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Jugement juridique et jugement pratique : de Kant àla philosophie du langage Author(s): J. Lenoble and A. Berten Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 95e Année, No. 3, HERMÉNEUTIQUE ET ONTOLOGIE DU DROIT (Juillet-Septembre 1990), pp. 339-365 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40903108 . Accessed: 18/06/2014 08:38 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.69.13.215 on Wed, 18 Jun 2014 08:38:32 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

HERMÉNEUTIQUE ET ONTOLOGIE DU DROIT || Jugement juridique et jugement pratique : de Kant à la philosophie du langage

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Jugement juridique et jugement pratique : de Kant àla philosophie du langageAuthor(s): J. Lenoble and A. BertenSource: Revue de Métaphysique et de Morale, 95e Année, No. 3, HERMÉNEUTIQUE ETONTOLOGIE DU DROIT (Juillet-Septembre 1990), pp. 339-365Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40903108 .

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Jugement juridique et jugement pratique :

de Kant à la philosophie du langage

La philosophie du droit connaît présentement un regain d'actualité aux Etats-Unis et en Allemagne grâce aux critiques développées par Dworkin et Habermas à l encontre du positivisme juridique analytique. Ce mouvement critique est à relier, quant à ses enjeux philosophiques, aux réinterprétations contempo- raines de la raison pratique. Par delà les figures différentes et mêmes antinomiques que ce renouveau peut prendre, elles visent toutes à réinterpréter le jugement pratique au départ de la théorie kantienne du jugement réfléchissant. Le présent article entend montrer tout à la fois l'intérêt et les insuffisances de ces réinterpré- tations contemporaines de l'éthique, insuffisances qu'aident à dépasser les récents acquis d'une philosophie du langage. Il est enfin montré comment ce même prolongement aiderait à approfondir l'amorce actuelle d'une théorie renouvelée du jugement juridique.

Philosophy of law is, at the moment, experiencing something of a revival in interest in the United States and in Germany in the wake of the criticisms of Dworkin and Habermas directed against analytical legal positivism. This movement of re-appraisal, at a philosophical level, is linked to contemporary reinterpretations of praticai reason. Above and beyond the differing and, at times, antinomical forms which this re-appraisal can take, all of them aim to reinterpret practical judgement in the light of the kantian theory of reflexive judgement. This article seeks to show both the possibilities and inadequacies of these contemporary reinterpretations of ethics, inadequacies which recent discoveries in the domain of the philosophy of language, can help overcome. We ultimately wish to show how that may help advance beyond what are, for the moment, the initial stages of a renewed theory of juridical judgement.

Revue de Métaphysique et de Morale, N° 3/1990 339

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7. Lenoble et A Berten

La convergence, au moins partielle, entre les débats qui animent aujourd'hui la réflexion théorique sur le droit et ceux qui concernent les tentatives philosophiques contemporaines pour repenser la possibilité de l'éthique n'est probablement pas accidentelle. Les questions du raisonnement juridique et du rapport du juge à la règle, qui sont au centre de la problématique philosophique du droit, engagent en effet des prises de positions sur le statut de la raison pratique et renvoient directement aux questions éthiques et philosophiques fondamentales.

Deux grands débats contemporains en philosophie du droit témoi- gnent de ces enjeux théoriques : celui qui oppose R. Dworkin aux approches tant positivistes (issues de H. Hart) que déconstructives {Critical Legal Studies) et celui qui met aux prises les analyses de J. Habermas et N. Luhmann à propos de l'évolution et de la fonction du droit dans l'État-providence. Par delà leur objet différent, l'un et l'autre de ces débats se centrent sur l'analyse du raisonnement juridique. Tant Dworkin que Habermas dénoncent l'insuffisance des approches positi- vistes qui réduisent pour l'essentiel la démarche du juge à un jugement déterminant, au sens que Kant donne à ce terme dans la Critique de la faculté de juger. Certes, cette dénonciation prend des formes différentes. Dworkin fustige l'inadéquation du positivisme analytique quand il s'agit de rendre compte du jugement juridique. Confiné dans une approche légaliste du droit (réduction du droit aux règles socialement reconnues), le positivisme manque - y compris chez Hart et ses successeurs * qui reconnaissent les limites d'une approche exclusivement formaliste - le moment radicalement herméneutique de tout jugement normatif: le droit est l'interprétation que la communauté ne cesse, par l'intermé- diaire de ses juges, de produire de sa propre histoire. Par là, le jugement dévoile la dimension éthique qui lui est liée et la parenté de structure rationnelle entre raisonnement moral et raisonnement juridique.

Le débat Habermas - Luhmann concerne une question différente : celle des changements de structure juridique au regard de l'évolution des structures sociales2, et plus particulièrement, celle du type de

1. En ce sens, H. Hart et notamment N. MacCormick, son meilleur lecteur et disciple, font droit, quoiqu'insuffisamment selon nous, au moment herméneutique constitutif de tout jugement scientifique et de tout jugement pratique. C'est pour souligner cette « ambiguïté » qu'ailleurs nous avons qualifié ce positivisme juridique issu de Hart de « positivisme herméneutique » (cf. sur ceci J. Lenoble et A. Berten, Dire la norme, Droit, politique et langage, 1. 1, Les paradigmes en présence, Paris, 1989, à paraître).

2. Ct pour ceci notamment 1 excellent article de U. IEUBNER, «substantive ana Reflexive Elements in Modern Law », Law and Society Review, vol. 17, n° 2 (1983), p. 239 sq. et la bibliographie citée.

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Jugement juridique et jugement pratique

rationalité juridique qui tend à s'instaurer à la suite des récentes évolutions de l'Etat-providence. Ce que Habermas dénonce chez Luhmann, par-delà les points de convergence qui relient ces deux penseurs 3, c'est la méconnaissance de la dimension éthique qui traverse cette rationalité juridique. Le concept moderne de Droit porte en lui une dimension morale dont l'analyse fonctionnaliste ne rend pas adéqua- tement compte. L'argumentation juridique engage des évaluations éthiques. L'application des règles de droit présente en ce sens une structure logique qui l'apparente au modèle des raisonnements norma- tifs portant sur des questions de légitimité. Cette dimension éthique n'est plus définie - comme dans les théories classiques - en référence à des valeurs matérielles fondées en raison. Pour Habermas, l'éthique est procédurale et se définit comme acceptation des règles d'argumentation impliquées par la recherche d'un consensus rationnel sur le juste.

Ainsi tant Dworkin que Habermas, à l'encontre des lectures positi- vistes du jugement juridique, tentent d'ouvrir la rationalité du droit à une perspective éthique nouvellement conçue, perspective qui oblige à repenser le rapport du juge à la règle et à reconstruire une théorie du jugement. C'est ce nouveau rapport que Dworkin tente de réfléchir à travers son approche « narrativiste » et dont Habermas pose le cadre en construisant une « éthique communicationnelle », c'est-à-dire « un discours pratique visant à la justesse des normes » 4.

Si une redéfinition de la raison juridique moderne (du jugement juridique) tente ainsi présentement de s'opérer, elle n'est en définitive que la conséquence d'un mouvement plus vaste et plus profond qui traverse la réflexion philosophique en général : celui d'une reprise, sur des bases qui se veulent nouvelles, de la question de la Raison et, plus particulièrement, de celle de la raison pratique.

Par-delà les figures différentes et même opposées que prend cette attention renouvelée à la question de l'éthique, deux traits la spécifient : une commune dénonciation des insuffisances philosophiques du positi- visme 5 et une même référence à Kant pour réélaborer un concept plus adéquat de raison pratique. Certes le texte kantien qui est ainsi remis

3. G. Teubner tente d'ailleurs de synthétiser les deux points de vue (cf. op. cit.). 4. Cf. pour ceci essentiellement : J. Habermas, Morale et communication, trad. Chr.

Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986, p. 63 sq. et Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987, 1. 1, trad. J.-M. Ferry, p. 38 sq.

5. Reprenons a P. Ricœur (Temps et Récit, t. I, Pans, Seuil, 1983, p. 120) cette définition du positivisme comme attitude philosophique qui repose sur le « préjugé que seul est réel le donné tel qu'il peut être empiriquement observé et empiriquement décrit ».

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en lumière - la Critique de la faculté de juger - n'avait pas reçu une attention aussi soutenue que celui des deux premières Critiques et la relecture de Kant est tout autant une réinterprétation. Celle-ci coïncide avec une singulière recrudescence de l'intérêt pour les écrits de Kant sur l'esthétique, la politique et l'histoire 6. Plus significative encore est la tentative de trouver dans ces écrits des éléments qui permettraient de reposer à nouveau frais la question de la Raison pratique. Précisons quelque peu cette tentative pour en souligner tout à la fois le bien fondé mais aussi l'insuffisance. Cette double évaluation, transposable par identité de motif aux nouvelles approches anti-positivistes du jugement juridique, nous permettra d'expliciter notre propre hypothèse.

Sans doute faut-il relever que cette « annexion » de Kant pour repenser l'éthique est le fait de courants philosophiques très différents et souvent opposés. D'un côté, il y a ce qu'on pourrait appeler un « néo-rationalisme kantien », c'est-à-dire une utilisation de Kant pour reformuler le statut de la Raison aujourd'hui, et ce principalement dans le domaine de la raison pratique 7. De l'autre côté, il y a une référence à Kant comme théoricien de la finitude, du sens commun et du sublime, dans une voie qui prolonge les analyses heideggériennes 8. Nous reviendrons ultérieurement sur ces divergences. Mais en deçà de celles-ci, le fonds commun, la souche à partir de quoi elles se dévelop- pent, semble bien être une commune référence à la manière dont le criticisme kantien apparaît comme le constat le plus lucide d'une seconde modernité, celle qui, après le rationalisme cartésien, se mani- feste comme critique radicale de la métaphysique. Cette critique de la métaphysique, Kant ne l'a certes pas menée jusqu'au bout, mais on en trouve l'amorce problématique dans une double thèse : dans la décons- truction, accomplie par la Dialectique transcendantale, des concepts métaphysiques de totalité et de fondement (concepts de monde, de Dieu, de sujet) ; et dans la partition, révélée par l'architectonique des trois Critiques, de la raison en raison théorique, pratique et esthétique. Cette critique portait donc loin, car comment encore concilier une croyance

6. Les écrits juridiques de Kant sont restés plutôt à l'écart pour des motifs divers, mais dont le principal reste sans doute leur caractère relativement dogmatique et donc peu conforme à l'interprétation contemporaine du paradigme kantien.

7. On rattache à ce courant K. O. Apel, J. Habermas, L. Ferry et A. Renaut, entre autres. Indirectement, on pourrait également y rattacher certains courants anglo- saxons et principalement J. Rawls.

8. On peut voir chez de nombreux « disciples » de Heidegger, comme Lacoue- Labarthe, la même attention à une relecture de Kant. H. Arendt est un peu plus diffìcile à situer, mais son anti-modernisme radical la rattacherait également à ce courant.

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Jugement juridique et jugement pratique

dans la raison avec une telle mise en cause de l'idée de fondement et de celle d'unité de la raison (s'il y a une raison peut-elle être multiple) ?

L'histoire de la pensée depuis Kant pourrait être comprise comme une manière de réfléchir le sort de la raison au regard de cette finitude radicale que Kant n'a eu de cesse de pointer et de tenter de cerner. La question qui en oriente le développement est celle de savoir ce qui advient de la raison après l'ébranlement que lui a fait subir Kant, ébranlement dont Kant lui-même n'a pas mesuré toutes les conséquen- ces. En effet, n'est-il pas vrai, comme l'atteste l'interprétation dominante de la Critique de la raison pratique, que Kant, pour conjurer les effets dévastateurs de la critique de la raison théorique, a reconstruit une raison pratique sur un modèle formaliste et dogmatique ?

Une première orientation conduira, en matière d'éthique, au scepti- cisme et au cynisme positivistes. Un des principaux acquis, en effet, de la Critique de la raison pure, et principalement de la Dialectique transcendantale, était d'avoir engagé une critique radicale de la méta- physique, de l'usage métaphysique des concepts. On a pu interpréter, comme le firent d'ailleurs certains néo-kantiens, cette déconstruction comme la matrice d'une théorie de la science, avec pour conséquence une réduction de la raison à un rôle purement instrumental. Les seules propositions douées de sens devenaient alors celles qui étaient suscep- tibles de subsumer une intuition empirique sous des concepts. Cette interprétation positiviste du criticisme, qui opère une clôture sur un type de langage déterminé, converge avec les restrictions que le positivisme juridique assigne au domaine d'interprétation des règles et des normes en vigueur. Dans l'un et l'autre cas, on détermine un domaine clairement délimité au sein duquel des opérations déductives produisent des résultats garantis. A le dire en d'autres mots, l'unité de la raison est sauvegardée, mais c'est au profit, à terme, d'une exclusion de la raison du champ éthique et d'une réduction du juridique aux exigences dogmatiques de la raison instrumentale. Cette dernière perspective, déjà présente chez Kant lui-même, se ramène à deux propositions. Tout d'abord, sur le plan de la validité, elle consiste à poser que le droit valide se ramène aux règles édictées par les autorités publiques et est par là un objet susceptible d'être connu et décrit par la science. Ensuite, sur le plan du jugement juridique, elle consiste à poser celui-ci comme essentiellement déterminant et non point réfléchissant au sens que Kant donne à ces termes : sauf les hypothèses limites et marginales de lacunes ou d'antinomies de la loi, le juge est simple organe d'application d'un système normatif supposé avoir un sens constitué antérieurement et indépendamment de son énonciation par le juge. L'objet juridique (la

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7. Lenoble et A Berten

règle et le sens qui lui est supposé intrinsèque), au même titre que l'objet de la nature, est ainsi « connaissable théoriquement ».

Une seconde orientation conduira, par sa radicalité, au désenchan- tement et au nihilisme post-modernes. Dans un premier temps, elle prendra la forme d'une critique de la raison instrumentale. D s'agit d'une voie que parcoururent, par exemple, Horkheimer et Adorno 9 et de façon plus englobante, la déconstruction heideggérienne de la métaphysique. La Raison dans son ensemble fut mise au rouet et condamnée sans autre forme de procès. Dans la mesure où c'était ainsi la totalité du processus de rationalisation de nos sociétés modernes qui était condamnée, ne restaient comme issues que des recherches du côté de l'esthétique, de la parole poétique, ou des différentes formes de romantisme et de mysticisme. Rétrospectivement, cette radicalisation de la critique n'appa- raît-elle pas comme un symptôme des ambiguïtés qui marquaient profondément la critique kantienne de la métaphysique et le statut accordé par Kant à la raison pratique ?

Les conséquences de cette déconstruction sur le destin de la raison pratique sont aujourd'hui frappantes. Sans entrer dans les débats auxquels l'interprétation heideggérienne de Kant nous conduit imman- quablement, il est bon de rappeler, malgré tout, que Heidegger a été à tel point attentif à dissocier l'éthique de toute anthropologie et de toute psychologie, qu'il en est arrivé à douter de la possibilité même de l'éthique, en tous cas d'une éthique qui se distinguerait de l'ontologie fondamentale10. Ces thèses seront reprises, avec des nuances et des infléchissements divers par plusieurs philosophes contemporains. C'est ainsi par exemple que Ph. Lacoue-Labarthe estime l'éthique aujourd'hui impossible parce qu'elle « est impliquée dans l'épuisement des possibles philosophiques et ne peut manifestement prétendre y échapper qu'au prix d'un certain aveuglement sur cet épuisement même et son origine » n. Si, chez Kant, l'éthique - la Raison pratique - échappait en

9. Cf. Th. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974.

10. « Si donc, conformément au sens fondamental du mot ethos, le terme éthique doit indiquer que cette discipline pense le séjour de l'homme, on peut dire que cette pensée qui pense la vérité de l'Etre comme l'élément originel de l'homme en tant qu'existant est déjà en elle-même l'éthique originelle » : M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, trad. R. Munier, Paris, Aubier, 1964, p.151. Cf. également L. Ferry et A. Renaut, « La question de l'éthique après Heidegger », in Les fins de l'homme. A partir du travail de Jacques Derrida, Ph. Lacoue-Labarthe et J.L. Nancy (eds), Paris, Galilée, 1981, p. 23 sq; et R. Rochlitz, «Ethique postconventionnelle et démocratie», in Critique, novembre 1987, p. 940.

1 1. Et parce que, dans l'argumentation de Lacoue-Labarthe, 1 histoire - et particuliè- rement le génocide juif- « a soumis à un ébranlement sans précédent l'idée même de

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Jugement juridique et jugement pratique

quelque sorte, à la « destruction », et restait, par certains côtés, dogma- tique et fondationnelle (à tout le moins dans les interprétations classiques), on voit qu'il n'en est plus du tout de même dans les entreprises contemporaines de déconstruction radicale.

Si un des acquis de la déconstruction est la dénonciation des diverses formes de métaphysique du sujet, de l'empirisme et du rationalisme naïfs, et bien sûr de toutes les formes de positivismes, nous considérons néanmoins comme un indice de l'échec ou des insuffisances des formes les plus radicales de cette déconstruction le fait qu'elles partagent avec les formes les plus dures de positivisme une incapacité de poser thématiquement le problème de l'éthique, et cela faute, dans l'un et l'autre cas, d'une théorie suffisamment comprehensive du jugement.

C'est en ce sens que l'on doit comprendre la tentative de reposer la question de la raison pratique au départ de la Critique de la faculté de juger. Comme on l'a déjà indiqué, celle-ci génère deux perspectives divergentes.

Une première tente, avec J.-F. Lyotard et H. Arendt par exemple, de repenser la possibilité pour la raison humaine de construire un jugement moral sur base de ce jugement sans modèle qu'est le jugement esthétique chez Kant. Ce faisant cependant, comme on le verra, cette tentative reproduit en son champ propre le paradigme - et ses apories - de la déconstruction heideggérienne.

Une seconde perspective, avec J. Habermas 12, F. Marty 13, L. Ferry et A. Renaut 14, tente-t-elle aussi d'utiliser la troisième Critique de Kant pour s'affranchir d'une lecture dogmatique de la raison pratique. Elle réinterprète le jugement moral comme un jugement réfléchissant sans cependant le réduire au jugement esthétique. D est plausible de voir dans ce dernier retour à Kant la mise en place d'un dispositif qui permettrait de poser les questions de normativité inhérente à la morale et au droit dans un cadre qui soit à la fois post-métaphysique et « rationnel » en un sens acceptable. Si, dans cette entreprise, les

l'éthique et en a peut-être ruiné définitivement le fondement », Ph. Lacoue-Labarthe, La fiction du politique (Heidegger, l'art et la politique), Association des Publications près les Universités de Strasbourg, 1987, p. 31.

12. Bien que Habermas n utilise pas directement la Critique de la faculté de juger pour construire son éthique, on peut voir dans la double exigence d'une dédogmati- sation de la morale et d'une rationalisation des procédures de décisions un héritage de la problématique kantienne.

13. Cf. F. Marty, La naissance de la métaphysique chez Kant. Une étude sur la notion kantienne d'analo2ie, Paris, Beauchesne, 1980.

14. Cf. par exemple, L. Ferry et A. Renault, Système et critique. Essais sur la critique de la raison dans la philosophie contemporaine, Bruxelles, Ousia, 1984.

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néokantiens contemporains se réfèrent de façon privilégiée à la Critique de la faculté de juger, c'est sans doute, comme Ricœur Ta bien souligné, que la Critique de la raison pratique peut nous entraîner dans une voie sans issue 15. Il s'agit de savoir si cette seconde référence à la théorie kantienne du jugement permet effectivement de penser aujourd'hui une éthique et une théorie juridique « post-kantiennes ». Nous voudrions montrer, dans cet article, que la solution kantienne est un excellent instrument de déconstruction des apories d'une théorie dogmatique du jugement, mais que sa solution « criticiste » est insatisfaisante : ni le relativisme ou le déconstructionnisme sceptique, qui prennent acte de certaines conclusions possibles de la première Critique, ni ceux qui prônent un « retour à Kant » ne nous semblent à même de maintenir simultanément l'exigence d'une rationalité pratique rigoureuse et le caractère paradoxal et non substantiel de cette rationalité.

Nous voudrions ensuite montrer en quoi, s'il est insuffisant de revenir à Kant, certains acquis d'une philosophie du langage - et en particulier d'une théorie de renonciation et de la raison procédurale - permettent de dépasser les apories de la théorie kantienne du jugement. Une approche correcte de la pragmatique pourrait ainsi constituer l'ébauche d'une troisième modernité.

Enfin, ceci nous permettra de faire retour sur la théorie du jugement juridique et de montrer en quoi les critiques anti-positivistes récentes constituent un mouvement, certes à soutenir, mais aussi à prolonger et à redéfinir au regard des acquis d'une saisie plus adéquate du concept de raison procédurale.

1. La théorie kantienne du jugement

L'élément le plus positif - et reconnu par de nombreux commen- tateurs aujourd'hui - de la théorie kantienne du jugement est certai- nement la distinction qu'elle opère entre jugement déterminant et jugement réfléchissant. « Le jugement en général est la faculté de penser le particulier comme compris sous l'universel. Si l'universel (la règle, le principe, la loi) est donné, le jugement qui subsume sous celui-ci le particulier [...] est déterminant. Si le particulier seul est donné et si le jugement doit lui trouver l'universel, il est seulement réfléchissant » 16.

15. Cf. P. Ricœur, Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986, p. 249-250. 16. Kant, Kritik der Urteilskraft, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1968, Intr., IV, p.15.

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Jugement juridique et jugement pratique

Dans le premier cas, l'universel est donné et on l'applique aux cas particuliers alors que dans le deuxième cas, on ne possède pas a priori de loi universelle, mais seulement la diversité d'un donné et l'on cherche quel est l'universel qui pourrait lui convenir. L'accord entre le particulier et l'universel est alors contingent. Il correspond à une attente ou à une espérance 17. Ce jugement est encore réfléchissant en un second sens : il est réflexif, il ne peut emprunter son principe à l'expérience ni à rien d'extérieur ; il « ne peut donc que se donner à soi-même comme loi un tel principe transcendantal, sans pouvoir le tirer d'ailleurs (car il serait alors déterminant)... » 18. Ainsi, le jugement réfléchissant est un jugement second qui ne porte pas directement sur un objet, mais sur le rapport que nous avons à l'objet. Ne recevant pas son principe de l'expérience et ne portant pas sur les objets, il n'a pas de portée ontologique ; il n'a donc pas d'usage déterminant, mais seulement un usage régulateur.

Comme le montre bien l'Appendice à la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure, l'usage de la Raison en tant que telle ne peut être que « réfléchissant » : « La raison ne se rapporte jamais directement à un objet, mais simplement à l'entendement, et par le moyen de celui-ci, à son propre usage empirique... » 19. Les Idées de la raison n'ont en effet pas d'usage constitutif ou déterminant, mais « en revanche, elles ont un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire : celui de diriger l'entendement vers un certain but qui fait converger les lignes de directions que suivent toutes ses règles en un point qui, pour n'être, il est vrai, qu'une Idée (focus imaginarius), c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas réellement - puisqu'il est entièrement placé hors des bornes de l'expérience possible, - sert cependant à leur procurer la plus grande unité avec la plus grande extension » 20.

Ce cadre général, où l'usage de la raison est pensé comme réflé- chissant, est celui au sein duquel peut prendre sens une théorie du jugement. Si, selon nous, la théorie kantienne du jugement reste malgré tout problématique, c'est essentiellement pour deux raisons. C'est tout d'abord parce que le domaine des principes qui ont un usage constitutif

17. C'est en ce sens que la Critique de la faculté de juger correspond à la troisième des questions que Kant estime constitutives de la philosophie : après le « Que puis-je connaître ? » et le « Que dois-je faire ? », reste la question « Que m'est-il permis d'espérer ? » L'unité de la raison pourrait alors être formulée dans la quatrième question : « Qu'est-ce que l'homme ? ».

18. Op. cit., p. 16. 19. Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, PUF, 1963,

p. 453. 20. Ibid, p. 453-454.

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7. Lenoble et A Berten

n'est pas, selon Kant, limité à l'entendement. Certes, du point de vue théorique, « aucune autre faculté de connaître, si ce n'est l'entendement, ne peut donner des principes constitutifs a priori de la connaissance » 21, mais il n'en est pas de même du point de vue pratique et Kant rappelle que si la « raison [...] ne contient nulle part de principes constitutifs a priori », il y a malgré tout une exception, car « par rapport à la seule faculté de désirer » dont le domaine a été fixé « dans la critique de la raison pratique » 22, la raison contient des principes constitutifs. Ainsi, il apparaît bien que le jugement moral, à l'instar du jugement qui subsume un objet sous les catégories de l'entendement, s'impose a priori Certes, une telle affirmation ne signifie pas que la Critique de la raison pratique nous offre par là un modèle déductif d'application de l'universel aux cas concrets, mais néanmoins que Kant reste préoccupé par la nécessité de fonder absolument et formellement l'impératif catégorique.

La seconde raison, c'est qu'en affirmant qu'il y a, dans l'entendement, un domaine théorique exclusif d'application du jugement déterminant, Kant a laissé entendre qu'il y a de fait un domaine de connaissance où nous pouvons procéder a priori, où le jugement est déterminant et où l'application de l'universel au particulier se fait de façon nécessaire et « automatique ». C'est dans ce sens que vont les interprétations néo- kantiennes classiques : elles privilégient la théorie de la science en présupposant que, dans le domaine du jugement scientifique au moins, il y a une certitude apodictique, une vérité nécessaire. Cette perspective, bien entendu, néglige le fait que l'application des catégories à une expérience concrète implique le schématisme et que les analogies de l'expérience, si elles sont constitutives par rapport à l'expérience possible, ne sont que régulatrices par rapport à l'intuition concrète.

Notre opinion est que ces difficultés ne peuvent être surmontées dans le cadre des interprétations classiques du kantisme, c'est-à-dire si l'on respecte le cadre métaphysique le plus général dans lequel se situe la pensée de Kant. Certes, on peut, comme Heidegger l'a montré dans le Kantbuch 23, découvrir dans le texte kantien les apories et les hésitations qui permettent d'y lire déjà une profonde rupture par rapport à la tradition métaphysique rationaliste et empiriste. Mais le cadre d'une

21. Kant, Kritik der Urteilskraft, op. cit., Préface, p. 2. 22. Ibid. 23. M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, trau. A. ae waeinens et w.

Biemel, Paris, Gallimard, 1953. Cf. aussi E. Cassirer - M. Heidegger, Débat sur le Kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929) et autres textes de 1929-1931, présentés par P. Aubenque, trad. P. Aubenque, J.M. Fataud et P. Quillet, avec en appendice : M. Heidegger, Théologie et philosophie, Paris, Beauchesne, 1972.

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Jugement juridique et jugement pratique

philosophie de la conscience reste pregnant. Même si Ton se réfère aux lectures les plus récentes, ces difficultés ne peuvent être aisément surmontées. Seul le paradigme d'une philosophie du langage, telle qu'elle s'est développée au XXe siècle est susceptible de faire éclater ces fausses évidences et de situer de façon plus précise la place du jugement en général. Nous n'entrerons pas ici dans le débat sur la place de l'imagination transcendantale dans la Critique de la raison pure et sur le fait de savoir si l'on peut, comme le fait par exemple, E. Escoubas, affirmer que l'imagination et le jugement esthétique tendent à coïncider : « Cette 'équivalence' de Y Einbildungskraft et de Y Urteilskraft est si forte, écrit-elle, qu'il deviendra ici évident que c'est la Critique de la faculté de juger qui accomplit la théorie kantienne de l'imagination » 24. Cette affirmation fait ressortir en effet au sein même de l'usage constitutif de l'entendement un élément réflexif. Elle prolonge, dans un sens heideg- gérien, la déconstruction du dogmatisme, car l'extension du domaine d'application du jugement réfléchissant est corrélative d'une théorie de la connaissance qui reconnaît la finitude radicale de l'homme comme sensibilité, c'est-à-dire comme réceptivité, passivité première. S'il y a corrélativement une activité du sujet connaissant, cette activité est toujours « réfléchissante », seconde : elle ne peut ni produire le fait de la perception, ni avoir une intuition des choses en tant que telles.

Il n'est pas question de nier l'intérêt de cette valorisation du moment réfléchissant au sein même des jugements théoriques. Au contraire, nous pensons qu'elle pointe vers une des intuitions fondamentales de la pensée kantienne et surtout, qu'elle correspond strictement à la manière dont, minimalement, nous sommes obligés aujourd'hui de considérer le fonctionnement d'une recherche scientifique qui, dans ses versions faillibilistes, a renoncé à l'idée d'une vérité acquise 25.

Est-il néanmoins possible - ou nécessaire - de réinterpréter l'éthique kantienne dans les mêmes termes d'une théorie de la finitude ? Cette opération nous semble à la fois indispensable et - comme nous le montrerons - insuffisante. Elle est indispensable parce que l'introduction

24. E. Escoubas, « Kant ou la simplicité du sublime », in Du sublime, (coll.), Paris, Belin, 1988, p. 77-78.

25. Plusieurs formulations de la Critique de la Faculté de juger montrent que la multiplicité des lois de la nature nous apparaît comme contingente et que l'unité de la science est seulement une idée régulatrice. Par exemple : « le jugement doit pour son propre usage admettre comme principe a priori, que ce qui est contingent pour l'intelligence humaine dans les lois particulières (empiriques) de la nature comprend toutefois une unité légitime dans la liaison de leur diversité en vue d'une expérience en soi possible, qui assurément inconnaissable pour nous, peut toutefois être pensée. » (Kr. der U., op. cit., p. 18, trad. Philonenko, Paris, Vrin, 1974, p. 31).

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J. Lenoble et A Berten

de la loi d'universalité comme critère formel de la moralité est un des éléments constitutif du renouveau de la pensée contemporaine sur l'éthique - même s'il s'agit d'un élément contesté. Mais cette nécessaire réinterprétation ne peut se faire sans se heurter aux affirmations explicites du caractère « catégorique » des impératifs moraux et au caractère constitutif des principes de la raison pratique.

Rappelons d'abord en quoi la raison pratique semble réfractaire à une analyse en termes de jugement réfléchissant et contient, pour Kant, des principes constitutifs a priori

La raison pratique se définit par le concept d'autonomie, qui opère la synthèse de la loi et de la liberté. La loi se donne comme impératif catégorique et implique que la conduite morale est une conduite qui est non seulement conforme à des règles, mais motivée par le respect de la loi. En ce sens, on l'a assez dit, la loi morale s'impose sans égard pour la sensibilité, pour le désir naturel ou le désir de bonheur. Cette première caractéristique montre immédiatement combien il sera difficile ultérieu- rement de penser le rapport entre la norme et les cas particuliers qui sont toujours « incarnés », c'est-à-dire qui ont un rapport à la sensibilité et à la contingence du concret. Comme l'a rappelé Ricœur, il y a une forte tendance chez Kant à construire le modèle de la raison pratique sur le modèle de la raison pure, à savoir « comme une séparation méthodique de l'a priori et de l'empirique. L'idée même d'une Analytique de la raison pratique qui répondrait trait pour trait à celle de la raison pure me paraît méconnaître, écrit-il, la spécificité du domaine de l'agir humain, lequel ne supporte pas le démantèlement auquel condamne la méthode transcendantale, mais tout au contraire requiert un sens aigu des transitions et des médiations » 26. Ce sens des médiations serait en effet mieux préservé si l'on pouvait transposer à l'application de la règle morale la méthode du jugement réfléchissant plutôt que celle du jugement déterminant. Car dans le cas d'un jugement déterminant, l'éthique serait une « science appliquée à la pratique » 27, ce qui engagerait dans toutes les impasses du dogmatisme idéologique. Certes, la distinction introduite par Kant entre « connaître » et « penser » empêche que cette assimilation puisse être poussée bien loin. Mais la mise en garde est seulement négative et, finalement, peu d'instruments nous sont donnés pour comprendre comment la règle d'universalisation pourrait n'être « qu'un critère de contrôle permettant à un agent de mettre à l'épreuve sa bonne foi, lorsqu'il prétend 'être objectif dans les

26. P. Ricœur, Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986, p. 249. 27. Ibid.

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Jugement juridique et jugement pratique

maximes de son action » 28. Au niveau de la Critique de la raison pratique, Kant se contente, dans la Typique du jugement pur pratique, de montrer en quoi le jugement de la raison pure pratique ne dispose pas de « schemes » dans l'intuition sensible, puisqu'il est soumis à la loi de la liberté ; il ne dispose que du modèle (du « type ») de la loi naturelle 29.

C'est face à ces difficultés que l'on peut comprendre pourquoi plusieurs tentatives d'inspiration kantienne aujourd'hui tentent de pro- céder à une réinterprétation de la Critique de la raison pratique à partir de la Critique de la faculté de juger. Il n'est pas possible de montrer ici dans le détail en quoi cette dernière donne des amorces multiples à une réévaluation du statut de la raison pratique. Contentons-nous d'indiquer que la troisième Critique est utilisée en deux de ses aspects, et dans deux directions différentes. Une fois admis, en effet, que le jugement pratique, moral, politique, ou juridique, ne peut être compris sur le modèle du jugement déterminant, qu'il ne peut se baser sur une connaissance des lois du social, sur un universel donné, il reste, par rapport au jugement réfléchissant, une double option : soit celle du jugement esthétique (jugement de goût), soit celle du jugement téléologique.

La référence au jugement esthétique est explicite chez H. Arendt, par exemple. Interprétant le jugement politique comme une formation de l'opinion à partir d'une représentation des positions d'autrui, Arendt écrit que c'est « cette aptitude à une 'mentalité élargie' qui rend les hommes capables de juger ; comme telle, elle fut découverte par Kant dans la première partie de sa Critique du jugement, encore qu'il ne reconnût pas les implications politiques et morales de sa décou- verte » 30. L'intersubjectivité est ici directe et non pas médiatisée par l'universalité de la loi morale ou, comme pour Habermas, par exemple, médiatisée par le langage et la force logique des arguments. La garantie d'un tel jugement, c'est l'histoire, la tradition, le vivre ensemble. C'est par là qu'une discussion publique fait qu'une « question particulière est portée de force au grand jour afin qu'elle puisse se montrer sous tous ses côtés, dans toutes les perspectives possibles jusqu'à être inondée de clarté et rendue transparente par la pleine lumière de la compréhension humaine »31.

28. Ibid. 29. Ct. Kant, Critique de la raison pratique, trad. Picavet, Paris, PUF, 1985, « De la

typique du jugement pur pratique », p. 70-74. 30. H. Arendt, « Vérité et politique », in La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972,

p. 308. 31. Ibid.

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J. Lenoble et A Berten

Une telle lecture n'est certes pas dénuée de tout fondement. Elle pourrait recevoir un appui, par exemple, dans le célèbre § 59 dont le titre est « De la beauté comme symbole de la moralité ». Kant commence par y rappeler, comme il l'avait fait dans la Typique du jugement pur pratique, que les Idées de la raison ne peuvent pas être « schématisées », « puisqu'on ne peut absolument pas leur donner une intuition qui leur soit adéquate » 32. Mais pourquoi les Idées de la raison pure devraient-elles être schématisées ? C'est que, bien qu'elles s'adres- sent à la volonté et non à la connaissance, la volonté ne peut s'accomplir sans une représentation des actions à accomplir 33. Cest cette représen- tation qui a besoin d'être mise en relation avec la raison. Alors que dans la deuxième Critique, Kant proposait le modèle de l'universalité des lois de la nature, dans la Critique de la faculté de juger, Kant propose une « présentation » (Darstellung, Hypotypose) « symbolique », qu'il définit de la façon suivante : les symboles effectuent la présentation des idées par la médiation d'une analogie « où le jugement effectue une double opération : il applique d'abord le concept à l'objet d'une intuition sensible, et ensuite la simple règle de la réflexion sur cette intuition à un tout autre objet dont le premier n'est que le symbole » 34. Cette présentation est évidemment réfléchissante et donc vaut pour la règle, pour la forme, « mais non pour le contenu de la réflexion ». Notre langue, dit Kant, « est pleine de ces présentations indirectes, suivant une analogie où l'expression ne renferme pas le scheme propre pour le concept, mais seulement un symbole pour la réflexion » 35. C'est en raison de ces présentations symboliques des Idées de la raison que Kant peut conclure : « Je dis donc que le beau est le symbole du bien moral et c'est à ce point de vue seulement (d'une relation qui est naturelle à chacun et que chacun aussi attend des autres comme un devoir) qu'il plaît, et prétend à l'assentiment de tous » 36.

Ce rapprochement ne doit cependant pas laisser dans l'ombre les difficultés d'une telle interprétation. Contentons-nous de les signaler. En

32. Kant, Kritik der Urteilskraft, op. cit., p. 211, tr. fr., p. 173. 33. Le rapport de la raison pratique à des représentations est lié à ce que Habermas

appelle la nécessité d'un « ancrage motivationnel » des conduites morales post- conventionnelles (cf. J. Habermas, Morale et Communication. Conscience morale et activité communicationnelle, Paris, Cerf, 1986, p. 198 sq.).

34. Kant, op. cit., p. 212, tr. tr., p. 174. 35. Ibid. 36. Op. cit., p. 213, tr. fr. p. 175. Nous soulignons -Philonenko na pas traduit le

« nur » qui nous semble ici essentiel car il subordonne le plaisir esthétique (le sentiment du beau) au sentiment moral et explique par là sa prétention à l'univer- salité.

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Jugement juridique et jugement pratique

premier lieu, Kant est à ce point conscient de la différence entre les domaines du « beau » et du « moral », qu'il affirme que « le bien (moral) intellectuel, en lui-même finad, considéré esthétiquement doit être représenté moins comme beau que comme sublime, de telle sorte qu'il éveille plutôt le sentiment de respect (qui méprise l'attrait) que l'amour ou l'inclinaison familière ; c'est que ce n'est pas par elle-même, mais seulement par la violence faite par la raison à la sensibilité, que la nature humaine s'accorde avec ce bien » 37. Mais, même si la beauté pouvait être le symbole de la moralité, il ne s'agirait jamais que d'une analogie et celle-ci ne permet pas de « déductions ». Kant le rappelle dans la Critique de la faculté de juger : « Deux choses étant hétérogènes, on peut assurément penser l'une d'entre elles par analogie avec l'autre, même au point de vue de leur hétérogénéité ; mais on ne peut, partant de ce qui rend ces choses hétérogènes, conclure de l'une à l'autre par analogie » 38. Cela signifie que le jugement esthétique, même s'il pouvait être pensé par analogie comme modèle du jugement pratique, ne nous donnerait encore aucune indication précise sur la manière dont pourrait fonction- ner ce « modèle ». J.-F. Lyotard en tire la conclusion qu'une « éthique, une politique esthétiques se trouvent, par cette réserve, d'avance désautorisées. Elles sont exactement ce que Kant appelle une 'illusion', une 'apparence' transcendantale » 39. Plus radicalement, nous semble-t-il, la prétention à trouver dans le jugement esthétique un modèle pour le jugement éthique doit rencontrer le fait que Kant a au contraire essayé de comprendre le jugement de goût à partir du jugement cognitif et pratique et de l'incommensurabilité de ces deux derniers. Se donner le jugement de goût comme modèle, c'est tenter de comprendre le rationnel par l'irrationnel, c'est-à-dire renvoyer au mystère, et, par là reconduire aux apones déjà signalées de la déconstruction heideg- gerienne.

Au-delà du jugement de goût néanmoins, c'est dans le jugement téléologique que l'appel à un lien avec le jugement moral est le plus fort. Car la finalité « autiste » que manifeste la nature, « cette fin, nous ne la trouvons nulle part au dehors, nous la cherchons naturellement en nous-mêmes et certes dans ce qui constitue la fin dernière de notre

37. Op. cit., « Remarque générale concernant l'exposé des jugements esthétiques réfléchissants », p. 119, tr. fr., p. 109.

38. Op. cit., p. 337-338, tr. fr., p. 268. 39. J.-F. Lyotard, « De lintérêt du sublime », in Du sublime, Paris, Belin, 1986, p. 154 ; ce qui n'empêche pas Lyotard de proposer une théorie du jugement pratique inspirée

du jugement de goût, mais en renonçant à l'exigence d'universalité, cf. J.-F. Lyotard et J.-L. Thebaud, Au Juste, Paris, Bourgeois, 1979, p. 152 sq.

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existence, la destination morale (mais c'est dans la teleologie qu'il sera question de cette enquête concernant le principe de la possibilité d'une semblable finalité de la nature) » 40. En nous, il y a l'Idée pratique d'une fin. Comme Idée, nous n'en avons aucune représentation. Mais la finalité dans et de la nature pourrait être comprise comme « présen- tation » symbolique de l'Idée de fin. La manière dont la finalité de la nature peut être pensée, comme préparant l'espèce humaine à « l'apti- tude à se proposer des fins en général », et, par la culture, à « aider la volonté dans la détermination et le choix de ses fins » 41, est évidemment du domaine du jugement réfléchissant : nous ne connaissons absolument pas le plan de la nature, car cela supposerait que nous puissions avoir une connaissance de la totalité de l'histoire de l'univers, ce qui est tout à fait en dehors de tout jugement déterminant. C'est du point de vue du jugement réfléchissant que nous pouvons juger l'homme « comme fin dernière de la nature » 42.

La référence au jugement téléologique est présente explicitement ou implicitement dans la théorie de la raison pratique de J. Habermas et en France dans celle d'auteurs comme L. Ferry et A. Renaut43 dans la mesure où est introduit, à titre de médiation de l'intersubjectivité pratique, un principe de finalité, un telos normant le jugement de sens commun. C'est par exemple l'introduction de l'Idée régulatrice de liberté au sens kantien, ou celle de justice chez Rawls, ou celle d'émancipation - dans les premières œuvres - et de raison communicationnelle - dans les œuvres ultérieures- chez Habermas. L'idéal politique sur lequel pourrait se faire un jugement consensuel, serait alors considéré comme la « trace symbolique » de la réalisation impossible de la liberté 44. L'idée de raison pratique est ici au principe du jugement politique, mais elle implique pour s'exprimer, un recours au jugement de finalité. Cela revient « à faire pour l'idée centrale de l'ontologie pratique (l'idée de liberté) » 45 ce que Kant avait fait avec l'idée de système dans le cadre de l'esthétique. Dans ce cas, nous avons un modèle du jugement qui

40. Kant, op. cit., p. 123, tr. fr., p. 133. 41. Op. cit., p. 298-303, tr. fr., p. 240 et 243. 4z. up. cit., p. 3UU, tr. tr., p. Z4i. 43. Notons aussi 1 interprétation très rigoureuse de F. Marty (op. cit., p. 355-356) qui

s'attache, à l'encontre des interprétations traditionnelles de la seconde critique à montrer en quoi le jugement critique se rattache au modèle du jugement réfléchissant en se différenciant chez Kant du jugement scientifique et du jugement esthétique. Sur la référence implicite de Habermas au modèle du jugement téléologique, on relèvera le fait que sa conception de la morale est liée explicitement à une théorie de l'auto-réflexion, donc du jugement réfléchissant.

44. Cf. L. Ferry, Philosophie politique, Paris, PUF, 1. 1 et II, 1984. 45. Op. cit., t. II, p. 217.

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Jugement juridique et jugement pratique

échappe à l'immédiateté du jugement esthétique et qui intègre les formes médiatrices de l'idéal comme trace symbolique et imaginaire d'une totalité de la raison comme liberté. Et c'est à partir de cette médiation que nous pouvons comprendre l'assentiment, l'accord du sens commun. L'Idée d'universalité est ainsi la médiation nécessaire.

Le résultat est cependant problématique. Si l'on s'interroge en effet sur le statut de l'universel auquel le jugement réfléchissant semble avoir accédé, deux difficultés surgissent qui rendent quasi impraticable l'utilisation de ce concept du point de vue pratique.

La première difficulté surgit immédiatement si l'on se demande quelle nécessité logique oblige à choisir un concept d'universalité - ou d'univer- salisation - plutôt que l'un des concepts antinomiques tels que « multi- plicité », « différence », etc. Le privilège accordé à l'universel révèle simplement le primat accordé, dans une philosophie de la conscience, à une vie rationnelle. C'est ce type de choix que l'on retrouve chez K.O. Apel, par exemple, dans la mesure où il prétend donner un fondement transcendantal absolu à l'argumentation. Comme l'a bien montré J.-M. Ferry, un tel fondement n'est jamais contraignant du point de vue éthique46. Mais il n'est pas contraignant non plus du point de vue communicationnel - sauf à procéder à une analyse logique des conditions de renonciation en général.

Cette analyse révélerait une seconde difficulté. Car si l'on prend en compte le caractère paradoxal de toute énonciation, on sera amené à renoncer à l'Idée d'un universel « idéalisé », consistant, se profilant comme un horizon de sens. Certes Kant a bien pressenti le caractère paradoxal d'une pensée finie de l'infini. Mais à n'avoir pas construit ce paradoxe, il peut présenter encore l'Idée régulatrice sous sa triple forme de Dieu, monde et sujet, et non comme la condition langagière de la communication et de l'argumentation. D'où la tentation permanente et inévitable de redonner substance à l'Idée et de proposer des analogies « adéquates » permettant de lui donner au moins une amorce de contenu. Le symptôme le plus évident de cette faiblesse se trouve dans la philosophie juridique de Kant, théorie fondamentalement dogma- tique, car elle définit le jugement juridique comme simple opération syllogistique, manquant ainsi le moment réfléchissant qui le constitue.

Nous pensons qu'il n'est pas possible, effectivement, de faire l'éco- nomie de cette médiation par l'universel. Mais cette médiation est profondément aporétique, paradoxale. Ce paradoxe n'est pas lié seule-

46. Cf. J.-M. Ferry, Habermas, l'éthique de la communication, Paris, PUF, 1987, p. 480 sq.

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J. Lenoble et A Berten

ment à une finitude définie anthropologiquement II est lié au fait que l'homme est un être parlant : à la logique du discours, de renonciation. C'est à travers une théorie du langage et une logique de renonciation que nous pourrons évaluer correctement les paradoxes, mais aussi la fécondité des jugements pratiques, moraux ou juridiques.

2. Les acquis d'une théorie de renonciation

II ne suffit pas de voir la finitude radicale de l'homme comme capacité d'être affecté, comme sensibilité et passivité ni même, positivement, comme condition de possibilité de la représentation. Il n'est pas suffisant non plus de poser la finitude par simple réflexion sur la nature du concept qui ne pouvant produire son contenu « devient ce par rapport à quoi l'Absolu est relativisé » 47. Il faut au contraire remarquer que l'Absolu relativisé est néanmoins et paradoxalement « dit » : il constitue un des signifiants de notre langue et si, pour Kant, il ne consiste qu'en une Idée, cette Idée se situe quelque part dans la chaîne signifiante. Si l'on peut en effet dire que « l'Absolu n'est, relativement à notre connaissance, qu'une exigence pensable à partir de cette finitude comme son horizon par définition inaccessible » 48, il faut encore ajouter que si cet absolu est une exigence pensable c'est parce que nous ne pouvons nous en passer dans le système de langage que nous utilisons, et que, si c'est « à partir de notre finitude » qu'il est pensable, c'est parce que ce que signifie « l'absolu » dans notre discours est profondément paradoxal. C'est ceci qu'il nous faut montrer brièvement49.

Parmi les grandes entreprises de déconstruction du XXe siècle, il faut, à côté de celle de Heidegger, mentionner celle de L. Wittgenstein. Elle nous intéresse particulièrement parce qu'elle prend son origine dans une réflexion sur le langage et sur ses limites.

Une des conclusions les plus embarrassantes pour qui prétend aujourd'hui qu'un discours sur l'éthique n'est pas dépourvu de toute signification, c'est le fait que le Tractatus interdit toute démarche reflexive, au sens au moins d'un jugement ou d'une proposition « seconde ». Le langage sensé se rapporte au monde, mais l'adéquation du langage et du monde ne peut pas être dite car il n'y a aucun lieu à

47. Cf. A. Renaut, L'ère de l'individu, Paris, Gallimard, 1989, p. 260. 48. Op. cit., p. 261. 49. Ceci est amplement développé dans notre ouvrage déjà cité.

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Jugement juridique et jugement pratique

partir det être dite50. Que le Tractatus reflète une position que Ton peut qualifier de positiviste n'invalide pas les conclu- sions qui en sont tirées en ce qui concerne l'impossibilité d'un métalangage, c'est-à-dire l'impossibilité d'un discours sur le tout, qu'il s'agisse de la totalité du langage ou de toute autre forme de totalisation. Or les concepts d'< universel > et d'< universalisation >, indispensables à la constitution d'une éthique de type kantien ou habermassien, tombent certainement sous le coup de la condamnation wittgenstei- nienne. Ce n'est pas pour rien que Wittgenstein estimait que, de ce point de vue, il n'y a pas de discours sensé de l'éthique.

Nous pouvons en tirer une première conclusion : l'affirmation comme quoi, du point de vue criticiste, il y aurait un usage « désontologisé » des concepts métaphysiques, après la déconstruction, ne résiste pas à la critique langagière de cet usage. Il ne s'agit pas simplement, en effet, de procéder, à la manière de Strawson51, à une réduction transcendantale des « concepts » de la métaphysique, c'est-à-dire de réinterpréter le travail kantien en termes de philosophie analytique du langage. Il s'agit au contraire de comprendre que l'analyse logique du langage interdit que l'on puisse donner aux termes universels un « sens », si l'on doit entendre par là qu'ils pourraient devenir des « Idées régulatrices » ou proposer un « horizon de sens ». Dès lors, c'est non seulement la métaphysique dogmatique qui est mise en cause, mais également la démarche transcendantale dans la mesure où celle-ci s'interroge sur les conditions de possibilité de la connaissance et donc de l'adéquation du concept et de son objet.

De ce point de vue, les philosophies dites de la « différence » ou du « différend » ne nous semblent en rien échapper à la critique opérée par Wittgenstein. Les concepts de « différence », « différend », etc., appartien- nent au langage, et ce simple fait montre que nous ne pouvons les interpréter que par rapport à une « totalité » dont le statut doit être précisé. C'est d'ailleurs ce qu'a bien compris Derrida dont l'entreprise de déconstruction est essentiellement « langagière » et paradoxale de bout en bout. Mais il nous faut montrer que ce passage nécessaire par la déconstruction n'implique pas une attitude purement négative. Le langage continue à fonctionner au-delà de sa « déconstruction » et de la monstration de ses paradoxes.

50. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. P. Klossowski, Paris, Galli- mard, 1961, p. 5-62.

51. Cf. P.F. Strawson, The Bounds of Sense. An Essay on Kant's Critique of Pure Reason, London, Methuen, 1966.

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Le point de vue développé par Wittgenstein dans les Investigations philosophiques, bien que plus radical encore que celui du Tractatus, ouvre cependant une voie féconde, permettant de reposer les questions de langage non plus dans le sens référentiel d une adéquation entre le mot et l'idée, entre le signifiant et le signifié, mais dans les termes pragmatiques de l'usage des mots, des énoncés, et du langage en général. Comme on le sait, définir le sens d'un énoncé à partir de son usage s'inscrit, dans les Investigations, au sein d'une théorie des «jeux de langage ». Ceux-ci étant multiples, il devient impossible de privilégier un langage parfait quelconque, langage idéal qui décrirait adéquatement le monde. Par là même, il devient également impossible de déterminer de façon univoque le sens d'un terme. Et naturellement, les termes « universels » apparaissent eux-mêmes et paradoxalement comme déter- minés de façon particulière par leur usage.

Reste malgré tout à se demander s'il est absurde de parler d'un jeu « transcendantal » de langage, comme K.O. Apel a tenté de le montrer52, pour autant que l'on prenne en compte le caractère inéluctablement paradoxal d'une telle recherche, ce que Apel ne fait pas pour son propre compte. A vrai dire, il nous semble impossible d'éviter de nous référer à une analyse « quasi-transcendantale » des conditions de possibilité de toute énonciation langagière. L'indice en apparaît dès que l'on se rend compte que nous utilisons un signifiant tel que « langage », signifiant essentiellement métalinguistique, mais élément de l'ensemble dont il est un « nom » ou une désignation. Comme l'ont montré J. Hintikka53 ou JA Miller54, le langage ordinaire est constamment son propre métalan- gage et transgresse - ne peut pas ne pas transgresser - les règles qui gouvernent les « types logiques » et la hiérarchie des langages.

La justification d'une telle prise en compte, qu'il nous est impossible de développer dans le cadre de cet article, revient essentiellement à montrer que toute la logicité et toute l'effectivité du langage reposent en effet sur un paradoxe fondamental qui n'est pas seulement sa limite et sa délimitation, mais qui est sa condition d'existence 55.

Le résultat le plus clair d'une telle monstration, c'est qu'elle rend possible un « constructivisme » du langage au sens où elle autorise

52. Cf. K.O. Apel, « The Problem of Philosophical Foundations in Light of a Transcendental Pragmatics of Language », in After Philosophy. End or Transformation?, K. Baynes et alii (eds), Cambridge (Mass.) et Londres, MIT Press, 1987, p. 245-290.

53. J. et M.B. Hintikka, Investigating Wittgenstein, Oxford, Basil Blackwell, 1986, p. 1 sq.

54. J.A. Miller, « U ou <il n'y a pas de métalangago », in Ornicar, n° 5, 1975-1976. 55. Cf. sur ceci notre ouvrage déjà cité.

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Jugement juridique et jugement pratique

toutes les procédures argumentées qui constituent les différents jeux de langage tout en sachant que ces procédures ne sont pas démonstratives en dernière instance et ne pourraient Tètre. Elles ne le sont pas parce que si, d'un pur point de vue procédural, elles ne peuvent manquer de recourir à des termes « universels », nous utilisons ces procédures en sachant que ces termes sont « inconsistants » et que toute tentative pour leur donner un quelconque contenu aboutit à Caire réémerger du dogmatisme métaphysique.

La nécessité logique qui nous contraint à user paradoxalement des termes universels n'implique pas que le sujet - individuel ou collectif - prenne acte de cette condition langagière. Quoique inévitable, le paradoxe de renonciation peut être méconnu. Et sa méconnaissance engendre les illusions dogmatiques et les resubstantialisations des Idées. La distinction entre nécessité logique et prise en compte ouvre alors sur le plan normatif. L'exigence éthique se ramène à une prise en compte de la finitude radicale de l'être de langage, c'est-à-dire une prise en compte du paradoxe de toute énonciation.

3. Jugement pratique et jugement juridique

Si l'on accepte la relecture de la seconde critique à partir de la troisième, et si l'on y adjoint le détour nécessaire par une théorie de renonciation, on admettra que le jugement moral ne peut être compris comme jugement déterminant, mais on tiendra qu'il est plutôt de type réfléchissant, car si l'universel ne peut être « connu », il est pensé comme horizon de sens et donc « recherché ». L'universel se donne sur un mode inachevé, régulateur : celui du symbole. Cette affirmation prend néan- moins maintenant un autre sens. Le caractère réfléchissant du jugement ne vise plus l'Idée d'une approximation progressive de l'universel ou celle d'une réflexion seconde sur les modalités de l'activité pensante qui est en jeu dans l'application des règles ou des normes. Le caractère réfléchissant du jugement indique seulement que l'activité langagière est sans cesse « méta-langagière », qu'il est propre au langage de se commenter lui-même indéfiniment, non pas à la recherche d'un sens premier ou originaire ou vrai, mais parce que la construction du sens se fait dans cette procédure de construction langagière. Cela nous permet aussi de comprendre pourquoi le jugement moral peut faire intervenir - et doit faire intervenir - une maxime d'universalisation. La maxime d'universalisation est liée à la procédure langagière elle-même comme

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procédure de discussion ou d'argumentation56. C'est ce qu'a bien compris Habermas en redéfinissant la maxime d'universalité sur base d'une exigence de discussion effective et non d'une représentation purement mentale des exigences de l'universalité 57.

Ces considérations nous permettent d'en venir au jugement juridique. Nous ne nous attarderons pas sur la doctrine kantienne du droit. Il est à remarquer, en effet, que si le jugement moral peut être, dans une certaine mesure, interprété comme un jugement réfléchissant, le juge- ment juridique, pour Kant, appartient au contraire au domaine du jugement déterminant, car dans le droit le juge applique une règle qui est posée par l'autorité publique et doit donc être "connue" en tant que telle. Ainsi, sa conception du droit reste largement positiviste 58. Mais si par ailleurs on prolonge la théorie critique par une perspective langagière, comme nous l'avons montré, c'est non seulement à une autre lecture du jugement réfléchissant que nous aboutissons, mais aussi à une autre lecture possible du jugement juridique.

C'est en ce sens que, si nous appuyons les réinterprétations antipositi- vistes du jugement juridique -qui se font jour aux États-Unis avec Dworkin et en Allemagne avec Alexy et surtout Habermas -, elles nous apparaissent cependant insuffisantes, au même titre que les perspectives rationalistes du néokantisme contemporain qui en constituent le prolon- gement philosophique. Ces réinterprétations doivent elles-mêmes être prolongées par les perspectives qu'ouvre le paradigme d'une logique paradoxale de renonciation.

Si nous nous inscrivons au sein d'une telle théorie, nous ne pouvons plus formuler, comme le fait Kant, la différence entre morale et droit par l'existence d'une contrainte externe pour ce dernier, ni surtout réduire le jugement juridique à un jugement déterminant.

Le jugement juridique - application du droit au cas particulier - est lui aussi dorénavant pris dans cette structure réfléchissante qui fait que l'universel n'est pas donné et connu mais recherché. La distinction entre

56. On ne peut, en effet, soutenir avec J.-F. Lyotard que le langage ou la discussion visent le « dissensus ». Même une utilisation « stratégique » (et donc non-communi- cative au sens de Habermas) vise une certaine universalité et ne peut manquer de la viser - car, comme l'écrit D. Ingram, «l'affirmation du pluralisme implique l'idée d'une communauté au sein de laquelle tout le monde se met d'accord de ne pas être d'accord » (« The Postmodern Kantianism of Arendt and Lyotard », in Review of Metaphysics, 42, sept. 1988, p. 52).

57. Cf. J. Habermas, Morale et communication, op. cit., p. 88-89. 58. C est là d ailleurs comme nous 1 avons deja signale un des symptômes et des

effets de l'insuffisance de la prise en compte par Kant - et les néokantiens actuels - du caractère paradoxal et inconsistant de l'idée d'universel.

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Jugement juridique et jugement pratique

conditionné et inconditionné est maintenant perçue comme inscrite dans le jeu même de tout discours: son siège est l'opération de production même du sens que meut la logique paradoxale de renon- ciation59. Il en résulte que l'analogie si bien repérée par Kant au principe même du jugement pratique traverse tout aussi bien le jugement juridique 60. Dans toute application d'une règle de droit par le juge à un cas particulier, l'universel n'est pas donné mais est recherché : en langage kantien, nous dirions que les concepts à appliquer au sensible recèlent une dimension de supra-sensible. Le processus d'application du droit est en ce sens métaphorique. Le droit n'arrête pas de se dire et de se produire au contact de chaque cas particulier qui en justifie l'application. Ce n'est pas à dire évidemment que droit et morale se confondent. Le juge, sans doute, doit rendre sa décision par application des règles (théorie des sources du droit). Ces règles posées par le corps social sont d'une nature bien différente de celle qu'énonce le discours moral sur base de l'idée d'autonomie. Mais, et c'est ce que Kant n'a pu percevoir, l'opération de constitution du sens des « règles » juridiques recèle elle-même un mécanisme paradoxal qui n'est que la manifestation du paradoxe de renonciation à l'œuvre dans tout discours humain et qui est lié à l'autoréférentialité foncière de celui-ci. C'est ce paradoxe de l'application de la règle que Wittgenstein a tenté le premier de construire et que la théorie pragmatique du langage nous permet maintenant de mieux saisir. Esquissons rapidement pour clore notre parcours, cette approche wittgensteinienne et ses effets pour l'interpré- tation en droit.

L'hypothèse du paradoxe de l'opération qui consiste à appliquer une règle n'est pas neuve. Comme l'a bien montré J. Bouveresse61, cette hypothèse trouve ses racines chez Wittgenstein et son expression la plus assurée chez Kripke. Retenons-en seulement l'idée générale. J. Bouve- resse formule ainsi la question wittgensteinienne de savoir ce qu'est suivre une règle : « Le problème qu'il cherche à résoudre a la forme d'un dilemme du type suivant : ou bien la règle détermine l'action d'une manière telle qu'il y a une sorte de fait d'une espèce supra-empirique

59. Cf. sur ceci notre ouvrage déjà cité. 60. Cf. J. Lenoble, The Function of Analogy in Law: Return to Kant and Wittgenstein,

à paraître dans un ouvrage collectif (Actes du Colloque sur l'analogie en droit, organisé par P. Nehrot, de l'Institut Universitaire Européen, à paraître aux éditions Deborah Publications, U.K., 1990).

61. J. Bouveresse, « Le paradoxe de Wittgenstein ou Comment suivre une règle », in SUD, numéro spécial consacré à L. Wittgenstein, 1986, p. 11 à 55 ; cette étude a été reprise et développée dans J. Bouveresse, La force de la règle, Paris, Minuit, 1987.

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d'où il résulte qu'il est impossible de suivre la règle autrement que de cette façon précise, ou bien elle ne détermine pas du tout l'action et chacun pourrait en principe à chaque fois la suivre comme il l'entend. Ou encore : ou bien il y a, au delà de la chaîne de toutes les raisons que l'utilisateur pourrait invoquer successivement, une raison dernière et véritable qui le justifie dans le fait de suivre la règle comme il le fait, ou bien ce qu'il fait en application de la règle ne résulte que d'un choix immotivé et arbitraire. Il est également clair que, pour Wittgenstein, l'illusion platonicienne et l'illusion sceptique proviennent toutes les deux de la même origine : la tendance à instaurer artificiellement (lorsque nous philosophons) entre la règle et ses applications une distance problématique qui, en réalité (c'est-à-dire, du point de vue de la pratique), n'existe pas du tout » 62. On voit donc bien le paradoxe. Celui-ci résulte tout entier du rejet de la conception platonicienne de la règle. L'application de la règle dépend de l'interprétation que je lui donne. Mais alors comment contrôler cette interprétation si elle est elle-même ce sur quoi se fonde le critère d'évaluation? Seins doute Wittgenstein considère-t-il que la sortie sceptique est tout autant inacceptable. Bouveresse a raison de noter cependant que la formu- lation paradoxale de Kripke est difficilement éliminable et que le problème reste ouvert chez Wittgenstein. Sans doute la référence à l'usage socialement établi pour décider de ce qui est correct s'inscrit-il à l'horizon de cette perspective paradoxale. Mais, comme le relève encore très judicieusement Bouveresse, qui ne voit que cette solution, sans doute indépassable, n'est elle-même qu'une fausse explication qui ne résout en rien le paradoxe.

En fait le paradoxe de la règle, lumineusement intuitionné par Wittgenstein, nous paraît simple cas d'application du paradoxe qui meut le dire humain et l'opération du sens. Wittgenstein a raison de refuser tout à la fois la lecture platonicienne et la lecture sceptique. La logique du sens n'est-elle pas contrainte par la vérité, inscrite qu'elle est dans l'horizon d'un idéal ? Ce qu'intuitionne cependant la perspective scep- tique sans pour autant le conceptualiser correctement, c'est que cette contrainte de la vérité est vide : l'idéal est inconsistant. La logique du sens est condamnée à constamment se déprendre de toute fixation dogmatique, chaque dépassement se faisant cependant sous la con- trainte de l'argumentation rationnelle. De même, la règle de droit est subordonnée à la logique du discours : sa signification est l'effet d'une interprétation toujours susceptible d'être reconstruite par des arguments

62. Op. cit., p. 48.

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Jugement juridique et jugement pratique

sur l'horizon purement procédural du consensus rationnel. Par là se comprend le nœud étroit qui lie application de la règle et ouverture argumentative ou structure réfléchissante du jugement juridique. L'application de la règle étant en elle-même paradoxale, le discours du juge est pris, ou devrait être pris, pour qui prend en compte le jeu du paradoxe, dans une opération permanente de reconstruction herméneu- tique que guide la logique du discours argumentatif.

Une théorie qui assume ce paradoxe de l'application de la règle est donc celle qui fait droit au caractère radicalement interprétatif du jugement juridique et qui, corrélativement, abandonne toute approche sémantique du droit. Les normes juridiques n'ont pas un sens en elles-mêmes. Le droit est le sens que la communauté produit et ne cesse de reproduire des énoncés juridiques. En ce sens le droit ne cesse de se dire au plan du juge. La théorie qui rend le mieux compte de cette logique du sens est le modèle narrativiste tel que Ricœur tente de le réfléchir pour l'historiographie. Nous avons ailleurs tenté d'esquisser cette fécondité pour le droit de l'approche que Ricœur développe dans Temps et Récit63. R. Dworkin, en ce sens, nous paraît avoir bien intuitionné la structure radicalement narrative du jugement juridique. Des ambiguïtés subsistent cependant chez Dworkin qui risquent de réintroduire une conception « platonicienne » de la règle pour reprendre l'expression de Wittgenstein. Témoigne de cela sa référence au concept d'integrity dont il ne dégage pas clairement qu'elle est à concevoir comme une pure idée régulatrice et comme purement inconsistante. En ce sens il n'est pas erroné de voir repoindre sous le concept dworkinien d'integrity le risque de restauration de ce postulat de rationalité du législateur qui est au principe des effets dogmatiques de l'herméneu- tique juridique héritée de la Révolution française. Sans doute la rationalité du droit fonctionne-t-elle immanquablement comme idéal; mais précisément, elle n'est pas un postulat mais uniquement un idéal, en lui-même par ailleurs vide. Ceci nous permet donc de revenir sur le néo-kantisme contemporain en droit.

La perspective argumentative que Habermas développe rejoint nos propres conceptions. Nul doute, pour nous, qu'une herméneutique juridique qui ferait droit à cette ouverture interprétative menée sur base du discours réglé par l'éthique communicationnelle corresponde aux exigences de la modernité démocratique. Cela implique d'évidence un

63. Cf. J. Lenoble, « Philosophie contemporaine du droit et modèle herméneu- tique », in Etudes d'anthropologie philosophique, IV, Bibliothèque de l'Institut Supérieur de Philosophie, éd. Peeters (à paraître), Louvain.

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rôle accru du juge qui ne correspond cependant pas au modèle hérité de la Révolution française, hanté par le spectre du gouvernement des juges. Certes, cependant, des signes d'évolution se font jour dans nos sociétés qui ne sont pas sans lien avec la crise actuelle de l'État- providence. Cette crise n'est-elle pas due aux diverses traces de dogmatisme que nos mésinterprétations de la modernité démocratique ont générées dans nos structures politiques et juridiques ? Du point de vue du droit, la méconnaissance du caractère paradoxal de l'application de la règle a conduit à hypostasier la signification de celle-ci et à dogmatiser l'interprétation juridique. Les néo-kantiens, au premier rang desquels Habermas, perpétuent sur ce point l'insuffisance de leur lecture théorique du jugement juridique. De là leur lecture idéalisante du dogmatisme toujours présent dans notre herméneutique juridique.

A l'inverse, les positions positivistes ou systémiques (telle celle de N. Luhmann), si elles cernent plus adéquatement ce qui génère la précompréhension systémique de nos discours juridiques actuels, man- quent la critique qu'il y a lieu d'en faire et l'inadéquation d'un tel fonctionnement du droit au regard d'une pleine saisie des exigences démocratiques. La raison en est ici aussi la méconnaisance de ce qu'est la logique paradoxale de renonciation et ses conséquences pour l'opération d'application d'une règle. Ils manquent la radicalité interpré- tative que met bien en lumière le modèle narrativiste que tente de cerner P. Ricoeur. Dworkin, nous l'avons déjà dit, l'a pour partie bien perçu. Peut-être ce privilège est-il dû à son expérience du droit américain qui a toujours mis l'accent sur le rôle central qui devait être donné au juge, et plus fondamentalement au droit, pour éviter le dogmatisme politique d'un État qui serait seul dépositaire des interprétations de la légitimité démocratique ?

Enfin c'est toujours cette même insuffisance critique des positions positivistes et systémiques qui expliquent leur difficulté à rendre adéquatement compte de la dimension morale du jugement juridique. En fait, pour ne point percevoir le statut de l'idéal qui est impliqué dans la logique paradoxale de renonciation, les positions positivistes ou systémiques manquent la dimension de transcendance qui devrait commander l'herméneutique juridique dans la société démocratique. L'élément moral du jugement juridique est à concevoir sur cette base. Il est à comprendre en termes exclusivement de rationalité procédurale. Sur ce plan, la position habermassienne du jugement pratique cerne adéquatement les choses. De nombreuses traces de cette inadéquation chez les positivistes peuvent être trouvées. N'en retenons qu'une seule ici. Les limites que Hart concède à l'élément moral du droit restent liées

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Jugement juridique et jugement pratique

à une conception substantielle qui manque la reconstruction propre- ment moderne de la moralité que permet la philosophie contemporaine. L'identification du droit et de la morale chez Apel et Habermas, outre qu'elle n'est pas complète, est à entendre comme induisant la dimension réfléchissante propre à la rationalité de l'agir régulé par les normes. Le sens de la norme ouvre le droit sur l'éthique : dans la non-fermeture du système sur lui-même se greffe une prétention énonciative plus large, prétention normative, certes, mais dont on voit que la norme juridique ne peut rendre compte car ce sur quoi elle s'ouvre, c'est une visée vers des normes non-existantes.

Le jugement juridique - application du droit au cas particulier - est un type de jugement doublement réfléchissant. La règle qui est appliquée, et qui est connue, doit être, à chaque application, doublement réfléchie. En premier lieu, elle l'est par rapport au cas particulier. Le sens de la règle apparaît comme non donné et se montre ou se révèle dans l'opération de son application. Et ce processus est récurrent et infini. En second lieu, il apparaît que le sens de la règle juridique renvoie à un universel qui la dépasse et dont elle n'est qu'une représentation symbolique ou analogique. Cet universel visé est ce qui inscrit la règle juridique par rapport à l'éthique et constitue, en quelque sorte, son « indisponibilité » 64.

En ce sens, le jugement juridique est radicalement interprétatif puisqu'il n'y a pas de sens donné de la règle mais seulement une règle donnée et à interpréter sans référence préalable et a priori L'universel n'est jamais donné. Mais l'interprétation n'est pas purement arbitraire et relative, car il est impossible de réfléchir sur le sens de la règle sans prendre part pragmatiquement à un jeu énonciatif et donc sans y inclure une prétention à la justice ou à l'universalité. C'est le caractère paradoxal de cette prétention qui maintient le discours juridique à distance de tout dogmatisme ou de tout relativisme.

J. Lenoble et A. Berten

64. Cf. J. Habermas, « Law and Morality », The Tanner Lectures on Human Values, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 217 sq.

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