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Entretien avec Marc Ferro 446 pages, des cartes, des chiffres, des analyses (suivies de bibliographies) qui portent sur tous les aspects (historiques, politiques, économiques, culturels) de la Russie et des nations de l'exUnion soviétique : le travail accompli sous la direction de Marc Ferro est énorme, et l'ouvrage qu'il présente au public est un remarquable instrument de travail. Par Maurice T. Maschino « L'état de toutes les Russies » sous la dir. de Marc Ferro avec la collaboration de Marie-Hélène Mandrillon La Découverte/IMSECO, 452 p., 170 F. Toutefois, n'est-ce pas une gageure de vouloir décrire en un seul volume L'Etat de toutes les Russies, quand chaque question abordée mériterait un ouvrage, et alors que la situation se modifie chaque jour ? Marc Ferro — Vous savez, faire court est souvent plus difficile que faire long, et l'essayiste n'est pas inférieur au romancier… Cela dit, publier aujourd'hui une encyclopédie sur la Russie est hors de question : quel éditeur la publierait, et qui l'achèterait ? En outre, on a de plus en plus besoin, pour ne pas se perdre dans le fouillis des informations quotidiennes et des péripéties de l'événementiel, d'études synthétiques, qui permettent de s'y retrouver aisément et de dégager le sens global d'une situation.

Interview de Marc Ferro

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Interview de Marc Ferro parue dans la Quinzaine littéraire

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Page 1: Interview de Marc Ferro

Entretien avec Marc Ferro

446 pages, des cartes, des chiffres, des analyses (suivies de bibliographies) qui portent sur tous les aspects (historiques, politiques, économiques, culturels) de la Russie et des nations de l'exUnion soviétique : le travail accompli sous la direction de Marc Ferro est énorme, et l'ouvrage qu'il présente au public est un remarquable instrument de travail.

Par Maurice T. Maschino

« L'état de toutes les Russies »sous la dir. de Marc Ferroavec la collaboration de Marie-Hélène MandrillonLa Découverte/IMSECO, 452 p., 170 F.

Toutefois, n'est-ce pas une gageure de vouloir décrire en un seul volume L'Etat de toutes les Russies, quand chaque question abordée mériterait un ouvrage, et alors que la situation se modifie chaque jour ?

Marc Ferro — Vous savez, faire court est souvent plus difficile que faire long, et l'essayiste n'est pas inférieur au romancier… Cela dit, publier aujourd'hui une encyclopédie sur la Russie est hors de question : quel éditeur la publierait, et qui l'achèterait ? En outre, on a de plus en plus besoin, pour ne pas se perdre dans le fouillis des informations quotidiennes et des péripéties de l'événementiel, d'études synthétiques, qui permettent de s'y retrouver aisément et de dégager le sens global d'une situation.

Tel a été notre principal souci : structurer l'ouvrage de telle sorte qu'il permette, quels que soient les événements, d'en comprendre les aspects principaux et les lignes de force. Nous avons voulu donner au public un livre opératoire, qui rende compte des permanences ; c'est pourquoi certaines études évoquent le passé le plus lointain : les événements contemporains ne deviennent significatifs que si on les situe dans une histoire qui remonte parfois très loin. Un changement ne se comprend que par rapport à une permanence, le conjoncturel, qu'en fonction du structurel.

Par exemple ?

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M.F. — On ne parle aujourd'hui que de la dissolution de l'exUnion soviétique. On ne voit pas que si l'exURSS a été frappée d'un séisme, les fissures tendent à se rapprocher, les “ lèvres ” à se resserrer. Le Kazakhstan, l'Ukraine, la Géorgie se rapprochent de la Russie. Les vecteurs économiques traditionnels reprennent le dessus.

Une nouvelle Union vous paraît possible ?

M.F. — Pourquoi pas ? Je ne pense pas à une renaissance de l'URSS, mais à la constitution d'un ensemble qui serait coordonné autrement. Pas par les accords de la CEI, mais par la force des choses. N'oublions pas que beaucoup de nations ne souhaitaient pas se séparer de l'URSS ; seules les républiques d'origine chrétienne le voulaient (Baltes, Arméniens…). Les pays musulmans, non. Vus d'en haut, ou de loin, ils n'avaient aucune autonomie et dépendaient de Moscou ; vus d'en bas, ils donnaient une autre image : l'Ouzbékistan était dirigé par des Ouzbeks, l'Azerbaïdjan, par des Azéris… Ce n'était pas des colonies (dans l'Algérie dite française, les Algériens étaientils dirigés par des Algériens ?)

A focaliser sur l'événementiel, on ne voit que la désagrégation de l'empire ; mais si l'on prend du recul, comme notre ouvrage y invite, on relativise cet événementiel, on perçoit donc mieux ce qui peut advenir — non pas une reproduction pure et simple du passé, mais un changement qui s'inscrit dans une certaine continuité et une certaine logique historiques.

En insistant sur les permanences, ne risquez vous pas de minimiser l'importance du présent ? Vous dites par exemple dans votre avant-propos que la Russie d'aujourd'hui rappelle assez souvent l'URSS des années 20…

M.F. — Il ne s'agit pas de nier la singularité du présent, mais de l'éclairer.

La société russe des années 20 a perdu sa boussole. La NEP, c'est le retour du bisness, l'appauvrissement du plus grand nombre, la mort des valeurs bolcheviques. Les gens ne savent plus où ils vont. On est alors en pleine débandade intellectuelle et morale.

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Aujourd'hui, c'est pareil. Ou pire : tous se sentent perdus. Y compris les plus lucides. La Russie est de nouveau entrée dans une zone de troubles, et celui des esprits n'est pas le moins grave. J'ai rencontré des historiens qui ne parvenaient pas à penser clairement le passé : ce n'est pas une critique, encore moins un reproche, mais un constat de l'actuelle débâcle intellectuelle.

Ainsi, l'un de mes collègues russes se félicitait que l'ouverture des archives du KGB permette de mieux comprendre la bataille de Stalingrad. “ Maintenant, on sait tout ”, me ditil. “ Quoi ? ” “ Par exemple, que Staline n'avait pas prévu que cette bataille provoquerait tant de morts. ” “ Soit, et encore ? ” “ Eh bien, qu'il a fait ouvrir toutes les prisons, et envoyé au front tous les criminels… ” Je sursautai : “ Vous voulez dire : de vrais criminels ? ” Mon collègue se reprit et, en se tapant le front, avoua : “ Je suis resté stalinien ! ” Comment penser le stalinisme dans le langage et avec les concepts de Staline ?

Un autre historien fit ici une conférence sur les révoltes paysannes lors de la collectivisation. Mais pas une fois il ne parla des koulaks et il ne cita pas le parti bolchevique. Koulak était pour lui un mot piégé, il se sentait incapable d'en faire la critique ; et par crainte de bolcheviser l'histoire, il n'osait parler des bolcheviks. Quand des intellectuels euxmêmes, dans leur propre spécialité, perdent le nord, on imagine sans peine dans quelle confusion se trouve le citoyen de base.

Le résultat des dernières élections, qui fait d'un parti d'extrêmedroite le premier parti de Russie, vous paraîtil illustrer cette confusion ?

M.F. — Ce vote est une protestation contre la détérioration galopante des conditions de vie et la paupérisation croissante d'une grande partie de la population.

Eltsine, qui a très bien compris que la Russie voulait un homme fort (ce qui n'était pas pour lui déplaire), a commis une erreur qu'il paiera peutêtre très cher : choisir Gaïdar comme tête de liste. Gaïdar, c'estàdire le symbole, pour la majorité des Russes, du libéralisme sauvage, celui qui incarne la libération des prix, le responsable d'une politique qui a ruiné les 2/3 de la population. Le prix de cette erreur, c'est le succès de Jirinovski.

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D'après vous, que va faire Eltsine ?

M.F. — Il n'y a, me semble-t-il, que trois possibilités. Il peut s'appuyer sur Gaïdar et les libéraux et contrer radicalement la droite nationaliste, pour conserver la sympathie et le soutien de l'Occident ; à l'inverse, son populisme et son autocratisme peuvent le pousser à s'allier avec Jirinovski ; il peut enfin se l'associer dans l'espoir de le neutraliser — et se retrouver luimême piégé, comme un certain Gorbatchev…

Peuton craindre une radicalisation à droite ?

M.F. — Oui. Par leurs zizanies, leurs rivalités personnelles, leurs contradictions, les avantages qu'ils se sont octroyés, et leur incapacité à redresser la situation économique, les démocrates se sont complètement discrédités.

En outre, aucune voix progressiste ne se fait plus entendre. Les écrivains ont disparu de la scène politicosociale, et les grandes revues, qui étaient des lieux de réflexion et de contestation, ne sont plus que des coquilles vides.

Mais que les forces de progrès soient aujourd'hui très affaiblies, et que le national populisme ait le vent en poupe, ne veut pas dire que le pays va devenir fasciste.

Que va-t-il devenir ?

M.F. — La Russie est balayée par le même cyclone que le reste de l'Occident, qui va vers un approfondissement de la crise actuelle et une dépression généralisée.

Mais la Russie a des atouts : son retard économique lui a permis de conserver des zones de survie (la Sibérie est encore quasiment vierge) ; elle dispose aussi d'un énorme capital humain — je pense à sa matière grise, aux scientifiques, qui ne partent pas tous aux Etats-Unis, loin de là. Le pire n'est donc pas certain,

Vous êtes d'un optimisme modéré ?

M.F. — Je dirais plutôt : d'un pessimisme non aggravé…

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Propos recueillisPar Maurice T. Maschino

L'état de toutes les Russies. sous la dir. de Marc Ferro. avec la collaboration de MarieHélène Mandrillon. La Découverte/IMSECO, 452 p., 170 F.