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  Bibliothèque nationale de France Extraits d’un inédit d’Alexandre Kojève : « Esquisse d’une doctrine de la politique française » Ce texte n’est pas à proprement parler un inédit. Il a été, en effet, publié dans le numéro inaugural de La Règle du jeu  , revue fondée par Berna rd-Henry Lévy en 1990, accompagné de quelques commentaires. Une traduction en italien a été également publiée dan s le recueil de textes d’Alexandre Kojève intitulé « Il silenzio della tirannide », avec un commentair e d’Antonio Gnoli (Milan, Aldelphi Edizioni, 2004). On n’a retenu ici que quelques extraits, provenant des trois  premières sections de l’étude (qui en compte quatre) ; ils forment un ensemble cohérent et renvoient, pour l’essentiel, aux citations dont M. Raymond Barre a émaillé son intervention. L’origine de cette « esquisse » reste mystérieuse. On ne sait pour qui et dans quel contexte elle fut rédigée. Sa date, 27 août 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ne peut qu’intriguer ; le choix d’un « Empire latin » aussi. On sait qu’Alexandre Kojève suivait de près l’évolution de la situation internationale, et, comme de nombreux politologues, il s’inquiétait de la faiblesse d’une Europe démantelée, face aux deux « géants » qu’étaient alors les États-Unis et l’URSS. Un petit dossier accompagnant la dactylographie du texte contient quelques coupures de presse, provenant du journal Le Monde  , numéro du 7 juin 1945 Les données d’un accord occidental »), puis numéro du 17 juillet 1945 L’Union occidentale vue de Lon dres »), qui év oquent un rassemblement, autour de la Grande-Bretagne, de la France, de la Hollande et de la Belgique, ou l’union de l’Angleterre avec la France, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg… ; tandis que, le 20 juillet, une dépêche de Londres évoque un  projet de « citoyenneté commune scandinav e ». Le dossier contient aussi la copie d’une note rédigée « deux mois avant la libération » par l’écrivain et résistant  Jean Cassou et relative à « un projet d’union latine ». C’est ce projet que va reprendre Alexandre Kojève. La manière dont ce texte fut publié dans La Règle du jeu ne manque pas d’étonner : en effet , le comité éditoria l (sous la plume de Dominique-An toine Grisoni) a jugé bon de le tronquer de plusieurs paragraphes « reposant sur des données économico-p olitiques dépassées » ! Il semble que le moment soit venu de mettre au point une édition intégrale de ce texte, en le replaçant dans son contexte et en le munissant d’un appareil de notes adéquates. Le caractère obsolète de certaines pages n’obèrent pas  fondamental ement la vale ur prémonitoire de nombre de vues qu’ il contient.

Hommage à Alexandre Kojève

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Alexandre Kojève's suggestion about creating a Latin Empire after World War II - a precursor of the current European Union.

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  • Bibliothque nationale de France

    Extraits dun indit dAlexandre Kojve : Esquisse dune doctrine de la politique franaise

    Ce texte nest pas proprement parler un indit. Il a t, en effet, publi dans le numro inaugural de La Rgle du jeu, revue fonde par Bernard-Henry Lvy en 1990, accompagn de quelques commentaires. Une traduction en italien a t galement publie dans le recueil de textes dAlexandre Kojve intitul Il silenzio della tirannide , avec un commentaire dAntonio Gnoli (Milan, Aldelphi Edizioni, 2004). On na retenu ici que quelques extraits, provenant des trois premires sections de ltude (qui en compte quatre) ; ils forment un ensemble cohrent et renvoient, pour lessentiel, aux citations dont M. Raymond Barre a maill son intervention.

    Lorigine de cette esquisse reste mystrieuse. On ne sait pour qui et dans quel contexte elle fut rdige. Sa date, 27 aot 1945, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ne peut quintriguer ; le choix dun Empire latin aussi. On sait quAlexandre Kojve suivait de prs lvolution de la situation internationale, et, comme de nombreux politologues, il sinquitait de la faiblesse dune Europe dmantele, face aux deux gants qutaient alors les tats-Unis et lURSS. Un petit dossier accompagnant la dactylographie du texte contient quelques coupures de presse, provenant du journal Le Monde, numro du 7 juin 1945 ( Les donnes dun accord occidental ), puis numro du 17 juillet 1945 ( LUnion occidentale vue de Londres ), qui voquent un rassemblement, autour de la Grande-Bretagne, de la France, de la Hollande et de la Belgique, ou lunion de lAngleterre avec la France, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg ; tandis que, le 20 juillet, une dpche de Londres voque un projet de citoyennet commune scandinave . Le dossier contient aussi la copie dune note rdige deux mois avant la libration par lcrivain et rsistant Jean Cassou et relative un projet dunion latine . Cest ce projet que va reprendre Alexandre Kojve.

    La manire dont ce texte fut publi dans La Rgle du jeu ne manque pas dtonner : en effet, le comit ditorial (sous la plume de Dominique-Antoine Grisoni) a jug bon de le tronquer de plusieurs paragraphes reposant sur des donnes conomico-politiques dpasses !

    Il semble que le moment soit venu de mettre au point une dition intgrale de ce texte, en le replaant dans son contexte et en le munissant dun appareil de notes adquates. Le caractre obsolte de certaines pages nobrent pas fondamentalement la valeur prmonitoire de nombre de vues quil contient.

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    Esquisse dune doctrine de la politique franaise 1 Alexandre Kojve

    [Quelques extraits de la premire moiti du texte]

    Deux dangers guettent la France dans le monde daprs-guerre. Lun est plus ou moins immdiat ; lautre est beaucoup plus lointain, mais aussi incomparablement plus grave.

    Le danger immdiat est le danger allemand, qui est non pas militaire, mais conomique et donc politique. Cest que le potentiel conomique de lAllemagne (mme ampute de ses provinces orientales) est tel, que lincorporation invitable de ce pays, quon sefforcera de rendre dmocratique et pacifique , dans le systme europen, aboutira fatalement un refoulement de la France au rang dune puissance secondaire au sein de lEurope continentale, moins quelle ne ragisse dune faon tout aussi nergique que raisonne.

    Le danger plus lointain est, il est vrai, moins certain. Mais il peut en revanche tre qualifi de mortel, au sens propre du mot. Cest le danger que court la France dtre entrane dans une troisime guerre mondiale et dy servir nouveau de champ de bataille, arienne ou autre. Or il est bien vident que dans cette ventualit, et indpendamment de lissue du conflit, la France ne pourra plus jamais rparer les dommages quelle devra ncessairement subir : sur le plan dmographique tout dabord, mais aussi sur celui de lconomie et de la civilisation elle-mme.

    La politique franaise, tant extrieure quintrieure, se trouve ainsi en prsence de deux tches dimportance primordiale, qui dterminent pratiquement toutes les autres :

    dune part il sagit dassurer dans toute la mesure du possible la neutralit effective au cours dune ventuelle guerre entre Russes et Anglo-saxons ;

    dautre part il importe de maintenir pendant la paix, et contre lAllemagne, le premier rang conomique et politique en Europe non sovitise.

    1. Texte publi pour la premire fois dans le numro 1 de la revue La Rgle du jeu.

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    Cest pour dterminer les conditions ncessaires et suffisantes dans lesquelles ce double but a des chances srieuses dtre atteint quont t crites les pages qui vont suivre.

    I. La situation historique.

    1.

    Il ny a pas de doute quon assiste actuellement un tournant dcisif de lhistoire, comparable celui qui sest effectu la fin du Moyen ge. Les dbuts des Temps modernes sont caractriss par le processus irrsistible de llimination progressive des formations politiques fodales , qui morcelaient les units nationales, au profit des royaumes, cest--dire des tats-nations. lheure actuelle ce sont ces tats-nations qui, irrsistiblement, cdent peu peu la place aux formations politiques qui dbordent les cadres nationaux et quon pourrait dsigner par le terme d Empires . Les tats-nations tout-puissants encore au XIX sicle, cessent dtre des ralits politiques, des tats au sens fort du mot, tout comme cessaient dtre des tats les baronnies, les villes et les archevchs mdivaux. Ltat moderne, la ralit politique actuelle, exigent des bases plus larges que celles que reprsentent les Nations proprement dites. Pour tre politiquement viable, ltat moderne doit reposer sur une vaste union impriale de nations apparentes. Ltat moderne nest vraiment un tat que sil est un Empire.

    []

    2.

    Lirralit politique des nations, qui apparat en fait, quoique dune faon peu marquante, ds la fin du sicle dernier, a t plus ou moins clairement reconnue ds cette poque mme. Dune part, le Libralisme bourgeois proclamait plus ou moins ouvertement la fin de ltat en tant que tel, cest--dire de lexistence proprement politique des Nations. En ne concevant pas ltat au dehors du cadre national et en constatant en mme temps, plus ou moins consciemment, que ltat-nation ntait plus politiquement viable, le Libralisme proposa de le supprimer volontairement. Lentit essentiellement politique, cest--dire en fin de compte guerrire, quest ltat proprement dit, devait tre remplace par une simple Administration conomique et sociale, voire policire, mise la disposition et au service de la Socit , qui tait dailleurs conue comme un agrgat dindividus, lindividu tant cens incarner et rvler, dans son isolement mme, la va-leur humaine suprme. Ainsi conue, lAdministration tatique librale devait tre foncirement pacifique et pacifiste. Autrement dit, elle navait pas proprement parler de volont de puissance , et par consquent nul besoin oprant ni dsir efficace de cette indpendance ou autonomie

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    politique qui caractrise lessence mme de ltat vritable. Dautre part le Socialisme internationaliste a cru pouvoir constater que la ralit poli-tique tait en train de passer des nations lHumanit en tant que telle. Si ltat devait encore avoir un sens et une raison dtre politique, il ne pou-vait les avoir qu condition de se donner comme base le genre humain . Puisque la ralit politique dserte les Nations et passe lHumanit mme, le seul tat (provisoirement national) qui se rvlera la longue comme politiquement viable, sera celui qui aura pour but suprme et pre-mier denglober lhumanit tout entire. Cest de cette interprtation internationaliste , voire socialiste de la situation historique quest n aussi le Communisme russe de la premire poque, qui associa en cons-quence ltat sovitique la III Internationale.

    Or en fait linterprtation internationaliste-socialiste est tout aussi errone que linterprtation pacifiste-librale. Le Libralisme a tort de napercevoir aucune entit politique au-del de celle des Nations. Mais lInternationalisme pche par le fait de ne rien voir de politiquement viable en-de de lHumanit. Lui non plus na pas su dcouvrir la ralit poli-tique intermdiaire des Empires, cest--dire des unions, voire des fusions internationales de nations apparentes, qui est prcisment la ralit poli-tique du jour. Si la Nation cesse effectivement dtre une ralit politique, lHumanit est encore politiquement une abstraction. Et cest pourquoi lInternationalisme est actuellement une utopie . lheure quil est il apprend ses dpens quon ne peut pas sauter de la Nation lHumanit sans passer par lEmpire. Tout comme au Moyen ge lAllemagne a d se rendre compte son corps dfendant quon ne pouvait pas arriver lEmpire, sans parcourir les tapes fodale et nationale. Avant de sincarner dans lHumanit, le Weltgeist hglien, qui a abandonn les Nations, sjourne dans les Empires.

    Le gnie politique de Staline consiste prcisment dans le fait de lavoir compris. Lorientation politique sur lhumanit caractrise lutopie trotskiste , dont Trotsky lui-mme fut le reprsentant le plus marquant, mais nullement unique. En combattant Trotsky, et en abattant en Russie le trotskisme , Staline a rejoint la ralit politique du jour en crant lURSS en tant quEmpire slavo-sovitique. Son mot dordre anti-trotskiste : Le socialisme dans un seul pays , engendra ce sovitisme , ou si lon prfre cet imprial-socialisme , qui se ralise dans et par ltat imprial sovitique actuel, et qui na que faire de lInternationalisme classique , deuxime , troisime ou autre. Et cet imprial-socialisme , qui se rvle politiquement viable, sopposa tout autant lutopie trotskiste du socialisme internationaliste humanitaire , qu lanachronisme hitlrien du national-socialisme , fond sur la ralit poli-tiquement suranne de la Nation.

    Et cest encore par la comprhension de la ralit impriale que se mani-feste le gnie politique des dirigeants de ltat anglais, celui de Churchill notamment. Cet tat avait dj avant la guerre une structure impriale ,

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    cest--dire trans- et inter- nationale, dans son aspect du British Common-wealth, de lunion des Dominions. Mais mme cet Empire encore trop national sest rvl tre insuffisant pour saffirmer politiquement dans les conditions cres par la guerre actuelle. Cest lEmpire anglo-saxon, cest--dire le bloc politico-conomique anglo-amricain, qui est aujourdhui la ralit politique efficace et effective. Et le gnie politique de lAngleterre se manifeste par le fait de lavoir compris, den avoir tir et subi les consquences. Aussi, au lieu descompter ( linstar de lAlle-magne) les imaginaires et spectaculaires diffrends anglo-amricains, qui mme sils existent ne peuvent tre que transitoires, il faudrait penser et agir politiquement en tenant compte de lexistence dans le monde moderne dun bloc anglo-saxon, solidement et intimement uni, tant par son cono-mie que dans sa politique.

    3.

    Il serait vain de vouloir maintenir la longue la ralit politique dune Nation quelle quelle soit dans un monde o subsistent dj des Empires ; lEmpire anglo-saxon, voire anglo-amricain, et lEmpire slavo-sovitique. Mme la nation allemande, de beaucoup la plus puissante des nations proprement dites, ne peut plus y mener une guerre victorieuse, tant ainsi incapable de sy affirmer politiquement en tant qutat. Et on peut es-compter que mme ce peuple foncirement utopique et caractris par une absence remarquable du sens des ralits politiques nentreprendra plus jamais une guerre simultane contre les deux Empires en question. Autrement dit, lAllemagne de demain devra adhrer politiquement lun ou lautre de ces Empires.

    On peut, dailleurs, prvoir que lAllemagne va sorienter du ct anglo-saxon. Et on ne risque gure de se tromper en supposant que le bloc anglo-amricain se transformera dici peu en un Empire germano-anglo-saxon. Car dans dix ou quinze ans la puissance conomique et militaire, cest--dire politique, de lURSS exigera et suscitera un contrepoids en Europe. Or lexprience de 1940 a prouv que ce nest certainement pas la France qui pourra le fournir. Seule lAllemagne (soutenue par le monde anglo-saxon) est capable de jouer ce rle, et il ny a pas de doute que le spectacle dune Allemagne rarme va soffrir la gnration venir.

    Certes, ladhsion de lAllemagne lEmpire slavo-sovitique nest pas absolument impossible, mais elle est fort peu probable, voire pratiquement exclue. Dabord parce quune hostilit mprisante, profonde et sculaire, oppose les germains aux slaves, tandis que la parent nationale entre allemands et anglo-saxons, double dune sympathie sincre, quoique pas toujours partage pour lAngleterre, suggre lAllemagne lorientation anglo-saxonne. Ensuite parce que linspiration protestante de ltat prusso-allemand le rapproche des tats anglo-saxons modernes, ns eux aussi de la Rforme, et loppose aux tats slaves de tradition orthodoxe. De plus,

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    les signes apparents de la puissance et de lopulence anglo-saxonnes, dont tmoignent entre autres le traitement des prisonniers et le comportement des troupes doccupation, en imposent dautant plus aux allemands quils ont toujours eu une admiration sans bornes pour leurs cousins dOutre-manche, tandis que les spectacles de dsolation observe en URSS paraissent avoir produit des impressions antisovitiques mme dans les masses ouvrires et les milieux communisants. Tout fait donc supposer que les hommes qui seront un jour au pouvoir en Allemagne, opteront sans rserves pour les Anglo-saxons sils ont choisir entre eux et les Russes. Cest dailleurs ainsi quon semble envisager la situation Londres. Et on dirait que mme Moscou on nenvisage pas la possibilit dune absorption politique de lAllemagne. Car autrement on ne sexpliquerait pas ni la suppression de la III Internationale, ni les aspects slavo-orthodoxes de la politique sovitique.

    Mais en ce qui concerne les destins politiques de la France prise isolment, lalternative qui soffre lAllemagne ne prsente, en dpit des apparences, quun intrt tout thorique. Si lAllemagne devait tre sovi-tise , la France subirait certainement tt ou tard le mme sort. Et dans lautre ventualit, elle sera rduite au rle dun hinterland militaire et conomique, et par suite politique, de lAllemagne, devenue lavant-poste militaire de lEmpire anglo-saxon. Dans les deux cas la situation de la France est donc politiquement intenable. Mais, ce qui est peut-tre moins vident quoique tout aussi indniable, cette situation reste intenable mme si lon fait abstraction de lAllemagne, en supposant que par impossible celle-ci reste jamais politiquement et conomiquement impuissante, cest--dire dsarme. Le seul fait de lexistence des Empires anglo-saxon et slavo-sovitique rend illusoire lautonomie politique de la nation franaise comptant peine quarante millions dindividus. Car elle est bien trop faible pour pouvoir pratiquer une politique de bascule , en jouant sur les diffrends russo-anglo-saxons. Et son bon sens politique traditionnel ne lui permettrait dailleurs jamais dessayer de reprendre son compte le jeu politique absurde de la Pologne du colonel Beck. La France isole devra choisir entre les deux Empires qui saffrontent. Or la situation gographique, les traditions conomiques et politiques, ainsi que le climat psychologique, dterminent dune faon univoque le choix anglo-saxon. Lavenir de la France isole est donc un Statut de Dominion , plus ou moins camoufl. Et tel sera aussi le sort des autres nations de lEurope occidentale, si elles sobstinent rester dans leur isolement politique national .

    []

    II. La situation de la France.

    []

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    2.

    On a souvent pos la question du pourquoi de cette dcadence de la France, qui contraste tellement avec le pass brillant et glorieux du pays. Les explications par la dgnrescence , la corruption , la fatigue , etc. sont trop vagues et gnrales pour signifier vraiment quelque chose. On pourrait semble-t-il en donner une raison plus concrte et partant plus convaincante.

    Dune part, dans le domaine de lidologie politique, le pays continue vivre sur la base des ides qui furent dfinitivement labores au cours de la Rvolution. Lidal politique officiel de la France et des Franais est aujourdhui encore celui de ltat-nation, de la Rpublique une et indivi-sible .

    Dautre part, dans les profondeurs de son me, le pays se rend compte de linsuffisance de cet idal, de lanachronisme politique de lide stricte-ment nationale . Certes, ce sentiment na pas encore atteint le niveau dune ide claire et distincte : le pays ne peut pas, et ne veut pas encore le formuler ouvertement. Dailleurs, en raison mme de lclat hors pair de son pass national, il est particulirement difficile pour la France de recon-natre clairement et daccepter franchement le fait de la fin de la priode nationale de lHistoire et den tirer toutes les consquences. Il est dur pour un pays qui a cr de toutes pices larmature idologique du Natio-nalisme et qui la exporte dans le monde entier, de reconnatre quil ne sagit l dsormais que dune pice classer dans les archives historiques, et dadhrer une nouvelle idologie impriale , peine bauche dailleurs, et quil faudrait prcisment lucider et mettre en formule pour llever au niveau de la cohrence et de la clart logiques de lidologie nationale . Et pourtant, la vrit politique nouvelle pntre peu peu dans la conscience collective franaise. Elle sy rvle dabord ngative-ment, par le fait que la volont gnrale ne se laisse plus galvaniser par lidal de la Nation. Les rappels de la puissance de la Rpublique indivisible sonnent creux et faux, et lappel la grandeur de la France ne trouve plus lcho quil provoquait encore lors de la guerre 1914-18.

    On pourrait presque dire que pour le Franais moyen la guerre ac-tuelle nimpliquait ds le dbut que deux possibilits politiques : la subor-dination politico-conomique de la France soit lAllemagne, soit lAngleterre. Et en effet, par moments tout au moins, cette guerre ne pro-voquait en France des passions que dans la mesure o il sagissait du conflit entre ces deux tendances collaborationnistes , conflit o se cristal-lisait lopposition traditionnelle, irrductible et dsastreuse de la Droite et de la Gauche. Or cest peut-tre prcisment cause de cela que le soldat franais na pas donn son plein en 1940, et quaprs la Libration le mouvement de la Rsistance ne rappelle que de fort loin la leve en masse des temps jadis. Si le Franais moyen se refuse visiblement mourir, et mme se discipliner et se restreindre, pour que vive la France, cest peut-tre tout simplement parce quil se rend plus ou moins consciemment

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    compte que la France de la tradition nationale et nationaliste est un idal qui, politiquement, nest plus viable lheure actuelle. Car aucun homme raisonnable ne voudra sacrifier ses valeurs particulires pour un but universel qui nest quune ide abstraite, cest--dire un mirage du pass ou un prsent sans avenir, bref un rve nostalgique ou une aventure irresponsable.

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    III. Lide de lEmpire latin.

    1.

    Lre o lhumanit prise dans son ensemble sera une ralit politique se situe encore dans un avenir lointain. La priode des ralits politiques nationales est rvolue. Lpoque est aux Empires, cest--dire aux units politiques trans-nationales, mais formes par des nations apparentes.

    Cette parent entre nations, qui devient actuellement un facteur politique primordial, est un fait concret indniable nayant rien voir avec les ides raciales gnralement vagues et incertaines. La parent des nations est surtout et avant tout une parent de langage, de civilisation, de mentalit gnrale ou comme on dit aussi, de climat . Et cette parent spirituelle se traduit aussi entre autres par lidentit de la religion.

    Une parent ainsi conue existe sans aucun doute entre les nations latines, franaise, italienne et espagnole en premier chef. Tout dabord ces nations sont minemment catholiques, mme si elles sont anticlricales . En ce qui concerne la France par exemple, lobservateur tranger est frapp en voyant quel point les libres penseurs et mme les protestants et les isralites y sont pntrs de la mentalit catholique plus ou moins lacise, dans la mesure tout au moins o ils pensent, agissent ou ragissent en franais. En outre, ltroite parent des langues rend le contact entre les pays latins particulirement aiss. En ce qui concerne en particulier la France, lItalie et lEspagne, il suffirait dans chaque pays de rendre obligatoire ltude approfondie (dailleurs trs facile) dune seule des deux langues latines trangres pour supprimer tous les inconvnients que provoque une diversit de langage. Dailleurs les civilisations latines sont elles-mmes proches parentes. Si certains retards dans lvolution pourraient faire croire actuellement des divergences profondes (du ct espagnol notamment), linterpntration qui avait lieu lorigine (ainsi qu lpoque de la Renaissance, qui est probablement la priode historique latine par excellente) garantit la possibilit datteindre brve chance une harmonisation parfaite des divers aspects de la civilisation du Monde latin. Dune manire gnrale, les diffrences des caractres nationaux ne peuvent pas masquer lunit foncire de la mentalit latine, qui frappe dautant plus les trangers quelle est si souvent mconnue par les latins

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    eux-mmes. Il est, certes, difficile de dfinir cette mentalit, mais on voit immdiatement quelle est unique en son genre dans son unit profonde. Il semble que cette mentalit est caractrise dans ce quelle a de spcifique par cet art des loisirs qui est la source de lArt en gnral, par laptitude crer cette douceur de vivre qui na rien voir avec le confort matriel, par ce dolce farniente mme qui ne dgnre en simple paresse que sil ne vient pas la suite dun travail productif et fcond (que lEmpire latin fera, dailleurs, natre par le seul fait de son existence).

    []

    La parent latine, fonde sur la parent de substance et de gense, est dj un Empire en puissance quil sagit seulement dactualiser politiquement dans les conditions historiques concrtes de notre temps, qui sont dailleurs propices aux formations impriales. Et il ne faut pas oublier que lunit latine est dj dans une certaine mesure actualise ou ralise dans et par lunit de lglise catholique. Or, laspect religieux et ecclsiastique (nettement distinct de laspect clrical ) nest de nos jours rien moins que ngligeable. Dune part on serait tent dexpliquer lessor prodigieux des pays germaniques et anglo-saxons au cours des Temps modernes par linterpntration intime de lglise et de ltat dans le Monde protestant ; et il ny a pas de doute que lEmpire anglo-saxon ou germano-anglo-saxon, foncirement capitaliste , est aujourdhui encore dinspiration nettement protestante. (Certains sociologues voient mme dans le Protestantisme la source dernire du Capitalisme). Dautre part, en dpit de ses dbuts radicalement athes, lURSS a redcouvert lglise orthodoxe et utilise son appui tant lintrieur qu lextrieur (avant tout dans les Balkans) ; de plus en plus lURSS prend ainsi figure dun Empire non seulement slavo-sovitique, mais encore orthodoxe. Il semble donc bien que les deux formations impriales modernes tirent une partie de leur cohsion et donc de leur puissance dune association plus ou moins officielle avec les glises correspondantes. Et on peut admettre que lexistence de lglise catholique constitue dans les conditions historiques actuelles un appel la formation dun Empire catholique qui ne peut tre que latin. (Noublions pas, dailleurs, que le catholicisme a surtout cherch, en faisant souvent appel lart, organiser et humaniser la vie contemplative , voir inactive de lhomme, tandis que le Protestantisme, hostile aux mthodes de la pdagogie artistique, sest surtout proccup de lhomme-travailleur.)

    La parent spirituelle et psychique qui unit les nations latines semble devoir assurer leurs relations lintrieur de lEmpire ce caractre de libert, dgalit et de fraternit sans lequel il ny a pas de Dmocratie vritable. Et on pourrait mme croire que cest seulement en instaurant la Dmocratie dans lensemble du Monde latin quon peut lui enlever ce caractre municipal quelle possde tant quelle reste renferme dans des frontires purement nationales. Seul lEmpire avec ses ressources

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    matrielles quasi illimites semble pouvoir permettre de dpasser lopposition strile et paralysante de la Gauche et de la Droite, irrductible au sein de la seule Nation, par dfinition pauvre et donc sordide. Seules des taches impriales semblent pouvoir engendrer ce Parti rnovateur dans la tradition, mais dans une tradition nullement ractionnaire , qui a fait la force de lAngleterre, que les pays latins nont jamais connu, et sans lequel la vie politique dmocratique a toujours tendance verser dans lanarchie et le laisser-aller. Enfin, lorganisation de lEmpire latin, qui serait essentiellement autre chose que le Commonwealth anglo-saxon ou lUnion sovitique, poserait la pense politique dmocratique des problmes indits, qui lui permettraient de dpasser enfin son idologie traditionnelle, adapte aux seuls cadres nationaux et par consquent anachronique. Cest peut-tre en dterminant les rapports entre les nations au sein dun Empire (et la limite, de lhumanit) que la Dmocratie aura de nouveau quelque chose dire au monde contemporain.

    Cependant, en dpit ou peut-tre en raison mme de ltroite parent des peuples impriaux et donc du caractre familial de la vie de lEmpire, il y aura ncessairement parmi les nations unies une nation qui sera l ane des autres et la premire parmi ses pairs. Cest le peuple russe qui joue ce rle dans lEmpire slavo-sovitique, et ce sont probablement les tats-Unis qui seront la tte de lUnion de fait anglo-saxonne, mme si elle est appele tre complte par des lments germaniques. Quant au futur Empire latin, il est bien vident que cest la France qui devra y occuper la premire place. Des raisons politiques, conomiques et culturelles ly portent et ly engagent. En particulier, en ce qui concerne lEspagne, le facteur dmographique assure lui seul le premier rang la France. Et par rapport lItalie, l o le facteur dmographique est dfavorable aux Franais, cest lindustrie franaise (situe proximit du minerai de fer et de la bauxite, ainsi que du charbon sarrois, belge et allemand) qui rtablira lquilibre conforme au poids politique et culturel de la France.

    2.

    Si la parent spirituelle indniable des peuples latins rend possible la cration dun Empire, elle ne suffit certainement pas elle seule pour en assurer la ralit.

    Pour pouvoir tenir tte aux deux formations impriales dj constitues, il ne suffit pas la France dvoquer lexistence de surs latines ; il ne suffit pas aux Latins de conclure entre eux des Pactes plus ou moins balkaniques, ni de former des alliances dans le style des Ententes , petites ou autres. Il sagit de crer une unit politique, relle et efficace, qui serait non moins une, relle et efficace que le British Commonwealth of Nations ou lUnion des Rpubliques Sovitiques.

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    Sil faut atteindre le degr dunit et defficacit de ces deux formations impriales, ceci ne signifie pas quon doive imiter servilement la structure politique de lune delles. Au contraire, tout porte croire que les Latins devront, et pourront, trouver une formule impriale indite. Car il sagit pour eux dunir des nations riches dun long pass indpendant. Et il est encore moins ncessaire de calquer lorganisation sociale et conomique des deux Empires rivaux. Car rien ne prouve que le libralisme base de grands trusts autonomes et de chmage massif cher au bloc anglo-saxon et l tatisme nivlateur et quelque peu barbare de lUnion sovitique, puisent toutes les possibilits dorganisation conomique et sociale rationnelle. En particulier, il est bien vident quune structure impriale sovitique na rien voir avec le communisme , et peut en tre facilement dtach.

    Lessentiel est que lUnion latine soit vraiment un Empire, cest--dire une entit politique relle. Or de toute vidence elle ne peut ltre qu condition de former une vritable unit conomique.

    Il semble bien que les peuples latins ne puissent crer une telle unit que si la France, lItalie et lEspagne commencent par mettre en commun les ressources de leurs patrimoines coloniaux. Autrement dit, les possibilits de travailler dans et pour les possessions coloniales doivent tre les mmes pour tous les ressortissants de ces trois pays (la France faisant, dailleurs, tout ce qui est en son pouvoir pour obtenir des Allis la restitution lItalie, voire lEmpire latin, des colonies italiennes de lAfrique du Nord). Cest lEmpire en tant que tel qui doit tablir un Plan unique de lexploitation coloniale et fournir tous les moyens ncessaires sa ralisation. Et cest encore lEmpire dans son ensemble qui doit bnficier des avantages rsultant de cet effort commun de pense planifiante et de travail organis. Somme toute, cest lunit conomique du bloc continu des possessions africaines qui doit tre la base relle et le principe unifiant de lEmpire latin.

    Il se peut en outre que ce soit dans ce monde latino-africain unifi que puisse tre rsolu un jour le problme musulman (et peut-tre le problme colonial en gnral). Car depuis les Croisades lIslam arabe et le Catholicisme latin sont unis dans une opposition plusieurs points de vue synthtique (influence de la pense arabe sur la Scholastique, la pntration de lart islamique dans les pays latins, etc.). Et rien ne dit quau sein dun vritable Empire cette synthse dopposs ne puisse tre dgage de ses contradictions internes, qui ne sont vraiment irrductibles que tant quil sagit dintrts purement nationaux. Or une entente entre la Latinit et lIslam rendrait trangement prcaire la prsence dautres forces impriales dans le bassin mditerranen.

    Mais bien entendu, lunion conomique coloniale doit tre complte par une union conomique mtropolitaine. Des ententes prives ou tatiques doivent mettre la disposition de lEmpire lensemble des ressources minrales et agraires quoffre le sol des pays impriaux. Ces

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    mmes ententes doivent galement assurer une distribution rationnelle entre les participants des tches imposes par la scurit politique ou militaire et les besoins conomiques et sociaux de lensemble imprial. Enfin, une doctrine concerte du commerce extrieur, soutenue sil y a lieu par une politique douanire commune, doit assurer lEmpire la possibilit daffronter, lexportation, le march mondial et dopposer sil y a lieu, limportation, un monopole dachat des ventuels monopoles de vente.

    Quon ne vienne pas dire que du point de vue conomique cest la France qui fera tous les frais de la cration de lEmpire envisag, tandis que lItalie et lEspagne se contenteront den rcolter les bnfices. Mme sans parler des ressources minrales espagnoles, on peut dire que ces deux pays participeront lconomie impriale par la main duvre quils mettront la disposition de lEmpire (et donc de la France). Or il ne faut pas oublier que le travail, cest--dire la main duvre et donc la population en gnral, sont la forme la plus authentique de la richesse nationale.

    Tout le monde est daccord pour dire que la population actuelle de la France ne suffit pas pour maintenir, ou pour lever, lconomie franaise au niveau de lconomie dun grande puissance moderne. Or il serait utopique descompter une augmentation massive de cette population. Une politique dmographique habile et efficace restera, certes, toujours une ncessit vitale pour ce pays. Mais elle pourra tout au plus maintenir la population proprement franaise son niveau actuel. Quant limmigration, la France voir dj se tarir la source europenne orientale de la main duvre qui lui fait dfaut, et cest vers ses voisins latins quelle doit de toute faon porter ses regards. Mais il est bien vident que dans le domaine de la main duvre la France sera aux prises avec les pires difficults tant quelle restera purement et exclusivement nationale. De mme, quoique pour une raison diamtralement oppose, le nationalisme isolant et exclusif (dailleurs politiquement impraticable et pratiquement dj inexistant) ne profite pas non plus aux deux autres pays latins. Car les monnaies italiennes et espagnoles, limites leurs ressources nationales, ne suffisent visiblement pas assurer leurs populations un niveau de vie tant soit peu acceptable par un Europen moderne, ni pour absorber laccroissement dmographique annuel quon y constatait jusquici.

    Par contre, un Empire latin comptant 110 ou 120 millions de citoyens (dailleurs authentiques, quant leur mentalit et aspect extrieur) serait sans aucun doute capable dengendrer et dentretenir une conomie de grande envergure, plus modeste, certes, mais au moins comparable aux conomies anglo-saxonne et slavo-sovitique. Cette conomie permettrait de son ct dlever dans lavenir le niveau de vie dans lensemble de lEmpire, cest--dire au premier chef en Espagne et en Italie du sud. En amliorant dans ces rgions les conditions matrielles de lexistence, on y verrait sans aucun doute monter en flche la courbe dmographique dans les dcades venir. Et cette extension continuelle (et en principe illimite) du march intrieur, seconde par une offre toujours accrue demplois,

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    permettrait lconomie impriale de se dvelopper en vitant tant les crises cycliques invitables de lconomie anglo-saxonne march intrieur pratiquement satur que la stabilit rigide et opprimante de lconomie sovitique.

    On peut donc escompter qu trs brve chance le France profitera delle-mme des prtendus sacrifices consentis par elle au profit de lEmpire latin. Car insrs dans lunit impriale, son sol mtropolitain et ses colonies, mme exploites en commun, lui rapporteront sans aucun doute beaucoup plus que ne pourrait rapporter leur exploitation exclusive strictement nationale , rgle par des principes conomiques soi-disant gostes , mais en ralit simplement suranns.

    []

    27/VIII/45