9
I l est de notoriété publique que la chanteuse amé- ricaine Madonna a, ces dernières années, étudié la Kabbale et fait usage, de signes kabbalistiques dans ses chansons comme dans ses autres productions, qu’il s’agisse de son premier livre pour enfants, Les Roses anglaises, ou du clip vidéo imaginé autour de la musique qu’elle a composée pour le vingtième film de James Bond, To Die Another Day 1 . Celui-ci montre les lettres hébraïques LAV (Lamed,Aleph,Vav) tatouées sur le bras de la chanteuse tandis qu’elle est torturée dans une prison sinistre, allusion au camp de prison- niers nord-coréen dans lequel James Bond est détenu au début du film. Les scènes de prison sont entremêlées avec une séquence qui montre deux Madonna se battant en duel, l’une habillée de blanc, l’autre de noir – autre allusion à plu- sieurs scènes du film : un com- bat à l’épée entre Bond (Pierce Brosnan) et son principal ennemi, Gustav Graves (Toby Stephans), où Madonna joue le rôle de l’instructeur, Verity ; et un duel qui oppose les deux James Bond girls, la méchante Miranda Frost (Rosamund Pike) et l’agent américain Jinx (Halle Berry) –. Dans le vidéo-clip, le combat entre les deux Madonna a lieu dans une pièce où se trouvent disséminés divers objets en relation directe avec les films précédents de la série des James Bond, qui seront détruits au cours du duel ; l’épée de Madonna transperce même une image de James Bond. Dans la séquence qui a lieu dans la prison, juste avant qu’elle ne se retrouve attachée à une chaise élec- trique, on voit Madonna entourer son bras avec des Tefillin. À la fin du clip, après la défaite de la Madonna noire, finalement vaincue par la Madonna blanche, le personnage se trouve miraculeusement sauvé de la 1. Une version abrégée de cet article, intitulé « Madonna, die 72 Namen Gottes und eine postmoderne Kabbala », a été publiée, en allemand, dans le catalogue du Musée juif de Berlin : Daniel Tyra- dellis et Michal S. Friedlan- der (dir.), 10 + 5 = Gott, Die Macht Der Zeichen, Berlin, 2004, pp. 279-294. Que Yoni Garb, Hanan Hever, Ada Rapoport Albert et Chava Weissler trouvent ici l’ex- pression de ma gratitude pour les suggestions qu’ils m’ont faites après avoir lu une version antérieure de ce texte. Pour plus d’informations concernant le vidéo-clip, voir : http://www.madonna- online.ch/m- online/welcome/welcome. htm 116 All you need is LAV : Madona et la Kabbale- postmoderne par Boaz Huss

Huss, All you need - French

Embed Size (px)

DESCRIPTION

par Boaz Huss 116 chaise électrique sur laquelle apparaissent les lettres LAV tandis que Madonna s’échappe du couloir de la prison.

Citation preview

Page 1: Huss, All you need - French

Il est de notoriété publique que la chanteuse amé-ricaine Madonna a, ces dernières années, étudié laKabbale et fait usage, de signes kabbalistiques dans

ses chansons comme dans ses autres productions,qu’il s’agisse de son premier livre pour enfants, LesRoses anglaises, ou du clip vidéo imaginé autour de lamusique qu’elle a composée pour le vingtième film deJames Bond, To Die Another Day1. Celui-ci montre leslettres hébraïques LAV (Lamed,Aleph,Vav) tatouées surle bras de la chanteuse tandis qu’elle est torturéedans une prison sinistre, allusion au camp de prison-

niers nord-coréen dans lequelJames Bond est détenu audébut du film. Les scènes deprison sont entremêlées avecune séquence qui montre deuxMadonna se battant en duel,l’une habillée de blanc, l’autrede noir – autre allusion à plu-sieurs scènes du film : un com-bat à l’épée entre Bond (PierceBrosnan) et son principalennemi, Gustav Graves (TobyStephans), où Madonna joue lerôle de l’instructeur, Verity ; et

un duel qui oppose les deux James Bond girls, laméchante Miranda Frost (Rosamund Pike) et l’agentaméricain Jinx (Halle Berry) –. Dans le vidéo-clip, lecombat entre les deux Madonna a lieu dans une pièceoù se trouvent disséminés divers objets en relationdirecte avec les films précédents de la série des JamesBond, qui seront détruits au cours du duel ; l’épée deMadonna transperce même une image de James Bond.Dans la séquence qui a lieu dans la prison, juste avantqu’elle ne se retrouve attachée à une chaise élec-trique, on voit Madonna entourer son bras avec desTefillin. À la fin du clip, après la défaite de la Madonnanoire, finalement vaincue par la Madonna blanche, lepersonnage se trouve miraculeusement sauvé de la

1. Une version abrégée decet article, intitulé« Madonna, die 72 NamenGottes und einepostmoderne Kabbala », aété publiée, en allemand,dans le catalogue du Muséejuif de Berlin : Daniel Tyra-dellis et Michal S. Friedlan-der (dir.), 10 + 5 = Gott, DieMacht Der Zeichen, Berlin,2004, pp. 279-294. Que YoniGarb, Hanan Hever, AdaRapoport Albert et ChavaWeissler trouvent ici l’ex-pression de ma gratitudepour les suggestions qu’ilsm’ont faites après avoir luune version antérieure dece texte.Pour plus d’informationsconcernant le vidéo-clip,voir : http://www.madonna-online.ch/m-online/welcome/welcome.htm

116

All you need is LAV :Madona et la Kabbale-postmoderne

par Boaz Huss

Page 2: Huss, All you need - French

chaise électrique sur laquelle apparaissent les lettresLAV tandis que Madonna s’échappe du couloir de laprison.

IAll you need is LAV

Les lettres LAV tatouées sur le bras de Madonnatorturée et qui apparaissent miraculeusement gra-vées sur la chaise électrique vide peuvent être luescomme la transcription en hébreu du mot « amour »en anglais, love. Madonna en est certainement cons-ciente, et c’est d’ailleurs sans doute la raison pourlaquelle elle les a choisies. Les lettres LAV désignentaussi, dans la tradition juive, l’un des soixante-douzenoms de Dieu – ce qu’elle doit également savoir.

Le document le plus ancien dans lequel apparaîtla tradition du nom de Dieu en soixante-douze lett-res est le Midrash Bereshit Rabba (chapitre 44), où unproverbe attribué au sage du IVe siècle, Rabbi Avin,affirme que Dieu permet la fuite des Hébreux horsd’Égypte avec Son nom de soixante-douze lettres2.Cette tradition est probablement liée à celle desnoms de Dieu en douze ou vingt-quatre lettres, men-tionnée dans le Talmud de Babylone (Kidd 71 a)3. Lenom en soixante-douze lettres est à nouveau men-tionné par Rabbi Hai Gaon, dirigeant de l’académiede Pumbedita (aujourd’hui en Irak) au début du XIe

siècle, qui explique que ce nom, dont les lettres sontinconnues, trouve son origine dans trois passages dela Bible4. Les deux traditions – la fuite des Hébreuxhors d’Égypte et l’origine biblique – sont réunies dansle commentaire du Talmud babylonien de Rachi, Suk-kah 45 a. Rachi, qui parle des soixante-douze nomsde Dieu plutôt que du nom de soixante-douze lett-res, explique que ces noms viennent de trois versetsdu Livre de l’Exode (chapitres 14, 19 et 21), qui décri-vent les Israélites fuyant les Égyptiens et la mer Rouges’ouvrant devant eux. Chacun de ces versets contientsoixante-douze lettres hébraïques.

Le premier des soixante-douze noms de Dieuest formé, si l’on en croit Rachi, par la combinaisonde la première lettre du premier de ces versets, ladernière lettre du second verset et la première let-tre du dernier verset. Le premier des soixante-douzenoms de Dieu est donc VHV (Vav, He,Vav). Les nomsqui suivent sont formés de la même manière (c’est-à-dire par la deuxième lettre du premier verset, l’a-vant-dernière du second, la seconde du troisième,etc.), de manière à former soixante-douze noms detrois lettres. LAV apparaît deux fois, à la onzième età la dix-septième places.

Les soixante-douze noms de Dieu (on parlesouvent du nom de soixante-douze lettres, bien qu’ilen contienne en réalité deux cent seize) connurentune certaine popularité dans les cultures juives duMoyen Âge et du début de la période moderne, enparticulier parmi les kabbalistes juifs. Les soixante-douze noms sont mentionnés dans le premierouvrage kabbalistique connu, Sefer ha-Bahir (sections76-77)5, qui fut probablement rédigé en Provence dela fin du XIIe siècle, ainsi que dans divers ouvrageskabbalistiques du XIIIe siècle. Un court traité intituléLe Secret du nom des soixante-douze lettres, qui fait par-tie des écrits du « Cercle de Contemplation » (Hughayun), fut également publié à cette époque6. Ontrouve divers commentaires à propos des soixante-douze noms dans le Zohar, qui les associe aux Sefirot.Selon le Zohar, le premier verset de soixante-douzelettres trouve son origine dans la Sefirah de Hesed(Bonté divine), le second celle de Gevurah (Jugementdivin) et le troisième dans celle de Tiferet (Pitiédivine)7. Les soixante-douze noms étaient employésdans des pratiques magiques et mystiques. R. Bahyeben Asher, kabbaliste séfarade qui vivait à Saragosseà la fin du XIIIe siècle, considère dans son commen-taire de la Torah que les « Maîtres des noms » (Ba’leiShemot), qui connaissent la juste prononciation dessoixante-douze noms, peuvent faire usage de leur

117

2. Jehuda Theodor et Cha-noch Albeck, MidrashBereshit Rabba, édition cri-tique annotée et commen-tée (en hébreu), Jérusalem,1976, vol. 1, p. 442.3. Ludwig Blau, Das Altjue-dische Zauberwesen, Buda-pest, 1898, rééd.Farnborough Gregg Interna-tionelk Publ., 1970, pp. 137-146.4. Baruch M. Levin, Otzarha-Geonim, Thesaurus ofthe Gaonic Responsa (enhébreu), Jérusalem, 1931,vol. 4, partie 2, p. 23.5. Gershom Gerhard Scho-lem, Das Buch Bahir,Darmstadt, 1980, p. 78 ;Daniel Abrams, The BookBahir, Los Angeles, HotsaatKeruv, 1994, p. 165.6. Mark Verman, The Booksof Contemplation, MedievalJewish Mystical Sources,Albany, State University ofNew York Press, 1992, pp.52, 63, 162, 183.7. Voir par exemple le longcommentaire proposé dansZohar vol. 2, 51b-52a ; cf.également vol. 1, 79 b ; vol.2, 132 b ; vol. 3, 151 a.

Page 3: Huss, All you need - French

8. Hayyim Dov Scheval,Rabenu Bahye Torah Com-mentary (en hébreu), Jéru-salem, 1982, vol. 2, p. 128.9. Moshe Idel, The MysticalExperience in AbrahamAbulafia, Albany, State Uni-versity of New York Press,1988, p. 38.10. Abraham Abulafia, Sefer-ha-Heshek (en hébreu),Jérusalem, 1999, pp. 24-25.

A l l y o u n e e d i s L A V : M a d o n a e t l a k a b b a l e - p o s t m o d e r n e par Boaz Huss

118

pouvoir dans le but d’atteindre divers objectifs, parexemple pour faire naître l’amour8. R. Abraham Abu-lafia, qui voyagea à travers l’Espagne, la Palestine, laGrèce et l’Italie au cours de la seconde moitié duXIIIe siècle, a recours aux soixante-douze noms dansses techniques de méditation9. Ainsi, par exemple,dans son Sefer ha-Heshek, il décrit une techniqueextraordinaire, qui implique une forme de visualisa-tion guidée, dans laquelle l’on s’attache à prononcerles différents sons composant les soixante-douzenoms, puis à prononcer ceux-ci en utilisant une autrevoix :

« Lève tes yeux en direction du ciel ettends tes mains au-dessus de toi, comme dansle geste que fait le rabbin lors de la bénédiction[…], puis commence la récitation. Dis d’abord :le début du début (c’est-à-dire la première let-tre du premier verset, B.H.) en respirant lon-guement et posément. Puis, en imaginantqu’une autre personne se tient devant toi etparle, prononce, d’une autre voix, distincte decelle que tu as utilisée auparavant, moins lon-guement, mais toujours posément, la premièrelettre, qui est VaV. Après un moment, poursuiston effort :“la fin du milieu” (c’est-à-dire la der-nière lettre du second verset, B. H.) et récite :(la lettre) Heh. Puis, plus loin : “le début de lafin” (c’est-à-dire la première lettre du troisièmeverset, B. H.) et récite (la lettre) Vav10. »

Le nom de soixante-douze lettres joue un rôleessentiel dans la Kabbale lourianique au XVIe siècle.Pourtant, dans les écrits de R. Isaac Luria (ha-‘Ari) etde ses disciples, le nom est généralement dérivé dela valeur numérique (Gimatria) des lettres du nomineffable de Dieu, et non des trois versets de l’Exode(bien que cette tradition soit également mentionnéedans le corpus lourianique). On trouve un commen-taire approfondi des soixante-douze noms de Dieu

(considérés comme tirés des trois versets) dans SeferRaziel, un recueil de documents mystiques etmagiques imprimé pour la première fois à Amsterdamau début du XVIIIe siècle et souvent réédité depuislors. Il faut également remarquer que le nom desoixante-douze lettres (ou certains des soixante-douze noms) orne certaines amulettes juives, sur les-quelles prévalent toutefois généralement d’autresnoms divins, comme celui de quarante-deux lettres.

Les traditions des soixante-douze noms deDieu ne jouent pas un rôle important dans la plupartdes formes culturelles juives contemporaines (y com-pris les formes mystiques et kabbalistiques) et la plu-part des juifs ne savent sans doute plus grand chose,aujourd’hui, de cette tradition ni de la significationdes lettres LAV. Pourtant, ces noms occupent unelarge place dans les pratiques d’un groupe kabbalis-tique contemporain, celui auquel est affiliée Madonna :le Centre de la Kabbale, dirigé par le rav Philip Berg.

ILe Centre de la Kabbale

Le rav Philip (Shraga) Berg et son épouse Karenont fondé le Centre de la Kabbale au début desannées 1970. Berg, qui est né et a été élevé aux États-Unis, a étudié la Kabbale en Israël avec le rav YehudaZvi Brandwein (1903-1969), dirigeant d’un petitgroupe hassidique (Hasidei Stratin), responsable dudépartement religieux de la Histadrout et principaldisciple de R. Yehuda Ashlag (1886-1954), le kabba-liste le plus important et le plus original du XXe siè-cle – dont il était par ailleurs le beau-frère –. Aprèsla mort de Brandwein, Berg s’autoproclama son suc-cesseur et fonda le Centre de la Kabbale afin de révé-ler et de populariser les enseignements kabbalis-tiques.

Le Centre de la Kabbale a vu son influence croî-tre de manière spectaculaire au cours des deux der-nières décennies, pour devenir le mouvement kab-

Page 4: Huss, All you need - French

balistique le plus important actuellement. Berg apublié des dizaines d’ouvrages et ouvert des centresvoués à l’étude et au développement de la Kabbaled’abord à Jérusalem et à New York, puis dans d’aut-res villes d’Israël et des États-Unis, et même, plusrécemment, dans plusieurs pays d’Amérique du Nordcomme du Sud, mais aussi d’Europe. L’une des spé-cificités du Centre de la Kabbale tient au fait qu’il asu attirer un certain nombre de célébrités, parmi les-quelles, en particulier, Madonna (mais aussi RoseanneBarr, Sandra Bernhardt ou Britney Spears), ce qui luiassure l’attention des médias et contribue ainsi lar-gement à sa renommée et à son succès.

Les enseignements du Centre de la Kabbalesont fondés sur la pensée originale de Rabbi YehudaAshlag, mais telle que l’aréinterprétée, modifiée etsimplifiée Berg. Ashlag, qui quitta la Pologne pour laPalestine en 1921, publia de multiples commentairesdu vaste corpus lourianique et du Zohar (qu’il tradui-sit également en hébreu), ainsi que divers écrits des-tinés à un large public (parus en 1933 sous formed’un journal qui fut, à l’époque, censuré par les auto-rités britanniques, sous prétexte d’incitation à l’agi-tation communiste). Il a créé un système kabbalis-tique original et complexe. L’idée centrale qui lesous-tend est que le Créateur, défini comme« volonté infinie de donner », a créé, à travers un pro-cessus dialectique complexe, une « volonté de rece-voir » les privilèges accordés par Lui. Les êtreshumains se tiennent ainsi à une extrémité du proces-sus d’émanation comme pure volonté égoïste derecevoir. Pourtant, capables de prendre consciencede la manière dont ils se comportent, et désolés alorspar leur propre attitude, ils sont susceptibles de chan-ger leur nature et d’essayer de transformer leur« volonté de recevoir » égoïste en une « volonté dedonner » d’essence divine. Un tel changement nepeut être absolument radical et il ne s’agit pas de nierla volonté de recevoir de chacun, mais d’apprendre à

recevoir non dans le seul but de se trouver person-nellement satisfait, mais afin de donner satisfaction auCréateur. À mesure qu’une telle transformation s’o-père, le fossé entre les natures humaine et divinediminue et l’homme parvient à une forme de perfec-tion spirituelle. Ce processus de transformation aégalement un aspect social, et le chemin vers la per-fection spirituelle ouvre également la voie à l’établis-sement d’une communauté communiste parfaite, àlaquelle chaque individu contribue en fonction de sescapacités (espérant pouvoir servir les autres du mieuxqu’il peut) et où il reçoit selon ses besoins11.

À l’inverse de la plupart des mouvements kab-balistiques traditionnels, Ashlag ne considérait pas laKabbale comme une doctrine ésotérique. Il affirmaitque son époque était celle de la naissance d’une èrenouvelle, dans laquelle la révélation de secrets kab-balistiques était autorisée. De ce fait, il s’est efforcéde propager la Kabbale parmi ses contemporains juifslaïcs, à travers sa traduction du Zohar en hébreu oupar l’intermédiaire du journal déjà mentionné, danslequel il présentait ses idées en matière de Kabbaleen hébreu contemporain, défendant la nature scien-tifique de celle-ci et la présentant comme la formeparfaite du socialisme.

Ashlag rencontra plusieurs dirigeants du Partitravailliste, parmi lesquels David Ben Gourion, quiécrivit, dans une lettre au Rabbi Yehuda Brandwein :

« À Tel-Aviv, voici quelques années, j’aieu la chance de rencontrer à de nombreusesreprises le rav Ashlag – que Dieu bénisse samémoire –. J’ai eu avec lui de longues conver-sations à propos de la Kabbale, ainsi que sur lesocialisme. J’ai été surpris de son adhésionvigoureuse à l’idéal communiste. Il m’a ainsidemandé plusieurs fois si nous établirions unrégime communiste, après la création d’un Étatjuif12. »

119

11. Les principales étudesconcernant Rabbi YehudaAshlag et son système kab-balistique sont : AbrahamBick (Shauli), « Between theHoly Ari and Karl Marx » (enhébreu), Hedim, n°110, 1980,pp. 174-181 ; David Hansel,« The Origin in the Thoughtof Rabbi Yehuda HalevyAshlag : Simsum of God orSimsum of the World ? »,Kabbalah, n°7, 2002, pp. 37-46. Voir également montexte à paraître : « AltruisticCommunism : The Moder-nist Kabbalah of RabbiYehuda Ashlag ».12. Cité par A. S. Bick, op. ci t., p. 174.

Page 5: Huss, All you need - French

Poursuivant l’effort d’Ashlag, qui cherchait àrévéler et à propager la Kabbale, et le poursuivantmême bien plus loin que ne l’envisageait ce dernier,le rav Philip Berg a présenté – d’abord en anglais, puisen hébreu et en d’autres langues –, les fondements dela Kabbale sous une forme compréhensible, quiconvienne à un lectorat occidental, urbain et d’ailleurspas nécessairement juif. Dès ses premiers ouvrages,dans les années 1970, il a fortement atténué le carac-tère socialiste de la Kabbale d’Ashlag, et intégrédivers éléments de la culture occidentale contempo-raine et de la spiritualité New Age, liant la révélationde la Kabbale et l’arrivée du nouvel âge d’Aquarius.Depuis les années 1990, certains de ces éléments,ainsi que diverses pratiques de nature kabbalistiquequi ne jouaient qu’un rôle mineur dans la Kabbaled’Ashlag (comme le Zohar et l’usage des soixante-douze noms de Dieu au cours de la méditation),jouent au contraire un rôle primordial dans la doc-trine et les pratiques du Centre de la Kabbale.

Ainsi, la série des soixante-douze noms deDieu décorent les locaux des Centres de la Kabbaleouverts de par le monde ; la liste de ces noms (enca-drée ou non), des tee-shirts portant les lettres LAV,etc. sont présentés dans les boutiques de cadeaux duCentre de la Kabbale et sur son site Internet13.Récemment, Yehuda Berg, fils du rav Philip Berg, apublié un livre14. Et si l’on en croit le Centre de laKabbale :

« Les formes, les sonorités, le rythme etles vibrations des soixante-douze noms de Dieufont rayonner toute une variété de forces d’é-nergie. La lumière qu’ils émettent purifie noscœurs. Leur influence sur l’esprit purge lesimpulsions destructrices qui nous sont naturel-les. Leur énergie sacrée lutte contre la peurdes mouvements de violence et d’intolérance,et contre l’anxiété15. »

Chacun des noms de trois lettres est lié à unobjectif propre. Le but spécifique de LAV est dedétruire l’ego (c’est-à-dire de changer la volontéégoïste en une volonté divine). Les paroles de la chan-son de Madonna intitulée Die Another Day fontd’ailleurs explicitement écho à un tel objectif : « I’mgonna break the cycle, I’m gonna shake up the system, I’mgonna destroy my ego, I’m gonna close my body now »(« Je vais briser le cycle, je vais secouer le système,je vais détruire mon ego, je vais fermer mon corpsmaintenant »)

ILa Kabbale postmoderne

La signification des lettres LAV selon l’enseigne-ment du Centre de la Kabbale nous permet de lire levidéo-clip imaginé par Madonna pour To Die AnotherDay comme un texte kabbalistique fortement marquépar Berg. Le pouvoir des soixante-douze noms deDieu sauve Madonna, dans la séquence de la prison,en lui évitant la souffrance et la mort causées par lespouvoirs maléfiques qui règnent sur le monde. Pour-tant, comme nous l’apprenons à travers la séquencedu duel et les paroles de la chanson, la victoire sur leMal ne peut résulter que d’une victoire intérieure,une destruction de l’ego, la victoire de la Madonnablanche (la lumière divine, la volonté de donner) surla Madonna noire (la part sombre de l’être, la volontéde recevoir, le moi). Cette victoire peut être obtenuepar le pouvoir des lettres LAV.

Mais le sens dont est porteur le clip ne seréduit pas à cela. Fredric Jameson a pu affirmer quela vidéo est « la forme par excellence du capitalismeactuel16 » et Georges-Claude Guilbert a justementdéfini Madonna comme « un mythe postmoderne17 ».Selon lui, To Die Another Day devrait être lu comme unméta-texte postmoderne, et ses thèmes kabbalis-tiques comme un bricolage postmoderne.

Ainsi, la scène finale qui décrit une chaise élec-

13. www.kabbalah.com/k/index.php/p=store/72names14. Yehuda Berg, The 72Names of God : Technologyfor the Soul, New York, Kab-balah Publ., 2003.15. www.kabbalah.com/k/index.php/p=life/tools/72names16. Fredric Jameson, Post-modernism, or the CulturalLogic of Late Capitalism,Durham, Duke UniversityPress, 1991, p. 76-54(d’abord publié dans NewLeft Review, 1984, p. 146).17. Georges-ClaudeGuilbert, Madonna as Post-modern Myth, Jefferson,NC, McFarland & Co., 2002.Guilbert remarque que lesuniversitaires qui se pen-chent sur le cas deMadonna qualifient presquetoujours celle-ci de « post-moderne » (p. 25) ; il citeDaniel Harris, pour lequel« le postmodernisme, c’estMadonna » (p. 195, note123).

A l l y o u n e e d i s L A V : M a d o n a e t l a k a b b a l e - p o s t m o d e r n e par Boaz Huss

120

Page 6: Huss, All you need - French

trique vide sur laquelle sont gravées les lettreshébraïques LAV, fait référence dans le même tempsaux enseignements kabbalistiques de Berg et à l’imaged’une chaise électrique vide intitulée Double Silver Dis-aster (La Chaise électrique), œuvre créée en 1963 parAndy Warhol, « roi du postmodernisme18 ».Madonna pastiche et déconstruit James Bond dans levidéo-clip et joue même à souligner ce travail paro-dique en transperçant l’image qui le représente. Lavidéo de Madonna est un simulacre, c’est-à-dire unesimulation de simulation, qui n’essaie même pas des’enraciner dans la réalité19. Madonna simule JamesBond dans la séquence de la prison, ainsi que tous lesautres personnages du film dans la séquence du duel :ce faisant, elle fait également référence, comme nousl’avons déjà souligné au début de cet varticle, au rôlequi est le sien dans le film : celui du personnage deVerity. De telles simulations, de même que les allu-sions à Andy Warhol et à son propre rôle dans lefilm, sont typiques des auto-citations postmodernes,par lesquelles Madonna rappelle qu’elle reste La star.

Un usage similaire d’un thème kabbalistiqueavec une référence à Madonna elle-même apparaîtdans son premier livre pour enfants, Les Roses anglai-ses, qui peut être lu lui aussi comme un texte kabba-listique marqué par la pensée de Berg. Le person-nage principal, une jeune fille très belle qui sembleavoir une vie de rêve mais dont on découvre qu’ellen’a pas de mère, qu’il lui faut travailler pour vivre etqu’elle souffre de sa solitude – allusion à l’enfance deMadonna elle-même – a pour nom Binah. Or Binah,qui signifie « sagesse » en hébreu, est le nom de latroisième Sefirah (émanation divine) kabbalistique,qu’on appelle également Ima (la Mère). En effet, selonle mythe kabbalistique, Binah est la « Mère de Dieu »,une sorte de Madonna kabbalistique.

Le choix qu’a récemment fait Madonna d’unprénom hébreu, Esther, correspond bien à unedémarche postmoderne, qui combine divers thèmes

kabbalistiques chers à Berg avec une forme d’autoré-férence. Ce choix est probablement lié à la thèse deBerg selon laquelle la reine Esther a sauvé le peuplejuif par le pouvoir du nom divin, KHT (Kaf, He,Taf), lehuitième des soixante-douze noms de Dieu. Selon leLivre d’Esther, après avoir entendu le décret d’As-suérus contre les juifs, Esther envoya son eunuqueHataq à Mardochée (Esther 4, 5-11). Selon le Talmud(bMeg 16a), Hataq n’était autre que le prophèteDaniel. Dans une homélie de Pourim, Berg demandepourquoi Daniel se faisait appeler Hataq et expliqueque ce nom était utilisé par Esther comme un code,afin d’informer Mardochée du pouvoir du nom KHT,qui comprenait les mêmes lettres que Hataq (He,Taf,Kaf) : « Ce n’est que par le pouvoir de la combinai-son KHT qu’Esther fit passer à Mardochée par l’en-tremise de Daniel, qu’il fut possible de tenir en échecle pouvoir de Satan et de ses émissaires20. »

Le choix de Madonna évoque non seulement lerôle d’Esther comme agent de diffusion du pouvoirdes soixante-douze noms de Dieu selon Berg, maisaussi l’étymologie plus classique du nom d’Esther,dont Madonna a probablement connaissance : ladéesse-mère babylonienne Ishtar, et le mot persanqui signifie « étoile » (lequel est d’ailleurs semblabledu mot « star » en anglais ainsi que dans de nomb-reux autres pays indo-européens). De ce fait, à nou-veau, une production culturelle de Madonna – dansle cas présent, le choix d’un prénom, auquel a étéfaite une large publicité – fait référence simultané-ment à son rôle d’agent de diffusion de la Kabbale etde déesse, de pop-star postmoderne.

La présence de symboles juifs et kabbalistiquesdans son vidéo-clip et dans ses ouvrages pour enfants,comme le choix du prénom Esther, sont liés à l’en-seignement de Berg comme au rôle de mythe post-moderne que se donne Madonna. La combinaison designes liés à la culture pop (Madonna, Bond, Warhol)et de signifiants religieux (Madonna, les Teffilin, LAV,

121

18. Cette œuvre, qui compteparmi les pluscontroversées d’Andy War-hol, est exposée à la TateModern de Londres. À pro-pos de Warhol comme« père postmoderne virtuel »de Madonna, cf. Guilbert,op. cit., pp. 68-70.19. Jean Baudrillard, « LaProcession des simulacres», in Simulacres et Simula-tion, Paris, Galilée, 1981,rééd. 1994, pp. 1-42.20. S. Berg, Halonot ba-Zman (en hébreu), Tel Aviv,1999, vol. 2, p. 54. La tradi-tion selon laquelle Hatachfait allusion au nom KHTapparaît dans Megaleh‘Amukot de Nathan Shapira(en hébreu), Furth, 1691, 67 a.

Page 7: Huss, All you need - French

Binah, Esther/Ishtar) brouille, d’une manière typi-quement postmoderne, la frontière traditionnelleentre culture élitiste et culture de masse21, entrejudaïsme et christianisme, entre religion et divertis-sement. La dissolution des oppositions traditionnel-les entre culture exigeante et culture populaire, entretraditions religieuses différentes, entre spiritualité etshow business, caractérise non seulement la vidéo deMadonna mais également l’enseignement de ses men-tors du Centre de la Kabbale. À l’instar de nombreuxphénomènes culturels contemporains généralementdésignés sous les expressions « nouveaux mouve-ments religieux », New Age ou encore – de manièremoins politiquement correcte – « cultes », celui-ciexprime une forme de « spiritualité postmoderne22 ».Ce terme semble ici plus approprié que celui de « reli-gion postmoderne », non seulement du fait de l’in-sistance du Centre de la Kabbale sur le fait que laKabbale n’est pas une religion, mais également parceque, comme nous allons essayer de le montrer, la spi-ritualité postmoderne défie la conception modernede la religion et abolit les distinctions qui servent defondement à cette conception23.

Les pratiques du Centre de la Kabbale expri-ment plusieurs caractéristiques de la culture post-moderne. Les textes qu’il publie, comme son siteInternet ou ses boutiques de cadeaux offrent un bri-colage postmoderne d’éléments empruntés à la Kab-bale, à la philosophie, à la science, aux films, aux émis-sions de télévision, à la culture populaire. À l’instardu brouillage des frontières opéré par Madonna entrela religion et le spectacle, le Centre de la Kabbaleefface ces distinctions en intégrant la chanteuse dansses pratiques. Les Roses anglaises se trouve en bonneplace sur les étalages des boutiques du Centre de laKabbale et sur ses pages web destinées aux enfants.Les soixante-douze noms de Dieu, en particulier LAV,jouent un rôle bien plus important au Centre de laKabbale depuis la sortie de Die Another Day. Le com-

mentaire proposé par Yehuda Berg dans son récentouvrage prend même largement en compte le texteimaginé par Madonna pour la vidéo de James Bond.Le nom LAV est illustré d’une balle et d’une chaîne, etle titre est :« Grande échappée :nous sommes en pri-son et nous ne le savons même pas24. »

La façon apparemment simpliste et superficielleavec laquelle le Centre de la Kabbale présente lesthèmes kabbalistiques en les mêlant à d’autres élé-ments culturels ou religieux doit être lue comme unpastiche postmoderne caractérisé. Comme l’a souli-gné Fredric Jameson, le trait spécifique fondamentaldu postmodernisme est « l’émergence d’une nouvelleforme de non-profondeur, une nouvelle forme desuperficialité au sens le plus littéral du terme25 ». Lanature ésotérique marquée et revendiquée du Cen-tre de la Kabbale est non seulement un effet de lavolonté affichée d’Ashlag de voir désormais révélés auplus grand nombre les secrets de la Kabbale, maiségalement l’expression d’un rejet postmoderne de laprofondeur qui définit la modernité26. Le refus d’unedistinction ésotérique/exotérique est typique de laculture New Age, qui a adopté de nombreux thèmesaux mouvements ésotériques de la fin du XIXe et dudébut du XXe siècle - mis à part leur ésotérisme !

Jameson a souligné que les modèles de profon-deur ont été remplacés par un « ensemble de pra-tiques, de discours et de jeux textuels nouveaux27 ».En effet, le Centre de la Kabbale, comme d’autresmouvements spirituels postmodernes, se montre plusintéressé par la pratique que par la doctrine. L’ac-cent qui est mis sur les pratiques de méditation et deguérison ainsi que la manière dont est minimisée l’im-portance des mythes kabbalistiques (ainsi que celledes idées communistes d’Ashlag) marque le rejetpostmoderne des grands récits. L’intérêt marquépour la pratique, plutôt que pour la croyance, quicaractérise également d’autres mouvements spirituelscontemporains, correspond à l’observation de Jean-

21. À propos del’effacement de ces frontiè-res comme caractéristiquedu postmodernisme, cf. F.Jameson, op. cit., p. 2.22. « Le New Age est post-moderne, à sa façon », obs-erve G.-C.Guilbert (op. cit.,p. 171) en commentant laphase New Age deMadonna. À propos du pas-tiche postmoderne, autoparodique et auto-décons-tructeur de Bhagwan ShreeRajneesh, cf. Hugh B.Urban, « The Cult ofEcstasy : Tantrism, The NewAge and The Spiritual Logicof Late Capitalism », Historyof Religions, n° 39, 2000, p.288. Que Yoni Garb soit iciremercié de m’avoir signalécette étude.23. Il me faut toutefois souli-gner ici que je ne cherchepas à définir la spiritualitécomme un phénomèneessentiel, universel, débor-dant la notion de religion.24. Y. Berg, op. cit., p. 82.25. F. Jameson, op. cit., p. 9.26. Ibid., p. 12.27. Ibid.

A l l y o u n e e d i s L A V : M a d o n a e t l a k a b b a l e - p o s t m o d e r n e par Boaz Huss

122

Page 8: Huss, All you need - French

François Lyotard selon laquelle, dans l’âge postmo-derne, les grands récits ne sont plus l’essentiel dansle domaine de l’acquisition du savoir28. Comme il lesuggère, la question posée aujourd’hui dans cecontexte n’est plus « est-ce vrai ? », mais plutôt « àquoi cela sert-il ?29 ». Or, le Centre de la Kabbaleoffre des réponses à de telles questions.

La question de la destruction de l’ego, quioccupe une place essentielle dans les enseignementsdu Centre de la Kabbale et qui était d’ailleurs mise enscène dans le vidéo-clip de Madonna, correspond nonseulement à une reprise des doctrines d’Ashlag, maiségalement à un rejet de la notion moderne d’indi-vidu, et à l’expression d’une nouvelle constructionpostmoderne du sujet. Madonna exprime explicite-ment ce rejet lorsqu’elle demande de façon provo-cante à Freud, dans sa chanson, d’analyser son inten-tion de détruire son moi (se référant au film MafiaBlues, dont les acteurs principaux étaient Robert deNiro et Billy Crystal)30. Le Centre de la Kabbale, àl’instar de nombreux autres mouvements New Age,oppose à la notion freudienne du « moi » l’idée d’un« soi » divin, de nature spirituelle31.

Faisant écho à d’autres mouvements New Age,Philip Berg rejette la validité de la réalité objective etconsidère la réalité comme une manifestation de lapure conscience. Une telle affirmation ne doit pasêtre entendue comme l’expression d’une mystiquetraditionnelle, mais plutôt comme une forme d’in-terrogation postmoderne.

Fredric Jameson a pu affirmer32 que la culturepostmoderne est une expression du dernier stade ducapitalisme mondial (même s’il est d’abord américain).Selon lui, « la production esthétique se trouve aujour-d’hui intégrée dans l’ensemble plus vaste de toutes lesproductions de conforts33 ». Il en va de même de laproduction spirituelle, qui fait aujourd’hui partie desproductions « de commodité » du capitalisme, et leCentre de la Kabbale, comme bien d’autres mouve-

ments spirituels, participe de la « logique culturelle dudernier capitalisme ». Comme Hugh B. Urban l’a sou-ligné, le New Age est devenu un phénomène fort com-patible avec l’économie de marché : « Au cours desdernières années, un mouvement s’est fait jour ausein de la tendance New Age, vers une sanctificationde la prospérité matérielle, du succès financier et ducapitalisme34 ». De la même manière, comme cela setrouve exprimé par exemple dans le cours de Bergintitulé Kabbale and Business, le Centre de la Kabbaledéfend clairement les valeurs capitalistes, ce qui estpour le moins en contradiction avec la Kabbale d’Ash-lag. À l’instar d’autres mouvement spirituels post-modernes contemporains, le Centre de la Kabbaleest une entreprise globale qui a trouvé un marchéfructueux dans le domaine des services et des pro-duits kabbalistiques. Il cible un public citadin, aisé ; illui propose ses services et ses produits pour un prixconséquent et profite de toutes les opportunités depublicité et de marketing offertes par le système capi-taliste – en particulier en matière de communica-tion35.

En tant que phénomène culturel postmoderne,le Centre de la Kabbale défie les schémas discursifsmodernistes, en particulier la distinction entre le« religieux » et le « séculier », si fondamentale dansla conception moderne du monde36. Il déconstruit lesprincipales distinctions sur lesquelles repose l’idée dereligion. Comme nous nous sommes efforcé de lemontrer dans cet article, l’opposition binaire entrereligieux et séculier ne peut être appliquée aux pro-ductions culturelles du Centre de la Kabbale et lanotion de « croyant », qui entre largement dans leconcept moderne de religion – lequel s’enracine icidans la tradition du protestantisme chrétien37 – n’estpas centrale dans ses pratiques. Le compartimentageen confessions distinctes, exclusives les unes des aut-res (juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes, etc.),qui fonde la perception moderne de la religion38, se

123

28. À propos du rejet par lenéo-tantrisme des meta-histoires traditionnelles, cf.H. B. Urban, art. cit., p. 298.29. Jean-François Lyotard,The Postmodern Condition :A Report on Knowledge,Minneapolis, 1991, p. 51.30. Cette remarque m’a étésuggérée par Yoni Garb.31. Paul Hellas, The NewAge Movement : The Cele-bration of the Self and theSacralization of Modernity,Oxford, 1996, p. 169.32. F. Jameson, op. cit., pp.1-54.33. Ibid, p. 4.34. H. B. Urban, art. cit., p.277. Sur le rapport entre lesversions contemporaines dutantrisme, en particuliercelle de Bhagwan ShreeRajneesh, et l’état du capi-talisme à la fin du XXe siè-cle, ibid., pp. 268-304.35. À propos de l’usage quefont de l’Internet les mouve-ments New-Age, ibid., pp.291-293.36. Talal Asad, Genealogiesof Religion. Discipline andReasons of Power in chris-tianity and Islam, Baltimore,John Hopkins UniversityPress, 1993, p. 36 ; RichardKing, Orientalism and Reli-gion, Postcolonial Theory,India and « Mystic East »,Londres & New York, Rout-ledge, 1999, pp. 41-44.37. Talal Adad, op. cit., pp.40-41 ; Jonathan Z. Smith,« Religion, Religions, Reli-gious », in Mark C. Taylor(dir.), Critical Terms for Reli-gious Studies, Chicago, Uni-versity of Chicago Press,1998, p. 271.38. Ibid., pp. 278-280.

Page 9: Huss, All you need - French

trouve remise en question par le Centre de la Kab-bale, qui insiste sur le fait que la Kabbale est ouverteà tous et dont la disciple la plus fameuse se trouveêtre la catholique Madonna.

Une telle remise en cause des présupposésmodernes constitue probablement l’une des raisonsqui expliquent les réactions hostiles des médias etdes spécialistes des études juives à l’égard des pra-tiques du Centre de la Kabbale. Tandis que les objec-tions des juifs orthodoxes tiennent d’abord au peud’égard marqué par le Centre de la Kabbale vis-à-visdes pratiques juives traditionnelles39, les médias etl’Université accusent celui-ci de charlatanisme, ou luireprochent son caractère superficiel et mercantile,allant même jusqu’à parler de lavage de cerveaux oud’abus de pouvoir40, accusations qui font écho aucombat mené contre d’autres mouvements spirituelscontemporains41.

Or ce sont sans doute les caractéristiques post-modernes du Centre de la Kabbale, celles-là mêmequi engendrent de telles réactions négatives, qui expli-quent son succès croissant. Il constitue un phéno-mène culturel contemporain extrêmement intéres-sant, et mérite d’être étudié avec rigueur, plutôt quetourné en dérision42. Gershom Scholem, fondateurde l’étude moderne de la Kabbale, concluait l’ouvragedevenu classique qu’il publia en 1941, Major Trends inJewish Mysticism, en observant que l’histoire du mys-ticisme juif n’avait pas pris fin :

« L’histoire n’est pas finie ; elle n’est pasencore devenue Histoire, et la vie secrète dontelle est porteuse pourrait demain se dévelop-per en chacun de nous. Sous quel aspect cecourant invisible du mysticisme juif refera sur-face, c’est ce que nous ne pouvons dire43. »

Malgré la métaphore essentialiste déroutante(le mysticisme juif est en effet une construction théo-rique, et non un « courant »), la prophétie de Scho-

lem s’est avérée juste :elle se trouve aujourd’hui réali-sée, d’une manière qu’il n’avait sans doute pas imagi-née lui-même44. Les pratiques, les doctrines et lesthèmes mystiques juifs, comme les soixante-douzenoms de Dieu, refont aujourd’hui surface sous uneforme nouvelle, postmoderne, et jouissent d’une trèsgrande popularité.

Traduit de l’anglais par Ulysse van Effenterre

Boaz Huss enseigne dans le département d’étude de la pensée juiveGoldstein-Goren à l’université Ben Gourion du Néguev

39. Voir la vive critique du ravOvadiah Yosef contre le Centrede la Kabbale in She’elot u-Tshu-vot Yeahave de’ah (en hébreu),Jérusalem, 1984, vol. 4, p. 47 ;voir également Yeshivat BneiN’vi’im Online, www.kosherto-rah.com.40. Voir par exemple le recueild’articles concernant le Centrede la Kabbale qu’on trouve sur lesite internet de l’Institut Ross, àl’adressewww.rickross.com/groups/kab-balah, ainsi que les entretiensavec le Pr. Yoseph Dan dansMaa’riv, 14/2/1986 et le Pr.Moshe Idel dans Ba-Mahane27/4/1989 (en hébreu).41. Voir les réflexions de IrvingHexham et Karla Poewe à pro-pos de « la grande croisade anti-culte » in New Religions as Glo-bal Cultures : Making the HumanSacred, Bouldor, Westview Press,1997, pp. 1-25.42. Plusieurs chercheurs ont eneffet porté leur attention sur leCentre de la Kabbale. Cf. IraRobinson, « Kabbalah and Ortho-doxy : Some Twentieth CenturyInterpretations »,texte d’unecommunication présentée en1987 dans le cadre de l’Ameri-can Academy of Religion. JodyMyers a rendu publique une par-tie des résultats de ses recher-ches sur le Centre de la Kabbaledans des articles exposés dansle cadre des Colloques annuels1999 et 2002 de l’Association

pour les études juives. Je remer-cie les Pr. Robinson et Myers dem’avoir fait partager les conclu-sions de leurs articles alorsqu’ils étaient encore inédits.43. Gershom G. Scholem, MajorTrends in Jewish Mysticism,rééd. New York, SchockenBooks, 1974, p. 350.44. Cf. Yoni Garb, « The Unders-tandable Renaissance of JewishMysticism in Our Time : Innova-tion versus Conservatism in theThought of Yoseph Ahituv », in A.Sagi et N. Ilan (dir.), Tarbut yetibe-‘en ba-searah : Yoseph AhituvFestschrit (en hébreu), Tel-Aviv /Ein Zurim, Ha-kibbutz ha-meu-had / Merkaz Yaccov Hertzog,2002, pp. 172-199.

A l l y o u n e e d i s L A V : M a d o n a e t l a k a b b a l e - p o s t m o d e r n e par Boaz Huss

124

G3
Ces notes sont trop longues pour tenir sur la colonne de gauche réservées aux notes