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Emmanuel BARBIER HISTOIRE DU CATHOLICISME LIBÉRAL ET DU CATHOLICISME SOCIAL EN FRANCE Du Concile du Vatican à l'avènement de S. S. Benoit XV (1870-1914) TOME PREMIER BORDEAUX IMPRIMERIE Y. CADORET G. DELMAS, SuccitHm ij. Hat Pequetin-Motiirt. >y 1924

Histoire du catholicisme libéral et du catholicisme social en France

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  • E m m a n u e l BARBIER

    H I S T O I R E

    D U

    CATHOLICISME LIBRAL E T D U

    C A T H O L I C I S M E S O C I A L E N F R A N C E

    Du Concile du Vatican l'avnement de S. S. Benoit XV (1870-1914)

    T O M E P R E M I E R

    BORDEAUX I M P R I M E R I E Y. C A D O R E T

    G. DELMAS, S u c c i t H m

    ij. Hat Pequetin-Motiirt. >y

    1924

  • bslLogo 2007

  • H I S T O I R E

    DU

    CATHOLICISME LIBRAL E T D U

    CATHOLICISME SOCIAL

    E N F R A N C E

    DU CONCILE DU VATICAN A L'AVNEMENT DE S. S. BEVOIT XV

    ( 1 8 7 0 - 1 9 1 4 )

    T O M E I

  • INTRODUCTION

    Cette introduction comprend deux parties, Tune historique, l'autre critique;

    la premire dcrit la gense du catholicisme librai, la seconde contrle ses

    thories. Sans cette tude prliminaire on s'expliquerait mal les vnements

    relats dans cette histoire.

    I. Le mouvement libral de 1828 1870.

    Le catholicisme libral a fait trois tentatives depuis un sicle pour conqurir l'Eglise de France et la papaut : la premire a t arrte par l'encyclique Mirari vos de Grgoire XVJ, la seconde par le Sy Habits de Pie IX et le concile du Vatican, la troisime, qui fait l'objet du prsent ouvrage, par les actes pontificaux de Pie X. On trouvera ici une esquisse des deux premires

    Chacune de ces trois campagnes a son caractre particulier.

    La premire fut proprement l'uvre d'un homme. Lamennais, au lieu d'invoquer les droits de l'Eglise, selon la tradition de celle-ci, invoqua les droits de tous et pensa qu'il suffisait de placer la libert catholique sous la protection de la libert commune.

    La seconde campagne unit d'abord tous les catholiques libraux. La plupart ne songeaient qu' obtenir la libert d'enseignement pour l'Eglise, mais leurs chefs, les vrais disciples de Lamennais, la demandaient pour tous et dcidrent les vques rclamer le droit commun. On a pu dire que les catholiques taient alors tous libraux ( 2). La loi de 1850 fut leur trophe; elle fut aussi l'occasion des discordes. La Hpublique de 1848 avait pouss quelques-uns d'entre eux soutenir l'alliance de l'Eglise avec la dmocratie, mais la grande raction dchane par la peur du socialisme gagnait le monde religieux comme le inonde politique. Le 2 dcembre marqua le triomphe du parti de l 'ordre , qui eut vite ralli le clerg et donna sa protection l'Eglise.

    1) Celte esquisse emprunte, munie littralement, nombre de traits h Y Histoire du catholicisme libral en France 18*8-i908 de M. G. Weili (1 vol. in-12, Alcan, Paris, i'JOll), avec le bien veillant assentiment de l'auteur. J'ai d'autant plus le remercier que nous ne partageons pas les mmes opinion!.

    (2) Anatole Leroy-Heaulieu, Les catholiques libraux de 1830 nos jours (Pion et Nourrit, Paris, 1885).

    HISTOIRE DU CATHOLICISME 1

  • 2 HISTOIRES D U CATHOLICISME L I B R A L E T S O C I A L

    Les catholiques libraux voulurent alors combattre la solidarit entre elle et

    le rgime autoritaire. Le Congrs de Malines poussa leur apoge leurs

    protestations en faveur de celui de l a libert, mais le Saint-Sige, dont ils espraient la neutralit, leur opposa le Si/llabus. Ils essayrent encore de sauver la face par des distinctions aventureuses entre la thse et l 'hypothse;

    le concile du Vatican leur enleva tout moyen de se soustraire l 'autorit du pape infaillible.

    La troisime apparition d u libralisme catholique se produisit durant le pontificat de Lon XIII. Ce pape illustre maintenait avec fermet la doctrine

    du Syllabus dans ses encycliques. Nanmoins, sous l e prtexte de se conformer l ' vident esprit de conciliation dont s'inspiraient ses rapports avec l e Gouvernement franais, t o u s ceux qui voulaient allier le catholicisme avec la

    Rpublique existante, avec les rformes sociales demandes par la dmocratie,

    s 'enhardirent dans leurs ides; et u n e tolrance de fait laissa le champ peu prs libre aux libraux jusqu ' la fin du rgne. Pie X la leur retira et repri t

    l a tradition de Grgoire XVI et de Pie IX.

    On voit apparatre dans ces phases successives les trois caractres du

    catholicisme libral : sympathie pour la libert politique, sympathie pour l a dmocratie sociale, pour la libre recherche intellectuelle. Ces trois caractres

    n 'ont pas toujours t runis. La politique domina d'abord chez les novateurs.

    Il s'agissait d'accepter, d'utiliser en France les institutions C r e s ou promises

    par les hommes de 1789. Mais Lamennais avait l ' espr i t trop gnralisateur pour s'en tenir l; bientt il parla de modifier l'esprit de l'Eglise universelle,

    poussa le clerg vers l e travail scientifique, puis i l arriva trs vite se faire l e dfenseur de la dmocratie. Les catholiques de l a seconde gnration se cantonnrent sur un terrain plus troit; proccupes surtout de politique, ils

    encouragrent peu les hardiesses intellectuelles; la plupart se rsignaient

    seulement la dmocratie comme a un mal ncessaire. Mme au dbut de l a troisime priode, on pouvait encore admettre nombre de catholiques libraux,

    non pas tous, au bnfice de l 'observation que M. Leroy-Beaulieu prsente en ces termes :

    Le l e c t e u r r e m a r q u e r a q u e , d a n s tout le cours de ce t te t u d e , n o u s n o u s s o m m e s i n t e r d i t

    l ' e x p r e s s i o n , f r q u e m m e n t e m p l o y e par d'autres , de catholicisme libral. C'est qu' n o s

    y e u x , c'est l u n t e r m e t o u t l e m o i n s i m p r o p r e , qui a le tort de prter l ' q u i v o q u e .

    A i n s i que n o u s le rappe l l erons p lus l o i n , il n'y eut jamai s l , en effet, de c a t h o l i c i s m e d'un

    g e n r e part icul ier . J u s q u e chez l e s p lus hardis d'entre e u x , le l i b r a l i s m e de c e s c a t h o l i q u e s

    l i b r a u x es t t o u j o u r s d e m e u r d'ordre po l i t ique , e n t i r e m e n t t r a n g e r la s p h r e r e l i -

    g i e u s e . L'orthodoxie des Monta lembert , d e s L a c o r d a i r e , d e s D u p a n l o u p m m e , ta i t

    h a b i l e m e n t e t s o u r n o i s e m e n t m i s e en s u s p i c i o n , si b ien q u e , d a n s le cierge*, b e a u c o u p s e

    d e m a n d e n t e n c o r e si c V t a i e n t l de vrais c a t h o l i q u e s . Les c o n t e m p t e u r s de la s o c i t

    m o d e r n e , qui s e p la i sa ient c o n f o n d r e l 'ordre sp ir i tue l e t l 'ordre t e m p o r e l , p r t a i e n t

    l e u r s adversa ires la m m e c o n f u s i o n , s ' irnaginant ou f e ignant de cro ire que le l i b r a l i s m e

    d e s c a t h o l i q u e s l ibraux d b o r d a i t sur le d o m a i n e re l i g i eux . C'tait l u n e e r r e u r o u u n

    artif ice de p o l m i q u e . Ce q u e c e s a d v ersa i re s s 'obs t ina ient d n o m m e r le c a t h o l i c i s m e

  • INTRODUCTION 3

    l ibra l , c o m m e si c 'et t u n c a t h o l i c i s m e de n o u v e l l e sor te , est toujours , n o u s l 'avons

    d j r e m a r q u , r e s t p u r e m e n t po l i t ique , tranger la sphre re l ig i euse ou t h o l o g i q u e ,

    la d i s c i p l i n e auss i b i e n qu 'au d o g m e (*).

    Ne parlons pas de l'orthodoxie de Lamennais.,Mais, mme en rendant des

    hommes comme Montalembert, Lacordaire et Mgr Dupanloup, l 'hommage

    d leurs clatants services, on peut estimer que c'est mettre trop facilement

    celle des catholiques libraux hors de cause. Ils dclaraient ne rclamer pour

    l'glise que la libert dans le droit commun. Ne voir l de leur part qu'un

    simple artifice de tactique serait leur attribuer une attitude quivoque et peu

    loyale, contre laquelle ils n'ont pas manqu de protester. Or, une telle

    dclaration laisse dans l 'ombre certains droits imprescriptibles de l'Eglise,

    la ncessit d'un ordre politique chrtien et cet ensemble de principes sur la

    constitution des Etats que les papes du sicle prsent ont si fortement incul-

    qus dans leurs encycliques. Tout cela n'est pas tranger la sphre reli-

    gieuse ou thologique, la discipline aussi bien qu'au dogme >>.

    Catholicisme libral, lisait-on encore dans le Correspondant, accouple-ment de mots qui est une insulte, s'il n'est pas une absurdit (*). Cette

    protestation semble lgitime au premier abord. Il ne peut exister de catho-

    licisme libral, selon la r igueur de ces deux termes, puisque le libralisme,

    comme systme de doctrine, est en opposition avec le catholicisme. Mais ce

    sont les catholiques libraux qui se sont flatts, tort quoique trs haut, de

    les concilier. Il est donc naturel que l'usage ait consacr cette formule.

    Cette dnomination n'est pas simplement arbitraire, car les systmes ont

    leur logique. Catholiciser le libralisme, c'tait raliser l'harmonie entre

    l'glise et lui. Du domaine politique, l'essai devait s'tendre par une tendance

    fatale au domaine religieux. Le libralisme catholique conserve le mme

    caractre dans l'un et l 'autre. En. politique, il cde la ncessit qui lui

    parait inluctable de s'accorder en fait avec les exigences du naturalisme; en

    religion, il cherche une conciliation analogue avec les exigences non moins

    imprieuses de l'esprit et de la science modernes. Appliqu plus spcialement

    ce second essai, le catholicisme libral dsignerait la tendance d'une cole

    de catholiques faire s'accorder ces exigences avec celles de la foi et de la

    discipline ecclsiastique, en modifiant celles-ci par un esprit de libert. La

    premire priode du libralisme catholique n'en fut pas exempte et les traces

    du mme effort subsistent dans la seconde; mais il tait rserv la troisime

    de pousser plus loin que les deux autres la logique du systme et d'en diver-

    sifier les applications. Plus contrainte que les prcdentes ses dbuts, cette

    troisime tentative se dchana un peu plus tard la faveur des circonstances

    indiques plus haut. Ce fut cette fois une explosion de catholicisme libral.

    M. Lcroy-lleaulieu ne pourrait plus crire aujourd'hui ce qu'il disait en 1885.

    (3) Op. cit., 180. (4) 25 juillet 1883, article anonyme sur l'encyclique Libertas.

  • 4 HISTOIRE D U CATHOLICISME L I ' ^ R A L E T SOCIAL

    La sympathie pour la libre recherche intellectuelle, le got des innovations religieuses, et mme des destructions, l ' impatience de secouer le j oug de la discipline religieuse n 'eurent alors d'gales que les tmrits du catholicisme social, auxquelles s 'abandonnrent simultanment les hritiers du libralisme politique des priodes antrieures. Et c'est dans ces deux ordres, religieux et social, qu'ils furent le plus gravement atteints par les actes pontificaux de Pie X.

    I

    Les mesures imposes au gouvernement de Charles X par la gauche victo-

    rieuse contre les collges ecclsiastiques, la suite de la campagne de

    Montlosier et aprs la chute du ministre de Villle, furent l'occasion qui fit

    clore le catholicisme libral.

    La restauration des Bourbons en 1814 tait apparue comme le triomphe

    du catholicisme. Sous ce nouveau rgime, le clerg avait trois ides domi-

    nantes : il applaudissait l'union du trne et de l 'autel, dtestait la Rvo-

    lution et dfendait le gallicanisme. Comme la Rvolution s'tait faite au nom

    de la libert, comme la gauche sous Louis XVIII s'appelait le part i l ibral,

    les vques se dfirent de ceux qui invoquaient la libert. Ils se ralliaient

    en grand nombre au gallicanisme modr de Frayssinous, la Luzerne et

    Bausset. Leur systme rencontra chez les catholiques de nombreux adver-

    saires, les uns gallicans intransigeants, les autres ultramontains. Les gallicans

    intransigeants condamnaient sans rserve tout ce qui venait de la Rvolution,

    tandis que ceux-ci acceptaient en fait le compromis institu par la Charte.

    Les gallicans n'avaient admis ni le Concordat de 1801, ni l'acte de Pie VI

    exigeant la dmission des vques. Ainsi tait n le schisme de la Petite

    Eglise. D'autres, sans aller jusqu'au schisme, poussaient plus loin que Frayssi-

    nous l'aversion pour les doctrines ultramontaines. Celles ci gagnaient cepen-

    dant en France depuis la Rvolution. L'opposition de leurs partisans fut plus

    dangereuse. Le clerg, que la perte de ses privilges contribuait dta-

    cher de l'Etat, voyant le gouvernement, jadis dfenseur attitr de la foi,

    prolger officiellement les cultes hrtiques, se tourna vers Rome. J. de

    Maislre et Bonald professaient avec talent les thories ultramontaines, mais

    leur influence sur les catholiques tait restreinte cette poque; ceux-ci

    subirent celle de Lamennais, qui n'eut pas leurs mnagements.

    L'auteur de Y Essai sur l'indiffrence dnona l'union du trne et de l 'autel. Lui et ses disciples demandaient la libert de l'Eglise, pour qu'elle pt

    secouer le joug d'un E u t indiffrent et celui d'un gallicanisme surann.

    D'autre part, des catholiques, voyant la monarchie compromise par ses fautes

    politiques, voulaient sparer la cause religieuse de la cause dynastique; eux

    aussi se mirent parler de libert. Royer-Collard et de Serre se distinguaient

  • INTRODUCTION 5

    parmi eux. C'est surtout dans la jeunesse qu'on trouvait un pareil mlange d'opinions. Ds 1827, Montalembert parlait d'opposer la fameuse Congr-gation une socit d'esprit politique diffrent, une espce de congrgation librale ( s). Ainsi l'on rencontrait parmi les catholiques, en face de la grande masse royaliste gallicane, deux groupes d'hommes parlant de libert, et qu'il faut distinguer entre eux; les uns demandaient la libert*pour l'glise et condamnaient tout dans le bloc rvolutionnaire ; les autres demandaient la libert pour tous et acceptaient les consquences politiques de la Rvolution.

    Ce fut surtout l'existence de l'Universit qui amena les catholiques reven-diquer l 'autonomie vis--vis de l'Etat. Cette corporation d'enseignement cre par Napolon tait devenue de bonne heure odieuse aux catholiques militants. Les catholiques de gouvernement s'appliquaient dsarmer leurs dfiances. Grce leur tolrance, les Jsuites avaient pu ouvrir plusieurs collges; les petits sminaires, exempts du monopole, devenaient en assez bon nombre des maisons o les futurs prtres n'taient plus la majorit. Les Ordonnances de juin 1828, arraches au ministre Martignac par l'opposition qui avait triomph du part i -prtre , allaient provoquer des consquences imprvues. L'indignation fut grande chez les vques; is parurent prts se liguer pour une rsistance commune, mais l'intervention de quelques prlats tout dvous au roi, et surtout les pourparlers heureux du gouvernement avec Rome, enlravrent leur tentative. A la Chambre des dputs, les protestations furent trs vives. C'est alors que certains orateurs catholiques, en prsence d'un pouvoir hostile, se mirent pour la premire fois invoquer la libert. Je m'applaudis de me rencontrer ici avec M. Benjamin Constant, dclarait, entre autres, M. Sainte-Marie, dput de droite; comme lui, je ne rclame que la libert pour tous, pour les uns comme pour les autres. Comme lui, je pense que la vrit est assez forte pour n'avoir besoin que de la neutralit du pou-voir . Mais ce fut Lamennais qui se chargea d'exposer les consquences des mesures prises par le gouvernement. Son livre parut en 1829. Des progrs de la Rvolution et de la guerre contre glise fut l'acte de naissance du catho-licisme libral.

    Esprit t o u r m e n t e t s u p e r b e , d i t M. Leroy-Beaul i eu , qui a travers toutes l es i d e s e t

    l e s d o c t r i n e s , s ' prenant avec u n e gale pass ion des plus contra ires et apportant leur

    d f e n s e la m m e l o g i q u e h a u t a i n e ; s c e p t i q u e i n c o n s c i e n t , altr de cert i tude , et d o g m a -

    t ique o u t r a n c e , s 'at tachant avec d'autant plus d'nergie aux vr i t s qu'il voyai t luire

    devant lui qu'il n e dcouvra i t tout a u t o u r que doutes et t n b r e s ; m e i m p r i e u s e , v i s i -

    b l e m e n t faite p o u r c o m m a n d e r , qui ne s u t former d'cole que pour perdre tous s e s

    d i s c i p l e s par s e s i n c o n s q u e n c e s ; nature n e r v e u s e et f ivreuse, e m p r e i n t e d'un pess i -

    m i s m e invo lonta i re et d'une m i s a n t h r o p i e i n n e , tout ge m c o n t e n t e d e s c h o s e s et des

    h o m m e s , qui p e u t - t r e ne s'prit autant de la l ibert que par d g o t d e s g o u v e r n a n t s et

    des reprsen tant s de l ' au tor i t ; ce s o m b r e g n i e , qui batai l lait pour la l ibert , d'un ton

    auss i arrogant q u e n a g u r e pour l ' a b s o l u t i s m e , tai t fait pour c o m p r o m e t t r e pa l ' s e s e x c s ,

    (5) Lecaauet, Monlaiemberl, 1, 36 et 41.

  • 6. HISTOIRE D U CATHOLICISME L I B R A L E T SOCIAL

    par s a r o i d e u r e t sa r u d e s s e , t o u t e s l es c a u s e s qu'i l d e v a i t s u c c e s s i v e m e n t s e r v i r , l e s c a u s e s

    s u r t o u t , c o m m e c e l l e s de l 'gl i se , qui d e m a n d e n t a v a n t tout de la d o u c e u r , de la p a t i e n c e ,

    de la m e s u r e ( a ) .

    Lamennais fut la fois et presque simultanment le principal p ropagateur de rul t ramontanisme religieux et du libralisme politique parmi les catholi-ques. Cet esprit imprieux inclina vers le libralisme ds que l 'autorit civile lui parut un obstacle ses principes et ses vues. Ce changement d'attitude est dj nettement marqu dans son opuscule de 1829.11 y expose que, seule, une restauration de l 'ordre social chrtien dtruit peut mettre fin la lutte engage entre le libralisme et le gallicanisme, qui sont deux ennemis pour cet ordre, car le libralisme dchane des rvolutions continuelles, le galli-canisme est une doctrine de servitude. Seulement cette restauration et c'tait l la nouveaut ne saurait tre l 'uvre de la contrainte; elle ne durera que si la persuasion la fait tr iompher. Laissons donc faire la l ibert. Le triomphe de la vrit n'apparatra qu 'aprs de nombreuses destructions accomplies par l 'erreur, mais ce sont des destructions ncessaires. Les maux de l'anarchie prpareront le retour au bien. En attendant, le clerg ne doit s'allier ni avec le libralisme, ni avec le pouvoir. Qu'il s'isole de la socit politique en resserrant ses liens avec le pape, que les vques ressuscitent les synodes diocsains et se runissent en conciles. De plus, le clerg, pour combattre la philosophie antichrtienne, s'appliquera davantage aux tudes suprieures. Enfin l'esprit chrtien doit rgnrer toutes les sciences morales. Lamennais ne renie point son pass, il espre toujours le rgne complet et dfinitif de l'Eglise, mais ce doit tre l 'uvre de la libert. S'il se rejetait ainsi vers elle, s'il se dcidait en appeler la Charte et au droit commun, c'est que, en face des prohibitions du pouvoir, il croyait y dcouvrir l 'unique moyen de dfendre les Congrgations religieuses et le droit de l'Eglise enseigner. Mais c'tait un premier pas dans une voie glissante : Nous demandons, disait-il, pour l'Eglise catholique la libert promise p a r la Charte toutes les religions, la libert dont jouiraient les protestants, les juifs, les sectateurs de Mahomet ou de Bouddha, s'il en existait en France. Nous demandons la libert de conscience, la libert de la presse, la libert de l'ducation, et c'est l ce que demandent comme nous les Belges opprims par un gouvernement perscuteur >. Il y avait l en germe tout le programme que Lamennais exposait un peu plus tard dans le journal cr par lui, sous un titre indiquant sa foi dans le rgne prochain de la libert. Chez un esprit aussi naturellement systmatique, le changement d'attitude provoqu par les circonstances et les besoins de la polmique ne pouvait manquer d'tre bientt rig en doctrine.

    Lamennais entranait sa suite le groupe de jeunes prtres qui s'taient

    (6) Leroy-Beaulieu, op. cit., 85.

  • INTRODUCTION 7

    (7) 15 dcembre 1829. ! 8) 25 juin 1830. (9) Novembre 1829.

    faits ses disciples, lis crivaient dans le Mmorial catholique, fond par Salinis et Gerbet ; cette revue approuva pleinement l'ouvrage d r matre. Parmi ces fidles, plusieurs admiraient surtout en Lamennais le dfenseur de l 'ul t ramontanisme; c'est ce qui attira vers lui un Guranger, un Rohrbacher, un Jules Morel. Mais d'autres s'attachrent lui quand Us le virent faire l'loge de la libert, comme Lacordaire, dont les thories nouvelles de Lamennais dsarmrent les prventions contre l'apologiste de la thocratie, et que Gerbet russit range? sous l 'tendard du matre. Celui-ci, d'ailleurs, voulait joindre l 'exemple au prcepte, et faire prosprer une congrgation nouvelle qui ressusciterait ces hautes tudes ecclsiastiques rclames par lui. Ce fut la Congrgation de Saint-Pierre, qui eut sa maison-mre Malestroit.

    En dehors du clerg, Lamennais rencontra des sympathies chez bon nombre de jeunes catholiques, jeunes nobles qui avaient des tendances librales en politique et se dclaraient ultramontains en religion pour chapper la domination routinire du vieux clerg gallican. Les Ordon-nances de 1828 accrurent chez eux le dsir de prendre la parole et de fonder un organe priodique. Ce fut le Correspondant, cr avec le secours de l'Association pour la dfense de la religion catholique, contre le gr de Lamennais, qui aurait voulu rserver cette aide au Mmorial catholiqut, et qui demeura tranger la nouvelle revue. La premire carrire du Corres-pondant fut courte, il devait succomber en 1831 la concurrence que Lamennais lui suscita. Il discutait les thories du Globe, organe du libralisme pur, les leons de Guizot et de Cousin; mais s'il dfendait la libert d'ensei-gnement, c'tait en accordant qu'elle a pour consquence directe le droit d'enseigner l 'erreur ( 7). Si des juges, dans l'Etat admettant toutes religions, voulaieut punir la propagation de l'athisme : Malheureux, disait-il, qui rclamez des lois oppressives, savez-vous qui on les appliquera? (*). A Y Ami de la religion, qui blmait ses hardiesses, le Correspondant rpliquait : Le christianisme est la fois absolu et relatif, immuable et flexible ; les dogmes ne changent pas , mais la discipline varie, plus forte raison la tactique, la stratgie, si j e puis me servir de ce terme ( 9). Ce fut, parat-il, au cours des discussions avec le Globe que les rdacteurs de cette revue donnrent un nom ces catholiques novateurs, dont le nombre tait encore insignifiant; il les appelrent catholiques libraux .

    La plupart des catholiques militants repoussaient les tendances nouvelles et combattaient dans Lamennais le libral autant que l 'ultramontain. Si les catholiques libraux trouvaient quelque approbation, c'tait dans le camp ennemi, chez les libraux proprement dits. La Rvolution de 1830 allait pous-ser Lamennais plus avant dans la voie o il s'tait engag, et le convertir

  • 8 HISTOIRE DU CATHOLICISME L I B R A L ET SOCIAL

    L'ide radicale qu'on n'assurerait la libert religieuse qu 'en sparant l 'glise

    de l 'tat.

    La Rvolution de 1830 sembla d'abord aussi hostile au catholicisme qu'aux Bourbons. Une explosion de fureur clata contre le clerg. Beaucoup de fonc-tionnaires donnrent leur dmission. Le Correspondant fut le premier sparer publiquement les intrts catholiques de ceux des princes vaincus. A cet gard, l'histoire s'est rpte depuis cette poque. Il ne restait plus qu ' dfendre la cause religieuse en acceptant tout gouvernement qui assurerait l 'ordre et donnerait la libert aux catholiques. Mais cette revue se trouva bientt dpasse par un nouveau venu qui possdait, avec la supriorit du talent, celle de la franchise et de la logique quant aux moyens d'assurer cette l ibert. Lamennais avait accueilli la rvolution de juillet sans douleur ni surprise. Dans ces circonstances, une offre pcuniaire le dtermina remplacer le Mmorial catholique, qui avait peine vivre et dont la clientle tait purement eccl-siastique, par un journal qui parlerait la France entire. Ce fut Y Avenir. Il parut le 16 octobre 1830.

    L'Avenir, c'est Lamennais; les Gerbet, les Lacordaire, les Montalembert ne font que dvelopper sa pense. La nouveaut de son enseignement, c'est que, dans la socit moderne, l'Eglise ne peut revendiquer la l ibert titre de privilge, au nom de ses traditions et de sa mission divine, mais seulement comme sa part dans le patrimoine des liberts publiques. Ds le premier numro, Lamennais montrait en termes saisissants pourquoi cette mthode nouvelle tait, selon lui, indispensable. En moins de cinquante ans, dit-il, toutes les formes du gouvernement ont succomb en France. Qu'est-ce qui survit ? Deux choses, Dieu et la libert. Unissez-les, tous les besoins intimes et permanents de la nature humaine sont satisfaits... Sparez-les, le trouble aussitt commence et va croissant jusqu' ce que leur union s'opre de nou-veau. Le trouble actuel vient de ce que des circonstances dplorables ont mis en guerre la religion et la libert. II ne peut y avoir de salut, travers ces commotions, que dans un immense dveloppement de la libert indivi-duelle . La fche entreprise par Lamennais consistait, avant tout , dtruire les prjugs de part et d 'autre, prouver aux libraux que le catholicisme n'a rien d'incompatible avec la libert, et aux catholiques que la libert sufft tous les besoins de la religion. Aux hsitants, Y Avenir montrait la Belgique, la Pologne, l 'Irlande, o la cause de l'Eglise se confondait avec celle des liberts nationales.

    Ds qu'il se mit contempler le champ confus de la politique, Lamennais se persuada que l'avenir tait la dmocratie. Ce fut une de ses vues, et en cela il vit plus loin que tous ses lves, Lacordaire except; mais, en dcou-vrant du haut de son Sina les prochaines et menaantes destines de la dmocratie, au lieu de s'en montrer effraye, il se prit les clbrer et les

  • INTRODUCTION 9

    bnir. Ii ne comprit pas qu'en prcipiter la marche et en hter le dchane-ment ne pouvait tre qu'une souveraine imprudence politique et religieuse. Dj, sous le prtre, perait le dmagogue.

    Encore tout cela n'tait-il que de la politique, mais bientt Lamennais, et avec lui Lacordaire et Montalembert, n'hsitrent pas rclamer la rsilia-tion du Concordat, la sparation totale de l'glise et de l'tat. Ils jugeaient que, pour pouvoir toujours et partout rclamer la libert, il faut ne se prva-loir que du droit commun, et, dans leur confiance en la libert, ils allaient jusqu' offrir de lui sacrifier les derniers privilges de l'glise et jusqu' sa grande charte de 1801. Ne reculant devant aucune consquence de ce droit commun, dans lequel ils voyaient le meilleur bouclier des liberts religieuses, ils appelaient de leurs vux la suppression du traitement du clerg,

  • 10 HISTOIRE DU CATHOLICISME LI B RAL E T SOCIAL

    mais leurs audaces accroissaient chaque jour l ' irritation des lgitimistes et du haut clerg demeur gallican, contre un chef d'cole qui continuait combattre pour l 'ultramontanisme en mme temps que pour la l ibert poli-tique. Lamennais et ses amis furent desservis Rome par de nombreux adversaires. En France, ceux-ci s'efforaient de ruiner le journal . La suspen-sion de VAvenir fut rsolue par ses rdacteurs, et bientt les plerins de Dieu et de la libert part irent pour l'Italie.

    La polmique de Y Avenir ne pouvait plaire au Vatican. En dehors de sa rpulsion pour les nouveauts et de son attachement au principe d'autorit, la cour de Rome, en butte aux attaques des libraux d'Italie, devait voir dans les appels de Lamennais la libert et la dmocratie un encouragement aux rvolutionnaires italiens et aux insurrections antipapales. Les thories de Y Avenir taient d'une grande tmrit. Nanmoins, le Saint-Sige rpugnait condamner un homme considr comme le premier apologiste de la foi, et une doctrine qui, en France, eu Belgique, en Pologne, en Allemagne, veillait de nombreuses sympathies. Si Lamennais fut condamn, c'est qu'il exigea un jugement.

    L'encyclique Mirari vos fut la premire dfaite du catholicisme libral. Le pape ngligeait les ides philosophiques ou thologiques exposes par Lacor-daire dans le mmoire que Lamennais l'avait charg de prsenter ; il ne se laissait pas toucher pa r la ferveur ultramontaine du chef. Ce que le Saint-Sige condamnait, c'tait sa politique, l 'alliance, telle qu'il la rvait, entre la religion et la libert, le rapprochement des catholiques avec les incroyants, la rupture avec les gouvernements menacs par la rvolution. Grgoire XVI dclare qu'on fait injure l'Eglise, tablie, instruite par Jsus-Christ et les Aptres, en lui proposant une certaine restauration et rgnration comme ncessaire sa conservation et son dveloppement >. 11 s'lve surtout contre le grand mal de l'poque,

  • INTRODUCTION \ \

    Lamennais hsita entre le devoir de soumission qui s'imposait sa conscience et les rvoltes de son orgueil. On a trop accus ses adversaires d'avoir pro-voqu sa chute par leur animosit contre lui. La vraie cause est ailleurs. Le fondateur de VAvenir avait espr orienter l'glise dans une direction nou-velle, la papaut s'y refusait. Il rsolut alors de renoncer aux questions reli-gieuses, et de continuer son uvre politique et sociale. 11 croyait chapper tout reproche et toute surveillance de l'glise en rservant ses efforts la politique pure. On verra plus tard le prsident du Sillon imiter en cela son exemple dans une circonstance semblable. Dans sa lettre de soumission, crite le 5 novembre 1833, Lamennais ajoutait, pour en prvenir de fausses interprtations : ... Ma conscience me fait un devoir de dclarer en mme temps que, selon ma ferme persuasion, si, dans l'ordre religieux, le chrtien ne sait qu'couter et obir, il demeure, l'gard de la puissance spirituelle, entirement libre de ses opinions, dans ses paroles et dans ses actes, dans l 'ordre purement temporel. > Rome n'accepta pas une pareille distinction. Oblig de choisir entre l'glise et la dmocratie, Lamennais opta pour la dmocratie : les Paroles d'an croyant parurent en 1834. Ce livre, dont le succs fut prodigieux, n'est plus l 'uvre d'un catholique. Le pape le con-damna svrement par une encyclique spciale. Ce fut la rupture dfinitive.

    Pendant que Y Avenir poursuivait sa brillante et orageuse carrire, les rdacteurs du Correspondant avaient fond la Revue europenne. Quand survint l 'encyclique, elle l'accueillit en disant : L'encyclique n'est pas un jugement dogmatique, c'est un acte de gouvernement auquel nous devons tous obissance. Lamennais est dsapprouv, il n'est pas condamn.. . L'im-pression gnrale qui reste aprs l'encyclique est une impression de profonde tristesse . Cette revue disparut la fin de 1834.

    Il

    Le rgne de Louis-Philippe fut l 'poque d'un vritable rveil catholique,

    stimul par la Rvolution de 1830 et par l'influence de Lamennais. Ce puis-

    sant remueur d'ides laissa partout o il avait pass une trace ineffaable.

    Remarquons, en effet, que le grand crivain a soutenu successivement trois

    systmes diffrents. Le Lamennais des premiers temps, celui de VEssai sur l'indiffrence, a donn l'cole catholique intransigeante des vques tels que Salinis et Gerbet, des publicistes comme Jules Morel et Guranger, des

    prdicateurs comme Combalot; Louis Veuillot et ses collaborateurs de

    Y Univers ne refusaient pas toute sympathie leur grand prcurseur, chef des ultramontains. Le Lamennais de la seconde poque, celui de 1830, a fourni

    l'cole catholique librale ses chefs les plus brillants, Lacordaire et Monta-

    lembert, sans parler d'auxiliaires tels que Maret. Le Lamennais de la troi-

  • 12 HISTOIRE D U CATHOLICISME L I B R A L E T SOCIAL

    sime priode, aprs la rupture, a fourni des ides nombre d'crivains dmocrates et formul d'avance les meilleurs arguments de l 'anticlrica-l isme. Ainsi les militants qui avaient form le bataillon sacr de l'Avenir devaient suivre bientt des voies opposes; mais, au dbut, la plupart mani-festrent des tendances librales.

    L'effort catholique porta d'abord sur l'histoire. Lamennais avait encourag ses disciples raconter le pass de l 'Eglise. Montalembert fut le premier suivre ses conseils. Il publiait en 1836 sa brillante, potique et romantique histoire de Sainte Elisabeth de Hongrie. Aurlien de (Jourson, Foisset, l'ami de Lacordaire, et d'autres, se partageaient les sujets d'tudes destines renouveler l'histoire. Ozanam, juif converti, fervent catholique, libral sin-cre, prenait celle du moyen Age pour sujet de ses cours de littrature trangre la Sorbonne. Les mmes ides inspirrent un recueil fond en 1830 par un admirateur de Lamennais, Augustin Bonnetty; ce furent les Annales de philosophie chrtienne, qui s'intressrent ds le dbut toutes les sciences nouvelles au profit de l 'apologtique, non sans tomber dans l'excs d'un traditionalisme fidiste.

    Moins recherche que l'histoire, la philosophie avait cependant sa part dans ce rveil catholique. J. de Maistre, Boaald et Lamennais avaient conduit la guerre contre la raison individuelle. Leurs successeurs hsitrent entre l'appel la raison et l 'appel la foi. La premire tendance fut celle de l'abb Maret, la seconde, celle de l 'abb Bautain. Maret, sectateur passionn de VAvenir pendant sa jeunesse, en garda l'esprit religieux et les tendances dmocratiques; mais il en abandonna les convictions ultramontaines et le systme philosophique. Ce fut au nom de la raison claire par la foi qu'il combattit la philosophie spare , surtout celle des clectiques. Bautain, ancien lve de Cousin, puis converti la religion, se fit, au contraire, l 'hri-tier des traditionalistes et rencontra, ds ces dbuts, l'opposition que devait soulever une philosophie qui semblait n 'admettre comme preuve de la religion ni le raisonnement, ni la rvlation mosaque, ni les miracles de Jsus-Christ, et il dut faire une premire soumission qu'il eut renouveler plus tard.

    . L'abb llohrbacher, qui avait travaill sous Lamennais dans la maison de Malestroit et collabor Avenir, entreprenait sa vaste Histoire de l'Eglise, au prix d 'un formidable travail qu'il devait mener jusqu' 1852. Gousset accomplissait le" mme effort de rnovation dans la thologie morale, el opposait celle de saint Liguori la morale rigoriste impose par les influences jansnistes. L'cole nouvelle commenait aussi une campagne pour faire adopter par les vques la liturgie romaine. Gurauger, lamenuaisien de la premire heure, se chargea :le cette rforme. 11 avait obtenu du pape la facult de restaurer l'antique Ordre de saint Benoit et tait devenu en 1837 abb de Solesmes. Eu 1840, il publiait le premier volume des Institutions

  • INTRODUCTION 13

    liturgiques. Sa critique des liturgies employes en France provoqua de vives ripostes ; mais il avait Rome pour lui et devait triompher plus tard.

    Mais sous Louis-Philippe, le vrai moyen d'action pour un homme ou pour un parti , c'tait la presse. La disparition de Y Avenir laissait une place l ibre; ceux des catholiques qui voulaient se sparer des lgitimistes ne se conten-taient pas de lire la Gazette de France et la Quotidienne, organes gallicans. VA mi de la religion (il avait supprim les mots et du roi aprs 1830), qui avait remport son dernier triomphe en combattant Lamennais, vgta depuis lors, et surtout depuis la mort de Picot en 1840. Le clerg lisait aussi le Journal des villes et des campagnes, feuille insignifiante, remplie de menus renseignements pratiques, mais incapable d'aborder les grandes questions. Bailly et Gerbet tentrent plusieurs fois de crer un journal catholique; plus heureux qu'eux, l'abb Migne parvint, en 1833, commencer Y Univers reli-gieux et le cda bientt Bailly. Ce journal trana longtemps une vie languis-sante, ballott entre les catholiques avant tout et les lgitimistes; cela changea seulement quand Louis Veuillot s'y fit place (1838), et surtout quand il eut une grande campagne conduire, la lutte contre l'Universit.

    Mais le principal rle extrieur dans ce rveil catholique revint aux deux hommes qui avaient aid Lamennais jusqu'au bout rdiger Y Avenir, qui l'avaient accompagn Rome, Lacordaire et Montalembert. L'un prit posses-sion de la chaire, l 'autre de la tribune, tous deux avec un clat incomparable. Ils s'taient spars avec dchirement de cur d'un matre tomb dans la rvolte, mais, sous leur influence, le libralisme catholique ne tarda pas relever la tte.

    Entre l'glise et les liberts modernes, l'encyclique Mirari vos semblait creuser un foss infranchissable. Si elle condamnait les liberts modernes,

    spcialement la libert des cultes et la libert de la presse, les catholiques

    enclins au libralisme allaient bientt s'aviser que les foudres du Vatican

    n'atteignaient pas la sphre politique positive, qu'elles clataient dans la

    haute et sereine rgion des ides thoriques. Ce que, d'aprs eux, l'Eglise

    refusait d'admettre", sous Grgoire XVI, en 1832, comme plus tard, sous

    Pie IX, aprs l'encyclique de 1864, c'est que les liberts modernes, que la

    libert des cuites et de la presse notamment, fussent un bien et un droit en

    soi; mais rien ne dfendait de les considrer comme la consquence invitable

    d'un certain tat social, rien n'interdisait de les accepter et de les maintenir

    ce titre. Cette distinction de l'absolu et du relatif, de la thse et de Yhypo-thse (distinction qu'en un jour de prudence Y Avenir lui-mme avait eu soin d'tablir), devait ouvrir aux catholiques libraux une porte de rentre. Ce

    qu'ils ne pouvaient affirmer un titre, ils taient matres de le soutenir un

    autre. La campagne qu'il leur tait interdit de poursuivre sur le terrain des

    principes, ils demeuraient libres de la reprendre sur le terrain des faits. Si

  • 14 HISTOIRE D U CATHOLICISME LI B RAL E T SOCIAL

    la base de leur revendication en semblait rtrcie, il leur suffisait qu'elle ft, leur sens, orthodoxe. Montalembert et Lacordaire, une fois revenus de l 'accablement de leur dfaite, furent naturel lement les premiers reprendre pour mot d'ordre la l ibert. De la par t de tous deux, du jeune pair de France et du futur orateur de Notre-Dame, ce retour l 'ancienne devise n'avait rien de surprenant . C'taient l 'un et l 'autre des libraux de temprament . Tous deux taient des catholiques ardemment dvous leur cause. Si, quelques annes aprs la condamnation de VAvenir, ils osaient relever la bannire tombe des mains de Lamennais, c'tait, dans leur intention, comme cham-pions de l'glise qui avait dsavou Lamennais. C'tait pour la mieux dfendre, estimaient-ils, qu'ils venaient se replacer sur le terrain dont elle semblait les avoir expulss.

    Cette opration se fit sous l 'impulsion et la direction de Montalembert. Ce fut par les soins de ce jeune et bril lant leader que s'organisa ce qu'on appela le parti catholique ; et, de fait, vers le milieu de la monarchie de juillet, l ' immense majorit des catholiques tait d'accord avec lui. Lacordaire cri-vait alors M m e Swetchine :

    Il n'y a pas q u i n z e a n n e s e n c o r e , il y avai t d e s u l t r a m o n t a i n s e t d e s g a l l i c a n s , d e s

    c a r t s i e n s e t d e s m e n a i s i e n s , d e s J s u i t e s e t d e s g e n s qui ne Tta ient p a s , d e s r o y a l i s t e s et

    d e s l i b r a u x ; d e s c o t e r i e s , d e s n u a n c e s , d e s r iva l i t s , des m i s r e s s a n s f o n d ni r i v e ;

    aujourd'hui tout l e m o n d e s ' embrasse , l e s v q u e s par l en t de l iber t e t de dro i t c o m m u n ;

    on a c c e p t e la p r e s s e , la Charte , le t e m p s p r s e n t . M. de M o n t a l e m b e r t e s t s e r r d a n s l e s

    bras des J s u i t e s ; l e s J su i t e s d n e n t chez l e s D o m i n i c a i n s ; il n'y a p l u s de c a r t s i e n s , de

    m e n a i s i e n s , de g a l l i c a n s , d ' u l t r a m o n t a i n s , tout e s t fondu et m l e n s e m b l e .

    Entre toutes les liberts publiques, deux surtout tiennent au cur des catholiques, les deux dont les gouvernants leur disputent le plus souvent l'usage : la libert d'enseignement et la libert d'association, deux facults presque galement essentielles sa mission, que l'glise ne peut cesser de rclamer.

    Quant la libert d'association, convaincus, selon le mot d'un de leurs chefs, que la libert se prend et ne se donne pas, ils n'agirent pas avec moins de rsolution que pour la libert d'enseignement ; ils affirmrent leur droit en l'exerant. De mme que, en 1831, ses amis et lui avaient, l'encontre des lois existantes, fond une cole libre, Lacordaire, la tte rase, se montra un jour, aux yeux tonns de son auditoire de Notre-Dame, dans la robe blanche et le manteau noir de saint Dominique. Lacordaire, il est vrai, n'avait pas t le premier rtablir en France les ordres religieux. Sans parler des Jsuites qui taient dj rentrs sans bruit, un homme qui devait s'illustrer dans les sciences ecclsiastiques, dom Guranger, venait, on l'a dj dit, de restaurer Solesmes l'Ordre des Bndictins. Mais Lacordaire, en choisissant pour le relever l'Ordre contre lequel paraissait s'lever le plus de souvenirs, celui de Torquemada, semblait porter un dti plus hardi l'esprit public, et

  • INTRODUCTION 15

    cette libert moderne dont on revendiquait si courageusement sa part. La

    libert des associations religieuses ainsi reconquise, les catholiques libraux

    taient loin de la rclamer seulement pour leurs amis. Ils la demandaient

    pour tous, sans en excepter l 'Ordre qui passait pour le moins favorable

    leurs ides. Il est vrai, d'ailleurs, que c'tait comme citoyen, au nom de la

    Charte et de la libert de conscience, que Ravignan, dans un crit public,

    prtendait au droit j l ' t re et de se dire jsuite. Lorsque, en 1844. au plus fort

    de la campagne pour la libert d'enseignement, les universitaires, assigs

    par les ennemis du monopole, imaginrent, pour rompre les lignes d'investis-

    sement, une diversion contre les Jsuites, Montalembert et ses amis, loin

    d 'abandonner ces allis compromettants, mirent les dfendre plus de

    chaleur et d'opinitret que l'piscopat et mme la Cour de Rome. Et quand

    M. Guizot, aid de Rossi, obtint du Saint-Sige et du gnrai des Jsuites la

    dispersion volontaire des membres de l'Ordre et la fermeture spontane de

    leur noviciat, plusieurs des hommes qui se tenaient fermement sur le terrain

    du droit commun auraient prfr la guerre ouverte cette transaction.

    Moins bruyante, mais non moins heureuse, avait t la formation d'une autre

    association religieuse qui fit le plus grand honneur au catholicisme : la

    Socit de Saint-Vincent-de-Paul, dont le principal fondateur fut Ozanam,ce catholique nettement libral, professeur de l'Universit, qui tint une grande

    place dans le mouvement religieux du rgne de Louis-Philippe. Au dbut,

    c'tait une association charitable, destine procurer aux pauvres le patronage

    constant des riches; elle ne tarda pas devenir un foyer d'action catholique.

    Les prventions de certains prlats contre le caractre laque de l'uvre

    tombrent quand Grgoire XVI lui adressa en 1845 un bref approbateur.

    La libert d'enseignement n'existait pas encore. Tout en la rclamant, les

    catholiques se proccupaient fort des questions pdagogiques, ils cherchaient

    relever l'enseignement des petits et des grands sminaires. L'abb Dupan-

    loup donnait, comme directeur du Petit Sminaire de Notre-Dame-des-

    Champs, l'exemple de succs clatants. En attendant la libert d'enseignement,

    on avait essay de crer un modle d'cole religieuse pour les lves laques ;

    ce fut l'Institution de Juilly, qu'une tolrance dj ancienne laissait vivre

    depuis 1828 en dehors de l'Universit. Salinis et Gerbet, ses directeurs, y

    professaient eux-mmes avec distinction. Comme l'enseignement suprieur

    appartenait exclusivement l'Etat, les deux amis voulurent au moins fonder

    une revue catholique qui fournirait aux fidles un enseignement suprieur

    catholique; Gerbet cra Y Universit catholique. Les facults de thologie taient suspectes, car elles faisaient partie de l'Universit de France et rele^

    vaient de l'Etat plus que de l'Eglise ; les essais de Lamennais Malestroit, 6*

    de Bautain Molsheim n'avaient pas dur. Mgr Affre fut plus heureux eP

    crant la Maison des Carmes; toutefois l'esprit gallican de l'archevque rendait son uvre suspecte au jeune parti ultramontain.

  • 16 HISTOIRE D U CATHOLICISME LIBRAL E T SOCIAL

    Des grandes luttes des catholiques pour la l ibert d 'enseignement sous Louis-Philippe, on ne peut rappeler ici que ce qui est ncessaire pour comprendre la formation du parti catholique, ses ides sur la l ibert, ses premires divisions intestines.

    Aprs l'chec d'un premier projet de loi prsent par Guizot en 1836, et d'un second rdig par Villemain en 1841, le grand dbat s'engagea en 1842 et surtout en 1843; les catholiques employrent l'action de l'piscopat, celle de la tr ibune, celle de la presse. Les voques dsiraient tous la libert d'ensei-gnement pour l'Eglise, mais ils taient partags et hsitants. L'honneur de donner l'impulsion revint Mgr Parisis, vque de Langres. En dcembre 1843, il fit paratre sa premire brochure : Libert (l'enseignement. Examen de la question du point de vue constitutionnel et social. Conformment ce point de vue, l 'auteur dclare avec insistance qu'il agit, non seulement comme prlat, mais comme citoyen, et revendique simplement les droits accords tous les Franais par la Charte. Cette brochure fut suivie de beaucoup d'autres, animes du mme esprit, o Mgr Parisis examinait chaque incident nouveau de la lutte. La place qu'il prenait dans le clerg. Montalembert la prit au Parlement. Son rle prpondrant ne date vraiment que de 1843, de son crit intitul : Du devoir des catholiques dans la question de la libert d'enseigne-ment; c'est un long cri de guerre contre le monopole. Eu mme temps, la presse catholique s'organisait. L'Univers avait subi de nouvelles crises : querelles entre rdacteurs catholiques purs et lgitimistes, essais du ministre pour acheter le journal , concurrence de Y Union, qui essayait de l 'absorber. Ce dernier effort tait l'effet de l'aversion dont Mgr Dupanloup devait poursuivre Y Univers pendant prs de quarante ans. Vers la fin .de 1842, Louis Veuillot demeura vainqueur, et bientt une brochure de lui, sous forme de lettre au ministre Villemain, prcisa les rclamations des catholiques. L'anne 1843 vit aussi renatre le Correspondant. Quelques-uns des anciens collaborateurs du premier Correspondant ou de la Revue europenne parvin-rent runir les fonds ncessaires. Le nouveau recueil, qui insra quelques articles de Louis Veuillot, n'tait pas alors le rival de Y Univers. Le catholi-cisme militant possdait la fois son journal quotidien et sa revue mensuelle.

    Veuillot ne craignit pas de secouer l'inertie de l'piscopat. Comme l'arche-vque de Paris et ses suffragants avaient envoy au roi un mmoire confidentiel contre le monopole, il s'en procura une copie et le publia dans Y Univers (6 mars 1844) ; il provoqua de cette manire une grande manifestation, car cinquante-six vques adhrrent publiquement ce mmoire. Le dpt d'un nouveau projet de loi par Villemain, en 1844, fortifia encore l'union des catholiques, indigns de n'y trouver satisfaction pour aucune de leurs demandes ; le rapport favorable du duc de Broglie la Chambre des pairs les anima plus encore la rsistance. La plupart des prlats, runis par provinces

    ecclsiastiques autour des mtropolitains, envoyrent des protestations. Le

  • INTRODUCTION 17

    dbat s'engagea bientt devant la Chambre des pairs : Cousin et quelques-uns

    de ses amis dfendirent le monopole ; Montalembert, soutenu par Beugnot,

    le prsident Sguier et quelques pairs, demanda la libert complte ; la

    majorit voyait dans le projet gouvernemental, plus ou moins amend, une

    transaction acceptable ; elle coutait avec faveur Guizot affirmant ses sympathies

    pour la religion et pour la libert de tous. Notons seulement l'insistance que

    met Montalembert rclamer la libert pour tous, sans privilge pour

    l'glise : Le clerg n'est plus un corps politique; le clerg n'est plus

    propritaire. En change de ces deux grandes positions, il a reu le droit

    commun, il ne rclame pas autre chose... Si l'on pouvait transporter au clerg

    un monopole comme celui de l'Universit, je suis convaincu que ce serait le

    plus funeste cadeau qu'on put lui faire, et le plus sr moyen d'anantir ce qui

    reste de religion en France > ( n ) . Le vote final de la Chambre des pairs donna

    86 voix pour l 'ensemble de la loi et 51 contre; c'tait pour les catholiques

    une dfaite honorable, car on trouvait rarement dans cette assemble une

    opposition aussi nombreuse aux projets du gouvernement.

    Grand admirateur de l 'Angleterre, Montalembert entendait lui emprunter

    les procds habituels de ses partis politiques, les ligues, les ptitions, les

    agitations lgales. Il voulut crer Paris un comit d'action auquel s'affilieraient

    des comits locaux; c'tait reprendre les tentatives de Lamennais en 1829 et

    en 1831. Beaucoup d'vques, Mgr Affre surtout, montraient de la dfiauce;

    mais Mgr Parisis crivit Montalembert une lettre, bientt publie, sur la

    part que doivent prendre aujourd'hui les laques dans les questions relatives

    aux liberts de l'glise . Le comit, encourag par cette approbation, se

    constitua sous le titre de Comit pour la dfense de la libert religieuse.

    Montalembert en tait prsident; l 'un des vice prsidents, Vatimesnil, ancien

    membre du ministre Martignac, semblait personnifier le repentir des hommes

    qui avaient fait les ordonnances de 1828: l'autre, Charles Lenormant, tait

    un universitaire combattant le monopole de l'Universit. Le comit central

    se mit constituer des comits locaux; cette organisation, trs avance en

    1848, devait contribuer beaucoup aux victoires lectorales des catholiques

    sous la seconde Rpublique. Les adversaires criaient au parti catholique ;

    Montalembert et ses amis acceptrent ce titre pour leur groupement^ 5 ) .

    Veuillot secondait ce travail en allant former dans les grandes villes des

    comits destins soutenir Y Univers. Ce fut le moment du xixc sicle o les catholiques militants de France furent le plus disposs s'unir, combattre

    tous ensemble pour leur cause, comme Lacordaire en faisait le tableau

    M m e Swetchine.

    (14) Discours du 26 avril 1844. (15) Lenormant rpond au garde des Sceaux qui a mis en sc-ne le parti catholique [orresjiondanl,

    t. X, p. 934 sq.). Ghampagny crit : Nous n'avons pas invent ce mot, el nous ne l'eussions pas propos; mais si on nous le jette comme un reproche, nous l'accepterons. (Ihid., XIII, p. 581).

    HISTOIRE DU CATHOLICISME 2

  • 18 HISTOIRE D U CATHOLICISME LIB RAL E T SOCIAL

    Leur offensive rsolue, leurs attaques contre l'Universit, ne pouvaient manquer de soulever de vives ripostes. Michelet et Quinct commencrent en 1843 leurs cours sur l 'ultramontanisme et les Jsuites, et se dchanrent contre le catholicisme. Les Jsuites, voil le mot qui revenait partout, comme au temps de Monllosier ; le Juif errant d'Eugne Sue popularisait dans toutes les classes la haine coutre eux; le National publiait les diatribes de Gnin, le Journal des Dbats celles de Libri. Ce fut alors que les ngociations de Guizot et de Hossi obtinrent le succs mentionn plus haut. La dception cause par cet incident ne fut pas trangre aux premiers dissentiments qui se produisirent alors parmi les catholiques. Une partie des vques, comme Mgr lfre, trouvaient la campagne trop violente; la minorit seulement suivait Mgr Parisis. Lacordaire conseillait des mnagements l 'gard de l'Universit. Le principal reprsentant de cette tendance fut l 'abb Dupanloup.

    En 1845 parut sa brochure, De la pacification, religieuse. Dans cet crit comme dans la plupart de ceux qu'il a publis plus tard, Mgr Dupanloup mlait aux invitations la paix, dont il tait prodigue, des polmiques trs vives; nul n'a autant guerroy par la plume que le futur vque d'Orlans. Son historien ou plutt son pangyriste, l 'abb Lagrange, dit de lui qu'il tait n journaliste . 11 attaqua le monopole et prit la dfense des Congr-gations non autorises. Mais sa brochure contenait plusieurs concessions : concessions pratiques, quand il reconnaissait le droit de surveillance de l'Etat suf n' importe quel tablissement d'instruction ; concessions thoriques qui frisaient de bien prs la thse librale, lorsqu'il tudiait le vritable esprit de la Rvolution franaise . Les hommes intelligents, dit-il, ont toujours su demander temps les rformes ncessaires : Fnelon et le duc de Bourgogne, Massillon, Bourdaloue, Bossuet lui-mme taient libraux en plein xvu c sicle , c'est--dire partisans des modifications utiles; le clerg d'aujour-d'hui comprend galement son poque. On invoque l 'esprit de la Rvolution : entend-on par ces mots les institutions libres, la libert de conscience, la libert politique, la libert civile, la libert individuelle, la libert des familles, la libert de l 'ducation, la libert des opinions, l'galit devant la loi, l'gale rpartition des impts et des charges publiques? Tout cela, nous le prenons au srieux, nous l'acceptons franchement... ( 1 6).

    L'appel la concorde lanc par l 'abb Dupanloup ne satisfit pas tous les combattants. Mgr Parisis le trouva inopportun et dangereux; Louis Veuillot pensait de mme. Une nouvelle brochure, en 1847, tat actuel de la question, dplut encore davantage l'vque de Langres; Veuillot attaqua l'crit et l 'auteur. Ozanam blmait la polmique de l'Univers; Charles Lenormant, qui

    (16) Grgoire XVI adressa un bref trs iogieux l'auteur. M. Lagrange commence ici, comme le dit l'abb U. Maynard, ouvrir un livre de comptes o il enregistrera tous les tmoignages de ce genre. Quant ce bref, il y a lieu d'observer qu'il dbutait eu disant que le pape n'a pu lire la brochure en entier: qoe les passages qu'il en a parcourus lui prouvent suffisamment les bons sentiments de l'auteur.

  • INTRODUCTION 19

    luttait aussi contre le monopole, desapprouvait dans le Correspondant les mmes tendances. L'antipathie commena de paratre entre Montalembert et Veuillot; et ce dsaccord s'aggrava par l'amiti croissante de Montalembert pour Dupanloup. Mais ces diffrends personnels n'taient pas encore accentus par des dissentiments doctrinaux. Tous les catholiques militants prsentaient les mmes revendications; tous demandaient simplement le droit commun pour l'Eglise. On prnait le droit commun, on ne rclamait que le droit commun; si les adversaires eussent offert autre chose que le pied d'galit, on l 'aurait refus. Pie IX venait de succder Grgoire XVI, en 1846. On se plut saluer ses premiers actes comme ceux d'un pape libral. Sous d'aussi hauts auspices, le clerg voulut proclamer son adhsion aux principes du Xixc sicle. Deux de ses membres les plus renomms, un vque, Mgr Parisis, dans ses Cas de conscience ; un prtre, l'abb Bautain, dans ses confrences de Notre-Dame, firent cet expos dogmatique. Celui-ci, au dbut de ses confrences sur la religion et la libert considres dans leurs rapports, avouait que l'audace ne lui serait pas venue, quelques annes plus tt, d'aborder un pareil sujet ; mais Pie IX a donn le signal du changement, il a compris le besoin de rconcilier la religion avec la libert ; l'exemple du pangyriste d'O'Connei, les orateurs catholiques doivent faire cho la voix du pontife. Mgr Parisis, dans ses Cas de conscience, examinait successivement la libert des cultes, le rgime de la religion d'Etat ( 1 7), celui de la sparation, la libert de la presse, et se prononait pour l'accord de la doctrine catholique avec la forme des gouvernements modernes. Le livre tonna beaucoup les catholiques. Mais il faut ajouter que, plus tard, Mgr Parisis regretta ces audaces, et que les ditions subsquentes furent srieusement modifies.

    Ces apologies de la libert se prsentaient la veille de la rvolution qui allait essayer de la rendre complte pour tous. L'alliance de la religion et de la libert sembla se raliser sur les barricades de 1848. Les ouvriers soulevs n'eurent que des gards pour le clerg. Les membres du nouveau gouverne-ment lui prodigurent les marques de sympathie. Les vques multiplirent les mandements favorables la Rpublique et la dmocratie. L'alliance de la Rpublique et de l'Eglise eut pour signe visible, dans presque toutes les communes de France, la crmonie o l'on plantait un arbre de la libert. Les catholiques firent comme le clerg. Montalembert, malgr son aversion pour les partis radicaux, se rconcilia dans cette circonstance avec Louis

    (17) On dira que nous le regrettons. Mais nous devons aimer le temps o Dieu nous a fait natre. Et si l'on proposait aux Chambres le rtablissement d'une religion d'tat, nous supplierons le pouvoir d'y renoncer en pensant aux ractions terribles qui se produiraient ensuite contre le catholicisme.

    ... Seule l'glise appelle la libert de conscience, la libert pour trus, parce que seule elle n'a rien en craindre, elle a tout en esprer,

    ... L'glise n'a besoin ni de protection, ni de privilge, il ne 'ui faut que la libert, et c'est ce que la constitution du pays assure tous les cultes.

  • 20 HISTOIRE D U CATHOLICISME L I B R A L ET SOCIAL

    Veuillot, et tous deux se trouvrent d'accord pour annoncer ds le 25 fvrier leur adhsion la rpublique. Falloux conseillait la mme attitude ses amis. La popularit du clerg lui permit d'intervenir activement dans les lections l'Assemble constituante, avec les encouragements du gouvernement provi-soire. La grande majorit de cette Assemble fut compose de rpublicains modrs, qui avaient presque tous pris des engagements en faveur des l iberts revendiques par les catholiques.

    Mais l'union gnrale de ceux-ci ne devait pas durer longtemps. Gomment allait-on entendre la dmocratie? Les ides avances de quelques-uns causrent une premire scission parmi les catholiques libraux. Ozanam, Lacordaire et Maret furent les chefs d'une politique de gauche. Celui-ci persuada ses deux amis de fonder un journal qui fut Yre nouvelle. On s'appliquait y dmon-trer qu'il n'y a aucune opposition dogmatique entre le catholicisme et la dmocratie, non sans exalter celle-ci outre mesure, ni sans faire le procs des rgimes passs ( u ) . Le journal obtint un succs rapide. Mais les journes de juin lui portrent un coup terrible. Lacordaire, effray, se retira. Maret, devenu directeur, se dclara partisan d'une alliance hautement dcide avec la dmocratie et recommandait un socialisme vrai et pacifique . Mais les chefs catholiques s'taient placs la tte du mouvement conserva-teur. Veuillot et Dupanloup se trouvrent l d'accord. L'abb Dupanloup cependant, soutenu par Montalembert, Ravignan et ceux auxquels Y Univers dplaisait, achetait Y Ami de la religion^X en commenait la nouvelle srie en octobre 1848. Montalembert y crivit contre Y re nouvelle, sans la nommer. Maret tenait tte et persistait dfendre les harmonies naturelles qui exis-taient, selon lui, entre le christianisme et la dmocratie. Les catholiques qu'il avait pour partisans taient suspects, surveills et dnoncs. Tel fut le sort de Lacordaire. Tout en quittant Y re nouvelle, le grand dominicain demeurait fidle une politique de gauche et s'indignait de voir Montalembert entraner son parti vers la raction Le 22 avril 1850, il prononait au cercle catho-lique du Luxembourg une allocution sur le pass, le prsent et l 'avenir du catholicisme, qui souleva de vives discussions.

    Presque tous les organes catholiques soutenaient avec ardeur la politique du grand parti de l 'ordre . Elle leur valut de nombreux succs; l'lection de Louis-Napolon Bonaparte, l 'entre de Falloux au ministre, l'expdition

    (18) Sur Yre nouvelle, voir les articles de M. Jean Hugues dans la Critique du libralisme, ,t. VIL (19) M. de Montalembert, en se rejetant dans une politique tout humaine et en y entranant

    beaucoup des ntres, dtruit de ses propres mains l'difice de toute sa vie et nous prpare des mauxdont il gmira plus tard. Lui el ses amis ont dploy contre Yre nouvelle une tactique plus odieuse encore que celle qui fut employe contre Y Avenir. Ils ont sciemment dtourn l'attention du vrai point de la question, pour persuader leurs lecteurs que Yre nouvelle tait un journal rvolutionnaire, dmago-gique, socialiste; ils ont cach les rponses failcs leurs attaques, ils les ont constamment dnatures en recouvrant leur silence tantt de mnagements hypocrites, tantt de violences calcules. Je n'ai jamais rien vu qui m'ait sembl plus loin de l'honntet, Aussi la sparation est complte et irrm-Jiable... (Lettre du 1 e r mai 184'J, dans Lettres indites de Lacordaire, 1874, p. 187.)

  • INTRODUCTION 21

    de Rome furent les tapes successives de cette brillante campagne qui aboutit aux lections de l'Assemble lgislative de 1849. Ces lections attestrent un fait important, le retour de la bourgeoisie vers le catholicisme. Elles don-naient, il est vrai, une majorit considrable au parti de l 'ordre, mais pla-aient en face de lui un groupe redoutable d'environ deux cents reprsentants dmocrates socialistes.

    Les catholiques militants prenaient activement part la lutte sociale, mais

    ce qui les occupait bien davantage, c'tait le succs de la rforme poursuivie

    par eux depuis vingt ans, la libert d'enseignement. D'ailleurs, pour les

    calholiques qui la provoqurent, comme pour les politiques qui l'acceptrent,

    la loi de 1850 se prsentait comme une loi de salut social.

    M. de Falloux tait entr au ministre sur les instances, ou mieux sous la

    pression de Montalembert et de l'abb Dupanloup. 11 mit une grande habilet

    former la commission qui devait prparer la loi : Dupanloup y figurait et

    allait y jouer un grand rle en s'accordant avec Thiers : on pouvait regretter

    que le chef piscopal du parti catholique, Mgr Parisis, n'y ft pas appel.

    Tout en rservant l'Universit la bourgoisie et les classes dirigeantes, sur

    lesquelles on parvint le faire cder, Thiers voulait abandonner au clerg

    tout l 'enseignement primaire. Ce premier point tait capital. L'abb Dupan-

    loup et Montalembert, la commission avec eux, se refusrent accepter ce

    qu'ils considraient comme un privilge, aimant mieux, sous prtexte de

    droit commun, rserver privilge et monopole l'tat et l'Universit. Les

    catholiques, aprs tant d'efforts et dans de telles circonstances, taient vrai-

    semblablement en puissance d'obtenir la vraie libert et de faire reconnatre

    le droit. Ce succs aurait eu des consquences incalculables, et il est permis

    de croire que les maux dont la France a tant souffert de nos jours eussent

    t en trs grande partie conjurs. Mais leurs chefs libraux avaient depuis

    longtemps la pense arrte de s'en tenir un compromis, de faire une loi

    de transaction, qu'ils comparaient volontiers un concordat. M. Guizot jugeait

    ainsi leur uvre dans une lettre sa famille : Vous le voyez, je suis bien

    loin de la loi nouvelle. Comme uvre de transition, il se peut qu'elle soit

    utile, peut-tre mme ncessaire; elle ne parat bonne ni comme systme

    d'organisation, ni comme moyen de transaction vrai et durable. Elle

    n'atteindra, je crois, ni le but gnral d'ducation, ni le but spcial de

    pacification qu'elle se propose. (*). L'homme d'Etat voyait juste. Le bien

    considrable que la loi de 1850 permit aux catholiques d'accomplir ne doit

    pas faire illusion sur le vice de cette loi. Le rgime de 1850 tait un immense

    progrs, et sans doute les catholiques s'estimeraient fort heureux d'y tre

    ramens aujourd'hui ; il n'en est pas moins vrai que, s'il est devenu le rgime

    (20) Archives de l'Institut, n 100.

  • 22 HISTOIRE D'J CATHOLICISME LIBRAL KT SOCIAL

    sous lequel ils ont eu tant gmir, c'est en vertu des principes qu'il conte-nait. Ds lors qu'on soumettait l 'enseignement l'Etat,il fallaic prvoir que l'tat le ferait successivement son image changeante, jusqu' le marquer d'une empreinte d'athisme. C'est l 'tat bienveillant, beaucoup plus que la loi elle-mme, qui a donn l 'enseignement chrtien trente annes de pros-prit relative ; c'est l'tat ennemi, toujours au nom du mme droit, au nom du libralisme, qui a tourn la loi contre lui et a fait d'elle un rgime de tvrannie.

    Ds que le projet de la commission fut connu, il souleva les critiques de ceux qui n'entendaient pas avoir tant lutt pour s'arrter en chemin. Avant la discussion, il y eut une sance solennelle du comit catholique, la plus nombreuse et la dernire. Deux camps s'y dessinrent et se partagrent entre l'ancienne thse catholique et la nouvelle thse de conciliation, que Monta-lembert posa avec vhmence. Dupanloup, dans Y Ami de la religion, rpli-quait aux attaques de Louis Veuillot; dans leurs lettres, Montalembert et lui se rpandaient en amres rcriminations et dnonaient Y Univers comme un flau pour l'Eglise, qui leur arrachait des gmissements. U Univers continue faire de grands maux, crivait Dupanloup, il devient une plaie vive dans l 'Eglise..., je suis profondment humili pour l'Eglise .

    Falloux et ses amis poursuivaient le projet de maintenir la conciliation entre le catholicisme et le sicle, en conservant les rapports des deux ensei-gnements. En 1855, dans sa brochure sur le Parti catholique, o il tentait de justifier ses vues et rejetait sur Y Univers la responsabilit des divisions, il dnonait l 'inaptitude des collges catholiques former des chrtiens du sicle, et criblait de railleries un systme d'ducation quasi claustrale. Ses vues, lui, et celles de ses amis, taient autrement larges. Et comme leurs vues prvalurent, il en rsulta que la loi de 1850 assurait en tout l 'tat et l'Universit la prdominance et la prpondrance. A l'tat et l'Universit, la prsance dans tous les conseils, prsance sur tous les membres, mme sur les vques; l'tat et l'Universit, l'autorisation et la surveillance des collges libres, le choix des livres et des mthodes, la collation des grades, en un mot, le souverain domaine, et l'Etat enseignant au-dessus de l'glise enseignante. Qu'avons-nous demand toujours et unanimement? crivait Louis Veuillot, le 29 juin 1849. La libert ! Que nous offre le projet? Une faible part du monopole ! Dans maint article il se dfendait de rclamer pour l'Eglise le monopole de l 'enseignement, comme ses adversaires s'escri-maient jJ'en accuser; mais ce qu'il reprochait au projet, c'tait prcisment de consacrer, en le modifiant, le monopole dont bnficiait l'Universit.

    La loi vole, Veuillot protesta pour dcliner la responsabilit. Fidle, comme il le disait, eau vieux drapeau, le drapeau de la sparation, de la destruction du monopole, de la rpudiation de toute mainmise par l'tat sur les maisons catholiques, il refusait d 'entrer dans ces pactes et transactions

  • INTRODUCTION 23

    o il ne voyait de scurit ni pour l'enseignement, ni pour la conscience, ni pour les familles, ni pour l'Eglise. Les libraux s'agitaient pour susciter des adhsions, surtout parmi les vques. L'abb Dupanloup, devenu vque ce moment, prludait ainsi son rle d'agitateur de l'piscopat et, comme on l'a dit, dvque universel . Une trentaine d'vques, sollicits, souscrivirent, la plupart confidentiellement, tandis que d'autres voix non moins autorises s'levaient fortement l 'encontre. Ces adhsions, portes Rome et soute-nues par de vives instances, dterminrent une instruction de Pie IX au nonce Fornari, en apprenant aux catholiques qu'ils pouvaient accepter la loi et devaient s'efforcer d'en tirer le meilleur parti. Mais il est noter que cette instruction commenait par dclarer que l'Eglise ne pouvait donner son approbation ce qui s'oppose ses principes et ses droits ; et cette rserve ressemblait bien un jugement sur la loi vote ( , ! ) .

    (21) Mgr Pie, dans ses entretiens avec son clerg, apprcie magistralement celle loi de 1850 et la con-troverse interminable laquelle elle a donn lieu. Le grand vque juge trop formelle l'opposition d'une partie des catholiques, mais repousse, en termes o perce une douce malice, les prtentions excessives des auteurs et apologistes de la loi, en expliquant que, si l'glise accepte leur uvre el les avantages qu'elle offre, elle ne peut cependant pas consentir en tre solidaire.

    Assurment, dit-il, aucun catholique ne pou va u hsiter rclamer et appeler de tous ses vux la suppression cju monopole universitaire. Quant la libert absolue de l'enseignement, des considra-tions de tout genre ne permettaient pas l'glise (il ne dit pas aux catholiques) de la demander. Des hommes trs dvous aux intrts religieux, et pratiquement mls aux affaires, ont jug qu'au del de certaines limites et en de de certaines concessions, il serait impossible d'arriver aucune des facilits et des liberts tant dsires. 1) y aurait eu selon nous imprudence et injustice mconnatre les services et plus encore les intentions de ces hommes de bien. Ne pouvant obtenir tout ce quoi nous avions droit, il tait naturel que nous ne voulussions pas renoncer ce qui nous tait offert.

    Mais ici s'est produit un conflit qui tend se continuer el s'tendre. Tandis que plusieurs soldats ardents et vigoureux de la cause religieuse, appuys de quelques voques, el spcialement du vtran de nos luttes sacres, l'intrpide vque de Chartres, faisaient ressortir nergiquement les cts faibles, les inconvnients et les dangers nombreux de la loi propose, et concluaient peut-tre trop rigoureusement son amendement ou son rejet, il est arriv que, d'autre part, quelques champions de la loi ont paru s'aveugler sur les vices rels qu'elle contenait, et que, s'offensant des rserves les plus lgitimes et les plus ncessaires, ils n'ont pas tolr que l'glise se dgaget de toute responsabilit directe par rapport cette transaction hasardeuse, et, certains gards, inadmissible. On les entendit s'exhaler en plaintes amres, et dclarer qu'il faudrait avoir plus que la vertu d'un ange pour s'occuper des affaires de l'glise.

    J'avoue qu'il faut beaucoup de vertu pour tre digne de traiter des intrts aussi sacrs, mais aussi, c'est une si grande grce et un si grand honneur, qu'il n'est pas superflu d'y apporter beaucoup de modestie et de modration. Quand on ngocie pour une puissance si haute, il y aurait excs exiger d'elle un blanc-seing. Toujours encourageante et reconnaissante envers ceux qui se portent pour ses avocats et ses mandataires, l'glise ne se livre cependant pas leur discrtion. Le service qu'on lui rend de la dfendre sur quelques points ne cre pas le droit de iabundonner sur d'autres. Tout en laissant ses dfenseurs la plus grande libert d'action et de parole, et sans vouloir gner leur manuvre l'heure de la mle, elle s'applique cependant ne pas se laisser engager envers des principes qui ne sont pas les siens, et elle sait que l'avantage quivoque et prcaire du quart d'heure ne doit en aucun cas tre achet par un sacrifice de sa doctrine ou de sa discipline, qui serait un dmenti son pass et une arme fatale contre elle dans l'avenir.

    Dans le cas prsent, l'glise a t ildle ses habitudes de conduite. Le projet de loi, ainsi que l'a parfaitement fait remarquer le seul de nos collgues qui appartint au corps lgislatif, avait t conu, non par la religion, mais par la politique. Si celle transaction propose offrait l'glise une amlioration relle sur le statu quo, les avantages demeuraient pourtant bien en de de ceux qu'elle avait droit d'attendre d'une lgislation vraiment catholique, d'une lgislation vraiment librale. D'autre part, elle imposait l'glise, non seulement a mission rpugnante el prilleuse de participer par ses vques la direction d'une institution pose er dehors de toute foi positive, mais encore elle la mettait en demeure de subir l'ingrence des fonctionnaires du corps enseignant dans l'intrieur des sminaires et des

  • HISTOIRE DU CATHOLICISME LIBRAL ET SOCIAL

    La plaie dont gmissait Mgr Dupanloup allait devenir chaque jour plus large et plus profonde. La loi avait bris le faisceau des forces catholiques. Je le rpte, crivait-il en fvrier 1850, c'est une plaie qui sera bientt ingurissable. Il y faudrait immdiatement un coup dcisif. Mais qui l'ose? Lui-mme se trouvait dsormais en mesure par sa situation d'y travailler. Il voulut aussitt user de son influence contre VUnivers. Plusieurs de ces batailles s'engagrent autour de l'archevque de Paris, Mgr Sibour, gallican et rpublicain. Ses rapports devinrent vite assez mauvais avec le journal de Louis Veuillot. L'vque d'Orlans attisait le feu. Mgr Sibour essaya d'abord de susciter une concurrence V Univers en fondant le Moniteur catholique, auquel il donna l'abb Darboy pour directeur. Le journal vcut six mois. Une premire querelle de l'archevque avec Univers se termina par une paix pltre . Rome l'empcha de profiter de la libert des con-ciles provinciaux pour runir un concile national, puis l 'obligea, au moment o se runit le concile de la province de Paris, lui en soumettre le pro-gramme. L'anne suivante, nouvel ennui : Mgr Sibour avait approuv le dictionnaire de Bouillet; Y Univers dnona l'ouvrage qui fut mis l'index. En janvier 1851, l'archevque conseilla au clerg parisien la plus complte abstention en politique. Un de ses sutfragants, Mgr Giausel de Montais, lui rpondit par une lettre pastorale qui exposait les droits politiques du clerg, tandis que Mgr Pie, vque de Poitiers, adressait un mmoire confidentiel au pape contre l'indiffrentisme politique de Mgr Sibour. L'abb Gombalot s'attaquait publiquement lui et se voyait retirer le droit de prcher et de dire la messe dans le diocse de Paris. En politique comme en religion, les dissentiments apparaissaient entre les catholiques. Ce ne fut cependant qu'aprs le Deux Dcembre que la grande lutte s'engagea entre l'cole de Y Univers et les catholiques libraux.

    communauts religieuses. Nous avons cru, pour notre part, que si le clerg ne devait pas repousser une telle loi, soit cause du commencement de justice qu'elle accordait, soit cause du dvouement auquel elle le conviait, elle ne pouvait cependant pas lre vole et consentie par lui; et nous avouons qu'au-jourd'hui encore, dans l'intrt des principes el dans l'intrt de l'avenir, nous bnissons le Seigneur de ce qu'aucun de nos frres n'a t compt parmi les lgislateurs.

    Du reste, le Chef de l'glise, par l'organe de son Nonce apostolique, a ratifi pleinement l'apprcia-tion sur laquelle nous avons constamment r^l notre conduite el nos paroles; il a fait remarquer que quelques prescriptions de la loi s'loignent des prescriptions de l'glise, telles que la surveillance des petits sminaires; que d'autres semblent peu convenables la dignit piscopale, telles que la parti-cipation des vques un conseil o doivent intervenir eu mme temps deux ministres protestants et un rabbin , et il a pos en rgle que PKglise ne pouvait donner son approbation ce qui s'oppose ses principes et ses droits (Lettre de Monseigneur le Nonce apostolique aux vques de France, 15 mai 1850, Ami de la religion, t. CXLVUI, p. 33). Dans ces conditions, n'esl-il pas facile de concevoir que des hommes d'Eglise n'aient pu s'accommoder du rle direct de lgislateurs?

    La loi ayant t vote, n'en ferons-nous pas usage et n'en tirerons nous pas parti? Certes, elle nous apporte assez d'obligations pnibles, pour que nous puissions loyalement en recueillir les bnfices. C'est pourquoi, sous les rserves formules dans les instructions du reprsentant du Saint-Sige, nous aurons a cur de profiter de la libert partielle que nous avons conquise. * uvres de Mgr Pie, t. I, p. 362 el suiv.

  • INTRODUCTION 26

    L'crasement du socialisme par le coup d'tat apparut comme le triomphe

    de la religion. Aussi les catholiques militants donnrent-ils leur adhsion

    cet acte. Celle de l'piscopat fut gnrale. Quelques prlats aux tendances

    lgitimistes auraient voulu qu'on ne tmoignt pas trop d'empressement;

    mais la plupart des autres clbrrent la victoire de l'ordre par des mande-

    ments chaleureux. L'alliance de l'Eglise avec le gouvernement s'accentuait

    sous diffrentes formes, les catholiques en profitrent pour utiliser trs acti-

    vement la loi de 1850, et, deux ans aprs le vote, ils avaient obtenu dj des

    rsultats remarquables. Mais, outre les dissentiments politiques qui ne tar-

    drent pas se produire, l'opposition des deux groupes allait apparatre de

    nouveau propos d'ducation ou de critique, de philosophie ou d'histoire.

    Montalembert avait accept de siger dans la Commission consultative

    cre pendant la priode dictatoriale et parut s'attacher dfinitivement la

    politique de la raction. Mais ds le commencement de 1852, froiss de voir

    ses conseils peu couts par le prince-prsident, il trouva dans la confiscation

    des biens des princes d'Orlans un prtexte honorable de quitter cette Com-

    mission. Deux mois aprs, sa brochure, Des intrts catholiques au XIX6 sicle, marquait sa rupture avec le nouveau gouvernement et rallumait les pol-

    miques. Elle exposait avec loquence les progrs du catholicisme en France

    depuis le commencement du sicle. Mais comment avait-il remport ces

    victoires? Par la libert. Et l'on voyait les catholiques l 'abandonner aujour-

    d'hui, se laissant entraner vers l'absolutisme et oubliant le mal que le despo-

    tisme a toujours fait l'Eglise. Ce n'tait donc qu'un masque, vous dira-t-on,

    que cet amour de la libert dont vous vous targuiez, un masque incommo-

    dment port pendant vingt ans, et que vous avez rejet la premire occasion

    favorable! Cet clatant manifeste sparait dcidment Louis Veuillot de

    Montalembert.

    Ce fut l'opposition au compromis de 1850 qui donna 5 tant de ^vivacitj au

    dbat sur les auteurs classiques. Comment assurer aux nouveaux collges un

    esprit vraiment chrtien? L'abb Gaume, vicaire gnrai de Nevers, voulut

    rpondre cette question en publiant le Ver rongeur. Il y dnonait le paga-nisme comme le ver rongeur de la socit moderne, et enj attribuait les

    ravages ce qu'il tait le matre dans l'ducation. Le temps tait arriv de

    remdier ce mal par une ducation vraiment chrtienne, o les lves

    tudieraient surtout les Pres de l'Eglise et les grands auteurs catholiques.

    L'esprit de raction, trs vif en 1851, ft le succs de ce livre. Montalembert,

    qui n'tait pas encore brouill avec Veuillot, adressa une lettre chaleureuse

    de flicitations l'auteur. Mais les critiques ne tardrent pas venir. Les

    catholiques libraux, toujours soucieux de ne pas creuser le foss entre l'Eglise

    et le monde, repoussrent une rforme aussi exclusive : question sur laquelle

    il et t facile de s'entendre, en se gardant, des deux cts, de toute exag-

    ration, et en se pardonnant mutuellement quelque excs de langage. Le livre

  • 26 HISTOIRE DU CATHOLICISME LIBRAL ET SOCIAL

    d e l 'abb Gaume tait d'ailleurs explicable par la loi rcente qui consacrait les droits d e l'tat et de l'Universit sur la direction d e l 'enseignement. VUnivers avait hautement pris fait et cause pour sa thse. Mgr Dupanloup, qui tait l 'ennemi du journal et l 'aptre des humanits, rpondit vigoureu-sement l'un et l 'autre. Ce dbat scolaire prit une importance inattendue. Les vques, les revues catholiques y intervinrent. Veuillot avait rpliqu aux attaques de l'voque d'Orlans, comme il se croyait en droit de le faire sur une question de cet ordre, malgr la lettre de celui-ci aux professeurs de ses petits sminaires o il tranchait l'affaire avec son absolutisme accoutum. Mal lui en prit. Deux mois aprs, un mandement de i'vque fermait Y Univers tous ses tablissements diocsains. Deux points taient traits dans cette pice : les classiques, et surtout l'invasion du journalisme laque dans l'administration piscopale . Le procs y tait fait ce journal , fond et forme, suivi d'une prire Jsus, prince de la paix, d'un appel la mod-ration, l 'humilit, qui contrastait avec l'accent belliqueux et le ton violent d e la pice.

    Ce mandement fut naturellement envoy tous les vques. Puis, Mgr Dupanloup, avec les archevques i e Paris et de Besanon, rdigea une dclaration qu'il s'effora par mille dmarches de faire signer par l'piscopat. C'est ce que dom Guranger appelait un concile par courrier . On voulait tuer Y Univers. Les opposants ne manqurent pas ; nanmoins on runit quarante-quatre adhsions. Mais, sur l'invitation des signataires eux-mmes, Mgr Dupanloup opra un premier recul, en renonant publier cette pice. Cette sagesse avait aussi sa cause dans l 'attente d'une lettre de Rome. Le 31 juillet, le cardinal Antonelli, au nom du Pape, crivait au cardinal Gousset. Sans avoir l'intention de censurer qui que ce ft, il faisait remarquer, dans l'intrt de la vrit, combien il tait ncessaire de conformer aux rgles et coutumes tablies par l'Eglise la nature et la forme des actes manant du corps piscopal . H reconnaissait l'influence qu'avait d avoir le cardinal Gousset

  • INTRODUCTION 2T

    pas seulement propos de faire uvre d'apologie difiante; il avait encore une autre pense, qui est indique dans sa prface. La socit franaise, dit-il, dtache de la religion, tend revenir vers elle; ainsi l'Eglise a devant elle, comme au temps de Constantin, un monde conqurir. Pour comprendre comment elle agira, il est bon de voir comment elle s'est comporte jadis* Faisant preuve d'une douceur toute maternelle, l'Eglise conserva le plus possible de la civilisation paenne. Il est permis d'esprer, crivait-il, et d 'attendre d'elle une action plus bienveillante encore sur une socit qui ne vient point, aprs tout, d'une origine si coupable, et qui n'est pas souille de si grands crimes. De tels exemples sont faits, nous ie pensons, pour modrer l 'ardeur imptueuse d'anathmes auxquels on voit trop souvent des chrtiens se livrer contre notre socit moderne, et pour familiariser cette socit mme, qui a si grand besoin d'une rgle, avec l'ide de se soumettre au joug lger de l'vangile.

    Dom Gurangcr, dans une longue srie d'articles de Y Univers, discuta son rcit. Ils parurent ensuite en volume, avec une prface qui tait un vritable manifeste, et sous ce titre o est exprim le reproche du critique : Essai sur le naturalisme contemporain. Ce qu'il relve chez le duc de Broglie, c'est une tendance expliquer par de simples causes naturelles la ruine du paganisme et les progrs du christianisme, qui ne se peuvent comprendre sans l'inter-vention surnaturelle de Dieu prsent dans son Eglise, et de manifester une prfrence fcheuse pour la socit moderne compare au moyen ge. Broglie avait fait Guranger une rponse modre et embarrasse dans le Corres-pondant, mais la vraie rplique vint de Montalembert. Le biographe de sainte Elisabeth, reprenant ses tudes historiques, publia en 1860 le premier volume de son grand ouvrage sur les Moines d'Occident. L'introduction renfermait l'apologie des Ordres religieux; elle stigmatisait les calomnies et les violences de ceux qui les avaient perscuts, mais elle attaquait avec une gale vigueur les catholiques intransigeants. Ouvrage, dit l'abb Morel, o il y a de si belles pages, gtes par sa manie de faire des moines antiques des libraux modernes ( n ) .

    (22) Voici, entre autres, un passage o perce visiblement l'allusion dom Guranger, nagure ami trs cher de l'illustre crivain : Aujourd'hui une critique hargneuse et oppressive s'est installe au sein mme de l'orthodoxie dont elle prtend s'en rserver le monopole. Aprs avoir entrepris de justifier les pages les plus sombres et les thories les plus excessives qu'il soit possible de dcouvrir dans le pass catholique, elle prtend, quant au prsent et l'avenir, tracer au gr de son pdantisme fantasque le cercle hors duquel il n'y a pas de salut, et dans une sphre trop tendue ses arrts ont force de loi. Ce sont ces oracles qui statuent dfinitivement sur le mrile des dfenseurs de la cause catholique et infligent volontiers (ont ce qui ne reconnat pas leur infaillibilit la note infamante de libralisme, de rationa-lisme de naturalisme. Celle triple note m'est acquise de droit. Je serais surpris et mme afflig de n'en tre pas jug digue, car j'adore la libert qui seule mon avis assure le triomphe des causes dignes d'elle; je tiens la raison pour l'allie reconnaissante de la foi, non pour sa victime asservie el humilie; enfin, anim d'une foi vive el simple dans le surnaturel, je n'y ai recours que quand l'glise me l'ordonne ou quand toute explication naturelle des faits incontestables fait dfaut. Ce doit en tre assez pour mriter la proscription de nos modernes inquisiteurs dont il faut toutefois savoir braver les foudres,

  • 28 HISTOIRE DU CATHOLICISME LIBRAL KT SOCIAL

    A la suite du concile de la province de Paris, en 1850, o Mgr Dupanloup tait entr par privilge avant son sacre, et conformment aux avis qui y furent exprims, Mgr Sibour avait inflig Y Univers un avertissement o il lui reprochait sa conduite rcente dans l'affaire de la loi d'enseignement, ses interprtations des actes du Saint-Sige en dehors des vques et contre eux-mmes, ses justifications intempestives de l'Inquisition, et enfin sa dnoncia-tion des ignorances et des erreurs du dictionnaire de Bouillet. h Univers dclara simplement son recours Rome. L'avertissement y fut dfr comme impliquant un dangereux patriarcat et une usurpation de direction doctrinale. Sur les conseils qui lui furent donns, Louis Veuillot se dcida faire acte de soumission envers l 'archevque; puis, le pape pri plus instamment par ses dfenseurs, crivit Mgr Sibour pour blmer son avertissement et dfendre la presse religieuse. Deux ans plus tard, l'affaire Donoso Corts renouvela les diffrends. Ce grand reprsentant de l 'Espagne en France, qui promettait un second de Maistre, ami intime de Veuillot et de Y Univers, venait de publier un Essai sur le catholicisme, le libralisme et le socialisme. Le parti d'Orlans lana contre lui l'abb Gaduel, vicaire gnral de ce diocse, qui s'attacha faire reconnatre dans ce livre un nid d'hrsies. Veuillot n'abandonna pas son ami et rpondit h Y Ami de la religion sans lui pargner l'ironie. L'agres-seur se porta offens et dfra les articles son mtropolitain, l 'archevque de Paris. Quelques jours aprs, l 'arrt, peut-tre convenu d'avance, tait lanc contre Y Univers. Veuillot tait alors Rome, o il recevait de Pie IX d'affectueux encouragements. Des vques, comme ceux de Moulins et de Chlons, se prononaient contre Mgr Sibour et ses parlisans en faveur de Y Univers. Donoso-Corts avait soumis son livre au jugement de Rome. On ne le trouva digne d'aucune des censures portes par le thologien d'Orlans, et le pape ordonna mme la Civilit d'en rendre compte. Elle en admira l'esprit et la doctrine. Pie IX fit crire Louis Veuillot par Mgr Fioramouti une lettre qui ne fut pas sans consterner ses adversaires, malgr les conseils de modratiou qu'elle contenait, a cause du grand loge qui lui tait dcern. Pour faciliter Mgr Sibour le retrait de son ordonnance, le pape demanda Louis Veuillot de faire son gard un acte de dfrence; peu aprs parut , le 21 mars 1853, l'encyclique Inler multiplies, destine fixer les droits de la presse catholique; le pape recommandait aux vques de la favoriser et de combattre les journaux empoisonns avec zle et constance.

    L'apaisement fut de courte dure. On ne dsarmait pas ; les passions, les intrts, l'esprit d'cole restaient, et il s'y joignait des rancunes. De nombreuses polmiques suivirent encore. Deux agressions violentes portrent la lutte son paroxysme en 1850. M. de Falloux fit paratre le Parti catholique ; ce qu'il a t, ce qu'il est devenu, auquel Veuillot rpondit aussitt par une

    moins, comme disait Mabillon, rencontre de certains dnonciateurs monastiques de son lemps, , moins qu'on ne veuille renoncer la sincrit, la bonne foi et l'honneur (T. I, ch. x, p. 274).

  • INTRODUCTION 29

    brochure ayant le mme titre, aussi vigoureuse de fond que modre dans la

    forme. Presque en mme temps parut chez l'diteur Dentu l'Univers jug par lui-mme, ou tudes et documents sur le journal l'Univers de 1845 1855. Il se composait de prtendus textes tirs de ce journal et entours de commentaires violents, injustes et faux, mls d'injures. 11 n'tait pas sign,

    mais l 'uvre trahissait, indirectement au moins, la mme main. Tout l'atelier

    d'Orlans, sous la conduite et l'inspiration de Mgr Dupanloup, s'y tait mis et

    avait emp