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I DÉES Jean-Pierre Le Goff : «Affronter les réalités qui ... · morcelé et dans le chaos des idées. L’unité et la dé- ... et dans la confusion, témoignant ainsi d’un

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Page 1: I DÉES Jean-Pierre Le Goff : «Affronter les réalités qui ... · morcelé et dans le chaos des idées. L’unité et la dé- ... et dans la confusion, témoignant ainsi d’un

Vendredi 23 janvier 2015 - N° 3173 7

Nos politiques invoquent la laïcité, la Répu-blique, le «vivre-ensemble». Ne faudrait-il pasdéfinir ce que l’on met derrière ces mots.Quelles sont nos valeurs ? Sur quoi se fondenotre identité ? Une parole s’est libérée, des lignes se sont dépla-cées, mais les idées demeurent confuses, chao-tiques. Prenons la République et la laïcité surlesquelles tout le monde semble se retrouver. Dansson discours à l’Assemblée nationale, Valls a étél’homme politique de gauche qui a parlé fermementet clairement en rappelant certains principes. Il estapparu, comme un républicain à la hauteur de lasituation. François Hollande a réaffirmé ces mêmesprincipes et il a tenu, dans une situation difficile, àréconforter nos compatriotes musulmans qui ontpeur d’être stigmatisés et confondus avec lesadeptes de l’islamisme radical. Mais affirmer hautet fort le principe de laïcité, tout en disant et répé-tant en même temps que tout cela «n’a rien à voiravec l’islam» est pour le moins paradoxal. Ce n’estpas le rôle du Président de la République de direce qu’il en est de cette religion, comme des autres.Au sein de l’islam, il y a du reste des contradictionset des débats. Des intellectuels – comme le regrettéAbdelwahab Meddeb – parlent de l’islamismecomme «la maladie de l’islam». Toute une réflexionminoritaire mais bien réelle est amorcée sur lestextes fondateurs et l’épreuve de la critique peut êtrefavorable au développement d’un «islam des Lu-mières» que certains appellent de leurs vœux. Il ap-partient à nos compatriotes musulmans, à leursreprésentants de mener ce travail et de faire valoir– comme ils l’ont fait – que l’islamisme radical nepeut être l’islam de France. Le Président de la Répu-blique n’a cessé de rappeler les principes de laïcitéet de neutralité de l’État en matière confessionnelleet il s’est de fait investi, par moments, sur un terrainreligieux qui n’est pas le sien. Tout en célébrant lesvaleurs républicaines qui nous rassemblent, on n’apas cessé de parler de «musulmans», de «juifs», de«chrétiens»… On n’a parlé que de communautés etun moment on a eu le sentiment que la religion oc-cupait désormais tout l’espace public et politique.Or, la conception républicaine de la citoyenneté estindividuelle et non communautaire. Elle a ses pro-pres exigences qui impliquent de dépasser ses in-térêts particuliers, son appartenance à telle ou tellecommunauté particulière, pour se penser comme uncitoyen, membre d’une collectivité historique, laFrance, en même temps qu’individu autonome àégalité avec les autres dans le débat démocratique.Cet «idéal régulateur» semblait s’être évanoui aumoment même où l’on célébrait les vertus de la Ré-publique. La France a en partie glissé vers un mo-dèle de type communautaire, mais sansl’arrière-fond patriotique très fort qui existe auxEtats-Unis. La réaffirmation des grands principes dela République s’est produite en France dans un paysmorcelé et dans le chaos des idées. L’unité et la dé-fense de la République se sont affirmées avec forceet dans la confusion, témoignant ainsi d’un certainétat du pays en même temps que d’un sursaut etd’une volonté de reconstruction. D’une certaine ma-nière, tout reste à faire.

Certains journalistes ou personnalités ont dé-noncé «l’islamophobie» responsable d’un «climatmalsain». Quelques-uns – Jean Birnbaum, EdwyPlenel, Laurent Joffrin – ont même désigné descoupables : Houellebecq, Zemmour, Finkiel-kraut… Que vous inspire cela ? Les journalistes militants que vous citez ne me pa-raissent pas dignes d’intérêt, pour ne pas dire plusaprès ce qui s’est passé. Dans les jours précédantles attentats, le roman de Houellebecq était d’em-blée accusé d’«islamophobie» ou de complicitéavec les idées du Front national : «la fable deHouellebecq», pouvait-on lire dans un éditorial deLibération «permet de chauffer la place de Marine

Le Pen au café de Flore». Au-paravant, Zemmour avait étéviolemment stigmatisé, sansqu’un réel débat ait eu lieupour répondre aux thèses qu’ilavance, alors que son livres’est vendu à plusieurs centaines de milliers d’exem-plaires... Ces journalistes-mili-tants n’existent que parrapport à ce qu’ils dénoncentdans un face à face délétère,en se donnant le beau rôle deprêcheurs du Bien et de re-dresseurs de torts. La façondont, depuis des années, ilsont mis en avant le thème du«fascisme montant» et se sontpolarisés sur l’extrême droiteen pratiquant la reductio adhitlerum de tout adversaire, té-moigne d’un enfermementmental et d’une posture. Ce n’est pas la recherchede la vérité qui importe, mais l’image, la volontéd’apparaître toujours dans le bon camp dans unpetit milieu médiatique, en dénonçant et en stigma-tisant les autres. Le terrorisme islamiste a fait voleren éclats tout cela. Mais je crains qu’à nouveau, ilstentent de remettre le «couvercle» sur la réalité etde «noyer le poisson». C’est une frange de lagauche minoritaire, bête et sectaire qui, à mon avis,ne mérite que le mépris. Ils jouent le rôle d’une po-lice de la pensée dont la fonction est d’empêcherd’affronter – librement, calmement et rationnelle-ment – les réalités dérangeantes et les chantiers quisont devant nous. Ils ont toujours servi à entraverce travail de réflexion et de reconstruction en touteliberté intellectuelle et de la sorte ont fait le jeu duFront national qui traite les problèmes refoulés à safaçon. Mais historiquement, je crois qu’ils sont surle déclin, même s’ils s’accrochent à leur pouvoir etveulent à tout prix se faire une seconde jeunesseavec ce qui vient de se passer en France. Des enseignants pointent chez ces élèves rétifsaux principes basiques de la République «la fail-lite du langage». Ils ne font pas la différenceentre blasphème et racisme, opinion et délit,mais s’ébrouent en revanche dans une contrecul-ture hyperconnectée. L’une des lignes de front sesitue dans l’éducation, mais cela prendra des an-nées ou des dizaines d’années. La situation peutêtre redressée ? Dans nombre de territoires laissés à l’abandon, nousavons affaire à un terreau économique, social et cul-turel profondément déstructuré. On ne peut deman-der à l’école de tout résoudre. Sans croire à un âged’or, autrefois, quand les jeunes arrivaient à l’école,il existait déjà une socialisation minimum, l’appren-tissage d’une morale commune qui passaient par lafamille, le milieu social dans lequel ils vivaient. Lechômage et la précarité combinés avec la déstruc-turation familiale marquée par l’absence du pèrecomme figure incontournable de l’autorité, peuventfavoriser un basculement dans la délinquance ouune restructuration fanatique par l’islamisme radical.La République a abandonné des quartiers où le ban-ditisme, les ghettos communautaristes se sont déve-loppés. Dans les événements tragiques que nousvenons de vivre, la question des libertés n’est passeule en cause. Pendant longtemps, nous n’avonspas voulu voir l’importance d’un nouvel antisémi-tisme, préférant concentrer l’attention sur l’antisémi-tisme des groupes d’extrême droite sur le modèledes années 1930, alors que tous les signes étaientlà. N’oublions jamais que la France est le pays oùl’on a abattu sauvagement, de sang froid, à boutportant, des familles et des enfants juifs. C’est unFrançais qui a assassiné des juifs en Belgique. ÀParis, en juillet dernier, on a entendu dans des ma-nifestations des slogans «Mort aux juifs», des bou-

tiques ont été incendiées, et en janvier on a de nou-veau assassiné sauvagement dans une boutique ca-sher des compatriotes parce qu’ils étaient «juifs»…Il faut garder cela en tête. Le nouvel antisémitismes’accompagne de l’importation du conflit israélo-pa-lestinien dans notre pays, s’articule à une haine vis-à-vis d’Israël, des Etats-Unis et à la théorie ducomplot. Il n’est pas marginal. Il faut prendre la me-sure du travail à faire pour le combattre et le déra-ciner. L’enseignement de la morale, de l’histoire estimportant car il y a une inculture, une déculturationhistorique extrêmement forte. Dans certains quartiersoù sévissent le chômage de masse et les déstructu-rations familiales, vous avez des jeunes qui sont sor-tis du système scolaire et se retrouvent en situationd’errance. Il y a des problèmes d’intériorisation d’un«surmoi», d’une morale. Beaucoup d’enseignantssont totalement dépourvus face à ces minorités dejeunes. Ce chantier de reconstruction anthropolo-gique est important, l’école peut y participer, maisle problème se situe en amont de l’école. Vous parliez d’ «idées chaotiques». On a vu enquelques jours le ministre de l’Education passerdes ABCD de l’égalité à la Marseillaise, FrançoisHollande décréter la pause des baisses d’effec-tifs dans les armées ou le garde des Sceaux réclamer par circulaire la plus extrême sévéritécontre des actes d’apologie du terrorisme entournant le dos à l’esprit de sa propre réformepénale. C’est pathétique, on passe d’une position à uneautre sous l’emprise de l’émotion et d’événementstragiques, alors qu’antérieurement on s’attachait àdénier la réalité et on pratiquait à large échelle la«méthode Coué» consistant à répéter à loisir queles choses n’étaient pas si graves, qu’elles allaients’améliorer sous peu, en dénonçant au passagetous ceux qui critiquaient cet angélisme et cet opti-misme surjoué. Le Premier ministre en arrive mêmeà parler d’«apartheid» – politique délibérée de dis-crimination raciale menée par l’État sud-africain de1948 à 1991 – pour caractériser la situation danscertains quartiers ! La mentalité victimaire et le res-sentiment de catégories de la population envers laFrance, entretenus par des associations communau-taristes, ne peuvent être que renforcés. On ne maî-trise plus son langage et on peut s’enfoncer dansune sorte de surenchère, en même temps on entendsurveiller et renforcer la législation contre les proposracistes, antisémites, islamophobes, homophobes…Cette confusion, ce chaos des idées sapent les prin-cipes républicains et ouvre la voie aux dénoncia-tions de toutes sortes et à une police de la parolereprésentées par des journalistes-militants et des as-sociations qui n’ont cessé d’entretenir la haine desoi et l’image d’une France raciste qui n’aurait tiréaucune leçon de son passé vichyssois, colonialiste,esclavagiste… L’indignation et l’émotion suite aux

attentats peuvent nous faireperdre la raison et nous désar-mer face à l’islamisme radical,au terrorisme islamique et auxrisques de guerre civile larvéeexistant au sein même denotre pays. Les manifestationsmassives marquent un sursautet un moment de fraternité, enmême temps qu’elles demeu-rent ambivalentes. On a ap-plaudi les forces de l’ordre, ona chanté la Marseillaise dontquelques années plus tôt, cer-tains voulaient changer les pa-roles jugées trop guerrièresdans un monde pacifié… Il aexisté un curieux mélange desursaut patriotique et d’angé-lisme à la manière d’Imaginela chanson de John Lennon :une terre pacifiée, sans fron-

tières et sans religions. Ce nouveau type de sensi-bilité démocratique n’est pas d’un grand secoursface à des ennemis fanatiques qui veulent nous dé-truire. Nous n’étions pas préparés à cette épreuve.Pendant des années, une bonne partie des sociétésdémocratiques a cru vivre la fin de l’histoire sous ladouble modalité du triomphe apparent du libéra-lisme et des «Droits de l’homme» considérés commela chose du monde la plus partagée. Nous avonsfui l’histoire et le tragique qui lui est inhérent. Dés-ormais, nous sommes au pied du mur. Va-t-on enfinaborder l’ensemble des défis considérables quisont devant nous et entamer un travail de recons-truction de longue haleine ?

François Hollande a défendu ces jours-ci la liberté d’expression avec des mots assez fortsaprès les manifestations anti-françaises dansdivers pays. Nous devons tenir bon sur cette question. Pour au-tant, on ne peut pas demander à tous les Françaisde partager la «culture Charlie». Celle-ci ne repré-sente pas la France et ceux qui ont fait cet hebdo-madaire assumaient un rôle de provocation et detransgression. Je comprends que nos compatriotesmusulmans, mais aussi chrétiens qui ne sont nulle-ment épargnés, se sentent offensés. Mais la Francen’a pas à réintroduire un quelconque délit de blas-phème. On a cru naïvement qu’il ne pouvait pas yavoir de chocs culturels entre des cultures et des ci-vilisations. Dès qu’on parlait de cela, la police dela pensée vous ramenait à George Bush et à la«guerre des civilisations», elle vous classait auto-matiquement dans l’«islamophobie» et dans lecamp de l’extrême droite comme si nous n’avionsd’autre choix qu’entre un multiculturalisme inverté-bré et un essentialisme culturel, xénophobe et chau-vin. C’est ce faux choix sous forme de chantagequi s’est trouvé brusquement mis à mal avec lesévénements tragiques que nous venons de vivre.Nous devons être capables d’aborder sereinementet clairement les différences et les contradictionsexistant entre les peuples et les civilisations qui ontdes histoires et des cultures différentes. Le dialogueentre les pays et les civilisations ne se fait pas sansconfrontation, ce qui implique précisément de sa-voir à quoi nous tenons. En France et en Europe,nous devons refuser les amalgames, mais il y a unchoc culturel avec l’islam comme religion nouvelle-ment implantée qu’il serait vain et dangereux denier. Il faut inverser la problématique d’un multicul-turalisme invertébré qui nous désarme. La Franceet l’Europe, «continent de la vie interrogée», peu-vent être une chance pour l’islam. Nous pouvonsrégler ensemble cette question, en refusant lesamalgames, mais aussi en refusant ceux qui veu-lent nous empêcher d’affronter la réalité et de pen-ser librement. Nier les problèmes fait le jeu del’extrême droite.

Sociologue, fondateur du club Politique autrement, Jean-Pierre Le Goff a analysé dans de nombreux essais – La Démocratie post-totalitaire, La Francemorcelée ou le récent La Fin du village – les mutations à l’œuvre dans le pays. Il revient sur les récents événements ayant endeuillé la France.

Jean-Pierre Le Goff : «Affronter les réalités qui sont devant nous»I D É E S

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