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AGIR EN TEMPS DE GUERRE: Témoignage d'une universitaire colombienne Author(s): Flor Edilma Osorio Pérez Source: Canadian Social Work Review / Revue canadienne de service social, Vol. 25, No. 2, International social work / Le service social international Conceptual, Practice, and Research Issues / Enjeux reliés aux concepts, à la pratique et à la recherche (2008), pp. 209-213 Published by: Canadian Association for Social Work Education (CASWE) Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41669895 . Accessed: 16/06/2014 16:01 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Association for Social Work Education (CASWE) is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Social Work Review / Revue canadienne de service social. http://www.jstor.org This content downloaded from 195.78.108.199 on Mon, 16 Jun 2014 16:01:06 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

International social work / Le service social international Conceptual, Practice, and Research Issues / Enjeux reliés aux concepts, à la pratique et à la recherche || AGIR EN TEMPS

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AGIR EN TEMPS DE GUERRE: Témoignage d'une universitaire colombienneAuthor(s): Flor Edilma Osorio PérezSource: Canadian Social Work Review / Revue canadienne de service social, Vol. 25, No. 2,International social work / Le service social international Conceptual, Practice, and ResearchIssues / Enjeux reliés aux concepts, à la pratique et à la recherche (2008), pp. 209-213Published by: Canadian Association for Social Work Education (CASWE)Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41669895 .

Accessed: 16/06/2014 16:01

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AGIR EN TEMPS DE GUERRE

Témoignage d'une universitaire colombienne

Flor Edilma Osorio Pérez

En GUISE d'introduction, je me dois de préciser dans quel contexte j'ai rédigé le présent texte. Je suis Colombienne et, bien entendu, la réalité de mon pays a marqué mes inquiétudes personnelles et universitaires. Depuis quelque temps, je travaille dans une université comme ensei- gnante et chercheuse. Après mes débuts en travail social, j'ai poursuivi mes études universitaires1 sans orientation très précise, dans une espèce de nomadisme au sein des sciences sociales, avec tous les avantages et les restrictions que cela comporte. Parmi les expériences marquantes de ma carrière, j'ai eu l'occasion de rencontrer des survivants de désastres (notamment suite à l'explosion du volcan Ruiz, en 1985), des familles appauvries (en particulier paysannes), des hommes et des femmes dépla- cés à cause de la guerre, des jeunes travaillant dans les champs de coca et de nombreux autres visages de la Colombie.

Mon expérience est le fruit d'un mélange de choix et de hasards, de certitudes et de recherches aléatoires. Je voudrais maintenant vous dres- ser un bref portrait de la réalité colombienne, qui me frappe. Ces ob- servations me permettront d'élaborer sur les axes qui, à mon avis, offrent des possibilités et de nombreux défis.

Appauvrissement et iniquité au milieu d'une guerre irrégulière La Colombie compte un peu plus de 40 millions d'habitants, pour un ter- ritoire de 1,1 million kilomètres carrés. Le pays regorge de richesses humaines et naturelles, mais par contre, plus de la moitié de sa popula- tion (53 p. 100) vit dans la pauvreté et même dans la misère. La Colom- bie est l'un des pays ayant la plus forte concentration de richesses de l'Amérique latine. Pourtant, les disparités entre les couches de la société

Flor Edilma Osorio Pérez est professeure et chercheuse à la Faculté des études environ- nementales et rurales , Département de développement rural et régional, Université Jave- riana , Bogotá, Colombie.

Canadian Social Work Review, Volume 25, Number 2 (2008) / Revue canadienne de service social, volume 25, numéro 2 (2008) Printed in Canada / Imprimé au Canada

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dans les années 1990 étaient équivalentes aux niveaux d'il y a six décen- nies. La Colombie est le troisième pays en concentration de la richesse, après le Brésil et le Chili2. Presque 70 p. 100 de la population rurale du pays survit avec un dollar par jour, c'est-à-dire dans des conditions de pau- vreté absolue, et 30 p. 100 de cette même population est sous le seuil de Tindigence3.

Le pays est depuis longtemps en proie à une guerre interne dis- continue, qui s'est intensifiée il y a un demi-siècle et dont les protagonistes perpétuent des conflits irrésolus de nature politique, malgré un contexte ďapparente démocratie. Au cours des quinze dernières années, quelque 4 millions de personnes ont été déplacées et ont dû abandonner plus de 6 millions ďhectares de terres sous la menace et dans des conditions de douleur et de terreur. Les guérillas, les paramilitaires et même l'Etat, nourrissant différents intérêts économiques, politiques et militaires, ont attisé un conflit très complexe, donnant lieu à une dynamique migratoire forcée, autant à l'interne qu'au niveau international. Ce conflit menace parfois de traverser les frontières, ce qui ne manque pas d'attirer une intervention étrangère chaque fois plus importante.

Sur la scène mondiale, la Colombie est le premier pays en nombre de déplacés internes4 et le deuxième pour ce qui est des mines antiper- sonnel. Les statistiques recensent quelque 22 400 personnes enlevées et presque 14 000 disparus, ce qui révèle une situation de souffrance pro- longée pour la population. Par ailleurs, le pays est le premier producteur de cocaïne5, dont les revenus nourrissent la dynamique guerrière des différents intervenants armés. On assiste maintenant à une mise en scène du «jeu de la paix », avec le désarmement de plus de 30 000 combattants des forces paramilitaires, d'où jaillit une nouvelle tension face à l'attente de vérité, de justice et de réparation pour les victimes. La confirmation de liens étroits entre les caïds et de nombreux politiciens, fonctionnaires et membres de la force publique a aussi été mise en évidence. Bref, il s'agit d'une situation pour le moins ambiguë qui montre des signes appa- rents de normalité, mais qui révèle plusieurs fosses communes et un processus de réarmement des paramilitaires, les actes criminels des gué- rillas et les irrégularités commises par l'armée.

Face à cette dure réalité, il faut cependant mentionner les actions col- lectives que font quotidiennement les gens partout dans le pays : les communautés en résistance6, les indiennes Nasa, les Afro-Colombiens, les réseaux de femmes, les quelque 500 organisations de déplacés, les ONG qui travaillent en faveur de la paix et des droits humains. Je tiens à préciser que la société colombienne bouge, qu'elle est en constante effervescence. Mais il est certain que l'espoir de voir finir la guerre et de pouvoir construire une société démocratique, au-delà des armes, est encore lointain. Un long chemin nous attend, mais nous sommes en marche.

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Les sciences sociales comme tremplin pour l'action

À titre de sociologue et d'universitaire, donc ayant ďune part la possi- bilité d'analyser et d'intervenir dans la société, et profitant d'autre part d'une certaine influence et légitimité7, je dois reconnaître que j'appar- tiens à un groupe privilégié. Or, le milieu des sciences sociales tout comme le monde universitaire se tiennent encore très à l'écart du débat concernant les besoins du pays. Il est nécessaire de trouver des occa- sions de participer, en tant que leader, pour concrétiser le potentiel de l'université et des sciences sociales au profit de la société colombienne.

Je suis d'avis qu'une réflexion critique initiale doit se faire face à la passivité du monde universitaire, où l'orgueil des titres et des publica- tions, et la tyrannie de l'infaillibilité sont autant de boucliers qui nous protègent de nos peurs et de nos faiblesses. Il faut se défaire de l'em- prise du savoir, qu'évoque Foucault, pour revenir à notre fonction sociale prioritaire.

En fait, l'université donne lieu à de multiples espaces d'interven- tion, tels que l'enseignement, le travail sur le terrain, la recherche. Ensei- gner est un champ très propice à l'action : les contenus des cours, l'in- tégration d'expériences et de résultats de recherches, la construction d'une pensée critique de la réalité sociale, les autres occasions pédago- giques sont autant de moyens de concrétiser des valeurs et des concepts éthiques abstraits, tels que la démocratie, la diversité et l'équité. À titre de professeur au programme de maîtrise en développement rural, j'ai des étudiants qui viennent de plusieurs disciplines, surtout techniques. Le défi pour moi est de parvenir à élargir leurs horizons en évoquant les contrain- tes et l'analyse des questions touchant au milieu rural, et ce, dans un contexte qui intègre leurs expériences et savoirs variés, face à des thèmes tels que le conflit armé, la pauvreté, les migrations. Une activité que j'apprécie particulièrement consiste à diriger des recherches en alliant tous les apprentissages méthodologiques et thématiques.

Le travail sur le terrain représente l'élargissement des champs d'ac- tion des universités vers les communautés des différentes régions du pays, en équipes d'étudiants. Même sans expérience directe en la matière, je crois que ce type de dynamique permet l'articulation de la théorie avec la vie quotidienne et devient une très importante expression de com- promis des universitaires face à la transformation de réalités concrètes. Malheureusement, les dangers dérivés du conflit armé ont réduit la pré- sence d'étudiants en milieu rural, là où il y en a pourtant le plus besoin.

Quant à la recherche, il s'agit d'un espace de travail propice pour positionner de nouvelles compréhensions de la réalité, élucider des problèmes, révéler les acteurs et les processus internes. La recherche nous permet de travailler en équipes interdisciplinaires, pour com- prendre et aider à résoudre certains problèmes concrets dans les com- munautés8. Faire des recherches exige toujours une conscience éthique

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qui, en temps de guerre, est plus sollicitée parce que les limites, les frontières et les restrictions imposées aux chercheurs se montrent plus diffuses et équivoques. Connaître les dynamiques du déplacement forcé, les drames des femmes et des hommes dans un contexte urbain marginal marqué par l'indifférence et la suspicion à l'égard des survivants, appuyer les communautés dont les terres ont été usurpées, essayer de com- prendre les processus de résistance collective, sont sources d'appren- tissages très importants non seulement entre collègues, mais aussi pour les gens eux-mêmes, renforçant leurs capacités et leur résilience face à l'impossible. Parmi tous les défis à relever, je trouve qu'une tâche prio- ritaire à accomplir est le processus de mémoire critique qui aide à soi- gner et à rétablir la dignité et la reconnaissance des victimes de la guerre.

Mais, comme le dit une camarade9, nous faisons partie de la guerre, parce que celle-ci, au-delà du sang et de la destruction, se construit et se joue dans divers scénarios qui touchent toute la société, y compris les sec- teurs du savoir, de la connaissance et de l'université. Les assassinats10, les enlèvements et les menaces contre des collègues, des amis, des leaders communautaires, nous touchent, en plus de nous ajouter la tâche de maintenir des espaces thérapeutiques pour nous soigner. Il faut recon- naître et gérer nos incertitudes, nos douleurs et nos peurs, toujours légi- times, qui font partie des expériences propres à une société en guerre.

Les universités soutiennent certains réseaux, lieux de rencontre fon- damentaux pour se retrouver entre pairs. Il en existe plusieurs, mais je voudrais mentionner en particulier le travail du REDIF (Réseau de cher- cheurs sur le déplacement forcé). Nous nous sommes engagés il y a cinq ans à construire des liens permanents entre professeurs et chercheurs uni- versitaires, dans les secteurs privé et public, autour d'une problématique très complexe comme le déplacement forcé. Voilà une expérience très intéressante, sans formalités institutionnelles mais qui a pu impulser une chaire nationale sur le sujet et susciter déjà cinq rencontres nationales pour partager une réflexion et des résultats de recherches, avec la par- ticipation d'étudiants. De nombreux professionnels (travailleurs sociaux, psychologues, sociologues, anthropologues, médecins, théologiens) contribuent de différentes façons et à des rythmes variés à maintenir les dynamiques de rencontre. C'est dans ces espaces collectifs qu'il est pos- sible d'envisager de petites transformations institutionnelles et des allian- ces pour imaginer, produire et partager les pratiques pédagogiques, les résultats de recherches, les méthodologies. L'avancement se fait par l'analyse d'études comparatives, en renforçant les liens entre les échel- les d'ordre local, régional, national et international. Il faut aussi ampli- fier la diffusion d'analyses dès l'académie, pour montrer qu'il existe d'au- tres voix non hégémoniques. Les alliances avec les médias, voilà un champ qui est trop fragile.

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Un lien primordial à mes yeux est le rapport avec d'autres forces sociales, telles que les organisations non gouvernementales. En ce sens, je me suis engagée à construire un espace de droits humains, à partir dune recherche menée auprès d'une population déplacée, il y a seize ans, à l'époque où le phénomène n'était pas encore reconnu. C'est la Cor- poración para los Derechos Humanos y el Desplazamiento Forzado (Société pour les droits de la personne et le déplacement forcé, CODHES). À n'en point douter, cette initiative m'a apporté des expériences très riches, en me permettant de m'intéresser à d'autres dynamiques sociales et politiques, dont j'ai pu profiter au niveau de la recherche et de l'enseignement. Réciproquement, ma recherche et mon enseignement ont aussi enrichi mon expérience militante.

Ce queje fais n'est pas exceptionnel. Plusieurs collègues autour de moi travaillent de façon semblable, mais le besoin est criant. Face à l'ad- versité, il faut chercher les moyens de répondre aux urgences qui deman- dent une intervention immédiate tout en travaillant pour la transfor- mation des structures, sur la longue durée. Un long chemin reste à parcourir, et il faut le tracer tout en avançant pas à pas. Tel est notre défi quotidien.

NOTES

1 J'ai fait une maîtrise en développement rural, puis un doctorat en études sur l'Amé- rique latine.

2 Arias Perry et coll., « Poverty Reduction and Growth: Virtuous and Vicious Circles », document de la Banque mondiale, 2006.

3 Centre de recherche pour le développement CID de l'Université nationale et la Contraloría General de la Nación, juin 2006.

4 Selon le rapport du 15 juin 2006 du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, la Colombie est le premier pays pour le déplacement interne, suivi de l'Irak (2,5 millions et 1,6 million respectivement). Cf. http://www.acnur.org/index.phpPid _pag=5201.

5 Selon le Bureau du contrôle des drogues et de la prévention du crime des Nations unies (UNODC), la production de coca a augmenté de 8 % dans la dernière année, c'est- à-dire d'environ 6 000 hectares. La production de coca de la Colombie apporte 90 % de la cocaïne qui est consommée aux États-Unis.

6 Telles que les communautés de San José de Apartado et de Cacarica, et l'Asociación de trabajadores del Carare, entre autres.

7 Selon le sondage de légitimité institutionnelle faite par l'Institut de relations politiques et de relations internationales de l'Université nationale. Cf. El Tempo , 25 septembre 2005.

8 Je suis membre des groupes de recherche « Conflits, régions et sociétés rurales » et « Genre et développement ».

9 Maria Teresa Uribe, « La recherche sociale en temps de guerre », Université de Anti- oquia, 2002.

10 Plusieurs professeurs d'université ont été assassinés dans la plus grande impunité et je me permets de nommer des collègues comme Alfredo Correa (Université du Nord) et Hernán Henao (Université de Antioquia), deux chercheurs spécialisés dans les thèmes du déplacement forcé et du conflit armé.

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