemes. Par <<- ~rise de la philosophie », j'entendais,_ il. y .a un ou dewc ans encore, une période de trouble f écond et de croissa.nce, cas . · parti~~r · de erises beaucoup pl~ vastes. ]' estimais qu' il ne f allait pas dr~~­tiser le sens du mot «.crise »,et qu'en somme la philosophie, la science, l' art, f urent touj ours, a cha que époque, en état de cri.se, et qu' ils en

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sortaient chaque f ois revigorés. Je pensa:is done qu' apres cette crise de croissance, une phNosophie - le matérialisme dialectiqu~, qui d' a.Hleurs n' était plus une philosophie au sens anclen et classique du terme - renaitrait victorieuse, renforcée, enrichie.

]'estime aujourd'hui que le dogmati~me marxiste (matérialiste dia­lectique) découle ·de .la crise de la philosophie, en est un symptome, et lo in -de· la résoudre, l' aggrave. ]'en viens a me demander si la crise de la philosophie ne signifie pas son dépérissement et sa fin, en tant que philosophie.

]' envisage done maintenant une critique plus radicale du dogma­tisme, une critique de gauche plus poussée qui irait a son tenne, r acte de déces de la philosophie, s' il est vrai qúe, comme telle, elle devient inévitablement systéma:tique et dogmatique ou se dilue daos ~, inconsistanre. Mais, . comme le lecteur qui voudra bien me suivre pourra bientot le constater, cette idée, cette hypothese, ce projet, ne vont pas sans dif firultés. Peut-on admettre que dewc mille ans de phllosophie se terminent en une impasse ? Si une. nouvelle forme d' activité inteUectuelle ou « spiritueHe » vi~t remplacer et prolonger la philosophie, est-ce qu'elle ne sera pas encore philosophique?

Je ne vois pas encore clair; j'avance a l'aveuglette, en trébuchant, ou je piétine. J'hésite pour des raisons dont les unes sont objectives et les autres subjectives. Un élén;ient personnel ~e sépare mal d'élé­ments plus larges. Comment le phirlosophe percevrait-il res élénlents historiques ou politiques sinon a travers son exp~rience et son épreuve? Pas plus qu'aucun autre homme, pas ·plus que le savant ou le poete, il ne peut faire completement abstraction de soi. Ces éléments per~ sonnels et subj ectif s, "je voudrais id les ex primer en les soulign~nt par opposition aux éléments impersonnels (qui ne pourront s' éliminer completement, cela va 4e soi).

}'entends déja.' le lecteur s'excla~er : « Cher monsieur, cher philO­sophe, vous n' etes. pas sérieux. Vous racontez votre vie, vos petites histoi~es, vos anecdotes, ~ propos de si graves problemes, que vous prétenciez par aiileurs poser a l' échelle . planétaire. Quelle plaisante-. ' r1e .... » ·

Cetre réaction du lecteur, je l'attends, je compte sur elle. Au besoiri, je .. la provoquer~L Il 4oit passer par la pour se poser des questions précises, par_ exemple celle-ci : « Qu' est-ce que le mode d' existence

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philosophique? Peut-on le maintenir, le sauver, lui donner un sens .neu.f ? ou f aut-il, comme une planche a moitié pourrie qui vous a permis a vos risques et périls de traverser un ravin, le précipiter derriere soi ? »

Parmi les raisons subjectives qui me retiennent sur le chemin que j'aper~ois, j'en vewc des ma.inl'ena.nt reconnaitre l'une des plus impor­tantes. Il est dur, pour un homme de culture et de pensée, meme pour un philosophe qui par profession a l'habitude de ce genre d' épreuves, il est dur de se savoir mis en question; il est encore plus dur de se mettre en question; avec son passé, son ceuvre, sa vie, son mode d' exis­tence. Ce genre d' opération exige une main qui ne tremble pas, une cruauté Incide et bien dirigée, une grande sureté de jugement. ú.r il s'agit de vé.rité et non point d'automutilation, · d'autoflagellation,. sotis prétexte d'autocritique. 11 ne faut pas céder a l'attrait d'uit acte rom­pant les ponts, .brisant avec le passé, rejetant les élém.ents périmés et promettant au « penseur » une nouvelle jeunesse. 11 ne faut pas davantage chercher une autojustifi~ion et prononcer un plaidoyer pour soi-meme. Au moment ou elle passe entre ces écueils, proches l'un de l'autre et qui de loin semblent se toucher, la pensée doif hisser sa plus haute voilure et aff ronter la tempete. ·

Je profite de l'occasion pour remercier, du -fond du creur, Ie5 dirigeants du Parti CommWliste Fran~s qui m'ont exdu apres trente ans de présence militante, notamment pour avoir publié le livre mentionné plus ~aut. <:omme daos un congres, je rem.ercie éga­lement les commis aux opérations politiques qui ont dirigé contrc moi le« feu. roulant » (vocabulaire stalinien) de leurs attaques conver­gentes. Ils m' ont beaucoup appris. Ils. obligeot a tirer les condusions du fait qu'un philosophe marxiste qui voulait rester philosophe, a été exdu comme tel du Parti marxiste-léniniste. Pourquoi ? ·Que signifie ce fait en ce qui concerne le philosophe et la phiios0pliie.? Etais-je trop, ou pas assez phiosophe, pas assez ou trop fidete a une disci­pline asservie ? On a mis_ fin a ~e situation, celle d'un philosophe en marge de la philosophie of ficialisée du Parti et qui pourtant se réclamait d' elle. Ceux qw m' ont attaqué et qui ont cm (qui croient encore, s~ auam doute). m'avoir « déma.squé »et « éaasé » (voca­buiaire stalinien) m' ont donné le choc indispensable ; ils . m' ont appotté l' élément catalyseur, la parceHe qui cristailise ce qui se forme

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depuis longtemps et . met fin a une sursaturation. Les argwnents employés, mais surtout la f ~on d' argumenter, m' ont montré qu' il _est vain de leu.r répondre en restant sur leur. terrain, celui du dog­matisme. lis m' ont donné la distance et le recul nécessaires, vis-a-vis de moi-meme. Ils m'ont donné le courag~ d'une décision philosophi­que, celle de mettre la philosophie (et le philosophe) a r épreuve, en leur réclamant les preuves, de sorte que j 'envisage avec la fin de la philosophie la fin de ma propre philosophie et de ma vie philoso­phique passée ; car la philosophie ~e pourra sortir de cette épreuve, si elle en sort, que si prof ondément transformée qu' elle sera impré- . visible et méconnaissable.

Ceux qui m' ont ainsi attaqué, et qui ne m' ont pas pennis de répondre (1) m' ont placé devant mes responsabilités philosophiques. Ils m' ont donné plus qu'une occasion : la force de les aff ronter. Une rupture de plus, une épreuve supplémentafre, une autre contradiction. i. prendre en charge, une mise en question plus radicaJe, e' est peu apres tant d' énergies gaspillées et tant d' années passées a lutter contre le dogmatisme, la betise au front de breuf, en se laissant intimider et jusqu'a un certain point absorber par lui.

Le dogmatisme, lorsqu' il n' a pas le pouvoir et ne peut employer jusque dans ses dernieres conséquences la méthode d' autorité, en

- vient nécessairement a f onctionner sur le mode du défi. 11 donne a l'argumentation l'allure d'une opération politique .. n veut discréditer, accabler. Devant lui, un dilemme : se soumettre ou se démettre. Mais c' est la f aire bon marché de la dignité du philosophe et de la! philo­sophie. A dewc mille ans de t.radition philosophique le philosophe doit le devoir de critiquer une philosophie des qu' elle prétend régner officiellement. Au défi qu' c;>n lui lance, il doit une obligation supplé­mentaire. On prétend le juger ? 11 sera son juge. On le met en ques­tion. ? 11 se mettra· en question. On le d~fie ? Il ne relevera plus le défi. tlt ser~ déja a.iHeurs, plus loin, en avant ; et l' on ne $3.isira de lui, daos un: fantome de jugement et de proces, que son ombre, ce qu'il était bier .. Qu' il condamne ou non sa phil~phie et. la philosophie

(1) Nl dans les reYUes franoatses qui d•pendent d'eux, ni méme dans les re~ ~trang~res. Je devala publier en 196'1 dans une .importante revue polo­nalse une Sérle de lettres polémlque8 sous le tltre ambitteux e Varsovlennes •· Dta la pnnntfJre, la cenSUTe les a lnterdites. Les e '8CCOrds entre partís 1J> com­portalent des clauses lnterdisant aux opposltlons de s'exprtmer.

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14 LA SOMME ET LE llESTE

en général, il testera fidele a la vocation du philosop~e, a la mission de la philosophie.· 11 dira, lui, :la vérité, rien que la vérité et toute la vérité accessible a une pensée individuelle qui s'y consacre. Alois .que d'autres, meme et surtout ceux qui se prétendent philosophes, ne disent pas la vérité ; parce qu' ils ne disent jamais ce qui est vérita­blement mis en question.

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CHAPITRE 11

MARX ET ENGELS SUR LA PHILOSO~HIE

Hegel a repris, dans sa Philosophie de l' Histoire, l' image d' CEdipe pour indiquer le seos de la tránsition entre la pensée égyptienne et la pensée grecque. Le Sphinx, « image égyptienne .de r énigme elle­meme », aurait posé la question énigmatique, que résolut le Grec .CEdipe en déclarant que le mot de.l'énigme, c'était l'homme. Par sa réponse, il précipita le Sphinx du haut de son rocher et le détrui­sit (1 ).

Nous pouvons reprendre l'image a propos de Marx et de la trait­sition entre l'hégélianisme et le marxisme. En 1842, Marx entre daos sa vingt-cinquieme année. Le jeune philosophe aper~oit devant lui, barrant la route, dewc monstres froids, deux masses géantes aussi écrasantes que les pyramides d~Egypte et le Spbinx qui les garde : l'Etat, le Systemd (hégélien). Nouvel CEdipe, Karl Marx va résoudre l'énigme proposée par le Sphinx, animal humain, homme encore ani­mal, image de r énigme. 11 précipite les colosses du haut de leur grandeur, il les détruit, en détruisant d' abord r incertitude de la double nature, de l'existence ambigue du Sphinx .. Le mot de l'énigme, c'est rHomme, et l'homme seul. Ni la nature en soi, ni !'Esprit en soi ...

11 y a pour lui un lien doublement réel (historique et logique) entre la philosophi~ et la politique, done entre l'Etat moderne et le Sys­teme hégélieó. L'Etat moderne représente l'apogée, l'achevement de l'Etat, la forme _accomplie édairant les formes antécédentes. _Le Sys-

"(1) Cf. ·PhU. der Weltgeschlchte, &10 Cu. Morceaux cholsls », par N. Guterman et H. Lefebvre, p._ 234)

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16 LA SOMMB ET LE RESTE

teme représente r achevement de la philosophie, la f onne achevée .donnant leur sens aux formes inachevées qui 1' ont précédée. Le Sys­teme ne peut pas ne pas contenir une théorie de la politique, done une philosophie de fEtat et une théorie de l'Etat modeme. Cette ,théorie doit etre sa clef de voute, son lien avec l' actualité. Récipro­quement, l'Etat prussien voulant se faire passer pour la forme moderne et définitive de l'Etat, a besoin de la philosophie systématíque. C'est done a bon droit que Hegel proclame dans sa préf ace a la Philosophie .du Droit que la philosophie ne peut plus etre pratiquée chez nous au titre d' art privé, comme chez les Grecs ; elle a maintenant une existence publique, en relation avec le public, au service de l'Etat (1 ). Hegel nous rend ainsi r éminent service de montrer le lien entre la philosophie et l'Etat. Ils ne coincident pas, sans quoi ils ne pourraient se soutenir l'un l'autre. Mais ils s'étayeñt nécessairement. L'homme

· réel (a la f ois individue! et social, naturel et cultivé, non sans con­flits entre ces aspects ou éléments) devient abstrait et irréel de deux fa~ons différentes : dans et par la Philosophie - dans et par l'Etat. Des dewc cOtés, indique Marx, il se projette hors de soi, il s' ~xtério­rise dans une réalité illusoirement objective, définitive, absolue. L' homme réel, agissant, produit des objets et des reuvres ; il a ua besoin - un besoin fondamental - de s"objectiver. Il ne se produit lui-meme et ne se -crée en tant qu7 homme que par le détour des pro­duits et des reuvres. Mais sa propre reuvre l'arrache a lui. 11 la féti­chise. 11 se perd en elle et se déréalise au profit d" une expression de soi apparemment supérieure, d' autant plus que cette expression lui semble plus haute, définitive, achevée et l' achevant. L'homme réel s' aliene ainsi de deux fa~ons dif f érentes daos l'Etat et le Systeme. Ces deu.."'C aliénations, r aliénation politique . et r aliénation philoso­phique ne coinc~dent pas, et cependant elles ont le meme sens et le meme f ondemént. Le· Systeme et l'Etat présentent a l'honim~ social (réel) chacun a sa maniere une image détachée de lui. Il se repré­sente sous deux modalités diff érentes, bien que .. semblablement sépa­rées de lui, dans l'Etat en tant qu'homme pratique, ét dans le Sys­teme en tant qu'homme connaissant. Chacune de ces représentations, a la f ois totále et partielle, acheve dans la· représentation le mouve-

n> « Critique de la Philosophle du Drolt de Hegel », MEGA CMarx-Engels Gesamtausgabe), I, 1, p. 409.

Cf. une étude plus développée sur « Philosophle et polltlque dans les pre­mi~res muvres de Marx », Revue de Métaphyslque et de ~orale, 1958, n° 3.

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CRISE DU PHILOSOPHE 17

ment nécessaire par lequel l'h01;nme réel (social) se scinde, se sépare de soi, s' oppose a soi, dans le processus de sa réalisation.

Le Systeme et 1' Etat « représentent » done la réalité de l' homme et ses intérets les plus profonds, en prétendant que cette « représen­tation » est vraie, absolue, définitive. Le Systeme la représente dans un tableau composé avec des concepts ayant un contenu mais qu'il 4étache de leur contenu pour constituer ce tablea u fixe. L' Etat, lui, représente la pratique sociale daos des « représentants » en chair et en os, vivants et agissa.nts, incarnant les aspects de la vie sociale (le peuple, la famille, la société civile, le systeme des besoios) et pré­tendant dominer leurs confiits et contradictions. En tant que repré­s.entatif l'Etat ~oderne se prétend rationnel, ~onfonne aux exigences de la Raison accomplie. De m&ne, le Systenie. Et e' est ainsi qu' ils se soutiennent l' un 1' autre. Dans les dewc il s' agit d'une Raison accomplie, achevée, réalisée, done·¡ la fois acceptant le réel ~ccompli, immanente a lui, et cependant extérieure a ce réel en ta.J;lt que sa « représentation ». Contradiction : il ne peut s'agir que d'une réalité et d'une raison aliénées dans la repré.sentation. La philosophie, en tant que représentation abstraite, apporte un « certificat philosophi­que » au poüvoir, représentation agissante.

Tout ~tat, Marx le montre longuement, compor.te une bureau­cratie ; et la bureaucratie possede, pour se justifier, p~ur organiser sa sélection et ses grades, un systeme du savoir. (Il ne pouvait prévoir qu'lin jour le marxisme deviendrait le systeme du savoir d'~e bu-reaucrat1e .... • 1 )

Des que l'on con~oit, comme Marx, que «.la f'acine de J'homme, c'est l'homme l11i-meme », le double prestige du Systeme et de l'Eta.t s' effondre. L'homme se saisit dans sa réalité : daos sa « matérialité ». ll ne peut plus se confondre avec sa t'eprésentation politique ou phi­losophique. Bien plus : le philosophe découvre qu'une raison qui se fuce dans la représenta.tion, qui ab~donne la critique du réel et de ,sa. représentatioµ (l'un en l'autre, l'un par l'autre) cesse d'etre une ~ón vivante, une raison réelle. Le philosophe redécouvre · ainsi et ~econnait l'essence de la philosophie, que le Systeme et l'Etat s'effor­cent de contenir en eme, de réprimet, de rendre idéale, en la préten­dant accomplie dans leur sein. La philosophie a pour essence l'aspi­ration vers la liberté. Elle est essentiellement critique et. consiste eQ

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18 LA SOMMB ET LB RESTE

une critique radicale, e' est-a-dire en une critique qui va jusqu' aux racines, jusqu'aux fondements. Comme tell.e, la philosophie coincide avec la négativité. Mais cette négativité enveloppe une positivité. Elle est sa racine, son f ondement. Elle s' identifie avec l' aspiration de l'homme vers l'humain, puisque l'homme est fa. racine et le fonde­ment de l'homme. La mission de la philosophie, c'est done de démas­quer et d' extirper l' aliénation sous toutes ses formes, de l' image sainte (la religion) aux représentations profanes, y compris l' aliéna­tion politique et l' aliénation philósophique elle-meme. Ainsi, « la critique d11 ciel se transforme en critique de la terre » : la critique de la religion devient critique du droit et de l' Etat, de leur légitimation philosophique, de leur justification spéculative.

Pour le jeune Marx, en 1842-1843, la philosophie et le philosophe se trouvent daos une situation singuliere, e' est-a-dire singulierement contradictoire. Ils sont saisis par .un ensemble de contradictions, que seule la pensée dialectique ( conquete et résultat supreme de la philo­sophie) peut maitriser et résoudre. La philosophie et le philosophe reviennent a leur essence, retrouvent et reconnaissent leur mouvement f ondamental, la négativité. Mais cette essence n' a rien d' éternel et d' extra-historique. La concevoir ainsi la nierait d'une fa~on non­dialectique. Le philosophe ne peut penser comme si le systeme n' exis­tait pas. Or, le systeme accomplit la philosophie. Pour le philosopbe et la philosophie, il n'est done plus question de nier (dialectique­ment) par. la critique radicale ceci ou cela, telle philosophie, tel con­cept philosophique, mais la phi.losophie elle-meme. Seule la négation dialectique - le dépassement - de la philosophie correspond aux exigences fondamentales de la philosophie. La philosophie, en. se dépassant, en se réalisant concretement~ doit se nier.

Comment cela ? D' abord en concevant que la négation radicale et le dépassement de l'existant ne s' accomplissent pas par la voie théo­rique, par la voie philosop~ique, mais par r énergie pratique. La caté· gorie de négativité, si on la développe, contient ces déterminat~ons et ces moments : critique radicale, volonté pratique. · Tant qu' elle ne se fixait que des taches théoriques, la philosophie n' a rien accompli ; ses décisions ( éthiques par exemple) restaient .de vains décrets, que personne n' executait. Elle ne devenait efficace qu' en justifiant l' ac­compli, done en consacrant sa propre impuissance daos le Systeme.

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CRISE DU PHILOSOPHE 19

La philosophie dépassée renouvelle la critique, .en montrant que la critique ne se suffit pas. Prise isolément, ta· critique - meme radi­cale - change en chaines idéales les chaines réelles des hommes et ne les détruit qu' idéalement. Elle transforme en combats d' idées les luttes réelles des hommes.

La pensée ainsi transf ormée renvoie dos a dos les interprétations philosophiques, matéria.Hsme et spiritualisme. Le matérialisme abstrait se rapproche du spiritualisme abstrait par 1' abstraction philosophique. 11 n' est que le spiritualisme abstrait de la matiere.

Cette pensée qui n' est plus philosophique mais qui contient en soi le príncipe de la philosophie - riégativité radica.le, aspiration a la liberté - enQ:e en lutte avec l' ordre existant, le réel prétendfunent rationnel, en se liant a ceux qui luttent _efficacement et pratiquement contre lui. Cette critique n' est plus une passion de la tete mais « la tete de la passion ». Elle n'est pas un ~outeau de dissection, mais une arme. Son obj et est l' ennemi qu' elle né veút pas réf u ter mais anéantir : « sa passion essentielle est .J'indignation, sa tache essentielle la dénon­ciation ». ·Elle entre dans la melée, pour enseigner au peuple l' épou­vante devant lui-meme, af in de lui donner le courage révolutionnaire. Elle ne laisse tranquille aucune « sphere » de la société; elle fait entrer dans la danse les conditions pétrifiées et figées, en leur j ouant leur propre mélodie.

Mais cette tache du philosophe, ressaisissant sa négativité, se dépas­sant et ·s'accomplissant, n'aurait aucun sens s'il n'y avait daos la société une classe universelle, déterminée et totalement négative, . assumant la situation de la société entiere, de telle sorte que les tares de cette société représentée par une dasse dominante se concentrent en la dasse dominée.

Pour que la volonté ou l' élan philosophique gardent un sens et prennent un sens nouveau, il faut qu'une classe déterminée soit la sphere du scandale général, qri' elle incarne r insuf fisance générale, qu'elle « représente » concretement le· crime de la société existante et ·la di~solution de toutes les co0:dit~ons particulieres de la société.

Si cette dasse existe, avec elle nous atteignons la vérité de la philosophie et aussi la vérité de la politique et de l'Etat : leur double vérité sociale. Avec: elle finissent i la fois la philosophie comme telie et la politique comme telle, le Systeme et l'Etat.

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20 LA SOMME ET LE RESTE

Etant la négation et la perte totale de l'homme, cette classe ne peut se reconquérir sans se nier radicalement, sans reconquérir tota­lement l'humain : sans conqttérir l'homme total. En elle, la philoso­phie reconnait le caractere négatif et total qu' elle a reconnu en elle­meme ; elle la rejoint, trouve en elle sa vérité et lui apporte la vérité.

Cette négativité radicale qui contient en elle toute la positivité a un nom : le prolétariat. Le prolétariat comme classe correspond aux exigences de la philosophie, d'une f a~on qui paraitrait singuliere s' il s'agissait chez Marx d'une déduction logique ou d'une constatation empirique, et non du double aspect de l~ négativité dia:lectique. Dans et par le prolétariat, le mouvement critique et négatif du réel existan~ devient réel et pratique. Lorsque· le prolétariat proclame la destruc­tion de l' ordre existant comme son but pratique, il ne f ait qu' énoncer le secret de sa propre existencé. 11 exécute la sentence que la. société f ondée sur la propriété privée prononce contre ~lle-meme, en privant de propriété le prolétariat. Ainsi la dasse ouvriere devient sujet phi­losophique, sujet et objet vivant de la philosophie. Marx découvre son existence philosophique en dépassant la philosophie. Le mouve­ment par Iequel le prolétariat détruit l' existant s· identifie avec celui par lequel la pensée héritiere de la philosophie détruit les justifica­tions philosophiques de 1' existant. Sans la philosophie, le prolétariat ne saurait pas ce qu' il veut. Sans le prolétariat la philosophie reste-rait vaine. D' ou le texte aussi f ameux qu' obscur da ns lequel Marx résume, avec ses idées sur la philosophie hégélienne du Droit et de l'Etat, ses idées sur la philosophie :

« De méme que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, de meme le prolétariat tro11ve dans la philosophie ses armes spirituelles ... La tete de cette émancipation (de l'homme) est la philosophie, son c<B11r le prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser sans Ja suppression ª" prolétariat, le prolétariat ne peut I ab·o­lir sans réaliser la philosophie (1).

Ainsi la philosophie qui nie et dépasse le Systeme comme totalité figée, qui se nie et se dépasse, conserve un caractere total, mais dans la conscience du dépassement de l'abstrac.tion et de l'unilatéralité phi­losophiques, d'une part, et d' autre part dans la conscience du lien entre la critique radicale et l' autre aspect de la négativité : la vérité

(1) Cf. MEGA, I, ·lJ!1 11 p. 620.

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CRISE DU PHILOSOPHE 21

social e, la force révolutionnaire pratique du prolétariat. Cherchant l'homme et l'humain, Marx a d' abord rencontré sa forme négative, la dasse ouvriere. ,

Cette prise de posrtion ne représente dans le développement de la pensée de Marx qu'un moment : le moment critique, le moment négatif ( celui de la négativité).

Marx passera ensuite au moment positif. La critique, le négatif et la négativité, ne comportent pas la pure et simple destruction de l' existant, mais son dépassement qui le continue sur un plan supé­rieur.

Plus tard, Marx découvrira comment son arlhésion au prolétariat, con~ d'abord comme sujet philosophique et négativité critique, se transforme en renouvelant les sciences partirulieres et la conception de -1' ensemble des sciences. La critique de l'histoire donne une nou­velle histoire, celle de l' économie politique une nouvelle économie politique. Celle enfin de la politique et de l'Etat une nouvelle poli­tique et une nouveUe théorie de l'Etat. A la négatívité critique et a la critique négative il substituera done une analyse approfondie des concepts et catégories des sciences particulieres.

Cette transformation passera eHe-meme par plusieurs stades. La théorie de la praxis révolutionnaire dépassera les perspectives critiques. L' analyse concrete du prolétariat, de sa place daos la société globale, de sa mission et de sa positivité historiques, rempl~cera la pure néga­tivité philosophique.

La question ·qui se pose alors est celle-ci : comment caractériser le moment critique <:lans la pensée de Marx ? Aurions-nous une époque moralisante et critique, suivie par une époque de la praxis, puis par une époque scientifique (restituant l'économie politique et l'histoire et l'accompagnant d,une critique de l'idéologie) - chacune de ces périodes abolissant purement et simplement les précédentes ?

Cette these ne s' impose pas. Chaque moment, chaque élément dégagé s' integre - bien que transformé par le dépassement - a l' ensemble du ma.rxisme.

En particulier sur la philosophie, son dépassement et sa réalisation, la pensée de Marx n' a pas changé. Si l' on prend cette these, ou c~e hypothCse, comme fil conducteur, les textes apparaissent sous un nouvel édairage.

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22 LA SOMME ET LE RESTE

Dans les 1Vf.an11scrits de 1844, les catégories et notions fondamen­tales de la philosophie sont examinées et critiquées, et une partie d' entre elles rej etées, y 'ompris les concepts de matérialisme et d' idéa­lisme. Qu' est la « substance » au sens philosophique de ce mot ? se demande Marx. Et il répond : e' est la nature métaphysiquement ·tra­vestie dans sa séparation d' avec l'homme. Et qu' est-ce que la cons­cience ? C' est l' esprit humain métaphysiquement travesti daos sa séparation d'avec la nature (1). Des que l'on saisit dans leur unité l'homme et la nature, les concepts philosophiques n'ont plus de con­tenu valable et plus d' application. Feuerbach a donné « le coup de grace » a la vieille opposition du matérialisme et de son adversaire philosophique. Les deux interprétations philosophiques contradic­toires du monde tombent avec la conception révolutionnaire de la praxis. Elles perdent leur opposition et par suite leur existence (cf. id. p. 33-34).

D' a pres ces textes,' il conviendrait de reconsidérer et de redéfinir l' originalité de la pensée marxiste, son caractere révolutionnaire (done son caractere spécifique de classe). Ils ne consisteraient pas en une prise de position décidée et décisive pour le matérialisme philosophi­que, mais en une affirmation fondamentale concernant la praxis. La pratique sociale et sa prise de conscience dépassent la spéculation, done la philosophie comme tell e, done le matérialisme et r idéalisme. Certains parmi les concepts philosophiques, ceux précisément qui ser­virent aux systématisations nommées « matérialisme » et « idéalisme », sont dissociés par la critique. Daos la mesure ou ils sont spéculatifs, unilatéraux, détachés de la praxis, la pensée les rejette. Pour autant qu'ils représentent abstraitement des éléments de la praxis - fa· réalité sensible de la nature matérielle, r activité intellectuelle· de l'homme connaissant - la pensée les integre i la notion f ondamen­tale de· la. praxis.

N' est-ce pas ainsi qu' il convjent de comprendre les theses ~ur Feuerbach ?

« Les philosophes n'ont fait q11~interprét-er le monde áe diverses manieres ; il importe maintenant de. le transf ormer. » (These XI.)

Les deux formes contradictoires de la spéculation philosophique en

U> Cf. p. 23 de ia traduction Molitor, t. VI des « .CEuvres pbllosophlques ».

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CRISE DU PHILOSOPHB 23

tant que s.éparées de la pr~xis se retrouvent dans la philosophie dé­passée; elles disparaissent devant la théorie de la praxis qui change · 1e monde, qui révolutionne sans cesse </ les conditions d' existence de l'homme, et dont la prise de conscience est nécessairement révolu­tionnaire. La vie sociale est essentiellement « praxis » et· les mysteres spéculatif s trouvent leur solution dans r intelligence de cette « praxis » ( cf. these VIII) (1).

Le matérialisme a considéré l' obj et, la réalité, la matérialité, en dehors de l' activité de la praxis, « non subjectivement », done en éliminant la subj ectivité humaine. Et voila pourquoi les cotés actif s de la pratique humaine ont été « développés abstraitement, en oppo­sition avec le matétjal.isme,.par l'idéalisme » (These 1). Ce qui signifie que, daos leur commune unilatéralité, dans leur abstraction, l' idéa­lis·me était autant - et aussi · peu - valable que le matérialisme. Quant a la these 11 sur le « critere de la pratique »,elle renvoie dans la pure et simple scolastique l~ controverses philosophiques sur la réalité ou la non-réalit~ de la pensée, e' est-a-dire la théorie entiere (philosophique) de la connaissance.

Il est vrai que ces theses « refletent » un révolutionnarisme total, encore romantique :

« C' est lorsqu' on aura compris que la f amille terrestre est le secret de la Sainte-Famille qu' il f audra anéantir théoriquement et pratique­ment la premiere. »

Nous retrouverons, a maintes. reprises cette diffiadté. 11 est vrai encore que les Theses font allusion a un nouveau matéria/,isme :

« Le point de v_ue de l' ancien matéria/,isme eit la société bourgeoise, le point de vue du nouve411 matérialisme, e' est la société humain~ ou l' humanité socialisée. » (These X.)

Nous retrouverons également, sur notre chemin, a plusieurs reprises, ce probleme. Si cette these parle du nouveau matérialisme, elle ne le présente plus comme une philosophie, mais comme un « point de

(l) Dans les « ·Problémes Actuels du Marxisme '», p. 44, · J'ai « interprété » la th~se XI sur les interprétations de faoon A. sauver :Je matérlalisme (dialec­tique> comme philosophie. Je considére aujourd'l}ui cette interprétation comme contestable.

Dans ce meme llvre, J 'ai posé un certain nombre de piéges pour les do~a­tlque.s. Mais enfin, quand on vous d!t que l'existenoe de l'arbre hors <Je toute conscience pose .un probléme, cela ne slgnifie pas que l'on conteste .l~existence de l'arbre hors de notre conscience (humalne>; cela slgnifie par exemple ·que l'on peut supposer ~ l'arbre une. conscience embryonnai~ t Et ainsi de suite.

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24 LA SOMME ET LE RESTE

1Jlle » historique et sociologique, inhérent a la société enf in humaioe et humanisée. Ce « point de vue » historiq:ue et sociologique éclaire !'anden matérialisme (philosophique) en le faisant apparaitre comme un « point de 1111e » spécifique, unilatéral, de la société bourgeoise.

Plus Marx (en coopération avec Engels) approfondit sa pensée, plus elle se précise en ce qui concerne le destin de la philosophie. Les textes de la De11tsche Ideologie incUquent ce qui va rempla~er la philosophie et les interprétations du monde : un nouveau mode de pensée. L' action, la volonté, la pratique révolutionnaire du proléta-. riat, ne suffisent pas a réa.liser la philosophie et a la dépasser. 11 f aut une nouvelle méthode. ·

« Ll ou, avec Ja vie réelle, I arréte la spéculation, commence· la science réelle, positive, l' exposition de J' activité pratique, du proces .. sus pratiq11e d11 détieloppement des hommes. Les phrases cre11ses sur la conscience s'interrompent, le savoir réel doit prendre le11r place. La philosophie autonome perd son milieu d'existence des que l'on expose la réalité. .. » (1).

D' ou cette condusion importante : a ce moment, Marx et Engels ne reconnaissent qu' une seule science f ondamentale, l' histoire. Pas l' histoire au sens des historiens, ni une philosophie de l'histoire, mais une histoire renouvelée, élargie : celle de la formation de l'homme, en bref le matérialisme historique.

Par « philosophie » la Deutsche Ideologi.e entend l'effort pour comprendre le monde en se passant de présuppositions et préoccu­pations empiriques, et pour déterminer ainsi la direction de r acti­vité humaine. La critique vise d' abord la philosophie allemande et le « parti de la thé.orie », dont Marx estime qu' il a cru « po1111oir réa­Jiser la philosophie sans la supprimer ». Elle porte contre toute philosophie, contre la philosophie comme telle, en tant que savoir indépendant (selbstandig). Non seulement la philosophie n'CX'plique rien, mais elle est elle-meme expliquée par 1' histoire. La philosophie se définit comme attitude contemplative, qui accepte 1' existant (alors que la praxis le transforme sans arret). Elle ne change pas le monde

<U « Da, wo die Spekulati~n aufh6rt, ·beim wirklichen Leben, begtnnt also die wlrkliche, posltive Wissenschaft, die Darstellung der praktischen Betitlgung, des praktischen Entwlcklungsprozess der Menschen. Die Phrasen Vbm Bewusstsein htiren aut, wlrkllches Wissen musa an ihre Stelle treten. Die selbstl.ndige •Philosophle verliert mlt der Darstellung der Wlrkllehkelt lhr Extstenzmedtum. » <MEGA. V, p. 16.)

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CRISE DU PHILOSOPHE 25

mais les interprétations du monde. Cette attitude contemplative résulte de la division du travail; elle se réduit a une activité mutilée, par­tielle. Or le vrai e' est le tout (la totalité de la praxis créatrice). En­tant qu'activité contemplative, mutilée et mutilante, inversant le réel ( refiet idéologique de ce réel) la philosophie ne peut prétendre au titre d' activité supreme et totale. Ou bien I' exposé qui déploie dans toute son éten.due la « praxis » rend inutiles les concepts philosophi­ques comme tels ; ou bien les résultats de cette activité contemplative sont incompatibles avec les faits empiriquement constatables. Il n'y a pas d'absolu immobile; il n'y a pas d'au-dela spirituel. Tout absolu se révele comme un_ masque justifiant l' exploitation de l'homme par l'hotnme (e' est-a-dire une pratique sociale de classe). Les abstractions philosophiques n' ont _en soi aucune signification précise ; elles ne servent a rien pour l' étude des f aits. Car le vrai, e' est le . concret, le concret de la praxis. Ou bien les propositions de la philosophie ne sont que des tautologies, sans contenu. Ou bien elles ne re~oivent un sens et un contenu que par l'histoire, en tant qu'histoire de la praxis et de l'homme empirique. S'élever au-dessus du monde par la pure réflexion, e' est en réalité s' enfermer dans la ·réB.exion ( cf. Deutsche Ideologie, passim, notamment p. 16 et p. 238).

11 ne s' ensuit pas que Marx et Engels abandonnent les « univer­saux » et parviennent a un empirisme intégral ou a un nominalisme. Bien au contraire. Ils pensent que les « universaux », les concepts et notions dégagés par la philosophie et que les philosophes s' approprient comme domaine privilégié, sortent de la praxis et sont fondés en elle et par elle. Car elle est objective (roa.is c'est en elle et par elle que se constitue le « sujet », la conscience réelle de l'homme réel). La dialectique ne s' impose pas du dehors aux f aits, comme une forme a un contenu extérieur. Elle se saisit daos les faits, mais non dans les f aits au séns empirique habituel, dans les sensations ou les objets isolés ; elle se saisit dans les actes de la praxis pr~uctrice, ou le partiel (activi~é de l' indivi.du ou du groupe) renvoie au total et réciproquement. L' empiriquement et immédiatement constatable n' est jamais du· concret, ou du total, mais de l'immédiat qui renvoie a autre chose (a des médiations -· du concret qui se révele abstrait par rapport a un concret plus prof ond, - un tout qui se révele pa.rtiel par rapport a une totalité plus vaste. Et celá sans sortir de la Praxis).

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26 LA SOMME ET LE RESTE

Marx et Engels contestent qu' il y ait plusieurs es peces de connais­sances, la philosophie et la science, qualitativement différentes, entre lesquelles se poseraient d' insolubles problemes de rapports, de pré­séance et de hiérarchie. Le résumé des résultats les plus généraux de l' étudc du développement historique, que les philosophes ont pour­suivi de fa~on indépendante, les,,á.bstrayant des connaissances scienti­fiques particulieres, et que· la philosophie s' attribuait, ce résumé se poursuivra sur des bases nouvelles. La conn~issance deviendra cohé­rente et une en posant la praxis entiere a la f ois comme origine, fin, vérification de la connaissance. La Deutsche ldeologie ne cherche d'ailleurs pasa formuler une méthodologie générale. La nouvelle con­ception historique se justifie d'abord par le désir et le besoin de restituer a la pensée sa force pleine, perdue au cours de· la division croissante~ du travail ; ensuite par la « décision philosophique » de ne plus etre dupe des illusions de r époque, y compris les illusions philosophiques ; enfin par la « décision philosophique » de créer une doctrine réellement et concretement universelle.

Ainsi la notion rdu tout. ou de la totaUté, élaborée par les philoso­phes, accaparée par eux, détournée de son seos, se retourne contre la philosophie et reprend son contenu. La. praxis sociale est un tout. Le marxisme nie la philosophie dialectiquement : en la dépas­sant, il la réalise en acte, comme en pensée. S' il y a encore philoso­phie dans cette conception, eHe se situe au niveau de la « décisión philosophique » de dépasser la ph~losophie ; mais cette « décision philosophique » réruse et rej ette la philosophie en tant que telle, puisque les philosophes sont dupes de la philosophie.. Des q_ue le philosophe commence a réfléchir sur ce fait que la philosophie est un aspect de ce monde que critique la philosophie, il cesse de vou­loir réaliser la volonté ou le besoin philosophiques sans supprimer la philosophie. La décision philosophique du dépassement · est le dernier acte du philosophe.

Une triple exigence, qui pourrait passer pour philosophique, mais qui en fait et en droít. chez Marx· et Engels surmonte la philosophie ( exigence d'une pensée efficace parce _que .Pratique et fondée sur la pratique - exigence d'une pensée vraie - exigence d'une pensée universelle parce qu' enveloppant la totalité de la p~axis) une triple exigence transparait dans tous les themes. traités a titre d' illustrations

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CRISE DU PHILOSOPHE 27

ou d' échantillons de la nouvelle ~éthode, la dialectique historique concrete : celui de 1' idéologie en général, celui de l' aliénation, celui de r individu.

Marx et Engels ébauchent une théorie des idéologies (des reflets mutilés et inversés du réel · donné dans la praxis). Leur ébauche reste ·

· incomplete, car elle montre mal en quoi et comment une idéologie difiere d'une théorie qui peu~ etre fausse, mais en tous cas peut se confronter avec le réel. Une idéologie se définit comme une théorie non consciente de ses bases et conditions daos la ·pratique; 1es éléments qu' elle tient de la pra:tique, elle les présente comme venant ~· ailleurs; elle est inefficace, sinon de maniere détournée; elle présente tel intéret particulier comme général ou universel en se servant daos ce but d' abs­tractions f étichisées. Ces divers caracteres de l' idéologie ne sont mal­heureusement pas systématisés par les auteurs, ce qui laisse daos l' obs­curité une grande partie de leur pensée. Notamment les caracteres dif­férents attribués aux idéologies reviennent a attribuer des seos diffé­rents au terme « idéologie ». On ne voit pas bien si pour Marx et Engels toutes les théories antérieures a la leur - au marxisme - fu­rent des idéologies; si le marxisme marque la fin des idéologies; si le marxisme pour devenir ef ficace doit ou non se servir d' éléments iidéo­logiques alors que par essence il les détruit ...

Daos la De11tsche Ideologie; Marx et Engels s'efforcent de décanter la notion d' aliénation en la purifiant de tout contenu ou seos spécu­latif s. Ils la défi.nissent co~e un aspect pour l' individ11 du processus global qui socialement et historiquement constitue le mouvement vers le communisme.

Enfin, la plus grande partie de r ouvrage se consacre a l' esquisse d'une théorie de l'individualité et de l'individu, · esquisse assez con­fuse, melée de polémiques, mais 4ont l' intéret et r importance restent <:onsidérables (1). Stirner ayant affinné que le commuriisnie posait et supposait une exigence morale absolue, Marx et Engels s' eff orcent de réfuter r obj ection. Ils montrent que leur doctrine ne- découle pas d'une sorte de nouvel impératif catégorique, d'une attitutde éthique. L' étude concrete de l'histoire et de la pratique sociale dégage l' idée du· pouvoir croissant des hommes sur l~ nature. Ce pouvoir s' accom-

<U Ce qu'a bien montt'é P. Naville da.ns son livre « De l'aliénation A. la jouissance 11>. R1vi6re~ éd., 1958.

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28 LA SOMME ET LE RESTE

pagne d'une multiplication et d'une réalisation également croissantes des virtualités de l' individu huma.in. 11 devient possible a r individu de se réaliser de plus en plus completement. Lorsque l' individu mo­derne con~oit cette direction de l'histoire vers la multiplication des puissances humaines et vers leur réalisation - vers la liberté - il peut donner son assentiment et par son activité consciente contribuer a affirmer ce sens. L'activité révolutionnaire n'a pas d'autre fonde· ment et n' en a pas besoin. Le sens de la vie consiste seulement en un développement et. un accomplissement des virtualités de l' individu. Les limitations et entra ves, dans une situation· donnée (des forces productives, du pouvoir sur la nature) ne viennent pas de la « nature humaine », mais du caractere de classe des rapports. La philosophie a trop souvent cru nécessaire d' assurer le développement d' une élite au détriment de la masse ; or l'universalité de l'individu n' est possible qtfe si l' individua/,isme devient universel (done perd les caracteres de l' individualisme abstrait).

Marx et Engels donnent en passant de remarqtiables indications sur les besoins. Les « valeurs » et idées sont déterminées par des besoins, ceux des hommes concrets, réels, individuels et sociaux a la fois, vivant dans telles conditions historiques. Ces besoins, eux-memes changeants et p~astiques, expriment l' interaction « homme-nature ». Mais dans la Deutsche Ideologie, il n'y a plus de place pour l'Homme, pseudo-concept philosophique. 11 n'y a plus que des hommes, des besoins, des situations historiques. Le terme « homme » ou le mot « nature » ne s' emploient que pour résumer un ensemble d' idées et de faits. Tout probleme philosophique profond se résout tres ~imple­ment dans un f ait empirique. ·':

Ces trois illustrations de la dialectique historique montrent qu' il ne s'agit pas d'une philosophie de l'histoire, mais d'une tentative d'histoire totale, ce qui est radicalement différent.

Le communisme se définit pour Marx et Engels comme mouvement et conscience du mouvement qui va vers la plus haute forme actuelle­ment concevable d' organisation sociale. )1 met fin a la querelle entre l' homme et la nature et entre l'homme et l' homme, entre l' existence ét l'essence, entre l'objectivation et l'affir~~tion de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l' individu et l' espece. 11 résout dans la pratique et dans la pensée théorique ces contradictions qui constituaierit le

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CRISE DU PHILOSOPHE 29

« mystere de l'histoire », ce mystere que la philosophie utilisait, éclair- .. cissait et résolvait fictivem~t. Des maintenant le communisme, envi­sagé comme mouvement, sait qu' il les résout. Et c' est ainsi que la réalisation de la philosophie s' accomplit, en la supprimant, en suppri­mant ses problemes et les termes des problemes. Les plus vastes am­bitions des philosophes, y compris la fin de l' aliénatio.n humaine et l'unité cohéren~e des aspects de la vie humaine, s'accomplissent, et au dela. La philosophie devient monde. Il n'y. a pas seulement un devenir philosophique du monde mais un devenir-monde de la philosophie. Le devenir philosophique du monde se transforme en devenir-monde de la philosophie. C' est en devenant monde qu' elle se termine. 11 n'y a déja plus de philosop~ie.

Marx ·pouvait ainsi écrire, un peu plus tard, contre Proudhon: « D.e meme que l.es économistes sont les représentants scientifiques

de Ja classe bo11rgeoise, de meme fes socialistes et /et communistes sont les théoriciens de la classe prolétarienn.e ... A mesure que l' his­toire marche, et qu' avec elle la J11tte du prolétariat se dessine plus nettement, ils n' ont plus besoin de chercher de la science dans leur esprit, ils n'ont qtla se rendre compte de ce qui se pass.e sous le11rs ye11x ••• » (Misere de la Philosophie, VI, p. 191).

Mais e' est aussi le sens des apres critiques dirigées dans la Sainte­Famille contre le matérialisme philosophique, qui dans son dévelop­pement est devenu unilatérial :

« La qua/ité sensible se déf/ore et devient la qualité sensible du géometre ... \Le matérialisme devient misanthrope. Pour po11voir battre sur son propre te"ain l' Esprit misanthrope et décharné, le matéria­tisme lui-meme doit mortifier sa chair et se /aire ascet.e. 1l se pré­sente comme un etre de raison •.• ».

On dira qu' il s' agit dans ce texte du matérialisme bourgeois, méca­niste, non dialectique. Sans au~n doute. Mais il montre le contraste saisissant entre ce mouvement théorique d' origine anglaise et la « configuration pratique » de la vie fran~ise au XVIIIª siecle, « orien­t'e ver.r le présent immédiat, vers les plaisirs et les intér~ts mon­dains. ». Lorsque ~elvétius, daos son traité De t'Homme, donne au matérialisme son caractere spécifiquement fran~is, il le « prend im-médiatement dans la vie social.e». Il fonde une morale sur les apti­tudes .sensibles, l'amour-propre, le plaisir, l'intéret bien entendu,

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30 LA SOMME ET LE RESTE

r égalité naturelle des intelligences humaines, la bonté naturelle de l'homme. Par contre, le Systeme de la Nature d'Holbach comprend une partie physique retenant l'héritage du matérialísme philosophique antérieur, anglais et fran~is, une partie inorale empruntée a Helvé­tius. C est done bien Helvétius qui a indiqué la direction aboutissant au socialisme et au communisme, en résorbant le matérialisme daos une anthropologie ou une sociologie ou un éventail ouvert de sciences sociales, et non point au nom d'une philosophie matérialiste de la nature (Textes dans les MorceatJX choisis de Marx, p. 55-62). ~v!~nt de . ~iter , : ·

. Des textes beaucoup plus tardifs d'Engels renforcent ceux que l'on «Hegel marque la fin de la philosophie comme telte, d'un coté

_ pare.e que dans son systeme il en résume Je développement, d' autre part parce qu.e sans le savoir il no11S. montre la voie qui conduit, hors de ce Jahyrinthe des systemes, a Ja connaissanc.e réelle et positive d11 monde ... » (1).

De la philosophie entiere que reste-t-il « a l' état indépenáant » ? La science de la pensée et de ses lois, la logique fonnelle et la dialec­tique. « T out Je reste pass.e dans Ja science positive de la nature et de l' histoire » (Introduction a r Antidiihring). Soulignons ici que, pour Engels, la conception dialectique de la nature n' a plus ríen a voir avec une philosophie ou un systeme de la nature (2). Daos tous les domaines, les enchainements (Zusammenhange) doivent se tirer des f aits. La philosophie est chassée de la· nature comme de l'histoire; r arret !de mort porté contre elle l' exclut de tous le5 secteurs autres que l' étude des principes du processus ·de la pensée, pour autant qll' il existe en rore (so weit es noch übrig).

Si nous revenons maintenant vers les travaux scientifiques de Marx, nous les comprendrons autrement et peut-etre mieux dans cette pers­pective.

« La mé.thode qui consiste a s1 élever d.e l' abstrait au concret n' est pour la pensée que la fafon d~ r approprier le concret, de le reproduire intellecJuell.ement en tant que concret » (das Konkrete anzueignet;t, es

(1) « Mit Hegel schliesst die Philosophie ilberhaupt ab ... ~. « Feuerbach », éd.. Berlin 1946, p. 11. ··

(2) «Die dlalectlsche Auffassung· der Na.tur ma.cht alle Naturphllosophle ebenso unnOtig wle unmOglich ..• », « Feuerbach » •. td. p. 5 •.

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CRISE DU PHILOSOPHE 31

als ein Konkretes geistig zu reproduzieren) a écrit Marx. Et il précise sa méthode dans un texte déji maintes fois commenté (1). Le Capital ne prendrait-il pa.s ainsi son véritable sens ? Apres avoir déterminé la portée universelle de la notion de « praxis », Marx étudie la praxis de 1~ société industrielle ; il montre comment cette société peut et doit surmonter ses antagonismes internes, se donner une organisation cohérente en passant du capitalisme au socialisme par l'action double et une du prolétariat comme classe et de la con­naissance scientifique.

. <U Ct. e Probl~mes Actuels dU Marxlsme », PP. 50 et sq. Une grande partle

de ces pages me paralt ~ retenir, sauf quelques fragments, notamment celut qul présente encore la pbilosophie comme la clef de voO.te du marxtsme (p. 66).

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CHAPITRE 111

LE MATERIALISME DIALECTIQUE (OFFICIEL)

Arretons ici cette série de citations, déja longue et pourtant incom­plete.

Je résume. La décision philosophique derniere et supreme, e' est de nier ( dialectiquement) la philosophie. Le matérialisme philosophi­que disparait non parce qu' il est faux en tant que matérialisme, mais parce qu' il est inutile en tant que philosophie. La notion de « matiere » se résout dans celles de praxis et d' appropriation ,· pas ·de praxis sans une réalité obj ective sur laquelle elle agit, qu' elle connait et dont elle tire un produit. Quant a la dialectique, elle se .saisit dans les f aits - non au seos empiriste du terme -, dans les actes et les momerits de la praxis. La praxis étant obj ectivement dialectique, l' ob­j ectiyité de la dialectique se fonde sur celle de la praxis~ Nous n'avons le ielroit ~'utiliser spéculativement, hors du concret, ni la notion de matiere, ni celle de dialectique.

Cette « interprétation » de la pensée marxiste, pour n' etre pas entierement nouvelle n'en heurte pas mo.ins beaucoup d'idées commu­nément re~es. On ne peut cependant pas concevoir un ensemble de textes . plus clairs, plus décisif s, plus convaincants. De ces textes doit aujourd'hui partir la réflexion, meme s' il fallait ensuite « réviser » les affirmations de Marx sur la fin de la philosophie. Ni Marx ni Engels ( avant la fin <le sa vie et de son O!UVte) n' ont pensé a substituer a l' ancienne philosophie une philosophie nouvelle, qui s' appellerait le matérialisme dialectique, encore moins a substituer au systeme hégé­lien un nouveau systeme complet, achevé, dos. Et e est évidemment la raison profonde de 1' absence de ces mots « matérialisme dialec-

2

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34 LA SOMME ET LE RESTE

tique » dans 1' reuvre de Marx; et e' est vraisemblablem.ent pourquoi i1 a négligé un certain nombre de projets philosophiques longtemps envisagés par lui, comme celui d'un bref traité de méthodologie ou d'histoire ~e la philosophie.

Que s'est-il done passé ? Avant de revenir sur les nombreuses dif­ficultés que r~ncontre cette « interprétation », nous pouvons indiquer que la pensée marxist~, telle que nous la trouvons dans les reuvres de Marx et d'Engels, est magnifiquement puissante, mais manque de clarté cartésienne. Les philosophes, gens subtils, diront en s' inspirant d' Aristote, que proclamer la fin de la philosophie e' est encare philo­sopher. Nous avons déja rema~qué qu'ils n'ont peut-e~re pas tort. Mais le probleme ouvert par les formules les plus frappant~s de Marx sur la réalisation et la fin de la philosophie est beaucoup plus profond. A quel moment de l'histoire et d'apres· quel crit~re objectif pouvons-.nous déclarer que le prolétariat s' est supprimé comme tel, s' est dépassé dans la pratique sociale par la pratique la plus révolu­tionnaire et que, corrélativement, les germes déposés par la philoso­phie ont muri et porté leu'rs fruits, que l' éclair de la pensée a pénéi:ré jusqu' au f ond le naif ter ro ir du peuple, en résumé que la philosophie s' est réalisée en se supprimant ?

Autre question (bientot elles vont se multiplier). Lors d'un certain stade de leur pensée, Marx et Engels ont privHégié l'histoire _( dans un seos large). Apres quoi ils ont con~ tin_e multiplicité des sciences, l'histoire ne se confondant plus avec r économie politique ; ils en vin­rent meme a privilégier 1' économique (bien que le Capital porte ce sous-titre : Critique de l'Economie Politique et qu'il y ait, daos la totalité différencié~ qu'il · analyse et reconstitue, de l'économique, de_: l'historique, du social ou sociologique). Admettons que le matérialisme comme tel se résorbe da.ns une anthropologie générale, e' est-a-d~re en un ensemble de sciences de l'homme constituant une anthropologie : économie politique, histoire, sociologie, psychologie, ethnographie, etc Quels sont leurs rapports, objets, domaines, méthodes et techniques ? L'homme total et la société totale ou globale sont dewc nQtions liées, mais qui ne coincident pas, bien qu' ayant le meme contenu : la praxis totale. Dans quelle mesure et jusqu' a qu~l point _faut-il restituer dans l'analyse le relativisme et le ·plu~alisme ? On peut se de~der si

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CRISE DU PHILOSOPHE 35

de nombreux problemes, philosophiques en leur f onds, n' ont pas réappa.ru au cours de moments successifs d'une théorie qui n'a jamais cessé d' avancer, de se développer, de se transf ormer en intégrant les moments antérieurs ·mais aussi en les modifiant. D' ailleurs, · si ce .développement a enrichi la théorie, n' a-t-elle pas aussi perdu quelque chose en route ? N'a-t-elle pu, par certains cOtés, s'appauvrir, se simplifier ? La lecture attentive des te~tes (et particulierement des lettres d'Engels) le laisse entendre ou soup~onner. Toute autre appré­ciation comporte d' ailleurs un postulat dogmatique : la doctrine marxiste comme systeme, se serait élaborée et formulée de fa~on par­faite, parf aitement équilibrée, solide, cohérente - sans confüts inté­rieurs, sans contradictions (done en contradiction avec la dialectique), sans acquisitions comme sans pertes. A un moment déterminé, a l'heure H de l'histoire, le marxisme était la; il n'y avait plus ensuite qu'a compléter les détails, a soignei;,les « formulations », a orner de rhétorique· les lignes de !'ensemble (1).

Au lieu d' examiner série~ement la situation de la théorie, ·les « penseurs » du stalinisme, Jdanov et Staline en tete, ont achevé de l' embrouiller, en biaisant et en imposant brutalement des formules équivoques. Prenant prétexte de la nouveaqté radicale du marxisme, ils tendaient a rej eter en bloc la pensée antérieure a Marx, Hegel en particulier, plus les reuvres de j eunesse de Marx, parce que teintées de philosophie (hégélienne). Les staliniens en ont profité pour jeter par·dessus bord la notion d'aliénation, extremement genante pour ewc. Le mot ne figure meme pas dans le Lexique phiJosophique de Ioudine et Rosenthal (2).

Ils ont completement perdu de vue le sens de ces reuvres de jeu­nesse de Marx, que Lériine n' a pas conn~es, Si surprenant que cela

. paraisse, ces reuvres qui critiquent radicalement la philosophie passent pour philosophiques, pour trop philosophiques. Les staliniens n' ont pas compris la critique de la philosophie daos ces reuvres, précisé·

(1) Comme me l'a dit un marxiste officiel connu que Je· ne nommeral pas, car Je ne puis fatre état ·des conversatlons : « La maison est finie ;. il n'y a plus qu'~ mettre les taplsserles ». Et quelle satisfaction sur son visage, dans sa volx ... Une satlsfaction de propriétaire. Il y a, dans le dogmatlsme, une questlon ·de tempérament. Pas seulement cela, mais aussl cela.

(2) Du motns dans la il" édltlon. ·Les hablles le sont assez pour corrlger une telle absence et ensuite m'8ccuser de faux

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36 LA SOMME ET LE RESTE

ment en n'y voyant que des reuvres philosophiques. Ils n' ont pu com­prendre ce que disent les textes. S' il est vrai qu' alors la dasse ouvriere n' a pour Marx qu' une existen ce philosophique, que le prolétariat devient pour lui le sujet de la philosophie, cette proposition se renverse et signifie que la philosophie - toute philosophie - se nie et se dépasse dans et par le prolétariat. Ce deuxieme sens ( dialectiquement lié au premier) a completement échappé aux staliniens, ou ils l' ont passé sous silence. Les textec; de Marx, dans lesquels il critique et rej ette a la f ois le matérialisme et 1' antimatérialisme s' interpretent alors comme des téxtes suspects d'hégélianisme, antérieurs a la cons­titution du matérialisme dialectique, dans lesquels Marx se proposait encore une impossible « synthese » au sens hégélien de cette these, le matérialisme, et de cette antithese, r idéalisme (1).

Pour le stalinisme, qui postule sans autres arguments le matéria­lisme dialettique comme systeme philosophique et scientifique, un seul probleme : « Quelle date pouvons-nous mettrc sur le matérialisme · dialectique ? En quelle année, a quel jour de la vie de Marx pou­vons-nous dire: le matérialisme dialectique est Ia., formulé, complet? »

Pris dans cet engrenage, j'ai cru pouvoir fixer a 1857 et 1858 la date de la constitution du matérialisme dialectique, a cause de lettres de Marx a Engels qui le montrent relisant Hegel, pour approfondir la dialectique, et l' appliquer méthodiquement a l' étude de la société bourgeoise. Comme tant d' autres, j · ai postulé le matérialisme dialec­tique comme philosophie, en omettant les textes sur la fin de la philosophie comme telle. (Plus précisément, ces textes me trou­blaient quelA_ue peu ; d' ou certaines oscillations et flottements que l' on n' a pas manqué de me reprocher comme un manque de fermeté, sans en apercevoir ou sans vouloir en reconnaitre le sens réel).

Discussions stériles et interminables. On confond avec un manque absolu de précision et de méthode rigoureuse plusieurs questions qui se posent a des niveaux diff érents :

a) une question phitologique (confrontation de textes ; usa15e de·s

(1) C!. parmi beaucoup d 'autres « précisions », « la Nouvelle Critique ». n ° 87-88, p . 236 et meme revue, n° 94, PP . 53 et sq.

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CRISE DU PHILOSOPHE 37

termes dans les différents textes; apparition du terme « matérialisme dialectique », etc ... ).

b) une question ou des questions historiques (formation du mar­xisme, genese et développement de la théorie, formation et transfor-mations des concepts). /

e) une ou des questions théoriques (id : l'essence de la philosophie, son avenir, sa fin, son dépérissement ou son renouvellement).

Les dogmatiques en ont plein la bouche lorsqu' ils discourent sur le « renversement » ou le « retournement » de l' hégélianisme par Marx. Chez Hegel la méthode dialectique se tient sur la tete ; il f aut la « retourner » pour découvrir le noyau rationnel sous l' enveloppe mystique. J\insi Marx aurait retourné l'hégélianisme comme on re­tourne un pot pour le v.ider de son mauvais contenu et en garder la forme intacte. Les perroquets s' imaginent que ce retournement a eu lieu a une date bien déterminée, qu' a cette heure H, Marx est passé de r idéalisme au matérialisme, du démocratisme a la révolution prolé­tarienne, de l'hégélianisme au marxisme. Le probleme théorique se réduit a la constatation de ce retournement, le probleme historique se réduit a chercher la date et enfin le probleme philologique devenant essentiel se formule a_insi : « Comment trouver dans les textes ce que ron a affinné préalablement ? ».

Le dogmatisme les mene a une telle schématisation de la pensée qu' ils ne comprennent pas la question. Pourtant Lénine les a avertis. dans ses Ca,hiers : l'hégélianisme s'est approché du mar­xisme et s' est transformé en lui par ses cotés les plus idéalistes (et e' est la dialectique de 1' opération). Le retournement ? 11 dure, il

· s' étale dans toute l' reuvre de Marx, de la critique de la philoso­phie hégélienne du droit et de l'Etat jusqu' au Capital. L' idée du « retournement » apporte un programme, ·et non un résultat atteint en un tour de mai~. Pendant plus de quarante ann~s, sa · vie de

. penseur et d'homme d' action, Marx se colleta avec Hegel, se battit contre . l'hégélianisme. 11 a pillé Hegel, lui prenant son bien. 11 ~e l'est approprié. Pour cela, il a commencé par briser le systeme. Ensuite seulement il a pu, lentement, s' emparer des richesses . que con~enait le systeme. Et d' abord de la dialectique, non sans dif ficultés, d~ours et reprises. L' reuvre n' est pas accomplie,. tant était immense la richesse du systeme. Ce « retournement » n' est pas termin~ ; il

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faut encore « retourner » l'Esthétique de Hegel, par exemple, c'est­a-dire chercher daos cette reuvre colossale les nombreux éléments valables, . les noyaux rationnels. .Marx a commencé par briser le Systeme comme tel. Etait-ce pour refaire un autre Systeme avec les morceaux recollés au moyen d'un nouveau ciment ? Les éléments valables dans l'hégélianisme sont nombreux ; ils ne tiennent pas· seulement a la forme systématique, ni a la méthode, mais au con­teo u. En cherchant bien, on y découvre la théorie des contra~ictions · daos la société (dans r économie)' la théorie des contradictions de dasses, celle de l' expansion coloniale du capitalisme, etc... (1), élé­ments que l' on comprend mieux depuis que ron sait par r étucle de Lukacs sur le jeune Hegel que celui-ci étudia de pres les écono­mistes anglais, Smith et Ricardo, sources également de la pensée marxiste.

Pour les dogmatiques, la phrase sur le « retournem~nt » se suffit. Si on ne -la comprend pas a leur maniere, on ne la comprend pas. C' est un f ait accompli, fini. Et ils répetent cette phrase et se satisf ont de la répéte~. A ceux qui ne se satisfont pas de répéter sur le mode incantatoire, ils reprochent de n' avoir pas compris.

Eux, les dogmatiques, ne comprennent absolument pas ce que la dialectique comme méthode comporte .et suppose de nouveau, d'ou­vert, done d' imprévu. Ils ne voient done pas que le simple « ren­versement » du Systeme (hégélien) peut réserver des surprises, · qu' il y f aut une recherche, un travail, le mot « recherche » indiquant que le travailleur avance sur une voie qui n' est pas tracée puisqu' il la trace lui-meme au risque de s'égarer et de se perdre, mais avec la chance de découvrir de l' imprévu.

S' il y a une vérité attachée au terme dialectique, e' est bien celle­ci : la pensée (la réfiexion) humaine ne peut s'arreter, se fixer .. Elle ne peut se figer sans cesser d' etre pensée et réfiexion. Don~ elle · rejette et refuse tout forme arretée, fixée, figée; des qu'une telle forme se profile a l'horizon, la pensée dialectique s' emploie a l' ébran­ler. Elle préfere les problemes aux certitudes, et surtout aux certi-tudes qui se croient définitives et absolues. .

Pour le dogmatique, au contraire, rien de plus genant qu'un

(1) Cf. « Morceaux choisis de Hegel », par N. Guterman et H. Lefebvre, Gallimard. 1938, pp. 265, 2frl, etc.

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véritable probleme. 11 tolere seulement les petit~s questions de ~étail, les aménagements locaux. 11 aime le Systeme. Pour lui la pensée commence d' et re ou de ref léur l' et re quand ell~ s' arrete et se fige. Cet « etre », il le proclame, le loue et s' en loue, l' encense et s' en­cense a ce pro pos, et s' en satisfait. 11 « est' » alors f orteme{lt, puis­samment, positivement, dans la Systématisation accomplie. Question de tempérament individuel, mais aussi d' autre chose, plus vaste : de pouvoir et d'Etat par exemple.

Que cette vérité dialectique ( ou vérité de la dialectique) soit principalement négative, qu' elle serve surtout a mettre en question l' existant, aucun doute. Elle n' en est pas moins un moment - ou le moment - essentiel de la vérité.

r insiste sur ces . points, car nous retrouverons les memes problemes a propos de la notion d' aliénation. 11 est dair que les questions se posent a des niveaux diff érents. Par exemple, 1' examen philologi­que du sens exact · des termes que l' on traduit par « aliéna­tion », chez Hegel et chez Marx (Entfremdung, Verfremdung, Veranderung, Verganglichung, etc ... ) doit se poursuivre rigoureu­sement, avec une méthode philologique ; mais il se subordonne a celui-ci : « Le concept d' aliénation conserve-t-il pour nous son sens? Nous permet-il d'aborder le concret ? » Si l'on répond « non », la question historique et la question philologique perdent une grande part de leur signification. Elles relevent de la « marxologie » ou tout au plus de la pe11sée « marxienne », et non du marxisme vivant. De meme pour le matérialisme dialectique comme philosophie. Or le stalinisme a toujours réglé les questions par décrets. Les postulats s' affirment comme des ordres. Les questions théoriques, estompées, étouffées, se.ramenaient spontanément du niveau supérieur au niveau inf érieur, de r analyse théorique a 1' étude historique et de celle-ci a une philologie sans rigueur. Les problemes fondamentaux de la phi­losophie, de sa situation, de son devenir, comme aussi le probleme de l' aliénation ( du sens et de la place de cette notion dans le déve­loppement · de la pensée marxiste) ónt été ainsi brouillés et fau_sse­ment résolus par une pensée f~ussement claire, procédant par affir­mations péremptoires, et en réalité fluctuante, biaisante, dégradée.

Le stalinisrµe tombe ici dans une contradiction interne. 11 nie en f ait la . philosophie comme tell e, en ref ~ant touté ind?ndance au

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philosophe. Il considere que la philosophie a déja fusionné avec la science d'un cóté (les Instituts de Philosophie font partie de I' Aca­démie des Sciences) et de I' autre, ce qui n' est pas prédsément clair, avec la pratique politique, pratique de Parti ou d'Etat. 11 réalise ainsi la pégation de la philosophie ou du moins son dépérissement, mais nón son dépassement. 11 a répandu une these flatteuse : il n'y a plus de philosophes autonomes et sans parti (sinon comme adver­saires) mais chaque militant devient philosophe. Maniere de dépas­ser la philosophie que Marx, dans ses prévisions les plus audacieuses, n' avait pas envisagée, puisque d' apres lui le prolétariat comme classe devait assumer cette mission . : dépas~er et réaliser et · supprimer la philosophie en se dépassant lui-meme.

Mais en méme temps le stalinisme a conservé la philosophie, et meme l' a conservée comme systeme. Le matérialisme dialectique passe pour une philosophie, . et meme pour une « conception du monde » philosophique . achevée, définitive, qui peut s' exposer a partir d'un certain nombre de « principes » codifiés, catalogués. La « position de partí », la « fermeté », consiste dans une adhésion délibérée a ces príncipes considérés comme des vérités éternelles, adhésion sans réserves qui s'inscrit elle-meme au nombre des príncipes (et permet d' ailleurs ensuite dans la praxis réelle les manceuvres, beaucoup de manceuvres, puisque les principes consacrés sont sains et saufs !).

Ici vient pour moi le moment d'un difficile aveu. Oui, je me suis laissé longtemps impressionner, oui, je m~ suis laissé intimider par cette présentation, imposée avec un immense appareil d' autorité, de prestige et de propagande. J' ai accepté co'mme allant de soi des attitu!des et des positions théoriques que j' aurais du soumettre a une rigoureuse critique, et notamment cette idée que le matérialisme dialectique est une philosophie ( ou si I' on veut qu' il y a philoso­phiquement un _matérialisme dialectiq':1e). F aiblesse d' autant plus regrettable que la suite de textes présentée plus haut sur la fin de la philosophie, je la retrouve dans des notes datant de vingt ans ou plus. A ce moment, dans une petite revue tot disparue, vite étouffée, Avant-Poste, j'ai publié les premieres traductions en France de~ ceuvres dé jeunesse de Marx (entre autres les plus importants frag­ments des J\.fanuscrits de 1844). Bien ·plus, des 1930, j'avais écrit

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une critique radicale - et probablement outranciere, si mes souve­nirs ne me trompent pas - de la philosophie et de r illusion philo­sophique. Plus tard je dirai le destin de . ce premier livre.

U ne série d' idées possibles, de recherches virtuelles, de contro­verses, d'hyp<.?theses en cours furent brusquement interrompues, écar­tées, ensevelies ; et d' autres idées, moins f écondes tres probablement, re~es par la voie d' autorité. Pourquoi ? Comment ? Que s' est-il passé ? Je le dirai, c'est un de mes objectifs, bien que ce ne soit pas fadle. Si je cherche a -prédser pourquoi j'ai pris ou repris la philosophie comme but et orientation, je n'arrive pas a me donner une réponse qui me satisf asse. J aborde ici l'histoire du marxisme en France depuis trente ans. Je dois tout de suite indiquer qu' en ces années 1930-1938, le dogmatisme n'avait pas la meme allure qu'aujourd'hui. On découvrait ou redécouvrait le marxisme sous un angle étroit mais réel : l' économie politique (a la suite de la grande crise économique 1929-1933 et de la planific~tion soviétique). Et c'était un pas en avant. Ce pas en avant s'accompagnait de deux pas en arriere, o~ de cOt:é, comme il arrive souvent. 11 était entendu implicitement (ces idées qui « vont de soi » et constituent le réper­toire de lieux communs ad.mis a un moment donné daos une orga­nisation ou un mouvefl:lent organisé, figurent parmi les plus néf astes) que la socio/o gie relevait du. réf ormisme parce qu' étudiant la société bourgeoise existante, et done l' acceptant, alors que la psycholo gie appartenait définitivement ~ la pensée bourgeoise parce qu'étudiant · l'individuel en éliminant le collectif. L'étonnant, id,. c'est que je serais embarrassé pour citer des textes précis. En cherchant bien j'en trouverais, mais peu déclaratifs. Puisque .cela « allait de _soi », personne· n'éprouvait le besoin de formulel4, idu moins a.. ma connaissance. Et ron saisit id sur le vif une difficulté majeure pour !'historien des idées. Comment écrire l'histoire du maéxisme en France ? Que d' altérations du vrai sont possibles ! Les souvenirs, l' élément subj ectif, deviennent la principale so urce d' inf ormation. Je dédare done qu'entre 1930 et la veille de la deuxieme guerre

· mondfale, on ne reconnaissait dans le mouvement marxiste fran~ais qu'une sáence, ou qu'un marxisme réduit- a Une . seule science : l' économie politique. Moyenhant quoi Georges ·Politzer, un sectaire et un saint ca.pable de subir le martyre, abandonna son <Euvre de psychologu~ et de psychologie pour laquelle il était génialement doué ..

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42 LA SOMMB ET LB RBSTB

11 se crut obligé de devenir économiste parce que marxiste militant. 11 s' infligea r obligation supplémentaire de démolir ( dans des articles pleins de verve et de talent) la psychanalyse, dont il avait tiré ses premieres idées sur le concret psychologique et le ,drame de .l'indi­vidu (de la subjectivité) (1) et a laquelle il tenait par ses fibres les plus prof ondes. Lui aussi s' est obligé a beaucoup de choses qu' il n' aimait guere, avec d' autant plus de force violente qu' il ne les aimait pas.

Quelle que soit 1' explication (individuelle ou historique, psycholo­gique ou poli tique) de ces f aits, ils mettent en évidence un conflit entre les intérets de la connaissance et les intérets politiques. Daos la connaissance, un concept, une idée, une perspective, ne peuvent s' abandonner (se dépasser) qu' apres avo ir été poussés a fon d. Les outrances, les erreurs, les conf usions elles-memes, sont des moments de la vérité. Une théorie doit s' épuiser, pour que les ·con~tadictions qu' elle contient ou qu' elle ouvre, s' aiguisent et apparaissent en plein jour. Les politiques, au contraire, veulent arreter des la naissance, des le germe, les theses ou les théories qu' ils combattent et estiment politiquement (a tort ou a raison) néf astes. Dans leur vocabulaire, il n' est question que d' ~< écraur », de « tuer dans l' f2ttf », de « porter un c011p décisif ». Ce confl:it, qui tient a des réalités essen­tielles, se manifeste aussi dans le marxisme. Le comique, c'est alors de voir les politiques pousser leurs attitudes, leurs · théories, jusqu'au point ou elles s' ébranlent elles-memes en mettant a jour leurs contra­dictions. C'est le caté bouffon (au sens shakespearien) de la vie de Staline et du stalinisme.

Dans la conj oncture que je viens de résumer, et non sans apres discussions ( notamment avec Politzer), je crus nécessaire de com­battre un tel scientisme unilatéral, réduisant le marxisme a une seule science, allant jusqu' a représenter l'histoire comme utte an­nexe de r économie politique . (hypothese de travail retenue par

U> Depuis lors ces ldées se sont répandues, ont .été reprises par d'autres, avec moins de talent presque toujours, qui tantOt cltent et . plus souvent ne cltent · pas POlitzer. J'estime que cet abandon de son ceuvre par Politzer-a été une perte immense, peut-étre irréparable, pour la connalssance.

J'ai déja rétabll une partie de la vérité avec des cltations· d'articles oubliés de Politzer, dans un article récent de « La Raison » <n° 16, 195'1). Les dogmatlques m'ont accusé a ce propos de· salir la mémoire de Politzer. Pour eux, les héros Ueu:rs héros, ceux qui les justifient> sont enti~rement posltlfs ; pas d'échecs dans leurs vles; lls montent selon une llgne drolte ascendante Jus-·qu'• l'apothéose flnale et la glolre étemelle. Par exemple : -~tallne.

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CRISE DU PHILOSOPHE 43

divers « para-marxistes », et plus féconde entre let:trs mains que parmi les économistes et historiens marxistes officiels; je fais allu­sion notamment a l' école des Annales). Que devenait la philosophie dans ce cont~xte ? Elle subsistait, certes, comme maigre introduction a l' économie politique, comme une sorte de propédeutique. Cette science, 1' économie politique, rétrécissait - et rétrécit encore - la notion de production, d'une fa~on particulierement choquante pour un lecteur attentif des ceuvres de j eunesse de Marx. Les économistes n' en saississent pas r étendue et la profondeur, a savoir la production de « l'homme » par lui-meme daos une praxis,· dans une histoire accidentée, dialectique, ou il se produit en paraissant ne produire que des obj ets et des choses. Les marxistes oubliaient completement le sous-titre du Capital, Critique de l' économie politique, en se le don­nant comme modele d' un traité d' économie poli tique. Au surplus, les pul.JI ications des économistes marxistes consistaient surtout en f asti­dieuses listes de chiff res, d' ou il résultait immanquablement que la « production » d' acier ou de blé augmentait en U.R.S.S. et déclinait dans les páys capitalistes.

Je crus devoir prendre la défense de la philosophie pour rendre de l' ampleur et des dimensions au marxisme· ainsi aplati. J aban­donnai saos réfléchir davantage vis-a-vis de la philosophie la critique radicale que j' avais envisagée peu auparavant, lors de mon adhésion au marxisme et au Partí. Je ne m'aper~s pas qu'ainsi je me laissais manreuvr~r, par crainte du gauchisme, par pression directe ou indi­recte, par incertitude et manque de confiance en une position ou je serais seul. En ces temps-la, la campagne stalinienne confre le trotskysme battait son plein. Et qui done daos une conversation (peut­etre le personnage dont je reparlerai et qui décida du sort de mon premier livre) m' af firma le premier : « La these de la fin de la. philo-sophie est une these trotskyste » ? . _

Des mon adolescence, je m'étais cru une « vocation » ou une « mission » de philosqphe. En ce seos, -j' avais commencé de mul~ tiples et confuses recherches, dont j'aurai a reparler, et qui abou­tirent (et avorterent en l'oc~rence) a l' adhésion au marxisme et au

· Parti. Alors ·je m'étais cru obligé, comme Politzer vis-a-vis de la psychologie, de prendre une position radica.le et de_structive de mon propre passé. Au nom du ~xisme, j'avais rejeté et renié la philo ...

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44 LA SOMME ET LE RESTE

sophie. Comme Politzer, comme beaucoup d' autres sans doute, j'avais voulu rompre, couper les ponts derriere moi. Et je m'étais trouvé un beau matin vide, inquiet, et cherchant dans un apre mili­tantisme une substance pour remplir ce vide. Comment ren;iplacer autrement ce que j'avais rejeté ? Rien ne venait nous nourrir, nous soutenir, apres ce refus total. Et voila qu'au nom du marxisme et du Parti, on m'offrait l'occasion de renouer avec ce passé, de repren­dre la philosophie. J'ajoute qu'apres quelques expériences variées et vaines, j' étais devenu professeur de philosophie (non : prof de philo) . J' a vais, a mon échelle, moi aussi, des problemes péda­gogiques. Je tenais a la philosophie par métier, par attachement sentimen'tal. Sans plus ample examen, les yeux ouverts et le regard fermé, je me précipitai vers le . matéria!isme dialectique. A ce moment-li, il était encare inconnu en France. On en parlait tantot comme d 'une bizarrerie « russe », tantot comme d'une idée révolutionnaire venue ~e Lénine autour de laquelle se livraient, en U.R.S.S. meme, des combats acharnés, combats que l' on croyait « idéologiques » et seulement idéologiques. Matéria/.isme et Empirio­criticisrne était connu, assez peu. Quant aux Cahiers philosophiques de Lénine, on ne les connaissait absolument pas en France. Etudier, promouvoir, enrichir le matérialisme dialectique, pouvait done passer a cette époque pour un labeur original, non conformiste par rapport a ce qui était admis jusque dans le mouvement ouvrier et révolu­tionnair:e f ran~ais ( ou 1' on se réclamait volontiers de Kant et de la moral e kantienne, parf ois de Nietzsche, quand on n' était pas sans réscrves « éconotlliste »).

Jusgue vcrs 1938, l'attitude philosophique mettait un homme un peu en marge de ce qui se passait dans les spheres dirigeantes ( éncore bien modestes en F ra·nce alors) · sans pour cela 1' écarter. Cependant mes démelés avec . Politzer furent des ce moment tres désagréables. En déf endant avec fermeté, c' est-a-dire avec brutalité, 1' économisme, Politzer croyait déf endre la science, la pen­sée~ l' avenir, contre l' obscurantisme. Il ne voulait pas entendre par­ler de r « aliénation », et fut de ceux qui rangeaient -parmi les élutubrations idéalistes tout écrit sur ce conc~pt. Le dogmatisme, l'autoritarisme (avec Ieur contre-partie : le dévouement total, aveugle, inconditionné) germaient déja dans ces discussions et querelles.

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Je mis longtemps a me rétablir du choc affectif et intéllectuel que me donna la lecture du texte de Staline sur le matérialisme dialec­tiqu~ (Histoire du P.C.b., parue en France, je crois, en fin · t938). Les themes autour desquels tournaient depuis de longues années mes réflexions philosophiques, je. les y reconnaissais, simplifiés, mis en forme seche, trivialisés, brutalement découpés et imposés. L' im­pression était d' autant plus pénible qu' autour de moi régnait r en­thousiasme. On retrouvait une philosophie. On débordait 1' écono­misme étriqué ; on se raccordait -. plus ou moins bien - a ses origines : on se retrouv~it des « principes » généraux, des « va­leurs », des « raisons de pcnser », sinon de vivre. Staline, tres intelligemment, en meme temps qu'une constitution démocratique (il ne m' appartient pas de dire si elle fut ou non appliquée) octroyait a ses peuples une philosophie systématisée. Sentant renaitre, a cause de · l' étroitesse « économiste », un . besoin philosophique, un besoin d' idées générales et de· « valeurs · », et d' ailleurs apres avoir réd:uit au silence les quelques philosophes soviétiques, marxistes ou non (Deborine, etc .. ~), le dogmatisme stalinien venait de se tourner de ce coté 1'9Ur s' emparer des aspirations réprimées. Le dogmatisme, en eff et, a continuellement changé ses batteries suivarit les circonstances et r obj ectif. T actique et stratégie ·excellentes, possibles des que l' on conf ond volontairement la connaissance et 1' idéologie, pour s' en ser-vir d' instmment. ·

Et e' est pourquoi j' ai pro posé les termes de « pseudo.dogmatisme » ou d' « Ultradogmatisme » pour désigner cette attitudf opportuniste, qui n'a pas la cohérence d'un véritable dogmatisme a la maniere thomiste par exemple, et couvre ses fiuctuations sous l' apparence des « principes· » codifiés, a la maniere jésuitique.

Je passe sur le fond du tableau : l'hitlérisme, les nouvelles con­f uses et contradictoires, officiell~ ou privées, venant de Moscou, le Front Populaire, la guerre d'Espagne, puis ~es menaces de guerre ...

. En 1938 .. et 1939 parurent, en meme .temps que dewc autre5 volu­mes, les Morceaux choisis Je Hegel, la traduction des Cahins Je Lénine sur Hegel et la dialectique, précédée d'une longue introduc­tiQn, et le · pétit volume : Le mathialisme Jialectique. DiX ans de travail acharné, seul ot.i en collaboration avec Norbert Guterman.

Le petit livre Le Matérialisme Jialectique était écrit depuis 1934

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46 LA SOMME ET LE RESTF

ou 1935 (deux cahiers parmi beaucoup d'autr~s, couverts dans ~ous les sens d'une écriture hachée, hative, fiévreuse) {1 ). En 1935 · ou 1936, le Doyen Delacroix, esprit de type ample et fort qui débor­dait de beaucoup la spécialisation étroite, me demanda une étude pour sa collection « Nouvelle Encyclopédie philosophique » sur cette doctrine étrange, dont on commern;ait a pader : le matéria­lisme dialectique. Son collegue en Sorbonne, Abel Rey - . largement cité avec des éloges et quelques critiques par Lénine - insistait aupres du Doyen Delacroix pour qu' on fit une place dans cette collection a la philosophie marxiste révolutionnaire. L' étonnement agréablement surpris du Doyen, lorsqu' il vit entrer dans son ·bureau a la Sorbonne, ou il m' avait convoqué, un homme assez bien élevé, et non comme il s'y atten:dait certainement un farouche bolchévik au couteau entre les dents, m 'amuse encore. Peu de temps apres, je lui apportais copie de ces deux cahiers, qui avaient la longueur vou­lue. Malheureusement, sur ces entrefaites, le Doyen Delacroix mou­rut. M. Emile Bréhier, professeur d'histoire de la philosophie a la Sorbonne, prit la direction de la « Nouvelle Encyclopédie Philoso­phique ». 11 n' aimait guere le marxisme et ne considérait pas l\.farx comme un philosophe, mais comme un vigoureux pamphlétaire (sic dans la derniere partie de son Histoire de la Philosophie). 11 me le fit bien sentir. Sous prétexte d ' obscurité, ou de partialité politique, il contesta mon texte, me tdemanda des modifications importantes. De longs pourparlers· s' ensuivirent ; le volume traina. 11 ne parut

(1) En 1934 ava ient paru chez Gallimard les « Morceaux choisis de Marx » introduction de N. Guterman et H . Lefebvre, textes philosophiques par Nizan'. textes économiques p a r Duret.

Paul Nizan foumit un énonne travail pour la tra.duction et le groupement de textes philosophiques. Son choix ne m'a. cependant jamais satisfait Le principe de classement n'est · pas spécifié ; il est moitié historique Oes textes des ceuvres de jeunesse, encore mal connues, se trouvent au début, mais aussi vers la fin) et moitié théorique, introduisant sans avertir le lecteur une interprétation.

Le fragment de la « Critique de l'Economie Politique », archi-connu, trituré cent mille fois par les commenta.teurs (p 84) porte le titre « Idée générale du M-a.térialisme dialectique ». La lecture la· plus iattentive confirme l'impres:;¡ion de la premiére lecture na.lve. D y es t question -du matérialisme bistorique et non du ma.tériaUsme dialectique comme tel, qui n'est pas nommé ou ·désigné. Une telle présentation brouille le probléme. Est-ce -la date, la fameuse date tant souhaitée? J'ai eu le tort d'accepter sans approfondir cette interprétation et de chercher da.ns les a.utres textes ( les lettres de Marx) des arguments. ll est clair que l'on peut ou 'bien chercher la da.te {une .autre1 date si l'on ne se satisfa.it p.a,s de celle-la) ou bien contester l'interprétation.

L'introduction contient quelques idées intéressantes, nota.mme~t les éléments de la. théorie de la. mystificatlon explicitée dans la «. Conscience Mystifiée », Gallimard, 193fJ.

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que plusieurs années plus tard, done en meme temps (les dates exactes m'échappent) que l'Histoire du P.C.b. ou peu apres elle et que le fameux chapitre de Staline sur « Matérialisme··historique et Matéria­lisme dialectique », e' est-a-dire en fin 38 ou début 39.

Construit a partir de Hegel et des Afanuscrits de 1844, autour du concept' d ' aliénation, et destiné a rendre au marxisme une véritable dimension philosophique, ce livre ne pouvait qu' etre f ort mal accueilli. Surtout dans les circonstances politiques d' alors, ou l' atta:­chement « inconditionné » a !'U.R.S.S., a Staline, a toutes ses idées, devenait critere dans le mouvement marxiste et communiste. « Elu­cubrations », tel fut le jugement venu d'en haut, et qui me fut transmis par Politzer. Il ajouta : « Un tel livre introduit la pire confusion, au moment ou Staline expose avec précision notre point de vue scientifique. Tu te fais le complice de l'obscurantisme ». A pres une altercation violente, qui n' était pas la premiere, nous nous quittames plutót froidement. « Déja, tu es un aigri », me lan~a Georges Politzer en me quittant. Son dernier mot. Pas maladroit d'ailleurs : avec de tels mots on retenait les « camarades » mécon­tents. Qui voudrait passer pour un « aigri » ? Ceci se passait tres exactement en bas du boulevard Saint-Michel, sous les regards irri­tés de l'archange, que nous contemplions en nous disputant. Je ne ero is d' ailleurs pas que Georges, qui pourtant ne dédaignait pas la mise en scene, avait volontairement choisi cet endroit pour me fou­droyer.

Ce fut autour de ce livre la conspiration du silence. Elle s' étendit, fait extremement in:iportant et significatif, aux Morceaux choisis de Hegel et aux Cahiers de Lénine ·sur la dialectique de Hegel (tres peu d' exemplaires se vendirent avant que la liste Otto des occupants hit~ériens en ordonnat le pilonnage). Aucun article, sauf erreur de ma part, _ne leur fut. consacré. ]'aj oute que je . re~s un mot favorable de Maurice Thorez, détail qui - joint a quelques autres, me lais­sant espérer un changement d'attitude - calma un peu mon indi- · gn~tion. Je savais que dans le Partí les « libéraux » di~aient : « Pour­quoi n'écrirait-on pas en France des études sur le_ niatérialisme dia-

. le.ctiqu.e, qui malgré leurs imperfections, par des_ sentiers malaisés et détóumés, meneraient les lecteurs vers le Monument, l' reuvre gigan­:.tesque, .immort~lle et impérissable du grand Staline ? » .

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Pour mon compte, je voulais continuer et j'ai continué a lutter pour un « véritable -» matérialisme dialectique, pour un « véritable » humanisme philosophique, contre les simplifications venues d'U.R. S.S., centre de la révolution mondiale, mais pays sans traditions phi­losophiques. Je voulais surtout maintenir, envers et contre tous, le concept d'aliénation, que je considérais (déja) conime centre et noyau de la pensée philosophique moderne. Je demandais que la philoso­phie nouvelle soit digne du titre de philosophie. Ainsi une oppo­sition ( embryonnaire, latente, mal f ormulée, subj ective) au stalinisme, m'·engageait dans une voie déterminée, saos que je m' en .aper~sse. J estimais que le matérialisme dialectique n' était plus une philosophie au sens dassique et traditionnel (une métaphysique, un systeme), et qu' il était cependant encore une philosophie, et meme une philo­sophie perf ectionnée, accomplie. J' interprétais ainsi, par la consti­tution d'une nouvelle philosophie, sans ·approfondir, en considérant le probleme comme résolu, l' idée marxiste du dépassement ( suppres­sion, aboliti_on, réalisation a un niveau supérieur) de la philosophie. Jespérais faire reuvre valable - reuvre de philosophe au sens das­sique - dans le cadre du matérialisme dialectique.

Apres l'adhésion au marxisme et au parti, pendant des années (1928-1934 environ), j'ai travaillé furieuse~ent, couvrant de notes, citations, extraits, commentaires, proj ets, des dizaines et ~es dizaines de cahiers (par exemple, une trentaine de Cahiers sur la notion et la réalité de l'individu dans l'histoire et dans les sciences de la réa­lité humaine, avec des études plus ou moins poussées sur r individue! dans la pensée et la société grecques, sur 1' individue! chez Spinoza et Leibnitz, chez Stendhal, chez Balzac, etc., etc .... ). Or, depuis cette époque, je n'ai pu expliciter, exposer et publier qu'une mince partie de ces travaux et de ces idées, et les plus simples, les· plus schéma­tiques. Une véritable sélection a rebours s'est opérée, pour moi, parmi mes propres idées. Les plus élémentaires ont seules survécu. Pourquoi ? · ]'en suis partiellement responsable, et montrerai com­ment. J' ai trop aitné le fréniissement, le bouillonnement de r idée qui jaillit, neuve, fraiche. Je n'ai pas su inener a tenite et mettre e~ forme un. certain nonibre de projets (comme -le livre annonc~ sur « la conscience privée », qui aurait contenu les ~inéaments d'une théorie de l' individualité et complété la Conscience mystifiée). ~ais je n' en suis pas .se\il responsable. La sélection a ~ebours s' opere par

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de multiples facteurs, politiques quant au fond les intérets et les préoccupations des « milieux » marxistes et des gens influents, les commandes des éditeurs, leurs tracasseries, des qu'une ligne d'un texte leur parait « sus pecte », c' est-a-dire critiquable par une « ins­tance » supérieure. Quant aux éditeurs et aux collections non-marxis­tes, j' en ai assez dit pour laisser entrevoir quelles dif ficultés un marxiste peut rencontrer aupres d' eux. D'un cOté,- tout est politique, doit etre politique, répondre aux besoins immédiats de la lutte poli- . tique, de la polémique. De l'autre, tout est toujours trop politique, trop polémique, trop partisan ...

Cette sélection a rebours, qui risque f ort de s' opérer parmi les h<?nunes comme parmi les idées, en donnant la priorité au plus simple, au plus élémentaire, au plus schématique, pose un probleme. Est-ce fini ? Va-t-on répéter indéfiniment et ressasser les memes « príncipes » ? Va-t-on jusqu' a la fin de l'humanité enfoncer les portes ouvertes et affi.rmer triomphalement que le monde extérieur existe ? Que l' etre « matériel » est antérieur a la conscience et a l' esprit ? Que tout est lié ? Si oui, Staline et ses disciples ont rai­son ; mais alors cela ne m' intéresse plus, cela ne me regarde plus, tout simplement. Que d' autres, mieux doués pour cette besogne, s' en occupent. La répétition ne m' apporte pas l' ivresse satisf aite dans laquelle elle transporte le dogmatique. Car le « tempérament » ou le « comportement » dogmatique est extraordinaire, et pas tel1:ement f acile a définir. Le dogmatique est modeste. 11 n' invente rien, il ne crée pas. Ce n' est pas lui qui a créé. Il a sans cesse le mot de « créa~ion » (marxisme créateur, etc.) sur les _ levres ; mais lui, il est modeste. n a horreur de ce qui n' a pas été dit- (par une autorité, avec autoríté) ; il le craint; il en tremble. La répétition, l'habitude, la coutume, deviennent criteres et confirmations perpétuelles du vrai. En ce qui le concerne, il est plus que modeste. Et cette modestie entre comme composante dans une· arrogance, dans une outrecui­dance effarantes· : en répétant Staline, il répete la vérité absolue, définitive, inaccessible et incompréhensible aux autres. Il progresse, il avance dans la formulation, en ajoutant un petit détail. L'image de la tapisserie, employée dans une . conversation privée ·par un « grand marxiste » of fi.ciel, avec une belle satisfaction de proprié- . ·taire, ne manque pas d' exactitude · suggestive. Quel agrément de recevoir une maison, de se sentir chez so1, et· d'ajouter aux murs

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une tapisserie a son gout ! Admirable modestie 1 Le dogmatique est modeste a condition qu' on le considere corrune propriétaire, ou du moins comme héritier ou régisseur, de la belle demeure achevée. Or cette modestie satisfaite ne me satisfait pas. Les dogmatiques me trouvent orgueilleux. D' accord. ]'estime seulement que cet « or­gueil », ou plutót cette .fierté, cette insatisfaction s' integrent a r esprit philosophique, ou a ce que nous devons en sauver. Et si ces qualités s' averent incompatibles avec l' esprit de partí stalinien, ce n' est vrai­ment pas de ma faute. Je suppose que cette fíerté et cette conscience de l' honneur (qui done a osé séparer la conscience de l' honneur ? ) soutiennent dans leurs épreuves Ernst Bloch, Georg Lukacs, Wolf­gang Harich et quelques autres.

Lorsque j' ai appris que les le~ons ( obligatoires) de dia-mat embe­taient a mourir les étudiants, les prof esseurs et les intellectuels des pays de démocratie populaire, je n' ai pas re~ de choc, cela ne m'étonnait guere. La lecture de la Nouvelle Critique, cette revue sur laquelle j'avais l'honneur ou le déshonneur de mettre !'aval de mon nom, comme membre du Comité de Rédaction, ro.'aváit déja appris la profondeur de cet ennui. En lisant la plupart des articles, seule la colere me sortait de la torpeur. Les rapports fídeles des témoins et des intéressés ne m' en ont pas moins prof ondément peiné et blessé. Ainsi, !a ou les « marxistes » (lisez : les staliniens) ont le pouvoir, ils ont imposé le « dia-mat ». Et les intéressés vomis­sent littéralement cet ~nseignement. Parce qu' il est obligatoire ou a peu pres (bien qu' il y ait eu, parait-il, des atténuations récentes) . Parce qu' il est donné par des « activistes » qui se croient de grands penseurs. Parce qu' il consiste en une répétition, la fameuse répéti­tion incantatoire et triomphale, des grands « príncipes ». Parce qu' il ne sert a rien dans aucun domaine, si ce n' est a entretenir des polémiques stériles et des « luttes idéologiques » que les dirigeants politiques jugent indispensables et fondamentales. En un mot : parce qu' il ennuie. Meme en U.R.S.S. les hommes sérieux, les savants, ne prennent pas au sérieux le « dia-mat ». Ils s' en moquent. Les uns contestent, les autres acceptent la dialectique dans la nature, la maté­rialité de l' etre. Tous sont d' accord pour affírmer que cela· ne leur

. sert pas dans le travail effectif : r étude des . faits objectifs et ·des lois. La recherche avance quelle que soit l' idéologie, pourvu que le cher­cheur (le savant) se mette devant les faits, les observe, les analyse.

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Bien plus. Dans un certain nombre de conjonctures (et notamment da ns le cas de la cybernétique, de la théorie de l' inf ormation et de la logique opérationnelle) le « dia-mat » a f onctionné e o mm e un obstade sur la route de la connaissance, comme un bouchon ou un goulot d' étranglement. A pres mure réflexion, on se demande s' il ne joue pas le meme role, ou pire, dans les sciences de la réalité humaine. Car la stérilité du prétendu marxisme en psychologie, en sociologie, 1' inanité des discussions et controverses dans ces do­maines, valent bien 1' inutilité des interprétations philosophiques dans les sciences de la nature. A pres des dizaines d' années de dia-mat of ficiel, on ne sait pas encore si la sociologie existe comme science. On ne sait pas situer la psychologie ( dont on admet 1' existence). Dépend-elle de la physiologie du cerveau, these courante ? Se situe­t-elle a l' articulation du physiologique et du « social », ou bien au niveau des superstructures, puisque toute conscience est sociale ? Le matérialisme a critiqué son com pe re, 1' idéalisme ( subj ectiviste) et s' est révélé aussi stérile. Au nom de l' idéologie et du « dia-mat », les philosophes ont combattu (avec des moyens souvent extra-idéologi­ques) ceux qui travaillaient eff ectivement a accroitre les connaissances, parce que ces derniers n' adhéraient pas au matérialisme dialectiqüe, parce qu' ils étaient « idéologiquement » mécanistes ou idéalistes. Alors que la cybernétique . a commencé par la mise en forme mathé­matique d'une pratique socia/e (1) (les télécommunications móder­nes) les philosophes marxistes n' ont pas reconnu ce fait. Ils auraient du courir au devant, facilite-r la recherche, déblayer la route au nom de Ja praxis. Ils ont combattu « officiellement » la technique et la connaissance. ·

Rien n' a fait davantage pour m' amener a remettre en question le matérialisme dialectique comme philosophie ( comme idéologie) en revenant a la source : Marx. Ce sont d' ailleurs des constatations pénibles pour un homme qui a cru que la philosophie redeviendrait intéressante - et f éconde - avec le matérialisme dialectique ; que la connaissance, se reliant de fa<;on nouvelle avec la vie ( quotidienne et « spirituelle ») y gagnerait une nouvelle prof ondeur et la pensée une dimension.

(1) Sur ce point pour plus de détails, cf. «< Marxisme et Théorie de i'Infor­mation », « Voies Nouvelles », I et II.

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Or ce sont la des faits qui ne peuvent pas ne pas a,voir des rai­sons graves. Ils ne. peuvent pas seulement provenir de la médiocrité des représentants officiels du « dia-mat », ou des lisieres entre· les­quelles ils retiennent leur pensée sous couleur de discipline. Médio­crité et lisieres doivent aussi s' expliquer. Il y a « quelque chose qui ne tourne pas rond ». Cela ne vient-il pas de la nature, _de l' es­sence meme du matérialisme dialectique, en tant que philosophie (non pas du concept de réalité objective « matérielle », ni de la dialectique, mais de leur usage et de leur manipulation philosophi­ques) ? Il faut bien que son essence voue les représentants du dia­mat a la répétition fastidieuse, a la platitude, au résumé dogmatique du marxisme en une série de principes et dogmes dont le dernier s' énonce : « Le marxisme n' est pas dogmatique » ! Quant a la f amcuse lutte idéologique s1:1r le plan philosophique (qui n' est qu'une lutte politique menée par le biais de la propagánde idéologique) elle se réduit généralement a montrer par un montage plus ou moins habile de citations que l' « adversaire » n' a pas compris fel prín­cipe du dia-mat (la théorie du « reftet », ou l' extériorité de la « ma­ticre ») ou encore qu' il a « abandonné » telle position du dia-mat. On démontre done que l' « adversaire » ou l' « ennemi » n' est pas « sur les positions du matérialisme dialectique » ou « sur les posi-tions de la classe ouvriere » que l' on identifie par postulat. Ce qui confere aux polémiques le caractere d'énormes· pléonasmes et d'af­freuses tautologies ; s' il en était autrement, l' adversaire ne serait . pas un adversaire. On « démontre » puissamment qu' il est idéaliste parce qu' il n' est pas ·matérialiste, car s' il était matérialiste il ne serait pas idéaliste.

Pour me tirer de mon propre engourdissement dogmatique, il a faJlu bien des faits, des événements et des épreuves. Il a · fallu sur­tout l' extraordinaire primitivisme philosophique (je suis poli ; je précise que politiquement, ce sont des gens intelligents et habiles) . des trávaux publiés P.ªr les philosophes <~ offi.ciels », en U.R.S.S., en démocratie populaire et en France (1) pour que je prenne cons­cience de la.situation". - de ma situation. J'ai COtnµlenCé a comprendre que sans m'en aperveoir, au cours meme de ma lutte contre le dogmatisme, j' occupais une position intermédiaire, conciliatrice, entre

<U Je mets un peU: ~ part le bulgare Teodor Pavlov, qui . semble avoir quelques idées originales.

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le dogmatisme et la critique radicale qui reprend les choses a leur base, a leur racine, a leur fondement. Que voulais-je ?- Amender le dogmatisme, l'améliorer, faire avec de la rnauvaise ou de la bonne philosophie ? Un peu cornrne le Pa~ti a voulu défendre les « véritables intérets » de la nation, la « véritable grandeur fran~aise », ou la « véritable Union fran~aise », avant d'etre pris a son propre piege par des partisans plus décidés, encore plus bruyants, de la granoeur nationale. r étais un opportuniste dans la théorie, mais en un sens opposé a ce que signifie ce terme dans les attaques dirigées contre rnoi : parce que je n'allais pas assez loin dans la critiq11e de gauche de l' idéologic officielle.

Les dogrnatiques n' excusent rien, ne pardonnent rien, pas la plus petite réserve a· 1eur égard. Et cela parce qu' ils se sentent f aibles, jusque dans leurs abus de pouvoir et d ' autorité. Ils n' ont rnerne pas entrevu le caractere conciliateur de rnon attitnde ; ils ont alors déclenché le mécanisme et la technique parfaitement mis au point de l' opération politique : les articles convergents, adroiternent répartis et gradués, brusquernent accumulés dans toutes les revues thé~riques, coup sur coup, visant a « écraser » l' adversaire ou tout au moins a le discréditer, a lui enlever toute influence. Apres quoi vint le grand coup, le coup de grace, le grand boom, le grand bonze qui découpe l' adversaire en petits morceaux, aussi sec que le couperet de la guillotine ou le couteau a saucisson : « Abandon de ceci, abandon de cela, abandon du matérialisme, abandon de 11 théorie de l'Etat, etc. .. » Ainsj on m'a reproché des « abandons » innom­brables ( du matérialisme, de la dialectique, du m~rxisme) . · On a porté a rnon passif d'affreuses séquelles d ' idéalisme : entre autres l'incompréhension du « renversement » matérial~~te par .Marx de l' idéalisme hégélien. Je pourrais polémiquer, chicaner, discuter les citations, rnontrer que la date qe naissance de cette Minerve casquée, sortie un beau jour du crane de Jupiter-Marx, la philosophie maté­rialiste renversant l' idéalisme hégéli~, n' est pas si certaine que tel ou tel l'affirme. Je pourrais surtout montrer chez les dogmatiques staliniens un déguisement de la pensée hégélienne ou préhégélienne, dont ils ne se doutent guere : un systeme et un systeme idéal.iste, abstrait, un triple subjectivisme, subjectivisme de classe, de partí, d'Etat.

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J' estime qu' il faut situer la question théorique sur son vr_ai ter­rai n. Ce qu'. on me reproche, en bonne et due inconscience, c'est d' avoir conservé la philosophie, et une certaine philosophie, le maté­rialisme dialectique, sans cesser d'y croire en tant que philoso.phie, en ~ant que philosophe. Et c' est ce qui m'unit a ceux qui m' attaquent, sans gu'ils le sachent (mais aujourd'hui je le sais) sauf sur un point d ' ailleurs secondaire : eux, ou du moins la plupart d' entre eux, n'y croient guere, au matérialisme dialectique, en tant que philoso­phie méritant ce nom. lis s' en servent comme d'un instrument idéo­logique et politique. Alors que j'y croyais. Naivement. Mettre la question théorique sur son vrai terrain, c' est sortir de ce terrain-la.

Pour qu'une doctrine puisse fournir un bon instrument politique, il faut et il suffit : a) qu' elle ait forme dogmatique ; b) qu' elle soit vide de contenu ; e) qu' elle permette des interprétations variées, de par le caractere vague et obscur des définition& et concepts ; d) que I' autorité poli tique puisse se prononcer sur la « j ustesse » de telle interprétation.

Le dia-mat officiel nous off re ce spectacle af fligeant et assez hallucinant : tuer la philosophie, en concrétiser le dépérissement, et ressusciter ce cadavre vivant pour l'utiliser « perinde ac cadaver » au service de la politique momentanée. En antagonisme absolu avec l' inspiration philosophique du · marxisme et ses perspectives de dépas­sement de la philosophie, en opposition complete ·avec la critique fondamentale du Systeme et de l'Etat, on a ressuscité le Systeme et la philosophie d'Etat. Méphistophéles galope sur un cheval mort qu' il a tiré du charnier. Cette systématisation_ n' est d' ailleurs qu' une illusion, une apparence, un f antome ; car elle réunit, sous l' étiquette marxiste, un pele-mele auquel seule l' illusion dogmatique f ournit une illusion de cohérence : d~ débris du matérialisme du XVIII0

. sie­cle, des débris de rationalisme scientiste figé, le tout saupoudré d'un mauvais assaisonnement, un peu de . tradition (fran~aise ou russe), une !arme de néo-dassicisme, un tantinet d' internationalisme prolé­tarien, les goilts des ingrédients ne s' accordant guere dans cette cuis me.

Il serait radicalement contraire a Ja vérité historique de considérer ce dogmatisme comme un phénomene simple, facile a définir, a stigmatiser et a traiter par le dédain. II s' agit d'un phénomene idéo-

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logique complexe, d'une superstructure au sens marxiste, née dans des conditions déterminées. Politiquement et comme · instrument politique faisant partie intégrante des moyens de gouvernement ou d'Etat, le dogmatisme se rattache au pouvoir, aux modalités du pou­voir, aux problemes du pouvoir d'Etat et du gouvernement dans des conditions historiques précises. Son analyse supposerait une histoire ainsi qu'une bo~ne sociologie du pouvoir et de l'Etat « socialiste ».

L' ensemble « philosophique » of ficiellement présenté sous le nom de dia-mat ne mérite guere l' examen philosophique. Encore moins mérite-t-il que 1' on s' attarde a sa « réfutation ». Elle n ' est que trop facile, philosophiquement, mais elle ne sert de rien : le dia-mat est irréfutable. Le contraste stupéfie entre la médiocrité, la vulgarité, la triv.ialité de ces exposés, et 1' énormité des forces SOfiales et politiques qui s'alimentent d'une telle idéologie, qui la suportent, et qui sont irréf utables et la ,rendent irréfutable. Voila l'objet d'une. réflexion qui peut encore, si l'on veut, se dire philo­sophique : ce contraste. Cette réfiexion peut aussi prendre pour obj et le « style » ou 1' absence de style d' une philosophie qui n' en est pas une, qui prétend accomplir les prévisions de Marx sur la philosophie en dépassant la vieille philosophie par une philosophie totalement vraie, et ne fait ainsi qu' approf ondir la vieille contradiction de la philosophie classique entre l' esprit de recherche et l' esprit de sys­teme. Le style du dia-mat mérite done une attention tr.es particuliere : bloc monolithique en droit, dans lequel le mot « probleme » ne figure que po~r étiqueter des solutions définitives ou des . aménagements de détail, en fait syncrétisme d' id~ d' origines diff érentes. D' ou vient que des hommes ou des groupes d'hommes actifs, intelligents, impor­tants, infiuents, habiles, trouvent une satisfaction philosophique dans cet ensemble d'une cohésion énorme et factice ? D' ou vient l' adhé­sion philosophique a cette non-philosophie dépérissante ? Le pro­bleme, psycho-sociologique, mérite un exam~n et attend une réponse. On ne peut réfuter mais seulement examiner ironiquement l' inutilité de la réfutation, ce qui comporte la reconnais~ance du fait idéolo­gique comme superstructure déterminée dans et par . des conditions historiques.

Ce qu' on appelle officiellement dia-mat, en tant que philosophie systematique achevée et philosophie d'E~at, parait d'abord retom-

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ber au niveau de l'hégélianisme, tant bon.ni. Mais ce n' est 13. qu'une apparence; en fait et en vérité le dia-mat ne dépasse pas philoso­phiquement le niveau de la philosophie de Victor Cousin. C~te salade éclectique (tant pour cent de matérialisme vulgaire, tant pour cent de rationalisme scientiste) fournit aux « cadres » administratifs et politiques d'un grand nombre d'Etats et de Partis une nourriture un peu grossiere, mais abondante, substantielle et variée comme on dit dans les prospectus des colleges et au service militaire. e est tres bien ainsi. Les dirigeants maintiennent la cohésion de l'°appareil, et couvrent ainsi d'une unité idéologique rigoureuse (en apparence) les fluctuations d'une politique inévitablement changeante vis-a-vis des masses, des situations intérieures ou monidiales. L' instrument idéolo­gique se subordonne a l' organisation et aux exigences de la pra­tique politique. C'.est parfait. Cet instrument a un double aspect : éclectisme et dogmatisme, unis dans l' ultradogmatisme. Il a comporté 1'adjonction au vieux matérialisme,' systématisé en trois ou quatre príncipes, et a la dialectique canonisée en trois ou quatre príncipes (somme obligatoire : sept principes, nombre sacré !) l'adjonction de quelques systemes partiels. D' abord le pavlovisme, e' est-a-dire non pas les faits et lois découverts par Pavlov, ou les concepts introduits par lui, résultats scienti'fiques contestables et révisibles, mais une systématisation philosophico-scientiste explicative de l' ensemble des activités physiologiques et psychologiques des homines. Puis le mit­chourini_sme (rrieme remarques sur ·sa systématisation, explicative de l' ensemble des activités biologiques). Puis le déterminisme eQ. géné­ral (une remarque : ce n' est pas par hasard que l' expression « ce n' est pas par hasard · » se retrouve si souvent sous la plume des marxistes. Nous avons découvert des lois, des déterminismes. Alors, ivres de succes ét de grandeur, nous aussi, nous avons supprimé le hasard d'un trait de plume,. par décret du muphti. Il n'y a plus de hasard. Ceux qui croient a du hasard sont des ennemis, des adver­saires. Ce n' est pas par hasard qu' ils croient au . hasard. Done Engels ·et Marx, qu' il faut pour cette raison et bien d' autres compter parmi les révisionnistes. Passsms) .

Tout ceci sent un peu le moisi et le démodé~ et d ' ailleurs s' ef fi.­loche ou s'effrite peu a peu, a la suite d'incidents désagréables, sur­venus lorsqu' on a accroché a la locomotive de l' idéologie des wagons hativement chargés ( comme la synthese achevée de la ·matiere vivante

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a partir de la matiere inanimée par tels ou tels savants soviétiques, Bochian, Lepechinskaia, découvertes gigante:sques philosophiquement sur lesquelles on est devenu f ort discret non sans raisons).

En face de cette idéologie - présentée of ficiellement sous le titre commode d' « idéologie scienti.fique », ce qui ne signifie ríen pour .un marxiste, sinon une contra<liction interne, mais cumule et transf ere sur soi pour un officiel les a van ta ges de 1' idéologie et de la science, et de plus supprime l' exigence d' analyse scientifique -se place un mythe de la bourgeoisie et de 1' idéologie bourgeoise. La bourgeoisie, bloc monolithique et machiavélique a l' échelle interna­tionale, aurait une idéologie également monolithique, face a celle de la classe . ouvriere et du camp socialiste. Cette bourgeoisie est déca­dente (ce qui se défend fort bien, encore que les publications mar­xistes conf on1dent constamment une sociologie de la décadence bour­geoise dont les éléments se trouveraient autant chez Schuinpeter ou chez d'autres idéologues que chez-Marx, avec la « crise géné,rale » essentiellement économique). Etant décadente, cette bourgéoisie a théorisé son dédin dans un idéalisme métaphysique obscurantiste, dans l'art abstrait, . et surtout dans le néo-malthusianisme. Ce mal­thusianisme se manifeste dans tous les domaines ": physiologique, économique, culturel, national. Et « nous », nous Iuttons dans tous les domaines pour le développement, la f écorulité, la grandeur. e· est simple, grand et beau. En plein irréel. C' est un reve. Les matéria­listes, les réalistes politiques sont peut-etre les seuls en France a avoir ainsi revé, pendant des années, a leur role, a leur avenir, a leur efficacité, au jour ou ils .prendraient le pouvoir. Jusqu' a que! point cette idéologie en l' air contribua-t-elle a écraser la spontanéité des masses; a les dépolitiser, a les enfoncer dans la torpeur, a dissoudre la conscience civique, celle du citoyen dans la démocratie ? 11 est . encore difficile de l'apprécier.

Au nom de l' anti-malthusianisme, la direction du Parti a violem­ment attaqué et rejeté le controle des naissances. Ce qui souleva de grands remous, pas encore oubliés, chez les médecins et plus encore chez les f einmes, dans le Patti et a u tour du Partí. Mais iI Jaut ce qu' il faut, adage et · pléonasme supremes de la prétendue sagesse poli tique. On suit les masses quand il f aut les suivre, on ne les suit pas qu~nd il ne f aut pas les suivre. Au nom du malthusianisme éco-

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nomique imputé globalement a la bourgeoisie et au capitalisme, il était impossible d'admettre la possibilité d 'une croissance sérieuse de la production en France ou dans le monde capit~liste. On a done nié ou contesté ou minimis¿ cet accroissement de production avec des arguments idéologiques en négligeant les f aits. Conséquences : on a peu ou pas du tout étudié les changements techniques, les trans­f ormations récentes dans l' organisation des entreprises ou dans la structure du capitalisme et du prolétariat. On se dit : « Parti de la classe ouvriere », et ce n' est pas faux mais on ne sait pas ou est la classe ouvriere, ou elle en est. On a nié avec la these de la paupé­risation absolue toute amélioration dans le sort du prolétariat (1). Preuve de f aiblesse : on postule que l' idéologie fait bloc, on déduit au lieu d' étudier les f aits ; si un maillon saute, le réseau se défait.

Ces constructions idéologiques non fondées sur une analyse sérieuse s'effondrent un jour daos un éclat de rire jaune et dé9i. Comme par exemple. le jour ou l'on a appris que la propagande anti-conception­nelle étcft officiellement instituée en Chine et of ficieusement autorisée en U.R.S.S. Ce qui, soit dit en passant et en attendant d'y revenir, car la chose a une importance philos<Jphique, mit fin a l' optimisme béat, a l' euphorie longtemps officialisés dans l' idéologie et posa la question angoissante d'une population excédentaire (virtuellement, done déj a réellement). Ce n' est pas par hasard que les marxistes ont négligé les recherches démographjques, de sorte que cette partie de l' anthropologie et de I' étude de la praxis a été entreprise par de bons esprits non marxistes.

On peut se demander ce que signifient en profondeur ces positions « idéologigues » absurdes, illusoires, trompeuses par leur force et leur netteté et qui s' eff ritent ou s' eff ondrent encore qu' on le cache avec so in. Ne signifieraient-elles pas que l' idéologie n' a plus d' impor­tan ce, que l'importance que l'on feint d'attribuer a la théorie et a la « lutte idéologique » représente déja un(_:: mysti.fication, parce qu'en

Cl) Je n'insiste pas sur cette question , qui e xige une étude séparée. La thése de la paupérisation absolue est vraie a l'éch elle mondiale, dans le monde capitaliste - (notamment en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie capitaliste). Elle est fausse dans les pays capitalistes développés. En France, elle n'est pas fausse d ans les régions peu développées , daos certains sec~urs industriels. Elle est fausse ailleurs, etc. Elle deviendra vraie en France sans restrictions pour peu qu'une dépression économique recrée une ·« armée de réserve », du prolétariat et un chómage chronique. Est-ce cette conjoncture qu'attendent les dogma.tiques pour soutenir qu'ils ont toujours eu· ralson ?

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CRISE DU PHILOSOPHE 59

vérité la lutte se poursuit sur un autre plan, sur celui des forces militaires en présence et des armements nucléaires ? On peut l' envisa­ger. On peut encore se demander si « l' idéologie scientitique » repré­sente une idéologie de gouvernemeI?-t et de direction politique, done une mystification ou un ensemble de mystifications voulues et entre­tenues comme telles, ou s' il s' agit seulement d' abstractions na·ives et grossieres, sans grand rapport avec la praxis, auxquelles on croit (a moitié ! ) chez les intéressés. Malheureusement, feinte ou pas f einte, l' importance attachée a l' idéologie, ou a la « lutte idéologique » et aux « príncipes», réagit sur !'ensemble de la situation. Lorsqu'un pan entier s' écroule e comme par exemple la systématisation opérée sur le malthusianisme), l' ensemble de la situation se détériore. Ces fai­blesses insignes ne sont-elles pas pour beaucoup dans l' état actuel de la France, de la gauche en France, de la pensée marxiste et de la pensée en général ? L' empirisme politique peut donner une bonne poli tique ou une mauvaise; mais ce n' est pas impunément qu' au nom de l' idéologie scientifique on néglige l' étude scientifique du réel.

Il est certain que le dia-mat f ournit un bon instrument de direction et de gouvernement et meme d' éducation des masses. 11 se peut, il est meme certain qu'un intellectuel qui n' est pas trop exigeant sur le plan philosophique peut devenir un bon politique. Bonne sélection ? Sélection a rebóurs ? Ce n' est pas le probleme. Tant qu' il y aura de la politique et 4es politiques, un príncipe de sélection fonctionnera; il résulte du concept meme de politique que ce príncipe ou ce critere de sélection ne sera jamais théoriquement satisfaisant. L' exi­gence en matiere tl:iéorique gene, retarde l' action; la poli tique réclame souvent des actes rapides, done de la· finesse, de l'habileté, de l' empi­risme. D 'accord. Hamlet · n'a pas perdu son sens ou l'un des sens que l' on peut attribuer au drame shakespearien. Si l' on dédarait que cette idéologie est. un moyen et n' est qu'un moyen, cette déclara­tion assainirait l' air, du moins pour 1' intellectuel « exigeant ». Mal­heureusement, on la présente comme vérité absolue, comme le produit le plus élevé de l' esprit humain, ou de ses représentants supé­rieurs J les meilleurs fils du peuple; et l' on ne peut guere la présenter autrement : une idéologie ·ne peut se présenter telle que la dévoile la connaissance, sa connaissance scientifique. C' est une proposition élémentaire de la sociologie du pouvoir et ~e la science historique des

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idéologies. En se donnant pour ce qu' elle est, instrumentale, l' idéo­logie instrumental e perdrait le prestige qui f ait son ef ficacité.

En y regardant bien, le dia-mat of ficiel o~re quelques analogies avec les idées of ficielles de la IIP République, aux alentows de 1900. Et c'.est pourquoi je m' institue ici, en meme temps que son critique (compétent, hélas !), son défenseur attitré, je vewc dire possédant pour ce plus d'un titre. La république démocratique bourgeoise, encore tres paysanne et proche de ses bases paysannes, luttait dure­ment pour son existence contre la réaction. Son idéologie of ficielle se formula dans de nombreux manuels,. a l'usage notamment des Ecoles Normales des départements, et visant une pédagogie de masses. Avec une terminologie un peu différente, on reconnait dans les manuels de diat-mat le meme souci de laicité (qui n'élimine pas completement les fétichismes et la religiosité latente, de sorte que, comme au temps de Marx, la critique commence par la critique de la religion, celle de la personnalité ... ), le meme scientisme, le meme moralisme social. Avec une injection d'esprit « pro1néthéen » qui ne manque pas d' allure quelquef ois. L' humanisme y est raisonnable et un peu déma­gogique. L' obscurantisme se pourf end vigoureusement. La Raison qui surgissait autref ois on ne savait trop comment de la nature ou des profondeurs abyssales de !'Esprit, prend maintenant une. forine dialectique et sort de l' Histoire. Tout cela n' est pas si mal. L' idéologie officielle de la 111°, dans sa vigueur et sa splendeur, eut aussi ce coté simpliste qui ne nuisait pas a l' efficacité. Elle aussi r~t des coups durs ( au moment de l' affaire Dreyfus, et surtout avec la guerre mondiale)' . en sortit plus ou moins entamée, puis se détériora lentement. Elle n' a pas completement disparu, heureusement, et le dia-mat la continue. La greffe prend bien. Les démocrates m' agacent lorsqu' ils f ont la moue et f eignent la nausée devant les manuels de dia-mat en n'y reconnaissant pas l' esprit de leurs peres ..• Soyons objectifs. Et non passíonnels Ge me donne ce conseil). Tel marxiste officiel qui me doit Ge n'en suis pas fier) ses premieres connaissances en marxisme · et . depuis ne m' a pas ménagé, je le verrais-bien en Ministre de l'Education Nationale, m&ne daos la démocratie parlementaire ; ses harangues vaudraient celles du petit pere Combes, ou meme, dans ses bons jours, celles de Jaures .daos ses mauvais. 11 saurait f ort bien mettre de r eau dans son vio, tempé-

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rer ses ardeurs et son sectarisme de cemmande. I1 se ·croit philosophe, il l'est sur le mode rhétorique, en contro'lant sa .faconde méridionale par un cortex imprégné de · puritanisme protestant. (Il y a beaucoup d'intégristes parmi les philosophes staliniens.) Tel autre ferait un honorable recteur, un bon inspecteur d' Académie, et tel autre encore un excellent rédacteur de bulletins administratif s et pédagogiques. Tout cela n' est pas a dédaigner, de loin. 11 y en a parmi eux dont on pourra écrire plus tard ce que Renan écrivit de son bonhomme Sys­teme et des Jacobins qu' il avait connus, de leur attachement sans bor­nei aux príncipes, de leurs reves : « Ce reve fut si ardent que ceux qui l'avaient traversé ne purent jamais rentrer daos la vie ... C'étaient des croyants absolus. Demeurés seuls debout comme les restes d'un monde de géants, ils n' avaient . plus de commerce possible avec les hommes. » Ce mélange, nommé dia-mat, pédagogiquement et politi­que.Ínent ef ficace, a un caractere nettement progressiste. · Comment est-il constitué ? d'·ou vient son effü::acité ? Nous commen~ons a peine a ~border ces questions qui sont les véritables; pour y répondre, il conviendrait de reprendre, ou plutót d' écrire, toute l'histoire contem­poraine, celle du marxisme, celle de la Révolution, celle de !'U.R.S.S.

Le désagrément commence lorsqu' on prétend · imposer par la voie autoritaire et disciplinaire ce mélange de qualité philosophique assez f aible. On vous oblige a entonner et a débiter cette piquette en déclarant qu' elle porte le label d'un grand cru. On attribue le titre de grand penseur et d' esprit créateur a tel auteur de compilations, de manuels ou de traités ( ou pire encore, on ne les lui attribue pas, on le laisse dans l'ombre, ce qui manifeste encore mieux le dépérisse­ment d'e la ·philosophie. Ou sont les philosophes soviétiques ?. Qui sont~ils ? Qui en parle ? On se sert d' eux ; on les couyre de ti tres académiques; on ne leur donne meme pas . la gloire).

La 111ª fut tatillonne, dans sa belle époque, et aútoritaire, pas exag¿rément sectaire. Elle mit assez bien pour son temps les choses et les gens en place. Elle n' exigea pas des philosophes qu' ils accep­tassent la philosophie offidelle (1). Comme elle est loin, cet.te Marianne opulente et bonne fille !

(1) Je me souviens de mon indignation lorsque Maurice Blondel me dit qu'apres soutenance ~ sa thése (« l'Action m) on lui o!frit un poste de professeur au collége .d'Avallon. La !lle. République, la.'ique et d~mocratique, n~mma cependant t\ la Faculté d 'Aix ce penseur catholique.

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62 LA SOMME ET LE RESTF

L' analyse poli tique marxiste, f ondée sur des textes précis de Marx, d'Engels et de Lénine, montre que la violence politique (en particulier la violence dans l' exercice de la dictature du prolétariat, le conflit entre le socialisme et la démocratie qui ne co1ncident pas mais n' ont pas entre eux d' antagonisme ou de contradiction essentielle) indique une faiblesse et non une force. Des que le socialisme se renforce, il revient a la démocratie approf ondie. La dureté de la dictature montrc qu' elle doit" exercer sur les masses (par exemple au cours de « l' accu­mulation socialiste » dans les pays peu développés) une dure pression, en leur offrant peu de perspectives prochaines.

De meme, 1' analyse · du dogmatisme et de l' autoritarisme dans le domaine théorique, révele leur f aiblesse. Signe de faiblesse, f aiblesse intrinseque - puisqu' il s' agit de tenir en mains des hommes au lieu de tenir de leurs mains leur adhésion - le dogmatisme illusoire et fragile refuse la discussion réelle et renvoie de l' argumen­tation a la discipline. Il se pose en crit~re, en but, en terme de· la pensée. 11 pose done, implicitement sinon explicitement, ce príncipe : un tel, qui n' accepte pas telle these, est malhonnete 6u stupide. Sous cet apparat, ou appareil, ou apparence, ou parure idéologique, la poli­tique peut .etre bon ne. Elle peut aussi etre mauvaise, elle n' a pas un rapport immédiat et direct avec l' idéologie, elle releve de l' empi­risme. Les mlitants ont mené la campagne du ref erendum avec un courage d'autant plus digne d'estime que l'on propose aujourd'hui aux masses une image trop ~emblable a celle qu~ « nous » leur pro­posions hier : un manichéisme, le Bien incarné dans la Personna­lité supreme, et le Mal. Cette campagne devrait-elle arreter la « h.itte idéologique », la lutte sur plu_sieurs fronts pour la vérité ? Non. Malgré les croassements des dogmatiques, la lutte politique ne prouve ríen en ce qui concerne le dia-mat, ni pour, ni contre. Cependant,_ lorsque les concepts ou pseudo-concepts utilisés devien­nent négatifs et destructifs dans la mesure meme ou on les croit totalement et durement positif s, cet~e situation de la théorie a de graves conséquences. .

Alors, on nie des faits ; de l~, on en vient vite a enjoindre le silence ·a. ceux qui veulent signaler ces faits. On confond en toute bonne conscience la propagande avec la connaissance. De ·la, on passe a la suppression des honunes pour qu' ils se taisent ; on les

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.CRISE DU PHILOSOPHE 63

juge dangereux ou néfastes, parce qu'ils parlent et ñnalement parce qu' ils se taisent alors qu' ils devraient parler pour dire ce qu' on attend d' eux. Une faible marge sépare, a peine, ces degrés sur l' esca­lier descendant ve~s l' abime. Et c' est ainsi que le dia-mat stalinisé a malheureusement posé le probleme de la praxis sociale et politique qui 1.ui correspond. 11 a meme ainsi . posé, dramatiquement, par un biais imprévu, _ quelques problemes qu' il n' avait pas envisagés : celui de Ja finitude de la connaissance et de 1' action et de l'homme -

. celui de la mort. La fin tragique de Rajk pose des problemes. Philo­sophiques ? Péut-etre.

A ·la direction des P.C. se trouvent aujourd'hui des hommes habiles, fort opportunistes, d'une intelligence appartºenant a un type un peu particulier ( constitué dans le sillage de Staline) mais incontestable et -souvent proportionnelle a · leur manque de probité et de scrupule intellectuels. Ils o~t perdu . ausi, autrement que pour s' en servir de. f a~on rhétorique, nof:i setilement la distinction entre le bien et' le mal (la morale et la politique ne coincident pas, on le sait, et les enf onceurs de portes ouvertes perdent leur te1ll;ps) mais, ce qui est autrement grave, la distinction entre le vrai et le faux. Ils deviennent . sinceres dans la mauvaise foi, ou .réciproquement. Tous les moyens étant bons contre I'ennemi (ou réputé tel) qui d'ailleurs .emploie trop souvent de son coté tous .les moyens, il n'y a plus de limites a la mauvaise f oi, a la propagande, aux mensonges.

Le Parti se recrut~ assez largement dans les classes moyennes. Au cours de ses fiuctuations, poursuivies sous I' apparence du monoli- · thisme et de 1' idéologie dogmatisée, il a recueilli des éléments venus de toutes les coucbes sociales. Les principes révolutionnaires, l'idéo­logie· de classe ont attiré les Üns, le patriotisme et la grandeur nationale ont- rallié les autres. La direction du Parti a tres bien compris, avec une grande finesse psychologique, celle des grands directeurs· de cons­cience, comment on peut teni~ en ~ins des éléments disparates,

· d' origine boutgeoise ou petite bourgeoise, en partirulier chez les « intellectuels ». 11 f aut leur hiper sur les doigts, sans arret, pas trop, jüste assez, avec art, et entret~ir leur mauvaise conscienc;e, leur reprocher. sans cesse leur péché origine!, leur genre de vie, bref ren­f orcer le sent~ent ide culpabilité. Comme ils ont adhéré au marxisme et au Parti par honte et refus, en s'inftigeant une vérité et une disci­pline extérieures, en rejetant leur passé .et leurs origines, en se refu-

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64 · LA SOMME ET LE RESTE

sant soi-meme, et pour trouver leur « salut humain » dans l' action et la doctrine, il faut raviver le « non » qui donna le « oui » de l' adhésion. Bonne psychologie. Chacun se sent coupable. De quoi ? Il ne le sait. Vis-a-vis de quoi ? Du Parti, de l' idée : si la révolution en France n'est pas faite, si De Gaulle vient au pouvoir, c'est de ma faute. Je n'ai pas assez milité. J'ai douté de Staline ou de Maurice. Phénomene grave, f avorisé par bien des raisons et d~ causes. A la limite, on a une société ou chacun se sait coupable sans savoir de quoi et se sentant coupable, le devient d'autant plus facilement. On a une société ou l' individu n' est plus présumé innocent ; ou c' est a lui, a l' accusé, de prouver son innocence, et non au pouvoir public de prouver sa culpabi'lité. Ou il peut etre accusé de n'importe quoi. Perspective tres inquiétante par laquelle la société dite « nouvelle » prolonge certains symptomes désastreux de la société capitaliste et de la démocratie bourgeoise ; car certains de ces traits qui prennent une acuité imprévue chez les révolutionnaires, les ma.rxistes, les « commu­nistes », s'observent déja autour de nous, dans la société existante. Et « ce n' est pas par hasard », certes non, que le theme de la culpa­bilité générale devient un theme de la littérature et du cinéma. « Tous des assassins » ! Ce qui signifie qu' il n'y a plus de juges, ou que l' on ne croit plus a la j ustice. Le paradoxe, c' est que l' attitude . révo­lutionnaire ne délivre pas de ce sentiment. N'_y aurait-il pas ici le symptome, un des plus inquiétants, d'une situation générale, dont l'un des caracteres serait l'absence d 'une véritable éthique ? Simple hypothese ...

On obtient p~r ces techniques d' excellents résultats. Les petits bourgeois, les intellectuels, . rivalisent de zele.· Ils se rongent les sangs, ils se tueraient de dévouement pour faire oublier, pour oublier leurs origines. Pour raffermir en eux l' idée qu' ils ne sont plus, a pres leur adhésion, des intellectuels ou des petits bourgeois. L' intellectuel renonce ainsi sincerement et meme voluptueusement a l' intellectuaiisme et avec lui a l' intelligence et aux exigences de la connaissance. Plus il renonce, plus il se sent f ort, et révolutionnaire, et dégagé de l' indivi-

- dualisme comme de la subjectivité, de l' idéalisme et de la métaphy­sique, alors qu' il se dégage aussi de 1' objectivité. L' efficacité s' accroit en imposant sous le nom respectable de « philosophie » la conformité avec une doctrine étr.oite, seche, rigide, que personne parmi les intellectuels n' accepte sans réticences inavouables et inavouées.

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CltlSE DU PHILOSOPHE 65

Ainsi s' instaure une discipline ascétique, qui · ne ma:nquerait pas de. grandeur si elle n'aboutissait a des mutilations, et si comme ·ail­Ieurs les habiles et les philistins ne connaissaient l' art de la tourner en l'utilisant. Je connais des maitres dans cet art. Tel Tartufe va répétant : « Le Parti est bien patient avec vous, les intellectuels. Le Parti veut seulement vous aider, vous aider a avancer ... Tuez en vous le vieil homme, le petit-bourgeois... Non, non, camarade, il n'est pas .encore mort en toi, le vieil homme. » QuaQd Tartufe a tué en lui le bourgeois ou le petit-bourgeois, que lu.i reste-t-il ? 11 s' est suicidé. Il serait done un mort vivant ? Non, ne -craignez rien, il est 18., bien vivant ! (Je ne le nomme pas, ceux qui le connais­sent -le reconnaitront aisément) (1).

Ainsi, la psychologie, cette science que l' on a honnie, que I' on a niée, complete admirableni~t la inanreuvre politique et idéologique.

Nous avons affaire, sous coul~r de philosophie - et de théorie, d' idéologie - a une pra1iq11e politique, bien détermioée, dont les « principes » sont simples, mais dont les modalités d' application sont multiples. Sous cet angle, ce probleme change. 11 quitte le terrain de la tbéorie et devient plus sérieux. Les modalités pratiques -varient entre certaines limites - suivant les pays, les moments, les auteurs, les auditeurs; les objectifs. Nous avons affaire a une « superstnic­ture active», au sens stalinien du mot, qui porte. un nom: le stali­nisme. Une information tres vaste et détaillée devrait se réunir sur les modalités de. cette « praxis » spéciale, sur les contradictions entre le ~arxisme et l' idéologie dite marxiste, sur ses contradictions internes ( e~tre 1' éclectis·me et le dogmatisme - entre le dogmatisme philosophique apparent et 1' autoritarisme politique réel - entre la connaissance effective et r idéologie instrumentale - entre la pratique ef f ective et la théorie, etc... etc.). Malheureusement, cet ensemble d' informations (qui formeraient une partie importante de la Crise de. la philosophie) manque. encore. On ne voit bien que les traits généraux de ce « systeme », par exemple r élimination des « pro­blemes », de telle sorte que l' on a une philosophie sans problématique, pui~qu'elle les a tous résolus dans le « systeme ».

On connait ausi certains traits généraux ·de· la praxis que recouvre l' idéologie syst~tique. Le caractere extraordinair_ement hiérarch~sé

<U Je renvole au roman de R. Bousslnot : e l'Eau du baln •·

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66 LA SOMME ET LE RESTE

pris par la société dite socialiste, dan~ le cadre de l' Etat dit ouvrier ou prolétarien, et par le Partí dit communiste ou révolutionnaire qui se « structure » sur le modele de cet Etat, peut figure~ daos les grandes surprises de l'histoire. Surprise ? Le mot est faible. Stupé­faction ou stupeur seraient plus proches de la vérité. Po~r quelqu'un nourri de Marx (et de Lénine), il y a la un élément imprévu, un coup de théitre gigantesque, r entrée sur la scene de quelque chose ou~ de quelqu'un auquel ~n ne s'attendait absolument pas (et qui se nomnie : Staline, le stalinisme). Personne n' aurait pu prévoir il y a vingt ou vingt-cinq ans la minutie de cette hiérarchie, le fait qu' elle s' étende aux autos, aux robes des femmes, et a la. compétence philosophique, artistique . ou littéraire.

Une these courante, rarement formulée mais qui l'a été (notamment dans les polémiques récentes), these d' autant plus admise que peu explicitée· car elle devient ridicule des qu' elle s' expUque, e' est que le responsable politique est un philosophe. I...a these est d' ailleurs parfaitement logique, irréfut~ble et inévitable, des qu' on admet la philosophie systématisée comme idéologie politique et moyen de gouvernement. Les connaissances et la compétence philosophiques sont liées au grade dans la hiérarchie. Ou réciproquement: le responsable atteint le grade correspondant a des connaissances philosophiques, dans le systeme philosophico-politique. Surtout il attei~t le ·grade· correspondant a sa f ermeté sur les principes· et a la sureté d,e ses f ormulations.

Ce systeme a des conséquences burlesques, tres prévisibles des que l'on admet les postulats. Un « responsable», un « cadre », traite avec un dédain léger mais sensible le philosophe, des qu' i1 n' est pas membre des organismes dirigeants. Parce que ce philosophe, intel­lectuel petit-bourgeois, ne · peut · etre philosophe que pour son grade. Pas plus de vérité que de galons. Celui qui se croit philosophe au-dessus de son grade, i1. convient de lui rappeler la vérite de sa situation. Oh, ce dédain n' est pas tres sur de soi. 11 s' exprime avec gene, ou par une certaine gene condes~end3nt~. 11 se teinte de consi­dération. lorsque le (( standing » du philosophe r érige en· "person­nalité. 11 se change en respect lo~sque le philosophe « sympáthisant », non membre du parti, et se gardant bien d' envisager son adhésion, peut refuser la .signature qu' on sollicite. De sorte que le philosophe

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CRISE DU PHILOSOPHE 67

non-manaste, encore que l' on conteste ou que l' on méprise sa qualité de philosophe (puisqu' il est un mauvais, un f aux philosophe), est quand meme mieux traité que le philosophe marxiste. Le cas du philosophe sympathisant étant assez rare, le. phi'losophe passe aisémerit pour la quintessence de l' esprit bourgeois. Il d~vient la bete noire, le bouc-émissa!re, celui qu' il faut atteindre pour porter un coup mortel aux fausses <'.< valeurs » de l' ennemi. M. Merleau-Ponty en sait quelque chose. Qua:11t au marxiste (philosophe), son seul moyen pour retrouver un peu d'estime, c'est de redoubler d'humilité, de zele, de <lévouement: Encore n' est-il jamai~ assuré d' obtenir un résultat. A son propos, tout peut etre remis en cause a tout moment. Pourquoi ce marxiste, ce philosophe marxiste, n' est-il pas dans les cadres ? Pourquoi n' a-t-iil pas « monté » ? Il y a la quelque chose de bizarre. Ce camarade n' est pas silr ! . Comment, depuis trente ans dans le Parti, encore a la base ? Suspect, suspect. Des hommes, dont la ~édiocrité intellectuelle et l' inculture et l' ignorance s' accompagnent de fa~on inexplicable pour les « profanes » d'une subtilité et d'une habileté politiques indéniables, se croient alors le droit de vous tancer, non, pardon, de vous engueuler a propos de ce qui vous ·tient le plus a e<rur, de ce sur quoi vous réfiéchissez depuis des années et des dizai­nes d' années. Pourquoi pas ? Ils sont plus pres de la vérité. Ces attitu­des découlent logiquement et nécessairement de la conservation. de la philosophie, de la philosophie of ficialisée politiquement, ~e la ·philo­sophie d'Etat, du matérialisme dialectique comme systeme philosophi­co-politique, de la conception philosophique du parti comme philo­sophe collectif et du militant comme philosophe. Conception qui fit de Staline le principal, non, le seul philosophe, comme le coryphée de la science et le pere des peuples.

Tout cela n'est pas sérieux ?. Hélas ... Combien de temps, d'efforts et de peines faudra-t-il pour briser ces entraves a la connaissance, a la démocratie politiq1:1e en France ?

De proche en proche, nous arrivons au creur du probleme. Oui, sans craindre de se répéter, il faut réfiéchir sur ce fait gigantesque : l' « histoire », qui n' est pas une déesse ivre ou méchante, mais ne manque pas d' imprévu ·et d' ironie, l'histoire ·n' a pas suivi la grande .route . royale indiquée par Marx. Et cepe:11dant elle ne l' a pas démenti. Elle a pris un aiguillage nouveau, le jour ou Lénine a contracté

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68 LA SOMME ET LE RESTE

une alliance politique_ avec les paysans, plutot qu' avec les bourgeois et petits bourgeois libéraux. La révolution mondiale se poursuit, par une voie contraire a celle que 1' on avait prévue. Au lieu d' aller des pays avancés aux pays arriérés, el-le va des pays ar~iérés (ou « sous­développés ») aux pays industriels avancés. Ce fait est connu, archi­connu. 11 se lie a la distinction entre « marxisme » et « marxisme­léninisme ». Mais il n'a pas fini de développer ses conséquences. Et la réflexion, philosophique ou non, ne l' a pas encore épuisé. N' aurait-il pas comme suite minime mais non négligeable, ccélle-ci : Ja philosophie n' a pas disparu, elle n' a pas été dépassée, elle ne s' est pas dépassée - avec le prolétariat - comme le pensait Marx ? Elle s' est dégradée, elle s' est vulgarisée, elle s' est reconstituée en plein dépérissement. D' ou une situation neuve, imprévue, imprévisible, avec sa problématique.

Dans les pays « socialistes » qui ont accompli la révolution anti­capitaliste, ce sont les paysans qui forment la majorité de la popu­lation ; ce sont les problemes agraires qui dominent, ~t dont la solu­tion - pius ou moins heureuse - permet r industrialisation et l' accumulation primitive socialiste. Ce sont done les paysans qui assument ou subissent les conséquences de la révolution qu' il a fallu accomplir pour les libérer du féodalisme, du capitalisme, de l'impé­rialisme, de la bourgeoisie. 11 n' est. done pas question d' un prolétariat avancé capa.ble, comme l' af firmait Engels du prolétariat aUemand, d' assimiler et de perpétuer le grand sens théorique légué par une bourgeoisie elle-meme audacieusement 'Capable d' esprit théorique. Malgré les antiques traditions culturelles de la Chine, ou a cause d'elles, la conjoncture n'a rien de commun avec celle qu'envisageait Engels. D' ou les contradictions tr~ perceptibles dans le domaine culture!. De Chine, d'U.R.S.S., des démocraties popuiaires que nous -a-t-on envoyé ? Un nombre extraordinaire de troupes folkloriques, de danseurs et chanteurs paysans. Quelques spectades et ballets traditionnels. Pas de pieces de théatrB. Des films, des romans, inégaµx, souvent médiocres, pa:rce que ces genres se lient aux conditions modernes de la production. On nous a beaucoup parlé de « réalisme socialiste », et ron nous a gavés de folklore ..•

Ces masses paysannes, ces cadres issus en partie de la paysannerie, ces Etats · qui .doivent amener les · masses paysannes a accepte~ les

•:

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CRISE DU PHILOSOPHE 69

exigences de l' industrialisation, il leur f aut une idéologie, une philo­sophie, et meme une idéologie of ficielle et un systeme philosophique d'Etat (co~e au temps de la chere vieille République fran~se, 111° du nom !) .

Le « socialisme » daos ces pays ne correspond que sur le plan politique a ce que Marx, Engels et Lénine ont ainsi nommé. · Les nouveaux rapports de production ont précédé la croissance des forces de production, au lieu de suivre leur croissance. Ils ont brisé les entraves au développement, mais de haut en has et non de bas en haut. Les superstructures ont créé ces nouveaux rapports sociaux, au lieu de 4éga;ger des rapports sociaux déji impliqués · dans la croissance des forces productives. Le schéma classique de Marx a été inversé. D' 011" des conséquences nombreuses en ce qui concerne l' Eta t. Les gouvernements ne se sont pas donné pour objectif économique proche la consommation, l'accroissement du pouyoir d'achat des masses, la croissance quantitative et qualitative des besoins, leur satisfaction. L'U.R.S.S. passe maintenant seulement le seuil ou cet objectif. devient concevable. En ce qui .. concerne les besoins et la consommation, daos un grand nombre de secteurs, ces pays sont arriérés. 11 leur a fallu subir les eff ets des lois générales de la crois­sance· - les exigences de l' industrialisation déterminées par Marx dans les schémas de 1' accumulation - et réaliser en un temps rapide, sur un rythme accéléré, ce que les vieux .pays capitalistes ont mis des' siecles a accomplir : 1' accumulation du capital. Cependant ces pays ont effectivement supprimé les antagonismes (non les contra­dictions) de classe ainsi que le pouvoir de classe, f éodal ou capita-liste, fondé sur la propriété privée des moyens de production. Ils méritent done le nom de « socialistes » politiquement. Ils ont cons­truit des Etats ; .bien qu' hypertrophiés et gigantesques, ce ne sont pas des Etats bourgeois; ils correspondent a des besoins historiques et sociaux, momentanés, exagérés mais réels. Ils ont aboli r arriération ·culturelle, encore qu' il y ait beaucoup a dire sur les suites et séqúelles . de cette arriération, sur le primitivisme et le primarisme qui s'y manifestent (e~.peinture par·exemple, et aussi dans Ja philo­sophie_ !) . Une idéologie sommaire y satisf ait des besoins idéologiques peu af finés et peu diff érenciés. ·

Leur but ? D'abord durer. Résister· a la pression du capitalisme et de r impéri~lis~e. Opposer puissance a puissance, Etat a Etat, armée

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a armée, police a po1ice, propagande a propagande, bombe a bombe, matérialisme · a idéalisme, philosophie a philosophie. Emprunter au capitalisme ses techniques pour les retourner contre lui, le vaincre par ses propres armes, le dépasser des que ce sera possible sur son pro pre terrain, tel est 1' objectif. Le « dépassement » n' est pas un but immédiat mais un but lointain

Quant au capitalisme, i1 n' a pas résolu ses contradictións antago­niques. I1 les a momentariément atténuées, pour en faire surgir de nouvelles sur le fond des anciennes ; malheureusement ces nouvelles contradictions ne sont pas connues ou le sont mal, puisque les marxis­tes se sont contentés de verbiages sur la crise et l'Etat. Ils ont confo~du avec une rare grossiereté d ' analyse les aspects économiques des difficultés du capitalisme (cycles, crises, ~marchés, etc ... ) avec les aspects sociologiques de ces diffiatltés ( déclin_ de la bourgeoisie comme groupe dirigeant, de sa morale, de sa culture). Ils ont melé avec les éléments économiques de crise les crises des « superstruc­tures » issues de la f ormation économique-sociale : Etats, institutions. Le mot « crise » est devenu vide de sens précis. Les mancistes en particulier ont oublié, en contestant des pas en avant de la science liés a des innovations techniques et a des modifications daos les forces productives (il faut encore ici penser a la cybemétique)' que des progres dans la connaissance peuvent s'accompagner d'une « crise » idéologique ou d'une idéologie en contradiction avec la praxis et la connaissance effective. N11lte part jusqtt'ici, ni en U.R.S.S. ni ail­Je11r,J:, les marxistes n' ont étudié . dialectiquement la praxis socia/e, avec ses contradictions. Ils se sont bornés a ressasser les principes, axiomes et postulats du matérialisme dialectique philosophique. Par­tout, ils ont omis cet élément de la dialectique : une « crise » n' est · pas nécessairement f éconde, mais elle peut le devenir. De grandes créations artistiques ou littéraires n' ont ríen d' incompatible avec une « crise » éthique de la bourgeoisie ou de la jeunesse dans le cadre de la société bourgeoise. Jirai meme jusqu' a dire qu'une telle « crise » peut quelquef ois favoriser la création artistique ou littéraire ...

Et la phílosophie ? Nous arrivons · devant quelques hypotheses. Un hotizon s' entr' ouvre, une obscure darté apparait.

La philosophie n' a pas disparo, elle ne s' est pas surmontée, dépas­sée, niée dialectiquement. Parce que oulle part la révolution au sens

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de Marx - le prolétar1at d'un pays ·hautement développé· et indus­trialisé prenant le pouvoir, se dépassant en transformant :la .société, cessaó.t ainsi d' etre dasse ouvriere dans une société entierement renouvelée - nulle ·part cette révolution véritablement prolétarienne n'a eu iieu. · ·

Alors, la philosophie continue. Mais comme idéologie. Non comme connaisance ou comme sagesse. Tant dans les pays capitalistes que daos les pays socialistes. Cette idéologie a peu de rapports avec le processus de la connaissance, avec le marxisme, avec les buts définis par Marx pour la révolution et le socialisme °{buts qu' il convient d' ailleurs de redéfinir en retoumant a Marx). ' · Done, quelle philosophie ? U ne phil.osophie áépérissant.e, liée direc­

tement (idans les pays socialistes) ou indirectement (daos lés pays capitalistes) a un Etat qui n' a pas dépéri, a une politique qui loin de se résorber dans l' économique, le social et le· culture!, s~ ~t hypertro­phiée et hypostasiée en tant que poli tique jusqu' a dominer la situation mondiale en se basant sur des rapports de force, en utilisant tous les instruments et tous les moyens. Toute philosophie risque done ( sauf si le philosophe a pris conscience du danger) de contenir, e' est-a-dire de masquer en la justifiant, une pratique politique sans rapport ra­tionnel avec elle.

Ainsi. je ne conteste absolument pas la grande, la tres grande utilité du matérialisme (vutgaire ou dialectique, traditionnel ou renouvelé par le marxisme) dans les pays socialistes, dans les luttes politiques et idéotogiques a l' intérieur ou a l' extérieür, pour répondre du tac au tac a la propagande idéologique et théorique de « l' adversaire ». Et aussi pour une pédagogie de masses. Bien sur, bien sur. S'il est vrai q~e l'ontologie dans son ensemble correspond non pas a des vérités et des erreurs éternelles, ou a des « courants » immuables, ou a des « positions de classe » arretées, mais a un bas niveau des fo.rces productives et de fa conscience sociale, l'expérience pédago­gique et polémique ·confirme cette th~se !

Ce que je conteste, e' est l' obligation d' accepter par discipline cette philosop~ie et de confondre -la vérité avec un dévouement plus ou mo~ns fictif au Parti ou a la « classe ouvriere » en la personnalité de ses rep.résentants~ Je refuse de (:éder a ce chantage. Quelle que soit la gravité de la situation politique, m~ndiale et fran~ise, i' intéret . de

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la vérité et l' intéret pour la vérité dépassent tous les intérets politiques. Le dire et en tirer les conséquences, c'est cela « etre philosophe », aujourd'hui, pour autant que le mot garde un sens, s'il en garde un. Et tant pis pour cemc qui ont créé un conflit entre la raison et les raisons d' Etat. Si j' ai l' orgueil de parler ainsi, j' ai l' orgueil encore plus excessif de me considérer comme représentant une vérité dont l' absence se fait actuellement sentir. Je refuse de me nier et de ·me renier, en tant que philosophe, sans pour autapt . me dépasser en acceptant une phllosophie parce qu' elle sert politiquement, parce qu' elle est officialisée sur le plan du parti et de l'Etat. Je refuse de m'obliger a ne pas l'étudier objectivement, et a ne pas la juger, cette philosophie, comme telle. Je refuse de m· astreindre a ne pas exercer le droit de critique radicale, a ne pas revenir, moi, . marxiste, a la source - Marx - pour essayer de c-omprendre ce qui s' est passé. Je ne veux pas entériner le dogmatisme parce que l' instrument idéo­Jogique utile prend la forme du dogmatisme. Je jtige impossible de pousser le dévouement jusqu'a abandonner le vrai au profit de l' ef fi.cacité ( ef ficacité a court ter me, immédiate, au surplus, et dont je conteste la valeur a long terme) . Et d' accepter comme norme, regle, modeles, les superstructures idéologiques constitu:ées dans les pays peu ou mal développés engagés dans la voie du socialisme.

Car enfin, que s' est-il passé ? Comment l' annonce de la fin de l'Etat et de la ·politique s· est-elle transformée en une apologie de l'Etat et de la politique ? Comment la critique radicale du Systeme (phi'losophico-politique) s' est-elle transformée en un nouveau Sys­teme ? Comment le dépassement de la philosophie s' est-il changé en une philosophie plus raide, plus dure, plus dogmatique qu' autre-f ois ? Il faut tout de meme 1' expliquer ! ·

Je ne puis m' emp&her de supposer qu' il s· est produit quelque chose d'un peu analogue, dans des conditions différentes, voici quinze

. siecles, lors des débuts du christianisme ofiiciel, lorsqu' íl devint philo­sophie de gouvernement et d'Etat. Alors les éveques des aggloméra­tions urbaines - qÚi avaient établi une puissance économ.ique encore . mal étudiée, puisque les Eglises pouvaient avoir des biens - recueil­lirent les derniers débris de réa.lité sociale cohérente et de pouvoir politique existant encare dans une chaos effrayant. Ils étaient. dans la dislocation de la société et de l'Etat la derniere force sociale ·et

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politique organisée, disposánt d'unc forte idéologie. ns ne pouvaient pas ne pas s' emparer des débris da pouvoir d' Etat. L' idéologie anté­rieure, celle qui apportait un espoir aux esclaves, a la fois maintenue et transformée, servit de nouveaux buts et de nouveaux intérets. La doctrine révolutionnaire de classes incapables_ d' accomplir la révolution, s' of ficialisa, devint agissante et efficace, mais se changea en autre chose. Cette doctrine qui avait commencé son élaboration en attaquant

·ta philosophie paienne, devint philosophie et th~logie mises en forme, au service de la politique et de l'Etat. Les marxistes et com­munistes soviétiques, en recueillant les débris de réalité sociale et politique au sein d'un chaos indescriptible dans un pays a prédomi­nance agraire et paysanne, entre 1917 et 1920, ne se sont-ils pas _servis de l'idéol<?gie manciste dans un seos nouveau, imprévu, d'ail­leurs f écond ? Ainsi la doctrine qui se f aisait l' accusatrice et la négatrice de 1' existant devint justifica~rice de r existant, d' ailleurs réellement ilouveau, mais qui n'étá.it pas ce qu'on attendait de la critique radicale de l' existant antérieur. La grande espérance, celle _de la révolution mondiale se poursuivant dans les ·pays industrialisés, ne s'était pas accomplie. Fait historique décisif. Déja, a mon avis, les violentes polémiques entre Trotsky ~t Staline étaient abstraites; on

. ne disait pas, on ne disait déj a plus ce qui était en question, la vraie question : · « Comment construire le socialisme dans un pays arriéré, le socialisme défi.ni par Marx dans les condition.S d' un pays développé ? Que faire du pouvoir lorsqu'on l'a pris dans ces condi­tions, et que d' ailleurs on ne pouvait pas ne pas le prendre ? ». }'estime done qu'il n'y a pas grand-chose a tirer de ces polé­miques, que Trotskr avait raison contre Staline et Staline contre Trotsky ( deux mégalomanes s' imaginant pétrir rhistoire et les hommes daos leurs mains puissantes) ; que tous les deux avaient tort en ne disant pas la vérité, et que Boukharine avait raison contre 1~ dewc en posant - jusq~'a un certain point - les vea.is problemes, ceux de 1' accumulation socialiste. Mais je Q.e suis ni trotskyste, ni bo~arinien. Cependant, au risque de mettre tout le ·monde · contre

- moi, je dirai encore q~e Staline eut raison de ·se débro~ller. par les · moyens du bord, de tirer d' une situation plus que diffi.cile et tres imprévue ce. qu'on pouvait en tirer, ·y compris en volant a Trotsky, le mom~t venti.,· son pro~e d'industrialisation ~tcélérée_ et de

- ,co~ectiviSa.tion bmtale, en faisant porter a la paysannerie une graride . . . .

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partie du poids de l' acaunulation. 11 a eu raison de construire une énorme industrie lourde aux dépens de la production des biens de consommation. Il ne. pouvait s'y prendre autrem~nt; sans cette froide et dure raison d'Etat, !'U.R.S.S. aurait disparo. ·Staline, qui s'intéres­sait - et pour cause - aux questions nationales, n' était pas bete en réfutant au moyen de quelques trivialités les ancries auxquelles on arrivait en introduisant dans la linguistique le « point de vue de classe » (la théorie des langues de classe) . II n' était pas bete, politi­quement, en ramassant chez Marx ou dans des textes de Lénine déja anciens les éléments d' une idéologie de gouvernement indispensable dans cette situation : le matérialisme dialectique, philosophie éti­quetée marxiste. Apres quoi l'idéologie d'Etat, systématisée comme telle, descendit d' en haut vers le~ individus, s' imposant a eux, détrui­sant leurs aspirations spontanées et les niant théoriquement comme les exigences de r industrialisation les niaient pratiquement en les renvoyant aux calendes. Cette approbation ne me rend absolument pas stalinien. Bien au contraire. Car une telle situation ne peut se reproduire en France, pays développé, sauf dans le cas d'une catas­trophe, guerre atomique ou guerre civile interminable, couvrant le pays de ruines et l'entrainant dans un tel chaos qu'il faudrait ramasser les débris, tache que seul un groupe d'hommes politiquement et idéologiquement centralisé pourrait accomplir. Alors seulement le parti, administration cimentée par une ·métaphysique de l'Etat, pour­rait coincider avec les administrations. Je refuse de miser sur une telle catastrophe. J' ose encore espérer que le socialisme ne se réalisera pas en F rance de haut en has, en commen~ant la maison par le toit, mais de has en haut, en laissant de la place a la démocratie et a la « spontanéité ».

Done, philosophie dépérissante, ou plutot philosophies dépéris-santes. Dans une situation ou· la phiiosophie continue. · .

Pourrait-elle se rénover véritablement, puisqu'elle con~inue ? La conscience de cette situation pourrait-elle réveiller la philosophie, revigorer les philosophes ? C'est un autre probleme. Nous y revien­drons; j'y viendrai, par la voie subjective. Objectivement, un dilemme ou une série de dilemmes se posent. Ou bien on part .de Marx, on considere que le dépassement et la· réalisation de la philosophie par la praxis révolutionnaire ont eu lieu, et alors il n'y a plus de philoso­phie, mais autre chose a déterminer. O~ bien on consi~ere que ce

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dépassement n' a pas eu lieu, parce que les conditions historiques objectives ne se sont pas réalisées; et alors la philosophie continue; mais dépérissante. Dans aucun cas, ce qui se présente comme philoso­phie marxiste officielle, le matérialisme dialectique, ne peut passer pour I' épanouissement et l' achevement de la philosophie~ Car . ce n' est ni du marxisme ni de la philosophie. Que la philosophie dépérisse, le dia-mat stalinien en est la preuve vivante, si j 'ose dire. 11 est impossible d' affirmer a la f ois la vie et la mort de la philosophie et du philosophe. Cependant, peut-etre peut-on concevoir qu'aujour­d'hui la philosophie rebondisse et se réinvente, a partir d'une cons­cience claire de la situation, en commen~ant par chercher pourquoi ni le prolétariat comme tel ni la philosophie cotnme telle ne se sont pas surmontés; en résumé a partir d'une conscience élucidée . de la transition. -

De toutes fac;ons, retour a M~rx comme source et cornhle départ. Ce qui ne signifie pas retour a une philosophie marxiste, ou au marxisme comme philosophie, mais au contraire : retour a Marx comme théo­ricien de la fin de la philosophie, comme théoricien de la praxis. Done pas de retour a Marx comme les partisans du dia-mat qui le relisent (plus ou moins bien) pour y trouver confirmation de leurs ·theses, pour dater le dia-mat. Mais pas davantage retour a Marx au sens des « marxologues » (1). Ces « mar)f:ologues » revienne~t a Marx pour l' étudier parce qu' ils se défient, non sans raisons, des interpré­tations ultérieures. Mais ils questionnent Marx en lui apportant leurs propres interprétations, fours présuppositions : en l' interprétant comme moraliste ou comme utopiste, etc ... Cette idée, ce mot d' ordre, « retour a. Marx >>. doit répondre aux problemes soulevés par le développement du marxisme, par son développement ~ontradictoire ( dialectique) solildaire du développement terriblement contradictoire du monde moderne. Done pour examiner plus sérieusement les pro­blemes théoriques de la douloureuse et longue transition du capita­lisme au socialisme.

Ces contradictions dans la période transitionnelle présentent, sur le plan théorique, des a~pects curieux, non dépourvus de comique. L'un de ces aspects, inévitable et compréhensible. dans la perspective tracée ci-dessus, e' est que les dogmatiques se placent constanunent sur le

(ol) M. Rubel par exemple.

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ter rain de ceux qu' ils combattent avec le plus d' acharnement, en les couvrant d'injures. Aspect inévitable et compréhensible : s'il en était autrement, les adversaires ne se rencontreraient pas. Les injures pleuvent et se renvoient de l'un a r autre ca.mp ;· les victimes. doulou­reusement émues se plaignent et répliquent violemment ou se taisent avec hargne ; aveuglées par le chagrin et la colere, elles ne voient pas la vérité de la situation. Ainsi les mat~rialistes pourf endent les idéalist~; ils coupent quelques tetes, toujours renaissantes, de l'hydre. Il y a du bruit. A travers ces « grandes Iuttes idéologiques » des mala­dies infantiles, anciennes ou nouvelles, se propagent ; la pensée ~ntiere se dégrade.

Quelques exemples. Vers la fin de la période stalinienne, quand triomphait le suhj.ectivisme (de parti, d'Etat, de classe, nuances spec­trales dans cette lumiere noire), les dogmatiques rabaissaient · 1e marxisme, de théorie du concept basé sur la praxis, a une théorie d~ la ·conscience. La « conscience politique » comportant l' acceptation du stalinisme, se substituait tres naturellement a r étude de la praxis réelle comme clef de voute de l' ensemble. Par la, les théoriciens du dia-mat se situaient sur le meme terrain que les autres philosop~ies de la conscience. Ils définissaient le « dia-mat » c;omme une phénomé­nologie de la conscience politique, avec un autre vocabulaire et une autre terminologie, acceptant les faits accomplis (le stalinisme) exac­tement comme la phénoménologie accepte le ~< vécu » en le décrivant. Cette phénoménologie de la conscience politique entrait d' aille1;1rs en contradiction flagrante avec les prétentions scientifiques du dia-mat. Contradiction qui correspond aux osciMations de l'idéologie stali­nienne entre le fétichisme de. la volonté, du chef de rEtat (leur toute-puissance), et le fétichisme des lois économ.iques, considérées comme des absolus. Les théoriciens en qu~stion, se pl~nt sur le. terrain de la phénoménologie, devaient done entrer en transes et en fureur, a propos de la phénoménolo~ie et de ses dérivés philOso­phiques (1). D' qu de grandes luttes d' idées, auxquelles je regrette aujourd'hui d' avoir participé, non parce que e' étaient des luttes, mais

< 1 > Dans une conférence t. l 'Instltut bongrols de París, le 8 juln 1956. con­Hacrée "rmuvre de LukA.cs. t. propos de son 'loe anniversalre, j'al cherché A. éluclder cette .. sltuation curleuse. Lukacs a été violemment attaqué J>ar des gens qui se pl~aient préclsément: sur le terrain de son ltvre • Htstoire et consclence de classe ,. et ne ie i:avalent pas. Je n'·al pu (lnterdlctlon ab&Olue sous peine d'expulslon> publler cette conférence.. -

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parce que les problemes étaient mis de travers et que je ne l'ai pas dit. Toutefois, dans mes interventions, je n' ai pas manqué de mettre des parentheses, des petits textes avertisseurs, des pelures d' oranges pour les dogmatiques. On fait ce qu' on peut. Ils ne s'y sont pas trompés. Ils ont l' reil exercé et le nez fin (1).

Aujourd'hui, sous la pression des critiques et des attaques contre le dogmatisme, on se ~emet a lire Marx sérieusement. On cherche la date exacte d ' apparition (de « surgissement » dirait un heideggerien) du dia-mat. On_se place ainsi sur Je terrain des « marxolo,l!Ltes » que l' on combat puisqu' ils ne se veulent pas « marxistes ». On oppose un moralisme dogmatique - le dévouement a la classe ouvriere, au Parti - a l' interprétation moralisante de Marx, telle qu' on la trouve chez le « marxologue » Rubel, etc. ..

Une étude approfondie sur la crise de la philosophie reprendrait l'histoire de ces grandes « luttes » théoriques. En les retra~ant, elle essaierait d' élucider ce qui s' est passé : · les luttes verbales et termi­nolo,e:iques, les querelles de personnes et de clans, les malentendus sur le plan idéologique, et ce qui f ut réellement en question, sur le plan de la pratique (politique) (2) .

Le vrai retour a Marx n'a rien de commun avec les acrobaties du do¡matisme pour se maintenir au pouvoir. 11 differe aussi de l'hypo­these extreme que j'ai émise ailleurs d'un doute méthodique (carté­sien) appliqué a la philosophie marxiste, pour l' analyser piece par piece et la reconstruire valablement.

<U « La philosophie n e doit pas étre édifiante » (« ·Les M:ésaventures de l'anti-ma.rxisme », 1956, Ed. Sociales, p. 100). Ce petit livre contlent aussl ces Ugnes lmmortelles dues a l'éloquence de Roger Oaraudy : • Non seulement le marxisme n 'est pas dogmatlque mals ... selon l 'expresslon de Stallne , le marxisme est l'ennemi de tout dogmatisme ». <Id. P. 71) .

(2) Alnsl le recueU mentionné cl-dessus : e Les Mésaventures de l'antl­marxisme t», visalt pratlquement le e mendéslsme » et les e mendésistes • a un mome:nt ou l'on y voyait l 'ennemi principal, pour des . ralsons plus ou molos justes mais il coup sür momentanées. Je ne m'exclameral pa.s : « Quel malheur t quelle erreur 1 pller alnsl la vérité philosophique aux circonstances, awc atllances et querelles politlques l. .. » Non. Je dirai : « La philosophie dogma.tique, couvrant les !luctuatlons de la pre.tique polltique, permet d'ad­Joindre au combat pollt-1.que la flction - efficace en tant que propa.ga.nde d'une lutte phllosophique, parce qu'elle se place sur · 1e terrain de i'adver­salre ••• '»