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50 Healthcare Management FORUM Gestion des soins de santé – Fall/Automne 2007 Implanter une culture de sécurité dans une région rurale par Lise Roy a sécurité des patients est un domaine en pleine ébullition dans plu- sieurs pays incluant le Canada. Les études faites au Canada (Baker et al, 2004) 1 et aux États-Unis (Khon et al, 2001) 2 ont démontré que de nom- breux décès résultent d’événements indésirables et que près de la moi- tié de ces événements pourraient être prévenus. Notre organisation s’est donc engagée à implanter une culture organisationnelle centrée sur la sécurité et la qualité. Problématique Malgré nos efforts pour mettre l’accent sur l’amélioration, tant le personnel que les médecins n’arrivent généralement pas à percevoir une plainte ou un événement comme une situation permettant d’identifier des pistes d’amélio- ration. Les intervenants se sentent blâmés et associent souvent le suivi d’un événement à une faute professionnelle. Les événements indésirables ne sont pas tous signalés car ils sont trop souvent perçus comme des complications et le signalement des événements évités de justesse n’est pas pratique courante. Étant un milieu rural, la population se connaît et chaque événement est rapi- dement diffusé dans la communauté, ce qui inhibe les discussions ouvertes entre les professionnels. Nous avons donc une compréhension limitée des problèmes liés à la sécurité et leur envergure. Contexte Notre projet se déroule à la Régie régionale de la santé 4 (RRS4) au nord- ouest du Nouveau-Brunswick. La Régie dessert une population rurale de 50,000 habitants majoritairement francophones. L’organisme est responsable de la livraison des soins et services de première et de deuxième ligne pour l’en- semble du continuum de soins, y compris le communautaire, le pré-hospita- lier, l’hospitalier, la santé publique et mentale, les soins de longue durée et les soins palliatifs, exception faite des centres d’hébergement et foyers de soins. La Régie opère un budget de près de cent millions, compte environ 1500 employés et une centaine de médecins répartis dans trois sous-régions. La Régie est géographiquement et professionnellement quelque peu isolée et fonctionne dans un système hiérarchique traditionnel. Nous avons des sys- tèmes cliniques manuels et fragmentés et l’organisme n’est que débutante dans l’utilisation de données probantes pour prises de décision à caractère organisationnel. Enfin, une culture de blâme et la peur de représailles se fait sentir. Pour mieux comprendre… Nous avons fait une revue de la littérature pour réaliser que les écrits abon- dent sur le sujet. Des publications récentes (McFadden et al, 2006) 3 ; (Ovretveit, 2005) 4 ; (Odwazny et al, 2005) 5 ; (Wong et Beglaryan, 2004) 6 ; (Classen et Kilbridge, 2002) 7 ont identifié des stratégies spécifiques d’intervention consi- dérées essentielles à tout programme de sécurité. Entre autre, la vision, le lea- dership et l’encadrement, la formation et le développement d’habiletés de «coaching», le signalement des événements, les communications ouvertes, le partenariat avec la clientèle, l’analyse des causes profondes, la ré-ingénierie des processus et le suivi des résultats sont autant de stratégies à implanter pour créer une culture de sécurité. Par contre, des progrès marginaux sont enregistrés malgré les efforts soutenus de certaines organisations (Longo et al, 2005) 8 . Ceci confirme l’importance d’adresser les barrières systémiques discu- tées par Amalberti et al (2005) 9 . L’uniformisation des pratiques, l’application de Lise Roy, CHE, BN, MPA, est vice- présidente de la planification et de l’évaluation de l’autorité régionale de la santé 4 au Nouveau-Brunswick. Elle a plus de 20 ans d’expérience en gestion et est boursière du programme FORCES. L ARTICLE ORIGINAL

Implanter une culture de sécurité dans une région rurale

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50 Healthcare Management FORUM Gestion des soins de santé – Fall/Automne 2007

Implanter une culture de sécurité dans une région ruralepar Lise Roy

a sécurité des patients est un domaine en pleine ébullition dans plu-sieurs pays incluant le Canada. Les études faites au Canada (Baker et al,2004)1 et aux États-Unis (Khon et al, 2001)2 ont démontré que de nom-breux décès résultent d’événements indésirables et que près de la moi-tié de ces événements pourraient être prévenus. Notre organisations’est donc engagée à implanter une culture organisationnelle centrée

sur la sécurité et la qualité.

ProblématiqueMalgré nos efforts pour mettre l’accent sur l’amélioration, tant le personnel

que les médecins n’arrivent généralement pas à percevoir une plainte ou unévénement comme une situation permettant d’identifier des pistes d’amélio-ration. Les intervenants se sentent blâmés et associent souvent le suivi d’unévénement à une faute professionnelle. Les événements indésirables ne sontpas tous signalés car ils sont trop souvent perçus comme des complications etle signalement des événements évités de justesse n’est pas pratique courante.Étant un milieu rural, la population se connaît et chaque événement est rapi-dement diffusé dans la communauté, ce qui inhibe les discussions ouvertesentre les professionnels. Nous avons donc une compréhension limitée desproblèmes liés à la sécurité et leur envergure.

ContexteNotre projet se déroule à la Régie régionale de la santé 4 (RRS4) au nord-

ouest du Nouveau-Brunswick. La Régie dessert une population rurale de50,000 habitants majoritairement francophones. L’organisme est responsablede la livraison des soins et services de première et de deuxième ligne pour l’en-semble du continuum de soins, y compris le communautaire, le pré-hospita-lier, l’hospitalier, la santé publique et mentale, les soins de longue durée et lessoins palliatifs, exception faite des centres d’hébergement et foyers de soins.

La Régie opère un budget de près de cent millions, compte environ 1500employés et une centaine de médecins répartis dans trois sous-régions. LaRégie est géographiquement et professionnellement quelque peu isolée etfonctionne dans un système hiérarchique traditionnel. Nous avons des sys-tèmes cliniques manuels et fragmentés et l’organisme n’est que débutantedans l’utilisation de données probantes pour prises de décision à caractèreorganisationnel. Enfin, une culture de blâme et la peur de représailles se faitsentir.

Pour mieux comprendre…Nous avons fait une revue de la littérature pour réaliser que les écrits abon-

dent sur le sujet. Des publications récentes (McFadden et al, 2006)3; (Ovretveit,2005)4; (Odwazny et al, 2005)5; (Wong et Beglaryan, 2004)6; (Classen etKilbridge, 2002)7 ont identifié des stratégies spécifiques d’intervention consi-dérées essentielles à tout programme de sécurité. Entre autre, la vision, le lea-dership et l’encadrement, la formation et le développement d’habiletés de«coaching», le signalement des événements, les communications ouvertes, lepartenariat avec la clientèle, l’analyse des causes profondes, la ré-ingénieriedes processus et le suivi des résultats sont autant de stratégies à implanterpour créer une culture de sécurité. Par contre, des progrès marginaux sontenregistrés malgré les efforts soutenus de certaines organisations (Longo et al,2005)8. Ceci confirme l’importance d’adresser les barrières systémiques discu-tées par Amalberti et al (2005)9. L’uniformisation des pratiques, l’application de

Lise Roy, CHE, BN, MPA, est vice-présidente de la planification et del’évaluation de l’autorité régionale dela santé 4 au Nouveau-Brunswick.Elle a plus de 20 ans d’expérience engestion et est boursière du programmeFORCES. L

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IMPLANTER UNE CULTURE DE SÉCURITÉ DANS UNE RÉGION RURALE

règles de fonctionnement qui appuient des pratiques sécuri-taires et l’interdisciplinarité sont des exemples de pratiquesà adopter en vue d’adresser les barrières mentionnées par lesauteurs.

Barach et Small (2000)10 prônent le signalement des évé-nements et surtout ceux évités de justesse, car ils permettentun suivi proactif, favorisent l’apprentissage sans blâme dansun contexte de responsabilisation et un climat de confiance.Des rencontres régulières nommées «Forums de sécurité» etpréconisées par l’Institute for Healthcare Improvement (2005)11 pourfaire le point sur les événements sont d’autres stratégies àpromouvoir. Kotter (1996)12 et Champagne (2002)13 discutentdes critères à respecter pour un changement durable avecsuccès.

Notre plan d’action et ses objectifs…Inspirés de l’expérience des leaders et tenant compte de

notre contexte spécifique, nous avons retenu quatre princi-paux axes d’intervention : le leadership administratif et cli-nique; la formation et la culture de sécurité; les structures, lesprocessus et l’environnement et enfin, les communications,tant avec la clientèle qu’entre les intervenants. Chaque axecomprend des stratégies spécifiques et complémentaires.

Le principal objectif poursuivi est celui de développer uneculture de sécurité au moyen de diverses stratégies cohé-rentes et intégrées, appuyée par un engagement et un lea-dership clinique et administratif, valorisant l’utilisation desconnaissances scientifiques dans les prises de décision ets’assurant du respect de règles et de politiques modifiant lespratiques considérées à risque.

Nos réalisations à date…Dans le but d’obtenir l’engagement des leaders, nous

avons développé une structure en comité. Un comité direc-teur composé de membres du conseil d’administration, demédecins leaders et des cadres supérieurs a servi de forumpour valider le modèle d’intervention, cibler les stratégiesprioritaires et adopter les politiques indiquées. Le comitéd’implantation, composé de plusieurs gestionnaires et inter-venants cliniques, bénéficie de l’expertise d’une ressource engestion du changement et s’assure du déploiement opportundes stratégies retenues. De plus, nous bénéficions de l’enga-

gement d’un médecin leader intéressé à la sécurité despatients.

Nous avons offert de la formation à environ 400 personnesdont : membres des comités directeur et d’implantation, per-sonnel médical, gestionnaires, personnel de l’unité pilote etautres unités sur les résultats du sondage et divers conceptset outils liés à la sécurité.

Un mécanisme de signalement des événements évités dejustesse a été implanté pour l’unité pilote. Nous avons reçuprès de 150 rapports d’événements évités de justesse depuiset les suivis ont permis diverses améliorations au niveau del’organisation du travail, des chariots à médicaments, cha-riots d’urgence, etc.

Nous avons implanté des «Forums de sécurité» qui ontpermis de traiter des problèmes signalés et de maintenir unemobilisation du personnel par les suivis accordés. Des ana-lyses de causes profondes ont été faites pour des problèmesde coordination, des modalités de pratique et l’administra-tion de médicaments. La charge de travail à l’unité pilote aété revue et des sous groupes travaillent à améliorer un pro-tocole de péridurale et des mécanismes de communicationentre professionnels.

En complémentarité, quatre équipes ont participé aux ini-tiatives pancanadiennes «Des soins de santé plus sécuri-taires maintenant ». Nous avons complété l’implantationd’un nouveau processus de préparation, de distribution et

Figure 1. Résultats par dimension en obstétrique.

TABLEAU 1

_________________________________________________________Dimensions évaluées_________________________________________________________

1. Fréquences des rapports d’incidents2. Perception de la sécurité3. Mesures prises par le gestionnaire4. Apprentissage de meilleures pratiques5. Travail d’équipe à l’intérieur des services/unités6. Ouverture et fluidité des communications7. Communication des erreurs8. Méthodes constructives (non punitives) d’apprentissage9. Charge de travail du personnel

10. Support de la direction11. Travail d’équipe entre les différents services/unités12. Communications aux changements de quart de travail

_________________________________________________________

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d’administration des médicaments et fait des analyses demodes de défaillance pour assurer un processus sécuritaire.Nous avons revu notre processus de suivi et d’analyse desévénements indésirables et sentinelles.

Pour connaître notre situation, nous avions fait un sonda-ge sur la culture de sécurité en utilisant le questionnairedéveloppé par l’Agency for Healthcare Research and Quality. Lemême sondage a été répété quinze mois plus tard afin deconfirmer les impacts des stratégies déployées. Un retour de54,7% en 2005 (70,97% en 2006) nous avait permis de ciblerune unité pilote en raison de ses résultats. À l’unité choisie,soit l’obstétrique, on note un retour de 58,33% en 2005 contre81,25% en 2006. Sur douze dimensions évaluées (Tableau 1),plusieurs dimensions révèlent des améliorations significa-tives (Figure 1). Les résultats du sondage démontrent que laculture de blâme s’estompe avec la discussion ouverte deserreurs et que les méthodes utilisées favorisent un appren-tissage constructif.

Répercussions…Nos conclusions sont préliminaires, mais démontrent déjà

certains des résultats escomptés discutés dans la littérature.Les employés de l’unité pilote nous confirment qu’ils sontplus sensibilisés à la sécurité, qu’ils se sentent plus près dela direction et moins blâmés quand des situations survien-nent. Ces constatations incitent donc chaque décideur àrevoir, comment ses priorités, son leadership, son modèle degestion, ses mécanismes d’imputabilité et de suivi sont enlien avec le changement de culture recherché. Les règles etles incitatifs doivent être cohérents afin qu’une crédibilitéentre le discours et l’action s’installe.

Activités à venirPour assurer la pérennité du changement, notre organisa-

tion devra consolider l’engagement et le leadership de ladirection et des médecins afin de maintenir la vision et lesobjectifs poursuivis et adresser les barrières organisation-nelles en toute confiance.

L’équipe de direction doit revoir sa philosophie de gestion,ses processus de gestion des ressources humaines afin queles incitatifs de rendement soient en lien avec la culture desécurité recherchée. L’homogénéité de l’équipe de hautedirection est à cultiver par la mise en place des «Tournées desdirigeants» (Budrevics et O’Neill 2005)14 et par des discus-sions régulières sur les enjeux et les conséquences du chan-gement en cours.

L’organisation devra accentuer ses investissements en for-mation et en ressource et établir des mécanismes de suivisystématique des résultats afin de maintenir l’alignement surles changements recherchés.

Le maintien d’un réseau de personnes engagées ayantaccès à une expertise soutenue et renouvelée et appuyée parla direction pour corriger toutes incohérences est essentiel.Les mécanismes de communication avec la clientèle et l’im-plication des membres de la famille dans les soins sontd’autres stratégies à explorer.

Enfin, l’organisation veut accentuer son cheminementdans l’utilisation de données probantes pour de prises dedécisions informées dans le déploiement du plan d’interven-tion. Un changement de culture organisationnelle est un pro-jet de longue haleine et l’instabilité du milieu de la santé de

même que les multiples influences externes demanderont unsuivi rigoureux des activités. Des ajustements constants enfonction des objectifs poursuivis, des défis rencontrés et desrésultats obtenus seront requis.

RemerciementsL’auteur désire remercier les nombreux collaborateurs qui ont

permis que ce projet prenne racine et progresse au sein de l’organi-sation. Le PDG, les membres des comités directeurs et d’implanta-tion ainsi que le personnel de l’unité pilote nous ont permis d’ex-périmenter, d’apprendre et d’ajuster notre cheminement.L’engagement soutenu et dynamique du personnel du secteur de laqualité et des risques a permis de franchir les étapes dans un climatd’entraide et de collégialité. L’appui de notre médecin champion aaidé dans les contacts et les stratégies touchant le personnel médi-cal. Enfin, et non le moindre, le programme FORCES, nos mentorset les enseignants ont permis un cheminement basé sur lesmeilleures pratiques appuyées par les données de la recherche.Sans la contribution de tous et chacun, le projet n’aurait pas réussison envol.

References1. Baker GR, Norton PG, Flintoft V, Blais R, Brown A, Cox J, et al.

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5. Odwazny R, Hasler S, Abrams R, McNutt R. Organizational andcultural changes for providing safe patient care. QualityManagement in Health Care 2005;14(3):132-43.

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10. Barach P, Small SD. Reporting and preventing medicalmishaps: Lessons from non-medical near-miss reporting sys-tems. British Medical Journal 2002;320:759-63.

11. Institute of Healthcare Improvement [home page on theInternet]. Leadership guide to patient safety: Resources andtools for establishing and maintaining patient safety;2005.Available from: http://www.ihi.org/IHI/Results/Whitepapers/LeadershipGuidetoPatientSafetyWhitePaper.htm

12. Kotter JP. Leading change (pp. 17-31). Boston, MA: HarvardBusiness School Press;1996.

13. Champagne F. La capacité de gérer le changement dans lesorganisations de santé (p. 37). Université de Montréal (Étude,no 39).

14. Budrevics G, O’Neill C. Changing a culture with patient safetywalkarounds. Healthcare Quarterly 2005;8(Special Issue):20-25.

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