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- INTERVIEW – Marcel Jean, Directeur artistique du Festival International du Film d’Animation d’Annecy .

Interview - Marcel Jean

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Très récemment, Croq'Anime a eu la chance de se voir accorder une entrevue par Marcel Jean, qui a succédé cette année à Serge Bromberg au poste de nouveau directeur artistique d'Annecy.  Ce fut l'occasion d'aborder les nouveautés de l'édition 2013 d'Annecy sous son parrainage, mais aussi d'évoquer le cinéma d'animation sur un plan historique, esthétique et théorique, avec pour point d'appui l'ouvrage critique écrit par Marcel Jean en 1996, "Le Langage des Lignes."

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- INTERVIEW –Marcel Jean, Directeur artistique

du Festival International du Film d’Animation d’Annecy

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Selon vos propres mots, « une bonne sélection est un équilibre entre une représentation géographique, technique et stylistique large et une attention particulière aux inclassables, qui travaillent en dehors des influences ». Contrat rempli cette année ?

Ce sera à vous et aux festivaliers de le dire. De mon point de vue, oui. La programmation doit évoluer en corrélation avec la conjoncture et l’évolution de la production. Cette année, il s’est avéré qu'une forte domination française est ressortie, voire un axe France-Etats-Unis-Canada. Que cela révèle-t-il ? Que la crise économique est bien réelle et touche les structures de productions de plusieurs grands pays producteurs. Si les Etats-Unis s'en sortent aussi bien, c'est essentiellement que ses indépendants jouissent d’une stabilité d’origine historique.

On trouve cette année une forme d’étalement de la proposition, de sorte que des pays assez rarement représentés en compétition comme la Moldavie se trouve représentés par de grands films. Ce phénomène est la conséquence direct d’un autre phénomène, lu aussi récent : la démocratisation des moyens de production.

Peut-on parler, à côté des principaux pays producteurs que vous venez de citer, d’une nouvelle vague de pays émergents, comme l’Inde, le Brésil et vous citiez la Moldavie ? Comment qualifierez-vous le film d’animation dans ces pays ? Serait-il plus audacieux ?

Vous faites références à ce film brésilien qui se retrouve dans la section long-métrage. Comme je vous l'expliquais, on découvre en effet un nouveau phénomène dans cette section : la possibilité pour des producteurs, dans des pays historiquement non reconnus comme étant des producteurs d’animation, d’atteindre un niveau de qualité inégalé jusqu’alors : l’Inde, le Brésil et l’Afrique du sud en font partie. Ces pays n'inventent pas seulement des formes nouvelles, ils traitent des thématiques inédites ; le film d'animation indien, pour ne citer que lui, exploite tout le bassin de légendes, d'histoires, peu évoqué dans le cinéma occidentale. Et en ce qui concerne le Brésil, vous verrez que Rio est un film surprenant qui puise dans le paysage urbain très typique de ce pays et de sa forêt amazonienne.

Cette année, vous semblez avoir choisi d’axer le festival sur le thème de l’hybridité comme le démontre le cycle Off-Limits.  En 1995, dans votre livre Le Langage des Lignes, vous l’évoquiez déjà, en remarquant à l’époque déjà l’emploi grandissant des techniques d’animation dans le cinéma de prise de vue réelle. On sait l’importance démesurée de ce phénomène aujourd’hui. Serait-ce un moyen de poursuivre la réflexion commencée dans votre livre ?

Tout à fait. Ma réflexion à ce sujet, dans mon livre, était à l’époque embryonnaire. Il faudra attendre 2006, quand à l’occasion du festival d’Annecy, j’ai organisé un cycle intitulé Quand le cinéma d’animation rencontre le vivant, pour que j’approfondisse le sujet avec notamment  le texte qui devait l'accompagner, dans lequel il s’agissait de montrer la permanence des échanges entre les deux cinémas.

Animation Off Limits poursuit à présent cette réflexion. Il est également évident que ce n’est pas une coïncidence si un cycle de cette importance est organisé dans le cadre des programmes spéciaux d’Annecy l’année même de mon arrivée aux rennes de sa direction artistique. C’est lié à mes propres obsessions, à mes champs de recherches.

Mais je considère, en outre, que ce phénomène sera incontournable dans les années à venir. Il va devenir de plus en plus difficile de tracer des frontières distinctes entre les deux cinémas, car l’évolution technologique la rend de plus en plus poreuse. Il est même de plus en plus fréquent de voir dans le cinéma réaliste, où les effets spéciaux ne s’affichent pas de façon ostentatoires, la présence d’effets spéciaux relevant du cinéma d’animation. Inversement, l’incrustation d’éléments de prise de vue réelle devient un mode de travail de plus en plus courant en animation. Vous verrez le film de Rosto, Thee Wreckers: Lonely Bones et celui de Jiri Barta, Yuki Onna, ont été réalisés par des animateurs ayant fait toutes leurs carrières dans le cinéma d’animation, mais qui sont très transgressifs dans leur manière d'aborder ce cinéma.

Et pourquoi ce cycle autour de la Résistance ?

C’est un cycle court, un seul programme, qui vient remplacer l’animation citoyenne à Annecy. L’objectif de Laurend Million et de moi-même avec ce programme fut de recentrer cette section consacrée à l’animation citoyenne en la thématisant davantage. Et si l’on inaugure ce programme par le thème de la résistance, c’est parce qu’il a une signification historique dans la région d’Annecy : le premier affrontement dans un maquis entre les résistants français et les allemands a eu lieu à quelques kilomètres de la ville. A ce titre, l’an prochain, je peux vous l’annoncer, nous allons sans doute consacrer un ou deux programmes à la première guerre mondiale.

Vous avez un rapport particulier aux mots : vous êtes avant tout un universitaire, un chercheur. Or, il semblerait que, cette année, vous souhaitiez redonner de l’importance à l’accompagnement textuel des films au Festival d’Annecy. Pourquoi ? Est-ce une volonté pédagogique ?

C’est essentiellement pour défendre, expliquer  et assumer nos programmations. Le coup de projecteur que nous donnons sur la projection polonaise, en raison du fait que je n’ai pas programmé les films chronologiquement, sera accompagné d’un petit mode d’emploi qui le justifiera. Il y a nécessité d’expliquer ce qui est à l’origine de nos choix éditoriaux.

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Je pense aussi que les catalogues des festivals doivent survivre à leurs conditions de publications. 5 ou 10 ans plus tard, si une personne met les mains sur un catalogue de festival, elle doit être en mesure de comprendre qu’elle a été la pensée derrière celui-ci.

On sait tout le dispositif professionnel qui est mis à la disposition des festivaliers et en particulier des étudiants. De votre côté, il semblerait que vous souhaitiez accentuer le volet intellectuel du festival. Annecy a-t-il un devoir de formation intellectuelle auprès des étudiants, des nouvelles vagues de créateurs ? Doit-il les amener à réfléchir sur leur art, les aider à prendre conscience de ses tensions et de ses problématiques ?

Je pense qu’il y a un peu d’opportunisme (rires). Il faut profiter du nombre considérable d’étudiants qui se présentent à Annecy pour leur offrir une plateforme de réflexion. Les écoles d’animation font un travail formidable, mais leurs programmes sur l’année sont souvent très chargés. L’essentiel de l’apprentissage est technique, concentré à la réalisation. Ce qui m’apparait comme plus déficitaire, c’est l’aspect historique, l’acquisition d’une culture animée. Le Festival d’Annecy me semble favorable pour inviter à développer une telle culture en raison de son cadre informel, de l’apprentissage ludique qu’il offre. Les premiers bénéficiaires d’un tel apprentissage seront les étudiants eux-mêmes, et plus tard, nous, les spectateurs.

Parlons de la Pologne. Vous évoquiez récemment un renouvellement du cinéma d’animation polonais. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?

On sait que la situation en ex Europe de l’est n’a pas toujours été facile depuis 1990 : la chute du mur de Berlin, puis tous les bouleversements qui en ont découlé et les situations économiques aigües, on fait que ce qui était à l’origine un bassin d’animateurs extraordinaires est devenu un territoire où leur éclosion s’est raréfiée. Pour citer quelques exemples, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie ont été des terreaux fertiles qui se sont épuisés ces 20 dernières années. Mêmes remarques au sujet de la Slovaquie.

En revanche, la Pologne et l’Estonie sont les deux pays où la production et qualitative et quantitative a été la mieux préservée. Un fait tout à fait étonnant en Pologne a été l’émergence de deux techniques qui n’étaient pas à l’avant plan avant la chute du mur de Berlin et qui ont permis au cinéma polonais de se maintenir dans les grand leaders. La première, c’est celle de l’animation en volume. Il est vrai qu’elle a toujours foisonné en Pologne, à l’époque du muet notamment, mais alors elle n'était pas associée, dans l’animation polonaise, à l’animation en volume, ça n’était pas la technique dominante. La deuxième technique, c’est la 3D numérique, qui s’est développée de façon tout à fait étonnante. Quand on regarde aujourd’hui la production polonaise, c’est un bassin de production très fort de 3D numérique. Il y a de grands animateurs de volume en Pologne et des films de cinéastes étrangers sont même produits ou réalisés en Pologne : je pense à Pierre et le Loup de Suzie Templeton ou à Maska des frères Quay. Or, ceci est un fait totalement nouveau. A ce sujet, je parlais il y a quelques mois à ce réalisateur canadien d’origine bulgare,Théodore Ushev, qui me disait caresser l’idée de faire un film en volume dans un studio polonais.

Alors j’ai voulu faire ce cycle pour mettre en présence, en parallèle la production précédant la chute du Mur et celle qui lui succéda. C’est pour cette raison là que je n’ai pas fait un découpage chronologique, mais transversal autour de plusieurs axes thématiques qui me semblaient être des éléments fondamentaux de l’imaginaire polonais.

Dans une interview récente, vous évoquiez la prépondérance du grotesque dans le cinéma d’animations polonais. Que pensez-vous de cette récurrence ?

Le grotesque est présent dans le cinéma polonais de façon très prégnante. Et Polanski me vient à l’esprit, qui en est peut-être le meilleur exemple : dès ses premiers courts métrages de prise de vue réelle, ses films sont

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chargés de grotesque et cela a survécu dans ses films les plus récents. En dépit du classicisme relatif de son cinéma, il y a des éléments grotesques qui surgissent, à l’improviste, comme dans cette scène de La Neuvième Porte et l’interaction du personnage joué par Johnny Depp avec le réceptionniste de l’hôtel. On retrouve ce grotesque également dans le cinéma d’animation, bien évidemment. Dans Tango de Rybczynski, toutes les actions sont des actions qui relèvent du grotesque : comme ce personnage qui monte pour changer une ampoule et tombe au milieu de la pièce, lourdement. J’ai essayé de retrouver les traces de tout ça dans les divers films au programme.

On sait les rapports entretenus par le grotesque avec l’arabesque, comme soulignés par Jean Louis Cabanès dans Romantismes, l’esthétisme en acte. Or l’arabesque est aussi un art de la ligne et chez le philosophe F. Schlegel un symbole de spiritualité et de l’imagination créatrice. L’animation serait-elle un medium plus susceptible de traduire les paysages mentaux de l’être (ex : Le Paysagiste de Jacques Drouin), en d’autres termes de traduire mieux les fluctuations des émotions, les convulsions des pulsions et des passions ?

Oui, pour moi, l’animation est un medium habilité à illustrer les représentations mentales. L’arabesque relève du baroque, tout comme le grotesque, or il y a un esprit très baroque dans l’animation polonaise. Je crois qu’il y a dans l’animation et en particulier dans le court métrage, grâce à la technique et à sa brièveté, mais aussi en raison de l’absence d’un cadre narratif absolument figé, une relation au récit très libre, de sorte que cette manière d’évoquer plutôt que de raconter est devenue caractéristique de l’animation.

Il faut regarder aussi vers la fabrication même du film d’animation et de ses techniques fastidieuses et longues. Il y a une donnée temporelle, qui je le crois, favorise l’introspection de l’animateur. Et c’est ce que Jacques Drouin met en scène dans Le Paysagiste. A propos de l’écran d’épingle, son inventeur disait qu’il s’agissait d’une machine à rêver, une belle métaphore – machine à cristallier, à donner de formes aux rêves. C’est précisément cela : On modèle l’écran, on crée notre image avec notre propre corps. Entrer dans une machine comme le personnage du film rentre dans le tableau. Jacques Drouin le dit et Michèle Lemieux, qui a pris sa relève, aussi : on ne fait pas ce que l’on veut avec l’écran, celui-ci nous guide, il a une résistance matérielle forte. Se laisser conduire par lui, c’est un processus d’échange.

Entre parenthèse, Michèle Lemieux sera à Annecy cette année pour donner un Making-off au sujet de l’écran d’épingle. Cela entre en perspective avec l’acquisition par le CNC d’un deuxième écran qui sera bientôt en activité en France.

J’aimerais ajouter que les cinéastes qui ont voulu s’extraire du côté très formaté de l’animation et de ses problématiques temporelles, ont utilisé des techniques comme le dessin sur pellicule ou gravure, beaucoup plus léger et rapide. Les films en volume des frères Quay, sans scénarios, totalement improvisés en sont un exemple. Ces cinéastes ont flirté avec l’écriture automatique, vers des formes propres au mouvement Surréaliste et à l’expression de l’inconscient. Selon moi, c’est tout à fait révélateur de ce que contient votre question dans la relation de l’animation à l’imaginaire.

Vous parliez du Surréalisme. Si le cinéma a su apprendre de la littérature, la littérature n’a-t-elle pas appris   du cinéma comme, par exemple, au regard des audaces narratives que l’on peut voir dans le cinéma d’animation ?

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C’est une question très intéressante que vous me posez. J’ai fait mon mémoire de maitrise à l’université sur Moderato Cantabile de Marguerite Duras. A l’époque, j’avais étudié le nouveau roman (Michel Butor, Claude Simon), or mon groupe de recherche et moi-même avions remarqué que Marguerite Duras, qui avait très vite été assimilée à ce mouvement, en fut très vite exclue.  Nous nous sommes demandé la raison de cette exclusion. Mon hypothèse était que l’écriture romanesque de Marguerite Duras avait été influencée par le cinéma classique, par l’écriture de scénario. Dès lors, tout mon mémoire de maitrise chercha à démontrer, d’une part, que le roman de Duras présente des analogies stylistiques et narratives avec le scénario et d’autre part que l’adaptation de Peter Brouk, très classique, est due à sa fidélité absolue avec le livre. Bref, oui, j’ai conviction que le cinéma a influencé la littérature, et pas seulement la littérature populaire, mais aussi la grande littérature du 20ème siècle.

Pour en revenir au cinéma polonais, le maître polonais Jerzy Kucia recevra cette année un Cristal d'honneur. On connait ses Poèmes visuels. Poésie et animation, vous en parlez dans votre livre, Le Langage de lignes, évoquant un mariage « facile » : métamorphoses, métaphores, dire long avec peu de mots sont les différents arguments que vous avancez pour démontrer l’analogie entre ces deux arts. Ne peut-on pas imaginer l’illustration ou même l’interprétation par le cinéma d’animation de recueil de poésie ? Cela ne serait-il pas à la fois un défi et une expérience enrichissante ?

Tout à fait, oui. Il y a déjà eu des essais allant dans ce sens la. Je pense à Winter Days de Kihachirō Kawamoto pour lequel ce dernier a demandé à plusieurs grands cinéastes de l'animation d’adapter une suite de haïkus. Dans le même genre, en Belgique, Eric Ledune a adapté une douzaine d’haïkus. Il y a quelques années, j’ai préparé pour le festival d’Ottawa un cycle de deux programmes : le premier proposait une sélection de films adaptés de poèmes et le second de films que j’estimais poétiques, c’est-à-dire dont les procédés narratifs étaient proches de ceux employés en poésie. Il y a clairement des rapports étroits entre poésie et animation.

Pour revenir à Kuchia, on parle de poèmes animés, mais il me semble que la référence majeure, c’est la musique. Ce sont des structures musicales, d’où le lyrisme de son cinéma et sa poésie. Son prochain film, que nous verrons peut-être à Annecy, car lui-même ne savait pas récemment si son film serait où non achevé, s’intitulera Fugues pour Violoncelle, Trompette et Paysage.

La musique semble avoir beaucoup d’importance pour vous, vous précisez d’ailleurs dans la préface de votre livre avoir écrit celui-ci en écoutant de la musique. Mouvement de la ligne, mouvement des sons : même chose, rythmes. Y-a-t-il un art sonore du cinéma d’animation ?

Oui, il y a un art sonore de l’animation et j’insiste sur le mot sonore. Ce n’est pas seulement musical. Pour moi, ce qui caractérise le cinéma d’animation, c’est qu’il est le seul véritable cinéma muet, puisqu’il n’a pas directement de son associé à sa représentation sur l’écran. Le champ des possibles est donc ouvert: un film peut être totalement musicale comme il peut être totalement sonore et tout comme sa trame sonore peut être musicalisée, comme avec le Mickeymousing qui souligne chaque geste.

Au Canada, grâce à l’ONF et à la concentration de la production, de vrais artistes sonores de l’animation se sont développés. Le plus connu étant Maurice Blackburn, mais il y a eu aussi Normand Roger et aujourd’hui Robert Marcel Lepage et Olivier Calvert. Ce sont des personnes qui ont travaillé sur une grande quantité de films d’animation et qui ont développé une vraie spécialisation dans ce domaine.

Le travail sonore sur un film d’animation est donc tout à fait singulier, beaucoup plus important proportionnellement que ceux pour la prise de vue réelle. Les proportions de travail et leur densité ne sont pas du tout les mêmes entre les deux techniques. Le concepteur sonore va travailler 3 ou 4 semaines un court métrage d’animation de 10 minutes, quand il lui faudra quelques jours pour un court en prise de vue réelle. J’ajouterais que, par ailleurs, chaque technique implique un traitement sonore différent: dans le cas d'un film en volume, c’est-à-dire composé de véritable matière, le son ne peut être traité de la même manière qu’avec du dessin animé. Les possibilités d’interprétations sonores sont donc plus larges dans le dessin animé.

Cinéaste de l'évocation, Jerzy Kucia explore la frontière entre le cinéma d'animation et les prises de vue réelles. L’accessibilité du numérique a en effet permis aux frontières entre la création d’images animées et la réalité (ou le réalisme) de s’effriter en rendant la réalité malléable. Or, vous concevez l’animation comme une relation à l'image qui soit faite par couches et que de leurs interactions émergerait une vision. Cela s’applique-t-il à ce réalisateur comme tendrait à le faire penser, entre autres, son court métrage animé titré  The Ring ? Sinon, pouvez-vous nous éclairer sur cette conception ?

Ce n’est pas un hasard si Kucia reçoit le Cristal d’honneur cette année. Il est l’exemple même de ces cinéastes qui travaillent par couches, à la frontière entre prise de vue réelle et animation. Non seulement œuvre-t-il avec la volonté de synthétiser le mouvement de manière chronologique, mais il synthétise également l’univers dans un travail par couches, en l’incrustant sur d’autres éléments, animés. Le travail image par image ne s’effectue pas seulement par un positionnement d’images synthétiques les unes derrières les autres, mais par la création de ces images dans la profondeur.

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Vous avez avoué, dans une interview donnée à Alexis Hunot de Zewebanim, que Souvenir de Guerre de Pierre Hébert vous avez fait naître à l’animation en tant que critique, pourquoi ?

A vrai dire, au moment où je l’ai découvert, j’étais déjà critique de cinéma, mais cantonné alors à la prise de vue réelle. J’avais bien été plusieurs fois en contact avec l’animation, mais mon intérêt était resté embryonnaire. Puis quand j’ai vu l’œuvre de Pierre Hébert, je lui ai trouvé une telle densité, une telle complexité, comparable à ce que je trouvais chez mes réalisateurs favoris, comme Resnais, Tarkovski et Godard, que j’ai commencé à m’intéresser au cinéma d’animation.

Souvenirs de Guerre est un film principalement réalisé par gravure sur pellicule. Raconter une histoire aussi complexe par le biais de cette technique est un défi en soi et un véritable tour de force de la part de Pierre Hébert. Il évoque la guerre civile qui a éclaté au Liban dans les années 80, mais du point de vue du Canada, en centrant le sujet sur les répercussions économiques d’une guerre au Moyen Orient à l’intérieur d’un pays Occidental.L’organisation des matériaux dans ce film est étonnante. Toute une série de séquences sont réalisées en papier découpé dans le style des enluminures du Moyen Age, elles commentent l’action en gravure sur pellicule. La permanence de la lutte des classes est donc illustrée par une chanson de geste du moyen âge et la situation de la guerre au Liban, dont les soldats, qui sont principalement issues des couches défavorisées de la population, vont devoir se battre pour des enjeux politiques et religieux qui les dépassent – tout cela ayant des conséquences sur les travailleurs occidentaux, qui se retrouvent tantôt au chômage technique, tantôt embauchés dans des usines d’armements ! Ce film est une illustration de la théorie Brechtienne.

Alors oui, quand je l’ai vu, je pris conscience du potentiel du film d’animation. Rapidement, j’ai voulu écrire autre chose que l’émerveillement. Vous savez tout ce qu’on lit sur ce cinéma : c’est merveilleux, c’est des petits bijoux. On lit souvent les mêmes remarques un peu niaises, même dans les plus grands journaux: elle a vécu enfermée dans un cubicule pendant 3 ans, réalisant 12 milles dessins, il en est ressorti un diamant poli . Je pense que l’intérêt est ailleurs. A un moment donné, on voudrait que le discours sur l’animation soit plus riche. Pour cela il faut trouver les films et ces films là existent : ce sont les films de Kuchia, de Pierre Hébert et de quantités de cinéastes contemporains comme Jan Svankmajer, qui nous permettent d’avoir une prise, d’élaborer une pensée à partir de l’animation.

Dans votre ouvrage, Le Langage des Lignes, vous citez l’expression de Marie-Thérèse Poncet que vous tirez deson livre L’Esthétique du Dessin Animé : la morale des lignes. Qu’y voyez-vous ? Quelle-est-elle selon vous ?

En fait, je l’ai utilisé un peu en m’amusant. Je trouvais son livre un peu empreint d’une gangue chrétienne un peu lourde. J’ai donc été cherché cette phrase là et je m’en suis servie pour prouver que la ligne avait une signification en animation et que chaque ligne recelait une vision du monde, voire une éthique ; que la ligne, pour ne citer que celle-ci, très hésitante d’un Paul Driessen cristallisait une vision angoissée du monde, cette approche un peu absurde s’interrogeant sur le sens de la vie.

Dans votre ouvrage, vous évoquez le mouvement, la ligne, la métamorphose, la musique et le rythme dans le cinéma d’animation. Pas un mot sur la lumière ?

Effectivement, il y aurait quelque chose à faire sur la lumière, c’est une bonne question. Ce sujet n’est pas un aspect qui m’est venu à l’esprit à l’époque. Mais aujourd’hui, maintenant que j’ai plus d’expériences … pourquoi ne le faites-vous pas (rires) ! Ça serait plus facile aujourd’hui d’écrire sur la lumière car deux phénomènes m’y amèneraient : la 3D et le développement du stop motion ces dernières années, qui exploitent la lumière naturelle. En 3D, car il existe aujourd’hui des spécialistes de la lumière et la lumière joue un rôle considérable dans cette technique.

Je pourrais également évoquer le traitement de la lumière chez les frères Quay ou aujourd’hui chez Patrick Bouchard, dont toute l’œuvre est assez sombre, car il a cultivé une lumière raréfiée. Puis j’évoquerais un troisième cinéaste dont je ne parle pas dans mon oeuvre : Piotr Dumala et de ses œuvres gravées sur plâtre où le travail sur la lumière est très important. Et lui m’amènerait à parler de Regina Pessoa qui a également gravé sur plâtre et dont

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le personnage de son dernier film est un vampire. Oui, il serait plus naturel et facile d’écrire aujourd’hui à propos de la lumière.

Vous saluiez récemment Tram de Michaela Pavlatova ainsi que la création d’une série centrée sur la sexualité féminine : Sexpérience. Au regard de votre culture et de votre expérience en tant que producteur, existe-t-il une patte féminine comme le soutien par exemple Isabelle Vanini du Forum des images (ndlr: une interview d'Isabelle Vanini est disponible sur les Carnets) qui animera une carte autour du thème de « La femme, l'intime, la maternité, les relations amoureuses »  au Festival Croq'Anime ?

Je crois que oui. Je pense que les femmes cinéastes ont très largement contribué au développement des thèmes liés à l’intime. Je pense ici au Canada à Suzanne Gervais, Michèle Cournoyer. Ces cinéastes ont abordé la sexualité, les questions sur la maternité, la grossesse d’une manière tout à fait neuve ... Je pense aussi à Joanna Quinn, qui est anglaise.

Donc, pour moi, oui il y a une spécificité thématique féminine. Mais ça reste toujours périlleux de le prouver et la meilleure façon serait d’analyser le corpus des films réalisés par des femmes. A ce sujet, Pierre Hébert, qui a réalisé un film intitulé Etienne et Sara dans lequel il parle de la naissance de son film Etienne, disait dans le livre que je lui ai consacré, en parlant de ce court métrage qu’il lui avait été inspiré par tout le discours féministe de la fin des années 70. Il ajoutait qu’il avait voulu s’approprier ces questions intimes amenées sur le devant de la scène par les créatrices féminines de l’époque.

Un court métrage animé exceptionnel selon vous, votre perle rare ?

Puisque nous parlons d'animation féminine, j'aimerais citer un film canadien qui a eu une certaine notoriété à l’époque de sa sortie, mais qui est depuis sombré dans l’oubli car sa réalisatrice, Clorinda Warny, est décédée en cours de réalisation: Premiers Jours .

En ce qui me concerne, c’est un film majeur : on retrouve en germe ce qui va caractériser le cinéma de Frédéric Back. Il y a une dizaine d’année, quand je me suis retrouvé avec Michaël Dudok De Wit à une rétrospective consacrée à la réalisatrice, il m’a confié qu’il avait vu ce film avant d’être réalisateur que celui-ci l’avait profondément marqué. Qu’un court métrage animé ait eut eu une influence sur deux réalisateurs de renom, ça n’est certainement pas banal !

Toute l'équipe de Croq'Anime remercie Marcel Jean pour sa disponibilité !