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Jacques Rueff de l'Academie francaise: L'Age de l'inflation

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JACQUES RUEFFde l 'Académie française

L'AGEDEL'INFLATION

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COLLECTION « ÉTUDES ET DOCUMENTS PA YOT »

Série politique et économique :

Jean MEYNAUD : LA RÉVOLTE PAYSANNELe dossier complet du malaise· agricole. Les problèmesqu'il faudra résoudre pour éviter une aggravation duconflit.

Jacques RUEFF: L'AGE DE L'INFLATIONChacun lira avec profit cet avertissement qui devraitpréluder à un redressement indispensable, si l'on veutéviter demain la catastrophe...

Jean ZIÉGLER : LA CONTRE-RÉVOLUTION EN AFRIQUELa Révolution africaine s'est heurtée, au sud de l'Équa­teur, au barrage de l'Afrique sous domination blanche :Katanga, Angola, Afrique du Sud.

Jean MEYNAUD et A. SALAH-BEY : LE SYNDICALISMEAFRICAINSon histoire, son évolution, sa mission dans l'édificationd'une Afrique nouvelle.

Kwame NKRUMAH: L'AFRIQUE DOIT S'UNIRDans ce livre brillant, le président de la République duGhana analyse les différentes tâches qui se posent au­jourd'hui à l'Afrique indépendante.

Claude LECLERCQ : L'ONU ET L'AFFAIRE DU CONGOLe drame congolais analysé par un spécialiste à traversles péripéties de l'intervention onusienne au Congo.

Roger ORSINGHER : LES BANQUES DANS LE MONDEUn panorama complet des institutions bancaires desprincipaux pays du monde.

Lyndon B. JOHNSON : LE TEMPS DE L'ACTIONDans ce premier livre publié en France, le président desÉtats-Unis expose ses idées sur les grands problèmes àl'ordre du jour.

Série scientifique :

Charles BAUDOUIN: L'ŒUVRE DE JUNGLa meilleure introduction à l'œuvre de celui qui fut, avecFreud et Adler, l'un des trois « grands» de la révolutionpsychologique, au début de ce siècle.

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A

L'AGEDE L'INFLATION

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DU Ml!ME AUTEUR

DES SCIENCES PHYSIQUES AUX SCIENCES MORALES(Introduction à l'étude de la morale et de l'économie politiquerationnelles) (Alcan, 1922).

SUR UNE THÉORIE DE L'INFLATION (Berger-Levrault,1925) (épuisé).

THÉORIE DES PHÉNOMÈNES MONÉTAIRES. STA­TIQUE (Payot, Paris, 1927) (épuisé).

UNE ERREUR ÉCONOMIQUE: L'ORGANISATION DESTRANSFERTS (Doin, 1929).

LA CRISE DU CAPITALISME (Édition de la Revue bleue,1935) (épuisé).

L'ORDRE SOCIAL (Deuxième édition - Librairie Médicis,1949).

ÉPITRE AUX DIRIGISTES (Gallimard, 1949).

LA RÉGULATION MONÉTAIRE ET LE PROBLÈMEINSTITUTIONNEL DE LA MONNAIE (Recueil Sirey,1953).

DISCOURS SUR LE CRÉDIT (Éditions du Collège Libre desSciences Sociales et Économiques, 184, boulevard Saint­Germain, Paris 6e, 1961).

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:STUDES ET DOCUMENTS PAYOT

JACQUES RUEFFde l'Académie française

A

L'AGEDE L'INFLATION

4e édition

PAYOT, PARIS106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

1964

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservéspour tous pays. © 1963 bg Payot, Paris.

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INTRODUCTION

LE SORT DE L'HOMME SE JOUE

SUR LA MONNAIE

Dans" les Mouches .", de Jean-Paul Sartre, Jupiteréchange avec Egisthe des réflexions désabusées surles difficultés du pouvoir.

« Nous sommes parents », dit le roi des Dieux auroi d'Argos, « je t'ai fait à mon image: un roi, c'estun dieu sur la'terre... Nous faisons tous les deux régnerl'ordre, toi dans Argos, moi dans le monde, mais lemême secret pèse lourdement dans nos cœurs, le se­cret douloureux des dieux et des rois: c'est que leshommes sont libres » !

On verra, si paradoxal que cela puisse parattre,que c'est ce secret qui fait l'unité des textes disparatesréunis dans le présent volume.

Si l,'homme est libre, ce n'est pas en vertu d'unedisposition institutionnelle, mais parce que, tel quela nature l'a fait, ses actes conscients ne sont jamaisque ceux qu'il lui plaît d'accomplir.

Pour l'être conscient, la liberté du geste est laconséquence du mécanisme physiologique qui le' com­mande. Elle en est donc une caractéristique struc­turelle. Il est vrai que certaines mutilations ou cer­taines maladies peuvent la faire disparaître; alorsl'acte cesse d'être gouverné par la pensée. Mais tantque l'intégrité de la personne n'est pas compromise,celle-ci est, pour son activité consciente, une méca­nique à conduite intérieure, libre parce qu'elle n'agitque lorsqu'elle a la volonté d'agir; l'homme, dit l'Écri-

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8 INTRODUCTION

ture, est toujours « aux mains de son propre conseil ».Or ce conseil émane d'êtres qui, s'ils atteignent

souvent, par la tête, à une haute spiritualité, ont encoreles pieds profondément enfoncés dans la boue biolo­gique de leur longue préhistoire. Ils restent soumisà tous les impératifs de l'instinct de conservation.La faim, la soif, l'avidité et la luxure, l'égoïsme etla violence tendent, à travers eux, à assurer la pé­rennité de l'espèce.

De tels êtres, laissés à eux-même, ne pouvaientformer que des sociétés sauvages. C'est à humaniserces sociétés que se sont attachées les institutions hu­maines.

Par la morale et par le droit, elles ont enfermé laliberté des hommes dans les limites étroites du « bien»et du « permis ». Elles leur ont notamment interditd'user et de disposer de ce qu'ils ne possédaient pas,et par là, ont créé une situation dans laquelle chaquechose désirée ne ressortissait jamais qu'à la souve­raineté d'une seule personne.

Dès lors qu'un bien ne pouvait être transféré qu'avecl'assentiment de celui qui avait qualité pour en dis­poser, le pouvoir d'échange se substituait au pouvoirde violence.

Mais, par raison de commodité, la généralisation del'échange exigeait l'intervention d'un signe propreà remplir les droits du vendeur et, par là, à en fixerle volume, entre le moment où, par la vente, ils auraientété vidés de leur contenu et celui où, par l'achat,une richesse nouvelle serait venue s'y substituer.

La monnaie devenait ainsi le contenu temporairedes droits en sursis d'emploi. C'est de ce caractèrequ'elle tirait le dangereux privilège de pouvoir affecterle volume de la demande globale et, par elle, les condi­tions de l'équilibre économique.

La quantité de monnaie existante était-elle égaleau volume nominal des droits auxquels leurs déten-

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INTRODUCTION 9

teurs entendaient laisser un contenu monétaire, autre­ment dit, égale au montant global des encaisses-dési­rées, seuls alors pouvaient venir se remplir sur le mar­ché les droits qui, pendant la même séance, y auraientété vidés. De ce fait, nonobstant leur liberté, les hommesne pourraient demander que ce qui était offert. Lademande globale serait égale à la valeur globale desoffres: on serait en état d'équilibre monétaire.

Si, au contraire, la quantité de monnaie émise étaitsupérieure au montant global des encaisses-désirées,certains détenteurs de monnaie, soucieux de réduireleurs encaisses effectives, formuleraient une demandesans offre corrélative et la demande globale dépas­serait la valeur globale des offres.

En pareil cas, le surplus de demande pourrait s'exer­cer, .soit à l'intérieur, où il provoquerait hausse desprix, soit à l'étranger où il entraînerait déficit de labalance des. paiements.

Ainsi la condition nécessaire et suffisante de l'équi­libre économique était le maintien de la quantité demonnaie existante au niveau du montant global desencaisses désirées par l'ensemble des membres de lacollectivité monétaire envisagée.

Rien n'était plus improbable que pareille égalisa­tion, ni rien de plus difficile à obtenir dans d.es sociétésfaites d'innombrables individus, mûs par leurs désirs,indépendamment les uns des autres et se détermi­nant librement, au vu de toutes les tentations queleur offrait le marché infiniment diversifié des écono­mies modernes.

C'était par une lente élaboration et par un affine­ment progressif que s'était forgée, au prix d'expé­riences douloureuses, la technique subtile de l'étalon­or. Appliquée pendant plus d'un siècle, elle avaitréussi à maintenir une relative stabilité monétaire,puisque l'indice général des prix-or était, en 1910,sensiblement au même niveau qu'en 1890, nonobs-

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10 I:KTRODUCTION

tant, dans l'intervalle, une immense expansion éco­nomique, qui avait exigé, sinon provoqué, le triple­ment du stock d'or monétaire (1).

Pendant la même période, malgré d'immenses chan­gements de structure, les balances des paiementsétaient restées équilibrées. D'ailleurs, il ne pouvaitpas ne pas en être ainsi, puisque toute utilisation àl'étranger d'une fraction du revenu national laissaitnon demandée, donc disponible pour l'exportation,une fraction d'égale valeur de la production natio­nale.

Ce sont des événements entièrement étrangers àla politique monétaire qui ont introduit dans le sys­tème d'émission de l'ensemble des pays civilisés, àpartir de 1914, des perversions si graves qu'elles enont entièrement altéré les vertus.

Les premières procédaient de la rupture du lienqui maintenait la quantité d'e monnaie en circulationau niveau des encaisses-désirées. Elles engendraientun excédent de demande globale, caractéristique del'état d'inflation.

Les perturbations et les souffrances issues de l'in­flation ouverte ont été si profondément ressentiesqu'elles ont imposé, à tous les peuples qui les subis­saient, les techniques de l'inflation réprimée, où afailli sombrer la liberté humaine.

Ce n'est ni une idéologie, ni un souci d'équité ou dedéveloppement économique, et encore moins un désirde progrès social, qui ont fait naître le régime hitlérien

(1) Cf. rapport de la délégation de l'or du Comité financierde la S. D. N. ; Genève 1928 (p. 31).

Mes études sur « la régulation monétaire et le problèmeinstitutionnel de la monnaie (Sirey 1953) et « théorie du tauxd'escompte et de la balance des comptes » (Revue Écono­mique, juillet 1957) montrent par quels mécanismes subtilset peu connus la quantité de monnaie émise était maintenue,en régime d'étalon-or, sensiblement au niveau du montantglobal des encaisses-désirées,

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INTRODUCTION Il

de l'autarchie économique et du rationnement géné­ralisé, mais la volonté de permettre, pendant unelongue période, le financement inavoué que repré­sentait l'inflation et d'en dissimuler les conséquences.Le mensonge de l'inflation a opéré, dans une grandepartie du monde occidental, une révolution plus pro­fonde et plus durable que celle que le communismes'efforçait vainement d'obtenir.

La seconde perversion, plus générale peut-être,mais sûrement plus insidieuse, est celle qu'ont entraî­née les cOllditions dans lesquelles le système inter­national des paiements a été rétabli après les deuxdernières guerres mondiales.

Entre 1914 et 1920, le niveau des prix-or avait doublé.Seul le prix de l'or n'avait pas changé. De toute évi­dence, la valeur des stocks d'or, calculée au prix anciendu métal jaune, ne pouvait suffire aux besoins d'unecirculation plus de deux fois plus élevée.

Cependant, n'apercevant pas clairement cette évi­dence, la conférence monétaire qui siégea à Gênesen 1922 recommanda la conclusion d'une convention« tendant à économiser l'usage de l'or par le maintiende réserves, sous forme de balances à l'étranger ».

Cette recommandation, appliquée par le ComitéFinancier de la Société des Nations, établit, en droitou en fait, un régime de « gold-exchange-standard »dans tous les pays qui rétablirent, après la premièreguerre mondiale, la convertibilité de leur monnaie.

En vertu de ce système, les banques d'émissioncontinentales gardèrent, pour les replacer sur leursplaces d'origine, les dollars et les livres qu'elles rece­vaient. Par exemple, tout dollar versé à l'une de cesbanques était rendu, le jour même où il était reçu, àl'économie américaine, puisqu'il était aussitôt placé surle marché monétaire des États-Unis.

Ainsi les pays à monnaie-clé, États-Unis et Angle­terre, reçurent le singulier privilège de pouvoir de-

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12 INTRODUCTION

mander à l'étranger sans qu'ils aient en rien à réduirele montant de leur demande interne. De ce fait leurbalance des comptes pouvait rester indéfiniment endéficit, puisqu.e, chez eux, tout se passait comme sile déficit n'existait pas.

Le système avait ainsi pour effet et presque pourobjet de mettre en déficit permanent la balance despaiements des pays à monnaie-clé, en fait les États-Unis et l'Angleterre. .

En même temps, la duplication de pouvoir d'achatrésultant de l'expansion de demande dans le payscréancier, sans contraction corrélative dans le paysdébiteur, créait, dans l'ensemble des pays à monnaieconvertible, une inflation permanente, génératrice as­surément d'expansion économique, mais aussi de haussedes prix.

Enfin le gold-exchange-standard accumulait indé­finiment des créances nouvelles sur une masse d'orqui n'augmentait pas. Il était ainsi voué à une failliteinéluctable.

C'est ce système qui s'est effondré, en 1931, dansle désastre de la grande dépression. On ne dira jamaisassez l'immensité des souffrances et des ruines qu'ellea provoquées, mais aussi l'ébranlement profond qu'ellea infligé à la civilisation occidentale.

Elle avait eu cependant une contrepartie, car elleavait délivré le monde d'un régime monétaire absurde,dont en 1933 il ne restait rien. Elle avait aussi permisau Président Franklin Roosevelt de rétablir l'étalon­or dans le monde, pa.r le réajustement du prix de l'or,systématiquement réalisé, en 1934, avec une intelli­gence et un courage peu communs.

Ce sera, pour l'histoire, un sujet d'étonnement etd'indignation, de constater qu'en 1945 le systèmemonétaire, qui avait conduit le monde au désespoiret au désastre, qui avait presque ruiné la civilisationdont il se réclamait, avait été reconstitué et même

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INTRODUCTION 13

généralisé. Mais alors qu'en 1922 il avait été installéconsciemment, ce fut, cette fois, d'un consentementtacite, mais unanime, et sans que son rétablissementait fait jamais l'objet d'une décision expresse ou mêmed'une simple discussion.

N'est-il pas inquiétant qu'en une période qui célè­bre, à juste titre, l'action raisonnée et en a tiré la dis­cipline nouvelle de la recherche opérationnelle, lemond,e se soit engagé dans une politique qui mettaiten cause sa faculté de durer et l'existence même desa civilisation, sans qu'il ait même pensé à rechercherles conséquences, pourtant aisément prévisibles, quele système adopté allait inéluctablement entraîner?

N'est-il pas stupéfiant aussi qu'après le désastrede la grande dépression et en une période qui dépensedes milliards pour l'exploration du noyau de l'atome,le monde n'ait pas systématiquement recherché et étudiéles causes de cette catastrophe sans précédent?

Nous avons, depuis 1945, rétabli le mécanisme quia, incontestablement, engendré le désastre des années1929-1933. Les conséquences se déroulent impertur­bablement sous nos yeux. Allons-nous laisser notrecivilisation dériver vers la catastrophe qui en sera, iné­vitablement, l'aboutissement?

Actuellement il n'est pas, pour ceux qui peuventcomprendre, de devoir plus pressant que de faire ad­mettre, par l'Occident, que les questions monétairessont des questions sérieuses, qu'elles ressortissent àla pensée consciente et doivent être ,systématiquementétudiées.

Le désastre peut encore être évité, mais il ne le sera,au bord du gouffre où nous sommes déjà arrivés, quepar une action décisive.

Seule une conviction profonde, reposant sur uneanalyse systématique des précédents et sur des con­clusions pourvues de la solidité de l'évidence, rendrontpossible le redressement qui s'impose.

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14 INTRODUCTION

Le monde cherche et attend l'homme d'État quiaura l'intelligence et le courage nécessaires pour lesauver.

Si cet homme d'État n'existe pas, ou si les circons­tances politiques ne lui permettent pas de s'affirmer,la catastrophe est devant nous, certaine comme l'é­crasement au sol de l'homme qui tombe du dixièmeétage.

Si, au contraire, cet homme d'État existe et s'ilréussit 1°) à faire étudier la situation présente, sérieu­sement, par des hommes sérieux, qui ne cherchentpas seulement à dire au monde ce qu'il désire entendre,2°) à convaincre l'opinion, dans l'ensemble des paysà monnaie convertible, qu'un redressement est indis­pensable et peut être accompli par la mise en. œuvred'un très petit nombre de mesures dont le succès estcertain, alors le monde sera sauvé et, délivré du spec..tre de l'insolvabilité, il verra s'ouvrir devant lui unelongue période d'expansion et de prospérité.

Jamais aucune situation n'aura été aussi facile àredresser, jamais aucun redressement aussi facile àaccomplir, jamais succès plus certain que celui desréformes qui l'accompliront. Le monde est dans ungrave péril, mais il peut encore être sauvé. Puisse-t-ill'être avant qu'il soit trop tard.

C'est pour tenter de provoquer les initiatives quis'imposent que les études qui suivent ont été rassem­blées. D'aucuns s'étonneront du titre donné à cetteintroduction. Je voudrais pourtant qu'il fût pris dansson sens littéral et avec toute sa portée.

Si « le sort de l'homme se joue sur la monnaie »,c'est parce que la liberté individuelle n'est possibleet concevable que lorsqu'elle est enfermée dans leslimites d'une discipline collective, propre à éviterles désordres q.u'abandonnée à elle-même, elle nepeut manquer de provoquer.

Cette discipline est celle qu'établit la structure

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INTRODUCTION 15

juridique de nos sociétés et, sur le plan économique,celle qui résulte de la limitation du pouvoir d'achatglobal à la valeur globale des richesses offertes pourle remplir.

Faute de cette limitation, on a l'inflation et le désé­quilibre des balances de paiement. Or les désordresqu'entraînent ces deux perturbations deviennent rapi­dement intolérables. Comme nous l'avons plusieursfois constaté au cours de la récente histoire, ils impo­sent, inévitablement, le rationnement généralisé, lataxation des prix et des salaires, la répartition auto­ritaire des facultés de production et, en particulier,de la main d'œuvre, le contingentement généralisédes importations, l'interdiction des voyages à l'étran­ger... bref, le contrôle général des activités individuel­les, contrôle qui supprime la liberté, après que lesdésordres qu'elle provoquait et les souffrances qu'elleinfligeait, l'avaient rendue impossible et entièrementindésirable.

Une monnaie efficace est la condition de la libertéhumaine. Croyez-moi, aujourd'hui comme hier, lesort de l'homme se joue sur la monnaie.

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SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

SUR L'AGE DE L'INFLATION (1)

LES POLITIQUES DE STABILISATION

APRÈS LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE

Une grande prudence s'impose à qui veut qualifierla période dans laquelle il vit.

Une de mes filles m'en a donné le sentiment, en merapportant une histoire qui courait, dans son collège,parmi ses condisciples.

Elle raconte l'aventure d'un garçon qui passe sonbaccalauréat aux environs de l'an 2000. Il est inter­rogé sur l'histoire d'Hitler. Le petit n'en savait rien.Il rentre chez lui et son père lui demande :

- Eh bien, es-tu satisfait?« Non, dit le fils. On m'a demandé qui était Hitler

et je n'en savais rien. Sais-tu, toi, qui était Hitler?»Et le père répond : « Non, cela ne me dit rien. »On cherche da~s le Larousse de l'époque, le La­

rousse de l'an 2000, et, à l'article Hitler, on trouve:« Hitler: chef de bande du temps de Staline. »Ainsi, il y a deux ans, on pensait que notre époque

serait « le temps de Staline ».Eh bien, malgré la réserve que devrait inspirer

cette anecdote, je suis convaincu que, pour les his-

(1) Conférence prononcée au centre universitaire méditer­ranéen, à Nice, le 13 février 1956.

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18 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

toriens qui rechercheront les causes profondes denos crises et de nos désordres, ainsi que du bouleverse­ment de nos structures sociales, l'époque que nous avonsvécue sera essentiellement celle de l'inflation.

L'inflation a été le fond permanent du climat danslequel j'ai acquis mon expérience économique. J'aiaccédé à l'économie politique en 1921, au cours dema deuxième année d'École Polytechnique. C'est làque se plaçaient les leçons de mon maître, ClémentColson.

Dès cette époque, les réalités qui nous entouraientétaient marquées du sceau de l'inflation.

On avait alors, sur la nature même du processusinflationniste, des idées assez sommaires. Actuellement,les jeunes, les étudiants, ne peuvent imaginer ce qu'eûtété la stupeur de nos pères si on leur avait dit que l'u­nité monétaire dans laquelle ils accumulaient leursmodestes économies était susceptible de perdre unegrande partie de sa valeur. Les dévaluations qui noussont familières étaient pour eux proprement incon­cevables.

Aussi, dès la fin de la guerre de 1914, les gouver­nements des pays belligérants ont tous affi~mé, sansla moindre hésitation, le même désir : revenir au paird'avant-guerre, ramener leur monnaie au statu quo ante.

Je vous disais qu'on avait, à l'époque, des idéesassez simplistes. On considérait que l'inflation, c'étaitl'augmentation de la quantité de monnaie en circu­lation. Alors tout était facile : pour revenir au niveaumonétaire antérieur à la guerre, il suffisait de remonterla pente que l'on venait de descendre. La quantité demonnaie avait augmenté pendant la guerre; on la dimi­nuerait à un certain rythme et l'on serait sûr de revenir,au terme d'un nombre d'années facile à calculer, aupair d'avant-guerre.

Aussi, dès la fin de la guerre, le gouvernement fran­çais fit voter une loi qui imposait au Trésor l'obligation

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 19

de rembourser 2 milliards de francs par an à la Banquede France, au titre des avances que celle-ci avaitconsenties à l'État.

Je montrerai tout à l'heure l'ignorance que révé­lait pareille politique, dont l'événement s'est joué,d'ailleurs, comme de tout ce qui est irréel. Elle repo­sait sur une conception profondément erronée duprocessus inflationniste. Mais l'idée qu'on en avait n'aévolué qu'avec une grande lenteur. C'est un domaineoù la théorie ne suit que de loin la pratique. Encorene la rejoint-elle pas toujours.

Quoi qu'il en soit, tous les pays ont voulu, en 1919,revenir à la situation d'avant-guerre. L'Angleterrey a réussi la première. En 1925, elle a rétabli la conver- 'tibilité métallique de sa monnaie au niveau de 1914.Elle l'a fait assez facilement, car elle n'avait qu'un trèspetit chemin à parcourir, la livre sterling n'étant dépré­ciée que d'environ 10 %.

Mais si les prix anglais ont à peu près suivi le niveaude la monnaie, c'est-à-dire ont diminué dans la mesureoù l'on augmentait la valeur de l'étalon monétaire,les salaires, qui se trouvaient immobilisés par desmécanismes complexes, où le niveau de l'assurance­chômage jouait un rôle important, n'ont pas suiviou du moins ont cessé de suivre, à partir de 1923, leniveau général des prix. Et l'Angleterre a connu, dufait de cette disparité entre mouvement de salaireset mouvement de prix, un chômage permanent sansprécédent. De 1919 à 1940, elle n'a jamais eu moinsd'un million de chômeurs.

Le chômage permanent est un fait entièrement nou­veau dans l'histoire, peut-être l'un des faits les plusimportants, car il a amené l'opinion à douter de la valeurdu régime économique dans lequel nous vivions; il aprovoqué un bouleversement profond dans la penséeéconomique et dans l'évolution politique. C'est le chô-Image· permanent qui a engendré Hitler en Allemagne et 1

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20 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

1Lord Keynes en Angleterre, deux événements bien dif­férents, mais qui ont eu, l'un et l'autre, d'immenses

1 ·COIlséquences.La France voulait revenir au pair d'avant-guerre,

mais tout en le voulant, elle s'enfonçait chaque jourdavantage dans un processus inflationniste, qui s'est

~ poursuivi jusqu'en 1926. C'est à cette date, en effet, queM. Poincaré a stabilisé le franc français, en fait, avantde le stabiliser légalement, en 1928, à une valeur quiétait le cinquième de celle qu'il avait avant la guerre.

L'événement a suscité de terribles discussions. Lesjeunes ne savent pas combien l'éventualité de la sta­bilisation du franc à un niveau différent de celui de1914 a bouleversé les esprits. Tout le monde voulaitrevenir à la parité d'avant-guerre. Il y avait une sortede malséance à envisager une st.abilisation à taux mi­noré, qui était l'équivalent des dévaluations de notreépoque. Mon maître, M. Colson, que j'évoquais toutà l'heure, et qui était alors Vice-Président du Conseild'État, faillit être révo'qué parce qu'il s'était permis,dans une séance de l'Académie des Sciences Moraleset Politiques, de dire qu'il y avait peut-être lieu d'en­visager la stabilisation à un niveau différent de celuid'avant-guerre.

Quoi qu'il en soit, l'Angleterre et la France sontrevenues, par des processus purement nationaux,à la convertibilité monétaire. Tous les autres paysd'Europe, sauf l'Allemagne, ont rétabli leur monnaiepar les soins et sous les auspices du Comité Financierde la Société des Nations. C'est ainsi qu'entre 1925et 1930, l'Autriche, la Hongrie, l'Esthonie, la Bulgarie,la Grèce, Dantzig ont stabilisé leur monnaie.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 21

L'ORGANISATION DE LA GRANDE

DÉPRESSION PAR LE GOLD-EXCHANGE-STANDARD

Ce qui caractérise l'action technique du ComitéFinancier de la Société des Nations, c'est qu'elle aété fondée sur une recommandation formulée parla Conférence qui avait siégé à Gênes, en 1922, confé­rence internationale qui réunissait des chefs de gouver­nement, des Ministres et des experts et qui, dans sa réso­lution 9, avait recommandé l'adoption d'une politiquetendant « à l'économie dans l'usage de l'or, par le main­tien de réserves sous forme de balances à l'étranger ».

Ce texte paraît obscur. Il n'en a pas moins eu desconséquences très précises. Antérieurement, les ban­ques d'émission ne pouvaient compter dans leursréserves que de l'or ou des créances libellées en mon­naie nationale. La recommandation visant l'économidans l'usage de l'or demandait aux Nations d.'autoriser leurs banques d'émission respectives à garderégalement, dans leurs actifs, des devises payables eno r, c'est-à-dire, en fait, des livres sterling et des dollars

Cette recommandation a été formulée unanime­ment par les experts et personne ne s'est rendu compteà l'époque, qu'elle allait ébranler les bases de la civi­lisation occidentale.

J'ai une grande méfiance pour les experts. J'ai sou­vent été considéré comme tel. Ce qui caractérise lesexperts, c'est qu'ils sont toujours experts en quelquechose, mais rarement dans le domaine où on les consulte.

Le régime qui permet aux banques d'émission degarder des devises à l'étranger est appelé le « gold.­exchange-standard ». Il n'a pas de nom français,parce qu'il est essentiellement britannique de concep­tion. Le « gold-exchange-standard » permet à laBanque de France, par exemple, quand elle reçoitdes capitaux venant des États-Unis, de laisser en dépôt

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22 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

sur la place de New York les dollars qu'elle a achetés,au lieu de demander à New York l'or qu'ils représententet de le faire entrer dans ses actifs.

La difference paraît anodine. Elle a pourtant gran­dement atténué les vertus régulatrices du systèmemonétaire.

Dans le système du « gold-standard » qui, lui, aun nom français - c'est l'étalon-or -, quand descapitaux quittent un pays pour venir dans un autre,ils sortent du premier et y diminuent, de ce fait, lespossibilités de crédit. Et quand ils entrent dans lesecond, ils y augmentent les possibilités de crédit.

Dans le système du gold-exchange-standard, aucontraire, les capitaux peuvent entrer dans un pays sanssortir de celui d'où ils viennent.

La modification n'a pas grande importance quandil n'y a pas de grands mouvements de capitaux; maisil y en eut, à cette époque, d'immenses, par suite durétablissement de la confiance en l'Europe.

Les capitaux qui, en masse, avaient quitté l'Alle­magne, la France, même l'Angleterre, sont revenus, àpartir de 1924, s'investir en Europe et notamment enAllemagne. Ce fut un immense reflux de disponibilités.

Dans le système ancien, le retour des capitaux au­rait suscité un déplacement d'or d'égal montant. Lemétal aurait quitté les États-Unis pour venir en Europe,à moins qu'il ne fût resté « earmarked » au profitdes nouveaux possesseurs. Dans tous les cas, ilaurait été soustrait aux réserves de ceux qui le per­daient.

Dans le système nouveau, rien de pareil. Les capi­taux rapatriés entraient dans les réserves des paysauxquels ils étaient destinés, mais comme ceux-ciétaient en régime de gold-exchange-standard, les ditscapitaux ne quittaient pas les États-Unis, parceque les banques qui les recevaient et les entraientdans leur bilan, où ils servaient de base de crédit,

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 23

les laissaient en dépôt aux États-Unis ou en Angleterre,où ils continuaient à servir de base de crédit.

Ce système a provoqué uri véritable dédoublementdes vertus monétaires de la base métallique des mon­naies nationales. Par là il a été générateur d'uneimmense inflation, source de la grande vague de pros­périté et d'expansion qui a soulevé le monde jusqu'en1929.

Je dois retenir votre attention sur ce point, parcequ'il est important que nous sachions pourquoi notrerégime économique ne satisfait plus personne. Ses deuxgrandes tares sont, d'une part, d'avoir produit le chômageanglais, c'est-à-dire d'avoir laissé un million d'hommes.inemployés, en Angleterre, pendant vingt ans, et,d'autre part, d'avoir rendu possible cet effroyabledrame que fut la crise de 1929, génératrice d'immen­ses misères.

Or la gravité de la crise de 1929 est due tout entière auprocessus dont je viens de vous indiquer le principe.

L'immense reflux de capitaux vers l'Europe s'estaccompagné, en effet, d'un véritable doublement desfacultés de crédit dans le monde, donc d'une trèslarge augmentation du volume du pouvoir d'achatdisponible. Il a, de ce fait, provoqué le (c boom » de1928-29, qui a porté le monde à des niveaux de prospé­rité extrêmes, puisque les facultés de demande étaient,par suite d'un phénomène de multiplication bienconnu, beaucoup plus que doublées.

Ainsi le frein que constituait le système monétaireavait été, non pas brisé, mais très largement distendu.Ce qu'oublient généralement les profanes, c'est que lesystème monétaire est essentiellement un systèmerégulateur. On parle beaucoup de cybernétique dansle moment présent. Les mécanismes monétaires, commela plupart des mécanismes économiques, sont desmécanismes de « feed back », des mécanismesrégulateurs, qui tendent à maintenir des équilibres.

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24 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

Et dans la mesure où l'on distend ces mécanismes,on peut s'écarter davantage des positions d'équi­libre. C'est ce que nos experts de la conférencede Gênes n'avaient certainement pas compris. Et dèslors que les freins étaient distendus, on pouvait se livrerjoyeusement à la grande vague de prospérité et d'infla­tion.

Ma.is le jour où l'incident est survenu et a cristallisé,comme dans une solution sursaturée, les réactionsindividuelles, il a fallu revenir d'autant plus en arrière,dans la voie de la dépression, qu'on avait été plus avantdans la voie de l'expansion. Et cela a donné le « blackfriday » du marché de New York.

Il a été, en 1929, le premier signe avertisseur de lagrande crise mondiale, qui s'est répercutée, par ondessuccessives, dans tous les pays d'Europe et a provoquéla grande dépression, génératrice de plus de douleurs etde souffrances que tous les cataclysmes économiques quil'avaient précédée. Elle a donné au monde l'impressionqu'il y avait quelque chose d'irrémédiablement viciédans le système qui permettait une pareille catastrophe.

Quand les peuples ont éprouvé ces désordres, ilsont redécouvert le problème monétaire qu'ils croyaientrésolu. Ils s'étaient, sans le savoir, laissés condamnerà cette grande dépression, suite normale de la grandeprospérité de 1929 et - j'insiste - conséquence directede l'erreur fondamentale qu'avait été la généralisationdu gold-exchange-standard.

A la grande dépression, ils ont réagi de deux manièresdifférentes et c'est dans leurs réactions que se trouventles sources des deux grands courants entre lesquels serépartissent, encore actuellement, les politiques écono­miques et monétaires des divers États du monde.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 25

LA VOIE ALLEMANDE : RATIONNEMENT ET CONTROLE

DES CHANGES

La crise de 1929 et les ondes qui l'ont propagée avaientprofondément ébranlé la confiance des prêteurs quiavaient transféré des capitaux des États-Unis et d'An­gleterre vers l'Europe continentale, surtout pour lesinvestir en Allemagne. Or une crise bancaire - cellede la Kreditanstalt - survenant en Autriche, en 1931,a déclenché le reflux d"e ces capitaux, d'Autriche d'abord,d'Allemagne ensuite, vers leurs pays d'origine.

Au printemps de l'année 1931, il est apparu quel'on se trouvait menacé d'une nouvelle dépréciationdu mark, analogue à celle qui avait si profondémentbouleversé l'Allemagne après la première guerre.

Il -faut que vous sachiez - et ceux qui ont vécucette époque le savent bien - le souvenir profondqu'avaif laissé, en Allemagne, la grande inflationdes années 1922-23. Tous ceux qui connaissaientl'Allemagne étaient convaincus, à l'époque, que lepeuple allemand ne tolérerait pas une nouvelle infla­tion, qu'il était prêt à tous les excès pour protestercontre le renouvellement de pareils désordres.

Les autres grandes puissan.ces, se rendant comptedes risques qu'entraînerait une nouvelle inflation enAllemagne, ont essayé de conjurer le danger.

J'ai suivi ces événements. J'étais alors attachéfinancier à l'Ambassade de France à Londres. Or c'està Londres que s'est joué, en grande partie, le drameque je voudra.is maintenant décrire.

L'histoire est souvent incomplète. Beaucoup d'évé­nements historiques ont des aspects anecdotiques,qui sont perdus parce que ceux qui y ont participén'ont pas eu le temps, ou le désir, d'en écrire un compterendu. Or le détail des événements que je vais évoquer

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26 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

\ ?

est important pour la compréhension de tout ce quia suivi.

Donc, les gouvernements se trouvaient devant lamenace d'une nouvelle inflation en Allemagne. A cemoment, la France, essentiellement, et d'autres paysaussi, vainqueurs de l'Allemagne, étaient créanciersde réparations. Les paiements de réparations s'ajou­taient aux obligations extérieures de l'Allemagne.La première réaction a été celle du Président Hooverqui, au mois de juin 1931, notant que « les paiementsde réparation imposés à l'Allemagne ajoutaient descharges à sa balance des comptes », avait proposé, dansl'espoir d'éviter une nouvelle dépréciation du mark,« l'allégement des obligations de paiement de l'Alle­magne à l'étranger ».

A cette fin, il décrétait le « moratoire Hoover »,

qui suspendait, pour une année, les obligations desÉtats débiteurs des États-Unis au titre des dettes deguerre, à la condition que ceux-ci suspendent, eux­mêmes, pendant la même période, les obligations del'Allemagne au titre des réparations. Il espérait quependant ce répit on trouverait le moyen de parer à

l,a menace d'une nouvelle dépréciation du mark.La réaction des gouvernements a été ce qu'elle est

toujours en pareil cas : convoquer une conférenceinternationale. Cette conférence siégea à Londres,en juillet 1931, en pleine périod.e de vacances. Cedétail est important, car le délégué des États-Unisà cette conférence était M. Stimson, qui était alors Secré­taire d.'État. Il venait de partir en congé pour l'Europe.Seulement, à l'époque, il n'y avait pas d'avions (lesjeunes aussi ne s'en rendent pas compte; en 1930,Lindberg avait bien traversé l'Océan, mais il étaitle seul à l'avoir fait). M. Stimson était donc parti envacances pour l'Europe, mais en bateau. Et le Prési­dent Hoover avait déclaré le moratoire qui porte sonnom pendant que le Secrétaire d'État était en mer.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 27

A son arrivée à Southampton, un délégué de l'Am­bassade des États-Unis l'attendait et lui dit : « Vousvenez d'être nommé représentant des États-Unis àla Conférence. Voulez-vous venir à White-Hall, laconférence s'ouvre demain matin à dix heures. » EtM. Stimson vint à White-Hall.

La conférence était présidée par M. Mac Donald,premier ministre de Grande-Bretagne. Le déléguéde l'Allemagne était le Chancelier Bruning, qui était,pensait-on - c'était en 1931 -, le dernier défenseuren Allemagne d'une politique pacifique et qui, avecl'appui des gouvernements anglo-saxons, tentait derésister à l'inflation. Le délégué de la France étaitPierre-Étienne Flandin et j'avais le privilège, commeAttaché financier à l'Ambassade, de siéger derrière lui.

La conférence fut très courte. Le Président MacDonald dit : « Messieurs, nous sommes réunis pouréviter une nouvelle dépréciation du mark. Y a-t-ildes propositions? » La réunion - imprévue - avait étépréparée très rapidement. Les délégués présents autourdu fer à cheval se sont regardés. Un seul a levé la main:c'était M. Stimson, délégué des États-Unis, qui a dit:«Messieurs, la menace qui pèse sur la monnaie allemandeest provoquée par les exportations des capitaux investisà court terlne en Allemagne, capitaux qui désirentsortir de ce pays pour échapper aux risques d'unenouvelle inflation. Puisque c'est la sortie de ces capi­taux qui menace la monnaie allemande, il n'y a qu'unesolution: les immobiliser en Allemagne, c'est-à-dire leurinterdire de sortir de la zone mark. »

La proposition était entièrement nouvelle. Il n'yavait jamais eu d'immobilisation généralisée de capi­taux à l'intérieur d'un pays. Les fonctionnaires françaisqui accompagnaient M. Flandin se sont rapidementconcertés. Nous lui avons fait remarquer le caractèreaudacieux de cette proposition et la nécessité, en toutcas, d'en mesurer avec soin les conséquences. M. Flan-

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28 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

din leva la main : « Cette proposition est intéressante,a-t-il dit, mais pensez-vous qu'elle soit pratiquementréalisable? »

M. Stimson s'est fâché. Sa réponse fut courte: « Mes­sieurs, je vous prie de croire que lorsque le représen­tant du gouvernement des États-Unis propose unesolution, il s'est assuré, au préalable', qu'elle était réa­lisable. »

Le Président a enchaîné : « Puisqu'il l'affirme, cedoit être vrai. Alors que faire? » Et l'on a naturellementconclu que pour tenter d'immobiliser les capitaux étran­gers investis à court terme en Allemagne, il fallait con­voquer un Comité d'Experts, qui aurait mission de diresi et, éventuellement, comment on pourrait y réussir.

Le comité d'experts, ainsi décidé, fut désigné sousle nom de Comité de « Stand Still. » Il siégea à Bâle.Le représentant de la France y était un très grandéconomiste, le regretté Charles Rist.

Le comité avait mission d'élaborer la charte del'immobilisation des capitaux à court terme en Alle­magne, c'est-à-dire du mécanisme qui permettraitd'empêcher, par voie d'autorité, leur sortie,d'Allemagne,donc de violer les contrats aux termes desquels ils yétaient entrés.

La décision qui créa le comité avait, sans qu'ons'en rendît compte, une immense portée. Elle fut, véri­tablement, un tournant de la civilisation occidentale,fondée jusque-là sur le respect des contrats et sur laliberté monétaire. Elle devait aboutir, en effet, au sys­tème entièrement nouveau qui allait permettre la pra­tique d'une politique d'inflation interne sans déprécia­tion de la monnaie. Autrement dit, elle instituait enAllemagne, le contrôle des changes.

La chose était si nouvelle que personne ne comprit. que c'était le contrôle des changes que l'on établissait

en Allemagne en lui imposant, par voie d'accord in­ternational, un système qui permettait d'immobiliser,

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 29

à l'intérieur de ses frontières, -les capitaux qui s'ytrouvaient investis.

C'est ainsi que lorsque Hitler prit le pouvoir, iltrouva tout monté le système qui devait lui permettred'exister et de durer. Ce n'est pas le docteur Schacht,contrairement à ce que l'on croit, qui a inventéla politique monétaire caractéristique du régimehitlérien. Cette politique a été imaginée et instituée,presque inconsciemment, par les accords de « standstill ».

Or ses conséquences furent tragiques. Hitler vou­lait armer l'Allemagne le plus vite possible et, pourcela, dépenser sans limite. Dans le système antérieur,il n'aurait pu y réussir, car l'inflation a.urait provoquéla dépréciation de la monnaie allemande et le peupleallemand n'aurait pas toléré une nouvelle inflationgalopante. Mais le nouveau système, en permettantl'immobilisation du pouvoir d'achat nouvellement crééà l'intérieur des frontières, évitait les conséquencesostensibles du .çléficit budgétaire et, en particulier, lallausse des changes étrangers qui, normalement, en eûtété la conséquence.

C'est ce principe d'immobilisation des capitaux inves­tis en Allemagne que le docteur Schacht a appliqué,jusqu'à ses limites extrêmes, et avec une impeccablerigueur. Le grain était semé, il suffisait de le laisser ger­mer. Le processus fut relativement simple: Hitler dépen­sait et il constatait que la dépense sans recette faisaithausser les prix. C'était le sclléma classique de l'inflation.Mais la hausse des prix était dangereuse~ du pointde vue politique. On l'interdit, sous menace des piressanctions. Ces pires sanctions atteignirent rapidementla sanction suprême, la peine de mort. Et c'est ainsi ques'est trouvé établi, presque spontanément, le régime destabilisation autoritaire des prix. .

Mais du fait que la demande excédentaire n'étaitpas remplie par la hausse des prix, elle portait sur

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des quantités de produits de plus en plus élevées.C'est sur ces entrefaites qu'en 1934 j'ai été envoyé

en Allemagne, pour négocier un premier, accord declearing entre la France et l'Allemagne. J'ai vu ledocteur Schacht, qui rn'a dit: « On me transmet uneinformation curieuse : on manquait de beaucoup dechoses; depuis hier, on manque aussi de baignoiresen zinc. Mais cela n'a aucune importance ,: je prendsaujourd'hui un décret qui rationne la demande debaignoires en zinc. »

Que s'était-il produit? Le processus est trop fami­lier pour que nous ne le voyions pas en pleine lumière :on donne aux gens un pouvoir d'achat qui dépassela valeur des richesses à acheter. Donc, ils peuventdemander plus que le marché ne peut leur offrir etcomme ils ne veulent pas garder ce pouvoir d'achatsous forme de monnaie, parce qu'elle ne leur inspirepas confiance, ils demandent tout ce qu'ils peuventdemander, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas rationné.On avait oublié de rationner les baignoires en zinc,on a demandé des baignoires en zinc. Et c'est ainsique le docteur Schacht a découvert qu'il fallait toutrationner.

C'est maintenant une vérité reconnue que dansles pays à inflation où l'on a fait du rationnement, ilest un débouché qui reste sensible à l'émission moné­taire, c'est le commerce des antiquités, car il n'estjamais rationné. Il paraît que dans les boutiquesd'antiquaires, on perçoit directement les, défi~i~s du

~ .Trésor : dans les semaines de plus grand "d{fi~it:'oiinote une plus grande demande. Le commerce desantiquités est un des baromètres les plus sensibles de lasituation monétaire, dans les pays à inflation ré­primée.

C'est en élaborant, au jour le jour, la politique derationnement, que le docteur Schacht a constituéle système entièrement nouveau, qui porte son nom.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 31

Il Y avait des précédents d'inflation, mais il n'y avait Zpas de précédents d'inflation réprimée, c'est-à-dire ·d'inflation contrôlée par les mécanismes autoritairesque le régime hitlérien, par sa toute-puissance, sonmépris de la liberté individuelle et aussi son systèmepolicier, pouvait mettre en œuvre.

L'inflation réprimée permet de dépenser sans comp­ter, de donner des salaires élevés, de construire, enbref, de distribuer du pouvoir d'achat sans se préoc­cuper de la valeur des biens susceptibles de le rem­plir, pourvu que, par la pratique du rationnementgénéralisé, on limite la dépense, nonobstant le volumedes pouvoirs d'achat individuels, à la valeur des ri­chesses offertes sur le marché.

Ce système, lorsqu'il est efficace, accumule d'immen­ses réserves de pouvoir d'achat, maintenues horsmarché par les mesures de rationnement. Il conduità cette situation extraordinaire dans laquelle se trou­vait l'Allemagne en 1948, à la veille de la réformemonétaire. Tous les individus étaient tellement rem­plis de pouvoir d'achat inutilisable qu'ils n'avaientplus aucune raison de travailler. Le seul problème,pour eux, n'était pas de gagner davantage, mais detrouver un petit coin de marché noir, où ils pourraientutiliser une petite fraction de leur pouvoir d'achatinemployé. Tous ceux qui ont été en Allemagne avant1948 ont bien connu cette situation : toutes les usineséteintes, tous les champs désertés, les boutiques vides,un pays mort, en somme, puisque du fait des immen­ses réserves de pouvoir d'achat inutilisable, plus per­sonne n'avait de raison de produire au-delà de cequ'il pouvait lui-même consommer.

Cependant, un jour du mois de juin 1948, on a fait,dans l'Allemagne de l'Ouest, une réforme monétaire,qui a annulé, par voie d'autorité, 90 % du pouvoird'achat inutilisé. Du soir au matin, les hommes ontretrouvé des motifs de produire, des raisons d'agir,

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32 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

et, en même temps, toutes les raisons de croire enl'avenir de leur pays (1).

La réforme monétaire allemande, en démontrant« a contrario » les effets d'un véritable mécanismemonétaire, a fait la preuve qu'il n'y avait pas de civi­lisation de liberté sans une vraie monnaie, exclusive d'in­flation.

Voilà l'une des faces du diptyque: la solution alle­mande, produit de cette conférence de 1931, qui avoulu, à tout prix, éviter une nouvelle dépréciationdu mark que les pratiques antérieures rendaient iné­vitables.

LA VOIE ANGLAISE:

DÉVALUATION ET ORDRE FINANCIER

L'autre solution, c'est celle que l'Angleterre a miseen œuvre, dans les mêmes circonstances et à la mêmeépoque.

Les événements d'Allemagne avaient naturellementaffecté la monnaie anglaise, car beaucoup des capitauxbloqués en Allemagne provenaient d'Angleterre. Lesbanques anglaises, qui comptaient sur ces actifs pourassurer leur liquidité, se trouvaient, du fait de l'immo­bilisation de leurs créances, dans une situation dange­reuse. Par une sorte de choc en retour, la monnaieanglaise, quelques semaines après les décisions de 1931,qui immobilisaient les investissements à court terme enAllemagne, s'est trouvée à son tour menacée. Les capi­taux ont commencé à quitter l'Angleterre et celle-ci aconstaté que ses réserves devenaient insuffisantes pourmaintenir la convertibilité de la livre sterling.

La réaction de l'Angleterre a été une réactionde bonne foi. Elle a essayé de lutter. Le Contrôleur

(1) La réforme monétaire allemande est commentée dans lechapitre IV ci-après sous le titre: Une vérification a contrario :la résurrection de l'Allemagne.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION

de la Trésorerie Britannique, Sir Frédéric Leith-Ross,est venu en France, pour nous demander un prêtqui permette de maintenir le cours de la livresterling.

C'était un de mes amis très cher. Je l'ai accueilliau Bourget et l'ai trouvé si défait que je l'ai toutde suite conduit dans un des restaurants de la Vil­lette, pour lui faire manger une entrecôte vigoureuseet essayer de remonter un peu son moral.

« Ce qu'il y a de terrible, me dit-il, c'est que, de cesdémarches, le représentant de la Trésorerie britan­nique n'a pas l'habitude. » Cependant notre accueilamical tendait a rendre les choses aussi aisées quepossible. '

Nous avons consenti à la Banque d'Angleterre unprêt que nous croyions suffisant pour parer aux sor­ties de livres sterling. Malheureusement, ce prêt a étédévoré en très peu de jours. C'est ce que l'on cons­tate toujours dans les opérations de ce genre. L'actionde tous est toujours plus efficace que celle d'un seul,si important soit-il, même quand il est un gouverne­ment. Bref, l'Angleterre, malgré son désir, n'a paspu maintenir le cours de la livre sterling. Elle a acceptéla dépréciation de sa monnaie, plutôt que d'imposerles contrôles caractéristiques de la politique hitlérienne.

Certes l'Angleterre aurait pu, comme l'Allemagne,maintenir le niveau de sa monnaie par un systèmed'inflation réprimée. Mais elle aurait dû, à cette fin,sacrifier la liberté des Anglais, comme Hitler a sacrifiécelle des Allemands, et violer les contrats souscritsà l'égard des créanciers en livres sterling. Mais l'An­gleterre a· accepté les réalités. Puisque la situationimpliquait une dépréciation de la livre, elle a consenticette dépréciation et, en le faisant, elle a sauvé laliberté.

La décision de la Grande-Bretagne, de laisser lalivre se déprécier, a été essentielle. En choisissant la

3

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34 SOUVENIERS ET RÉFLEXIONS

liberté, elle a véritablement sauvé d'un désastre irré­médiable la civilisation occidentale.

Tout cela montre ce qu'il y a de spontané et d'im­prévisible dans les décisions politiques les plus impor­tantes. Dans l'esprit des hommes qui gouvernent unpays, il y a des tendances, des principes, qui entraî­nent un certain comportement. Mais l'explication,la théorie, ne viennent qu'après.

L'Angleterre a essayé de résister à la dépré~iation

de la livre. Elle a, à cette fin, employé tous les moyensdu bord. Mais l'événement a dépassé la volonté deceux qui tendaient à le contrecarrer. Le tournantdécisif a été le refus du régime qui aurait, pour sauverla monnaie, sacrifié la liberté des hommes et le res­pect des contrats.

Les deux voies, l'anglaise et l'allemande, mettenten pleine lumière l'option qui s'impose à tout paysmenacé d'inflation : ou bien sauver les apparences,c'est-à-dire une monnaie qui n'est plus une vraie mon­naie parce qu'elle ne confère plus un pouvoir d'achatinconditionnel et que, de ce fait, elle ne peut êtremaintenue que par le sacrifice de la liberté de ceux quil'utilisent, ou sauver les réalités, en acceptant les con­séquences, c'est-à-dire la dépréciation de la monnaielorsque, par la politique antérieure, elle a été rendueindispensable, tout en cherchant, naturellement, à laréduire au minimum, par action sur les causes qui l'ontprovoquée.

C'est cette option fondamentale qui est à la basede la plupart des problèmes politiques, dans toute l'his­toire de la première après-guerre.

La France s'est trouvée, comme les autres pays,à la croisée des chemins et elle a dû choisir. Elle ad'abord essayé, avec plusieurs pays de l'Europe Conti­nentale, de sauvegarder son niveau monétaire, enconstituant le groupement qu'on a appelé le « bloc­or ».

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 35

Mais les causes d'inflation, en France, étaient plusprofondes et plus permanentes que celles qui affec­taient la monnaie anglaise, car aux répercussions desévénements extérieurs s'ajoutaient les effets de dé­ficits budgétaires importants, produits, notamment,des efforts d'armement qu'imposait l'approche d'unenouvelle guerre. Après avoir résisté jusqu'en 1936,sans consentir, ni à la dépréciation monétaire (la voieanglaise), ni au contrôle des changes (la voie allemande),le gouvernement a fini par constater qu'il était vainde refuser les conséquences lorsqu'on avait acceptéles causes. Ce fut alors qu'obligée de choisir, la France- et ce fut le grand mérite des gouvernements del'époque - choisit la voie anglaise. A ce choix nousdevons d'avoir abordé la guerre dans une situationfinancière très saine. On n'a jamais assez dit qu'entrenovembre 38 et juillet 39, les finances françaises avaientété très profondément assainies.

La deuxième guerre mondiale a provoqué, dansles pays qui avaient maintenu la liberté monétaire,une augmentation sensible du déficit budgétaire : enAngleterre, du fait de l'effort d'armement; en France,après la défaite, du fait des frais d'occupation - 500millions par jour - imposés par l'ennemi.

Or quand l'existence d'un pays est en jeu, la sauve­garde de l'ordre financier devient difficile, sinon impos­sible. C'est ainsi que tous les belligérants se sont trouvésengagés dans un processus inflationniste qui leur aimposé, bien qu'à des degrés divers, un système d'in­flation réprimée, à l'image du système allemand. Maisla mise en œuvre de pareil système est plus aisée, mêmedans les pays démocratiques, en temps de guerre qu'entemps de paix. On accepte plus facilement, comme partdu sacrifice qu'implique la défense de la nation, lesréglementations qu'exige le maintien d'une monnaieà un niveau arbitraire. En 1944, l'Angleterre, la Franceet tous les pays belligérants avaient rejoint l'Allemagne

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36 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

dans la pratique du contrôle des prix et du rationnementgénéralisés.

Pour tous ces pays, à l'issue de la deuxième guerrenl0ndiaIe, un même problème se posait : la sortie deces régimes d'exception.

Certains pays, tels la Belgique, la Hollande et, en1948, l'Allemagne, ont rétabli la liberté monétaire enannulant, par voie d'autorité, tout ou partie du pouvoird'achat excédentaire.

La France, au contraire, a suivi la voie anglaisede 1931, mais, malheureusement, en ne fermant pasle robinet à inflation. Elle s'est ainsi condamnée àune dépréciation progressive de sa monnaie.

L'Angleterre a pratiqué une politique très britan­nique, qui n'a supprimé que très prudemment lescontrôles, tout en acceptant une certaine dose d'in­flation et de hausse des prix.

L'OPTION PRÉSENTE :

CONTROLE PAR LES cc COMPTES DE LA NATION»

OU PAR LA POLITIQUE MONÉTAIRE

L'analyse qui précède montre qu'en matière moné­taire, la parole de l'Ecclésiaste : cc On aura les consé­quences », s'applique avec une particulière rigueur.Quand on a laissé se créer un état Inflationniste, aucuneforce humaine ne peut en évit~r les conséquences.On les 3, ou apparentes, et c'est la dépréciation moné­taire, ou dissimulées, et c'est l'inflation réprimée.Mais, dans tous les cas, elles sont là, avec les désor­dres qui y sont toujours associés.

Si l'on refuse ces désordres, il n'est qu'un moyen,c'est de parer à la cause qui les suscite et cette cause,cette cause unique, est toujours le déficit (1).

(1) J'emploie ici le mot déficit dans son sens continental,qui vise un excès de dépenses sur le total des ressources d'impôtet d'emprunt propres à en assurer le financement et non dans

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 37

Le déficit, c'est la dépense sans recette, c'est-à-direla volonté de demander sans offrir, pour l'État sansprendre, donc, dans tous les cas, d'obtenir gratuite­ment. C'est le déficit qui impose le choix entre lavoie allemande et la voie anglaise. Si l'on ne veut nide l'une, ni de l'autre, si l'on désire l'ordre et la stabi­lité, il n'est qu'une solution: parer à la cause du désordreen rétablissant un équilibre acceptable entre le volumeglobal du pouvoir d'achat et la valeur globale desrichesses offertes pour le remplir.

Ce sont les moyens de. pareil équilibre qu'il fautmaintenant préciser, en indiquant, à la lumière desprogrès qui ont été accomplis dans la théorie écono­mique, comment se pose, maintenant, dans la plupartdes pays, le problème de la lutte contre le déficit,c'est-à-dire du maintien de la stabilité économiqueet monétaire.

La cause unique de tous les drames de l'inflation,c'est qu'il y a des agents économiques, quels qu'ilssoient, État, collectivités, entreprises, personnes pri­vées, qui réussissent à dépenser plus qu'ils n'encaissent,c'est-à-dire à obtenir un pouvoir d'achat qu'ils n'ontpas acquis par une offre de même valeur sur le marché.

Il n'est pourtant pas aisé de dépenser sans avoirencaissé. Bien que ce soit une situation très générale- celle des personnes qui vivent au-delà de leursmoyens - elle n'est pas à la portée de tout le monde.Considérons, par exemple, la situation du marché devillage. En matière économique, il faut, autant quepossible, revenir toujours aux situations concrètes,à la réalité du marché de village où, sur la place del'église, les ménagères viennent vendre leurs œufsou leur beurre pour acheter de la viande ou des chaus­sures.

le sens anglo-saxon, qui n'évoque qu'un excès de dépenses surles recettes fiscales, donc un besoin d'emprunt propre à êtrefinancé par le marché.

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38 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

Si une ménagère, faisant son marché, veut repartirle soir avec, dans son porte-monnaie, l'argent qu'elley avait le matin en arrivant, il lui sera impossible, saufcirconstances exceptionnelles, de dépenser, donc dedemander sans avoir offert. Si elle est arrivée le matinavec cinq cents francs et si elle veut rentrer chez elle,le soir, avec la même somme, elle ne pourra demanderdu beurre, par exemple, que dans la mesure où elle auravendu des œufs. Ainsi l'équilibre du marché de villagesera parfaitement assuré, parce qu'il n'y aura jamaisde demande sans offre, jamais de pouvoir d'achat sansrichesses à acheter.

J'ai dit, cepelldant, que notre ménagère ne pourraitdemander que dans la mesure où elle aurait offert,« sauf circonstances exceptionnelles », que je vaismaintenant préciser.

Elle pourra demander plus qu'elle n'aura offertsi elle accepte de revenir chez elle, le soir, avec uneencaisse inférieure à celle qu'elle avait le matin. Si,par exemple, elle est arrivée avec cinq cents francs,et si elle accepte de rentrer le soir avec deux centcinquante francs, elle pourra demander à concurrencede la valeur des œufs qu'elle aura offerts, plus deuxcent cinquante francs. Donc, première possibilité dedemande sans offre : une diminution de l'encaisseque certains participants au marché désirent déteniret qui constitue, pour eux, « l'encaisse désirée. »

Deuxième possibilité de demander plus qu'on aoffert : le cas où l'on rencontre un banquier. Celaarrive quelquefois. Si l'on a la bonne fortune de ren­contrer un banquier et de lui inspirer confiance, ilpeut vous dire : « Je vous ouvre un crédit de cinqcents francs, que vous me rembourserez dans troismois ». Si tel est le cas de notre ménagère, elle peutdemander sur le marché à concurrence de la valeurdes œufs qu'elle a offerts, majorée des cinq cents francsque le banquier lui a prêtés.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 39

Ainsi apparaît la relation fondamentale de l'équi­libre économique : demande globale = valeur globaledes offres + différence entre la variation, au coursde la séance du marché considérée, du montant globaldes encaisses effectives et du montant global des encaissesdésirées.

Si maintenant on considère la France entière commeune grande place de marché, on peut écrire :

Demande globale pendant la période considérée= valeur globale des produits offerts + différenceentre les variations, pendant la même période, de laquantité globale de monnaie en circulation et du mon­tant global des encaisses désirées.

Ceci montre que la demande globale est égale à lavaleur globale des offres, c'est-à-dire qu'il ne peuty avoir d'inflation, tant que la quantité de monnaieen circulation varie comme le montant global desencaisses désirées.

Autrement dit, tant que l'augmentation de la quan­tité de monnaie en circulation est désirée, elle n'aaucune action sur les prix. Il n'y a pas inflation tantque la quantité de monnaie, en circulation répond à unbesoin d'encaisse.

Au contraire, l'émission de suppléments de monnaieengendre un phénomène inflationniste si elle a lieusans que les personnes qui reçoivent les encaisses supplé­mentaires désirent les garder dans leurs tiroirs-caissesou dans leurs portefeuilles, c'est-à-dire lorsque cessuppléments de monnaie, n'étant pas désirés, suscitentune demande excédentaire, qui alors agit sur les prix.

Cette constatation précise l'option offerte à toute poli­tique tendant à la stabilité du niveau général des prix.

Puisque la différence entre la demande globale et lavaleur globale des offres est identique à la différenceentre la variation de la quantité de monnaie en cir­culation et celle du montant global des encaisses dési­rées, on est assuré que les deux différences varieront

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40 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

toujours simultanément, donc qu'aucune des deuxne variera sans que l'autre varie du même montant.

Pour écarter toute perturbation de l'équilibre éco­nomique, on peut donc, soit contrôler le premierterme, soit contrôler le second. Dans le premier cas,on agit sur la différence entre la demande globale etla valeur globale des offres; on fait de la politiqueéconomique. Dans le second, on agit sur la différenceentre le volume global de la monnaie en circulationet le volume global des encaisses désirées; on fait dela politique monétaire.

Avant la guerre, on ne voyait pas clairement cetteoption; on ne se préoccupait que de la quantité demonnaie en circulation.

En 1919, par exemple, on a dit : on rembourseradeux milliards de francs par an à la Banque de Franceet, ainsi, on reviendra progressivement à l'état d'avant­guerre. On ignorait que le niveau des encaisses désiréesétait susceptible d'affecter la quantité de monnaie encirculation.

Mais aujourd'hui, la politique monétaire n'est plusà la mode (1). Jusqu'à une date récente, elle était mêmecomplètement oubliée. Les spécialistes qui parlaientde monnaie étaient considérés comme des attardés.Les économistes, eux, ne pensaient qu'au contrôledu pouvoir d'achat.

Le cllangement de point de vue n'était pas sanscause. Jadis la question du contrôle du pouvoir d'achatne se posait pas. Très peu de revenus, en effet, étaientfixés à priori. L'État n'était pas, ou n'était que trèspeu, en déficit, Il ne donnait des traitements auxfonctionnaires que dans la mesure où il en avait pré­levé le montant sur des contribuables. Les entreprises,quand elles étaient en déficit, étaient rapidementmises en faillite. Elles ne pouvaient distribuer des

(1) Écrit en 1956.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 41

salaires que dans la mesure où elles avaient des recet­tes. Quant aux investissements, ils n'étaient pratiquésqu'en fonction des emprunts réalisés sur le marché,donc seulement lorsqu'un prêteur renonçait à dépen­ser pour permettre à l'emprunteur de dépenser à saplace. Pour toutes ces raisons, le pouvoir d'achat glo­bal était toujours sensiblement au niveau de la valeurglobale des richesses offertes sur le marché.

Depuis la guerre, une mutation capitale est inter­venue dans le processus de formation du pouvoird'achat. De très nombreux revenus sont maintenantfixés à priori. Ils ne sont plus des conséquences, maissont devenus des causes.

En premier lieu, les dépenses de l'État - et en par­ticulier les salaires publics - ne sont plus fonctiondes recettes de l'État, mais sont fixés à priori, sousl'effet d'exigences politiques ou de pressions syndi­cales. Je ne dis pas que celles-ci soient illégitimes, maisje constate qu'elles apparaissent comme des impé­ratifs et qu'au gré des « rendez-vous » fixés par lespouvoirs publics, elles déterminent le niveau des rému­nérations des fonctionnaires, indépendamment desressources fiscales qui devraient les financer. Par là,elles peuvent être génératrices de pouvoir d'achat sanscontrepartie.

De la même façon, dans les entreprises nationali­sées - en fait, dans la plupart, aussi, des entreprisesprivées - le niveau des rémunérations est fixé, indi­rectement, par le niveau du salaire minimum garanti,c'est-à-dire à priori et sans considération de la valeurdes richesses que l'entreprise met sur le marché, donc,des biens qu'elle produit pour remplir les revenusqu'elle distribue.

Quant aux investissements, ils sont devenus, depuisla grande mode des théories keynésiennes, plus oumoins bien interprétées, des éléments inconditionnelsdes budgets de dépense. L'État s'engage à fournir

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42 SOUVENIRS ET RÉFLEXIONS

à nombre d'entreprises, publiques, semi-publiques ouquelquefois privées, les ressources qu'elles ne peuventou ne veulent emprunter sur le marché. Il comprenddonc, dans ses programmes, le financement des plans demodernisation et d'équipement qu'il estime nécessairesou opportuns. 'Certes, ces dépenses entraînent presquetoujours des avantages appréciables. Mais elles cons­tituent des engagements inconditionnels, indépendantsdes disponibilités que l'épargne fournit pour les satis­faire.

Tous ces changements, si justifiés que, par ailleurs,ils puissent paraître, ont désolidarisé la demande del'offre. Dorénavant, celle-là n'est plus directement engen­drée par celle-ci et peut donc lui être, pendant despériodes prolongées, sensiblement supérieure.

Cette constatation a conduit toute une école d'éco­nomistes à penser que, pour rétablir l'équilibre, il n'yavait qu'une solution, qui était d'ajuster systémati­quement la demande globale à la valeur globale desoffres. C'est ainsi qu'est apparue et que s'est imposée,dans tous les grands pays, la politique des « Comptesde la Nation », qui cherche à établir l'équilibre, nonplus, comme jadis, entre dépenses et recettes de l'État,dans le cadre d'un compte budgétaire en équilibre,mais entre revenus et richesses produites, dans lecadre d'une comptabilité de la Nation. Tous les pays,les États-Unis, l'Angleterre, la France notamment,s'imposent la production annuelle des Comptes de laNation, qui cherchent à établir l'équilibre, par voied'autorité, entre dépenses globales et valeur globaledes richesses offertes sur le marché. En France actuel­lement, c'est essentiellement du Budget de la Nationque l'on attend l'équilibre économique.

En théorie, pareille politique pourrait être trèsefficace. Le malheur est qu'à l'égard de réalités hu­maines, le calcul n'est pas un maître toujours obéi.Lorsqu'il s'agit d'établir l'égalité entre des grandeurs

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 43

qui affectent aussi profondément le sort des hommesque le salaire d'une part, la production d'autre part,des équations, si rigoureuses qu'elles soient, ne mor­dent pas profondément sur les réalités. C'est mêmeparce que celles-ci résistent que, malgré les équilibressavamment réalisés dans les registres des comptablesnationaux, l'inflation continue à sévir dans tous lesgrands États de l'Occident (1).

Peut-être la Russie soviétique peut-elle plus aisé­ment - et encore n'est-ce pas sûr - ajuster, par voiede décrets, les revenus à la valeur des richesses offertespour les remplir. Je dis que ce n'est pas sûr, parceque j'ai eu le privilège, en 1945, de séjourner en Russiesoviétique (j'étais alors délégué de la France à la Com­mission des Réparations qui siégeait à Moscou).

J'ai découvert, là-bas, des marchés libres, où lesacheteurs pouvaient dépenser le solde des revenusqui dépassaient la valeur des richesses offertes surles marchés officiels. C'est dire que la Russie soviétique,seule dans l'univers à ce moment, comptait sur le mé­canisme des prix pour parfaire l'équilibre économique,ce qui ne manque pas de piquant.

Sur les marchés libres, les paysans pouvaient vendre,à des prix résultant seulement de la confrontationde l'offre et de la demande, tout ce qu'ils n'avaientpas versé à l'État, au titre des prestations obliga­toires~

La demande sur le marché libre épongeait l'excé­dent des revenus distribués sur la valeur des rationsattribuées.

Ceci vous montre que, même en Russie soviétique,l'ajustement de la demande globale à la valeur globaledes offres n'est pas si aisé et c'est aussi la preuve, dela part des économistes soviétiques, d'une compré­hension des mécanismes de marché, dont n'ont pas

(1) Écrit en 1956

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toujours fait preuve les théoriciens de l'économiecapitaliste.

Mais il existe, pour le maintien de l'équilibre écono­mique, une autre solution: c'est la politique monétaire.Elle a pour principe le refus de toute création de mon­naie qui n'a pas pour contrepartie l'offre de richesses

. d'égale valeur. Autrement dit, elle interdit l'escompte de« fausses créances ».

L'essence de la politique monétaire, c'est le contrôledu second terme de l'équation sus-indiquée. Il tend àassurer l'égalité de la quantité globale de monnaie encirculation et du montant global des encaisses désirées.Ce contrôle s'accomplissait surtout indirectement, parune stricte limitation de la nature des créances offertesà l'escompte, notamment quant à leur solvabilité et àleur durée. Il était donc relativement facile à exercer et,de ce fait, efficace, mais brutal, ce qui le rendait double­ment impopulaire.

C'est même en raison de son efficacité qu'il n'étaitaccepté que très impatiemment par l'opinion publique.

Mais il s'est produit depuis quatre ans (1) un phé­nomène singulier, c'est que les peuples ont red.écou­vert, progressivement, la technique monétaire. D'abordl'Angleterre, puis lesi États-Unis au moment d.e laguerre de Corée, et nous-mêmes maintenant. L'Autricheet la Hollande en ont fait avant nous une magnifiqueapplication, et elle s'est avérée infiniment plus efficaceque la méthode des « Comptes de la Nation ». C'estelle qui a provoqué l'extraordinaire restauration dela situation financière en Hollande et en Autriche.

Néanmoins, je ne suis pas hostile à la première mé­thode; en pareille matière, il faut être prudent, utili­ser tous les moyens d'action. Mais, je considère quedans le régime où vivent encore les pays de l'Occident,avec le large secteur privé qui le caractérise, la poli-

(1) Même observation que dans la note précédente.

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SUR L'AGE DE L'INFLATION 45

tique monétaire peut être plus facilement et plus effi­cacement appliquée que la méthode de contrôle directdes revenus, par le moyen des « Comptes de la Nation ».

En l'état actuel des choses, dans nos pays, tels qu'ilssont, les hommes ne se laissent pas aisément conduirepar des équations. Ils résistent et il est difficile de lesempêcher de résister, si l'on n'accepte pas de leurcouper la tête trop souvent.

La méthode monétaire, au contraire, n'implique nicalculs complexes, ni théories subtiles. Elle est à l'échellehumaine et c'est pour cette raison que, pour moi, lemonde ne sortira - s'il sort jamais - de l'âge de l'infla­tion, que par le retour généralisé aux techniques moné­taires.

Nos civilisations sont fragiles. L'instabilité des prix,qui les a marquées, depuis un demi-siècle, est une desprincipales causes de leur faiblesse. Si l'on veut tenterde les sauver, il faut leur rendre une stabilité suffi­sante. Assurément, il n'est pas question d'abandonnerla technique des « Comptes de la Nation ». Celle-ciest une conquête définitive de la politique économi­que. Mais il faut parer à ses insuffisances et à ses fai­blesses, en l'appuyant sur une politique monétaireefficace.

Seule une politique monétaire efficace exclura ledéficit, en rendant son financement impossible. Seuleelle empêchera la liberté d'engendrer le désordre.

La civilisation libérale, dans laquelle nous croyonsencore vivre, ne produit ses fruits que dans la stabilité.Si l'on veut la reconstruire, il faut lui restituer la basemonétaire solide, sur laquelle elle a été édifiée. Au­jourd'hui, après quarante années d'inflation, c'estpar la monnaie qu'on sauvera la liberté.

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II

DÉFENSE ET ILLUSTRATION

DE L'ÉTALON-OR

L'histoire que je vais conter (1) s'étend sur une lon­gue période. C'est celle de la naissance et de la vie del'étalon-or, coupée d'une maladie grave, dont on nesait encore si elle tuera le malade ou si elle le laisseraseulement atteint d'une paralysie plus ou moins gé­néralisée.

Mon histoire est banale : elle commence et finitpar des Comités d'experts. Le premier a siégé à Gênesdu 29 octobre 1445 au 21 juin 1447. C'est lui qui ­à ma connaissance - a le premier recommandé unétalon-or international, au sens moderne du mot,avec la conscience des avantages qu'il impliquait

Le second a été réuni - à Gênes également - enavril et mai 1922. Sous prétexte d'améliorer l'étalon­or, il l'a presque entièrement détruit, et a jeté lesbases de la politique responsable des troubles gravesdont nous souffrons actuellement.

D'ailleurs, les deux Comités de Gênes, si opposéesque soient leurs conclusions, sont nés dans des condi­tions analogues, puisqu'ils sont sortis l'un et l'autredes désordres monétaires consécutifs à une guerreprolongée.

1445! La guerre de Cent Ans durait depuis plus

(1) Conférence prononcée à l'École des Sciences politiques,le 17 mars 1932.

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d'un siècle déjà. Elle avait, dans l'ordre économique,entraîné tous les désastres qui nous sont familierset provoqué, dans l'univers civilisé de l'époque, unecrise de changes comparable à celle que nous avonsconnue à la fin de la guerre.

Vers 1420, le marc d'or - unité de poids d'environ250 grammes - que l'Hôtel des Monnaies du Roine payait pas plus de 320 livres, avait atteint le courscommercial de 2 817 livres, soit, pour la monnaie fran­çaise, une dépréciation des 9/10e• Sur l'argent, mêmephénomène. En 1418, le marc d'argent cotait 90 livres,alors que l'Hôtel des Monnaies ne l'achetait que pour9 livres environ.

Comme de nos jours, les conséquences du dérègle­ment monétaire apparurent vite insupportables. Lespremiers efforts de Charles VII, dès que la guerre luilaissa quelque répit, furent consacrés, dirent les chro­niqueurs, « au fait de ses finances ». Avant tout, ifallait éviter la fuite devant la monnaie. Pour la com­battre, l'argentier du Roi, Jacques Cœur, recourut àune série de mesures, extraordinairement analoguesà celles qui furent prises, en France, cinq siècles plustard : interdiction des opérations de change à toutepersonne non autorisée et barème des commissionsconsenties aux changeurs; défense d'exporter desmonnaies d'or et d'argent; amende pour tout notairequi stipulerait des paiements en marcs d'or et d'argent,c'est-à-dire en poids, au lieu de paiements en livres;exploitation intensive des mines d'argent du Royaume;enfin, effort d'équilibre budgétaire par une gestionrigoureuse et ordonnée.

Il n'est pas jusqu'à la balance des comptes quin'ait retenu l'attention de l'argentier du Roi, lequels'employa « au relèvement du navigaige et de la mar­chandise de la mer, par longtemps discontinué à causedes tribulacions du royaume ».

En même temps, les ordonnances du 26 juin et du

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DE L'ÉTALON-OR

12 octobre 1421 ramenèrent au cours légal de 5, puisde 2 deniers-parisis, les gros, qui avaient valu 20 denierstournois.

Mais tous ces efforts ne réussirent pas à parer à ladétresse financière. De nombreuses variations moné­taires - nous dirions des dévaluations - eurentlieu, comme toujours pendant les périodes de troubles.

Or, en 1445, Gênes est une grande Républiquecommerçante et maritime. Son négoce se trouve gênéà l'extrême par les troubles monétaires qui sévissentsur presque toutes les places, aussi bien par les fluc­tuations et l'affaiblissement des monnaies étrangères,que par l'avilissement de sa propre monnaie. Aussi,son Gouvernement prend-il l'initiative d'une solu­tion qui nous est devenue familière : convoquer unComité d'experts et' lui demander de proposer desremèdes aux difficultés du moment.

C'est le 29 octobre 1445 que le Comité fut convoqué.Il comprenait les officiers des monnaies et les protec­teurs de l'Office de Saint-Georges, qui était chargé,depuis 1444, du service de la dette et des avances àl'État.

Les experts travaillèrent deux ans, mais ils ne pu­rent réussir à se mettre d'accord. Aussi publièrent-ils,le 14 décembre 1446, un rapport où la majorité et laminorité du Comité exposaient distinctement leurs'vues (1).

Le rapport de minorité était signé de Gaspare Gentileet de Luciano Grimaldi. Il invoquait l'exemple dela place de Brllges, où les paiements se faisaient

(1) Toute l'histoire du Comité de Gênes est extraite dulivres de M. de la Roncière : « La découverte de l'Afrique aumoyen âge» (Le Caire, 1924, t. III, chapitre sur les Centurionede Gênes). Le rapport visant le Comité Centurione figureraitaux Archives d'État de Gênes, Monetarium 20, 14 décembre1446, et aurait été commenté par Sieveking, Studio sulle finanzegenovesi neZ medievo e in particulare sulla caso de s. Giorgio,t. II, p. 110, n. 4.

4

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depuis 1434 mi-partie en or mi-partie en argent, et,voulant perfectionner le système, il proposait unétalon non pas bi-métalliste, mais tripartite, recom­mandant que les règlements monétaires se fissent àl'avenir, pour un tiers en or, pour un tiers en argentet pour un tiers, enfin, dans les monnaies dépréciées.des pays intéressés au règlement.

Le rapport de majorité, au contraire, signé de Bene­detto Centurione, protecteur de l'Office de Saint­Georges, recommandait l'adoption de l'étalon-or puret simple. Pour vous expliquer ce rapport, je doisdire quelques mots de la personnalité de son signa­taire.

La maison Centurione, que Jean d'Auton, dansses chroniques de Louis XII, qualifie de l' « une desgrosses maisons des nobles et du peuple gras de Gênes »,

était en réalité l'une des principales maisons de com­merce international. Elle avait des comptoirs surtoutes les places importantes, dirigés presque toujourspar des frères Centurione. C'est ainsi que Nicolo etGiovanni étaient à Majorque, Raffaelo à Bruges,Paolo à Lisbonne. En 1522, près d'un siècle aprèsl'époque qui nous occupe, elle étendit même ses acti­vités en ouvrant un nouveau comptoir à Anversconfié à Agostino Centurione - et en envoyant, en1523, Matteo Centurione aux Indes.

Sa principale activité était le commerce des sucreset Christophe Colomb, sans aucun doute, fut l'un deses voyageurs de commerce. Mais elle ne dédaignaitpas non plus la finance, et vous allez voir qu'elle savaitjoindre à son dévouement à la chose publique le soucide ses intérêts privés.

Benedetto Centurione semble bien avoir été le chefde la maison - et en cette qualité il n'ignorait pasque, depuis un demi-siècle, l'or avait été adopté commeétalon par un grand nombre de pays commerçants.Tour à tour, l'Égypte, la Syrie, le Yemen, le Hedjaz

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DE L'ÉTALON-OR 51

et certaines parties du monde grec avaient adopté,comme monnaie courante, le ducat d'or vénitien, ousequin, en raison de la constance de son poids - nousdirions aujourd'hui de sa stabilité.

Pour ces raisons, Centurione proposa la stabilisa­tion de la monnaie génoise sur la base du florin d'orde 44 sols. Dans son rapport, il s'exprimait ainsi :« Les banques seront contraintes de payer en florins,les changes auront lieu en florins; ainsi l'or ne quitterapas le pays et, avec le temps, il constituera l'avoir descitoyens, en évinçant la mauvaise monnaie. »

C'est l'opinion de Centurione qui prévalut et unrèglement du 21 juin 1447 astreignit les banquiersaux paiements en or et exigea d'eux, pour garantirles amendes, en cas d'infraction, un cautionnementde cent pièces d'or. Le même règlement décidait quedu 1er septembre 1447 au 1er janvier 1448, selon l'éloi­gnement des places d'origine, tous les changes surGênes, toutes les traites sur Gênes, devraient êtrelibellées dans la nouvelle monnaie, qui devenait vrai­ment une grande monnaie internationale, au sensmoderne du mot.

Cependant, cette histoire serait belle si BenedettoCenturione n'avait eu d'autre objet que de donnerau monde un instrument de progrès. Malheureusement,je crains fort qu'il ait espéré tirer de ses conseils d'au­tres profits que ceux qui devaient résulter de la sta­bilisation monétaire.

L'adoption de l'étalon-or est du mois de juin. Avantla fin de la même année, la maison Centurione en­voyait au Soudan une mission qui devait rechercherles gisements aurifères, dont la poudre d'or arrivaiten Europe par le Touat.

Cette mission était dirigée par Antonio Malfante,qui erra sans succès pendant quatorze années dansle Sahara, à la recherche du précieux métal. A sonretour il écrivait : « Pendant les quatorze années que

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j'ai passées dans les pays des nègres, je n'ai jamaisouï ni vu quelqu'un qui pût me renseigner de visuou de science certaine. Aussi est-il à penser que l'orvient d'une terre lointaine.. » Ainsi les prospectionsde la maison Centurione ne furent pas couronnéesde succès. Mais les recommandations de son chefconnurent une prodigieuse fortune et donnèrent aumonde le plus merveilleux instrument de coopérationinternationale qui ait jamais existé: l'étalon-or.

Ce régime devait fonctionner parfaitement jus­qu'au moment où il fut brisé - à Gênes également ­par le second Comité d'experts, celui qui, en avril etmai 1922, détruisit l'œuvre de la maison Centurione.

Avant de vous exposer comment on réussit à dé­grader le précieux instrument d'équilibre et de pros­périté qu'était l'étalon-or, je dois expliquer commentil fonctionnait avant 1914.

Essayez de vous représenter l'univers économiqueque constitue le domaine d'une certaine monnaie, le francpar exemple. Il faut imaginer le fourmillement d'indi­vidus, animés par l'infinie diversité de leurs désirs età la. recherche, par leurs activités incessantes, desmoyens de les satisfaire. Tous ils sont là - commedes molécules innombrables - dans le bocal où jevoudrais que vous les observiez, produisant, vendant,échangeant, consommant, se heurtant dans le désordrede leurs trajectoires individuelles, largement indé­pendantes les unes des autres.

Pensez bien à ceci : l'individu qui, un jour, achèteun petit pain qu'il n'avait pas acheté la veille, ne sedemande jamais si quelque part, en Beauce ou en Argen­tine, quelque cultivateur ajoutera à sa récolte de quoisatisfaire ce besoin nouveau. N'oubliez pas, lorsque vousfaites l'acquisition d'un phonographe ou d'un appareilde T. S. F., qu'il faut qu'un fabricant ait pensé à préve­nir votre désir, à une époque où, dans le fond même devotre cœur, il n'était pas encore né.

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Mais cessez alors de considérer l'aspect individuel,pour examiner, dans son ensemble, l'univers économi­que, tel qu'il se présente sous nos yeux.

Vous voyez - ou plutôt vous voyiez avant la guerre (1)- que, partout, chaque individu trouvait ce qu'il sou­haitait, à peu près dans la quantité et à l'endroit oùil le souhaitait. Les entreprises soucieuses d'emprun­ter trouvaient toujours les capitaux dont elles avaientbesoin, quelle que fût l'incertitude de leurs débouchés.Toutes les professions, les plus 'dangereuses commeles plus rebutantes, étaient pourvues, à peu près dansla mesure où il fallait qu'elles le fussent pour que laproduction s'opérât normalement. Enfin, toute lamain-d'œuvre disponible était à peu près employée,et jamais --- absolument jamais - il n'avait existéde chômage permanent.

Assurément, il y avait des crises de temps en temps- tous les huit ou dix ans - mais elles étaient de.courte durée, et après la période de dépression, quidépassait rarement une année, l'activité économiquereprenait sa marche ascendante.

Eh bien, cet état de choses, lorsqJle vous l'examinezconsciemment, pouvez-vous imaginer qu'il soit lefait du hasard? Pouvez-vous concevoir que ce soitpar un concours de circonstances fortuites que tou­jours, en tout instant, la quantité de moutarde pro­duite se soit trouvée à peu près égale à la quantitéconsommée, et que cette égalité entre les quantitésproduites et consommées ait existé pour tous les ar­ticles innombrables qui répondent à nos désirs?

Il est manifeste qu'un équilibre si improbable ne pou­vait être le fruit du hasard - et que, puisqu'il existait,c'était qu'un mécanisme approprié en assurait à chaqueinstant l'existence et le maintien.

Alors, les économistes étaient d'accord pour admettre

(1) Celle de 1914, s'entend.

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et enseigner que ce mécanisme était et ne pouvait êtreque le mécanisme des prix. Je ne veux pas faire ici uncours d'économie politique; laissez-moi, cependant,montrer en quelques mots l'essentiel de ce mécanisme.

Supposez qu'une certaine année les acheteurs deblé consacrent à leurs achats 500000 francs et qu'ily ait 1000 tonnes de blé à vendre. Le prix du blé serade 500 francs la tonne. Si l'année suivante, il y a 2000tonnes de blé qui s'offrent sur le marché et si les res­sources des acheteurs n'ont pas changé, le prix dublé tombera à 250 francs la tonne, et il ne pourra enêtre autrement, puisque le prix du blé baissera jusqu'aumoment où tout le blé offert aura été vendu.

C'est donc un mécanisme absolu et irrésistible,et d'une efficacité qui ne peut être mise en doute,puisqu'il ne cesse de fonctionner que lorsque l'effetqu'il tend à susciter a été obtenu.

Or c'est bien, de toute évidence, le mécanisme desprix qui assure, à chaque instant, l'orientation des acti­vités individuelles, proportionne la production à laconsommation, distribue et répartit, et donne à notremonde la possibilité de durer.

Mais ce n'est pas seulement à l'intérieur d'un mêmepays que ce mécanisme des prix apparaît essentiel.C'est surtout entre territoires monétaires différents- là où l'équilibre se trouvait assuré, avant la guerre,par le jeu de l'étalon-or.

Dans ce domaine, l'égalité quasi-permanente desdettes et créances extérieures paraît plus improbable en­core que l'équilibre interne des économies nationales.

Avez-vous jamais pensé à ce qu'était la balancedes comptes de la France? Pour l'imaginer, il fautse rendre compte que tout individu qui, en France,consomme du chocolat, boit un verre de porto ouporte un vêtement de drap anglais, introduit unedette dans la balance des comptes de son pays, alorsque tout individu qui boit, en dehors de la France,

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un verre de bordeaux ou de champagne, ou achètede la rente française, y introduit une créance. Et ainsi,partout dans le monde, des individus innombrablesconcourent à former, sans lien entre eux, sans connais­sance aucune de leurs agissements respectifs, l'ensembledes engagements dont le solde constitue la balancedes comptes de la France. Toute différence entre l'ac­tif et le passif ne pourra être réglée que par des mou­vements d'or. Eh bien, sans qu'aucune autorité cen­trale se soit jamais préoccupée, avant la guerre, deproportionner les dettes étrangères aux créances exté­rieures, elles s'équilibraient, partout et toujours, avecune extrême précision et les mouvements d'or, jamaiscontinus, se trouvaient réduits à des montants très peuélevés.

Les événements récents ont d'ailleurs apporté àces vues une confirmation si éclatante, que le douten.e devrait pas être permis à tout esprit qui ne veutpas ignorer systématiquement la leçon des faits. Rap­pelez-vous, en 1928, la controverse des transferts.Certains prétendaient que par le jeu de l'étalon-or,la balance des comptes s'adaptait toujours aux néces­sités de transfert - dans les limites où l'équilibre bud­gétaire interne était maintenu - et que c'était négli­ger tous les enseignements du passé que de vouloirproportionner les transferts effectifs à de prétenduespossibilités de transfert, qui ne sauraient exister qu'enfonction des paiements extérieurs antérieurementaccomplis.

Les faits ont parlé. La balance commerciale del'Allemagne, tant que celle-ci empruntait à l'étranger,était en déficit. Mais pendant deux années, en 1926et en 1930, l'Allemagne n'a pas pu, ou n'a pas voulu,trouver à l'extérieur les emprunts dont elle s'étaitnourrie antérieurement. Eh bien, pendant ces deuxannées et pendant celles-là seulement - les expertsde Bâle l'ont montré dans leur premier rapport -

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ainsi que tous les précédents permettaient de le pré­voir, la balance commerciale de l'Allemagne a été enexcédent (de 800 millions de reichsmarks en 1926 etde 1 500 en 1930).

Mais il y a plus. En 1931, non seulement l'Allemagnene peut emprunter à l'étranger, mais elle est affectéepar un formidable mouvement d'exportation de capi­taux. Eh bien, pendant cette même année, dans unepériode de crise sans précédent, alors que personnene pouvait vendre quoi que ce fût où que ce fût, l'Alle­magne réussit à avoir un excédent d'exportations detrois milliards de marks, plus d'une fois et demie lemontant de l'annuité Young. - .

Ne trouvez-vous pas qu'il y a là un fait prodigieux?Et cependant, il est exactement conforme aux précé­dents observés dans toutes les circonstances analogues,notamment en France pendant la période d'expor­tation de capitaux. Pouvez-vous admettre un seulinstant que ce jeu infaillible de la balance commer­ciale, si régulier que je ne lui connais encore aucuneexception, puisse être le fait du hasard? Moi, je m'yrefuse. Si l'équilibre de la balance des comptes, quoiqu'il arrive, est toujours assuré, c'est qu'il est la con­séquence d'un mécanisme permanent tendant à l'établiret ce mécanisme ne peut être que le mécanisme deschanges et des prix.

Je n'ai pas l'intention de présenter ici la théoriede l'étalon-or. Je voudrais seulement que vous compre­niez que c'est essentiellement par variation du pou­voir d'achat interne que se trouvent provoqués lesphénomènes tendant à maintenir en équilibre les ba­lances des comptes. Quand il n'y a pas de quoi acheterla production nationale au prix du moment, il fautbien que ces prix baissent - et c'est la baisse de ces prixqui provoque l'exportation ou entrave l'importation (1).

(1) Si j'analysais aujourd'hui le même phénomène, je distin­guerais plus nettement un effet-revenu et un effet-prix.

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Or les variations de pouvoir d'achat, dans le systèmede l'étalon-or, sont essentiellement la conséquence destransferts d'or; mais, de toute évidence, ils n'entraî­neront leur effet normal que si les transferts d'or ontlieu effectivement et que si leur influence n'est pas sys­tématiquement annulée par des variations de sens con­traire du volume global du crédit. Ce qu'il faut retenir,c'est que le système, lorsqu'on le laisse jouer, ne peut pasne pas être entièrement efficace, puisque l'influence ten­dant à rétablir l'équilibre ne cessera de se développerque lorsque l'équilibre aura été effectivement rétabli.

Ainsi donc l'étalon-or régit avec une efficacité abso­lue l'ensemble de nos échanges internationaux. Commele mécanisme des prix, dont il n'est qu'un cas parti­culier, c'est un maître impérieux et discret, qui gou­verne sans jamais apparaître et sans jamais aussiêtre désobéi. Toutefois, dans sa sagesse, il laisse tou­jours les hommes suivre la pente de leurs désirs. Jamais,par exemple, il ne leur interdit d'acheter à l'étranger lestitres qu'ils souhaitent acheter - mais, compte tenu deleurs actes, il oriente leurs volontés respectives pourque se trouve sauvegardé l'équilibre qu'il a missiond'assurer. Encore faut-il marquer que, dans son actionsur la volonté des hommes, il respecte leur liberté dechoix. Toujours, ceux-ci pourront acheter là où leurspréférences les conduiront à vouloir acheter - mais lemécanisme monétaire, dans sa toute-puissance, augmen­tera le prix de ce que l'intérêt général exige qu'ilsn'achètent pas, jusqu'au moment où, dans leur librearbitre, ils préféreront ne pas l'acheter.

L'étalon-or apparaît ainsi comme un monarque absolu,mais éclairé. II ne détruit pas la liberté des hommes,il l'utilise à ses fins. Et c'est d'elles, maintenant, queje vais vous entretenir, en précisant le sens et l'objetdes phénomènes monétaires.

Tout ce que je viens de dire tendait à prouver que,dans l'ordre intérieur autant que dans l'ordre interna-

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tional, les mouvements de prix ou de change tendaientà assurer les équilibres : équilibre de la production etde la consommation ou des dettes et des créances exté­rieures.

Mais parler d'équilibre en matière économique, c'estdissimuler le caractère étroitement concret du fait quel'on évoque. L'équilibre de la production et de la con­sommation, c'est simplement la condition de durée dusystème. Que l'on consomme plus qu'on ne produit, lesréserves s'amenuiseront et finalement on ne pourra plusfaire face à la demande. Ce sera la famine et le désordre.Au contraire, que la production dépasse la consommation,ce sera l'augmentation progressive des stocks, et à la finaussi, le désordre et la ruine.

Dans le domaine international, le résultat est plus netencore : si les ~ettes dépassent les créances, la réserved'or s'épuise et la solvabilité de la Banque d'émissionest menacée. C'est là une évolution dont l'histoire récentenous a donné maints exemples, notamment en Angle­terre dans les mois qui ont précédé la suspension del'étalon-or. Si, au contraire, les créances dépassent lesdettes, l'or s'accumule et remplace progressivement dansle bilan de l'Institut d'émission les actifs productifs.L'existence même de la Banque centrale est menacée.

Ainsi donc ce que tendent à maintenir le mécanismedes prix en général et l'étalon-or en particulier, c'est,purement et simplement, la pérennité du système.Qu'ils cessent de jouer et, par défaut ou par excès,l'organisme économique cessera de vivre. Le mécanismedes prix n'est que l'expression de la tendance de l'êtreà persévérer dans l'être, donc la condition ·de son exis­tence et de sa durée.

Or, quand un organisme existe, n'est-ce pas le premierdevoir, pour ceux qui le gouvernent, que d'en préserverla durée, car la mort met un terme à toute politique, sisalutaire soit-elle, et condamne à la stérilité tout effortde progrès.

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Pout un Gouvernement, servir l'intérêt général,c'est d'abord assurer la pérennité du pays dont il a lacharge et, pour un Gouverneur de Banque d'émission,c'est s'opposer, par tous les moyens dont il dispose, auxforces qui tendent à détruire son institution.

Toutefois, l'intérêt général, ainsi conçu, est entière­ment opposé à la quasi-totalité des in~érêts particu­liers, lesquels tendent, presque toujours, à mettre en fail­lite les entreprises qu'ils visent, donc à mettre un termeà leur faculté de durer.

A l'égard d'un gouvernement, par exemple, l'intérêtparticulier des contribuables est de payer le moinspossible, donc de pousser le Trésor public à la failliteet à la ruine. L'intérêt des fonctionnaires est d'êtrepayés le plus possible, donc encore de mettre le Trésoren faillite. L'intérêt de tous les usagers des servicespublics est de payer leur service le moins cher possi­ble, alors que celui de tous les participants à la produc­tion est d'obtenir la rémunération la plus élevéepossible. Ces forces convergent donc toutes vers uneseule et même fin : la mort de l'institution, par épui­sement de ses ressources.

Pour une Banque d'émission, la situation est plusclaire encore. Là, la condition d'existence de l'entre­prise, c'est sa réserve métallique. Le jour où celle-ciest épuisée, il ne reste plus à la Banque qu'à fairefaillite ou à échapper, par l'institution du cours forcé,à son obligation essentielle, la convertibilité de la mon­naie dont elle est responsable. Or, dans ce cas, l'intérêtparticulier, en période de besoins monétaires croissants- c'est-à-dire en une période où les individus désirentemprunter -, est d'obtenir des prêts au taux le plus baspossible, autrement dit, de s'opposer le plus longtempspossible aux relèvements de taux d'escompte qui tendentà préserver la réserve métallique, c'est-à-dire à éviter lafaillite.

Au contraire, en période de surabondance moné-

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taire, alors que personne ne souhaite emprunter, l'in­térêt des prêteurs est de résister le plus longtempspossible aux forces qui tendent, par l'abaissementdu loyer de l'argent, à atténuer la dépression écono­mique et à éviter la transformation progressive enun bloc métallique de tous les actifs productifs de laBanque d'émission.

A cet égard, il faut dire un mot de la situation quenous avons laissé se créer par les conditions dans les­quelles le taux des Caisses d'épargne est fixé. Nous avonsoublié que ce taux n'était qu'un prix et que, comme tel,il ne pouvait être indifférent aux conditions du marché.Par l'importance des capitaux que l'on a ainsi concen­trés à la Caisse des Dépôts et Consignations, on a donnéà celle-ci une influence monétaire probablement supé­rieure à celle de la Banque de France, sans que sa poli­tique puisse et doive être en rien inspirée par le souci del'équilibre du marché, donc par celui des intérêtsgénéraux, puisque ses devoirs, après tout, ne sontpas à l'égard du marché, mais à l'égard de ses propresdéposants (1).

La vérité, c'est que l'intérêt général n'est pas, commeon le croit trop souvent, la somme des intérêts particu­liers; il en est l'opposé.

De ce fait, le vérita~le problème politique, c'estla recherche d'un régime qui réussisse à faire préva­loir l'intérêt général contre la totalité des volontésindividuelles.

Ce régime, il existait avant la guerre et son institutionmaîtresse, c'était la faillite. Lorsqu'une collectivitévoulait résister aux adaptations- nécessaires de prix oude salaires, elle était assurée de disparaître, par épuise­ment de ses ressources, de même qu'une Banque d'émis­sion qui n'aurait pas voulu se plier à la politique moné-

(1) Ce paragraphe vise manifestement la situation qui exis­tait en France au moment où la conférence a été prononcée.

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taire imposée par les mouvements de son encaisse.' Lamenace de faillite, toujours présente, soumettait tousles individus, même les plus réfractaires, à la dure loides prix et écartait du jeu ceux qui, par incapacité oupar dissipation, n'avaient pas réussi à subordonner leursintérêts propres ou ceux de leurs collaborateurs à l'inté­rêt supérieur de la collectivité à laquelle ils apparte­naient.

La faillite, ce n'est pas seulement une mesure demorale ou d'équité; c'est avant tout et surtout lacondition d'efficacité du mécanisme des prix, doncdu régime économique que l'on qualifie habituellementde capitaliste. Que l'on y renonce, et ce régime s'é­croule, puisque l'on aura fait disparaître la seule me­nace qui oblige les individus à soumettre leurs acti­vités libres aux conditions en dehors desquelles lesystème ne saurait subsister.

Mais un pareil régime, vous le devinez sans peine,devait dresser contre lui la totalité des résistancesindividuelles. Or les hommes sont devenus très intel­ligents et très forts; ils ont appris à maîtriser la nature.

En outre, par son principe même, notre régime poli­tique tend à promouvoir la somme des intérêts indi­viduels au rang de l'intérêt général et le mouvementpour la représentation des intérêts a donné à cettetendance une consécration dont l'importance nousa encore échappé.

Depuis dix ans, tout l'effort des hommes a tenduà construire le monde, non tel qu'il devait être pourdurer, mais tel que ceux qui y vivaient voulaient qu'ilfût pour qu'il leur donne le maximum de satisfaction con­tre le minimum de peine. Ils ont réussi - le mondeest de plus en plus tel qu'ils le souhaitent - à ceciprès que, dans sa forme présente, il est voué à une catas­trophe certaine, puisqu'on en a supprimé tous lesfreins.

Dans le domaine économique proprement dit, les

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mesures tendant à bloquer le mécanisme des prixont été innombrables.

Elles ont débuté, pendant la période de hausse,par des décrets de taxation, tendant à immobiliser leprix de certaines denrées. Les conséquences ont étéimmédiates. Partout, les longs stationnements à laporte des boutiques, trait indissolublement lié à tousles régimes de prix-limites, ont été la preuve manifesteque dès qu'un prix était fixé à un niveau tant soit peudifférent de celui auquel il aurait atteint librement,l'équilibre entre l'offre et la demande était irrémédiable­ment compromis.

L'exemple le plus caractéristique, peut-être, estcelui du marché du logement. Dans tous les pays oùles loyers ont été fixés par la loi, il est devenu impos­sible de trouver un appartement - alors que les écri­teaux « Appartement à louer » sont réapparus danstoutes les catégories libérées.

Toutefois, c'est plus encore contre la baisse desprix que contre la hausse, que l'effort collectif s'estexercé.

Dans ce domaine, le niveau auquel a été fixé en An­gleterre l'assurance-chômage a presque immobilisé lessalaires, alors que le niveau des prix baissait de 50 p. 100.

En Allemagne, le système était doublé de l'arbi­trage obligatoire en matière de conflits du travailsystème qui a conduit le Reich à fixer tous les prixde l'économie allemande.

En même temps, les trusts et cartels, ainsi que les di­vers plans de limitation de la production (plan Steven­son pour le caoutchouc, pla.n pour le sucre, plan pourle diamant) ont étendu leur réseau sur le monde, tendantà augmenter la stabilité des prix, c'est-à-dire, à résisteraux baisses que la chute profonde du niveau généraldu prix rendaient nécessaires. A dire vrai, je ne croispas que leur action ait eu des conséquences très im­portantes, parce que tant que les cartels n'ont pas

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un Inonopole de droit, ils restent menacés par desconcurrences virtuelles, qui les font disparaître lors­qu'ils s'écartent trop des conditions qui se seraientétablies s'ils n'avaient pas existé. C'est ainsi d'ailleursque nombre d'entre eux - tel le plan Stevenson - sesont effondrés. Mais il existe, en de nombreux pays,un mouvement tendant à donner à l'association forceobligatoire. Le jour où pareille obligation existera,les décisions des cartels seront absolues - et iln'existera plus aucune possibilité d'adaptation desprix.

Vient ensuite la politique de stabilisation des prixagricoles, politique dont le « Farm Board » a été l'ins­trument essentiel aux États-Unis. Il est vrai que le( Farm Board» a partagé le sort du plan Stevenson t

mais non sans avoir résisté pendant une longue pé­riode à la baisse des prix agricoles.

Dans d'autres pays, c'est par le régime douanierque l'on a tendu au même résultat. Mais ici unedistinction s'impose entre droits de douane et con­tingents. Les droits de douane, en maintenant desproductions qui sans eux disparaîtraient sous l'effetde la concurrence, tendent à diminuer le niveau devie et augmentent les mouvements de prix, doncles mouvements d'or, nécessaires pour le rétablisse­ment des équilibres économiques; mais ils ne cons­tituent pas un obstacle à l'établissement de ces équi­libres. Au contraire, les contingents établissent unebarrière infranchissable aux mouvements de mar­chandises. De ce fait, lorsqu'ils seront tant soit peugénéralisés, ils rendront impossible l'équilibre des ba­lances des comptes et, par suite, le règlement desengagements internationaux. Le contingentement estla mesure la plus efficace qui soit contre le mé­canisme des prix et sa généralisation, l'explo­sion certaine du régime capitaliste dans son ensemble.

Ainsi donc, dans l'ordre économique, il est de nom-

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breux domaines où l'on a essayé de faire obstacle auxlibres mouvements des prix.

Toutefois ces efforts n'ont pas été partout couronnésde succès et, de ce fait, la politique d'immobilisationdes prix, appliquée à demi, n'a encore produit quedes demi-catastrophes.

Il n'en va pas de même dans le domaine monétaire,où le progrès a été bien plus marqué. En certains pays,par des mesures dans le détail desquelles je vais main­tenant entrer, on a réussi, non seulement à éluder lesmouvements de taux indispensables, mais encore àdonner à la Banque d'émission la faculté de fixer à songrés les conditions du marché. Là, le régime a été inté­gralement appliqué, et il a produit intégralement sesconséquences nécessaires : des crises monétaires et desdésordres graves, dont nous ne savons pas encore quandet comment nous pourrons sortir.

C'est à Gênes, en 1922, que le statut de la politiquenouvelle a été rédigé. Il est sorti des délibérationsde la Commission financière et comprend, du pointde vue qui nous occupe, trois recommandations essen­tielles tendant: à la stabilisation du niveau généraldes prix, à la généralisation du « Gold-Exchange-Stan­dard » - régime si foncièrement anglo-saxon qu'iln'a pas encore de nom français - et, enfin, à la coo­pération des banques d'émission.

Dans leur résolution 11, alin~a 7, les experts ontaffirmé que« en stabilisant le crédit on devait avoir pourobjet, non seulement de maintenir les monnaies au pairles unes par rapport aux autres, mais encore d'empêcherlesfiuctuations anormales du pouvoir d'achat de l'or ».

Cette recommandation .a été suivie. Elle sembled'abord avoir inspiré la politique de stérilisation del'or pratiquée aux États-Unis après la guerre. A direvrai, il est difficile de se faire une idée exacte de lamesure dans laquelle la stérilisation de l'or a été sys­tématiquement appliquée. Je crois bien que ses admi-

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rateurs en exagèrent quelque peu le caractère volontaire,Néanmoins, il n'est pas douteux qu'elle a inspiré enpartie, sinon en totalité, la gestion des Banques Fédérales.Elle a consisté essentiellement à empêcher l'or quiaffiuait aux États-Unis, dans la période d'après-guerre,d'agir sur le marché du crédit, en lui interdisant d'en­gendrer la superstructure de crédit qu'il aurait pu sup­porter.

Cette politique paraît avoir exercé quelque action.Mais en stérilisant l'or, elle supprimait, précisément.les réactions qui - par le jeu normal de l'étalon-or ­auraient tendu à mettre un terme aux entrées demétal. Par là, elle rendait possible son accumulationindéfinie aux États-Unis et tendait à provoquer cettemauvaise distribution de l'or, dont on fait grief aujour­d'hui au système qui en pâtit.

Dans le cas anglais, l'application des recomman­dations génoises a été plus nette encore.

Depuis la guerre, par toutes sortes de procédés, maissurtout en immobilisant ses salaires en période de baissedu niveau général des prix, l'Angleterre a pratiqué unepolitique de prix de revient élevés. La conséquence en aété la perte d'un grand nombre de marchés étrangers,d'où affluaient chaque année, en contrepartie desexportations britanniques, les ressources étrangères que laCité prêtait au monde et d'où elle tirait prestige et profit.

C'est là un exemple très net de modification brus­que des conditions d'un équilibre économique. L'éta­lon-or, si on l'avait laissé jouer, aurait établi un équi­libre nouveau et sauvegardé la monnaie anglaise.En effet, la balance des comptes, amputée d'unepartie des devises tirées de l'exportation, se seraittrouvée en déficit. L'or serait sorti d'Angleterre ­d'où une diminution des disponibilités du marchéintérieur et, toutes conditions égales, une tendanceà la hausse des taux du marché de Londres relative­ment aux taux des marchés étrangers.

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Cette hausse des taux aurait découragé les demandesd'emprunt à Londres et les aurait repoussées sur lesmarchés étrangers. Elle aurait porté atteinte à laprospérité de la Cité, mais elle aurait rétabli l'équilibrede la balance des comptes anglaise, donc mis un termeaux sorties d'or et, par là, assuré la défense de l'en­caisse-or de la Banque d'Angleterre.

Mais, en période d'économie dirigée, on n'accepteplus de se soumettre aux faits. On tenait pour « anor­males » les conséquences qui devaient inéluctablementrésulter, pour l'Angleterre, de la politique salarialequ'elle avait librement adoptée. Conformément auxrecommandations de la Conférence de Gênes, on sau­rait les éviter par une politique de crédit appropriée.

Cette politique, dans ses grandes lignes, a conduità neutraliser, systématiquement, l'effet des sorties d'or.Toutes les fois que du métal sortait d'Angleterre, laBanque d'Angleterre remplaçait sur le marché, par desacllats d'obligations d'État, les disponibilités ainsi ré­sorbées. C'était là ce que l'on appelait sa politiqued' « open market ».

Le résultat a été celui que l'on devait prévoir :l'Angleterre a évité la tension des taux qui eût portégrandement atteinte à la prospérité de la Cité. En1930, le montant des prêts étrangers consentis parla place de Londres a été presque aussi élevé qu'en1928, bien que, d'après les statistiques du « Board ofTrade », le montant des ressources disponibles pourdes placements extérieurs ait diminué d'environ 100millions de livres sterling. Mais en évitant la dimi­nution de ces prêts, la Banque d'Angleterre a aussifait disparaître la seule influence qui eût pu porterremède aux sorties d'or. Elle a fait en sorte que celles­ci puissent continuer indéfiniment et a ainsi systéma­tiquement entretenu le courant qui tendait à viderde sa substance la réserve métallique de la monnaieanglaise.

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Ainsi, là encore, la politique de crédit dirigé a faitdisparaître l'influence qui tendait' à assurer la péren­nité du système monétaire. Elle devait provoquerdes catastrophes et l'événement a prouvé que celles-ciavaient été effectivement provoquées.

Mais il est un second domaine où la Conférence deGênes a grandement modifié nos traditions monétaires.Par sa résolution 9, elle a recommandé la conclusiond'une convention internationale « tendant à l'économiedans l'usage de l'or, par le maintien de réserves sousforme de balances à l'étranger », c'est-à-dire par lesystème du « gold-exchange-standard ».

Le régime du « gold-exchange-standard » est carac­térisé par le fait qu'il donne à la Banque d'émissionl'autorisation de compter, dans sa réserve monétaire,non seulement de l'or et des effets en monnaie nationale,mais des créances libellées en monnaies étrangèrespayables en or et laissées en dépôt sur leur place d'ori­gine. Autrement dit, la Banque d'un pays soumis au« gold-exchange-standard » peut émettre de la monnaie,non seulement contre de l'or et des créances en monnaienationale, mais aussi contre des créances en dollars ouen livres sterling.

Cette recommandation n'est pas restée lettre morte:elle a été systématiquement appliquée par le Comitéfinancier de la Société des Nations, qui a établi lesystème dans tous les pays où Iii est intervenu : Autri­che, Hongrie, Grèce, Bulgarie, Esthonie, Dantzig...La France, lorsqu'elle a fait sa réforme monétaire,en 1928, a refusé de s'y rallier en droit, mais elle a eula faiblesse de céder aux instances de l'Angleterreen conservant, en fait, dans le bilan de la Banque deFrance, sinon dans sa réserve monétaire, des dollarset des livres.

L'application du « gold-exchange-standard » a eupour l'Angleterre le très grand avantage de lui dissi­muler, pendant de nombreuses années, sa position

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véritable. Pendant toute la période d'après-guerre,la Grande-Bretagne a pu prêter, dans toute l'EuropeCentrale, des capitaux qui lui revenaient toujours,puisque, aussitôt entrés dans l'économie des pays em­prunteurs, ils étaient déposés à nouveau sur la placede Londres. Ainsi, tels des soldats d'opéra-comique, ilspouvaient indéfiniment reparaître et permettre à leursdétenteurs de continuer à prêter à l'étranger, alorsqu'avait cessé l'afflux de devises étrangères qui, dansle passé, rendait ces prêts possibles.

Par contre, dans l'ordre monétaire, ce régime a eud'immenses inconvénients. En premier lieu, il a gran­dement atténué la sensibilité et l'efficacité du méca­nisme de l'étalon-or. Des capitaux sortant des États­Unis, par exemple, pour entrer dans un pays soumisau « gold-exchange-standard », majorent bien deleur montant les disponibilités du marché sur lequelils arrivent, mais sans que les disponibilités du marchéaméricain se trouvent diminuées, puisque la Banqued'émission qui les reçoit, tout en les comptant danssa réserve, les laisse en dépôt sur le marché de New York,où ils peuvent, comme antérieurement à leur transfert,servir de base de crédits.

Mais il y a plus : le « gold-exchange-standard »désolidarise les mouvements de crédits des mouve­ments d'or. Il a permis, par exemple, en 1927 et 1928,le grand reflux vers l'Europe continentale des capi­taux exportés aux États-Unis, sans que les ressourcesmétalliques des États-Unis se trouvent en rien affec­tées. Par là, il n'a pas eu seulement pour effet de relâ­cher le lien entre l'or et le crédit, il l'a complètementrompu. Il a ainsi contribué à prolonger et à accentuerla distribution anormale de l'or, puisqu'il a fait ensorte que le retour des capitaux se produise sans retourd'or.

En même temps, il constituait un formidable ins­trument d'inflation. Les capitaux qui refluaient vers

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l'Europe restaient disponibles aux États-Unis. Ilsétaient ainsi, purement et simplement, dédoublés etpermettaient au marché américain d'être acheteuren Europe sans cesser de l'être aux États-Unis. De cefait le « gold-exchange-standard » a été l'une descauses essentielles de la grande crise de spéculationqui s'est terminée en septembre 1929, puisqu'il aretardé le moment où le freinage, dû au jeu de l'éta­lon-or, devait se faire sentir.

Enfin, la Conférence de Gênes, dans sa 3e Résolu­tion, a affirmé que « les mesures d'assainissementmonétaire seraient facilitées si l'on parvenait à déve­lopper la pratique d'une coopération constante entreles Banques centrales d'émission, coopération quidevait donner le moyen de coordonner la politiquesuivie en matière de crédit sans entraver la libertéd'aucune banque ».

Cette politique de coopération, elle aussi, a étéappliquée. Elle s'est traduite par les nombreux cré­dits de banque d'émission à banque d'émission, etquelquefois de Trésorerie à Trésorerie, crédits quin'ont été en général qu'un moyen de différer les mesu­res d'escompte qui s'imposaient. Elle a été parti­culièrement néfaste lorsqu'elle s'est exercée entre laFederal Reserve Bank de New York et la Banqued.'Angleterre. Pour faciliter la tâche de cette der­nière et lui éviter les relèvements de taux nécessaires,mais auxquels elle répugnait, le Federal ReserveSystem a accepté de maintenir des taux artificielle­ment bas, notamment pendant l'année 1927. Ce nefut pas l'une des moindres causes des excès de cré­dit qui ont marqué la période ascendante du cycleéconomique et conduit à la grande période de spécu­lation, qui s'est terminée en 1929.

Ainsi, l'œuvre des experts de Gênes tendait à fairedisparaître, dans le régime de l'étalon-or, les freinsqu'il opposait à la fantaisie des hommes. Elle a laissé

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subsister la forme du système, mais en supprimantles régulateurs qui en assuraient la durée. Grâceà nos techniciens, plus de ces entraves pénibles quilimitent les joyeux essors. Désormais, sur la grandepente de l'inflation, notre machine pourrait s'emballerlibrement et poursuivre sa glorieuse descente, jus­qu'au jour où les possibilités d'expansion nouvelleseraient à leur tour épuisées.

Et ceci est arrivé vers le mois de septembre 1929.Alors il a fallu commencer à remonter péniblementla côte si aisément descendue. Et la route devait êtred'autant plus longue que l'on avait été plus loin aucours de la phase antérieure.

La différence entre la crise de 1929-1933 et toutescelles qui l'ont précédée, c'est l'ampleur des mouve­ments opposés. Celle-ci s'explique aisément par le re­lâchement des liens qui, antérieurement, maintenaientles structures économiques dans le voisinage de leur posi­tion d'équilibre. 'Depuis dix ans, nous avions tout faitpour pouvoir nous en écarter davantage. Le reflux nousentraînait d'autant plus loin que le flux nous avaitportés plus avant.

Mais là n'est pas le seul trait nouveau de la périodede dépression, dont nous ne sommès pas encore sortis.Jadis, lorsque, après la phase de prospérité, surve­nait la crise qui, tous les huit ou dix ans, ramenait lemarché alentour de la position d'équilibre, la baisse desprix de vente intervenait la première et entraînaitrapid.ement une baisse des prix de revient. En unepériode relativement courte, l'adaptation était faiteet l'on pouvait repartir vers une prospérité nouvelle.

Or, depuis dix ans également, tout notre effort aconsisté à immobiliser les prix. Dans les domainesoù nous avons entièrement réussi - celui des salairesen Angleterre - il n'y a plus aucull:e adaptation pos­sible; la baisse des prix de vente entraîne seulementun dépôt croissant de chômage.

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Dans les autres domaines, nous n'avons pas en­tièrement immobilisé les prix, mais seulement ralentileurs mouvements. La matière économique, au lieud'être souple, malléable, comme elle l'était jadis,est devenue pâteuse; les adaptations aux circons­tances changeantes, dont nous ne sommes pas maîtres,ne se font plus qu'avec une extrême lenteur; les cri­ses, au lieu de se résorber en quelques mois, d.urentfort longtemps, puisqu'elles ne peuvent prendre finque lorsque seront achevées les adaptations qu'ellestendent à provoquer.

L'univers économique que nous avons créé estpresque entièrement figé. De ce fait, le seul exutoirequi reste ouvert aux forces tendant à provoquer lesadaptations nécessaires, c'est la dépréciation de lamonnaie. Elle seule peut provoquer, en bloc, les varia­tion~ de prix qui S'Imposent, et c'est parce que lessalaires anglais étaient immobilisés qu'elle a été pourl'Angleterre la solution nécessaire.

Le monde que nous avons construit est un monde oûtout renversement du mouvement des prix, toute criseanalogue à celles qui survenaient, avant la guerre, tousles huit ou dix ans, produira une épidémie de déprécia­tions monétaires, avec tous les désordres politiques,sociaux et moraux que pareille maladie, lorsqu'elle estgénéralisée, ne peut pas ne pas entraîner.

Le spectacle que nous donnent la plupart des Étatsde l'Europe centrale, à cet égard, est symptomatique;on y constate une lutte tragique entre la monnaieet les prix. Il s'agit seulement de savoir lequel desdeux cédera le premier; jusqu'à présent, on n'a em­pêché la monnaie de céder qu'en renonçant à l'employercomme moyen des règlements internationaux.

Dans ces conditions, n'est-ce pas un affreux men­songe que de dire que l'étalon-or n'est plus en mesurede remplir sa fonction et doit être remplacé par unsystème nouveau. Bien au contraire, c'est précisément

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dans les domaines où on l'a empêché de jouer quedes troubles graves sont survenus. Pour éviter qu'ilsse reproduisent, il suffirait, j'espère vous l'avoir montré,que fussent rendues au mécanisme des prix sa libertéet sa toute-puissance. C'est en résistant moins à ses ver­dicts que l'on peut réduire au minimum les mouvementsde prix indispensables et leurs douloureuses conséquences,puisque ces mouvements ne prendront fin que lorsquele résultat qu'ils tendent à provoquer aura été obtenu.

Mais tenter pareille réforme, ce serait vouloir re­monter le courant qui nous emporte. Partout, danstous les domaines, il n'est qu'efforts pour faire lemonde tel que nous voulons qu'il soit, donc pour ré­sister aux mouvements de prix qui tendent à le fairetel qu'il doit être pour durer.

Un comité a prolongé l'œuvre de la Conférencede Gênes, en lui donnant la base doctrinale dontelle était dépourvue. Il est connu sous le nom de ComitéMac Millan, 'du nom de son Président, et siégea à Lon­dres en 1930 et 1931.

On ne saurait exagérer l'importance du rapportMac Millan. Il résume, avec une extraordinaire luci­dité, toutes les tendances de notre époque. Il consti­tuera, pour ceux qui l'étudieront, dans l'avenir, l'unde ses monuments les plus caractéristiques et, proba­blement, l'une des étapes essentielles sur la voie descatastrophes que nous sommes en train d'organiser.

Je ne peux prétendre en donner ici le contenu. Jeretiendrai seulement l'affirmation de principe qui figuredans son introduction (p. 4) :

« La caractéristique essentielle de notre époque,c'est le développement de la conscience que nousavons prise de nous-mêmes... Tant en ce qui concernenos institutions financières que nos institutions poli­tiques ou sociales, nous pourrions bien avoir atteintle stade où un régime d'organisation consciente de­vrait succéder à l'ère des évolutions spontanées... Nous

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sommes à la croisée des chemins et le futur dépendde notre choix. »

Je ne suis pas' d'accord avec cette conclusion. J'aivoulu vous montrer que notre choix était fait et que,depuis dix ans déjà, nous étions engagés - sous lapression irrésistible des intérêts privés - dans la voiede l'organisation consciente. J'ai voulu vous montreraussi que les catastrophes d.éjà survenues, partoutoù le régime nouveau avait pu être installé, faisaientmal augurer de l'avenir. Je n'ai aucun doute que pour­suivre dans la voie où nous sommes, c'est aller versdes troubles graves, qui menaceront grandement le pro­grès de ce que nous appelons encore la civilisationhumaine.

Il est vrai que parmi les théoriciens de l'orienta­tion nouvelle, il en est un grand nombre qui sontprêts à admettre qu'immobiliser un ou plusieurs prixsans se préoccuper de réglementer en même tempsles quantités produites ou consommées, c'est créerle déséquilibre et organiser des crises. Pour éviterque l'action sur les prix provoque des désordres gra­ves, il faudrait l'accompagner d'une organisation sys­tématique, tendant à assurer, dans chaque cas, parun effort d'adaptation consciente, l'égalité nécessairede l'offre et de la demande, égalité qui ne serait plusassurée par le mécanisme des prix, puisqu'on l'auraitempêché de jouer. Ainsi, les d.ésordres de notre étatprésent ne résulteraient pas d.'un excès, mais, bienau contraire, d'une insuffisance d'organisation. Pourles éviter, il faudrait étendre et généraliser le ré­gime de l'économie organisée.

Cette conception a au moins l'avantage d'être lo­gique. Il n'est pas douteux que l'on peut concevoirun régime où tous les équilibres économiques seraientassurés par un effort d'organisation consciente. Unpareil état de choses aurait cet immense avantagequ'il nous permettrait de construire le monde sui-

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vant nos préférences, d'y faire prévaloir, à chaqueinstant, les solutions tenues pour équitables.

Je vous demande seulement de réfléchir aux con­ditions qui devront être satisfaites pour qu'un pareilunivers puisse durer.

En premier lieu, on ne peut concevoir que, pendantune longue période, la consommation soit notablementsupérieure à la production. Il devra donc exister unorganisme central qui, pour chaque individu, aura mis­sion de déterminer la nature et la quantité des produitset services qui pourront être consommés. Ensuite, ilfaudra établir, en nature et en quantité, la part de chacundans la production, afin que soit respectée, à chaqueinstant, pour les articles innombrables sur lesquelsportent nos échanges, l'égalité nécessaire de la produc­tion et de la consommation.

On voit ainsi que pour que puisse être maintenucet équilibre économique si complexe, automatique­ment assuré par le libre jeu du mécanisme des prix,il faudra que l'État nouveau dispose d'un servicede statistique capable de tenir, à chaque instant, pourtous les individus, l'exacte comptabilité des bienset services produits et consommés, et d'assurer, dansses moindres détails, la répartition à travers le paysde ceux dont il aura préalablement décidé la produc­tion.

En outre, pour que l'action de l'organisme centralsoit effective, celui-ci devra disposer, en tout lieu età tout instant, d'un pouvoir absolu, indispensable àl'exécution du plan si péniblement élaboré pour le main­tien de l'équilibre économique.

Le simple énoncé d.e ces conditions montre que siune pareille organisation paraît théoriquement pos­sible, à la condition qu'elle se trouve dotée, d'unepart, d'un service de statistique universel et parfait,d'autre part, d'une autorité sans limite et partoutobéie, elle devient humainement irréalisable dès qu'on

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prétend l'appliquer à un groupe social dépassant enimportance l'effectif d'une famille de quelques per­sonnes.

Car il est dans le monde d'innombrables petitsunivers, les groupements familiaux, à l'intérieur des­quels le mécanisme des prix n'a aucun rôle à jouer.Le père, exactement et constamment renseigné surles besoins de chacun, connaissant ses ressources et,par là, la valeur totale des produits disponibles dansla collectivité qu'il dirige, décide de la proportion danslaquelle les besoins individuels pourront être satis­faits. De même, informé à tout instant des facultésde production des membres de son groupe, il répartitles tâches et rassemble les fruits du travail, qu'il uti­lise ensuite au mieux de l'intérêt familial.

Aucune difficulté ne se présente ici. Le chef disposede tous les renseignements nécessaires et se trouvenaturellement investi du pouvoir absolu, grâce auquelseront respectées les décisions qu'il aura pu prend,reen connaissance de cause. Le système communisteest donc là le mieux adapté à la nature et aux dimen­sions de l'univers qu'il régit. Au contraire, dans uneéconomie diversifiée à l'extrême, comme l'est cellede tous les peuples évolués, et dans les groupes com­prenant un grand nombre d'individus, il est inconce­vable que pareil système puisse assurer cet équilibrecomplexe, que le mécanisme des prix établit avec tantde précision.

D'ailleurs l'expérieIlce russe primitive, celle durégime vraiment communiste, où la monnaie n'exis­tait plus, parce qu'elle n'avait plus aucun rôle à jouer,n'a-t-elle pas entièrement confirmé ces vues? Sousla pression des faits, le Gouvernement communistea dû restreindre le champ d'application de sa doc­trine à quelques organismes simples et peu nombreux,dont il était possible d'orienter l'activité par des re­cherches statistiques minutieusement conduites et

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76 DÉFENSE ET ILLUSTRATION

l'exercice d'une autorité absolue. Pour le reste, il a dûrestaurer la répartition par la monnaie et lui restituerla tâche, qu'il avait primitivement assumée, de parfaireles équilibres économiques en dehors desquels le paysne saurait subsister (1).

Le problème de l'économie organisée, c'est le pro­blème des vagues de la mer. Nous connaissons les forces

. qui les déterminent, nous concevons les conditionsauxquelles la solution du problème doit satisfaire,nous pouvons même le mettre en équation; mais,quant à le résoudre, nous n'y saurions songer.

Bien plus même, en astronomie, le problème destrois corps est à peine résolu. Pour des astres plusnombreux, nous ne pouvons que recourir à des for­mules d'approximation, dont la solution imparfaite~xige des calculs extrêmement pénibles. Et pourtant,chaque soir, dans le ciel, toutes les planètes, tous lessoleils, toutes les étoiles trouvent sans hésitation lechemin qui leur est assigné et résolvent, en se jouant,l'équation aux mille inconnues, dont notre esprit ja­mais ne pourra approcher (2).

Après tout, n'oubliez jamais que nous ne sommesque des hommes. Le problème de l'économie organi­sée exigerait, pour sa solution, bien d'autres moyensque ceux dont nous pouvons disposer, et le fait quechaque jour, la nature le résolve sous nos yeux, n'impliquepas que nous soyons en mesure, nous, pauvres logi­ciens bégayants, d'en calculer la solution aux donnéesimprévisibles et innombrables.

C'est sur ce conseil de modestie que je voudraisconclure. Nous avons sous les yeux les ravages pro­voqués par notre outrecuidante présomption et parl'aveuglement de nos comités d'experts trop savants.Poursuivre dans cette voie, c'est aller vers des catas-

(1) Cf. le « contrôle par le rouble » dont parlait Staline.(2) Écrit, évidemment, avant l'ère des calculateurs électro­

niques.

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DE L'ÉTALON-OR 77

trophes certaines. Je suis convaincu que, dans lescirconstances présentes, il n'est pas d'autre devoirque d'essayer de ramener au bon sens la pensée hu­maine, entièrement égarée. Je suis convaincu que sinous n'y réussissons pas, c'en est fait de notre civi­lisation. J'évoquais tout à l'heure, au début de cettehistoire, le souvenir du xve siècle. Permettez-moi,en terminant, de vous ramener à la même époque.Non loin de Gênes, à Florence, dans la chaire de Sainte­l\1arie-des-Fleurs, Jérôme Savonarole faisait entendreses sombres avertissements: « Prends garde, Florence,disait-il, la hache est déjà mise à la racine des arbres. »

Autour de nous, plusieurs arbres sont déjà effon­drés. Demain, si nous n'y prenons garde, dans notreforêt, il n'y aura plus que des ruines. Et c'est nousqui l'aurons voulu.

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III

DEMAIN, LE FRANC - OR ? (1)

Un économiste allemand, qui joua quelque rôlesous Hitler, Wageman, a écrit, dans un livre publiépendant la guerre, que « le travail scientifique le plusimportant des Français, en matière monétaire, étaitle grand roman de Zola: L'argent ».

Bien que, comme modeste auteur d'une « Théoriedes phénomènes monétaires », je me sente quelquepeu visé, je montrerai que je n'ai pas de ranèune, enrépondant à Wageman, que l'Allemagne, elle, a donnéau monde son plus grand théoricien de la monnaie.Il est vrai que ce n'était pas un économiste, puisquec'est Goethe qui, dans le second Faust, a montré clai­rement que l'inflation était et ne pouvait être qu'uneinvention du démon.

Méphistophélès, temporairement déguisé en fou duroi, inspire au chancelier la formule « grosse de d.es­tinées, qui convertit tout mal en bien et fait savoir,à tout un chacun, que ce papier vaut mille couronneset a, pour garantie certaine, un nombre défini de biens,encore enfouis dans le sol de l'empire ».

La théorie du cllange et celle du plein emploi sontcomplètement exposées: ({ Il sera impossible d'arrêter1e papier dans son vol; les billets se dispersent avecla rapidité de l'éclair. La boutique des changeurs

(1) Conférence prononcée au Comité d'action et d'expansionéconomique, le 27 mars 1952.

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80 DEMAIN, LE FRANC-OR?

est toute grande ouverte; on y honore chaque effetpar l'or et l'argent, avec quelque rabais à la vérité(déjà la dépréciation monétaire). De là, on se rendchez le boucher, chez le boulanger, chez l'aubergiste.La moitié du monde ne rêve que festins, tandis quel'autre se pavane dans des habits neufs. Le merciercoupe, le tailleur coud (le plein emploi). Le vin jaillitdans les tavernes aux cris de « Vive l'Empereur » (lesavantages politiques de l'inflation).

L'inflation respecte les apparences,mais détruit les réalités

Mais le héraut, qui commente la fête, en dénoncedéjà les graves conséquences : « Comme elle happetout, la chère multitude. Le donneur en est assailli.Il pleut des bijoux, comme dans un rêve, et chacunveut en avoir quelque chose. Mais ce qu'ils saisissentavec tant d'avidité ne leur profite guère; les trésorsleur échappent aussitôt. Le collier de perles se briseet le pauvre diable n'a plus, dans la main, que des sca­rabées; il les secoue et les voilà qui bourdonnentautour de sa tête. Les autres, au lieu de biens solides,n'ont attrapé que de frivoles papillons. Oh 1 le fripon,qui promet tout et ne donne rien! »

Ainsi, tout y est; la recette technique, les avantagespolitiques, les conséquences sociales. N'en doutez pas:le poète a vu plus clair que la plupart des économistes;il a compris et clairement montré que l'inflation étaitœuvre du diable, parce qu'elle respectait les appa­rences en ne détruisant que les réalités.

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DEMAIN, LE FRANC-OR?

LES MÉFAITS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX

DE L'INFLATION

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Elle donne aux salariés des revenus croissants,mais dès qu'elle les a fait goûter au niveau de viequ'ils promettent, elle l'amenuise sournoisement par lahausse des prix, comme pour mieux faire regretter àses victimes le bien-être un instant obtenu.

Est-il moyen plus subtil de faire naître le sentimentde frustration?

Ne croyez pas, surtout, que cette diminution depouvoir d'achat soit occasionnelle et subalterne; elleest l'essence même du mécanisme inflationniste.

L'inflation consécutive à un déficit ne crée pas derichesses. C'est en réduisant le pouvoir d'achat detous ceux dont la rémunération ne suit pas immédia­ement la hausse des prix, qu'elle libère le supplémentde richesses que le déficit a permis, à la partie défici­taire, d'appréhender.

L'inflation n'est qu'une technique fiscale, mais laplus aveugle de toutes, puisqu'elle livre au hasarddes retards d'ajustement, le soin de répartir le pré­lèvement qu'elle a pour objet .d'opérer. Elle est doncexclusive de toute justice et, par là, donne au diableample moisson de rancune sociale.

L'échelle mobile est-elle un remède?

Il est vrai qu'un remède a été proposé : l'échellemobile, qui mettrait les hommes à l'abri des mouve­ments de prix. Par cette conséquence, elle apparaîtjuste et désirable. Mais, dans la mesure où elle hâteral'ajustement du salaire aux prix, elle accélérera l'in­flation.

Ainsi Satan a mis ceux qui sentent le scandale du6

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prélèvement inflationniste, devant un cas de cons­cience redoutable : repousser une solution juste, ouaccélérer le processus satanique, qui installe le diableau cœur de notre monde. Entendez-vous le rire sonoreet triomphant de celui qui ne laissera jamais le mondeen repos.

L'action sur les revenus est doublée d'une actionparallèle sur les créances définies en monnaie. Con­trats de rente ou d'assurance, pensions, fermages ouloyers, voient leur valeur réelle fondre avec la haussedes prix. L'intention des parties est tournée en déri­sion, les sacrifices en vue d'une sécurité ultérieuresont rendus vains, l'épargne est pénalisée, la prodiga­lité récompensée. Seul, encore, Méphistophélès pou­vait concevoir une technique aussi insidieuse pourridiculiser le « bon père de famille » et mieux recruterla troupe des imprévoyants et des frivoles.

Il est vrai que la petite cohorte des détenteurs debiens réels, de tous ceux dont la rémunération suitimmédiatement la hausse des prix, échappe aux sévi­ces de l'inflation. Les débiteurs de dettes en francsen tirent avantage, dans la mesure où leurs créanciersen pâtissent.

Ainsi l'inflation répartit les hommes en trois classes :ceux qui en souffrent - les plus nombreux; ceuxqu'elle laisse indifférents; ceux qui en tirent profit.Le ressentiment des premiers est exaspéré par l'indif­férence des seconds et le contentement des derniers.Bien plus que l'idéologie marxiste, l'inflation engendrel'esprit de classe. Par le sentiment de frustration qu'ellesuscite dans la plus large partie de la population, cellequi eût dû être le mieux protégée, elle fait naître lavolonté de subversion sociale et de révolution.

-Ainsi, ces petites créatures que l'on appelle deshommes, auraient pu se laisser séduire par le lenteffort qui a tendu à introduire, dans les relations hu­maines, plus de justice et plus de charité. Il fallait saper

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la justice, exclure la charité, et semer en leurs placesla méfiance et la haine. Satan était là : il a donnél'inflation. Dorénavant, seuls défendront leur niveaude vie ceux qui sauront obtenir l'ajustement cons­tant de leurs salaires à des prix constamment crois­sants. La fidélité à l'organe revendicateur, plus quela fidélité à la tâche, vaudra sécurité et bien-être.Ainsi, le diable n'aura plus à craindre qu'une moraledu travail attache l'homme au devoir quotidien. Dis­simulé derrière l'inflation, il a, en ricanant, apprisaux travailleurs que c'est en travaillant peu ou entravaillant mal qu'ils cueilleront le plus de fruits.

L'inflation fait obstacle à l'investissement

Ce n'est pas seulement le présent que l'inflationdétruit, mais l'avenir, dont elle tarit la source.

Tout ce qui dure est investissement, c'est-à-direrenonciation à consommation immédiate, au profitd'une consommation ultérieure.

L'investissement est la condition du progrès social.'Pour le susciter et le rendre possible, Dieu a mis dansle cœur des hommes le désir d'assurer leur avenir etcelui de leur descendance.

La prévoyance entraîne l'économie, qui engendrel'épargne.

Une collectivité qui épargne plus qu'elle n'use ou nedétruit, va vers des lendemains de plus en plus pros­pères.

La plainte des hommes, l'envie et la haine eussentpu s'éteindre, dans la généralisation et la croissancedu bien-être.

Mais Satan veillait aussi à ce danger. Par l'infla­tion, il a appris insidieusement aux épargnants qu'ilslâchaient aujourd'hui une proie, qui ne leur vaudraitdemain que l'ombre d'une ombre.

La leçon a été comprise. L'homme qui connaît l'in-

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flation consomme dans l'immédiat toutes ses ressources.Les marchés sont vidés de capitaux. Les taux attei­gnent des niveaux qu'aucune entreprise honnête nepeut rémunérer. Dorénavant, aucun projet à longterme, aucune construction de logements, d'hôpitauxou d'écoles, aucune adduction d'eau, aucun réseaude distribution électrique n'est possible s'ils prétendenttrouver dans le service qu'ils engendrent la rémuné­ration d.es capitaux investis.

Cependant, pour mieux attiser la flamme qui dévorel'avenir des hommes, le diable s'est amusé à versersur l'investissement, par d'habiles théories d'apparencescientifique ainsi que par des destructions opportunes,le sel du désir. Ainsi, il rendait plus désirable et plusdésiré ce qu'il empêchait d'accomplir. L'investissementsans épargne imposait au budget des charges addi­tionnelles, qui excluaient toute possibilité d'équilibreet, par là, accéléraient l'incendie inflationniste.

Mais, en même temps, l'inflation rendait vain l'effortdes pompiers qui auraient voulu l'éteindre. Aucun bud­ger ne peut être équilibré dans un régime où toute haussede taxes ou d'impôts provoque de nouvelles haussesde prix, qui creusent de nouveaux déficits. C'est seule­ment sur un palier de prix stables que le problème del'équilibre budgétaire peut être posé et résolu.

Une démocratie inflationnisten'est qu'une caricature de démocratie

L'inflation ne se borne pas à compliquer la tâchedes Parlements; elle les rend ridicules et dérisoires.Ecoutez ces parlementaires importants, qui consa­crent jours et nuits à marchander au gouvernementquelques points de hausse sur les taux d'impôts, alorsque, dans le même moment, l'inflation opère sur delarges masses sociales - celles qui, étant les plusvulnérables, exigeaient et méritaient la plus atten-

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tive sollicitude - des prélèvements infiniment pluslourds. En. régime d'inflation, le vote du budget n'estqu'une farce sinistre et ridicule.

Une démocratie inflationniste n'est qu'une carica­tllre de démocratie.

Mais ce n'est pas seulement à l'intérieur que l'in­flation satanique exerce ses ravages. Sur le plan inter­national, le malheur des temps a mis dans le cœurdes hommes l'exigence de la paix. Un puissant efforta été accompli pour les rapprocher au-dessus desfrontières, sinon pour les unir. Les Nations Unies,l':Europe, le plan Schuman, ouvraient un espoir depacification. Mais, là encore, Satan a réagi. L'inflationse développant à un rythme inégal dans les pays qu'elleaffectait, rompait incurablement l'équilibre des ba­lances des comptes. Ceux dont les ressources de changese trouvaient épuisées n'avaient d'autre possibilité,qu'ils le veuillent ou non, que de limiter leurs obliga­tions de paiement à l'étranger. Ainsi, la liberté descommunications internationales, la « libéralisation »des échanges, le marché unique du plan Schuman,étaient rendus impossibles.

L'inflation avait rendu vains les efforts tendant àrapprocher, sur la terre, les hommes de bonne volonté,pour tenter de leur donner la paix.

Seul, Hitler a réussi à pactiser avec l'inflation

En réalité, un seul homme a réussi à pactiser avecl'inflation : Hitler. Il a compris qu'elle brisait le mé­canisme qui enfermait les désirs des hommes d.ansle cercle des réalités et, en le brisant, faisait de leur libertéla pire menace contre l'ordre social. Pour sauver celui-ci,il a sacrifié celle-là. En soumettant à d'étroits con­trôles quantitatifs les comportements des individus,il les a obligés à ne pas utiliser toute la partie de leurpouvoir d'achat qui excédait la valeur des richesses

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à acheter. Ainsi, il a pu distribuer libéralement la fa­culté d'acheter des richesses qui n'existaient pas. Ila fait du mensonge un système de gouvernement.

Mais, dans ce système, les hommes, mus de l'exté­rieur, comme la mécanique par le mécanicien, avaientcessé d'être des créatures humaines.

Il faut l'affirmer solennellement : qui accepte l'in­flation et refuse le désordre veut la dictature. La civi­lisation occidentale, fondée sur la liberté, est vouéeà une disparition certaine, si elle ne réussit pas à sortirdu tourbillon inflationniste, où elle s'enfonce inexora­blement sous nos yeux.

Le problème de l'Occident aujourd'hui, et singu­lièrement celui de la France et de l'Angleterre, c'estessentiellement le problème de l'inflation. 1

A QUELLES CONDITIONS LA FRANCE

PEUT-ELLE SORTIR DE L'INFLATION

Est-il possible, dans les circonstances de fait où nousnous trouvons, de sortir la. France de l'inflation?

Pour tenter de guérir une maladie, il faut, avanttout, connaître sa nature.

Or une mutation importante est survenue dans lediagnostic de l'inflation.

Jadis; les économistes la considéraient comme mar­quée par une augmentation de la quantité de monnaieen circulation.

Aujourd'hui, ils estiment qu'elle consiste en unexcès de la demande globale sur la valeur globaledes offres.

Mais les deux définitions sont équivalentes. Iln'est pas aisé, en effet, de demander sans offrir.Si je suis sorti, ce matin, avec 5 000 francs dans mapoche et si je désire rentrer, ce soir, avec la même en­caisse, je ne pourrai acheter qu'à concurrence de mes

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DEMAIN, LE FRANC-OR? 87

';entes, donc demander qu'à concurrence de mes offres.Tant que toutes les personnes physiques ou morales

qui constituent la collectivité envisagée se trouve­ront dans pareille situation, la demande globale sera,{~n toute période, identiquement égale à la valeur~~lobale des offres.

Il en sera encore ainsi si une personne, par exemplel'Etat, pour demander plus qu'elle n'offre, obtient,I>ar voie d'impôt ou par voie d'emprunt, que d'autresI>ersonnes demandent moins qu'elles n'ont offert.

Dans tous ces cas, la demande globale reste iden­tiquement égale à la valeur globale des offres. LeIliveau général des prix est stable. Il n'y a pas d'inflation.

Pour que, dans une collectivité, la demande globalel'emporte sur la valeur globale des offres, il faut qu'ilexiste des déficits non compensés par des excédents<le même montant et, pour cela, que les personnesdéficitaires trouvent, dans des disponibilités créées detoutes pièces, le supplément de ressources nécessaireau règlement de la fraction de leur demande qui ex­eède leurs offres (1).

Ainsi le déficit entraînera deux ordres de consé­(Iuences : sur le plan des revenus, création d'un pou­'Toir d'achat sans contrepartie de richesses à acheter;s.ur le plan monétaire, création de monnaie à concur­rence de son montant.

Il ne peut donc y avoir supplément de revenus sanseréation de monnaie. Excédent de pouvoir d'achat,augmentation de la quantité de monnaie en circula­tion, ne sont que les deux faces, indissolublementliées, d'une seule et même réalité : le déficit.

(1) Je néglige ici la situation qui existera lorsque des sup­pléments d'encaisse seront « désirés ». Alors, la personne quiaugmente son encaisse consentant un sursis de consommation,accroissement de la circulation ne provoquera pas d'inflation.

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Deux voies s'ouvrent à toutepolitique anti-inflationniste

La dualité des séries causales issues du déficit ouvreà toute politique anti-inflationniste, deux voies concur­rentes : le contrôle du pouvoir d'achat, tendant à enproportionner directement et systématiquement lemontant à la valeur globale des richesses à acheter,le contrôle de la création de monnaie, tendant àrendre impossible le règlement des déficits et, par là,à arrêter, par la faillite, les activités qui les engen­dreraient.

Pour mesurer l'importance de la première méthode,il suffit d'évoquer la masse des facultés d'achat qui,dans nos sociétés contemporaines, sont fixées a priori,sans lien direct avec la valeur des richesses à acheter.

En ce qui concerne les revenus, d'abord, la plupartdes traitements et salaires publics, c'est-à-dire ceuxdes fonctionnaires ou des ouvriers des entreprisesnationalisées, résultent de considérations d'équité oude pressions sociales, mais ne sont pas la conséquencedirecte des productions que ces revenus rémunèrent.Il arrive souvent, ainsi, que le volume global des reve­nus attribués dépasse la valeur globale des servicespublics versés sur le marché, cette valeur globalerésultant du niveau des impôts ou des tarifs qui cons­tituent, en quelque sorte, leur prix de vente.

La situation des entreprises privées était, de ce pointde vue, sensiblement analogue à celle des entreprisespubliques, lorsque les salaires étaient fixés par voied'autorité. Elle n'a été que partiellement modifiée parle retour au régime des négociations collectives. Dansla mesure où les mouvements des salaires privés sont,en fait, commandés par ceux du salaire minimum ga­ranti, ils ne sont pas directement liés à la valeur desrichesses produites.

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L'échelle mobile, dans la mesure où elle affectera enbloc - comme il est probable -- toute l'échelle dessalaires, rendra plus arithmétique encore le processuspar lequel ils sont établis (1).

Ainsi, d'amples revenus sont versés aux parties pre­nantes, sans qu'ils soient en rien reliés aux richessesdestinées à les remplir.

Presque toujours le montant des premiers, qui estl'objet de toutes les pressions du sentiment et de l'inté­r€~t, l'emportera sur la valeur des secondes.

Mais le caractère a priori et le détachement du mar­Cl1é sont encore plus marqués, depuis plusieurs années,pour les dotations d'investissement que pour les reve­nus de personnes.

Le problème de l'investissement

Antérieurement, en effet, l'investissement impliquaitréalisation préalable, par voie d'emprunt, des ressourcesnécessaires à son accomplissement. L'emprunt transfé­rait les facultés de demandes répondant à son montant,d'u prêteur à l'emprunteur. Le premier avait offert sansdemander, pour que le second puisse demander sanso1ffrir. L'équilibre du marché restait assuré.

Mais la nationalisation de larges secteurs de l'activitéproductrice, l'exigence au nom de l'intérêt général d'unelarge politique d'investissement, ont conduit à fixer,dans de véritables budgets, le montant des investisse­ments et à en prévoir la réalisation, sans égard au mon­tant de l'épargne propre à en assurer le financement.Ainsi, le lien était brisé entre le pouvoir d'achat transféréaux attributaires de crédits d'investissement et la valeurdes richesses produites et non demandées par les épar­gnants.

(1) Écrit en 1952, au moment où le régime de l'échelle mobiledes salaires venait d'être ou allait être adopté.

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Il est vrai que, dans le moment où l'on détachait lapouvoir d'achat du volume des richesses propres à leremplir, on se préoccupait d'assurer globalement l'éga­lisation des deux grandeurs. En France, le « budgetnational » élaboré par la Commission des Com.ptes dela Nation, en Angleterre et aux États-Unis, le «NationalIncome and Expenditure estimates », traduisent le soucide cet équilibre. Mais qui ne voit l'impuissance de docu­ments comptables au regard de grandeurs -- volumede la production, volume des revenus -- qui sont essen­tiellement politiques, puisqu'elles dépendent du tra­vail des hommes et fixent leur niveau de vie.

La rupture de tout lien rigide entre pouvoir d'achatet richesses à acheter, est naturellement génératricede déficit.

Dans le domaine des revenus, elle met à la chargede l'État, directement ou indirectement, des obligationsde paiement qui excèdent le montant des ressourcesqu'il tire de l'impôt ou peut obtenir de l'emprunt.Elles l'obligent à imposer à la Banque d'Émissionl'escompte de créances sur des rentrées inexistantes,c'est-à-dire de fausses créances, dont la monétisationmet en circulation les suppléments d'encaisse quisont la contrepartie monétaire du déficit.

lVlais, pour les obligations d'investissement, le finan­cement est plus subtil. Là, des instruments à moyen ouà long terme sollicitent une épargne qui se refuse. Pourles rendre escomptables, l'État, sous des visages divers,tels que Crédit National ou Crédit Foncier, les revêtde signatures, qui permettent à l'Institut d'Émissionde les transformer ·en monnaie.

Quand la convertibilité de la monnaieimposait ses disciplines

Ces procédures de financement mettent en pleinelumière, a contrario} les caractères de la méthode, aujour-

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d'hui abandonnée, qui tendait à assurer l'équilibre entrepouvoir d'achat et richesses à acheter, non en en égali­sant directement le montant, mais en rendant impos­sible le financement de tout éventuel déficit. C'est laméthode qu'imposaient, en fait autant qu'en droit, maisplus encore en fait qu'en droit, les disciplines de la con­vertibilité monétaire.

Dans ce régime, la Banque d'Émission était obligéede rembourser, sur demande et à vue, dans la richesse deconversion, or en régime d'étalon métallique, or oudevises en régime de « gold-exchange-standard », sesbillets de banque et les soldes de ses comptes-courantsou de dépôt.

Elle se serait exposée à un grave risque d'insolvabilité,si elle avait majoré ses escomptes autrement qu'enéchange de créances remboursables à court terme, oususceptibles, en cas de besoin, d'être revendues sur lemarché, pour la valeur sous laquelle elles avaient étéescomptées. Ainsi, ce n'était pas seulement la lettre desstatuts, mais des nécessités de fait, plus impérieusesencore qui l'obligeaient à refuser l'escompte de faussescréances, susceptible de rendre impossible le maintiende la convertibilité monétaire.

Le refus de la Banque d'Émission interdisait à toutesles autres banques la monétisation des créances qui,en cas de besoin des escompteurs, n'eussent pas étéadmises au réescompte de la Banque d'Émission.

Ainsi, la discipline de la convertibilité monétairerendait impossible le financement des déficits d'inves­tissement. Par là, elle obligeait les entreprises à n'in­vestir que dans la mesure où elles pouvaient emprunter.

A l'égard de l'État, la convertibilitéobligeaitlaBanqued'Émission et, par son intermédiaire, toutes les autresbanques, à n'accepter à l'escompte que des Bons duTrésor remboursables autrement que par renouvel­lement, c'est-à-dire des Bons qui soient l'anticipa­tion de véritables rentrées fiscales ou d'une épargne en

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92 DEMAIN, LE FRANC-OR ?

voie de formation. L'État se trouvait donc dans l'obli­gation de maintenir l'équilibre de son budget ou d'ac­cepter la suspension de la convertibilité.

On dira que le statut d.e la convertibilité ne consti­tuait pas un obstacle insurmontable à l'inflation, puisquela guerre, ou même la préparation de la guerre, condui­saient à en suspendre les effets.

Il est vrai qu'il n'existe pas, humainement, de précau­tions infaillibles, mais seulement des précautions plusou moins efficaces.

Or l'expérience semble bien prouver que, en régime demonnaie inconvertible, le désir d'éviter l'inflation, le sen­timent du caractère dommageable de ses conséquences,ne constituent pas des remparts efficaces contre l'assautdes intérêts et des faux arguments qui appellent le déficit.

Le « non » des autorités financières et monétaires,fondé sur la connaissance abstraite des processus géné­rateurs d'inflation, ~st presque toujours primé par leconsentement des autorités politiques, fondé sur laconnaissance immédiate et concrète des bienfaits quela· dépense procure.

En fait, en régime de monnaie inconvertible, le refusdu déficit apparaît, non comme une impossibilité incon­ditionnelle, mais comme l'effet d'un choix raisonné entreles avantages et les inconvénients de plusieurs décisions,également possibles.

Ce choix, presque toujours, est en faveur de la solu­tion espérée et attendue, celle qui donne à l'autoritépolitique le sentiment d'accomplir une œuvre charitableou constructive, qui lui vaut popularité et prestige etqui ne dégrade que la monnaie.

Le régime de l'inconvertibilité a apporté une mutationprofonde dans le fonctionnement de nos systèmes éco­nomiques et réalisé, sans que nous le sachions, uneimmense révolution sociale. Le pouvoir q'achat, qui étaiteffet, est devenu cause. Dorénavant, c'est lui qui déterminela valeur des richesses à acheter, au lieu d'être fixé par elle.

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Avec la monnaie inconvertible,la Nation risque de vivre au-dessus de ses moyens

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L'inconvertibilité monétaire explique un trait généralet essentiel de notre nouveau monde : presque le mêmejour, une lettre du Gouverneur de la Banque de Franceau Cllef du gouvernement et le Livre blanc britanniquedu 10 mars 1952 constataient, dans les mêmes termes,que la France et l'Angleterre « vivaient au-dessus deleurs moyens ».

Ce n'est pas un hasard. La France et l'Angleterrevivent, l'une et l'autre, au-dessus de leurs moyens, parceque, en régime de monnaie inconvertible, les autoritéspubliques ne sont pas tenues, par l'impossibilité oùelles se trouvent, en fait, de financer le déficit, de main­tenir les pouvoirs d'achat, revenus ou dotations d'inves­tissement, a.u niveau des richesses à acheter.

L'inflation subsistera, parce que les hommes sont cequ'ils sont, tant que le franc et la livre sterling resterontinconvertibles.

Au contraire, le régime de convertibilité impose auxautorités qui ont mission de le défendre, un refus totalet inconditionnel de toute complaisance à l'égard dudéficit. Assurément, l'escompte des effets représenta­tifs du déficit peut être imposé à la Banque d'émission,mais seulement en la relevant simultanément des ser­vitudes de la convertibilité.

Alors, le problème est posé en pleine lumière. Il nes'agit plus de recevoir un avantage certain contreun dommage éventuel, mais d'affirmer publiquementque les avantages du déficit l'emportent sur les inconvé­nients de la dégradatioll monétaire.

L'expérience montre que, sauf lorsque l'existencemême du pays est en cause, la résistance au déficit se

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94 DEMAIN, LE FRANC-OR?

trouve grandement renforcée, par l'obligation d'accepter,au moment où on le consent, les conséquences désas­treuses qu'il implique.

Fermer la porte au déficit

Le problème de la convertibilité me paraît très prochede celui que pose, à ceux qui ont la charge de jeunesenfants, la politique de la porte. Si l'on veut empêcherun enfant de passer par une porte, on peut lui expliquerque, s'il la franchit, il prendra froid. On peut faire appelà son sentiment du devoir. On peut lui annoncer quesa désobéissance l'exposera à de graves sanctions. Cesméthodes sont susceptibles de certains résultats. Mais,si l'on veut vraiment obliger l'enfant à obéir, il n'estqu'une méthode vraiment efficace, qui est de fermer laporte.

Assurément, la porte, même fermée, peut être défon­cée. Mais l'enfant sera tenu alors à un choix explicite,pouvant entraîner des dégâts immédiats et apparents.Dans la grande majorité des cas, il renoncera à lesprovoquer.

De la même façon, non pas toujours, mais dans lagrande majorité des cas, la convertibilité fermera laporte à l'inflation. Elle seule obligera les autorités finan­cières au refus inconditionnel du déficit. Elle seule pro­tégera les démocraties contre le mensonge monétaire.

Aucune conquête sociale ne se trouve menacée par laconvertibilité monétaire.

Certains critiques prétendent, il est vrai, qu'unemonnaie convertible serait exclusive de la politique debien-être et de stabilité sociale, à laquelle ils entendentne pas renoncer.

Sur ce point, je tiens à ne laisser subsister aucunmalentendu.

La convertibilité monétaire n'interdit aucune pro­cédure de redistribution de revenus, si généreuse soit-

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elle. Par contre, elle évite les prélèvements occultes,injustes et immoraux qu'accomplit l'inflation.

La convertibilité monétaire n'interdit pas davantageune large politique d'investissement. Elle oblige seule­ment à la financer par l'impôt ou par l'emprunt.

La convertibilité monétaire ne fait pas obstacle à unepolitique de stabilité économique, gardienne du pleinemploi. C'est seulement la caricature de la vraie conver­tibilité, qui a suscité, par la généralisation du gold­exchange-standard, les excès douloureux, caractéristi­ques de la crise de 1929. Un régime de monnaie con­vertible, consciemment géré, évitera les grands déplace­ments d'équilibre consécutifs à l'inflation, limitera lesécarts et rétablira, dans le monde, la possibilité de laprévision économique et de la prévoyance sociale.

Ainsi, il n'est aucune conquête sociale qui se trouvemenacée par la convertibilité monétaire. Bien au con­traire, en rétablissant l'ordre, elle rendra aux peuplesla possibilité d'une politique sociale consciente et efficace.

Qui veut sauver l'homme, qui n'accepte pas les pré­lèvements injustes et les désordres de l'inflation, nepeut pas ne pas vouloir le retour à une monnaie con­vertible.

LA VOIE DU RETOUR A LA CONVERTIBILITÉ MONÉTAIRE

La question qui se pose, alors, est celle des moyenspropres à restaurer, dans un pays ruiné par l'inflation,la convertibilité monétaire.

Pour qu'une monnaie puisse être rendue convertible,il faut :

- que la Banque d'Émission dispose d'une réservede change ou d'or qui permette de répondre à toutes lesdemandes de remboursement susceptibles d'être pré­sentées;

- que ces demandes ne soient pas rendues illimitées

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96 DEMAIN, LE FRANC-OR?

par l'existence d'un déficit permanent de la trésorerieou de la balance des comptes.

Le retour à la convertibilité exige donc la reconsti­tution des réserves de la Banque d'Émission et le réta­blissement de l'équilibre de la balance des comptes d'unepart, des recettes et dépenses du Trésor d'autre part.

Ce problème a été souvent posé et résolu, toujourspar les mêmes méthodes.

Personnellement, j'ai été associé à trois entreprisesd'assainissement financier, tendant toutes trois au réta­blissement de la convertibilité monétaire.

C'était d'abord en 1926, comme jeune et modestechargé de mission au· cabinet de M. Poincaré, puis, en1927, en Grèce et en Bulgarie, comme membre d'unemission du Comité financier de la Société des Nations.

Les politiques mises en œuvre, dans les trois cas,pourtant très distincts, ont posé les mêmes problèmes :

- recherche d'un niveau monétaire rendant possible,sans ajustements trop difficiles à obtenir, réquilibrede la balance des comptes et celui du budget;

- établissement d'un équilibre rigoureux de la tré­sorerie;

- reconstitution de réserves suffisantes pour laBanque d'Émission.

Je vais rechercher comment ces trois problèmes pour­raient être résolus, en France, dans les conditions con­crètes où se trouve aujourd'hui notre pays.

La recherche d'un cours de stabilisation

En ce qui concerne la recherche du cours de stabili­sation optimum, je rappellerai que c'est précisémentpour l'accomplir que j'avais été appelé au cabinet duMinistre des Finances. Il m'avait donné pour instructionsde lui présenter l'ensemble des critères propres à guiderson choix, mais de mettre particulièrement en lumière

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ceux qui trouvaient leur origine dans le niveau dessalaires. L'idée directrice était de dégager le cours quin'exigerait, en raison des prix en francs qu'il donneraitaux produits étrangers, aucune baisse de salaire. Les dif­ficultés qu'ont éprouvées les Anglais, de 1925 à 1930,dans la défense d'un cours qui n'eût laissé aux produitsanglais leurs débouchés extérieurs qu'au prix d'unabaissement, irréalisable, des salaires, a montré la sagessede ce critère (1).

La question, aujourd'hui, en France, est de savoirà quel cours du franc les produits français, compte tenude leur coût de production, au niveau actuel des salaires,pourront sauvegarder ou regagner les débouchés qu'exigel'équilibre de la balance des comptes. Je n'exclus pasque ce soit le cours actuel. Mais la recherche doit êtreaccomplie.

L'équilibre de la trésorerie

Quant à l'équilibre de la trésorerie, il implique etexige couverture par des recettes d'impôt ou d'empruntde toutes les charges publiques.

A cet égard, il y a lieu de marquer que, malgré lescharges exceptionnelles de reconstruction et de réarme­ment, malgré la guerre d'Indochine, malgré la vente àperte des services de transport de la S. N. C. F., malgréle déficit de la Sécurité Sociale, le budget normal de laFrance, si l'on n'y comprend pas les charges d'investis­sement, est, sinon équilibré, au moins près de l'être, pardes ressources normales et permanentes. Or les chargesrésultant du déficit de la S. N. C. F. et de celui de la Sécu­rité Sociale devront disparaître. La situation du budget

(1) Le mémoire remis, en 1926, au Ministre des Finances, aété publié dans la « Revue d'Économie politique » sous letitre : cc Sur un point d'histoire : le niveau de la stabilisationPoincaré» (Librairie du Recueil Sirey, 1959).

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français est donc satisfaisante - n'était le niveau descharges fiscales qu'il implique.

Si la Trésorerie est en déficit, c'est que les chargesd'investissement ne sont pas cOllvertes par l'épargne.Or la première conséquence d'un régime tendant àassurer la stabilité de la monnaie sera de recréer, trèsvite, des facultés d'emprunt, donc de permettre la cou­verture par l'épargne, d'une part croissante de nosinvestissements économiques.

L'endettement, qui est parfois criticable en raisondes charges d'intérêt et d'amortissement qu'il implique,ne présentera pas pour nous, pendant longtemps, d'in­convénients graves. Le service de la Dette publique fran­çaise est, en effet, réduit, en pouvoir d'achat, à moinsdu quart de ce qu'il était en 1938, à moins de la moitiéde ce qu'il était en 1913.

Pour ces deux raisons, le problème de l'équilibre dele Trésorerie me paraît sensiblement moins difficile àrésoudre qu'on le croit généralement. Dans le cadred'un plan d'ensemble, il sera facilement et rapidementrésolu. Il dégagera même, assez rapidement, un supplé­ment de ressources, qui fournira l'élasticité nécessaireà la profonde réforme fiscale indispensable.

La reconstitution des réserves de la Banque Centrale

Quant à la reconstitution des réserves de la Banqued'Émission, elle avait été obtenue en France, en 1926,par les rapatriements massifs de capitaux auxquels leretournement psychologique résultant du programmePoincaré avait donné lieu.

Dans les cas de la Grèce et de la Bulgarie, auxquelsj'ai fait allusion, faute de pareils rapatriements, unemprunt avait été émis sur les grands marchés inter­nationaux. La restauration du crédit, issue de la miseen œuvre des recommandations du Comité financier

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de la Société des Nations, avait rendu l'émission possible.Dans le cas de l'Autriche, cependant, il avait falluassortir l'emprunt d'une garantie de la Grande-Bretagne,de la France et de certaines autres puissances.

En France, aujourd'hui, il est possible que la miseen œuvre d'un programme cohérent d'assainissementfinancier provoque des ventes d'or importantes. Ellesfaciliteraient grandement la reconstitution des réservesde la Banque de France. Mais il n'est pas interdit depenser que le généreux effort des États-Unis puisseégalement contribuer à cette reconstitution.

A cet égard, il faut noter qu'une politique de conver­tibilité apportera un progrès d'autant plus marquéqu'elle s'exercera dans une zone plus étendue. Unefaible part des sommes que les États-Unis ont consacréesà aider l'Europe eût permis de reconstituer l'encaissedes Banques d'émission de tous les pays « atlantiques ».Pareille reconstitution, opérée dans le cadre d'une poli­tique générale d'assainissement financier, eût rendupossible et durable la libéralisation des échanges, laconstitution du grand marché du plan Sclluman, la for­mation même d'un marché européen, toutes entreprisesqui, sans base monétaire commune, ne sont que jeuxd'enfant.

Si les États-Unis décidaient d'appuyer et d'aider lapolitique de retour à la convertibilité monétaire, ilsen faciliteraient grandement la réalisation et contribue­raient, mieux que par aucune autre méthode, à donnerefficacité à l'effort de solidarité européenne et atlantiquequ'ils semblent désirer.

Pour toutes ces raisons, je pense qu'il est possible etmême pas très difficile de rétablir, dans les circonstancesprésentes, la convertibilité de notre monnaie.

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La tutuelle de l'or, condition du maintiende la civilisation occidentale.

Reste à savoir si le pays consentira à ce rétablisse­ment; on prétend souvent que les peuples n'accepterontjamais plus la servitude de l'or.

La seule chose que les hommes obtiennent en selibérant de la tutuelle de l'or, c'est le privilège d.e pou­voir demander des richesses qui ne sont pas offertes.En se disputant la possession de celles qui ne suffisentpas à remplir les droits destinés à les contenir, ilsengendrent tous les désordres de l'inflation. Dans cesdésordres ont déjà sombré, pendant des périodes prolon­gées, le bien-être des classes de la population qui eussentdû être les mieux protégées, la structure sociale issuede longs siècles de travail et d'économie, l'unité nationale,le sens des responsabilités individuelles et familiales,la possibilité de construire par l'investissement un avenirmeilleur et de donner au peuple tout le bénéfice du pro­grès technique.

Déjà, du fait même de l'inflation et dans la lutte contreses conséquences, la liberté des hommes a été, pendantde longues périodes, sacrifiée. Demain, si nous laissonsle déficit développer ses ravages, c'est notre concep­tion de la personne humaine qui sombrera, dans ledésastre irrémédiable de ce que nous appelons encorela civilisation de l'Occident.

En 1932, je terminais une conférence consacrée- déjà - à la « Défense et Illustration de l'Étalon­Or » en répétant le sombre avertissement que, près decinq siècles plus tôt, Jérôme Savonarole faisait entendredans la chaire de Sainte-Marie-des-Fleurs : « Prendsgarde, Florence, la hache est déjà mise à la racine desarbres. »

Depuis cette époque, dans notre forêt, de nombreux

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DEMAIN, LE FRANC-OR? 101

arbres ont été abattus. Déjà, il ne s'agit plus de sauve­garder, mais de reconstruire.

Je vous ai montré que la reconstruction, si elle voulaitsauver l'homme, ne pouvait s'accomplir que sur la basesolide de la convertibilité monétaire.

Je vous ai montré qu'il ne dépendait que de nousde l'obtenir, sous la seule condition que nous sachionsla vouloir.

Demain, pour sauver l'homme, nous lui redonneronsune monnaie.

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IV

UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO:

LA RÉSURRECTION DE L'ALLEMAGNE (1)

L'Allemagne de l'Ouest existe et dure. Il y a peud'années, rien ne paraissait moins probable. « L'Alle­magne a été détruite et réduite à un chaos, dont celuiqui ne l'a pas vu peut à peine se faire une idée », disait,au début de 1948, un observateur qualifié (2).

Ceux qui ont vu savent que, de 1945 à 1948, l'Alle­magne occidentale, toutes usines endormies, toutesboutiques vides, est restée prostrée dans son désastre.Les index, dans les domaines les plus divers, traduisaientla même immobilité. En avril 1948, encore, un expertpouvait écrire : « Il semble que la désorganisationéconomique se prolonge et tende à se prolonger indé­finiment. Aucun symptôme de relèvement, où quece soit, ne peut être observé. L'organisme est si profon­dément atteint qu'il ne réagit même plus à la maladie. »

A la fin du second trimestre 1948, changement àvue. Toutes les courbes montent en flèche. La productionagricole et la production industrielle se réveillent simul­tanément. Les logements commencent à sortir du solet, bientôt, la reconstruction atteint un rythme qu'aucunpays voisin ne peut même imaginer. Les exportations,

(1) Article publié dans la Revue des Deux Mondes, du15 juin 1953.

(2) w. Ropke, Revue économique et sociale de Lausanne,juillet 1948.

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104 UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO:

de 1948 à 1952, sont sextuplées. Le revenu national ennature, entre 1948 et 1950, augmente de 40 %. Quantau marché noir, il s'évanouit. Les vitrines regorgentdes produits les plus divers, les cheminées fument, lesroutes sont encombrées de camions.

Partout, au silence des ruines s'est substitué le bruis­sement des chantiers.

Mais ce qui marque ce redressement, plus encore queson ampleur, c'est sa soudaineté. II date véritablement,non pas d'un mois ou d'une semaine, mais du 21 juin1948, jour où la réforme monétaire, décrétée par lescommandants en chef des trois zones occidentales, estentrée en vigueur. « Seuls ses témoins peuvent raconterl'effet littéralement instantané qu'elle a eu sur la réap­parition des stocks et l'achalandage des magasins» (1).C'est du soir au matin que les boutiques se sont remplies,que les usines ont recommencé à travailler.

La veille, les Allemands tournaient en rond dans les .villes pour tenter de découvrir de maigres supplémentsde subsistance. Le lendemain, ils ne pensaient plus qu'àles produire. La veille, ils avaient l'œil terne d'un peuplesans espoir; le lendemain, le regard ardent d'une nationsûre de son avenir.

Ainsi, nul n'en peut douter: « C'est de la réformemonétaire que date le redressement décisif de l'éco­nomie allemande » (2). Elle a été, pour le corps mortde l'Allemagne, le « lève-toi et marche », qui lui a rendula vie.

La réforme du 21 juin est l'aboutissement d'une séried'études, menées dans les trois zones d'occupationoccidentales. Parmi de nombreux projets préparatoires,trois plans furent particulièrement retenus : un planfrançais, rédigé par M. Mitzakis, un plan allemand,

(1) André Piettre, ['Allemagne, février-mars 1953.(1) André Piettre, ['Economie allemande contemporaine (Li­

brairie Médicis), p. 207.

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LA RÉSURRECTION DE L'ALLEMAGNE 105

dit plan de Hombourg, et un plan américain, émanantde M. Dodge.

C'est incontestablement à M. Dodge - alors chefde l'administration financière de la zone d'occupationaméricaine, actuellement directeur du « bureau dubudget» de la Présidence des États-Unis - que revientl'honneur d'avoir inspiré et animé le programme quifut finalement choisi.

Le plan Dodge constitue un ensemble complexe. Mais,dans son principe, il met en œuvre une technique deponction monétaire, analogue à celle qui a été appliquée,après la libération, en Belgique, en Norvège, aux Pays­Bas et en Autriche.

La situation économique et financière de l'Allemagne,en 1948, était l'aboutissement d'une longue périoded' « inflation réprimée ». Pendant près de quinze années,l'Allemagne avait financé l'excédent de ses dépensessur ses recettes par création de monnaie, confiant àdes mesures de contrôle exceptionnellement rigoureusesle soin d'empêcher la hausse des prix et de limiter,par un rationnement généralisé, l'utilisation des excédentsde pouvoir d'achat issus du déficit. Pratiquement, tousles Allemands se trouvaient pourvus d'encaisses surabon­dantes, que seules les sanctions draconiennes - allantjusqu'à la peine de mort - qui appuyaient le ration­nement, les empêchaient d'utiliser.

Le plan Dodge tendait à faire disparaître ces encaissesexcédentaires, avant qu'elles eussent exercé, par relâ­chement des contrôles, leur action naturelle sur le niveaudes prix (1).

(1) Ce serait une grave erreur que d'attendre d'une opé­ration de ponction monétaire la guérison de l'inflation, dansles pays où elle n'a pas été « réprimée » pendant une longuepériode par un rationnement et un contrÔle des prix efficaces.En France, depuis la Libération, l'inflation exerce, au jourle j our, ses effets sur les prix. Le problème de l'inflation res­sortit à l'art budgétaire, non aux techniques de la ponctionmonétaire, qui seraient sans objet - et sans effet.

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106 UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO

En fait, compte tenu de dispositions tendant àfavoriser les détenteurs de petits avoirs monétaires, laquantité de monnaie en circulation a été réduite, parannulation de billets et de soldes en banque, d'environ93,5 % de son montant. C'est dire qu'au lendemainde la réforme, les Allemands ne détenaient plus, enmoyenne, que 6,5 % de leurs avoirs antérieurs enmonnaie.

En même temps, les créances en monnaie et lesdettes mobilières subissaient un abattement de 90 %de leur valeur nominale.

Quant à la dette publique. dette de l'État, des collec­tivités publiques, des chemins de fer, de la poste... elleétait - par suspension totale de son service - prati­quement annulée.

En revanche les salaires, traitements, rentes viagèreset pensions restaient sans changements.

En outre, des mesures de péréquation étaient prévues,tendant à étendre aux possesseurs de « biens réels »,

usines, terres, etc... les sacrifices imposés aux détenteursd'avoirs en monnaie; jusqu'à présent, cependant, ellesn'ont pas été appliquées.

Les principales conséquences exercées par la réformedu 21 juin trouvent leur origine dans la résorptionmonétaire qu'elle a accomplie.

La disparition des excédents d'encaisse modifia immé­diatement la position de la plupart des Allemands.Avant, ils avaient, en poche ou en banque, une réservede pouvoir d'achat que seul le rationnement, quasi­universel, les empêchait d'utiliser. Après, l'encaisse quileur est laissée est réduite à un niveau au-dessous duquelils estiment qu'elle ne peut descendre.

Dans la première situation, ils pouvaient achetersans vendre, donc demander sans offrir. Dans la seconde,ils ne peuvent acheter que dans la mesure où ils ontvendu, donc demander qu'après avoir offert.

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C'est ce changement qui entraîna, pour tout unpeuple, une véritable révolution économique et mo­rale.

Sur le plan économique, immédiatement, il ne peutplus y avoir demande, sans offre d'égale valeur; d.u soirau matin, l'équilibre du marché est rétabli.

La demande globale ne pouvant plus s'écarter sensi­blement de la valeur globale des offres, le niveau généraldes prix est à l'abri de toute variation importante.Si un prix augmente, un autre diminue dans la mêmemesure, puisqu'il ne saurait y avoir affiux de demandessur un compartiment de marché, sans contraction équi­valente sur un autre.

Ainsi c'est sans intervention d'aucune sorte que l'équi­libre global, vainement recherché par le rationnementgénéralisé, est obtenu.

L'impossibilité de demander sans offrir affecte notam­ment les échanges internationaux. Si un demandeurprétend utiliser à l'étranger le produit d'une de ses offres,la demande globale interne est diminuée à due concur­rence. De ce fait, des richesses équivalentes aux importa­tions accomplies sont laissées disponibles pour l'exporta­tion. Celle-ci augmente en même temps que celles-là.L'équilibre de la balance des comptes est, lui aussi,spontanément établi.

L'impossibilité d'acheter sans vendre modifie entiè­rement les comportements individuels. Hier, pournourrir sa famille, il fallait trouver, loin des villes, lapossibilité d'éluder le rationnement et le contrôle desprix. Une part importante de l'énergie des producteursétait consacrée à la recherche des produits. Aujourd'hui,pour acheter, il faut produire. Tous savent qu'ilsn'auront subsistance ou bien-être qu'à la mesure deleur production.

Ainsi le père de famille retrouve, soudainement,toutes raisons de retourner à son champ ou à son atelier

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108 UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO :

et toutes raisons aussi de vouloir en tirer le produit leplus élevé possible.

L'exclusion de toute possibilité de divergence entrela demande globale et la valeur globale des offres rendinutiles toute taxation des prix et toute mesure de ration­nement. Du soir au matin, les prix peuvent être libéréset les individus rendus libres d'utiliser à leur gré leurpouvoir d'achat.

Mais la libération des prix les soumet au mécanismedu marché. La divergence entre prix contrôlés et prixdu marché noir disparaît. L'obligation de vendre lesvivres à un prix infime - si absurde dans un paysoù sévit la famine - disparaît. « Le chapeau de damecesse de valoir plus que plusieurs tonnes de blé» (1).Le logement, dans un pays où 40 % des villes sontdétruites, n'est plus fourni presque gratuitement.

Ainsi les efforts des producteurs cessent d'être systé­matiquement orientés vers les activités les moins utiles.Leur simple désir de tirer de leurs facultés et de leursinstruments de production le produit maximum lesdirige automatiquement vers les productions les plusdésirées. La valeur réelle du revenu national, donc lamasse des biens disponibles pour le bien-être de laNation, se trouvent immensément augmentées.

Sur le plan moral, la transformation n'est pas moindre.Hier, pour acquérir, il suffisait de frauder. Aujour-

d'h ui, il faut produire. Hier, pour être honnête, il fallaitrenoncer à demander des richesses que la Société vousavait donné le moyen d'obtenir. La porte étroite n'ou­vrait au juste qu'un domaine infime, dans le champimmense de tous les possibles. Pour s'y tenir, il fallaitcheminer, 1es yeux baissés, sourd à tous les appels quela détention d'encaisses surabondantes lançait à laconcupiscence.

(1) Ropke, Revue économique et sociale de Lausanne, juillet1948, p. 216.

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Aujourd'hui, tout le possible est licite. Le citoyenhonnête choisit son chemin librement, dans tout lechamp de son pouvoir d'achat. C'est le front haut, leregard clair, que chaque producteur, chaque consom­mateur peut considérer toutes les possibilités que lesmarchés lui offrent, pour déterminer, sans vain scrupule,sans débat de conscience, ceux de ses, désirs dont ilfera des actes.

La réforme monétaire a ramené l'honnêteté à l'échellehumaine.

Ainsi, dans tous ses aspects, le miracle n'était qu'uneœuvre de raison.

La réforme monétaire a rétabli l'ordre en Allemagne,parce qu'elle entraînait ou rendait possible la reconsti­tution des mécanismes propres à l'établir :

- elle a fait disparaître les moyens de demandersans offrir;

- elle a rendu aux producteurs des raisons de pro­duire et elle a orienté leur effort dans les voies del'utilité maximum;

- elle a restreint les incitations au mensonge et à lafraude.

Mais, dira-t-on, la politique de planification antérieureavait, précisément, les mêmes objets. Elle tendait, parle rationnement, à proportionner, sur chaque marché,la demande à l'offre; elle voulait, par l'organisationde la production, porter au maximum son volume etson utilité; enfin, elle s'efforçait, par des sanctions d'unerigueur extrême, d'imposer le respect des lois et règle­ments qu'elle avait édictés.

Et pourtant le mécanisme des prix a fait, en quelquesheures, ce que la planification - même assortie demoyens d'exécution sans précédent - n'avait pasréussi, en plusieurs années, à obtenir.

Le contraste entre l'inefficacité du plan et l'efficacitédes prix, dans les conditions presque identiques quicaractérisent la situation allemande avant et après la

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réforme monétaire, fait de celle-ci une véritable expé­rience de laboratoire et dégage des enseignementsimportants dans l'état actuel de la conjoncture poli­tique.

Le plan et les prix ne sont que des mécanismes d'or­dination. Le prelnier tend à promouvoir l'ordre socialvoulu par les autorités planificatrices, le second, celuiqui donne aux détenteurs de pouvoir d'achat, à concur­rence de leurs facultés respectives, la satisfactionmaximum. Mais les mécanismes par lesquels les deuxsystèmes s'appliquent à modeler la Société sont trèsdifférents.

Le plan laisse à la contrainte le soin de faire vouloiraux hommes ce qu'ils doivent vouloir, pour que la struc­ture économique et sociale soit ce que les auteurs duplan veulent qu'elle soit. Bien plus. Fort du pouvoirqui lui permet de fixer directement le comportementdes individus, le plan se désintéresse des conditionssusceptibles de leur inspirer des désirs ou des tentationsqu'ensuite il devra les empêcher de satisfaire.

C'est ainsi qu'il laisse le déficit leur donner un pouvoird'achat dont, par le rationnement, il leur interdiral'usage.

C'est ainsi que, par la taxation des prix des articles depremière nécessité, il déprime systématiquement larémunération attachée aux activités dont il souhaite ledéveloppement, alors que les prix du marché noir sti­mulent les productions auxquelles il porte un moindreintérêt.

C'est ainsi encore qu'en rompant, par le contrôledes changes, tout lien entre le niveau des prix intérieurset celui des prix étrangers, il rend les importationsavantageuses et les exportations désavantageuses, dansle moment même où il souhaite le plus l'améliorationde la balance commerciale.

Ainsi, en fait, le plan s'oblige à faire faire aux hommes,par action directe sur leur volonté, le contraire de ce

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que les circonstances qu'il laisse se créer les incitentà vouloir faire.

Au contraire, la suppression de toute encaisse indé­sirée oblige les producteurs à offrir, exactement dans lamesure où ils souhaitent demander.

Le mécanisme des prix les incite à vouloir produire,compte tenu de toutes les circonstances de la production,y compris leurs facultés propres et leurs goûts indivi­duels, les articles les plus désirés.

Ce même mécanisme des prix, associé à celui de lalimitation du pouvoir d'achat, les incite et les oblige àvendre à l'étranger l'équivalent des richesses que,compte tenu des conditions dans lesquelles elles peuventêtre acquises., ils décident d'importer.

Ainsi le mécanisme des prix crée une situation oùchaque homme est conduit à vouloir librement ce qu'ilfaut qu'il veuille pour que l'économie soit, dans l'équi­libre, ce que les détenteurs de pouvoir d'achat souhai­tent qu'elle soit.

Le contraste des deux systèmes apparaît ainsi enpleine lumière. Dans le régime du plan, l'individu estcommandé de .l'extérieur, comme la mécanique par lemécanicien. Dans celui des prix, il est animé par lesdésirs que lui inspire sa propre nature, au vu de toutesles possibilités que précise et définit la hiérarchie desprix du moment.

Ainsi s'opposent les deux types extrêmes de sociétés:la morne troupe, à qui un adjudant commande de fairece qu'elle ne désire pas faire; la collectivité enthousiaste,où chaque individu fait, volontairement et librement,ce que sa propre nature lui fait souhaiter de faire.

Ceux qui ont des souvenirs de caserne n'auront pas depeine à comprendre pourquoi le premier régime engendreune morne misère et le second une enthousiaste prospérité.

Et cependant l'économie bouillonnante, issue de laréforme monétaire, est construite sur la même structureque l'économie stagnante qui la précédait.

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Cette constatation a une importance capitale, du faitdu rôle que jouent, actuellement, les considérationsstructurelles dans la pensée économique de l'Europeoccidentale. La plupart des économistes admettent etenseignent, aujourd'hui, que les transformations inter­venues dans la structure des États modernes, la substi­tution d'une économie de grandes unités à l'économieatomistique du XIXe siècle, les progrès de la syndicali­sation, tant ouvrière que patronale, et les possibilitésd'organisation consciente qui en ont été la conséquence,ont enlevé la plus grande part de son efficacité all méca­nisme des prix. De ce changement ils déduisent la néces­sité de substituer l'organisation par le plan à l'ordina­tion par les prix, désormais inefficace.

Je prie instamment les économistes de se pencher surle cas allemand. Les hommes et les choses qui faisaientl'Allemagne n'ont pas changé dans la nuit du 21 au 22juin 1948. Ce qui a changé, c'est seulement la nature duprocessus par lequel l'Allemagne était susceptible des'adapter à son nouvel état structurel.

Avant, c'était la planification autoritaire, poussée àses plus extrêmes limites.

Après, ce fut le mécanisme des prix, restauré dans ladiscipline consciente d'une économie de marché.

Alors, la conclusion s'impose: la rigidité de l'écononlieallemande - incontestable avant la réforme moné­taire - n'était que dans une faible mesure l'effet desstructures économiques ; elle était, pour sa plus grandepart, d'origine institutionnelle.

En libérant les prix, en supprimant certaines desinstitutions de droit ou de fait qui tendaient à lesimmobiliser, en rendant un sens à la monnaie, en jugu­lant l'inflation, on a rétabli, dans l'économie allemande,compte tenu des conditions de fait où elle se trouvait,le prodigieux degré de plasticité dont elle a témoignéen s'adaptant aux modifications de structure, d'uneampleur sans précédent, que la défaite, la mutilation

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géographique et les déplacements de population luiavaient infligées. .

La rigidité antérieure à la réforme monétaire n'étaitdonc pas structurelle; elle était l'effet des institutionsqui avaient bloqué le mécanisme des prix et tenté de leremplacer par la procédure, peu efficace dans les condi­tions où elle était appliquée, de la planification généralisée.

Il est possible et rnême probable que, dans le cadresoviétique, avec les pouvoirs dont le gouvernementest investi et la faculté dont il dispose de subordonner,en toutes circonstances, l'intérêt des individus à celuide la Société, la planification donne à l'économie uneflexibilité plus grande que celle que lui procurerait lemécanisme des prix.

Mais, dans tous nos pays, la situation est exactementinverse. La plan, compte tenu des limites que le res­pect des personnes impose à l'autorité planificatrice,s'est révélé peu apte à modifier profondément ou rapi­dement des structures que le mécanisme des prix, deson côté, pouvait -l'expérience allemande l'a montré ­rapidement ajuster.

Ainsi la rigidité de nos économies occidentales estbeaucoup plus institutionnelle que structurelle.

Et les économistes qui affirment que le monde nou­veau doit être dirigé, parce que sa rigidité structurellele soustrait à l'influence directrice des prix, sont sem­blables à ce Nathanaël qui, selon André Gide, « suivait,pour se guider, une lumière que lui-même tenait en samain ».

Il est probable que l'expérience allemande convaincrales observateurs de bonne foi de la puissance et de l'effi­cacité, dans les conditions de fait où se trouvent actuel­lement les États de l'Europe occidentale, du mécanismefondé, tant sur la limitation automatique du pouvoird'achat à la valeur des richesses à acheter, que sur laliberté des prix.

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114 UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO :

Mais, diront beaucoup d'entre eux : « Même si cemécanisme est efficace, nous n'en voulons pas. La répar­tition qu'il tend à établir est, pour nous, inique. Nousn'acceptons pas de confier à un mécanisme aveugle lesoin de dessiner les structures sociales. »

Ceux-là 'veulent le plan, non pas pour parer à uneprétendue inefficacité du mécanisme des prix, maiscomme un instrument permettant d'améliorer le sortdes classes sociales à qui la liberté d.es prix ne donneraitpas une part suffisante du revenu national. Mais, rela­tivement à cette exigence aussi, l'expérience allemandeapporte des enseignements qui ne peuvent être négligés.

Depuis la réforme monétaire, le niveau de vie destravailleurs allemands a augmenté, en nature, de plusde 40 %. Leur pouvoir d'achat en aliments est de 17 %supérieur à ce qu'il était en 1938.

Ces résultats sont intervenus dans les conditionsles moins propres à les produire. Ils ne peuvent évidem­ment s'expliquer que par une augmentation sensibledu volume de la production et par un ajustement meilleurdes produits aux besoins auxquels ils tendent à pour­voir.

Les planificateurs oublient presque toujours que lerendement d'un même appareil productif est susceptiblede larges variations, qu'il dépend grandement - mêmedans l'industrie mécanisée - non seulement del'assiduité des travailleurs et de la tension de leur volonté,mais aussi du degré de coordination des activités innom­brables qui concourent à la production, donc de l'adhé­sion de chacun à l'effort de tous.

L'exemple allemand montre que le remplacement descontraintes du plan par la tutelle des prix a entraîné,par le seul effet d'une meilleure organisation de laproduction, une amélioration des ,niveaux de vie, donc unprogrès social, que le régime antérieur s'efforçait vaine­ment d'atteindre.

Mais, en même temps, le rétablissement du méca-

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nisme des prix a libéré le travailleur allemand de tousles assujettissements qu'exigeait l'organisation autori­taire de la production. Il lui a rendu le libre choix dumétier et, à l'intérieur de chaque métier, de l'employeur,aillsi que la liberté - dont il avait si longtemps étéprivé - de rompre à tout moment le contrat de travail.

Assurément, le régime des prix ne met le travail­leur à l'abri du risque le plus douloureux, celui duchômage, que dans la mesure où il crée une largedemande de travail. Mais, jusqu'à présent, pareille de­mande n'a pas fait défaut en Allemagne occidentale.C'est grâce à elle que celle-éi a pu absorber la plus largepart de ses dix millions de réfugiés.

Que l'on songe, pour mesurer la portée sociale de cerésultat, à ce qu'eût été l'effet, dans une économiestagnante, des déplacements de population que l'Alle­magne a connus.

Ainsi, il n'est pas possible d'en douter, la restaurationde la plasticité économique, par le rétablissement dumécanisme des prix, n'a pas seulement rétabli l'équilibreen Allemagne Occidentale, mais a grandement atténuéles souffrances des populations allemandes.

La liberté des prix n'est d'ailleurs aucunement exclu­sive d'interventions tendant à modifier la répartitiondu pouvoir d'achat et la structure de production qu'elletend à établir.

En ce qui concerne la répartition du pouvoir d'achat,le régime du marché comporte toute la marge de redis­tribution qu'implique la faculté de prélever sur les unsles ressources que l'on entend donner aux autres. Pa­reille procédure affecte directement la structure socialeet l'Allemagne l'a très largement mise en œuvre.

De nlênle, sur le plan de la production, l'État peutfavoriser, par voie de subvention sous des formes trèsdiverses, les industries qui lui paraissent présenter leplus grand intérêt social. C'est ainsi que l'Allemagnea très efficacement stimulé les activités de construction.

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116 UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO :

Leur développement a été l'un des principaux instru­ments de la restauration du bien-être dans l'économiedévastée des villes allemandes.

J'en appelle ici, encore une fois, à ceux qui ont vul'Allemagne de l'Ouest avant et après la réforme moné­taire. La disparition des queues à la porte des boutiques,la possibilité de se nourrir et de se loger, la faculté depratiquer le métier de son choix, de se déplacer à songré, la restitution d'un avenir à des populations qui s'encroyaient dépourvues, sont autant de réalités socialesque l'économie « d'avant la monnaie» avait pu intro­duire dans ses plans, mais non dans ses distribu­tions.

L'économie de marché a donné aux familles alle­mandes, non pas tout ce qu'elles souhaitaient, maisbeaucoup plus que le régime antérieur avait pu leurdonner et beaucoup plus, aussi, qu'aucune prévisionraisonnable permettait d'espérer leur donner.

Cependant le plus remarquable dans la renaissanceallemande n'est pas qu'une économie de marché aitété efficace, mais que, dans l'ambiance politique quia suivi la deuxième guerre mondiale, elle ait pu êtreétablie et systématiquement développée.

Ce qui caractérise la politique allemande, au lende­main de la réforme monétaire, c'est qu'elle n'a pas étéintroduite subrepticement, par des habiletés de couloir,mais qu'elle a été formulée en pleine lumière, tous pavil­lons au vent.

Seule, je crois, en Europe elle a osé affirmer que l'ordrequ'elle voulait instaurer serait établi par le mécanismedes prix. Afin que -nul ne puisse se méprendre sur sonorientation, elle s'est qualifiée de Sozialmarktwirtschaft,économie sociale de marché.

C'est dans les « articles de Dusseldorf » qu'ont étéformulés, le 15 juillet 1949, pour servir de programmeà la C. D. U. (Christlich-Demokratische Union) les prin-

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LA RÉSURRECTION DE L'ALLEMAGNE 117

cipes qui devaient inspirer l'action gouvernementaleallemande après la réforme monétaire.

Ces principes définissent ({ l'économie sociale de marchécomme la constitution sociale de l'économie industrielle,qui intègre le travail d'hommes libres... à un ordre dontdécoule, pour tous, un maximum d'utilité économiqueet de justice sociale ».

Ils précisent que ({ cet ordre se réalise grâce à la libertéet au respect des engagements, qui s'expriment, dansl'économie sociale de marché, par la concurrenceauthentique et le contrôle indépendant des mono­poles ».

« Il y a concurrence authentique lorsqu'un systèmede concurrence garantit la récompense du meilleurtravail, réalisé en pleine liberté, à égalité de cllanceset dans des conditions de loyale compétition. »

« La coopération des intéressés est gouvernée par lemécanisme régulateur des prix. »

« Cette économie sociale de marché s'oppose radi­calement à l'économie planifiée. »

« L'économie sociale de marché s'oppose aussi à l'éco­nomie strictement « libérale ». Pouréviter le retour à l'éco­nomie libérale, il faut garantir la concurrence dansla qualité par un contrôle indépendant des mono­poles... »

« L'économie sociale de marché approuve une influenced'ensemble sur l'économie par les moyens organiquesd'une politique économique de grande envergure, quitendrait à une adaptation élastique selon les indi­cations des marchés... »

« La concurrence et le contrôle des monopoles, commebases de l'ordre économique et social que nous voulonsétablir, l'influence organique exercée sur le dévelop­pement de l'économie par la politique monétaire etla politique du capital, assureront l'essor continu del'économie... »

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118 UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO :

Ces principes de politique économique sont étroite­ment solidaires des « directives de politique sociale »qui les suivent.

Elles prescrivent c( une réorganisation de la sociétéfondée sur la justice sociale, la liberté qui engage lacollectivité et la véritable dignité humaine ».

Pour elles, « le travail humain n'est pas une marchan­dise, mais... la base de l'épanouissement physique etmoral de l'homme. »

Sont exposées ensuite, d'une façon détaillée, lesméthodes par lesquelles les objectifs sociaux de l'écono­mie de marché seront poursuivis. Ces méthodes fixentnotamment le rôle des syndicats et associations profes­sionnelles dans l'État, l'organisation des entrepriseset la politique du logement.

Les « articles de Dusseldorf » donnent un aperçu desaménagements doctrinaux qui ont rendu possible, du­rable, moralement acceptable et électoralement accepté,un ordre social fondé sur le comportement d'hommeslibres, commandés, dans le cadre des lois et r~glements

en vigueur, par le mécanisme des prix.

Assurément la liberté postule une faculté d'auto­détermination. Mais c'est en raison de la façon dont sanature lui fait apprécier les conséquences des actes qu'ilest susceptible d'accomplir, que l'homme libre fixe soncomportement. En modifiant, ou sa nature, ou les con­séquences qu'entraîneraient pour lui des décisionséventuelles, on détermine ses actes sans porter atteinteà sa liberté.

Or l'éducation religieuse et l'enseignement moral, en« conditionnant» la nature humaine, modifient l'échellede ses valeurs, donc les actes qu'au regard de circons­tances extérieures inchangées, l'homme libre décided'accomplir.

Par ailleurs, les lois et les règlements, en attachantindissolublement à certains actes des sanctions et

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LA RÉSURRECTION DE L'ALLEMAGNE 119

éventuellement des récompenses, transforment les'conséquences que ces actes entraîneraient pour celui quidéciderait de les accomplir. Par là, lois et règlementsmodifient les actes que, librement, l'homme libre choisitd'accomplir.

Enfin l'échange assortit tout acte économique d'unesanction, le paiement du prix, s'il est un achat, oud'une récompense, l'encaissement du prix, s'il estune vente. Or le mécanisme des prix fixe sanction etrécompense au niveau propre à susciter, compte tenudes facultés et des goûts de tous les participants aumarché, les actes qui assureront l'équilibre économiqueet donneront à l'appareil productif, au regard de lacommunauté qu'il dessert, son rendement maximum.

Ainsi une société d'hommes libres n'est pas une sociétéoù les hommes ne sont pas dirigés, mais est une sociétéoù l'action gouvernementale s'exerce, soit par condi­tionnement de la nature humaine, soit par l'institutionde sanctions ou récompenses contraignantes, propresà fournir à des hommes qui agissent librement, desraisons de vouloir les actes que l'intérêt général exigequ'ils veuillent.

Pour que pareille société subsiste, l'action gouverne­mentale, fondée sur ces deux procédures d'interven­tion, devra :

- inspirer aux forts le désir de respecter la libertéde tous les moins forts qu'eux;

- donner à ceux qui, livrés à eux-mêmes, ne sepréoccuperaient pas du sort des infirmes et des faibles,des raisons de vouloir accomplir, directement ou indirec­tement, les actes charitables sans lesquels un grandnombre d'hommes seraient privés de la possibilité d'êtrelibres ou du désir de le rester;

- assurer l'exécution des tâches d'intérêt communqui, pour les seuls résultats qu'elles seraient susceptiblesde procurer à ceux qui les exécuteraient, ne seraientpas accomplies;

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120 UNE VÉRIFICATION A CONTRARIO :

- enfin, créer une situation où les prix, générateurs,en régime de liberté, de tous les actes éconolniques,soient ce que l'intérêt général exige qu'ils soient, non ceque des intérêts particuliers, indépendants ou coalisés,voudraient qu'ils fussent.

Cette simple énumération montre que la dose d'actiongouvernementale qu'exige le gouvernement d'une sociétéd 'hommes libres est importante et, probablement, infé­

~ rieure de peu seulement à celle qu'exigerait l'adminis­tration de la contrainte.

On voit l'immense erreur de ceux qui attendent duseul « laisser-faire» l'avènement d'une société libérale.La liberté n'est jamais un don de la nature. Elle ne peutêtre que le produit, chèrement acquis, d'un état insti­tutionnel complexe, tendant d'abord à la préservercontre les dangers qui menacent son existence, ensuiteà la rendre acceptable, même à ceux qui se sentiraientvisés par elle.

C'est pour marquer que leur doctrine ne saurait êtreassimilée au système d'abstention généralisée, identifiéà tort, dans le passé, avec le libéralisme classique, queles libéraux modernes, soucieux d'action efficace, ontqualifié leur programme de « néo-libéral ».

Le néo-libéralisme ne se réclame pas d'une ortho­doxie. Il s'affirme l'effet d'un choix conscient, fondé surla connaissance des faits et sur l'interprétation del'expérience.

Il ne poursuit pas un absolu, mais recherche,compte tenu de la nature des hommes et des moyensdont, dans notre pays, en notre époque, le Gouver­nement peut disposer, la politique qui procurera, àl'échelle humaine, le moins mauvais des ordres so­ciaux.

Le miracle allemand, dans sa réali~é, est le pro­duit de la doctrine néo-libérale, expressément formu­lée et systématiquement appliquée.

Pascal affirme qu' « il n'est pas possible de croire,

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LA RÉSURRECTION DE L'ALLEMAGNE 121

raisonnablement, contre les miracles » (1). Serait-ildavantage possible de ne pas croire, raisonnablement,à une doctrine qui a fait, seule et contre toutes les forcesconjuguées de la géographie· et de l'histoire, le plusimprobable des miracles?

(1) Pensées, art. XXV. 95.

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L'EUROPE SE FERA PAR LA MONNAIE

OU NE SE FERA PAS (1)

Vous voulez faire l'Europe; moi aussi.Mais, c'est précisément parce que je veux la même

chose que vous, que je suis obligé de vous dire et de vousaffirmer que pour la faire il ne suffit pas de supprimerles contingents et d'abaisser les droits de douane.

Abolir ou atténuer les obstacles aux échanges entreles pays que l'on se propose d'unir, c'est, assurément,accomplir un geste spectaculaire. Mais ce geste, s'iln'est pas placé dans le cadre d'un programme générald'assainissement financier et monétaire, sera sans portée,parce que le lendemain il vous faudra défaire ce que vousaurez fait la veille et ainsi reconstruire, dans le désordreque vous aurez créé, les barrières que vous aurez, impru­demment, détruites.

Si tous les Gouvernements d'Europe ont étroitementlimité la faculté d'acheter à l'étranger ou d'y séjourner,ce n'est pas par désir de nuire ou fidélité à des doctrinesautarchiques, mais parce qu'ils avaient la certitude queles actes qu'accompliraient leurs nationaux, si leursrelations avec l'étranger n'étaient contrôlées, implique­raient des obligations de paiement impossibles à satis­faire.

Pour que les hommes puissent être laissés libres de

(1) Article publié dans la revue Synthèses de Bruxelles,4e année nO 45 de 1950.

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124 L'EUROPE SE FERA PAR LA l\tIONNAIE

leurs décisions, notamment quant aux choix des paysoù ils dépensent leurs revenus, il est indispensable queces décisions soient telles que, par lellr résultante, ellesne puissent compromettre l'équilibre des engagementsinternationaux.

Mais les décisions des individus sont l'expression des. préférences que leur inspirent les çonditions dans les­

quelles ils se trOtlVent placés. Ces préférences ne sontaffectées en rien par l'état des balances des comptes.Si un lien n'est pas établi entre le solde global des detteset créances d'un pays à l'égard de l'étranger et les déci­sions des individus qui composent ce pays, dans lamesure où elles sont susceptibles de lui valoir des dettesou créances internationales, il n'y a aucune chancepour que soient accomplis les actes qui mettront enéquilibre la balance des comptes dudit pays.

Or c'est la vertu caractéristique des mécanismesmonétaires, variations du cours des monnaies étrangèresen régime de liberté des changes ou variations globalesdu pouvoir d'achat en régime de convertibilité monétaire,que de fournir aux hommes des motifs d'agir en confor­mité avec les exigences de l'équilibre de la balance descomptes.

Qu'une balance des comptes soit en déficit et la·haussedes changes étrangers, s'ils sont libres, en rendant pluschers pour les nationaux les produits étrangers, moinschers pour les étrangers les produits nationaux, fourniraaux hommes des raisons de vouloir accomplir, en pleineliberté, les actes propres à faire disparaître le défi­cit qui les a engendrés.

Cependant la variation des cours de change engendrede graves désordres sociaux. Aussi n'est-elle acceptableque pour de courtes périodes de transition, consacrées,après des perturbations profondes, à la recherche empi­rique d'un niveau d'équilibre nouveau. Comme régimepermanent, on a été amené à lui substituer la con­vertibilité monétaire, qui enferme entre d'étroites

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OU NE SE FERA PAS 125

limites les cours de change. En pareil régime, toutdéficit entraîne, par les obligations de paiement à l'étran­ger qu'il met à la charge du pays débiteur, une résor­ption de pouvoir d'achat. Le volume des revenus devientainsi insuffisant pour l'achat, aux prix du marché, de latotalité de la production nationale. Faute de débouchés,une fraction de celle-ci, égale en valeur au montant dudéficit, devient disponible pour l'exportation.

Dans le pays créancier~ le règlement de l'excédentde la balance des comptes crée, par un mécanismeinverse, le surplus de pouvoir d'achat qui permettral'absorption d'un excédent d'exportation du pays dé­biteur.

Si les richesses libérées dans le pays débiteur ne sontpas, en nature, celles que le pays créancier est disposé àabsorber, des baisses de prix dans le premier, deshausses dans le second, suscitent les déplacements deproduction nécessaires à l'établissement des courantscommerciaux propres à rétablir l'équilibre des ba­lances des comptes.

Comme l'influence stabilisatrice s'amplifie jusqu'aumoment où le résultat qu'elle tend à procurer a étéobtenu, elle ne peut pas ne pas être efficace.

Ainsi le mécanisme de la convertibilité monétaireinspire aux individus la volonté d'accomplir, en touteliberté, les actes qu'il faut qu'ils accomplissent pourque l'équilibre international, donc la solvabilité desNations, soient assurés.

Dans un pareil régime, la liberté peut être laisséeaux hommes de choisir, sans limitation d'aucune sorte,le pays où ils dépensent leurs revenus. Leurs libresdécisions, bien qu'arrêtées indépendamment les unes desautres, ne peuvent provoquer aucun déséquilibre inter­national.

Si c'était à un régime mo~étaire de ce genre qu'étaientsoumis les pays de l'Europe occidentale, on pourraitsupprimer entre eux contingents et droits de douane,

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126 L'EUROPE SE FERA PAR LA MONNAIE

donc « faire l'Europe », avec la certitude que l'Europeainsi faite serait viable, quelles que fussent les dé­cisions que le libre arbitre des Européens leur inspi­rerait.

Malheureusement, si le système qui préside aux règle­ments internationaux dans l'ouest de l'Europe est, enapparence, celui de la convertibilité monétaire, il asubi, du fait des circonstances dans lesquelles il fonc­tionne, des perversions telles qu'il n'a plus aucune desvertus qu'on était en droit d'en attendre.

La principale de ces perversions est due à l'excédent,dans beaucoup d'États de l'Europe occidentale, desdépenses sur les recettes publiques. En effet, un d.éficitde balance des comptes tend spontanément à se corri­ger, en régime de convertibilité monétaire, parce qu'ilentraîne, à concurrence de son montant, contractionde pouvoir d'achat dans le pays débiteur. Mais si,dans le moment où un déficit de balance des comptesentraîne réduction du pouvoir d'achat interne, l'excé­dent des dépenses sur les recettes publiques suscitecréation de pouvoir d'achat nouveau pour un montantplus élevé, il n'y a pas réduction nette, mais expansiondu pouvoir d'achat global, donc création d'une demandeinterne supérieure à la valeur, au prix du marché, dela production nationale, donc influence tendant à décou­rager l'exportation et à encourager l'importation.

C'est ainsi que l'excès des dépenses sur les recettes, quiexiste en certains États de l'Europe occidentale, tendà mettre en déficit leur balance des comptes et à créernotamment la « rareté» du dollar et du franc belge,caractéristiques de la présente situation interna­tionale.

Supprimer dans ces pays, tant que les conditions detrésorerie n'y seront pas modifiées, les limitations auxachats ou aux dépenses à l'étranger, 'c'est s'exposerà y susciter de graves désordres.

Si l'on veut pouvoir, sans risque, libérer les échanges,

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OU NE SE FERA PAS 127

il faut au préalable rétablir~ entre les pays intéressés, unsystème monétaire efficace.

Actuellement, dans la plupart des pays de l'Europeoccidentale, le système monétaire n'est plus qu'uninstrument brisé, dépourvu de toute action régulatrice.La reconstitution d'une véritable monnaie, pourvue desvertus qui en faisaient, dans le passé, la gardiennede l'ordre économique international, est la "conditionpremière de toute politique tendant à faire l'Eu­rope.

La méthode susceptible de reconstituer le systèmemonétaire de l'Europe occidentale est bien connue.

Elle a été maintes fois appliquée et éprouvée par leCOlnité financier de la Société des Nations, entre 1920et 1930, sous les auspices de la Banque d'Angleterre. Ellea donné des résultats décisifs. Elle implique trois chefsd'action: équilibre de la trésorerie, assainissement dela situation économique, reconstitution de la réservede la banque d'émission, avec détermination de laparité à laquelle la convertibilité sera établie.

Il y a toutefois, dans la situation présente, un traitentièrement nouveau.

Dans le passé, l'effort d'assainissement ne pouvaitêtre que très lent, parce que, dans chaque cas, lesressources nécessaires à la reconstitution de l'encaissemonétaire ne pouvaient être obtenues que par émissiond'un emprunt sur ·les grands marchés internationaux.La générosité américaine crée, pendant une périodelimitée, une situation unique dans l'Histoire, puisqu'ellepermettrait, dans le cadre du Plan Marshall, de recons­tituer simultanément et presque immédiatement toutesles réserves des b·anques d'émission intéressées. Ilsuffirait, à cette fin, qu'une part importante des res­sources du Plan, au lieu d'être employée à l'acquisitionde prestations diverses, susceptibles, certes, d'améliorertemporairement les conditions matérielles des pays quiles reçoivent, mais non d'y établir un équilibre perma-

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128 L'EUROPE SE FERA PAR LA MONNAIE

nent, fût consacrée à la constitution d'un fonds destabilisation monétaire.

Assurément, la formation de pareil Fonds ne garan­tirait pas, à elle seule, la permanence de la conver­tibilité, mais, placée dans le cadre d'un programmed'assainissement dont elle constituerait, à la fois, le cou­ronnement et la sanction, elle recréerait rapidement lerégime propre à éviter que la libération des échanges nesuscite de graves désordres dans les balances des comptesdes pays libérés.

D'aucuns craindront que pareil programme, toutentier orienté par des exigences monétaires, ne compro­mette la politique sociale généreuse à laquelle ils sontattachés et qui est le premier résultat qu'ils attendentde la constitution d'une Europe unie.

Nul n'est plus convaincu que moi de la nécessité desoumettre aux exigences de la morale et de la justicenos institutions économiques. Mais je suis convaincu aussiqu'une société régie par le mécanisme des prix, peutêtre « sociale» autant, sinon plus, qu'une société planifiéepar la contrainte. Elle laisse subsister de larges possi­bilités d'intervention efficace, susceptibles d'opérer toutesles redistributions de revenus et toutes les modificationsde structure jugées désirables.

Une société ordonnée par les prix peut être généreuse,pourvu qu'on veuille qu'elle le soit. Mais les générositésqu'elle promet, elle est en mesure de les fournir dansl'ordre, au lieu d'en poursuivre, vainement, l'illusiondans les remous du déficit et de l'inflation.

Ainsi, pour qu'une Europe unie soit demain, à la fois,une zone de liberté et une zone de bien-être, pour qu'elleait stabilité et durée, il faut, en premier lieu que soitreconstitué, entre tous les pays que l'on veut unifier,le jeu des mécanismes monétaires.

La liberté des hommes n'est pas un don de la nature.Seul peut la rendre possible, un système qui les conduiseà accomplir librement les actes que l'intérêt général

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OU NE SE FERA PAS 129

attend d'eux. Vouloir la liberté, sans vouloir les condi­tions qui la rendent possible, c'est aller au-devant degraves déboires.

Sans régulation monétaire, la liberté ne peut engendrerque le désordre.

L'Europe se fera par la monnaie, ou ne se fera pas.

9

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VI

LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT (1)

L'Occident, c'est, pour nous, le pays de la liberté.La tradition strasbourgeoise veut que, pendant la

révolution française, le pont de Kehl ait été marquéd'un grand écriteau : « République française, une etindivisible - ici commence le pays de la liberté ».

Le pays de la liberté est le pays des hommes quichoisissent librement leur activité, leur résidence,l'emploi de leurs ressources, donc la contribution qu'ilsapportent, sur chaque compartiment de marché, à lademande et à l'offre et, par cet intermédiaire, à lademande et à l'offre globales.

Il va de soi que si les demandes et les offres s'exer­çant sur chaque compartiment de marché n'étaient pascoordonnées et si la demande globale, en toute période,pouvait s'écarter sensiblement de la valeur globale desoffres, le pays de la liberté serait aussi celui du désordre.

Or il n'en est pas ainsi. L'ordre libéral n'est ni moinsexact, ni moins rigoureux, que l'ordre planifié. Pen­dant de longues périodes, nonobstant la liberté descomportements individuels, les prix ont été stables,les nJarchés et les balances de paiement équilibrés.

Au cours de la présente communication, je consi­dérerai spécialement l'équilibre des balances depaiement.

(1) Exposé présenté à l'Académie des Sciences moraleset politiques le 16 octobre 1961.

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132 LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT

Pour mesurer l'improbabilité de l'équilibre d'unebalance des paiements, il suffit d'imaginer le nombreet la diversité des décisions individuelles qui concourentà la former. Si ces décisions sont libres, dans la mesureoù elles le sont chez nous depuis qu'il n'y a plus decontingents d'importation, l'équilibre ne peut êtrel'effet du hasard. S'il existe, c'est qu'un mécanismeapproprié tend à l'établir.

Ce mécanisme peut prendre des formes diverses,suivant qu'on se trouve en régime de monnaie incon­vertible à changes fluctuants ou de monnaie convertibleà changes stables.

Ce dernier cas était, notamment, celui des monnaiesmétalliques, sous la forme qui était la leur avant ladernière guerre, c'est-à-dire celle de monnaies librementconvertibles en lingots d'or à taux fixes.

Dans pareil système, l'équilibre de la balance despaiements était directement assuré par l'effet destransferts de pouvoir d'achat auquel donnait lieu toutdéséquilibre des engagements extérieurs. Lorsque labalance était en déficit, l'achat de l'or ou des devisesnécessaires au règlement du passif entraînait, à dueconcurrence, résorption de pou'voir d'achat dans lepays débiteur. Le pouvoir d'achat global, donc levolume des revenus, y devenait inférieur à la valeurglobale de la production, ce qui libérait pour l'expor­tation les richesses propres à rétablir l'équilibre de labalance des paiements et provoquait, éventuellement, lesmouvements de prix propres à les faire exporter.

Qu'on ne me dise pas que le phénomène était pluscomplexe que cette analyse schématique pourrait lefaire croire. J'en suis aussi convaincu que tout autre.Mais quelle que fût sa complexité, il était déclenchépar le mécanisme que je viens d'évoquer.

Ce système a fonctionné efficacement pendant unsiècle, pratiquement jusqu'à la guerre de 1914. Il amaintenu une remarquable stabilité des prix, malgré

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LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT 133

une expansion majeure de la production, et assurél'équilibre des engagements extérieurs, donc la stabilitémonétaire de tous les pays qui y étaient soumis.

Après la guerre de 1914, les pays de l'Occident étaientsi convaincus que le régime de l'étalon-or était indis­pensable à l'équilibre de leur économie, qu'ils décidaientde le rétablir sans délai, quelles que fussent les diffi­cultés que ce rétablissement dût entraîner pour eux.

Seulement le niveau des prix-or était, en 1920, de246 contre 110 en 1913. Le volume des circulationsmonétaires avait augmenté dans la même proportion.Or, pour des raisons de fait ou de droit, le montant desréserves métalliques indispensables au maintien dela convertibilité est fonction du volume de la circu­lation à laquelle elles s'appliquent. Il était évident que, sil'on rétablissait la convertibilité sans modification duprix de l'or, la quantité d'or disponible serait insuffi­sante.

Aussi la Conférence monétaire qui siégea à Gênes en1922 adopta-t-elle une « résolution nO 9 » qui prescrivait« la conclusion d'une convention internationale tendantà l'économie dans l'usage de l'or par le maintien debalances à l'étranger ».

C'est en application de cette recommandation que lerégime connu seulement sous le nom de «gold-exchange­standard» et que l'on pourrait appeler étalon de change­or, a remplacé, après la première guerre mondiale, levieil étalon-or - notamment en France, en Allemagneet dans tous les pays dont la monnaie avait été restauréepar le Comité financier de la' Société des Nations. Ils'est effondré pendant la « grande dépression » desannées 30, pour renaître de ses cendres ~près la fin dela dernière guerre.

Selon les canons de ce régime, les Banques d'émissionsont autorisées à créer de la monnaie, non seulementcontre créances libellées en monnaie nationale etcontre or, mais aussi contre devises payables en or -

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134 LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT

c'est-à-dire, après la première guerre mondiale, contrelivres sterling et dollars et, après la seconde guerre,essentiellement contre dollars (1).

Ainsi, recevant, du fait des déficits de la balance despaiements des États-Unis, des dollars ou des créancespayables en dollars, les ~anques d'émission de l'Occident,et spécialement la Bundesbank, la Banque d'Italie, laBanque du Japon et, bien qu'à un moindre degré, laBanque de France, au lieu d'encaisser l'or auquel leursdollars leur donnaient droit, laissaient tout ou partiede ces dollars en dépôt aux États-Unis, où ils étaientgénéralement prêtés à des emprunteurs américains. LesBanques d'émission accueillaient ce régime nouveauavec d'autant plus de faveur qu'il substituait, dans leurbilan, des avoirs productifs de revenus à des lingotsou pièces d'or entièrement improductifs.

Le fonctionnement du système monétaire internationalse trouvait ainsi réduit au jeu puéril d'enfants quiauraient convenu de rendre, après chaque partie debilles, leur mise à ceux qui l'auraient perdue.

Le gold-exchange-standard donne au pays déficitairela certitude que, dans la mesure où la Banque d'émissiondu pays créancier lui restitue, sous forme de prêt, lesdevises qu'elle tire du règlement de ses créances - etpendant toute la durée du prêt consenti - le déficitde balance des paiements n'entraînera aucun règlementà l'étranger. Les conséquences monétaires du déficitseront purement et simplement effacées.

C'est ainsi que le gold-exchange-standard a accomplicette immense révolution de livrer aux pays pourvusd'une monnaie bénéficiant d'un prestige internationalle merveilleux secret du déficit sans pleurs, qui permetde donner sans prendre, de prêter sans emprunter etd'acquérir sans payer.

La découverte de ce secret a profondément modifié

(1) A l'intérieur de la zone sterling, la livre sterling étaitrégie par un statut particulier, proche de celui du dollar.

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LB PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT 135

la psychologie des peuples, en atténuant ou supprimantpour ceux qui bénéficiaient d'une monnaie-boomerang,les conséquences internes que l'étalon-or attachait audéficit de la balance des paiements.

Le gold-exchange-standard a créé ainsi les conditionspropices à la grande mutation qu'a introduite, dans lestraditions internationales, la politique du don. Laissantau donateur la joie de donner, au donataire la joie derecevoir, elle n'a comporté qu'une conséquence : lasituation monétaire dont le Président Kennedy, dans unde ses premiers messages, a tracé les grandes ligneset dont il convient maintenant de préciser les effets.

Les ellets du gold-exchange-standard

La substitution du gold-exchange-standard à l'étalon­or entraîne trois conséquences essentielles :

a) En régime d'étalon-or tout déficit de balance despaiements entraînait, par le transfert auquel le règle­ment donnait lieu, une réduction de pouvoir d'achat- en première approximation on peut dire une réductiondu volume nominal des revenus - dans le pays défi­citaire.

Au contraire, en régime de gold-exchange-standard,le volume global du pouvoir d'achat n'est aucunementaffecté par les déficits de la balance des paiements,quels que soient leurs montants.

Ainsi le gold-exchange-standard crée, dans Je paysdéficitaire, en ce qui concerne son pouvoir d'achatglobal, une situation identique à celle qui existeraitsi le déficit n'existait pas.

Assurément, le volume global du pouvoir d'achatinterne est affecté par d'autres influences, et notam­ment par la politique de crédit. Il est, en chaque période,la résultante d'un grand nombre de facteurs, plus oumoins indépendants les uns des autres. En particulier,

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136 LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT

une inflation interne peut compenser et même inverserla restriction de pouvoir d'achat qu'engendre, en régime

. d'étalon-or, tout déficit de la balance des paiements.Mais, sous cette réserve, on doit constater que même

dans le cas où le volume des revenus est identiquementégal à celui de la production nationale, c'est-à-direlorsqu'il n'y a pas inflation, le gold-exchange-standarddébraye entièrement le volume du pouvoir d'achatglobal, du solde de la balance des paiements et faitdisparaître, de ce fait, l'influence régulatrice qu'eûtexercée, en régime d.'étalon-or, le mécanisme moné­taire.

Ainsi, en régime de goId-exchange-standard, la balancedes paiements n'est plus affectée par les règlementsauxquels elle donne lieu : son équilibre ne peut plusêtre attendu, même dans les conditions les plus favo­rables, que d'une politique systématique de crédit oud'une régulation autoritaire des échanges internationaux.

Or, l'expérience a maintes fois montré qu'il était nonimpossible, mais fort difficile aux autorités monétairesde réaliser systématiquement, par voie d'action cons­ciente, les contractions de crédit dont le gold-exchange­standard avait précisément pour effet de les libérer.

Quant aux manipulations autoritaires de la balancedes paiements, telles celles qui s'opèrent par limitationdes achats à l'étranger ou des allocations de devisesaux touristes, voire par interdiction des mouvementsde capitaux à court terme, elles ont, à ma connaissance,toujours échoué.

Le profane s'étonne parfois de l'action décisivequ'exercent, sur le solde des balances de paiement,les variations globales de pouvoir d'achat.

Il ne peut être question d'entrer ici dans la théoriedu phénomène. Qu'il me suffise de marquer, pouren indiquer la nature, que tout excès de la demandeinterne sur la valeur de la production nationale, tendà retenir celle-ci à l'intérieur, alors que toute diffé-

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LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT 137

rence en sens contraire libère, pour l'exportation, unefraction des richesses offertes sur le marché.

Au cours de la dernière décennie, les redressementsde balances des paiements opérés en France et enAngleterre ont toujours été l'effet d'une contraction duvolume interne des revenus, jamais d'une action auto­ritaire directe sur les divers éléments des échangesinternationaux.

b) En régime de gold-exchange-standard, tout déficitde la balance des paiements d'un pays dont la monnaieest retournée, par les Banques d'émission qui la reçoivent,à son point de départ (États-Unis et, à l'intérieur dela zone sterling, Angleterre) produit une véritable dupli­cation des bases du crédit dans le monde - sous réserve,naturellement, des variations concomitantes des autrespostes du bilan de la Banque émettrice.

En effet, les devises transférées pour règlement dudéficit sont achetées, contre création de monnaie, parle système bancaire du pays créancier. Les encaissesainsi engendrées sont remises aux créanciers du paysdébiteur.

Mais, en même temps, ces devises, contre lesquelles lepays créancier a créé de la monnaie, sont replacées surle marché du pays débiteur. Tout se passe, en fait,comme si elles ne l'avaient pas quitté.

Entrant dans le système de crédit du pays cré­ancier, mais demeurant dans celui du pays débiteur,les devises représentatives du dé-ficit sont ainsi, sousréserve des variations concomitantes du volume ducrédit, véritablement dédoublées.

C'est par ce mécanisme que la substitution du gold­exchange-standard à l'étalon-or, qui serait sans effetappréciable sur le pouvoir d'achat global en une périodeoù les balances des paiements seraient sensiblementéquilibrées, devient un puissant instrument d'inflationmondiale dès qu'interviennent de grandes migrationsinternationales de capitaux.

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138 LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT

L'analyse qui précède a trouvé une vérification rigou­reuse, mais tragique, dans les événements qui ontprécédé et suivi la récession de 1929.

L'assainissement financier réalisé, en Allemagne, parle plan Dawes (1924), en France par les réformes deM. Poincaré (1927), avait provoqué un affiux massifde capitaux d'outre-mer vers ces deux pays.

Mais l'un et l'autre appliquaient, en fait, un régimede gold-exchange-standard qui, par la duplication decrédit qui en est l'effet caractéristique, a donné au« boom» de 1929 sa très exceptionnelle ampleur.

Les mouvements de capitaux qui se sont produitsdes États-Unis vers l'Allemagne et la France, pendantles années 1958-1959-1960, ont provoqué, de la mêmefaçon, un gonflement exceptionnel des disponibilités, gon­flement qui s'est traduit et se traduit encore par unehausse anormale du cours des actions sur les marchésfinanciers, un état de suremploi caractérisé et une fortetendance à la hausse des prix.

Ainsi en période de reflux de capitaux de pays à mon­naie-clé, vers des pays dont la monnaie ne bénéficie pas dumême privilège, la conjoncture peut être expansionnisteen ceux-ci, sans être récessive en ceux-là. Les premiersentraînent les autres - où rien ne tend à freiner le« boom » - et ainsi l'ensemble des pays affectés par legold-exchange se trouve porté, tant que durent les mi­grations de capitaux, par une puissante vague d'expan­sion, économique ou boursière, à tendance inflationniste.

Les constatations qui précèdent ne sont aucunementincompatibles avec les théories qui voient, dans deshausses de salaires ne répondant pas à des augmentationsde productivité, l'origine du processus inflationniste etopposent à « l'inflation poussée par les couts » (cost­push inflation) « l'inflation tirée par la demande )(demand-pull inflation). Bien qu'il soit souvent difficile,en pareil domaine, de démêler la cause de l'effet, il n'estpas douteux que l'augmentation constante du pouvoir

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d'achat global provoque et légitime les revendicationssalariales, cependant qu'elle fait disparaître tout obstacleà leur aboutissement.

c) Mais la conséquence la plus grave du gold-exchange­standard est dans le caractère fallacieux de la structurede crédit qu'il engendre.

Dans son message précité, le Président Kennedy amarqué qu'à la fin de 1960 les 17,5 milliards de dollarsqui constituaient la réserve d'or des États-Unis étaientla garantie, d'une part, de 20 millions de dollarsd'avoirs étrangers à court terme ou à vue, d'autre part,à concurrence de 11,5 milliards de dollars, de la circu­lation monétaire interne des États-Unis.

Je ne prétends nullement que le stock d'or subsistantne suffise pas à assurer, dans les circonstances présentes,la sécurité de la monnaie des États-Unis. D'ailleurs, lePrésident Kennedy avait marqué que, par une modi­fication de la réglementation existante, le volume d'orrequis pour la garantie de la circulation interne pourraitêtre réduit et, en fait, il a proposé qu'il le fût.

Au surplus, le soutien du dollar pourra disposer dedivers actifs encore inutilisés et, notamment, d'impor­tantes marges de tirage au Fonds monétaire international,ainsi que de larges avoirs à l'étranger.

Aussi bien n'est-ce pas la valeur du dollar que lesconstatations qui précèdent mettent en doute. Ellesobligent seulement à constater que l'application dugold-exchange-standard en période de grandes migra­tions de capitaux, a établi une double hypothèque, demontant fort élevé, sur une fraction importante dustock d'or des États-Unis. Si les détenteurs d'avoirsétrangers en dollars demandaient le paiement en ord'une fraction appréciable de leur créance, ils pourraientprovoquer un véritable effondrement de l'édifice ducrédit des États-Unis.

Assurément, ils ne le feront pas. Mais le simple faitqu'ils soient en droit de le faire oblige à rappeler que

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140 LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT

c'est l'effondrement du château de cartes construitsur le gold-exchange-standard, qui a fait, de la dé­pression de 1929, une « grande dépression ».

En 1960, toutes proportions gardées, les mêmes cir­constances sont rassemblées. S'il n'y était pris garde,les mêmes causes pourraient produire les mêmes effets.Aussi est-il indispensable qu'avant qu'il soit trop tard,la situation issue du doublement de la pyramide decrédit fondée sur le stock d'or mondial, soit corrigée.

Les remèdes

La sortie d'un système de gold-exchange-standardayant fonctionné, entre un nombre important de payspendant une période prolongée, pose deux problèmes:

- la substitution, au système monétaire en vigueurdans ces pays, d'un système ne tendant pas à favoriseret à entretenir le déficit des pays dont la monnaie estconsidérée comme équivalente à l'or par les Banquesd'émission qui la reçoivent;

- la liquidation de la situation instable et dangereu­sement vulnérable résultant de la duplication de l'édificede crédit construit sur le stock d'or des pays à monnaietenue pour équivalente à l'or.

a) Pour l'avenir, le système à établir doit empêcherque les pays créanciers ne reçoivent, en règlement deleurs créances, un pouvoir d'achat que n'auraient pasperdu les pays débiteurs. A cette fin, il faut qu'aucuneBanque d'émission ne puisse prêter à un créancierétranger les devises contre lesquelles elle aurait déjàcréé du pouvoir d'achat à l'intérieur de son propredomaine monétaire (1).

(1) Dans une étude détaillée, cette affirmation devraitêtre tempérée de certaines réserves. L'augmentation des be­soins de monnaie stérilise, à l'intérieur de chaque pays, unpouvoir d'achat qui peut légitimement faire l'objet de prêts.

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LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT 141

Le système de l'étalon-or, même limité aux paiementsextérieurs - système qui, à la différence du gold­exchange-standard, oblige les Banques d'émission àn'émettre de monnaie que contre or ou contre créanceslibellées en monnaie nationale - satisfait à cette condi­tion. Il répondrait donc pleinement à l'exigence sus­mentionnée.

Toutefois, d'autres systèmes de compensation multi­latérale peuvent y satisfaire, à condition que les soldesissus du règlement des déficits ne soient pas remis à ladisposition du pays déficitaire, par exemple par prêtà court terme sur son marché monétaire.

Cependant pareille stérilisation, parce qu'elle seravolontaire et onéreuse, sera toujours précaire, donccontingente, alors que celle qui résulte du jeu de l'étalon­or est la conséquence inconditionnelle et inévitabledes règles qui le caractérisent.

L'évolution de l'Union Européenne des Paiements,par le « durcissement» progressif de ses modalités derèglement - c'est-à-dire par l'augmentation de lafraction payée en or dans les règlements qu'elle impli­quait -, fournit l'exemple d'un acheminement progres­sif vers un système d'étalon-or.

b) Pour la suppression des risques que le legs dequinze années de gold-exchange-standard fait courirà l'Occident, il n'est malheureusement d'autre solutionque le remboursement en or de la plus grande partiedes avoirs en dollars accumulés dans l'actif des Banquesd'émission. Seul pareil remboursement supprimera lesrisques d'effondrement ou de brusque déflation qu'im­plique la duplication de l'édifice de crédit construitsur la réserve d'or des États-Unis.

La difficulté de l'opération résulte de la brusquediminution que pareil remboursement infligerait à laréserve d'or du Federal Reserve System.

Cependant la situation est moins grave qu'il neparaît, le Président Kennedy ayant lui-même énuméré,

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142 LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT

dans son message, les ressources disponibles ou sus­ceptibles d'être libérées pour pareil· remboursement, s'ilétait demandé.

Par ailleurs, la liquidation du gold-exchange-standard,si elle n'est pas l'effet d'une panique- qu'il s'agit préci­sément d'éviter - peut être organisée et n'intervenirque progressivement.

c) Cependant la suppression de la duplication carac­téristique du gold-exchange-standard, en faisant dispa­raître dans les encaisses des Banques d'émission lesavoirs en dollars, diminuera le volume global des liqui­dités monétaires et pourra le réduire à un montantinférieur au minimum nécessaire à l'exécution des règle­ments quotidiens.

Pareille conséquence ne saurait être admise.Pour y parer, diverses propositions ont été formulées.

La plus notoire est celle qui émane du professeur Triffin.Elle prévoit la concentration des réserves en devisesdes Banques d'émission, au Fonds monétaire interna­tional, où elles deviendraient une véritable monnaieinternationale.

En outre, le Fonds monétaire se verrait doté d'unpouvoir d'émission, l'autorisant à parer à toute insuf­fisance de liquidité par création de sa propre monnaie,à un rythme qui devrait être fixé par une autorité inter­nationale en fonction des besoins de l'expansion.M. Triffin indique que, sous réserve des conclusions del'étude à intervenir, ce rythme pourrait être tel qu'ilmajore de 3 à 5 %par an le stock constitué par l'ensembledes réserves d'or et des avoirs en devises des banquescentrales.

Le plan, très proche de celui que Lord Keynes avaitprésenté en 1943 (1), est ingénieux, car il diminueraitsensiblement, du fait de la concentration des encaisses

(1) «ProposaIs by British Experts for an International Clea­ring Union ».

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LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT 143

qui en serait la conséquence, les besoins de liquiditédes Banques centrales. Mais dans le système complexeimaginé par M. Triffin, la nouvelle monnaie d.e règlementne serait que partiellement convertible et pourrait, encertaines circonstances, être vouée au cours forcé. Enoutre, l'autorité chargée de l'émettre serait nantie, dufait de ses facultés d'émission, d'un véritable pouvoirde prélèvement sur l'économie des États membres.

C'est la crainte de l'inflation qui avait fait repousseren 1943 le plan Keynes. Les raisons qui l'avaient faitécarter semblent encore valables aujourd'hui et valent,également, contre divers autres plans de même inspi­ration.

Le refus d'une solution inflationniste a conduit cer­tains commentateurs à rechercher, dans une majorationdu prix de l'or, l'augmentation de la valeur nominaledes encaisses métalliques. Ils observent que ce prix estresté immuablement fixé à son niveau de 1933 - 35 $l'once - bien que, depuis cette époque, les prix en dollarsaient sensiblement doublé.

Il n'est pas douteux que la hausse du prix de l'or endollars, donc, en même temps, du prix de l'or en toutesmonnaies dont le cours a été fixé en dollars, augmen­terait la valeur nominale des réserves métalliques et,par là, faciliterait la liquidation des fausses encaissesissues du fonctionnement du gold-exchange standard.

On ne saurait cependant, sans imprudence, tirer decalculs simplistes l'estimation de la hausse nécessaireou même seulement l'affirmation qu'une hausse nesaurait être évitée.

En premier lieu, les méthodes de règlement querendraient possible l'extension et le perfectionnementdes institutions de compensation existantes, diminue­raient grandement le volume des liquidités indispen­sables.

Par ailleurs, il est faux que la production de l'or nesoit pas grandement affectée, tant par le prix qui lui

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144 LE PROBLÈME MONÉTAIRE DE L'OCCIDENT

est assigné, que par les mouvements du niveau généraldes prix.

d) Toutes les considérations qui précèdent marquentque la nécessaire liquidation du gold-exchange-standardpose de difficiles problèmes d'art politique et de techniquemonétaire. Ils exigent une étude et une discussionapprofondies.

Pour la préparation de cette discussion, il y a lieud'observer que les problèmes à résoudre ne sont, niexclusivement, ni même essentiellement américains. Leursolution ne peut être trouvée que dans une modifi­cation profonde du système actuellement en vigueurpour le règlement du solde des échanges internationaux,donc du statut même des Banques d'émission nationales.

Si le gold-exchange-standard est le principal respon­sable du déficit de la balance des paiements des États­Unis, ce n'est pas par eux qu'il a été institué, maispar la Conférence monétaire internationale qui a siégéà Gênes, en 1922, et où les États-Unis n'étaient pasreprésentés.

Ce qu'une conférence internationale a fait, seule uneconférence internationale pourra le défaire. Mais il estindispensable qu'elle le défasse rapidement. Une crisemonétaire compromettrait l'assainissement financier,enfin réalisé, dans tous les États de l'Occident. Elleexposerait leurs économies à u.ne récession grave, quiporterait en elle toutes les menaces d'une « grandedépression ».

De toutes façons, à chaud ou à froid, le problème dugold-exchange-standard sera prochainement résolu. Ilest essentiel qu'il le soit à froid. A cette fin, uneinitiative gouvernementale est indispensable et urgente.Si elle intervient à temps, elle évitera aux populationsde l'Occident le désordre et les souffrances d'une nouvellecrise mondiale.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction: Le sort de l'homme se joue sur lamonnaie................................. 7

1. - Souvenirs et réflexions sur l'âge de l'infla-tion.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17

II. - Défense et illustration de l'étalon-or.... 47

III. - Demain, le franc-or? ......••........ 79

IV. - Une vérification a contrario : la résur-rection de l'Allemagne . . . . . . . 103

V. - L'Europe se fera par la monnaie, ou nese fera pas............................... 123

VI. - Le problème monétaire de l'Occident •. 131

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1. du JONCHAy : L'industrialisation de ['Afrique.J. M. KEYNES, professeur à l'Université de Cambridge: Théorie générale

de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie.R. LEKACHMAN, professeur à la Columbia University: Histoire des doc­

trines économiques, de l'antiquité à nos jours.W. A. LEWIS, professeur à l'Université de Manchester: La théorie de la

croissance économique (Préface de G. Leduc, lprofesseur à la Facultéde Droit de Paris).

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J. MEYNAUD, professeur à l'Université de L~usanne : La révolte paysanne.P• MICHELET, docteur ès sciences commerciales et économiques : Les

transports au sol et l'organisation de l'Europe.G. MOSCA, ancien professeur à l'Unive'rsité de Rome: Histoire des doc­

trines politiques.M. PAYET, diplômé de l'Institut d'Études Politiques de Lyon: L'inté­

gration du travailleur à ['entreprise.R. PINTO, professeur à la Faculté de Droit de Paris : Les organisations

européennes.W. RÔPKE, professeur à l'Institut des Hautes Études Internationalesde Genève: Au-delà de l'offre et de la demande (Préface de M. Jacques

Rueff).- La crise de notre temps (PBP N° 16).

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