Isabelle Garo - Deleuze, Marx et la révolution

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    Isabelle Garo

    L'ide de rvolution, quelle place lui faire au XXIme sicle ?

    18, 19 et 20 novembre 2005, Chauvigny

    Dir. E. Puisais, E. Chubilleau et O. Bloch

    Deleuze, Marx et la rvolution :

    ce que "rester marxiste" veut dire

    "Je crois que Guattari et moi, nous sommes rests marxistes"1

    Introduction

    Face l'atonie de la vie intellectuelle franaise d'aujourd'hui -et face au silence pesant qui

    crase tous ceux qui tentent de s'en dmarquer- Deleuze apparat comme l'un des derniers auteurs

    majeurs, un philosophe cratif, original, subversif mme, aux marges de l'universit en tout cas, et

    li une extrme gauche contestataire dont il ne fut cependant jamais un militant actif : il s'est

    toujours refus renier mai 68 autant que Marx, et jusqu'au bout, il se rclamera non pas tant de la

    rvolution que d'une apologie constante, ttue, de ce qui est ou pourrait tre un devenir-

    rvolutionnaire, chappant toutes les retombes et toutes les totalisations. Proclamant, jusque

    dans les annes 90, la ncessit de la "rsistance au prsent", chantre de la "colre contre

    l'poque"2, il fut et reste cependant un philosophe reconnu, adul mme, dont les cours

    Vincennes firent salle comble et dont le succs en librairie, d'ouvrages pourtant ardus et

    volumineux, persiste jusqu' aujourd'hui.

    Du fait mme de cette permanence, il serait illusoire et superficiel de brosser le portrait

    nostalgique d'une gnration engage, celle des Foucault, Deleuze, Chtelet, Althusser,

    Castoriadis, Badiou, etc., en grande partie disparue, face ce qui serait aujourd'hui le dsert

    montant d'une pense normalise, acadmique, ayant reni Marx, rduit 68 un carnaval tudiant,

    rendu ridicule et obscne le mot de rvolution, et exorcis tout ce qui relve d'une volont

    transformatrice, ou mme seulement politiquement et idologiquement critique. D'une part, parce

    que l'engagement des hrauts de cette poque est de nature complexe et qu'il correspond un

    tournant, pris notamment en opposition Sartre et au type d'engagement intellectuel qu'il incarna

    et thorisa3, et au rejet du marxisme tel que le concevait le PCF, et tel que les pays socialistes en

    1. Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 7 et p. 232.2. Gilles Deleuze, Flix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 104.3. De ce point de vue, l'entretien de 1972 entre Deleuze et Foucault, intitul "les intellectuels et le pouvoir" fait lui seulfigure de manifeste politique : la thorie est une pratique "mais locale et rgionale, comme vous le dites : non

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    renvoyaient alors l'image rpulsive. D'autre part, donc, parce que l'on constate, ici ou l, d'un

    net regain d'intrt pour la pense de certains auteurs de cette gnration (Deleuze et Foucault,

    tout particulirement), constat dcidment incompatible avec la thse d'une poque dfinitivement

    engloutie et qui atteste plutt d'une continuit complexe, d'un hritage, paradoxal et dbattu, mais

    bien rel4.

    En effet, il est presque surprenant de constater quel point Deleuze est bel et bien prsent dans

    le paysage intellectuel d'aujourd'hui comme l'une de ses rfrences vivantes, qui alimente

    colloques, publications et revues, non pas simplement selon le mode du commentaire logieux

    mais sur le terrain d'une reprise et d'une poursuite, d'un nouveau militantisme aussi, parfois, et

    d'une relative mais relle rhabilitation institutionnelle. "Le sicle sera deuleuzien", "peut-tre",

    avait prdit Foucault. Et il se trouve que le millnaire commenant, est foucaldien tout autant, trs

    localement sans doute, mais d'autant plus fidlement. Et ngriste aussi5. D'un tel constat nat une

    question : comment comprendre que le retrait prsent d'un certain type d'engagement politique, la

    quasi-disparition de perspectives radicalement alternatives au capitalisme, s'accompagne du projetmaintenu d'une autre conception de la ou du politique, dont 68 se prsente pour Deleuze et une

    partie de sa gnration, comme l'appel ou l'amorce ? O se place la rupture et, au fond, y a-t-il

    vraiment rupture ? Autrement dit, la pense de Deleuze et sa conception de la rvolution se

    situent-elles au terme d'une trajectoire, l o s'effondre toute perspective rvolutionnaire, ou bien

    au milieu du gu de sa redfinition en cours, micrologique et micro- voire infrapolitique, ou

    encore au dbut d'une nouvelle squence historique qui signerait la caducit de ces deux

    diagnostics et qui conduirait rompre avec la rupture des annes 60 ?

    Quoi qu'il en soit, le facile tableau d'une dcadence, de 68 nous, ne convient dcidment pas6,

    mme s'il prsente l'avantage d'inverser le diagnostic de ses procureurs patents, faon Ferry et

    totalisatrice" rpond Foucault Deleuze. La thmatique marxiste ou marxisante de l'alliance entre thorie et pratiques'y voit maintenue mais tout aussitt hypothque par le refus de toute conception globale ou totalisante. Mais, d'unepart, l'engagement politique de Deleuze bien moindre que celui de Foucault, concerne principalement sa participationau Groupe d'information sur les prisons (GIP) et au soutien apport en 1980 la candidature de Coluche. D'autre part,Il est frappant de constater quel point le refus d'un l'engagement intellectuel traditionnel s'y combine unephrasologie "proltarienne", Deleuze lui-mme concluant l'entretien par cette phrase "toute dfense ou attaquervolutionnaire partielle rejoint () la lutte ouvrire" (L'le dserte et autres textes, Minuit, 2002, p. 298). Mais c'est laseule occurrence d'une "lutte ouvrire" qui n'est jamais mentionne dans le reste de son uvre, comme si unerhtorique persistait et surnageait, tout spcialement dans les interviews, au moment mme et l'endroit prcis o unetradition antrieure s'engloutit, celle d'un engagement militant de philosophes, s'inscrivant dlibrment dans le champ

    politique, mme si c'est de faon complexe, comme Sartre, Merleau-Ponty ou Aron.4. Quant au diagnostic de l'atonie, il est lui-mme rapporter une ralit ditoriale et mdiatique qui fonctionnecomme une puissante censure, et qui fait priodiquement ses choux gras de la dploration de ce qu'elle engendre,"mort des idologies" et "silence des intellectuels", il est toujours utile de le rappeler.5. Antonio Negri fait de la pense de Deleuze une rfrence majeure tandis que Michael Hardt, qui participaactivement son introduction aux Etats-Unis, notamment sous l'angle de sa dimension politique, opresignificativement la jonction des thmatiques de la puissance et de la multitude, via la rfrence Marx et unspinozisme allusif : "The multitude is assembled through this practice as a social body defined by a common set ofbehaviors, needs and desires. This is Deleuze's way of grasping the living forces of social order, just like Marx's livinglabor that refuses to be sucked dry by the vampires set in flight by capital. And this quality of living is defined both bythe power to act and the power to be affected : a social body without organs" (Michael Hardt, Gilles Deleuze : AnApprenticeship in Philosophy, University of Minnesota Press, 1993, pp. 121-122).6. C'est une telle lecture que suggre d'ailleurs Deleuze lui-mme, parlant dans un entretine de 1980 de la "priodesche" du prsent, et l'opposant la priode prcdente : "aprs Sartre, la gnration laquelle j'appartiens me

    semble avoir t riche (Foucault, Althusser, Derrida, Lyotard, Serres, Faye, Chtelet, etc.)" (Pourparlers, Minuit, 2003,p. 41). Dans ces listes souvent proposes et gomtrie variable, on peut noter qu'apparat rarement le nom d'HenriLefbvre et moins encore ceux de Lucien Sve et d'Ernest Mandel, auteurs dont la crativit thorique n'est pasmoindre, mais qui s'inscrivent dans des formes d'engagement politique plus "classiques", tacitement jugesanachroniques et disqualifiantes.

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    Renaut. Il reste plutt comprendre comment s'est effectue une transition complexe et

    contradictoire, d'une partie de cette gnration la ntre, transition qui non seulement marque en

    effet une rupture et un dclin, mais tout autant une poursuite et une continuit, celle du lent et

    silencieux effondrement du marxisme thorico-politique, parfaitement compatible avec la

    profusion des mentions du nom mme de Marx, et qui exige aussitt la redfinition de la

    "rvolution" ainsi que ce qui semble tre sa transmutation philosophique, comme c'est

    exemplairement le cas chez Deleuze. C'est donc une dnivellation qu'il convient de saisir. Et ce

    changement de perspective, s'il est bien li aux inventions propres Deleuze au sein d'une uvre

    foisonnante, est tout autant insparable d'un contexte politique et intellectuel.

    Car les circonstances sont multiples. Elles consistent dans la transformation idologico-

    politique qui se joue des annes 60 aux annes 90, mais aussi dans l'irruption de la crise

    conomique, d'un retournement brutal et durable de la conjoncture, et celle la fin des politiques

    sociales de type keynsien, qui n'ont pas permis de l'viter, et de la parenthse fordiste, qui met

    mal une certaine conception de l'action tatique et de ses capacits rformatrices et rgulatrices.Crise du marxisme lui-mme, enfin, en tant que le maintien sclros mais aussi le retravail, ici ou

    l, d'un hritage et d'une dmarche thorico-pratique, choue dans tous les cas rencontrer une

    mobilisation populaire qui lui conserverait ou lui confrerait sa dimension d'intervention politique

    part entire, vivifiante, porteuse de perspectives vritables. Bref, tout concourt, au cours de cette

    priode qui va jusqu' nous, faire de Marx un nom, dfinitivement hassable pour les uns,

    obsolte pour les autres, mais aussi, en troisime lieu, une rfrence dsormais philosophique,

    forcment philosophique, qui autorise rapatrier sur le seul terrain thorique les vertus de la

    critique autant que ses armes.

    Ainsi, le progressif effacement du marxisme, faute d'avoir su demeurer ou redevenir thorico-

    politique, se double parfois du maintien voire de la relative prolifration de la rfrence Marx

    qui accompagne cette refonte, souvent souterraine, dont la pense de Deleuze se fait l'cho, sans

    fournir les moyens conceptuels de la comprhension de ses conditions et de ses enjeux. Pour

    autant, il ne s'agit nullement de lire l'oeuvre Deleuze comme un simple effet, d'abord parce qu'il

    est un acteur part entire de cette histoire, ensuite parce que sa pense instaure un rapport

    vritablement original et complexe Marx, qui permet en retour et aux antipodes de tout

    rductionnisme, d'clairer le contexte plus gnral d'une mutation idologique et thorique. En un

    sens, le rle jou par Deleuze dans cette conjoncture tient aussi son propre dcalage par rapport

    l'poque et un devenir dont il n'pouse que tangentiellement certaines "lignes de fuite", et ce

    dcalage est d'abord chronologique : n en 1925, appartenant la gnration marque par la

    Libration, Deleuze est l'un de ceux qui voient se modifier radicalement le paysage social et

    politique, en accompagnant et en participant cette mutation par ses analyses, tout en affichant

    une volont contestataire invariable, et cela alors mme qu'elle ne se dveloppe que

    marginalement en allusions politiques, allusions nombreuses mais jamais vraiment thmatises,

    encore moins programmatiques7.

    7. C'est Felix Guattari, bien plus que Deleuze, qui pratiquera toute sa vie une activit militante intense : d'abordtrotskyste, animant le groupe oppositionnel "Voie communiste" de 1955 1965, il participera activement aux luttes anti-colonialistes, puis apportera son soutien aux "autonomes" italiens, fondera en 1977 le CINEL pour de "nouveauxespaces de libert" et rejoindra dans les annes 80 le courant cologiste en thorisant l'"cosophie". A quoi s'ajoutebien entendu sa pratique anti-psychiatrique, notamment en collaboration avec Jean Oury dans le cadre de la clinique

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    C'est pourquoi, au total, le mot de "rvolution" sous sa plume dit moins une vise, qu'il ne

    dsigne le bouleversement mme de son sens. Le mot, du coup, se fait cho troubl, rfrence

    vacillante, maintenue mais sublime tout aussi bien, aux vnements de 68, lus non comme chec

    politique, au moins partiel, mais comme substitution russie du devenir l'histoire. "On dit que les

    rvolutions ont un mauvais avenir. Mais on ne cesse de mlanger deux choses, l'avenir des

    rvolutions dans l'histoire et le devenir rvolutionnaire des gens"8, Mai 68 tant dfini quelques

    lignes plus haut comme "l'irruption du devenir l'tat pur". C'est pourquoi on peut situer la

    question deleuzienne de la rvolution l'picentre d'un sisme : encore enracine sur le terrain qui

    sombre de l'engagement politique, elle migre sur celui, qui corrlativement r-merge, d'une

    approche mtaphysique renouvele et qui en appelle tout autant Bergson, Nietzsche et

    Whitehead qu' un Marx, dornavant postmoderne penseur des flux en mme temps qu'icne

    maintenue d'une insoumission revendique

    C'est pourquoi la rponse, donne par Deleuze en 1990 Toni Ngri, mrite qu'on s'y arrte :

    "je crois que Guattari et moi, nous sommes rests marxistes"9

    . Il faut lire cet nonc en luiconservant toute sa complexit, et mme son ambigut. Il s'agit de "croire" et donc de douter. Il

    est tout l'honneur de Deleuze de n'avoir jamais fait du marxisme une vidence. Mais le mot sous

    sa plume n'a jamais eu un sens bien dfini (ce qui, entre autres choses, le rapproche de Foucault),

    il dsigne souvent une certaine configuration politico-thorique derrire laquelle on peut deviner

    la prsence de forces politiques constitues, le PCF notamment, et un mode d'implication ou de

    compagnonnage, mais dont rien n'est dit non plus. Et puis, il s'agit de "rester", et rester chez un

    penseur du devenir ne saurait tre un objectif stimulant, tout au plus un constat, quelque peu

    dsenchant et forcment dubitatif. En lisant la suite du propos de Deleuze, on apprend que "rester

    marxiste" signifie, en outre, que : "nous ne croyons pas une philosophie politique qui ne serait

    pas centre sur l'analyse du capitalisme et de ses dveloppements"10. En un sens, bien des choses

    sont d'ores et dj nonces ici, qui tmoignent la fois de la profonde fidlit de Deleuze un

    pass politique non explicit -et qui de ce fait ne saurait tre un hritage- ainsi que du

    dplacement radical sur le terrain de ce qu'une "philosophie politique", projet radicalement

    tranger Marx, peut bien entendre et avoir dire de la rvolution.

    I. Le capitalisme et les flux

    Pour examiner plus avant cette question, il est utile de partir du versant conomique de

    l'analyse deleuzienne du capitalisme, tant elle rvle les fondements ontologiques de l'ide

    deleuzienne de rvolution. En effet, c'est une ontologie du flux et du devenir qui affleurent ici plus

    nettement qu'ailleurs, mme si elle structure partout en profondeur la pense deleuzienne. La

    question de la possibilit d'une transformation politique, s'il elle existe, se joue toute entire ce

    niveau, prcisment parce qu'elle se confronte la faon dont Marx lui-mme avait corrl

    de La Borde. Ce sont les uvres crites en commun par lui et Gilles Deleuze qui prsentent de la faon la plusmarque une dimension politique et qui maintiennent la thmatique rvolutionnaire.8. Gilles Deleuze, Pourparlers, d. cit., p. 231.9. Ibid., p. 232.10. Ibid., p. 232.

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    l'analyse socio-conomique du capitalisme la perspective de son dpassement

    rvolutionnaire. Mais, mme s'il se situe sur le terrain d'une tude de ce qu'il nomme la

    production, Deleuze ne propose jamais d'analyse conomique proprement parler, et cela alors

    mme qu'il emprunte souvent des catgories conomiques, en leur confrant un sens mtaphorique

    bien plus large et quivoque que leur sens technique, et que la dfinition marxiste, laquelle ils

    sont souvent mais allusivement reconduits.

    La raison en est profonde. L'Anti-dipe, paru en 1973, et Mille-Plateaux, paru en 1980, qui

    constituent les deux volets d'une uvre unique, intitule Capitalisme et schizophrnie, ont pour

    ambition est de dfinir le capitalisme contemporain, en rejetant expressment tout dcouplage

    entre une base et une superstructure, entre une ralit conomique et les diverses dimensions

    sociales et individuelles qui l'accompagnent. Thse marxienne s'il en est ! Mais le rejet proclam

    de toute analyse rductionniste, dont on ne sait qui elle vise au juste, semble masquer une autre

    rduction tendancielle, celle de la production l'change, de la politique aux pratiques tatiques

    rpressives et de contrle, des contradictions sociales aux agencements machiniques. Cetterduction est d'autant moins visible donc, qu'elle va de pair avec l'extension du terme de

    production au dsir individuel et la multiplication corrlative de ses occurrences. Le refus de

    scinder base et superstructure, c'est--dire en vrit de les distinguer, ne produit-il pas cette fois,

    en sens inverse des simplifications du marxisme doctrinaire, l'crasement de la base contre la

    superstructure, le rabattement du rel sur son concept, de la rvolution sur la "rvolution", c'est--

    dire de la politique sur la "philosophie politique" ? Et cela d'autant plus efficacement que, dans le

    mme temps, toute catgorie de reprsentation se voit congdie ?

    De fait, la contestation de l'ordre capitaliste dlaisse la thmatique de l'idologie, de l'alination

    autant que celle de la lutte des classes pour lui prfrer celle du dsir. En dpit d'une relle

    proximit l'gard du freudo-marxisme, Gilles Deleuze et Felix Guattari rejettent l'analyse de

    Wilhelm Reich, tant il leur parat maintenir un paralllisme entre dsir et vie sociale et autoriser

    une superposition d'instances. Ni Freud ni Marx, donc, pas plus que l'un avec l'autre, mais leur

    critique conjointe. Il s'agit bien plutt de penser une "production dsirante", synonyme de

    "coextension du dsir et du champ social"11. Et c'est en ce point qu'apparat la singularit d'un

    mode d'invention conceptuelle qui est tout autant un style philosophique : car la mise en cohrence

    du dsir et du social ne va pas de soi. Si leur parent n'est pas rapporte une causalit commune,

    leur corrlation exige un oprateur conceptuel qui, mtaphorisant l'un comme l'autre et l'un par

    l'autre, permet l'affirmation de leur correspondance et l'tablissement de leur synonymie,

    autorisant alors le passage constant d'un niveau l'autre. Cet oprateur est la notion de flux, qui

    traverse toute l'uvre de Deleuze et qui tend assimiler toute ralit historique un processus

    vital et un change nergtique12.

    Mais le discours du flux, au premier abord assez vague et peu dfini, se fait rapidement savant

    et technique, par l'adjonction de plusieurs concepts indits, qui deviendront les notions cardinales

    de Capitalisme et schizophrnie :

    11. Gilles Deleuze, Felix Guattari, L'Anti-dipe, Minuit, 1973, p. 37.12 . Alain Badiou fait de la notion deleuzienne de vie l'axe de sa critique l'gard d'une conception politique qui perdsa spcificit. Sur cette question, cf. Nicholas Thoburn, Deleuze, Marx and Politics, Routledge, 2003.

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    "Le capitalisme tend vers un seuil de dcodage qui dfait le sociusau profit d'un corps sansorganes et qui, sur ce corps, libre les flux du dsir dans un champ dterritorialis"13.

    La comprhension d'un tel nonc n'a rien d'immdiat. Mais la dimension contre-intuitive du

    texte mrite qu'on s'y arrte : il ne s'agit pas d'un simple artifice rhtorique, mme si l'on peut y

    voir une certaine posture, celle du philosophe prenant contre-pied toutes les opinions admises etle langage ordinaire, au risque d'engendrer la densit absconse d'une langue d'initi. Mais on peut

    tre initi assez aisment, finalement, sans que soit rompu le charme potique : il suffit de lire

    intgralement ce fort volume qu'est l'Anti-dipe. Les mmes termes prolifrent, mais se dplacent

    tout en se rptant et, au fil des pages, leur sens s'claire travers la multiplicit de leurs

    associations et les variations de leur usage, sans qu'aucune dfinition prcise ne soit jamais

    fournie. Il n'en demeure pas moins que l'opration effectue tend mtaphoriser tout savoir par un

    autre, situant sur un mme plan la linguistique hrite de Hjelmslev, l'conomie "marxienne" ou

    marxiste, la critique anti-oedipienne de la psychanalyse, les mathmatiques d'inspiration

    riemanniennes. En permanence, la lgitimit de tels changes conceptuels se fonde sur une

    ontologie gnrale du devenir et sur une potique, tant du monde que du discours14.

    Sur le terrain spcifique de l'conomie, l'apologie des flux accompagne l'explication du

    capitalisme comme "surgissement des flux dcods" contre leur codage antrieur15 qu'il s'agisse de

    la cit antique, de la commune germanique, de la fodalit. Au cours de cette volution, l'Etat

    change de rle : pour Deleuze et Guattari, il cesse d'tre cette "machine" qui "dtermine un

    systme social", mais "il est dtermin par le systme social auquel il s'incorpore dans le jeu de ses

    fonctions"16. "C'est pourquoi le capitalisme et sa coupure ne se dfinissent pas simplement par des

    flux dcods, mais par le dcodage gnralis des flux, la nouvelle dterritorialisation massive, la

    conjonction des flux dterritorialiss"17. Le capitalisme est donc d'abord le rsultat d'une

    disparition des formes d'Etat antrieures selon une logique unique et linaire, celle d'un dcodage

    montant et gnralis :

    "Pour le travailleur libre, dterritorialisation du sol par privatisation ; dcodage desinstruments de production par appropriation ; privation des moyens de consommation pardissolution de la famille et de la corporation ; dcodage enfin du travailleur au profit du travail lui-mme ou de la machine et, pour le capital, dterritorialisation de la richesse par abstractionmontaire ; dcodage des flux de production par capital marchand ; dcodage des Etats par lecapital financiers et les dettes publiques ; dcodages des moyens de production par la formationdu capital industriel, etc."18.

    Il s'agit bien de substituer une analyse en termes de contradictions historiques dtermines,

    celle de Marx, une analyse en termes de lignes de fuite parallles, gnralises, presque

    13. Gilles Deleuze, Felix Guattari, L'anti-dipe, d. cit., p. 41.14. Fredric Jameson crit : "We will therefore describe the New Historicism as a return to immanence and to aprolongation of the procedures of "homology" wich eschews homology's theory" (Postmodernism or, The Cultural Logicof Late Capitalism, Verso, 1991, p. 188). La remarque est tout fait pertinente ici, mme si elle vise l'historienamricain Walter Benn Michaels. Mais en tant qu'elle prend place dans une analyse du discours thoriquepostmoderne, elle concerne plus largement un courant de pense auquel on peut indniablement, par certains aspectsde sa pense, rattacher Deleuze, mme si Jameson lui-mme ne le fait pas et sans que l'on puisse ici discuter plus

    avant la catgorie de postmodernit.15. Ibid., p. 258.16. Ibid., p. 262.17. Ibid., pp. 265-266.18. Ibid., p. 267.

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    interchangeables. Du coup, la sphre politique sous les espces de l'Etat se voit trangement

    spare et oppose aux flux marchands19. Si la rfrence au marxisme (mais surtout, en partie

    implicitement mais manifestement, Braudel) transparat dans le vocabulaire, il ne s'agit pas d'en

    affiner ou d'en perfectionner les concepts sur le terrain mme du savoir historique mais de les

    intgrer la construction d'une mtaphysique gnrale, et cela travers le trac de perspectives

    historiques extrmement larges et d'autant plus suggestives. Si, lire de tels textes, on ne peut

    qu'tre frapp par le caractre extraordinairement brillant de l'analyse, cette impression de

    virtuosit est produite par le rapprochement audacieux de ralits distinctes, dont les dfinitions

    propres sont ludes. Par suite, et paradoxalement, l'une des raisons de la fascination durable

    exerce par cette uvre sans quivalent est son esquisse des linaments d'une histoire universelle

    et cela en dpit mme des dngations de type post-moderne l'gard des grands rcits20.

    Il en dcoule une autre consquence thorique, proprement stupfiante, si l'on s'y arrte. Car

    une telle analyse du capital ouvre la seule perspective d'une "dterritorialisation" poursuivie et

    acclre de ses flux marchands ! En effet, s'il n'existe pas de contradictions, pas de luttes declasses porteuses de la perspective d'une autre formation conomique et sociale, on ne peut qu'en

    rester encore et toujours aux flux, et la seule alternative de les bloquer artificiellement ou de les

    librer toujours davantage. La notion de dterritorialisation risque alors de se rvler, in fine et sur

    le terrain conomique, synonyme de drgulation et drglementation, dont les effets n'ont rien

    d'mancipateur. Et pourtant, c'est ici mme que ressurgit le terme de rvolution, de faon

    stupfiante une fois encore, mais tempr par des points d'interrogation, qui le transforme surtout

    en doute radical :

    "Mais quelle voie rvolutionnaire, y en a-t-il une ? se retirer du march mondial, commeSamir Amin le conseille aux pays du tiers-monde, dans un curieux renouvellement de la"solution conomique" fasciste ? Ou bien aller en sens contraire ? C'est--dire aller encore plusloin dans le mouvement du march, du dcodage et de la dterritorialisation ? Car peut-tre lesflux ne sont pas encore assez dterritorialiss, pas assez dcods, du point de vue d'unethorie et d'une pratique des flux haute teneur schizophrnique. Non pas se retirer du procs,mais aller plus loin, "acclrer le procs", comme disait Nietzsche : en vrit, dans cettematire, nous n'avons encore rien vu"21.

    La prophtie finale, mme pare de l'autorit censment hrtique de Nietzsche, a de quoi faire

    frmir22 ! Il est clair que ce n'est pas d'abord la pense de Marx qui est mobilis ici, et qu'on

    retrouve une ontologie du devenir bien plutt rfre Nietzsche, rfrence par ailleurs plusprcisment et continment travaille par Deleuze qui lui consacre un livre entier de commentaire

    savant. Mais surtout, lire ces lignes, il est permis de se demander si la libration des flux ne

    19. Ce qui est une cl fondamentale pour comprendre la faon dont Deleuze conoit l'action politique : elle ne peutjamais avoir pour objet la question du pouvoir conu autrement que comme rpression et contrle, ce qui exclutd'entre de jeu l'analyse des contradictions et des luttes sociales qui entourent et traversent l'instance tatique elle-mme et l'ensemble des institutions politiques et sociales.20. Cf. notamment l'introduction deMille Plateaux, qui thorise la notion de rhizome et la dfinit comme "anti-gnalogie" (Gllles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 18).21. Gilles Deleuze, Felix Guattari, L'anti-dipe, d. cit., p. 285.

    22. Fredric Jameson insiste sur cette dimension prophtique de la pense de Deleuze, qu'il rapproche de sa faond'organiser en dualits ses catgories d'analyse. Cf. Fredric Jameson, "Les dualismes aujourd'hui", in : Gilles Deleuze,une vie philosophique, dir. Eric Alliez, Les empcheurs de penser en rond, 1998, p. 387. Ce mme texte de Deleuze etGuattari est cit par Antonio Negri et Michael Hardt dans Empire(ditions Exils, 200, p. 259), qui commentent :"Deleuze et Guattari ont soutenu qu'au lieu de rsister la mondialisation du capital, il fallait plutt l'acclrer".

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    rencontre pas, avant tout, les thmatiques librales les plus radicales et les plus anarchisantes,

    celles d'un Hayek notamment, et sans que Deleuze n'en dise quoi que ce soit de faon explicite,

    mme s'il s'appuie expressment par endroits sur la thorie marginaliste des no-classiques23 (sans

    s'interroger sur sa compatibilit avec les thses marxiennes).

    Ainsi la rvolution est-elle toujours l'envers d'une tatisation par essence mortifre, comme si

    l'uvre deleuzienne se faisait la chambre d'cho de l'chec sur le long terme, au tournant des

    annes 70, des politiques keynsiennes d'accroissement des dpenses publiques, chec non analys

    mais mtaphoriquement renvoy au blocage, l'arrt, l'asphyxie de ce qui vit et circule : savoir

    conomique et critique de la psychanalyse convergent en une tonnante conception du flux et de

    ce qui lui fait obstacle, qui s'inscrit dans un dualisme prtendant lui aussi une validit historique

    universelle :

    "L'axiomatique sociale des socits modernes est prise entre deux ples et ne cessed'osciller d'un ple l'autre. Nes du dcodage et de la dterritorialisation, sur les ruines de la

    machine despotique, ces socits sont prises entre l'Urstaatqu'elles voudraient bien ressuscitercomme unit surcodante et re-territorialisante, et les flux dchans qui les entranent vers unseuil absolu (). On oscille entre les surcharges paranoaques ractionnaires et les chargessouterraines, schizophrniques et rvolutionnaires"24.

    Etrange rvolution ! On admettra que sous la capacit donner une cohrence aux ralits les

    plus diverses, se cache une extrme simplification des phnomnes conomiques et sociaux dont

    Marx avait voulu exposer la causalit complexe dans des termes dfinis. Ici, c'est le chatoiement

    du vocabulaire s'accompagne d'une simplification thorique qui, l'une comme l'autre, l'une

    accompagne de l'autre, sduisent25.

    Dans un capitalisme fluidifi, toute perspective de planification est horrifiante26 et rime avec

    socialisme de caserne. Mais Deleuze ne poursuit pas une analyse qui le rapprocherait sans doute

    trop des thses librales, sans d'ailleurs en dire quoi que ce soit. Finalement, les seules "vraies"

    rvolutions restent l'chelle de la micro-conomie qui les dcrit, mais situes sur un autre terrain

    : micro, elles aussi, invisibles, peine pensables, et Deleuze y insiste lors de l'entretien dj cit

    avec Toni Negri. Alors que la diatribe contre le march y est nette, Deleuze fait montre d'un

    certain pessimisme et dfinit les minorits par leur puissance d'invention : "une minorit n'a pas de

    modle, c'est un devenir, un processus". Le processus s'est dplac de l'conomique vers le

    politique, mais ce faisant, il devient singulier, cratif et rare, plus nietzschen que jamais : "le

    peuple, c'est toujours une minorit cratrice, et qui le reste, mme quand il conquiert une

    majorit"27. Poursuivant l'analyse par la description des socits de contrle se substituant aux

    socits disciplinaires, selon une distinction emprunte Foucault, Deleuze poursuit en expliquant

    que les formes de rsistance changent elles aussi : "les piratages ou les virus d'ordinateurs qui

    23. Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux, d. cit., pp. 545-550. Daniel Bensad rappelle qu'on trouve pour lapremire fois chez les auteurs no-classiques, et notamment chez Lon Walras et Charles Gide, le projet de remplacerla valeur-travail par la "valeur-dsir" (Daniel Bensad, Une lente impatience, Stock, 2004, p. 283).24. Gilles Deleuze, Felix Guattari, L'anti-dipe, d. cit., p. 310.

    25. Et sduisent ce point que la prolifique littrature de management d'aujourd'hui en fait volontiers l'une de sesrfrences, notamment pour vanter les mrites du" nomadisme"salari. Cf.Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvelesprit du capitalisme, Gallimard, 1999, pp.216-22726. Gilles Deleuze, Felix Guattari, L'anti-dipe, d. cit., p. 304.27. Gilles Deleuze, Pourparlers, d. cit., p. 235.

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    remplaceront les grves et ce qu'on appelait au XIXme sicle "sabotage""28. Et Negri, qui

    lui demande si le communisme est encore possible, Deleuze rpond, nigmatique :

    "Vous me demandez si les socits de contrle ou de communication ne susciteront pas desformes de rsistance capables de redonner des chances un communisme conu comme

    "organisation transversale d'individus libres" ? Je ne sais pas, peut-tre"29

    .

    L'entretien s'achve sur une apologie des vnements irrductibles leurs conditions et sur la

    cration de "vacuoles de non-communication" comme seule vise quelque peu concrte. La thse

    n'est pas isole. DansMille Plateaux, on lit au sujet de Mai 68 que "ceux qui jugeaient en termes

    de macro-politique n'ont rien compris"30. La thmatique de la rvolution s'y avre sans ancrage

    possible dans une analyse du travail et des conflits sociaux, elle se dporte vers les murs et vers

    l'art, vers l'criture et la philosophie. Et le maintien de la thmatique rvolutionnaire ne met que

    mieux en lumire l'effondrement au milieu duquel elle continue luire, comme une perspective

    dcidment plus potique que politique.

    II. Lire Marx avec Nietzsche

    L'ontologie deleuzienne est ici une pense du devenir, de l'lan, de la vie, qui excde largement

    la seule question conomique mais l'englobe et du coup la dplace. Bergson et Nietzsche en sont

    les allis substantiels. Dans l'Anti-dipe, leur mention est bien plus rare que celle de Marx et de

    Freud. Mais le traitement rserv Marx est d'une nature bien particulire : jamais comment pour

    lui-mme, par un auteur pourtant pass matre dans l'art de la lecture la fois savante et originale,

    acadmique et droutante. On le sait, peu avant sa mort, Deleuze projetait d'crire un Grandeur de

    Marx, dont le titre dit tout de cette fameuse "colre contre l'poque" et de son courage

    provocateur. Mais il est frappant, car c'est un fait, que l'urgence n'en ait pas t plus ancienne ses

    yeux et que le projet en soit si tardif.

    A lire les uvres les plus originales de Deleuze, tout se passe comme si la prsence

    fantomatique de Marx y tait la plus constante, par comparaison avec d'autres rfrences, et

    comme si, dans le mme temps, la multiplication des rfrences imprcises et des propos gnraux

    interdisait une lecture intgralement rgle, une analyse explicite, une critique suivie. A y regarder

    de plus prs, la mention de Marx relve d'un double type d'approche : d'une part, une caution

    indiscute et revendique, d'autre part l'occasion de rappeler des mconnaissances, des blocages

    ou des limites lapidairement nonces. Il semble que l'absence d'une lecture entirement labore

    provienne de ce double registre, qui dsigne lui seul un rapport trs singulier Marx et au

    marxisme (qu'on trouve en partie aussi, quoique de faon moins logieuse mais plus dfinie, chez

    Foucault31). Deleuze rcuse lui-mme la question qu'il nomme "pistmologique" et qui semble

    28. Ibid., p. 237.

    29. Ibid., p. 237.30. Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux, d. cit., p. 264.31. Dans la prface que Foucault rdige en 1977 pour la traduction amricaine de L'Anti-dipe, il dfinit aussittl'importance qu'il donne ce livre par son rapport critique au marxisme et la psychanalyse : "Pendant les annes1945-1965 (je parle de l'Europe), il y avait une certaine manire correcte de penser, un certain style du discours

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    rendre inutile toute analyse plus construite en mme temps qu'il rejette firement toute

    obdience : "nous n'avons aucun problme de retour Freud ou Marx"32. Le "retour " voque

    la fois la posture acadmique du peu excitant "retour Kant" et une dmarche rgressive qui

    s'enfermerait dans le commentaire d'auteurs canoniques.

    Le rapport Marx se rvle ds lors extrmement complexe. La rfrence logieuse Marx,

    qui est un aspect important de la pense de Deleuze une poque o les "nouveaux philosophes"

    le vouent aux gmonies et o Jean-Marie Benoist proclame sa mort33, n'est pas sans courage, ni

    relle porte politique de ce fait mme. Mais cette porte provient largement de cette opposition

    un contexte extrieur, qui rend dsormais coupable tout rapport Marx, bien plus qu'elle n'est lie

    une laboration spcifiquement politique. La preuve en est qu'on doit ajouter ce

    positionnement connu, d'autres remarques, peine antrieures, mais beaucoup plus substantielles

    et d'une tonalit toute diffrente. Ainsi, dans le cours du 28 mai 1973, Deleuze expose les trois

    diffrences qui sparent Guattari et lui de ce qu'il nomme le "marxisme". La premire diffrence

    est "que le marxisme pose les problmes en termes de besoin ; au contraire notre problme seposait en termes de dsir". La seconde concerne l'idologie : "il n'y a pas d'idologie, il n'y a que

    des noncs d'organisation de pouvoir". Et la troisime porte sur le double mouvement

    caractristique du marxisme, rcapitulation et dveloppement. Et Deleuze ajoute : "je crois que ces

    trois diffrences pratiques qui font que notre problme n'a jamais t celui d'un retour Marx, bien

    plus, notre problme c'est beaucoup plus l'oubli, y compris l'oubli de Marx. Mais, dans l'oubli de

    petits fragments surnagent"34.

    Comment l'affirmation du fait d'tre "rest marxiste" peut-elle s'accompagner sans

    contradiction de cet trange constat de naufrage ? Pour lever le paradoxe, il faut alors considrer

    que "rester marxiste" signifie non pas tant maintenir une rfrence thorique utiliser et tudier

    comme telle, que jouer d'un marqueur avant tout politique, au sens restreint du terme, qui

    fonctionne dans le paysage trs rapidement changeant de la priode 60-90, et cela de faon trs

    diverse : d'abord synonyme d'inscription dans un champ philosophique o la rfrence Marx et

    au marxisme est une constante ou du moins une banalit, la mention revendique d'une obdience

    apparat rapidement, ds le milieu des annes 70 et plus encore dans les annes 90, comme le refus

    d'un abandon ou d'un reniement, l'heure ceux-ci sont devenus la norme idologique. A cet gard,

    Deleuze et Guattari sont parmi les rares figures intellectuelles du moment qui font montre d'une

    rsistance obstine l'air du temps, dont les dclarations de marxisme sont entendre comme un

    politique, une certaine thique de l'intellectuel. Il fallait tre tu et toi avec Marx": tels sont les premiers mots de cetteprface. (Michel Foucault, Dits et crits II, Gallimard, 1994, p. 133).32. "Deleuze et Guattari s'expliquent", table ronde, Quinzaine littraire, n143, juin 1972, in :Gilles Deleuze, L'ledserte et autres textes, Minuit, 2002, p. 308.33. En 1970, Jean-Marie Benoist publie Marx est mort. En 1977, paraissent dans la foule La barbarie visagehumainde Bernard-Henri Lvy (o Deleuze et Guattari sont justement stigmatiss comme marxistes) et Les matrespenseursd'Andr Glucksmann. Deleuze ragira immdiatement et avec vigueur l'opration pollitico-mdiatique depromotion des "nouveaux philosophes", en les replaant dans le cadre de la grande peur suscite par la perspectived'une victoire lectorale de la gauche unie, communistes inclus. Recontextualisation trs fconde, mais limite en unsens, car centre sur le court terme de la seule chance des prsidentielles. Sur cette question, cf. DominiqueLecourt, Les pitres penseurs, Flammarion, 1999, et surtout Perry Anderson, La pense tide, Seuil, 2005, pp. 34-35,

    ainsi que Franois Cusset, French Theory, La Dcouverte, 2003, ch. 14. Anderson et Cusset accordent un rle central la parution de L'archipel du Goulag, de Soljenitsyne en 1974, qui inaugure le renversement de la conjonctureidologique.34. "Marx-dsir / besoin-Faye-la monnaie-sur Baudrillard", 28 mai 1973, in : Les cours de Gilles Deleuze,.

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    refus sans concession d'accompagner ce brutal renversement de tendance et de suivre

    l'exemple des reconversions cyniques et librales de quelques anciens soixante-huitards.

    Mais, ce refus de tourner casaque, il faut ajouter que la rfrence Marx est loin de signifier

    une inscription dans une tradition marxiste, quelle qu'elle soit. Et c'est en ce point que le souvenir

    de Marx, qui ressemble parfois une forme de persistance rtinienne, peut concider trs

    exactement et sans contradiction avec son "oubli". Qu' cet oubli chappent un nom et certains

    concepts ne dit que mieux le reflux en cours, le retrait gnral d'une conceptualit et d'une certaine

    dfinition du travail thorico-politique travers le maintien mme de la rfrence celui-l mme

    -Marx- qui voulut l'impulser. Cette affirmation peut s'appuyer sur deux aspects de la pense de

    Deleuze. D'une part, la faon dont la mention des uvres et des concepts de Marx est prcisment

    effectue dans son uvre, et en particulier dans Capitalisme et schizophrnie. En second lieu, on

    rencontre bien chez lui une thorie de l'oubli, qui claire ce complexe rapport Marx.

    Commenons par ce second point, qui permet de mieux comprendre comment la permanence

    d'une rfrence s'accompagne de l'effondrement de son rfrent mme, non pas l'uvre marxiennebien entendu, mais une certaine alliance du travail thorique et de l'action politique que le terme

    de rvolution, entre autres choses, dsigne ou dsignait.

    Concernant l'oubli, la conception deuleuzienne de l'histoire s'alimente une source bien

    dtermine : Nietzsche, bien sr, qui fait de cet oubli un concept labor et central. Il est banal de

    dire que toute la conception du dsir s'alimente cette lecture, combine celle de Spinoza, pour

    penser la puissance et la productivit de l'tre, en rejetant tout ce qui relve d'un dcoupage en

    instances superposes, de la division entre superstructure et infrastructure (mme si Marx parle lui

    de base, ce qui est bien diffrent), du pouvoir oppos au dsir. Alain Badiou, qui en ce domaine

    parle d'or, va jusqu' affirmer, dans l'ouvrage qu'il consacre Deleuze, que "le sicle aura t

    ontologique"35. Et Deleuze procde en effet une lecture d'abord ontologique et quasi-

    mtaphysique de Marx, l'inscrivant sans heurt au sein d'une tradition, celle de la philosophie

    politique 36.

    Ds lors, Marx et Nietzsche deviennent compatibles, commensurables, non pas tant l'aune de

    la politique qu'ils induisent (et Deleuze n'envisage jamais Nietzsche sous l'angle d'une forme

    d'engagement pourtant bien rel37), mais par le got de la philosophie qu'ils auraient en commun,

    par le jeu de leur commune ontologisation qui en lude l'ancrage proprement historique :

    confronte celle qui se voit attribue Marx, la mtaphysique de Nietzsche apparat alors

    prometteuse de bien plus de libration et porteuse d'une charge subversive bien suprieure. Mais

    sans doute est-ce parce que Nietzsche se situe d'emble sur le terrain d'une ontologie que Deleuze

    lui consacre un livre, dont la dimension spcifiquement politique rside intgralement mais

    seulement dans la thmatique violemment anti-hglienne et anti-dialectique de l'ouvrage. Pendant

    de L'Anti-dipe, cette Anti-Dialectique est en mme temps un commentaire savant et somme

    toute trs proche de ce que produit l'universit franaise dans ce domaine, mise part une qualit

    35. Alain Badiou, Deleuze, la clameur de l'Etre, Hachette, 1997, p. 31.

    36. Deleuze reconduit le projet d'une philosophie politique, dans la phrase mme o il affirme tre rest marxiste."L'Anti-dipe est tout entier un livre de philosophie politique" dclare-t-il quelques pages plus haut (Gilles Deleuze,Pourparlers, d. cit., p. 230).37. Cf. le monumental ouvrage de Domenico Losurdo, Nietzsche, il rebelle aristocratico, biografia intellettuale ebilancio critico, Bollati Boringhieri, 2003.

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    d'criture et d'analyse qui le distingue de bien des productions de ce type, mais partageant

    avec elles la mme vidence admise qu'une pense philosophique s'claire par le seul agencement

    de ses concepts, par son dploiement autonome sur ce que Deleuze appellera par la suite un "plan

    d'immanence". Pour sa part, Emile Brhier avait en son temps thoris les principes d'une "lecture

    interne", tandis Martial Guroult abordait les philosophies de Descartes ou de Spinoza comme un

    monde part entire, construit et explicable selon le seul "ordre des raisons"38.

    Et si l'on admet que la philosophie est elle-mme sa propre cl, l'immanence est prcisment

    ce que thorise Nietzsche contre tous les dualismes et contre la dialectique hglienne. C'est par

    un jeu mtaphorique de mise en contraste que Nietzsche, philosophe analogique s'il en est, permet

    Deleuze de faire de Hegel le repoussoir de toutes les thories de la vie et de la puissance,

    aperues sous l'angle lumineux du dsir et non sur le terrain du vitalisme ractionnaire et

    biologisant o elles puisent nanmoins et en partie leur inspiration39 ! Comble de paradoxe, mais

    bien sr infiniment sduisant par l'anti-doxa apparemment audacieuse qu'il vhicule, la dialectique

    serait une pense du ressentiment, la philosophie mme de la conscience malheureuse, dontDeleuze laisse entendre qu'elle est pour Hegel lui-mme la figure tutlaire de de son uvre. Le

    soin apport la lecture de Nietzsche contraste avec la dsinvolture avec laquelle est bross le

    portrait d'un Hegel ractif et pour tout dire nihiliste. Le propos est une fois encore sidrant et la

    dnonciation de la dialectique semble se nourrir de sa mconnaissance rsolue : la ngation

    comme peur de l'affirmation, comme dngation, devient la cl de toute dialectique. En un sens, le

    rapport Marx se joue en grande partie dans ces pages dont nul ne s'offusque mais qui participe

    elles, de cette longue tradition franaise de lutte contre la pense hglienne et marxienne, et dont

    la simplification, la diffamation et l'imputation gratuite sont les armes les plus communes. Ce

    procd deleuzien est peu soulign40 : pourtant, pas une citation de Hegel ou de Marx

    n'accompagne ce procs en hrsie.

    Partout, la prsentation des thses hgliennes inclut comme vidence et pralable leur

    condamnation expditive et ddaigne l'analyse prcise : "la dialectique se nourrit d'oppositions

    parce qu'elle ignore les mcanismes diffrentiels autrement subtils et souterrains"41. Le ton est

    celui de la diatribe :

    "La dcouverte chre la dialectique est la conscience malheureuse, l'approfondissement dela conscience malheureuse, la solution de la conscience malheureuse, la glorification de laconscience malheureuse et de ses ressources. Ce sont les forces ractives qui s'expriment

    dans l'opposition, c'est la volont de nant qui s'exprime dans le travail du ngatif. La dialectiqueest l'idologie naturelle du ressentiment, de la mauvaise conscience. Elle est la pense dans laperspective du nihilisme et du point de vue des forces ractives. D'un bout l'autre elle estpense fondamentalement chrtienne"42.

    38. Emile Brhier, Transformation de la philosophie franaise, Flammarion, 1950, analys par Lucien Sve, in :Laphilosophie franaise contemporaine, Editions sociales, 1962, pp. 10-15. Quant la tradition universitaire franaise quiillustre de telles convictions sans toujours les exposer, elle fut et reste totalement hgmonique.39. Sur ce point, cf. Barbara Steiner, Nietzsche et la biologie, PUF, 2001.40. Fredric Jameson est l'un des rares commentateurs de Deleuze qui signale qu'il malmne et maltraite Hegel autant

    que le font les autres post-structuralistes (Op. cit. p. 379), diagnostic auquel fait cho la question de Lucien Sve :"quelle sorte de "marxisme" autorise la dtestation de la dialectique ?" (Lucien Sve, Penser avec Marx aujourd'hui, I.Marx et nous, La Dispute, 2004, p. 43).41. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 181.42. Ibid, p. 183.

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    Au total, on ne saura jamais ce que veulent dire ngation, opposition et contradiction pour

    Hegel et on pensera que la notion de diffrence lui est inconnue, en dpit d'une ultime et feinte

    concession : "la dialectique hglienne est bien rflexion sur la diffrence, mais elle en renverse

    l'image. A l'affirmation de la diffrence en tant que telle, elle substitue la ngation de ce qui

    diffre ; l'affirmation de soi, la ngation de l'autre ; l'affirmation de l'affirmation, la fameuse

    ngation de la ngation"43. Pourtant, dans la Doctrine de l'Essence, second livre de la Science de

    la logique, Hegel confre la diffrence un rle essentiel prcisment dans la mesure o c'est

    l'unit de l'identit et de la diffrence qui permet la dtermination de l'essence, comme tant elle-

    mme le procs ngatif et rflexif de sa propre diffrentiation. Faute de quoi, ce sont les notions

    d'identit et de diffrence qui demeurent des gnralits vides. C'est pourquoi "la dtermination

    proprement dite est la diffrence"44. L'apologie gnralise de la diffrence serait donc, aux yeux

    de Hegel, la rechute au niveau d'une catgorie d'entendement, conception qui, mme si on la

    rfute, mrite qu'on la prenne de faon exacte en considration.

    Plus gnralement, une telle approche permet d'luder le fait que la ngation hglienne n'estaucunement une mystrieuse puissance ngatrice l'action dissolvante, mais ngation dtermine,

    moment propre de la chose et donc principe de sa concrtude. Critiquer l'idalisme hglien de

    faon prcise, c'est d'abord viter de lui attribuer des thses qui lui sont trangres. Mais c'est

    prcisment cette critique, et celle qu'en l'occurrence Marx a lui-mme entreprise, que Deleuze

    rcuse en bloc par le moyen de cette attaque en rgle contre des gnralits qu'il a beau jeu de

    prsenter comme dtestables : qui voudrait se rclamer du "ngatif", trivialement conu ?

    "L'affirmation de l'affirmation" n'est pas un concept mieux dfini, mais il a pour lui de susciter

    tout de suite la sympathie. D'autre part, et par suite, c'est la critique marxienne de la dialectique

    hglienne qui tombe elle-mme sous le coup d'une critique si dvastatrice et sans qu'il semble

    ncessaire, l non plus, de s'y arrter longuement.

    Dans des pages tonnantes, Deleuze formule une question rhtorique, dont on ne sait si elle

    attnue ou aggrave la condamnation qu'elle accompagne. Le raisonnement se construit en deux

    temps : une fois admis que la dialectique hglienne est quelque chose comme une maladie,

    Deleuze passe aux descendants de Hegel et notamment Stirner. Stirner est celui qui reconduit la

    dialectique sa vraie place, celle d'une sophistique procdurire. Chez Stirner, c'est finalement le

    moi qui dtruit tout : en ce sens "Stirner est le dialecticien qui rvle le nihilisme comme vrit de

    la dialectique"45. Son mrite est d'avoir compris que la dialectique ne renvoie ultimement qu'au

    moi, et c'est sur ce terrain que Marx intervient son tour. Le passage mrite d'tre cit :

    "Marx labore sa fameuse doctrine du moi conditionn : l'espce et l'individu, l'tre gnriqueet le particulier, le social et l'gosme se rconcilient dans le moi conditionn suivant les rapportshistoriques et sociaux. Est-ce suffisant ? Qu'est-ce que l'espce et qui est l'individu ? Ladialectique a-t-elle trouv son point d'quilibre et d'arrt, ou seulement un dernier avatar, l'avatarsocialiste avant l'aboutissement nihiliste ? Difficile en vrit d'arrter la dialectique et l'histoire

    43. Ibid, p. 22444. Science de la logique, La doctrine de l'essence, trad. J.-P. Labarrire et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1976, p. 34.

    Dans son analyse du capitalisme contemporain, Michel Vakaloulis dtecte une "religiosit de la diffrence" chezl'individu postmoderne, coexistant sans difficult avec la standardisation gnralise et les socits de contrle, dont ilrfre Deleuze l'analyse (Le capitalisme post-moderne, Actuel Marx Confrontations, 2001, p. 42). En l'occurrence, ilserait intressant de s'interroger sur la compatibilit de la critique et de cette rfrence.45. Ibid, p. 186.

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    sur la pente commune o elles s'entranent l'une l'autre : Marx fait-il autre chose que marquerune dernire tape avant la fin, l'tape proltarienne ?"46.

    Rien n'y fait donc, la dialectique est entrane dans une cascade de ngations, qui la domine

    elle-mme, et qui fait que, subjective ou objective, elle succombe l'auto-destruction dont elle

    n'est que le discours inconscient et imprudent.

    III. La rvolution, l'histoire, la philosophie

    L encore l'extrme gnralit du propos permet Deleuze de forger un motif anti-dialectique

    qui peut s'insrer partout, dont on trouve rgulirement la marque dans son uvre et qui dtermine

    en grande partie sa lecture de Marx. "Ce que je dtestais avant tout, c'tait le hglianisme et la

    dialectique"47. La consquence est que, tantt, il faut oprer la "libration de Marx l'gard de

    Hegel"48, tantt il faut associer dans la mme critique Freud, Marx et la bourgeoisie, cause de

    leur conception partage de l'histoire. Dans le premier cas, Deleuze rpond qu'Althusser s'en

    occupe. Dans le second, la critique redevient dvastatrice au point que "rester marxiste" semble

    vritablement impraticable, sauf demeurer assez niais et un peu aigri. En effet, deux notions sont

    pour Deleuze pourchasser, qui demeurent distinctes mme si elles sont fortement articules,

    celle de dveloppement et celle de mmoire. "Mme l'activit rvolutionnaire devrait procder

    cette capitalisation de la mmoire des formations sociales. C'est si l'on veut le ct hglien

    conserv par Marx, y compris dans le Capital"49, affirme Deleuze. A la mmoire, et ce

    surprenant "capital" des rvolutions, il oppose par ailleurs et de nouveau l'apologie nietzschenne

    de l'oubli.

    La critique de la notion de dveloppement se situe sur le mme terrain, celui d'une thorie de

    l'histoire auquel Deleuze oppose la discontinuit et la crativit affirmative : "le marxisme comme

    la psychanalyse est pntr d'une certaine idologie du dveloppement"50. Plus loin il ajoute :

    "Alors que la culture bourgeoise a toujours parl l'intrieur de son dveloppement () lacontre-culture retrouve aujourd'hui l'ide que, si nous avons quelque chose dire, ce n'est pasen fonction de notre dveloppement quel qu'il soit, mais en fonction et partir de notre sous-dveloppement. La rvolution ne consiste pas du tout dans le fait de s'inscrire dans lemouvement de dveloppement et dans la capitalisation de la mmoire, mais dans le maintien de

    46 . Ibid, p. 186.47 . Gilles Deleuze, Pourparlers, d. cit., p. 14;48. Gilles Deleuze, L'le dserte et autres textes, d. cit., p. 200. Face l'interlocuteur qui s'tonne d'un refus de lamoindre concession Hegel, tandis qu'un philosophe conservateur comme Bergson a les honneurs, Deleuze rpond :"pourquoi je ne le fais pas pour Hegel ? Il faut bien que quelqu'un tienne le rle de tratre. L'entreprise de "charger" lavie, de l'accabler de tous les fardeaux, de la rconcilier avec l'Etat et la religion, d'y inscrire la mort, l'entreprisemonstrueuse de la soumettre au ngatif, l'entreprise du ressentiment et de la mauvaise conscience s'incarnentphilosophiquement dans Hegel. Avec la dialectique du ngatif et de la contradiction, il a inspir naturellement tous leslangages de la trahison, aussi bien droite qu' gauche (thologie, spiritualisme, technocratie, bureaucratie, etc.)". Latrahison est donc des deux cts et la violence de l'anathme dsigne au total la dimension proprement politique de

    cette condamnation, dimension qui transparat toujours, sans jamais tre thmatise pourtant. Car il resterait dmontrer en quoi Hegel et le "hglianisme" est coupable de tels crimes ! Quoi qu'il en soit, l'accusation faitdsastreusement cho la lecture d'Andr Glucksmann dans Les Matres penseurs, op. cit. .49. Gilles Deleuze, L'le dserte et autres textes, d. cit., p. 386.50. Ibid, p. 386.

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    la force d'oubli et de la force de sous-dveloppement comme forces proprementrvolutionnaires"51.

    Et de fait, l'laboration d'une contre-culture philosophique est le projet le plus fondamental de

    Deleuze, projet paradoxal tout aussi bien, puisque certaines rfrences se voient finalement

    substitues d'autres, mais il s'agit d'abord de se dmarquer systmatiquement de toutes lesrfrences dominantes, et Marx en est une.

    Mais se dmarquer n'est justement pas se dbarrasser, et la proximit constante, manifestement

    respectueuse mais secrtement bagarreuse, de Deleuze avec l'uvre de Marx se comprend la

    lumire de cette critique poursuivie et de cette proximit tout la fois assume et refuse, qui

    s'intresse bien moins aux textes, qu' la production d'une contre-pense, d'un contre-marxisme,

    qui n'a rien d'un anti-marxisme, mais rien d'un autre marxisme non plus, et cela pour des raisons

    politiques et thoriques fondamentales. Et cet gard, "rester marxiste" doit s'entendre comme le

    fait de construire au plus prs de Marx mais en dcalage perptuel avec lui une analyse qui invente

    d'autres mots et d'autres concepts en tous les points nodaux de l'analyse marxienne du capitalisme.

    Et c'est ce niveau que se rvle le rapport lui aussi complexe et contradictoire de Deleuze la

    philosophie, l'universit, la politique.

    Selon les cas, Deleuze procde au rejet explicite de certaines des notions cardinales attribues

    au marxisme ou labores par Marx, la critique plus nuance mais jamais tre prcise d'autres

    notions et l'vacuation non signale de certains concepts (alination, luttes des classes,

    communisme, en particulier). Ce rejet et cette critique dessinent les linaments d'une autre

    philosophie et d'une toute autre conception de la politique et de la rvolution. Rappelons certaines

    des thses les plus polmiques cet gard, qui parsment son uvre : il n'y a pas d'idologie52,

    toute reprsentation dvoie l'action53, "la vritable histoire, c'est l'histoire du dsir"54, l'alternative

    n'est pas entre march et planification55, mais elle se trouve du ct "des charges souterraines,

    schizophrniques, et rvolutionnaires"56, il n'y a pas de dialectique, "l'histoire ne passe pas par la

    ngation, et la ngation de la ngation, mais par la dcision des problmes et l'affirmation des

    diffrences"57, une socit ne se dfinit pas par ses contradictions mais par ses lignes de fuite58, le

    dsir est premier, "le visage est une politique"59, le capitalisme ne dfinit plus des classes mais des

    individus molculaires ou molculariss, c'est--dire de "masse", il faut passer une micro-

    politique60, "nous dfinissons les formations sociales par des processus machiniques, non par des

    modes de production"61

    , etc.Il ne s'agit pas de rduire ces quelques formules la pense de Deleuze, mais travers cette

    liste, d'ailleurs incomplte, de faire percevoir ce constant travail qui consiste, au plus prs de Marx

    ou d'un certain marxisme, en subvertir le sens en dplaant, dcalant, contrariant des noncs

    51. Ibid, pp. 386-38752. Gilles Deleuze, L'le dserte, d. cit, p. 368.53. Ibid., p. 289.54. Ibid., p. 366.55. Gilles Deleuze, Felix Guattari, L'anti-dipe, d. cit., p. 304.56. Ibid., p. 310.

    57. Gilles Deleuze, Diffrence et rptition, PUF, 1968, p. 344.58. Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux, d. cit., p. 263.59. Ibid., p. 222.60. Ibid., p. 265.61. Ibid., p. 542.

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    jugs trop pauvres et trop simples. Si la dmarche n'a par elle-mme rien de contestable, si ce

    n'est le silence sur les oprations qu'elle engage, et si elle produit en effet une forme d'invention

    thorique singulire qui est la marque propre et la richesse indniable de la pense de Deleuze, on

    peut cependant la confronter elle-mme, non pas seulement la revendication de marxisme, on

    l'a vu, mais aussi une dfinition de l'activit de penser dans son rapport la pratique, une

    certaine conception de la philosophie donc et un type d'engagement ou de dsengagement

    politique tout aussi bien.

    Il est intressant de s'arrter nouveau sur des procds stylistiques qui sont l'occasion de cette

    invention thorique particulire et le moyen de ce dcalage, tout particulirement lorsqu'il s'agit de

    Marx. La pense de Deleuze, on l'a dit, procde souvent par analogies, glissements, dplacements,

    au point qu'une criture singulire et un style reconnaissable en rsultent, qui sont tout autant une

    faon de penser. Deleuze ne construit pas de systme mais dcale, gnralise et mtaphorise,

    suggre et contourne, mentionne et survole, esthtise62. L'impression que de stupfiantes

    dcouvertes s'y jouent vaut notamment au niveau de tous les textes qui convoquent des termeslourdement "marxistes" en les parant soudain d'un lustre nouveau et d'une profondeur fascinante,

    et dont la comprhension demeure en attente. On rencontre par endroits un marxisme la fois

    aisment reprable certains de ces termes-cls, qui sont moins des concepts que des signaux,

    aussitt rendus mconnaissables et inous par l'adjonction de concepts trangers qui en dbotent

    la logique ordinaire et "bien connue". On lit, par exemple, dansMille Plateaux :

    "Bref, les flux cods "librs" dans la science et la technique par le rgime capitalisteengendrent une plus-value machinique qui ne dpend pas directement de la science et de latechnique elle-mmes, mais du capital, et qui vient s'ajouter la plus-value humaine, en corriger

    la baisse relative, toutes deux constituant l'ensemble de la plus-value de flux qui caractrise lesystme"63.

    Ou bien la "plus-value machinique" est une innovation thorique qui vaut comme objection

    majeure et dfinitive la conception marxienne de la valeur et il faudrait la construire

    prcisment, ou bien c'est un -peu-prs qui engendre seulement l'impression qu'une rflexion

    puissamment novatrice sous-tend ce type d'nonc64.

    Mais la complexit seulement affirme, la surenchre dans l'affirmation de ce que, jusque-l on

    n'avait pas compris ni mme aperu, et surtout pas Marx ni le "marxisme", produit justement

    l'impression que le texte est plus littraire qu'analytique, travers d'intuitions fulgurantes quiddaignent tout tayage argumentatif, et que la pose novatrice remplace parfois la construction

    besogneuse. On peut s'arrter sur autre un passage de Mille Plateaux o il est question des

    agencements que Deleuze substitue aux modes de production :

    62. Perry Anderson note, comme un trait distinctif de la pense franaise, sa virtuosit littraire qu'il rapporte latradition rhtorique vhicule par les khgnes et l'cole normale (La pense tide, d. cit., pp. 19-20). On peut yajouter cette opration d'euphmisation et d'extrme spcialisation, qui explique que le lectorat de Deleuze se recrutepresque exclusivement parmi les tudiants et enseignants de philosophie. Franois Cusset insiste sur ce qu'il nommela "privatisation des savoirs" (op. cit. p. 240) et les enjeux strictement universitaires de la "French Theory" importe auxEtats-Unis. Ces conditions de rception valent aussi dans le cas franais aujourd'hui et permettent de comprendre la

    rhabilitation institutionnelle du deleuzisme, dviation mineure et parfois clinamen stratgique au sein de l'universit.63. Gilles Deleuze, Felix Guattari, L'anti-dipe, d. cit., p. 278.64. C'est Felix Guattari qui labore la notion de "plus-value machinique"et la dfinit comme dpense gnralised'nergie pour faire pice l'analyse marxienne en termes de temps de travail. Mais l'analyse demeure tout aussivague du point de vue de ses tenants et aboutissants proprement conomiques.

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    "Sous son aspect matriel ou machinique, un agencement ne nous semble pas renvoyer une production de biens, mais un tat prcis de mlange des corps dans une socit,comprenant toutes les attractions et rpulsions, les sympathies et les antipathies, les altrations,les alliages, les pntrations et expansions qui affectent les corps de toutes sortes les uns parrapport aux autres. Un rgime alimentaire, un rgime sexuel rglent avant tout des mlanges de

    corps obligatoires, ncessaires ou permis"65

    .

    Un monde s'ouvre, et la "production de biens" parat une pauvre et sche abstraction au regard

    de l'accumulation de termes physiques, chimiques, technologiques qui suggrent une complexit

    bien suprieure et se prsentent nanmoins comme "tat prcis" qui reste dcrire ! Mais de quoi

    s'agit-il : avant tout de la thse majeure et fondamentale qui veut que le dsir dtermine l'histoire.

    Enonc si potiquement, le pouvoir d'vocation d'une telle thse relgue tout nonc analytique au

    rang de dcoupage inepte et d'extrme indigence intellectuelle. Mais qu'apprend-on au juste ici sur

    ce qu'est une socit ? On doit plutt en conclure que le marxisme de Deleuze est, au moins par

    endroit, un ensemble de thses "classiques" et figes, qui s'ornementent et se compliquent sanscesse de leur rfutation, jamais explicite et jamais directement adresse Marx lui-mme. Que

    Capitalisme et Schizophrnie se composent de deux si forts volumes montre quel point cette

    contradiction-l est motrice d'un discours qui se poursuit sans fin lui-mme ! Et le plaisir bien rel

    qu'on prend lire Deleuze s'apparente fort, parfois, celui qu'on prouve l'coute d'une fugue.

    La rvolution est l'un de ces motifs, sans cesse rsurgent, mais ne renvoyant jamais, dornavant,

    autre chose qu' l'ensemble des variations sur ce thme. Une ritournelle.

    Conclusion

    Qu'est-ce que la philosophie ? C'est cette question qui, au total, semble hanter toute l'uvre

    deleuzienne, tant son classicisme maintenue y ctoie sa constante dngation, tant la rfrence

    subtile s'y prsente comme invention et redcouverte : "le concept lui-mme abandonne toute

    rfrence pour ne retenir que des conjugaisons et des connexions qui constituent sa consistance"

    ou encore : "le concept se dfinit par sa consistance, endo-consistance et exo-consistance, mais il

    n'a pas de rfrence : il est auto-rfrentiel, il se pose lui-mme et pose son objet en mme temps

    qu'il est cr"66. De tels noncs, s'ils posent aussi la question du matrialisme67, concernent, ce

    titre mme mais avant tout, le rapport la politique, d'ailleurs remarquablement absente de cet

    ouvrage tardif qu'est Qu'est-ce que la philosophie ? alors mme qu'il confronte la philosophie

    l'art et la science. C'est pourquoi la rvolution chez Deleuze est d'abord un concept, qui fait

    transiter la question de la politique sur le terrain d'une mtaphysique, tout en continuant jouer de

    ses rsonances les plus concrtes, et en dramatisant, par les chos lointains, mais violents et

    65. Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux, d. cit., p.114.66. Gilles Deleuze, Flix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 87 et p. 27.67 . Et cela l'oppos des conclusions de John Beasley Murray, qui affirme que Deleuze et Guattari renouvellent lematrialisme et "nous encouragent par l mme envisager un matrialisme historique plus historique et plus matriel

    devant permettre la refondation d'une thorie de l'idologie" ("Gilles Deleuze ou le matrialisme, cette matire pense", in: Eustache Kouvlakis, Jacques Bidet, Dictionnaire Marx contemporain, PUF, 2001, p. 423). Ce qu'on aanalys comme un effondrement des instances du rel les unes sur les autres interdit de poser la question de la vritautant que celle du rapport de la thorie une pratique distincte d'elle. Le terme de matrialismeperd tout simplementson sens ici.

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    sourds, que continue de charrier un mot comme celui-l en France, la srnit d'une

    ontologie. Mais il faut aller plus loin : le paradoxe deleuzien s'avre tre bien plutt une

    contradiction, qui traverse sa rflexion sans s'y enraciner, percolant l'ensemble de la ralit

    sociale, politique et idologique du moment et lui faisant retour.

    Car il ne s'agit nullement d'accuser Deleuze de renoncements coupables : ce serait oublier

    quel point la persistance de la thmatique rvolutionnaire en thorie est tributaire de la

    construction d'alternatives en dehors d'elle. Mais il s'agit alors de lire son uvre en faisant

    infraction la thse d'une autonomie du discours philosophique et d'une neutralit de l'institution

    universitaire de son enseignement, marges comprises. Tout le mrite de Deleuze rside en un sens

    dans le maintien d'une vise contestatrice, d'un vocabulaire aussi, d'une rfrence positive et

    frquente Marx, alors qu'il appartient lui-mme une poque de crise et de retournement, cet

    gard. Renonant aux certitudes embaumes d'un marxisme officiel ou d'un gauchisme tonitruant,

    il s'efforce bien de maintenir ouverte la perspective d'une critique du capitalisme et d'un refus de

    tous les conformismes un moment o bien des efforts en sens contraire visent refermer laporte, exorciser le spectre de 68, dfinir dsormais par l'antitotalitarisme de salon et la

    dtestation professionnelle de Marx un engagement politique, certes bien rel, mais sans

    alternative permise et qui, du coup, se prsente benotement comme "mort des idologies" et refus

    des "ides de sang"68.

    Pourtant, le possible deleuzien n'est jamais un projet et demeure la possibilit abstraite d'autres

    choix de vie69. Dans la prsentation inaugurale qui ouvre Pourparlers, Deleuze affirme que la

    philosophie n'est pas une puissance et que, pour cette raison, "elle ne peut pas engager une bataille

    avec les puissances" mais doit se contenter d'une gurilla, gurilla qui traverse chacun de nous70 et

    qui repousse l'infini l'horizon d'un dpassement historique rel. Retour du proudhonisme

    philosophique71 ? En tout cas, le diagnostic est largement partag, hier comme aujourd'hui. On l'a

    dit, la cause en est, pour une part, situe du ct de l'histoire de la socit franaise depuis 68, de

    ses multiples mutations, dans le mouvement complexe de ses luttes et des oscillations de la

    conscience de ses divers acteurs, dans l'incapacit du PCF prendre la mesure de 68, dans son

    refus d'accompagner la contestation ouvrire au-del de sa dimension syndicale, quoi s'ajouta

    l'incapacit parallle des mouvements gauchistes participer la construction d'un front

    hgmonique et leur enfermement dans un activisme sans lendemain. La droite et l'ensemble des

    classes dirigeantes se ressaisirent bien plus rapidement et parvinrent sans grand mal se rallier

    une partie des anciennes figures de proue de la contestation tudiante, alors que dans le mme

    temps une CFDT trs active politiquement et se nourrissant des rflexions, conduites notamment

    dans le cadre de la revue Esprit, labora efficacement la perspective d'une "deuxime gauche"

    autogestionnaire, qui fut vite en mesure de sduire et de recycler, au sein d'une social-dmocratie

    "relooke", une autre partie des acteurs de 68. La crise conomique, clatant au dbut des annes

    68. "Il faut se rsoudre admettre que l'ide du socialisme et du communisme est devenue une ide de sang" criventDominique Pignon et Pierre Rigoulot dans le n426 des Temps Modernes, paru en janvier 1982, dans un articleintitul "La gauche schizophrne et la Pologne".

    69. Cf sur ce point l'analyse de Franois Zourabichvili, "Deleuze et le possible, de l'involontarisme en politique", in :Eric Alliez, Gilles Deleuze, une vie philosophique, d. cit., pp. 338-340.70. Gilles Deleuze, Pourparlers, d. cit., p. 7.71. Dont Marx disait qu'il tait " la contradiction faite homme", Lettre J.-B. Schweitzer du 24 janvier 1865, in : Misrede la philosophie, Editions Sociales, 1977, p. 190.

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    70, acclra la recomposition politique et rendit possible la progressive monte des thses et

    des choix libraux, transforma de la gestion du procs de travail et fit natre un nouveau mode

    d'accumulation, permettant la rvision unilatrale du compromis social antrieur, puis l'assaut final

    des politiques de dmantlement de l'Etat social, au lendemain de la "divine surprise" d'une

    dsagrgation clair des pays socialistes, et en dpit de moments de mobilisation et de contestation

    puissantes, et dont le rsultat du rfrendum concernant le trait constitutionnel europen est

    l'pisode le plus rcent, remobilisation fortement greve par la crise de la "gauche" et par la

    recomposition syndicale en cours

    Ces faits sont connus et, en dpit de cette lecture trop linaire et lacunaire, la continuit des

    annes 60 nous s'avre la fois vidente et complexe. On peut alors ajouter que l'chec d'une

    transformation historique vraiment radicale, rvolutionnaire prcisment en tant qu'elle initie le

    passage politique l'instauration d'un mode de production non capitaliste, tient aussi la force

    propre des convictions et des ides, l'affrontement organis des constructions politiques et des

    reprsentations thoriques qu'en fournissent et qu'en cristallisent les mdias, petits et grands, maisaussi la philosophie et les sciences sociales72, ainsi que les formes diverses, collectives,

    d'laboration et de propagation d'une pense spcifiquement politique, dans le feu des

    mobilisations populaires et dans le cadre des structures existantes. Des analyses ainsi construites et

    diffuses, mais aussi censures et dformes, de la comprhension des mutations en cours ainsi

    permises ou empches, et de la construction de la rvolution comme perspective sociale et

    politique concrte, dbarrasse de tout folklore mais non pas de toute histoire, au sein de ce qui

    devrait tre un rel affrontement thorique et politique, dpendent aussi l'orientation des

    mouvements sociaux et politiques, le processus d'une constante politisation du social prcisment.

    Au rebours de cette perspective, la recomposition politique, des annes 60 nous, fut une

    recomposition idologique rgressive de grande ampleur, dont les acteurs majeurs furent bel et

    bien "engags", en un sens au fond trs classique et trs consciemment partisan. Il faut donc s'y

    rsoudre : c'est bien la seule alliance de la pense et de la rvolution qui entrrent en crise au cours

    de cette squence historique.

    De ce point de vue, la "philosophie politique" de Deleuze, qui peut sembler bien trange au

    premier abord, se rvle au fond trs significative d'une histoire complexe, et tout spcialement de

    l'histoire de la philosophie et de son enseignement en France, charriant et dcalant les enjeux

    politiques du moment, dont elle choue, par impuissance mais aussi par vocation, conceptualiser

    prcisment la nature : maintenant l'actualit de Marx et la pertinence du mot "rvolution",

    Deleuze en refonde la porte et en dplace le sens au point qu'ils ne visent plus tre des outils de

    comprhension du rel et des ferments des bouleversements en cours, mais plutt se faire

    l'accompagnement, presque nostalgique, de leur retrait politique mme : des vnements

    discursifs, fort paradoxaux si l'on songe que le mot "rvolution" consonne finalement avec

    l'obsolescence de sa vise globale et que la rfrence Marx concide avec la dsertion de ses

    champs de recherche et d'intervention. La question de l'engagement est transforme, certes, mais

    sans tre thmatise autrement que sous la bannire de sa -plus modeste mais plus efficace, dit-on-

    miniaturisation en une micro-politique spcifique d'intellectuels spcifiques. Le travail et ses

    72. Castoriadis diagnostique pour sa part un "effondrement de l'auto-reprsentation de la socit" (CornliusCastoriadis, Le monde de l'insignifiance, Les carrefours du labyrinthe IV, Seuil, 1996, p. 21).

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    mutations en cours ne sont plus des objets de recherche mme si la question des agencements

    et des machines en effleurent encore le domaine dsert et la centralit conteste. Ainsi, le rle de

    l'Etat, alors mme qu'il se trouve radicalement et trs prcisment redfini, selon des logiques dont

    la comprhension est politiquement dcisive, n'est-il pens que selon les axes d'une histoire

    universelle, o il est d'abord oppos au march, et cela au moment mme o les classes dirigeantes

    en organisent, par son intermdiaire, la fulgurante expansion !

    Paradoxalement, c'est le rapport maintenu de Deleuze Marx qui fait le mieux percevoir le

    retrait d'une conception du travail thorique dont il fut le promoteur. En devenant philosophique et

    conceptuelle, la mention de Marx enfreint certes un interdit asphyxiant, mais elle correspond aussi

    au dclin universitaire, ditorial, mdiatique, politique d'une pense qui se voulut consquente,

    jusqu'en ses effets politiques et surtout partir d'eux, comme prsupposs de son efficience mme.

    Et c'est cet ultime paradoxe-l qui se retourne alors en une contradiction bien vivante : car c'est

    bien cette unit d'une pense et de sa vise historique que dit et persiste dire le terme de

    rvolution, derrire et en dpit de toutes ses mutations conceptuelles, par la puissance politiquemaintenue de sa nomination. Mme si un cho n'est pas un concept, et moins encore un projet.

    Toute l'ambigut de l'usage deleuzien du mot se trouve situ l, sur le terrain de cette unit

    indmontrable entre une thorie qui se construit et une pratique qui se cherche, bien au-del de ce

    qui en est dit dans les uvres de Deleuze et Guattari : la rvolution n'est pas un concept aussi et

    surtout parce qu'elle excde toutes ses conceptualisations et parce que le mot demeure habit d'une

    dialectique qui, quoi qu'on en dise, se rvle inexpulsable. En ce sens, le maintien de la rfrence

    Marx et du mot de "rvolution", en prsence mme de l'affaissement ou de l'enfouissement de la

    perspective de son actualisation concrte, continue aussi de dsigner son vide mais aussi son

    manque, d'en dessiner le lieu et d'en dire l'exigence, de maintenir vaille que vaille une actualit et

    d'inciter une reprise qui ne soit pas seulement philosophique sans cesser d'tre thoricienne.

    Aprs tout, et pour filer la mtaphore deleuzienne, on peut considrer que ce qui continue ainsi

    d'merger la surface, fragmentaire et mconnaissable, suscite d'autant plus la curiosit et indique

    utilement les directions dans lesquelles il convient de creuser ! C'est en ce sens, distance de toute

    orthodoxie et de toute allgeance, qu'on peut aussi lire Deleuze aujourd'hui.