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1 Husserl. Le sens des choses Par Nicolas Dittmar www.contrepointphilosophique.ch Rubrique Philosophie 19 février 2012 L’objectif de cet article est de retracer la genèse de la phénoménologie transcendantale de Husserl en nous penchant sur ses premiers écrits, la Philosophie de l’arithmétique et les Recherches logiques. Cet angle d’analyse permet d’examiner les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, en particulier à travers les concepts mathématiques de nombre et de quantité, ce qui nous conduit dès le départ de poser la question de la subjectivité dans la constitution de toute connaissance et introduit le motif de l’intentionnalité. Ce cadre étant posé, nous pouvons développer la critique centrale du psychologisme dressée par Husserl et analyser les autres concepts fondamentaux de la phénoménologie comme ceux de la réduction, de l’évidence et de l’intuition, qui apparaissent dans l’Idée de la phénoménologie puis dans les Idées directrices. Cet article se veut donc une récapitulation et une synthèse de la méthode phénoménologique et de la dimension transcendantale de la conscience qu’elle permet de mettre au jour. Nous espérons par là contribuer à réhabiliter, non seulement le sensible dans la sphère du logos, mais plus fondamentalement la subjectivité humaine telle qu’elle peut apparaître dans son rôle de constitution du sens et de liberté individuelle. INTRODUCTION La réflexion de Husserl se présente comme une recherche des fondements 1 ultimes de la connaissance, qu’il s’agisse du fondement d’une vérité mathématique, logique, ou éidétique, fondée sur la thèse d’une législation innée de l’entendement, qui garantit le possibilité d’une adequatio rei et intellectus. En ce sens, la philosophie de Husserl vise une reconquête de la rationalité fondée sur la clarté et l’évidence de l’intuition, que le fondateur de la phénoménologie qualifie de principe des principes. La raison devient ainsi, non pas seulement une faculté d’abstraction mais une faculté de retour aux choses conjointe à un « vivre » auquel elle donne sens : c’est le vécu, logique ou perceptif puis intuitif, qui est au centre de l’analyse phénoménologique parce qu’il se comprend comme intentionnalité. L’intentionnalité est le alors pivot de la réflexion 1 Comme le remarque Paul Ricoeur, « si le problème de Husserl est celui du fondement, sa marche est une radicalisation progressive de la question même du fondement. D’abord, à première approximation, le fondement dune vérité logique ou mathématique, c’est son essence ; mais en seconde approximation, l’essence se révèle comme sens visé, par conséquent comme phénomène pour l’évidence », A l’école de la phénoménologie, Vrin, 2004, p. 165. Tel est le sens du lien étroit qui révèle toujours chez Husserl le souci d’articuler logique formelle et logique transcendantale, dans le cadre d’une critique de la connaissance fondée sur l’élucidation de l’a priori de la corrélation universelle entre le vécu intentionnel et la chose, entre la noèse (pensée) et son noème (objet intentionnel).

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Husserl. Le sens des choses

Par Nicolas Dittmar www.contrepointphilosophique.ch Rubrique Philosophie 19 février 2012

L’objectif de cet article est de retracer la genèse de la phénoménologie transcendantale de Husserl en nous penchant sur ses premiers écrits, la Philosophie de l’arithmétique et les Recherches logiques. Cet angle d’analyse permet d’examiner les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, en particulier à travers les concepts mathématiques de nombre et de quantité, ce qui nous conduit dès le départ de poser la question de la subjectivité dans la constitution de toute connaissance et introduit le motif de l’intentionnalité.

Ce cadre étant posé, nous pouvons développer la critique centrale du psychologisme dressée par Husserl et analyser les autres concepts fondamentaux de la phénoménologie comme ceux de la réduction, de l’évidence et de l’intuition, qui apparaissent dans l’Idée de la phénoménologie puis dans les Idées directrices.

Cet article se veut donc une récapitulation et une synthèse de la méthode phénoménologique et de la dimension transcendantale de la conscience qu’elle permet de mettre au jour.

Nous espérons par là contribuer à réhabiliter, non seulement le sensible dans la sphère du logos, mais plus fondamentalement la subjectivité humaine telle qu’elle peut apparaître dans son rôle de constitution du sens et de liberté individuelle.

INTRODUCTION

La réflexion de Husserl se présente comme une recherche des fondements1 ultimes de la connaissance, qu’il s’agisse du fondement d’une vérité mathématique, logique, ou éidétique, fondée sur la thèse d’une législation innée de l’entendement, qui garantit le possibilité d’une adequatio rei et intellectus.

En ce sens, la philosophie de Husserl vise une reconquête de la rationalité fondée sur la clarté et l’évidence de l’intuition, que le fondateur de la phénoménologie qualifie de principe des principes.

La raison devient ainsi, non pas seulement une faculté d’abstraction mais une faculté de retour aux choses conjointe à un « vivre » auquel elle donne sens : c’est le vécu, logique ou perceptif puis intuitif, qui est au centre de l’analyse phénoménologique parce qu’il se comprend comme intentionnalité. L’intentionnalité est le alors pivot de la réflexion 1 Comme le remarque Paul Ricoeur, « si le problème de Husserl est celui du fondement, sa marche est une radicalisation progressive de la question même du fondement. D’abord, à première approximation, le fondement dune vérité logique ou mathématique, c’est son essence ; mais en seconde approximation, l’essence se révèle comme sens visé, par conséquent comme phénomène pour l’évidence », A l’école de la phénoménologie, Vrin, 2004, p. 165. Tel est le sens du lien étroit qui révèle toujours chez Husserl le souci d’articuler logique formelle et logique transcendantale, dans le cadre d’une critique de la connaissance fondée sur l’élucidation de l’a priori de la corrélation universelle entre le vécu intentionnel et la chose, entre la noèse (pensée) et son noème (objet intentionnel).

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husserlienne, car elle est le lieu de ce que R. Barbaras appelle l’a priori de corrélation universelle entre un sujet pensant et le monde.

En effet, c’est l’intentionnalité qu’il faut supposer à la racine de tous nos vécus pour les soustraire à la seule analyse empirique et naturaliste : la subjectivité est douée de sens et il convient de pratiquer la réduction phénoménologique pour s’abstraire du monde naturel tout en restant neutre vis à vis du donné – neutralisation de la thèse d’existence ou épochè.

En ce sens, le sujet s’ouvre à l’immanence de ses vécus subjectif purs tout en offrant à la conscience la clara et distinta perceptio de l’objet visé à l’extérieur d’elle–même, selon la belle expression husserlienne d’une transcendance dans l’immanence.

Si « toute conscience est conscience de quelque chose », elle ne se réalise en tant que subjectivité que dans la rencontre avec cette transcendance du donné, c'est-à-dire l’altérité d’une personne comprise comme alter ego, et/ou dans la découverte d’une loi d’essence, qu’elle soit logico-mathématique, éthique ou existentielle : cette découverte revient à l’entendement, en tant que fondé sur l’intuition donatrice originaire qui permet la constitution d’une connaissance authentique possédant une valeur éidétique. C’est récuser le dualisme kantien entre phénomène et noumène, puisque l’individu a directement accès aux choses grâce à une vision des essences.

Nous commencerons par examiner le contexte et l’origine de la notion d’intentionnalité à travers une analyse du concept de nombre comme catégorie logique de la pensée, tout en montrant dans quelle mesure celle-ci est reliée à un vécu, c'est-à-dire émane d’une subjectivité qui peut accéder aux essences grâce à l’intuition catégoriale.

Dans un second temps, nous analyserons le concept d’intentionnalité à partir d’une critique du psychologisme, qui permet de réhabiliter la question de la subjectivité transcendantale sans basculer dans le solipsisme, la vérité n’étant plus seulement une notion logique ou un énoncé mathématique, mais une question de sens pour l’individu qui perçoit les phénomènes du réel : nous verrons comment cette nouvelle acception de la vérité se dessine dans le lieu même de l’évidence.

Enfin nous examinerons ce qui permet d’accéder à l’évidence grâce à la faculté de la l’intuition, et au rôle central que joue la pratique de la réduction phénoménologique – épochè – qui permet de restaurer le sens des choses et d’achever l’exploration de l’intériorité dans le cadre d’une dialectique entre l’attitude naturelle et l’attitude transcendantale.

I°/ Le concept de nombre

A – Le vécu logique comme origine de l’intentionnalité Pour comprendre le sens de la phénoménologie, il faut se pencher sur le premier écrit de

Husserl, la Philosophie de l’arithmétique, qui analyse les concepts de nombre, de quantité, de relation ou encore de multiplicité. Comme l’écrit Husserl, il s’agit de « commencer par caractériser psychologiquement l’abstraction qui conduit au concept ( propre) de la quantité et ensuite aux concept de nombre » (p.19) : « il faut d’abord remarquer que ce que nous cherchons, de n’est pas une définition [logique] du concept de quantité, mais une caractérisation psychologique des phénomènes sur lesquels repose l’abstraction de ce concept […] Ce que l’on peut faire dans de tels cas, c’est seulement ceci : montrer les phénomènes concrets à partir ou milieu desquels ils sont abstraits, et tirer au clair le genre du processus abstractif » 2.

2 HUSSERL, Philosophie de l’arithmétique, PUF, 1972, p. 25 ; p. 145.

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Le concept de nombre représente une quantité et la question est de savoir comment se représenter des quantités ou des nombres dont la représentation propre implique la présence dans le contenu intuitionné de « caractères quasi qualitatifs qui sont immédiatement remarquables et qui sont les indices que nous sommes face à une multiplicité ? Par exemple, « nous entrons dans une salle pleine de gens », ou bien « nous levons les yeux vers le ciel étoilé » (p.240) et nous appréhendons aussitôt une multiplicité de gens ou d’étoiles. Ou encore qu’il s’agisse de la liaison collective entre une rangée de soldats, un tas de pommes ou une volée d’oiseaux, il faut postuler que le genre abstractif n’est possible que par l’existence d’une « constitution intrinsèque caractéristique » de phénomènes concrets qui sont appréhendés par la conscience.

C’est ce sens visé à travers l’essence du concept du nombre qui fournit la base de la distinction centrale que fait Husserl entre les constituants réels d’un vécu et la chose ou le phénomène visé, c'est-à-dire son noème : ce qu’est un vécu intentionnel, ce qui le caractérise psychologiquement n’est pas la même chose que ce qu’il vise.

Dans ce cadre, le nombre n’est pas une pure abstraction indépendante du « témoignage de l’expérience », il se réfère à une multiplicité qualitative comme l’ensemble formé par les « sept collines de Rome », qui ne sont ni pur concept, ni des objets de la conscience au sens de la psychologie inductive et explicative de la conscience – psychologisme – mais un acte psychique de relation intentionnelle qui implique un retour au phénomène concret, à la chose telle qu’elle existe dans la perception et l’intuition du réel3 :

« Les concepts logiques, en tant qu’on leur attribue la valeur d’unités de pensée, doivent tirer leur origine de l’intuition […] Autrement dit, nous ne voulons pas absolument pas nous contenter de simples mots, c'est-à-dire d’une compréhension symbolique des mots, telle que nous l’avons tout d’abord dans nos réflexions sur le sens des lois établies en logique pure, concernant des concepts, des jugements, des vérités, etc, avec leurs multiples particularités. Des significations qui ne seraient vivifiées que par des intuitions lointaines et imprécises, inauthentiques…ne saurait nous satisfaire. Nous voulons retourner aux choses elles-mêmes »4.

L’enjeu philosophique qui s’annonce dès la Philosophie de l’arithmétique est donc de

réconcilier l’abstraction avec l’existence d’une conscience qui utilise le nombre pour se représenter les choses elles-mêmes, et comprendre leur signification, conformément à leur constitution caractéristique intrinsèque : le nombre n’est pas une simple quantité, il est une relation ou liaison émanant d’un acte psychique qui vise un sens, c’est un vécu logique. Ce qui est logique et qui relève de l’analytique pure, c’est l’intuition unitaire totale de la multiplicité :

« dans la multiplicité sensible ne sont précisément pas contenues à la manière de propriétés, mais à la manière d’intuitions partielles séparées pour elles-mêmes, et cela, elles le sont de telle façon que dans les circonstances données elles attirent sur elles un intérêt prédominant et unitaire. C’est précisément pourquoi notre intention à l’origine est de chercher à construire une représentation d’ensemble qui appréhende chacune de ces intuitions partielles pour elle-même et qui la contienne unitairement avec les autres »5.

3 « Aucun concept ne peut être pensé sans fondation sur une intuition concrète. Ainsi, même lorsque nous nous représentons le concept général de quantité, nous avons toujours dans la conscience l’intuition de n’importe quelle quantité concrète dans laquelle nous abstrayons le concept général », PA, op. cit., p. 96. 4 HUSERL, Recherches logiques, Tome II, 1, p. 6. 5 HUSSERL, PA, op. cit., p. 239.

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C’est soutenir que par le nombre le phénomène apparaît à la conscience et acquiert par là-même son caractère éidétique, ce qui définit le programme de la phénoménologie en tant que psychologie descriptive des vécus logiques et introduit déjà le motif de l’intentionnalité.

Comme le remarque Laurent Joumier, « comprendre le sens authentique des concepts ou

des procédés [mathématiques] que nous utilisons en mettant au jour les opérations subjectives qui les ont produit, tel est pour Husserl, dès 1891, la tâche principale de la philosophie »6.

B - Intuition sensible et intuition catégoriale : l’intention comme acte de signification Si le nombre est une quantité qui comporte des moments figuraux et qui implique un acte

de visée de la conscience, irréductible à un simple contenu logique et douée de sens, elle permet de réhabiliter la fonction de la subjectivité comme constituante par l’intermédiaire de l’intuition. C’est le contact originel de l’esprit avec les réalités que recouvre le nombre qui définit cette intuition, qui, comme le remarque Lévinas, est catégoriale : « Déjà l’idée de l’intuition catégoriale pointe à l’horizon puisque la démarche de collection n’a rien de l’immédiat du sensible, n’en constitue pas moins l’accès originel aux formations artihmétiques »7.

C’est donc cette corrélation essentielle entre les data sensibles de la perception et l’accès à l’idéalité logique dont elle découle qui est au cœur de la problématique phénoménologique. Husserl définit cette corrélation en employant le concept d’intuition catégoriale. Comment le significations de forme catégoriale, c'est-à-dire élevées à leur pure forme analytique que saisit la noèse, peuvent elles se confirmer dans la perception, et y trouver leur remplissement adéquat ? Husserl nous répond :

« cela ne signifie rien d’autre sinon qu’elles se rapportent à l’objet lui-même dans sa formation catégoriale ; que l’objet avec ses formes catégoriales n’est pas simplement visé comme dans le cas d’une fonction purement symbolique des significations, mais qu’il est mis lui-même sous nos yeux, précisément dans ces formes ; en d’autres termes : que l’objet n’est pas seulement pensé, mais précisément intuitionné ou encore perçu »8.

C’est donc dans l’intuition catégoriale que se relient les perceptions singulières, cette

intuition étant comprise comme lien psychique qui produit la synthèse en tant qu’intention qui est, comme telle, plus ou moins remplie9. C’est en ce sens que Lévinas décrit l’enjeu de la Philosophie de l’Arithmétique, qui anticipe sur les Ideen :

« Mais surtout la notion du subjectif impliquée dans ces analyses [arithmétiques] tranche sur celle du psychologisme de l’époque : la subjectivité n’est pas abordée comme un contenu de la conscience, mais comme une noèse qui pense quelque unité objective, qui l’atteint dans une certaine mesure ou dans un certain sens. L’arithmétique ne se ramène pas à un jeu de la causalité psychologique, mais à des unités de sens. Elles ne se

6 JOUMIER (L.), Lire Husserl, Ellipses, 2007, p. 58. 7 LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2006, p. 16. 8 HUSSERL, Recherches logiques, PUF, Tome 3, 2003, p. 175. 9 Husserl insiste sur étroite dépendance du sensible et du catégorial dans la constitution d’une intention de signification : « Nous avons qualifié de sensibles les actes d’intuition simple, de catégoriaux les actes fondés qui nous ramènent immédiatement ou médiatement à la sensibilité. Il est cependant important de distinguer, à l’intérieur de la sphère des actes catégoriaux, entre actes purement catégoriaux, actes de l’entendement pur et actes mixtes, mêlés de sensibilité. Il est dans la nature même de la chose qu’en dernière analyse tout ce qui est catégorial repose sur une intuition sensible, bien plus, qu’une intuition catégoriale, donc une vision évidente de l’entendement, une pensée au sens le plus élevé, qui ne serait pas fondée dans la sensibilité, est une absurdité », in, Recherches logiques, T. 3, op. cit., p. 220.

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rapportent au sujet que par leur sens et dans la mesure où le sujet est pensée… L’intentionnalité de la conscience qui permettra dans les Logische Untersuchungen de comprendre l’idéal et sa situation par rapport à la pensée, de concilier ainsi l’unité de l’idée avec la multiplicité des actes qui la pensent, anime déjà, en fait, la Philosophie de l’Arithmétique »10.

L’intuition catégoriale ne supprime donc pas l’intuition sensible dans laquelle un objet se

constitue d’une manière simple et directe, « au contraire, avec l’intuition catégoriale, c’est la sensibilité qui s’idéalise et devient intelligente », fournissant le concept authentique phénoménologique d’ a priori qui a manqué à Kant, comme le remarquer justement Emmanuel Housset11 On retrouve cette corrélation dans l’introduction par Husserl d’une nouvelle définition de l’abstraction, qui respecte l’acte spirituel de liaison ou de collection des perceptions adéquates qui remplissent les intentions de signification.

Husserl introduit un nouveau concept d’abstraction, l’abstraction idéatrice12, qui permet de penser le sens de l’intuition catégoriale comprise comme acte complet :

« L’abstraction se manifeste sur la base d’intuitions primaires et, par là, surgit un caractère d’acte nouveau, caractère dans lequel apparaît une nouvelle espèce d’objectivité…Naturellement je ne veux pas parler ici de l’abstraction au simple sens de la mise à part d’un moment dépendant quelconque dans un objet sensible, mais de l’abstraction idéatrice, dans laquelle, au lieu du moment dépendant, c’est son idée, son être général, qui devient objet de conscience, qui devient un être donné actuel »13.

Abstraire n’est donc plus dans cette perspective séparer des éléments issus de la

perception sensible d’objets pour subsumer leurs caractère commun sous l’identité d’un concept purement logique, sans lien avec la subjectivité, c’est réhabiliter le fait psychologique qui ne conditionne pas le phénomène logique par sa réalité, mais par le sens qui l’anime, fondé sur l’enchevêtrement des évidences intuitives auxquelles elle emprunte sons sens complet : toute la critique qu’annonce la Philosophie de l’arithmétique à partir du concept de nombre consiste à affirmer, comme dans les Recherches logiques, que l’objet de la pensée n’est pas un contenu psychologique que l’on pourrait isoler et expliquer selon des lois de causalité, mais qu’il est déjà une intention : les contenus de la pensée, les sensations par exemple, sont vécues, mais les objets sont idéalement présents dans ces contenus, et c’est en ce sens que l’on peut parler d’intentionnalité qui vise ces objets idéaux. C’est soutenir, contre le psychologisme, que ce qui est vécu, est distinct de ce qui est pensé, comme les Ideen le montreront en distinguant entre les composantes réelles du vécu, et ses corrélats objectifs (realen) : l’intention comprise comme acte psychique inaugural est ce qui relie la subjectivité aux choses elles-mêmes.

10 LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 16. 11 HOUUSET (E.), Husserl et l’énigme du monde, Seuil, Points/Essais, 2000, p. 120. 12 HUSSERL revient dans L’idée de la phénoménologie sur la dimension heuristique de ce concept d’abstraction : « Une chose semble cependant nous aider : l’abstraction par idéation. Elle nous fournit , comme objets d’une intellection évidente, des généralités, des species, des essences ; et par là nous venons de prononcer, semble-t-il, le mot qui nous apporte le salut : nous cherchons en effet une clarté intuitive sur l’essence de la connaissance. La connaissance fait partie de la sphère des cogitationes, nous avons donc à élever intuitivement les objectivités générales de cette sphère à la conscience-du-général, et une doctrine de l’essence de la connaissance devient possible », in L’idée de la phénoménologie, PUF, Epiméthée, 2006, p. 109. 13 HUSSERL, Recherches, logiques, Tome 3, op. cit., p. 196.

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II°/ Intention et phénomène : la constitution du vécu

A – La critique du psychologisme Le pychologisme est une appellation survenue au début du XXème siècle. Il se définit par

sa prétention à fixer les règles de la connaissance, en se substituant à la philosophie et à la logique : sa méthode est de classifier les états psychologiques en les traitant comme des faits ou données de la conscience – perception, énoncé, calcul, évaluation quantitative, rétention oubli etc…Cette prétention de la psychologie expérimentale en plein essor culmine dans ce que Husserl appelle une naturalisation de la conscience ; cette naturalisation consiste, je cite, à réduire à un « fait de nature la conscience et toutes ses données immanentes à l’intentionnalité, et à réduire à des faits de nature les idées, donc toutes les normes et tous les idéaux absolus ».

Or cet alignement de la psychologie naissante aux sciences de la nature repose sur une naïveté, qui consiste à accueillir la nature comme un donné brut qu’il s’agit d’observer de l’extérieur en éliminant tous les éléments subjectifs qui sont associés à l’analyse inductive de l’expérience que fait le scientifique de ce donné. C’est en ce sens, nous dit Husserl, que la psychologie est empirique, et non pas éidétique, car elle ne s’intéresse pas aux vécus de la conscience qui interviennent dans le processus de l’analyse expérimentale : elle présuppose ce qu’aucun dispositif expérimental ne saurait produire : l’analyse de la conscience elle-même. Plus, « elle a négligé de se demander dans quelle mesure ce qui est psychique, au lieu d’être la manifestation d’une nature, est, au contraire, doté d’une essence qui lui est propre et qu’il importe d’analyser rigoureusement…La psychologie n’a pas évalué ce que recèle le sens de l’expérience psychologique ni quelles exigences impose de lui-même à la méthode l’être au sens psychique »14.

L’enjeu de cette critique du psychologisme est donc d’autonomiser la logique en la dépouillant de tout naturalisme qui traite les états psychiques comme des données monolithiques et prétend à la scientificité de ses résultats : plus, il s’agit de contrer la dérive que représente le scepticisme de l’Ecole anglaise (Hume principalement), qui ne voit dans les rapports logiques que des schèmes fictifs et abstraits de relations mentales concrètes, interdisant toute généralisation ou toute investigation du vécu. Comme le remarque Husserl au sujet de cette fausse interprétation naturaliste de l’empirisme,

« La faute cardinale de l’argumentation empiriste est d’identifier ou de confondre l’exigence fondamentale d’un retour au choses (Sachen) mêmes, avec l’exigence de fonder toute connaissance dans l’expérience. En limitant au nom de sa conception naturaliste le domaine des choses connaissables, il tient pour acquis sans autre examen que l’expérience est le seul acte qui donne les choses mêmes. Or, les choses ne sont pas purement et simplement les choses de la nature…c’est seulement à la réalité de la nature que se rapporte cet acte donateur originaire que nous nommons l’expérience […] L’expérience directe ne fournit que des cas singuliers et rien de général : c’est pourquoi elle ne suffit pas. L’empirisme ne peut invoquer une évidence éidétique : il la nie »15.

Comment alors traiter de ces liaisons idéales des concepts et de jugements sans en

connaître l’enchaînement naturel et leur mode naturel d’apparition nous demande Victor Delbos ?16

14 HUSSERL, La philosophie comme science rigoureuse, PUF, 1989, pp. 33 & 40. 15 HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, 1950, p. 65 ; p. 68 16 DELBOS (V.), « Husserl. Sa critique du psychologisme et sa conception d’une logique pure ». Revue de métaphysique et de morale, XIXe année, n°5, sept-oct 1911, pp. 685-698.

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Autonomiser la logique par rapport à la psychologie est une condition préalable à une philosophie comme science rigoureuse, et plus précisément, à la phénoménologie éidétique. En effet, si logique traite des représentations, des concepts, des jugements, des raisonnements et des démonstrations, il n’en reste pas moins que ce sont là des phénomènes ou des opérations psychologiques : comment donc les propositions qui s’y rapportent ne seraient-elles pas psychologiques elles aussi ? De même l’évidence d’une proposition vraie, la vérité d’un jugement en tant qu’évident est un état psychique, un sentiment dont on peut déterminer les relations causales, c'est-à-dire les antécédents psychiques.

On le voit, Husserl cherche à restaurer le fondement subjectif de la connaissance pure, c'est-à-dire délivré de tout préjugé naturaliste : la conscience n’est pas seulement en tissu ou un ramassis d’impressions et de sensations, de jugements et de calculs, elle est douée de sens, elle est productive d’idées qui sont validées par l’investigation éidétique, c'est-à-dire par le principe de l’intuition sensible (puis catégoriale) qui nous permet, après la réduction éidétique, de retrouver le véritable sens des phénomènes en tant qu’ils font sens pour notre vie.

C’est dans cette perspective que l’on peut parler de vécus logiques, c'est-à-dire d’une logique pure qui justifie le motif transcendantal de la phénoménologie.

Husserl réfléchit prudemment à l’encontre du psychologisme et du naturalisme en général, en commençant par restaurer l’énigme du monde, qui est objet d’étonnement philosophique, contrairement à la psychologie qui prétend raisonner et formuler des théories sur la réalité qu’elle accueille naïvement comme donnée d’avance, comme unité spatio-temporelle et psychophysique qu’il s’agirait de découper selon des relations de causalité, d’observer pour induire les lois qui président à la production d’états psychiques (Husserl compare cette démarche à la statistique !), sans jamais se préoccuper de l’essence de la conscience, qui renvoie à une logique de l’intuition des essences et donc à la véritable objectivité : l’objectivité est certes d’ordre expérimental mais elle implique une éidétique de la conscience pour devenir normative, pour accéder à la vérité selon la définition traditionnelle de l’esprit à la chose ( adequatio rei et intellectus)

Sur un plan méthodologique et logique (voire métaphysique, Husserl cherche à retrouver l’Idée au sens kantien c'est-à-dire l’a priori de la corrélation universelle entre la conscience et les phénomènes), il faut donc bien distinguer la psychologie empirique de la psychologie éidétique, l’une s’occupant des faits psychiques, l’autre s’occupant des vécus psychiques dans le flux subjectif de la conscience qu’il s’agit de constituer dans leur sens d’être au monde : éprouver un sentiment, produire un jugement sur un état de choses, se souvenir…ne sont pas seulement la manifestation d’une nature observable en soi, ce sont les données d’une conscience qui est tournée vers la réalité et qui appréhende ou interprète (Auffassung) sur le mode de l’étonnement (thème platonicien) les choses qui composent cette réalité. Or s’étonner du monde, le restaurer dans ce qu’il d’énigmatique (et non de donné comme dans le psychologisme), n’est-ce pas légitimer la sphère de la subjectivité comme champ d’immanence de vécus purs qu’il s’agit d’élucider progressivement jusqu’à la production de la vérité comme Idée adéquate du monde dans lequel vit, ressent, juge, agit et se souvient l’homme ?

Nous touchons là à la thèse de l’idéalisme transcendantal de Husserl, qui érige la personne sensible en sujet absolu (monade).

Mais retenons que la conscience est fondamentalement chez Husserl cette faculté qu’a l’homme de se tourner vers autre chose qu’elle-même, l’altérité dira-t-il dans ses derniers écrits, et de donner du sens à ses appréhensions : toute conscience est conscience de quelque chose, c'est-à-dire reliée au monde intersubjectif et historique.

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B – Les concepts d’intention et de vécu intentionnel Le concept d’intention est le pivot de la pensée philosophique de Husserl en ce qu’il

permet d’établir la relation du sujet, le cogito, à son objet le cogitatum. Cette relation originaire est une énigme pour Husserl : « Sous toutes ses formes, la connaissance est un vécu psychique : une connaissance du sujet connaissant. Opposés à elles, il y a les objets connus. Or, comment maintenant la connaissance peut-elle s’assurer de son accord avec les objets connus, comment peut-elle sortir au-delà d’elle-même et atteindre avec sûreté ses objets ? La présence des objets de connaissance dans la connaissance qui, pour la pensée naturelle, va de soi, devient une énigme »17.

Les Recherches logiques mentionnaient déjà cet écart entre l’objectivité du contenu de la connaissance et le tissu formé par la subjectivité des vécus psychiques liés à la perception de l’objet : « comment faut-il comprendre que l’en soi de l’objectivité parvienne à la représentation et même à l’appréhension dans la connaissance, donc finisse pourtant par redevenir subjectif ? ». C’est cette interrogation centrale qui nous amène à postuler le concept d’intention, compris comme lien psychique en lequel s’opère la synthèse de la pensée et de l’intuition.

Le concept d’intention doit ici être compris comme moyen de réfuter le psychologisme, en montrant que les choses, les vécus qui leurs sont associés, les concepts que nous en déduisons, leurs principes et leurs lois sont des objets qui ont une existence idéale et qu’ils demeurent ce qu’ils sont quelles que soient les conditions subjectives, psychologiques, historiques etc, dans lesquelles nous en prenons connaissance. : par l’intention, la conscience vise une signification qui est irréductible à un contenu psychologique qui serait déterminé est expliqué par des lois de causalité. C’est cette propriété qu’à la conscience d’être hors d’elle-même qui confère à l’intentionnalité sa dimension constitutive comprise comme lieu d’élucidation des fondements de la connaissance, et comme rempart contre le scepticisme18. Comme le remarque Lévinas,

« La signification du mot n’est donc pas un rapport entre deux faits psychologiques ni entre deux objets dont l’un est le signe de l’autre mais entre la pensée et ce qu’elle pense. C’est là toute l’originalité de l’intention par rapport à l’association… Le pensé est idéalement présent dans la pensée. Cette manière qu’a pour la pensée de contenir idéalement autre chose qu’elle – constitue l’intentionnalité »19.

L’intention, ou l’intentionnalité est un vécu qui a ses lois propres et qui permet à la

conscience de rencontrer l’objet de connaissance, de le saisir à la fois dans sa singularité et

17 HUSSERL, L’idée de la phénoménologie 18 Comme le remarque Lévinas, « Husserl ne reproche pas seulement au nominalisme de se perdre dans l’aveugle jeu de l’association où le mot devient un simple son verbal, mais de méconnaître la conscience sui generis qui vise ou atteint l’idéal comme tel… Dans ce sens, les objets idéaux existent véritablement. Ce qu’on pourrait appeler le réalisme platonicien de Husserl, résulte ainsi de la réflexion sur l’intention qui vise l’objet idéal. Il a une base phénoménologique », in En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2006, p. 28. 19 LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2004, p. 32. Ce qui confère leur signification aux expressions, ce sont des actes spécifiques que Husserl appelle « intentions de signification ». Ces actes visent des objets par l’intermédiaire de significations qui sont en elles-mêmes des unités objectives dépourvues de tout caractère psychique. Comme le remarque Emmanuel Housset, « la signification de ma phrase, « le » jugement que j’énonce, ce ne sont pas les vécus qui chaque fois accompagnent mes expressions et qui sont chaque fois différents, mais ce sont des objets idéaux qui demeurent identiques quel que soit celui qui les signifie », in Lire Husserl, Ellipses, 2007, p. 67. Une signification est donc pour Husserl l’unité idéale embrassant des intentions de signification qui lui correspondent. Appréhender la signification en son sens logique, comme unité idéale, c’est accomplir une abstraction à partir du vécu de signification, analogue à l’abstraction du rouge à partir d’un objet rouge que nous percevons.

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dans son idéalité mathématique : elle découle d’une interrogation ontologique sur l’a priori de la corrélation entre l’être et la chose, et sur la recherche des conditions de validité de cette corrélation. Comme le souligne Husserl dans La Philosophie comme science rigoureuse :

« Comment l’expérience, comprise comme conscience, est-elle en mesure de donner ou de rencontrer un objet ?… Comment le jeu d’une conscience commandée par la logique de l’expérience doit-il procéder pour énoncer des jugements objectivement valables, valables pour des choses dont l’existence est indépendante de tels jugements ? »20.

Pour comprendre comment le sujet atteint la chose et lui donne signification, il faut

commencer par définir les trois acceptions distinguées par Husserl données au terme de conscience, et qui fondent la phénoménologie comme science descriptive des vécus intentionnels : « Conscience comme ensemble des composantes phénoménologiques réelles (reelle) du moi empirique, c'est-à-dire comme tissu des vécus psychiques dans l’unité du flux des vécus. Conscience comme perception interne des vécus psychiques propres. Conscience comme désignation globale pour toute sorte d’actes psychiques, ou de vécus intentionnels »21.

Le but de la phénoménologie est donc de délimiter le concept d’acte psychique quant à son essence phénoménologique, « c'est-à-dire de telle sorte que toute relation avec l’existence empirique réelle (reale) (avec des hommes ou des animaux de la nature) soit exclue : le vécu au sens psychologique descriptif (phénoménologie empirique) devient alors un vécu au sens de la phénoménologie pure »22.

Cette première détermination du concept de vécu intentionnel renvoie à ce que Husserl nommera dans les Idées directrices la noèse, comprise comme éidétique descriptive des purs vécus : les actes noétiques sont donc ce qui informe une matière passive (les vécus psychiques, par exemple la sensation de couleur, la perception d’une maison), ce qui donne sens au contenus de sensation et d’appréhension en y introduisant l’intentionnalité – seconde acception de la conscience évoquée plus haut.

La perception, comme toute visée intentionnelle, n’est donc pas la simple présence d’un contenu psychique, c’est aussi un acte d’appréhension (Auffassung) (ou d’interprétation ou d’aperception) de ce contenu : c’est par cet acte intentionnel que le vécu acquiert sa relation à l’objet :

« Les sensations tout comme les actes qui les appréhendent, ou les aperçoivent, sont en ce cas vécues, mais elles n’apparaissent pas objectivement ; elles ne sont pas vues, entendues, ni perçues par un sens quelconque. Les objets, par contre, apparaissent, sont perçus, mais ils ne sont pas vécus »23.

L’intention de signification devient donc objective24 par l’appréhension (Auffassung) de

l’objet intentionnel : c’est un acte de donation de sens, une noèse qui atteint l’objet dans son

20 HUSSERL, La philosophie comme science rigoureuse, PUF, Epiméthée, 2005, p. 27. 21 HUSSERL, Recherches logiques, Tome 2, PUF, Epiméthée, 1972, p. 145. 22 Ibid, pp. 146-147. 23 HUSSERL, Recherches logiques, Tome 2, V, §14, p. 188. « Je ne vois pas des sensations de couleurs mais des objets colorés, je n’entends pas des sensations auditives mais la chanson de la cantatrice », p. 176., ou encore » dans le même sens de cette distinction entre le contenu psychique et l’objet visé, « des actes diférents peuvent percevoir la même chose et cependant ressentir des choses tout à fait différentes », p. 184. 24 Comme le remarque Patocka, « la conscience retient les impressions mais, animant ces impressions de ses intentions ojbjectives, elle ne s’arrête pas auprès d’elles, les traversant plutôt pour atteindre l’objet et ses propriétés. L’animation ou appréhension, l’interprétation des impressions, est ce qui fait que l’objet -individuel ou idéal, fait singulier ou généralité- nous apparaît » , Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 87.

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sens idéal et logique, et grâce auquel nous possédons une conscience d’identité (la boîte que perçois peut changer de couleur et de position mais c’est la même boîte qui demeure perçue).

Tel sera le sens de la définition de l’acte objectivant donnée par Husserl dans la Recherche VI : les actes objectivants sont des actes qui comportent en eux-mêmes une relation intentionnelle à un objet, à une « matière intentionnelle », comme les perceptions et les jugements, ce qui n’est pas le cas du désir ou du souhait, qui bien qu’ils soient des vécus intentionnels, impliquent une représentation de l’objet désiré ou souhaité et se comprennent alors comme actes fondés25.

L’intentionnalité est comme le remarque Emmanuel Housset un domaine de recherche apriorique qui détermine les conditions de l’apparaître de l’objet : par le vécu intentionnel, la conscience opère une synthèse d’identification : au lieu de penser seulement « le merle s’envole », je vois le merle s’envoler : la proposition formelle culmine dans la plénitude de la visée intentionnelle, c'est-à-dire dans un acte d’intuition originaire.

Cette identification relève d’une connaissance éidétique qui porte sur la coordination légale réciproque des déroulements réels (reell) du vécu aux objectités qui en eux apparaissent. C’est en ce sens que l’intentionnalité est à l’origine de la constitution du phénomène, et réhabilité le rapport direct et intellectuel à la chose, en surmontant le solipsisme cartésien. Comme le remarque Patocka,

« L’intentionnalité se révélant à la racine de la manifestation, de l’apparition de l’objet, il devient possible de suivre la genèse, la constitution de l’objet, car celui-ci n’est pas simplement donné, mais édifié dans l’activité intentionnelle. Résultat insoupçonné, cela ouvre une perspective entièrement nouvelle. L’intentionnalité nous apparaît comme un processus actif dont nous ne nous doutons pas dans l’expérience courante où nous nous contentons de résultats nus, toujours déjà achevés et en quelque sorte fixés. L’intentionnalité se dirigeant par essence sur un objet, ne s’arrêtant pas normalement auprès du vécu, il s’ensuit tout à fait logiquement une tendance de notre vécu à s’aveugler à son propre égard, à oublier de se voir comme il est, voire souvent dans le fait qu’il est. Si nous voulons vivre dans les choses et auprès des choses, nous ne pouvons nous permettre de vivre à l’intérieur de nous-mêmes et de nous comprendre nous-mêmes […] L’intentionnalité est le lien unifiant qui fait que l’expérience de la conscience n’est pas un ramassis d’impressions et autres phénomènes, mais un processus unitaire, doué de sens […] L’intentionnalité, telle que Husserl la thématise, fait apparaître comme trait essentiel l’orientation noétique… Les intentions ne se trouvent pas à la surface de la vie

25 Il est nécessaire en ce sens d’établir une distinction entre la qualité d’un acte et sa matière : « Tout vécu intentionnel ou bien est un acte objectivant ou bien a un tel acte pour « base », c'est-à-dire renferme nécessairement, dans ce dernier cas, comme partie composante, un acte objectivant dont la matière totale est en même temps, et cela d’une manière individuellement identique, SA matière totale », Husserl, Recherches logiques, op. cit…, p § 41, p. 308. La qualité quant à elle peut désigner une pure représentation, comme les actes de croyance, de souhait ou de souvenir. Par exemple, je peux partager le même souvenir de la soirée d’hier avec un ami, en ce cas, la matière de l’acte de représentation est la même (la soirée d’hier), mais la qualité de ce souvenir peut varier et différer selon les vécus psychiques qui lui sont associés. Ou encore il peut arriver que deux vécus intentionnels aient la même matière mais une qualité différente, par exemple lorsque différentes personnes croient, souhaitent, mettent en doute, etc. « la même chose ». Renaud Barbaras tire les conséquences de cet nouvelle détermination de l’acte objectivant dans la définition de l’intentionnalité : « Cette analyse signifie donc que la conception husserlienne de l’intentionnalité est de type intellectualiste, en ce qu’elle est caractérisée par un primat du rapport théorique, du rapport de connaissance. La réalité, comme ce qui est visé dans tout acte intentionnel, c'est-à-dire l’autre de la conscience, ne peut être atteinte que sur la base d’une conscience théorique, c'est-à-dire d’une objectivation : le monde se donne à nous dans l’attitude désintéressée et désaffectée de la connnaissance, du « voir » théorique […] Il n’y a pas de désiré ou, de réjouissant qui ne soit d’abord connu. Bref la présence se constitue dans un acte objectivant, et c’est sur le fondement de cet acte que les autres actes peuvent se rapporter à quelque chose, être intentionnels. Il n’y a pas de présence du désiré comme tel, la présence du désiré se confond avec ce qui, en lui, est représenté », in Introduction à la philosophie de Husserl, La Transparence, 2004, p. 76.

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consciente, exposées au regard comme des décors sur une scène….les faits décrits ont d’abord dû être préparés (à la manière d’une préparation pour le microscope), dépouillés par la compréhension du caractère objectivant de l’intention, pour que l’objet lui-même puisse devenir le guide du dévoilement des accomplissements subjectifs impliqués, dissimulés dans l’obscurité, de plus en plus latents et lointains »26.

C’est en ce sens que la phénoménologie entend parvenir à l’unité objective sur le sol des

phénomènes eux-mêmes, dans et par la spontanéité de la pensée qui parvient néanmoins à des résultats objectifs : l’intentionnalité nous ouvre ainsi à une réflexion transcendantale, où le monde devient horizon, « une Idée qui gît à l’infini ou encore une Idée au sens kantien », une structure de la subjectivité transcendantale27, ce qui renvoie à la troisième acception du concept de conscience évoqué plus haut.

C – Evidence et vérité : vers la réduction phénoménologique L’évidence est le critère ultime de la vérité. Elle est ce en quoi apparaît l’objet en chair et

en os, est donné-en-personne. C’est un mode d’identification adéquate par laquelle s’opère la concordance entre l’intention et son objet intentionnel : « la vérité est, en tant que corrélat d’un acte identifiant, un état de choses et, en tant que corrélat d’une identification par coïncidence, une identité : la pleine concordance entre le visé et le donné comme tel. Cette concordance est vécue dans l’évidence, en tant que l’évidence est la réalisation actuelle de l’identification adéquate »28.

Qu’il s’agisse de l’évidence d’un objet idéal ou de celle d’un objet réel comme une chose matérielle, c’est toujours, de façon analogue, la constitution d’une identité à travers une multiplicité de vécus pouvant s’y rapporter qui se réalise. L’évidence est conscience d’identité, constitution d’un identique par-delà la multiplicité des vécus.

L’évidence peut ainsi être caractérisée, non comme une illumination immédiate, mais comme une intentionnalité vivante, une visée qui s’accomplit de manière plus ou moins conforme à son but. En ce sens, l’évidence est un concept qui s’inscrit dans une critique transcendantale de la connaissance : l’évidence est une « méthode grâce à laquelle les concepts fondamentaux de l’analytique sont engendrés originellement »29. En ce sens l’évidence a priori des principes logiques renvoie à l’évidence première de l’expérience.

Mais il ne s’agit pas d’une évidence naïve, qui serait exempte de la contribution de la subjectivité dans la mise en présence de l’objet visé intentionnellement ; cette évidence est logique et comporte un lien originaire de fondation avec l’expérience du monde, qu’il soit historique ou génétique, qu’il faut faire apparaître par une série d’ « examens réducteurs »30. Le thème de la réduction transcendantale s’annonce ici comme condition d’une analytique

26 Patocka, Introduction à la phénoménologie de Husserl, op. cit., p. 88 ; p 86 ; p 90. 27 Husserl émet néanmoins une réserve à l’égard de Kant concernant la totalité et la synthèse des phénomènes dans une totalité : « Kant ne s’est jamais clairement rendu compte de ce qu’on entend par caractères propres de l’ « idéation » pure ou par appréhension adéquate des essences conceptuelles et de la validité génrale des lois d’essence, que, par conséquent, le concept authentique phénoménologique de l’a priori lui a manqué. Aussi n’a-t-il jamais pu faire sien le seul but possible d’une critique scientifique rigoureuse de la raison , à savoir de rechercher les lois d’essence pures qui régissent les actes en tant que vécus intentionnels selon tous leurs modes, de donation de sens objectivante et de constitution remplissante de l’ « être vrai », in Recherches logiques, Tome 3, op. cit., p. 243. 28 Ibid, § 39, p. 151. 29 HUSSERL, Logique formelle et logique transcendantale, § 70b. 30 Ibid, § 85, p. ?

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formelle qui identifie le jugement comme unité de sens, mais fait abstraction de sa vérité et de son rapport aux choses.

C’est cette réduction ou mise hors circuit de la thèse d’existence qui rend possible le regard éidétique, c'est-à-dire l’évidence comme voir apodictique qui se réalise pleinement dans l’intuition des essences. Comme le remarque Emmanuel Housset, « il est ainsi manifeste qu’avec l’évidence Husserl refuse de s’en tenir à l’idée d’une vérité propositionnelle pour donner accès à une vérité proprement phénoménologique. Tout jugement vrai se fonde sur une vérité qui se donne dans l’évidence…la vérité logique est en cela reconduite à une vérité ontologique, c'est-à-dire à l’être-donné de la chose dans la vérification évidente »31.

La raison est donc le processus même d’amener à l’évidence comme accomplissement d’un vécu, dans la plénitude de l’adéquation entre l’intention et son objet visé : tel est le sens de la subjectivité transcendantale, qui en se fondant sur l’évidence, est la pénétration même du vrai :

« L’évidence n’est pas un je ne sait quel sentiment intellectuel- il est la pénétration même du vrai. Le miracle de la clarté est le miracle de la pensée. La relation entre objet et sujet n’est pas une simple présence de l’un à l’autre, mais la compréhension de l’un par l’autre, l’intellection ; et cette intellection c’est l’évidence. La théorie de l’intentionnalité chez Husserl, rattachée si étroitement à sa théorie de l’évidence, consiste en fin de compte à identifier esprit et intellection, et intellection et lumière […] La lumière de l’évidence est le seul lien avec l’être qui nous pose en tant qu’origine de l’être, c'est-à-dire en tant que liberté »32.

L’évidence amène ainsi à renouveler le concept de représentation, en ce sens que

l’intentionnalité qui s’accomplit en elle n’est pas simplement un jeu psychologique qui doit refléter en nous aussi fidèlement que possible un objet extérieur, mais se comprend comme donation de sens et ouverture de la subjectivité à l’existence de cet objet même. C’est le sens dans lequel l’objet est atteint et, par conséquent, dans lequel il est posé comme existant que l’analyse phénoménologique cherche à découvrir.

III°/ Intuition et réduction phénoménologique

A - L’intuition comme faculté du retour aux choses L’intuition renvoie chez Husserl à la faculté de connaître les phénomènes par la vue, qui

sont donnés dans l’évidence. La compréhension de l’intuition s’inscrit dans le cadre d’une opposition philosophique entre d’un côté, un naturalisme empiriste et positiviste voyant dans la seule expérience sensible la source de toute vérité et de l’autre un idéalisme qui tente de fonder la connaissance a priori sur une conception absurde de l’évidence comme sentiment33.

Or, l’intuition doit être reconnue comme un voir immédiat de l’essence des choses, c’est en elle qu’apparaît le phénomène, que ce soit l’intuition de l’individu empirique, celle des essences de choses, celle des essences-limites des mathématiques, ou encore celle des idées régulatrices au sens kantien. L’intuition a pour fonction universelle de donner la présence du phénomène comme vécu intentionnel dans le cadre de la plus stricte immanence, et devient une noèse sous cette forme éidétique : elle est ce sur quoi le regard de la réflexion peut se

31 HOUSSET (E.), Husserl et l’énigme du monde, op. cit., pp. 105-106. 32 LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., pp. 35-36. 33 Cf. Husserl, Ideen § 21 ; §145

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diriger pour en reconstituer la dimension et l’implication subjectives de la corrélation du sujet avec le phénomène34 perçu ou visé. Comme le remarque Ricoeur, « c’est l’intuition soit sous sa forme sensible, soit sous sa forme éidétique ou catégoriale, qui légitime le sens du monde et celui de la logique au sens le plus large de ce mot (Grammaire pure, logique formelle et mathesis universalis, etc.). L’idéalisme transcendantal est tel que l’intuition n’y est pas reniée mais fondée »35.

D’où la formulation du principe des principes de la phénoménologie : « Toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance ; tout ce qui s’offre à nous dans l’intuition de façon originaire… doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne »36.

Ainsi l’intuition marque l’ultime légitimation de toute croyance, qu’elle soit

mathématique, logique, perceptive, etc., et la réduction loin de ruiner l’intuition en exalte au contraire le caractère primitif et originaire. Comme le souligne P. Ricoeur,

« l’intuitionnisme de base de l’épistémologie husserlienne n’est pas ruiné par la phénoménologie transcendantale ; au contraire, Husserl ne cessera d’approfondir sa philosophie de la perception au sens le plus large d’une philosophie du voir […] je crois que l’on comprendrait Husserl si l’on arrivait comprendre que la constitution du monde c’est non une législation formelle mais la donation même du voir par le sujet transcendantal. On pourrait dire alors que dans la thèse du monde je vois sans savoir que je donne »37.

Dès l’idée de la phénoménologie, Husserl parle de cette primauté de l’intuition dans le

procès de connaissance : « L’analyse est à chaque pas analyse de l’essence et étude des états-de- choses génériques qui sont susceptibles d’être constitués dans le cadre de l’intuition immédiate. Toute la recherche est donc une recherche apriorique…la phénoménologie procède en élucidant par une vue, en déterminant le sens et en distinguant le sens »38.

Ne pas outrepasser les limites dans lesquelles un phénomène apparaît à l’intuition revient à mettre hors jeu la visée transcendante qui est entrelacée avec la vue, à mettre hors jeu, ce qui n’est qu’une prétendue possession d’une donnée par une réflexion surajoutée : il convient de laisser apparaître le phénomène tel qu’il est visé par la conscience, tel qu’il peut être vu et saisi au sens le plus strict, en le dépouillant de toute interprétation naturaliste.

Comme le remarque Patocka,

« C’est cet intuitionnisme renouvelé qui, au début du siècle, amène les jeunes philosophes à une nouvelle méthode philosophique désignée...comme phénoménologique. A une époque qui ne jure que par l’expérience comme source de toute science, ce revirement signifie une modalité nouvelle de la transformation de la philosophie en science, tâche qui domine toute la philosophie moderne, depuis Descartes jusqu’à Kant, Comte et Bolzano, déterminant aussi, en tant qu’idéal, les grands systèmes spéculatifs comme celui de Hegel »39.

34 Husserl distingue en effet trois concepts de phénomène : …. 35 RICOEUR, Préface à Idées directirces., op. cit., pp. XXVI-XXVII. 36 HUSSERL, Idées directrices…, §24. 37 RICOEUR, … 38 HUSSERL, L’idée de la phénoménologie, op. cit., p. 83. 39 PATOCKA, Qu’est-ce que la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Million, 2002, p. 133.

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B – Réduction et constitution La thèse de la réduction phénoménologique est exposée dans l’Idée de la phénoménologie

sous le vocable de « réduction gnoséologique », et se définit d’emblée contre toute dérive naturaliste : « il est nécessaire d’être en garde contre la confusion fondamentale entre le phénomène pur au sens de la phénoménologie et le phénomène psychologique, objet de la psychologie comme science de la nature »40.

La perception et d’une façon générale la cogitatio ou l’appréhension est un fait psychologique qui apparaît comme une donnée dans l’espace-temps objectif, et qui est pour Husserl le sens même d’un phénomène compris comme transcendant : « le phénomène entendu en ce sens tombe sous la loi à laquelle nous devons nous soumettre dans la critique de la connaissance, sous celle de l’épochè à l’égard de tout ce qui est transcendant...ce n’est que par une réduction, que nous allons d’ailleurs appeler déjà réduction phénoménologique, que j’obtiens une donnée absolue, qui n’offre plus rien d’une transcendance »41 :

« Ainsi à tout vécu psychique correspond, sur la voie de la réduction phénoménologique, un phénomène pur, qui révèle son essence immanente comme une donnée absolue. Toute position d’un être non immanent, d’un être non contenu dans le phénomène, quoique visé en lui… est mise hors circuit, c'est-à-dire suspendue »42.

La réduction phénoménologique ne nie pas le donné comme contenu de la conscience,

elle le biffe pour accéder à la donnée absolue immanente de l’expérience pure du phénomène visé par la conscience : « ce sont précisément de telles données absolues dont nous parlons alors ; même si celles-ci se rapportent intentionnellement à un être objectif, ce se rapporter est une sorte de caractère en elles, pendant que rien n’est préjugé concernant l’existence ou la non-existence de cet être »43.

Ainsi la réduction nous fait accéder à la présence absolue et indubitable du phénomène dans l’évidence de la cogitatio : « une science des phénomènes absolus, entendus comme cogitationes, est la première chose dont ayons besoin »44.

Si le monde demeure une énigme comme transcendance, nous pouvons néanmoins comprendre comment la perception peut atteindre ce qui est immanent, le vécu psychique en lui-même, l’Ur-impression, sous forme de perception réduite. La réduction phénoménologique ne perd pas le monde auquel la conscience se rapporte, car elle est intentionnelle, et c’est parce que la conscience est intentionnalité qu’il est possible d’effectuer la réduction sans perdre ce qui est réduit. L’intentionnalité est ce qui rend possible l’épochè elle-même : percevoir cette pipe sur la table, c’est non pas avoir une reproduction en miniature de cette pipe dans l’esprit comme le pensait l’associationnisme, mais viser l’objet pipe lui-même. La réduction, en mettant hors circuit la doxa naturelle (position spontanée de l’existence de l’objet) révèle l’objet en tant que visé, ou phénomène, la pipe n’est plus alors qu’un vis-à-vis (Gegenstand) et ma conscience le fondement radical et absolu qui est la source de la signification, c’est à dire de la constitution de l’objectité dans le cadre d’une phénoménologie transcendantale conférant validité aux phénomènes réduits : 40 HUSSERL, L’idée de la phénoménologie, op. cit., p. 68. 41 Ibid. 42 Ibid., p. 69. 43 HUSSERL, L’idée de la phénoménologie, op. cit., pp. 69-70. 44 Ibid., p. 72.

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« On voit donc qu’on peut parler avec Husserl d’une inclusion du monde dans la conscience, puisque la conscience n’est pas seulement le pôle Je (noèse) de l’intentionnalité , mais aussi le pôle cela (noème) ; mais il faudra toujours préciser que cette inclusion n’est pas réelle (la pipe est dans la chambre) mais intentionnelle (le phénomène pipe est à ma conscience)…C’est parce que l’inclusion est intentionnelle qu’il est possible de fonder le transcendant dans l’immanent sans le dégrader »45.

Ainsi la phénoménologie est elle-même une réponse à la question : comment peut-il y

avoir un objet en soi pour moi, une transcendance dans l’immanence ? Patocka remarque à ce propos que « l’idée de la constitution signifie au fond que la transcendance de l’autodonation est conciliable avec l’immanence réelle (reell) de l’essence du vécu et peut sous ce rapport être déclarée elle aussi une espèce d’immanence, une transcendance dans l’immanence »46.

Le sens du monde est alors constitué comme sens que je donne au monde en tant que subjectivité transcendantale : tel est le sens de l’idéalisme transcendantal soutenu par Husserl :

« Ce dont il faut se rendre compte en premier lieu, c’est que le problème radical doit au contraire porter sur le rapport entre la connaissance et l’objet, mais au sens réduit, c'est-à-dire qu’il est question, non pas de la connaissance humaine mais de la connaissance en général, sans que s’y joigne aucune position existentielle qui la rapporte soit au moi empirique soit à un monde réel […] Son champ, avons-nous dit également est l’ a priori dans le cadre de l’absolue présence-en-personne »47.

C - La réduction éidétique La réduction phénoménologique est un acte de liberté du sujet transcendantal, qui

permet d’accéder à l’immanence des vécus purs de la conscicnce : elle permet de se libérer de la naïveté de l’attitude naturelle et de se découvrir comme subjectivité constituant le monde.

Mais l’épochè ne devient constituante dans le cadre d’une critique de la connaissance et de la réflexion sur ses fondements que sur le plan éidétique : la phénoménologie se veut une science éidétique des vécus purs, par opposition aux sciences empiriques qui analysent des contenus de conscience en les traitant comme des faits observables et liées entre eux selon des lois déductives (psychologisme) :

« la phénoménologie pure ou transcendantale ne sera pas érigée en science portant sur des faits, mais portant sur des essences( en science éidétique) ; une telle science vise à établir uniquement des connaissances d’essence, et nullement des faits. La réduction correspondante qui conduit du phénomène psychologique à l’essence pure, ou – si on se place au point de vue de la pensée qui porte le jugement – de la généralité de fait ou généralité empirique, à la généralité d’essence, est la réduction éidétique »48.

Le terme « éidétique » renvoie à la notion d’essence, l’eidos, qu’il s’agit précisément

d’élucider par la noèse, qui informe le vécu originaire et permet d’élucider intuitivement la conscience rationnelle : la réduction éidétique permet d’accéder aux essences des choses données dans l’intuition donatrice originaire, c'est-à-dire dans l’intuition sensible,

45 LYOTARD, La phénoménologie, PUF, Que sais-je, 2004, p. 29. 46 PATOCKA, Introduction à la phénoménologie de Husserl, op. cit., p. 130. 47 HUSSERL, L’idée de la phénoménologie, op. cit., p. 102 ; p. 111. 48 HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, Gallimard, 1950, p. 7.

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et élève le donné à sa signification logique. Elle rend possible l’intuition des essences qui vient remplir les significations logiques de manière analogue à celle dont la perception remplit d’ordinaire les significations vides portant sur les choses.

Comme le remarque Paul Ricoeur,

« Il ne faut pas oublier en effet que la réduction transcendantale qui restitue le sens de la conscience en général ne peut être pratiquée sans la réduction éidétique qui fixe les significations telles que percevoir, entendre, voir, imaginer, décider, agir etc. – comprises sur un petit nombre d’exemples. La crainte de platoniser sur les essences ne doit pas nous faire manquer la tâche de constituer des objets phénoménologiques, en entendant par là les contenus idéaux capables de remplir les intentions signifiantes multiples et variables que le langage met en œuvre toutes les fois que nous disons je veux, je désire, je regrette, ou que nous comprenons une situation, un comportement comme signifiant vouloir, désir, regret »49.

La réduction éidétique ouvre donc à la possibilité d’une constitution de la connaissance,

elle est la condition d’une phénoménologie transcendantale :

« Il est clair que le problème de la constitution signifie uniquement ceci : il est possible d’embrasser par l’intuition et de saisir théoriquement les séries réglées d’apparence qui convergent nécessairement dans l’unité d’une chose qui apparaît…ces séries peuvent être analysées et décrites selon leur originalité éidétique, et la fonction de corrélation, conforme aux règles, entre la chose déterminée qui apparaît, prise comme unité, et le divers infini mais déterminé des apparences, peut être soumise à une pleine évidence et ainsi dépouillée de tout mystère »50.

L’enjeu que comporte l’exigence de la validité d’une science éidétique par rapport au

naturalisme est de montrer que le secteur de l’ a priori ne se limite nullement au logico-mathématique : il faut aussi constituer une psychologie rationnelle, une éthique apriorique, fondée sur ce qui est positif pour dépasser l’aporie de l’empirisme sceptique : « Si par positivisme on entend l’effort, absolument libre de préjugé, pour fonder toutes les sciences sur ce qui est positif, c'est-à-dire susceptible d’être saisi de façon originaire, c’est nous qui sommes les véritables positivistes »51.

D – Croyance et réalité : de l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale L’attitude naturelle se caractérise par une croyance en la réalité du monde : elle est

adhésion naïve à l’existence de ce monde, sans s’interroger sur le rôle de la subjectivité dans ce qu’elle prétend vivre au sein de cette attitude. Jugements, souhaits, désirs, souvenirs sont des faits de nature ou des contenus de conscience qui définissent la vie courante des individus, sans que ceux-ci s’interrogent sur le sens de ces contenus, par exemple de leurs volitions : je veux quelque chose sans m’interroger sur le voulu comme tel, dans ce qu’il a de proprement intentionnel. Je ne m’interroge pas sur ma visée, sur ce qu’elle est censée atteindre comme but, c'est-à-dire dans sa relation au monde comme étant transcendant. L’attitude naturelle est une vie tissée de rencontres et de sentiments qui toutes présupposent l’existence du monde, ce que Husserl caractérise comme un dogmatisme. Ce que j’éprouve, par exemple à travers un sentiment, est-ce un vécu qui vise une chose donnée dans la perception, par exemple un arbre 49 RICOEUR, A l’école de la phénoménologie, Vrin, 2004, pp. 68-69. 50 HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, op. cit., p. 507. 51 HUSSERL, Idées directrices…, § 20.

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ensoleillé, vision qui me procure du plaisir, ou bien est-ce que ma visée dépasse la stricte immanence de ce sentiment au-delà de la chose perçue ? C’est la question du sens que je donne au phénomène qui doit être objet d’interrogation et fonder la recherche transcendantale.

Pourtant, dans l’attitude naturelle, l’arbre ensoleillé demeure perçu sans que je me demande ce qui dans ma subjectivité me relie à lui dans l’éprouvé du sentiment : l’arbre existe pour lui-même sans que je me pose la question du vécu intentionnel qui me relie à l’expérience de son apparition dans ma perception : le monde n’est pas questionné, il est n’est plus sujet d’étonnement, il est une donnée naturelle indépendante.

Dans l’attitude naturelle, le monde ne contient pas seulement des choses ou des vivants. Il contient également des œuvres, des valeurs, des biens. Il contient enfin des environnements idéaux, corrélats d’actes de connaissance. : par exemple, les nombres sont là pour moi, tels que je les rencontre dans l’acte de numération.

Cette attitude naturelle se comprend donc comme une position d’existence où le sujet de la croyance est intégré à l’objet de la croyance au monde : c’est un naturalisme, une forme d’ontologie réaliste qui procède d’un accomplissement, d’une thématisation de la thèse naturelle. Comme le remarque R. Barbaras, « la découverte du monde comme réalité me faisant vis-à-vis est convertie, traduite en position métaphysique du monde comme réalité absolue, reposant en elle-même »52.

La thèse du monde est donc en deçà de toute prise de position théorique, de toute interrogation sur le sens du monde et de mon existence en son sein à travers mes vécus intentionnels : elle est une croyance. En ce sens, le monde paraît réel au sens de l’attitude naturelle parce qu’il s’ignore comme constitué et la prétention à la vérité de cette réalité est une méconnaissance, une naïveté.

Comme le remarque Paul Ricoeur, « C’est plutôt une opération qui s’immisce dans l’intuition et dans la croyance et rend le sujet captif de ce voir et de ce croire, au point qu’il s’omet lui-même dans la position ontique de ceci ou de cela »53.C’est en ce sens que la réduction consiste en toute rigueur à mettre au jour la dimension de croyance dans sa production subjective. Comme le remarque Fink, l’épochè « n’est pas l’invalidation d’une croyance déjà reconnue comme croyance, mais l’authentique découverte de la croyance au monde, la découverte du monde comme dogme transcendantal »54.

La réduction de la thèse naturelle sera alors une reconduction au sens étymologique : re-ducere. Reconduction d’une négativité au sein de ce qui se donne comme positif, et partant, d’une nouvelle positivité, transcendantale, comme envers de cette négativité.

La problématique de la croyance exprime bien l’enjeu de ce tournant transcendantal : le propre de la croyance est de s’ignorer comme telle et donc de s’apparaître comme découverte ou reconnaissance de l’objet posé par la croyance.

Comme le remarque R. Barbaras,

« Il ne s’agit pas pour Husserl de modaliser ou de nier la certitude du monde, c'est-à-dire sa réalité. Il n’est donc pas question de briser notre lien originaire et irréductible avec le monde. Mais, neutralisant la thèse du monde, …Husserl fait paraître précisément ce lien comme tel, c'est-à-dire l’appartenance du monde à la subjectivité…Il s’agit par cette mise en suspens de la thèse naturelle, de convertir sa dimension ontique en dimension constituée…on découvre que ce qui sous-tend la croyance au monde n’est pas l’être réel, mais l’être-subjectif de la thèse »55.

52 BARBARAS (R.), Introduction à la philosophie de Husserl, op. cit., p. 90. 53 RICOEUR, A l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 228. 54 FINK (E.), De la phénoménologie, p. 135. 55 BARBARAS (R.), Introduction à la philosophie de Husserl, op. cit., pp. 96-97.

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La réduction permet alors de convertir la relation ontique de la conscience et du monde (relation entre deux étants intra-mondains) caractéristique de l’attitude naturelle, en sa signification authentique, à savoir en relation de constitution transcendantale : tel est le sens de l’éidétique de la conscience. Il s’agit de réhabiliter le vécu de conscience (je perçois, j’imagine, je sens, je désire, je veux etc.,) en s’interrogeant sur le pôle noématique, c'est-à-dire de se demander par exemple comment le perçu comme tel peut renvoyer à la conscience tout en lui faisant vis-à-vis, comment l’altérité de l’objet est conciliable avec son appartenance à la conscience, c'est-à-dire comment se réalise l’intentionnalité. Comme le remarque P. Ricoeur,

« C’est avec le thème de l’intentionnalité que la phénoménologie transcendantale se précise en tant que philosophie du sens : l’exclusion du monde ne supprime pas la relation au monde mais précisément la fait surgir comme dépassement de l’ego vers un sens qu’il porte en lui. Réciproquement, c’est la réduction transcendantale qui interprète l’intentionnalité comme visée d’un sens et non comme quelque contact avec un dehors absolu […] c’est aussi et principalement réfléchir sur le cogitatum du cogito, sur le monde en soi, sur le noème du monde »56.

CONCLUSION De l’attitude naturelle à l’attitude transcendantale, il y a l’enjeu d’une reconquête du sens,

car la raison est plus qu’une seule critique de la connaissance, elle est aussi la tâche d’unifier toutes les activités signifiantes : spéculatives, éthiques, esthétiques etc. Elle couvre tout le champ de la culture dont elle est le projet indivis. Ainsi la raison prend un accent « existentiel » tout en fondant une philosophie réflexive déjà achevée sur le plan de l’intériorité. En radicalisant le projet cartésien, la phénoménologie se sent responsable de l’homme moderne et capable de le guérir dans le cadre d’une téléologie de l’Histoire. Comme le remarque Husserl,

« C’est pourquoi la crise de la philosophie signifie la crise des sciences modernes qui sont les rameaux du tronc philosophique universel : crise d’abord latente, mais de plus en plus apparente, qui affecte l’homme européen dans sa capacité globale de donner un sens à sa vie culturelle, dans son existence globale »57.

La reconquête du sens implique, comme nous l’avons vu, la neutralisation de la croyance

en la thèse du monde, par l’épochè universelle, qui permet de retrouver la sphère de notre intériorité, de nos sentiments, de nos jugements, de nos désirs etc.., en les considérant dans la plus stricte immanence de l’expérience transcendantale, c'est-à-dire tels qu’ils peuvent se rapporter à l’évidence apodictique du cogito dans son rapport à sa cogitatio, c'est-à-dire à l’appréhension (Aufassung) du monde, composée de la hylé (data sensibles, sensations) et informée par la noèse ( acte de la pensée phénoménologiquement réduite).

Citons encore Ricoeur en reprenant l’exemple du sentiment pour bien comprendre la dialectique de l’attitude naturelle et de l’attitude transcendantale, de la croyance et de la réalité :

« le sentiment – par exemple l’amour, la haine – est sans aucun doute intentionnel ; il est un sentir quelque chose : l’aimable, le haïssable. Mais c’est une intentionnalité bien étrange : elle vise des qualités senties sur les choses ou sur les personnes : mais en même

56 RICOEUR, A l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 202. 57 HUSSERL, Krisis, § 5.

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temps, elle révèle la manière dont le moi est intimement affecté...C’ est là l’autre face de cette remarquable expérience : intentionnel le sentiment n’est pas objectif ; il n’est pas traversé par une intention positionnelle, par une croyance ontique ; il ne s’oppose pas à une chose qui est ; il ne signifie pas, par le moyen des qualités qu’il vise, l’étant de la chose ; il ne croit pas à l’être de ce qu’il vise. Non. Mais sur la chose et par le moyen du aimable et du haïssable il manifeste mon être-affecté-ainsi »58.

Se laisser affecté par le monde sans faire intervenir le jugement de l’attitude naturelle

revient à se situer dans l’évidence du sentiment, évidence d’un monde donné après la réduction, qui renvoie à la liberté du sujet transcendantal : c’est le résidu de l’épochè, c'est-à-dire une région non affecté par la thèse d’existence. Comme le remarque Lévinas, « Car la science…ne peut renoncer à l’évidence, car elle procède originellement du souci qu’a l’homme de constituer librement son existence. L’évidence et la raison sont avant tout la manifestation même de la liberté. Husserl rappelle la signification que leur attribuait l’antiquité : le savoir était une manière d’être libre, de n’accepter pour règle que le raisonnable, c'est-à-dire rien d’étranger à soi »59.

© Nicolas Dittmar www.contrepointphilosophique.ch Rubrique Philosophie 19 février 2012

58 RICOEUR, A l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 317. 59 LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 62.