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LE MONDE HORS-SÉRIE NOV. 2015 › JANV. 2016 88 LE MONDE HORS-SÉRIE NOV. 2015 › JANV. 2016 89 JULIEN GOLDSTEIN Innover La salle de commande de la centrale nucléaire AGR (Advanced Gas-cooled Reactor), à Hinkley Point, en Grande-Bretagne. EDF devrait construire deux réacteurs EPR sur le site. uel rôle jouera le nucléaire dans la lutte contre le réchauffement clima- tique ? Après avoir culminé à 18 % en 1996, la part de l’atome dans la pro- duction mondiale d’électricité est retombée à 11 % en 2013. Ce qui représente un peu moins de 5 % de la demande mondiale d’énergie primaire, selon l’Agence inter- nationale de l’énergie (AIE), qui ne prévoit pas de changement spectaculaire d’ici à 2040 : suivant ce scénario, la part du nucléaire stagnerait à 5 % ou grimperait, au mieux, à 11 % en 2040. Pourtant, même si les évaluations en la matière font le grand écart, l’atome apparaît comme une source pauvre en carbone. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’or- ganisation onusienne de promotion des usages civils et pacifiques du nucléaire, estime qu’un kilowattheure d’électricité nucléaire rejette en moyenne 15 grammes de gaz à effet de serre, en équivalent CO 2 , un niveau comparable à l’éolien, et inférieur à l’électricité d’origine solaire. « L’électricité nucléaire rejette jusqu’à cent fois moins de CO 2 que les énergies fossiles », insiste Claude Acket, un ancien d’Areva membre du conseil scientifique de l’association Sauvons le climat, qui a co-imaginé un scénario baptisé Negatep. Ce dernier repose sur le nucléaire pour réduire la dépendance française aux énergies fossiles, avec la construction en dix ans, à partir de 2020, de trente réacteurs nucléaires EPR – le même que celui en construction à Flamanville. « La France doit rester sur le chemin nucléaire qu’elle a tracé il y a vingt-cinq ans, et on peut tout à fait imaginer développer le nucléaire dans les deux tiers des pays de la planète. » Le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, entend lui aussi relancer le nucléaire en France. Fin octobre, il a expliqué son souhait d’engager, à La fausse solution du nucléaire Les différents scénarios confirment une stagnation de l’usage de l’atome en Occident, à l’exception de la Grande-Bretagne. Son avenir réside surtout en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Europe de l’Est. par Denis Delbecq la sortie du nucléaire. Aux Etats-Unis, l’essor des gaz de schiste a douché les espoirs des partisans de l’atome. Seule parmi les vieilles nations nucléaires, la Grande-Bretagne cherche à accroî- tre sa production, avec deux réacteurs EPR qu’EDF va construire à Hinkley Point, et deux autres en projet à Sizewell. Un redémarrage rendu possible par une concession de taille du gouvernement britannique : Londres garantit à EDF un tarif mini- mal de 125 à 128 euros le mégawattheure, un prix qui sera bien évidemment facturé au client final. Un appui inédit au nucléaire qui n’est pas sans rappeler la manière dont les consommateurs français financent les énergies renouvelables dans le cadre de la Contribution au service public de l’électricité (CSPE). Une pratique vivement cri- tiquée par… les partisans du nucléaire. Le nucléaire de nouvelle génération est-il si peu rentable qu’il faille en passer par une forme indirecte de subvention qui s’élèverait, au total, à une centaine de milliards d’euros pour les deux réacteurs de Hinkley Point ? « Ce n’est pas une subvention, c’est un pari du gouvernement bri- tannique, répond Claude Nahon. En accordant cette garantie, Londres mise sur une forte augmentation du prix du carbone dans les années à venir. Elle est indispensable, car le prix actuel du carbone [autour de 7 euros la tonne émise] ne permettra pas de décarboner nos économies. » « Cet accord montre que les réacteurs nucléaires de type EPR ont un problème de com- pétitivité », estime Alain Grandjean. Dans un marché dérégulé – qui offre aux Etats peu d’em- prise sur les opérateurs –, les industriels pèsent les coûts, les risques et les incertitudes avant d’engager de lourds investissements. Construire un réacteur comme l’EPR, c’est s’engager pour un siècle. Une durée sans égale dans les autres secteurs de l’économie. Risques d’accidents majeurs A l’AIEA, les experts reconnaissent que, à court ou à moyen terme, un retour significatif de l’atome est peu probable en Occident. « Son avenir réside surtout en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Europe de l’Est, concède David Shropshire, qui dirige les études économiques de l’AIEA. Dans les marchés libres, la question qui se pose est le rem- placement des réacteurs existants, qui ne se fera que s’il est rentable et si le rôle du nucléaire dans la lutte contre le changement climatique et la qualité de l’air est reconnu ; il faudra donc des incitations et un cadre clair. » L’économiste Bertrand Magné, de l’AIEA, estime que « dans le contexte actuel de prix bas sur les marchés du gaz et du charbon, le prix de la tonne de CO 2 est largement insuffisant pour favoriser un essor du nucléaire en Europe et aux Etats-Unis ». Fin octobre, le cabinet Wise Paris, mandaté par des ONG écologistes, a rendu public un rap- port qui conteste une nouvelle fois l’intérêt du nucléaire dans la lutte contre le réchauffement climatique. « Tout projet de réacteur nucléaire remplace des options moins chères et plus rapides de réduction des émissions ; le nucléaire existant constitue également une barrière à la mise en œuvre de ces options », souligne ce document qui pointe aussi l’augmentation des risques d’accidents majeurs, d’accumulation des déchets et de prolifération que susciterait un essor du nucléaire. Selon l’AIEA, une trentaine de pays non nucléarisés se disent intéressés par cette forme d’énergie. « Plus on développera le nucléaire et les transports de matières fissiles que cela implique et plus on augmentera le risque terro- riste, souligne de son côté Alain Grandjean. Je ne vois pas comment on pourrait réduire rapide- ment le rôle de l’énergie nucléaire là où elle est utilisée. Mais je ne pense pas qu’elle soit à la hauteur des enjeux et de la réactivité qu’impose la lutte contre le changement climatique. » 1878 L’ingénieur français Augustin Mouchot reçoit, en 1878, la médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris pour sa machine solaire. Grâce à un grand miroir, elle utili- sait l’énergie du soleil et inventait un « système d’uti- lisation de la cha- leur solaire comme force motrice ». Un rapport du gou- vernement estime alors que cette source d’énergie n’est pas rentable. Inventeur de génie, Augustin Mouchot mourra misérable en 1912. 1815 TWh La consommation annuelle mondiale d’électricité associée aux usages de l’informatique et des réseaux était de 1815 TWh, en 2012. C’est autant que la consommation élec- trique de l’Alle- magne, de la France, de la Grande- Bretagne et de l’Espagne réunies. Les technologies de l’information repré- sentaient 1,1 % de la consommation mondiale d’énergie en 2012 (et 8,6 % de la consommation d’électricité). partir de 2028 ou 2030, la construction de 30 à 40 réacteurs d’un nouveau modèle inspiré de l’EPR, à raison de deux par an. Un objectif en apparente contradiction avec la loi de transition énergétique promulguée cette année, qui entend ramener la part du nucléaire dans le mix électrique français de 75 % aujourd’hui à 50 % en 2025. « Il n’y a pas d’incompatibilité entre la vision stratégique proposée par M. Lévy et la loi, souligne Claude Nahon, directrice du développe- ment durable chez EDF. La part du nucléaire baissera naturellement au fur et à mesure que la consommation d’électricité augmentera en France. Notre conviction est qu’il faut fortement développer les usages de l’électricité, notam- ment pour le transport et le chauffage, si l’on veut vraiment décarboner notre économie. » L’opérateur a engagé la rénovation des 58 réac- teurs français, dont il souhaite prolonger le fonctionnement de dix, voire vingt ans, le temps de lancer de nouveaux chantiers. A la trappe Pour l’économiste Alain Grandjean, membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, l’objectif fixé par la loi n’est pas tenable. « La consommation d’électricité stagne. Il faudrait donc stopper une vingtaine de réacteurs environ d’ici à 2025, ce qui paraît irréalisable : on ne sait pas comment fermer Fessenheim tant c’est com- pliqué juridiquement et socialement. Alors on ne pourra pas arrêter deux réacteurs par an ! » Aujourd’hui, l’atome stagne en Occident. En France, l’EPR de Flamanville a pris beaucoup de retard, et son prix s’est envolé, passant de 3,5 à 10,5 milliards d’euros. Le projet d’un deuxième EPR à Penly (Seine-Maritime), annoncé par le pré- sident Sarkozy en 2009, est passé à la trappe. L’Allemagne et la Suisse se sont engagées dans En France, l’EPR de Flamanville a pris beaucoup de retard, et son prix s’est envolé, passant de 3,5 à 10,5 milliards d’euros.

Hors Série Nucléaire, Le Monde

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Hors Série nucléaire

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LE MONDE HORS-SÉRIE NOV. 2015 › JANV. 2016

88

LE MONDE HORS-SÉRIE NOV. 2015 › JANV. 2016

89

JULI

EN G

OLDS

TEIN

Innover

La salle de commande de la centrale nucléaire AGR (Advanced Gas-cooled Reactor), à Hinkley Point, en Grande-Bretagne. EDF devrait construire deux réacteurs EPR sur le site.

uel rôle jouera le nucléaire dans la lutte contre le réchauffement clima-tique ? Après avoir culminé à 18 % en 1996, la part de l’atome dans la pro-duction mondiale d’électricité est retombée à 11 % en 2013. Ce qui

représente un peu moins de 5 % de la demande mondiale d’énergie primaire, selon l’Agence inter-nationale de l’énergie (AIE), qui ne prévoit pas de changement spectaculaire d’ici à 2040 : suivant ce scénario, la part du nucléaire stagnerait à 5 % ou grimperait, au mieux, à 11 % en 2040.

Pourtant, même si les évaluations en la matière font le grand écart, l’atome apparaît comme une source pauvre en carbone. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’or-ganisation onusienne de promotion des usages civils et pacifiques du nucléaire, estime qu’un kilowattheure d’électricité nucléaire rejette en moyenne 15 grammes de gaz à effet de serre, en équivalent CO2, un niveau comparable à l’éolien, et inférieur à l’électricité d’origine solaire.

« L’électricité nucléaire rejette jusqu’à cent fois moins de CO2 que les énergies fossiles », insiste Claude Acket, un ancien d’Areva membre du conseil scientifique de l’association Sauvons le climat, qui a co-imaginé un scénario baptisé Negatep. Ce dernier repose sur le nucléaire pour réduire la dépendance française aux énergies fossiles, avec la construction en dix ans, à partir de 2020, de trente réacteurs nucléaires EPR – le même que celui en construction à Flamanville. « La France doit rester sur le chemin nucléaire qu’elle a tracé il y a vingt-cinq ans, et on peut tout à fait imaginer développer le nucléaire dans les deux tiers des pays de la planète. »

Le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, entend lui aussi relancer le nucléaire en France. Fin octobre, il a expliqué son souhait d’engager, à

La fausse solution du nucléaireLes différents scénarios confirment une stagnation de l’usage de l’atome en Occident, à l’exception de la Grande-Bretagne. Son avenir réside surtout en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Europe de l’Est.

par Denis Delbecq

la sortie du nucléaire. Aux Etats-Unis, l’essor des gaz de schiste a douché les espoirs des partisans de l’atome. Seule parmi les vieilles nations nucléaires, la Grande-Bretagne cherche à accroî-tre sa production, avec deux réacteurs EPR qu’EDF va construire à Hinkley Point, et deux autres en projet à Sizewell. Un redémarrage rendu possible par une concession de taille du gouvernement britannique : Londres garantit à EDF un tarif mini-mal de 125 à 128 euros le mégawattheure, un prix qui sera bien évidemment facturé au client final. Un appui inédit au nucléaire qui n’est pas sans rappeler la manière dont les consommateurs français financent les énergies renouvelables dans le cadre de la Contribution au service public de l’électricité (CSPE). Une pratique vivement cri-tiquée par… les partisans du nucléaire.

Le nucléaire de nouvelle génération est-il si peu rentable qu’il faille en passer par une forme indirecte de subvention qui s’élèverait, au total, à une centaine de milliards d’euros pour les deux réacteurs de Hinkley Point ? « Ce n’est pas une subvention, c’est un pari du gouvernement bri-tannique, répond Claude Nahon. En accordant cette garantie, Londres mise sur une forte

augmen tation du prix du carbone dans les années à venir. Elle est indispensable, car le prix actuel du carbone [autour de 7 euros la tonne émise] ne permettra pas de décarboner nos économies. »

« Cet accord montre que les réacteurs nucléaires de type EPR ont un problème de com-pétitivité », estime Alain Grandjean. Dans un marché dérégulé – qui offre aux Etats peu d’em-prise sur les opérateurs –, les industriels pèsent les coûts, les risques et les incertitudes avant d’engager de lourds investissements. Construire un réacteur comme l’EPR, c’est s’engager pour un siècle. Une durée sans égale dans les autres secteurs de l’économie.

Risques d’accidents majeursA l’AIEA, les experts reconnaissent que, à court ou à moyen terme, un retour significatif de l’atome est peu probable en Occident. « Son avenir réside surtout en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et en Europe de l’Est, concède David Shropshire, qui dirige les études économiques de l’AIEA. Dans les marchés libres, la question qui se pose est le rem-placement des réacteurs existants, qui ne se fera que s’il est rentable et si le rôle du nucléaire dans la lutte contre le changement climatique et la qualité de l’air est reconnu ; il faudra donc des incitations et un cadre clair. » L’économiste Bertrand Magné, de l’AIEA, estime que « dans le contexte actuel de prix bas sur les marchés du gaz et du charbon, le prix de la tonne de CO2 est largement insuffisant pour favoriser un essor du nucléaire en Europe et aux Etats-Unis ».

Fin octobre, le cabinet Wise Paris, mandaté par des ONG écologistes, a rendu public un rap-port qui conteste une nouvelle fois l’intérêt du nucléaire dans la lutte contre le réchauffement climatique. « Tout projet de réacteur nucléaire remplace des options moins chères et plus rapides de réduction des émissions ; le nucléaire existant constitue également une barrière à la mise en œuvre de ces options », souligne ce document qui pointe aussi l’augmentation des risques d’accidents majeurs, d’accumulation des déchets et de prolifération que susciterait un essor du nucléaire.

Selon l’AIEA, une trentaine de pays non nucléarisés se disent intéressés par cette forme d’énergie. « Plus on développera le nucléaire et les transports de matières fissiles que cela implique et plus on augmentera le risque terro-riste, souligne de son côté Alain Grandjean. Je ne vois pas comment on pourrait réduire rapide-ment le rôle de l’énergie nucléaire là où elle est utilisée. Mais je ne pense pas qu’elle soit à la hauteur des enjeux et de la réactivité qu’impose la lutte contre le changement climatique. »

1878

L’ingénieur français Augustin Mouchot reçoit, en 1878, la médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris pour sa machine solaire. Grâce à un grand miroir, elle utili-sait l’énergie du soleil et inventait un « système d’uti-lisation de la cha-leur solaire comme force motrice ». Un rapport du gou-vernement estime alors que cette source d’énergie n’est pas rentable. Inventeur de génie, Augustin Mouchot mourra misérable en 1912.

1 815 TWh

La consommation annuelle mondiale d’électricité associée aux usages de l’informatique et des réseaux était de 1 815 TWh, en 2012. C’est autant que la consommation élec-trique de l’Alle-magne, de la France, de la Grande- Bretagne et de l’Espagne réunies. Les technologies de l’information repré-sentaient 1,1 % de la consommation mondiale d’énergie en 2012 (et 8,6 % de la consommation d’électricité).

partir de 2028 ou 2030, la construction de 30 à 40 réacteurs d’un nouveau modèle inspiré de l’EPR, à raison de deux par an. Un objectif en apparente contradiction avec la loi de transition énergétique promulguée cette année, qui entend ramener la part du nucléaire dans le mix électrique français de 75 % aujourd’hui à 50 % en 2025. « Il n’y a pas d’incompatibilité entre la vision stratégique proposée par M. Lévy et la loi, souligne Claude Nahon, directrice du développe-ment durable chez EDF. La part du nucléaire baissera naturellement au fur et à mesure que la consommation d’électricité augmentera en France. Notre conviction est qu’il faut fortement développer les usages de l’électricité, notam-ment pour le transport et le chauffage, si l’on veut vraiment décarboner notre économie. » L’opérateur a engagé la rénovation des 58 réac-teurs français, dont il souhaite prolonger le fonctionnement de dix, voire vingt ans, le temps de lancer de nouveaux chantiers.

A la trappePour l’économiste Alain Grandjean, membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, l’objectif fixé par la loi n’est pas tenable. « La consommation d’électricité stagne. Il faudrait donc stopper une vingtaine de réacteurs environ d’ici à 2025, ce qui paraît irréalisable : on ne sait pas comment fermer Fessenheim tant c’est com-pliqué juridiquement et socialement. Alors on ne pourra pas arrêter deux réacteurs par an ! »

Aujourd’hui, l’atome stagne en Occident. En France, l’EPR de Flamanville a pris beaucoup de retard, et son prix s’est envolé, passant de 3,5 à 10,5 milliards d’euros. Le projet d’un deuxième EPR à Penly (Seine-Maritime), annoncé par le pré-sident Sarkozy en 2009, est passé à la trappe. L’Allemagne et la Suisse se sont engagées dans

En France, l’EPR de Flamanville a pris beaucoup de retard, et son prix s’est envolé, passant de 3,5 à 10,5 milliards d’euros.