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Méthodes numériques appliquées – projets J.-P. Grivet Retour au site web Henri, Michaelis, Menten et la cinétique enzymatique 1 Introduction La plupart des réactions chimiques qui se déroulent dans le monde vivant, en particulier dans les cellules, sont catalysées par des enzymes. Nous vous proposons d’explorer un modèle simple de cinétique enzymatique, étudié pour la première fois par Victor Henri [1, 2], Leonor Michaelis et Maud Menten [3, 4] il y a plus d’un siècle. Les biographies assez remarquables de ces trois chercheurs sont évoquées dans [5, 6]. Malgré son âge respectable, ce modèle est non seulement couramment utilisé en biochimie mais sa justification théorique fait encore couler beaucoup d’encre. Selon ce modèle, un composé chimique, le « substrat » (S), est transformé en un autre composé, le « produit » (P) grâce à l’intervention d’une enzyme (E). Le substrat se fixe sur l’enzyme pour former un complexe transitoire (C) qui se décompose pour donner le produit et l’enzyme inchangée, selon le schéma S + E k 1 -- * ) -- k -1 C k 2 -→ E + P La fixation du substrat est réversible (k 1 et k -1 sont les constantes de vitesse de chaque réaction partielle) alors que la dissociation du complexe est irréversible (constante de vi- tesse k 2 ). On peut aussi, sans changer beaucoup la nature du modèle, supposer que le com- plexe se décompose de façon réversible (il faut alors introduire une quatrième constante de vitesse, k -2 ). 2 Équations cinétiques Dans la suite, nous désignons par une même lettre le composé et sa concentration dans les équations du modèle mathématique. Vérifiez que le modèle de Michaelis–Menten se traduit, à l’aide de la loi d’action de masse, par le système différentiel suivant : dS dt = -k 1 SE + k -1 C, (1) dE dt = -k 1 SE +(k -1 + k 2 )C, (2) dC dt = k 1 SE - (k -1 + k 2 )C, (3) dP dt = k 2 C. (4) Il y a conservation de l’enzyme, qui apparaît sous les deux formes E et C, et conservation des atomes du substrat qui apparaissent sous trois formes, S, C et P. La concentration initiale du substrat est notée S 0 et celle de l’enzyme E 0 . Au début de l’expérience, il n’existe pas Cinétique enzymatique 1

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au site web

Henri, Michaelis, Mentenet la cinétique enzymatique

1 Introduction

La plupart des réactions chimiques qui se déroulent dans le monde vivant, en particulierdans les cellules, sont catalysées par des enzymes. Nous vous proposons d’explorer unmodèle simple de cinétique enzymatique, étudié pour la première fois par Victor Henri[1, 2], Leonor Michaelis et Maud Menten [3, 4] il y a plus d’un siècle. Les biographies assezremarquables de ces trois chercheurs sont évoquées dans [5, 6]. Malgré son âge respectable,ce modèle est non seulement couramment utilisé en biochimie mais sa justification théoriquefait encore couler beaucoup d’encre.

Selon ce modèle, un composé chimique, le « substrat » (S), est transformé en un autrecomposé, le « produit » (P) grâce à l’intervention d’une enzyme (E). Le substrat se fixesur l’enzyme pour former un complexe transitoire (C) qui se décompose pour donner leproduit et l’enzyme inchangée, selon le schéma

S+ Ek1−−⇀↽−−k−1

C k2−→ E+ P

La fixation du substrat est réversible (k1 et k−1 sont les constantes de vitesse de chaqueréaction partielle) alors que la dissociation du complexe est irréversible (constante de vi-tesse k2). On peut aussi, sans changer beaucoup la nature du modèle, supposer que le com-plexe se décompose de façon réversible (il faut alors introduire une quatrième constante devitesse, k−2).

2 Équations cinétiques

Dans la suite, nous désignons par une même lettre le composé et sa concentration dansles équations du modèle mathématique. Vérifiez que le modèle de Michaelis–Menten setraduit, à l’aide de la loi d’action de masse, par le système différentiel suivant :

dS

dt= −k1SE + k−1C, (1)

dE

dt= −k1SE + (k−1 + k2)C, (2)

dC

dt= k1SE − (k−1 + k2)C, (3)

dP

dt= k2C. (4)

Il y a conservation de l’enzyme, qui apparaît sous les deux formes E et C, et conservation desatomes du substrat qui apparaissent sous trois formes, S, C et P. La concentration initialedu substrat est notée S0 et celle de l’enzyme E0. Au début de l’expérience, il n’existe pas

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de complexe ni de produit (C0 = P0 = 0). Écrire deux équations (dites « de conservation »)qui traduisent ces remarques.

En déduire que les équations (1)–(4) sont équivalentes au système suivant :

dS

dt= −k1SE + k−1(E0 − E), (5)

dE

dt= −k1SE + (k−1 + k2)(E0 − E). (6)

À ce système sont associées les conditions initiales

S(0) = S0,

E(0) = E0.

On ne connaît pas de solution analytique exacte de ce système d’équations non linéaires.On doit donc recourir à un traitement numérique ou à des approximations. Nous commen-çons par une approche théorique simple, classique dans le cas d’équations non linéaires.Nous vous recommandons d’utiliser, dans les applications numériques à venir, un jeu deparamètres éloignés de la réalité biochimique mais qui permettent un affichage confortabledes résultats, à savoir :

k1 ' 1 mM−1s−1; k−1 ' 0,2 s−1; k2 ' 0,1 s−1; E0 ' 1 mM; S0 ' 3 mM.

M désigne l’unité de concentration molaire (1 M = 1 mol/L).

3 Plan de phase, isoclines et champ de directions

Le plan de coordonnées (S,E) est souvent appelé « plan de phase ». L’état du mélangeréactionnel à une date donnée correspond à un point du quart de plan tel que S ≥ 0, E ≥ 0.L’évolution du système à partir des conditions initiales est représentée par une courbe(« trajectoire ») dans le plan de phase, qui matérialise une solution du système (5)–(6). Nousallons tenter de construire une trajectoire qualitativement. Nous notons F (S,E) et G(S,E)respectivement les seconds membres des équations (5) et (6). L’équation F (S,E) = 0 définitune courbe du plan de phase, appelée C1 ; de même, G(S,E) = 0 définit la courbe C2.Quelle est la nature géométrique de ces courbes ? La pente d’une trajectoire est dE/dS.Supposons que cette trajectoire coupe C1 ou C2. Que pouvez-vous dire de la pente de latrajectoire au(x) point(s) d’intersection ?

Plus généralement, l’ensemble des points du plan de phase où les trajectoires présententune pente m donnée est une courbe appelée « isocline ». Saurez-vous construire les isoclinescorrespondant à m = ±1 ?

Une autre méthode, plus puissante, consiste à établir le « champ de directions » associéau système différentiel. C’est un champ de vecteurs (calculés généralement en des pointsrégulièrement répartis dans le plan) tel que chaque vecteur est tangent à la trajectoire quipasserait par ce point. Si vous travaillez avec Scilab, la fonction fchamp peut faire le travailpour vous. La figure 1 montre un résultat typique. Pourrez vous construire qualitativementd’autres trajectoires ?

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0 21 30.2 0.4 0.6 0.8 1.2 1.4 1.6 1.8 2.2 2.4 2.6 2.80

1

0.2

0.4

0.6

0.8

0.1

0.3

0.5

0.7

0.9

Figure 1 – Le plan de phase. En bleu (gris foncé), la courbe C1, en rouge (gris moyen),la courbe C2. Les vecteurs du champ de directions sont en noir. En vert (gris clair),on a tracé la trajectoire définie par les conditions initiales S0 = 3 mM, E0 = 1 mM.

4 Simulation numérique

Le système d’équations différentielles du premier ordre (5)–(6) se résout facilement par uneméthode numérique, Runge–Kutta d’ordre 4 par exemple [7]. À cette occasion, vous pourrezexplorer un espace de paramètres plus vaste que ce qui est indiqué au § 2, en particuliervous rapprocher de conditions initiales plus réalistes, comme E0 � S0. Retrouvez-vous lestrajectoires grossières du § 3 ? Comment caractériser les résultats obtenus lorsque l’enzymeest présent à une très faible concentration ?

5 Approximations

Tous les auteurs qui ont travaillé avant l’apparition d’ordinateurs puissants et bon marchéont utilisé des approximations, à commencer par Michaelis et Menten eux-mêmes. Leurméthode a été formalisée par Briggs et Haldane [8] et on la connaît maintenant sous lenom d’« approximation de l’état quasi-stationnaire » (AEQS).

Nous allons examiner cette approximation et comparer les résultats ainsi obtenus à ceuxfournis par le calcul exact. En général, la concentration totale en enzyme est très faibleet la concentration du complexe intermédiaire est encore plus faible. De plus, l’expériencemontre que C reste pratiquement constant pendant la durée de la réaction, à l’exceptiond’une très courte phase initiale. On peut donc raisonnablement faire l’hypothèse

dC

dt= 0 « AEQS », (7)

soit, d’après (3)

C =k1SE

k−1 + k2.

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En utilisant (4) et la relation de conservation de l’enzyme (E + C = E0), nous tirons la« vitesse de la réaction » v c’est-à-dire dP/dt :

v ≡ dP

dt=

k2SE0

S + k−1+k2k1

.

À partir des résultats numériques d’une simulation, calculez v et comparez à la formuleci-dessus.

En général, on ne connaît pas à tout moment les concentrations en enzyme et substratlibres et on se contente d’appliquer l’approximation EQS au début de la réaction. On aalors S ' S0 et on mesure la vitesse initiale v0, qui doit obéir à l’équation de Michaelis–Menten

v0 =VmaxS0

KM + S0, (8)

avec les notations Vmax ≡ k2E0, KM ≡ (k−1 + k2)/k1.

6 Un cas réel

Nous allons exploiter l’un des résultats expérimentaux de Michaelis et Menten, selon unedémarche fortement inspirée du texte de travaux dirigés de Lobry [9]. Ce travail concernel’hydrolyse du saccharose sous l’action d’une enzyme, l’invertine ou invertase. Nous sim-plifions outrageusement le phénomène et nous vous conseillons de vous reporter à la pu-blication originale ([3] ou [4] et son supplément sur le site du journal) pour découvrir laméthode de dosage (polarimétrie) et les nombreuses précautions expérimentales prises parles auteurs. En particulier, on sait bien que l’action de l’enzyme consiste en une coupure dusaccharose pour donner un mélange, en proportions égales, de glucose et fructose. Ceci nechange rien à l’analyse mathématique mais complique le calcul des concentrations. De plus,les auteurs ne donnent pas E0 ; on sait seulement que la concentration initiale en enzymeest la même pour chaque expérience. Le tableau ci-dessous donne les vitesses initiales enfonction des concentrations initiales en saccharose.

rang S0 [M] v0 [M min−1]

1 0,3330 3,6362 0,1670 3,6363 0,0833 3,2364 0,0416 2,6665 0,0208 2,1146 0,0104 1,4667 0,0052 0,866

6.1 Ajustement

Nous vous proposons maintenant de déterminer par la méthode des moindres carrés [10]les paramètres de la formule 8 de telle façon que celle-ci représente au mieux les résultatsexpérimentaux. Commencez par représenter graphiquement les points expérimentaux. Où,sur ce graphique, pouvez-vous trouver des valeurs approchées de Vmax et de KM ?

Plutôt que d’écrire vous-même un programme de moindres carrés non linéaires, vous pouvezutiliser la fonction leastsq de Scilab. Elle requiert l’expression de la somme des écarts entrethéorie et expérience (pas de la somme des carrés !), des estimations des paramètres et desvaleurs de S0 et v0. La figure 2 montre le résultat de ce calcul.

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0 0.2 0.40.1 0.30.05 0.15 0.25 0.35

0

2

4

1

3

0.5

1.5

2.5

3.5

Figure 2 – Ajustement du modèle de Michaelis et Menten sur les données de... Michaeliset Menten. Les points expérimentaux sont en rouge, la courbe théorique en bleu.

6.2 Méthode graphique

Le lissage par moindres carrés n’est pratique que si l’on dispose d’un ordinateur. Ce n’étaitpas le cas dans un passé pas si lointain si bien que les chercheurs employaient des méthodesgraphiques. La plus connue est celle de Lineweaver et Burke [11]. Ces auteurs proposent derendre linéaire la relation de Michaelis–Menten en prenant les inverses des deux membresde l’équation (8) pour obtenir

1

v0=

KM

Vmax

1

S0+

1

Vmax. (9)

Vous constatez qu’en reportant 1/v0 en fonction de 1/S0, on doit obtenir des points ali-gnés sur une droite de coefficient angulaire KM/Vmax et d’ordonnée à l’origine 1/Vmax.Dépouillez les résultats précédents de cette manière. Comment les nouvelles estimationsde KM et de Vmax se comparent-elles au précédentes ?

Vous pourriez aussi trouver par moindres carrés les coefficients de la droite de Lineweaveret Burke. Vous trouverez dans [9] une analyse statistique détaillée et la description deplusieurs autres méthodes graphiques.

7 Conclusion

Nous voici parvenus au terme de la découverte du modèle de Henri–Michaelis–Menten. Detrès nombreux mécanismes de réactions enzymatiques ont été analysés à la lumière de cemodèle. D’autre part, l’hypothèse de l’état quasi-stationnaire a été appliquée à bien d’autreschémas réactionnels, en chimie comme en biochimie. La justification théorique de l’EQSfait toujours l’objet de recherches [12]

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Références

[1] V. Henri : Théorie générale de l’action de quelques diastases. C. R. Acad. Sci.,135:916–919, 1902.

[2] V. Henri : Lois générales de l’action des diastases. Librairie Scientifique A. Hermann,1903.

[3] L. Michaelis et M. Menten : Die Kinetik der Invertinwirkung. Biochem. Z., 49:333–369, 1913.

[4] K.A. Johnson et R.S. Goody : The original Michaelis constant : translation of the1913 Michaelis–Menten paper. Biochemistry, 50:8264–8269, 2011.

[5] S. Nicolas : Qui était Victor Henri (1872–1940) ? L’année psychologique, 94:385–402,1994.

[6] U. Deichmann, S. Schuster, J.-P. Mazat et A. Cornish-Bowden : Commemo-rating the 1913 Michaelis–Menten paper « Die Kinetik der Invertinwirkung » : threeperspectives. FEBS J., 281:435–463, 2014.

[7] J.-P. Grivet : Méthodes numériques appliquées pour le scientifique et l’ingénieur,chapitre 11 (Problèmes différentiels à conditions initiales). EDP Sciences, Les Ulis, 2e

édition, 2013.

[8] G.E. Briggs et J.B.S. Haldane : A note on the kinetics of enzyme action. Bio-chem. J., 19:338–339, 1925.

[9] J.-R. Lobry : Le modèle de Michaelis–Menten.http://pbil.univ-lyon1.fr/R/pdf/tdr47.pdf, 2008.

[10] J.-P. Grivet : Méthodes numériques appliquées pour le scientifique et l’ingénieur,chapitre 14 (Probabilités et erreurs). EDP Sciences, Les Ulis, 2e édition, 2013.

[11] H. Lineweaver et D. Burk : The determination of enzyme dissociation constants.J. Am. Chem. Soc., 56:658–666, 1934.

[12] A. Goeke et S. Walcher : Quasi-steady state : searching for and utilizing small pa-rameters. In Recent trends in dynamical systems, numéro 35 de Springer proceedingsin mathematics and statistics, pages 153–178, New York, 2013. Springer.

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