4
GRAIN DE SUCRE n°40 14 SCIENCE Il aura fallu plusieurs siècles pour comprendre les mécanismes sensoriels du goût. Grâce aux neurosciences, ceux-ci sont désormais décryptés. Si les nouvelles connaissances permettent de faire la part entre l’inné et l’acquis, entre le physiologique et le culturel, elles révèlent également que nous ne sommes pas tous égaux devant le goût. Ça a du goût », « ça a bon goût », « c’est pas bon » ou même « beurk ! » … Ces commentaires jailliront sans doute de la bouche des enfants lors de la Semaine du Goût, en octobre prochain, tout comme ils qualifient au quotidien leurs plaisirs ou déplaisirs alimentaires. Mais est-ce l’aliment qui porte en lui un « goût », bon ou mauvais, fort ou fade, en passant par toutes les nuances intermédiaires ? Et comment expliquer qu’un aliment puisse avoir un goût différent selon les individus ? Les mécanismes de la formation du goût apportent des réponses à ces questions. Une polyphonie sensorielle Le goût est en effet défini comme une image mentale complexe qui résulte de l’activation de récepteurs sensoriels, de voies nerveuses et de centres nerveux. Contrairement à ce que l’on pensait jusque dans les années 1950, un aliment est « sensoriellement muet », il n’a pas de goût en soi. Son goût n’existe que si ses molécules sapides et odorantes stimulent des récepteurs sensoriels lors de la dégustation dans la bouche, le nez et le nerf trijumeau. La bouche contient les papilles gustatives qui sont constituées d’environ 10 000 bourgeons gustatifs qui, logés dans la langue et les muqueuses, captent une infinité de saveurs. Si l’on a coutume de réduire le goût à quatre catégories (salé, sucré, acide, amer), auxquelles s’est ajouté l’umami (saveur typique de la cuisine asiatique que l'on retrouve dans le glutamate), celles-ci ne sont J’AIME, JE N’AIME PAS… POURQUOI UN ALIME «

J’AIME, JE N’AIME PAS… Pourquoi un alime€¦ · Le goût est en effet défini comme une image mentale complexe qui résulte de l’activation de récepteurs sensoriels,

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: J’AIME, JE N’AIME PAS… Pourquoi un alime€¦ · Le goût est en effet défini comme une image mentale complexe qui résulte de l’activation de récepteurs sensoriels,

Grain De SUCre n°4014

SCIENCE

il aura fallu plusieurs siècles

pour comprendre les

mécanismes sensoriels

du goût. Grâce aux

neurosciences, ceux-ci sont

désormais décryptés. Si les

nouvelles connaissances

permettent de faire la part

entre l’inné et l’acquis, entre

le physiologique et le

culturel, elles révèlent

également que nous ne

sommes pas tous égaux

devant le goût.

Ça a du goût », « ça a bon goût », « c’est pasb o n   » o u m ê m e   «   b e u r k   !   » … C e scommentaires jailliront sans doute de labouche des enfants lors de la Semaine du

Goût, en octobre prochain, tout comme ilsqualifient au quotidien leurs plaisirs ou déplaisirsalimentaires. Mais est-ce l’aliment qui porte en luiun «  goût  », bon ou mauvais, fort ou fade, enpassant par toutes les nuances intermédiaires ? Etcomment expliquer qu’un aliment puisse avoir ungoût différent selon les individus ? Les mécanismesde la formation du goût apportent des réponses àces questions.

Une polyphonie sensorielleLe goût est en effet défini comme une image

mentale complexe qui résulte de l’activation derécepteurs sensoriels, de voies nerveuses et decentres nerveux. Contrairement à ce que l’onpensait jusque dans les années 1950, un alimentest « sensoriellement muet », il n’a pas de goût ensoi. Son goût n’existe que si ses molécules sapideset odorantes stimulent des récepteurs sensorielslors de la dégustation dans la bouche, le nez et lenerf trijumeau. La bouche contient les papillesgustatives qui sont constituées d’environ 10 000bourgeons gustatifs qui, logés dans la langue et lesmuqueuses, captent une infinité de saveurs. Si l’ona coutume de réduire le goût à quatre catégories(salé, sucré, acide, amer), auxquelles s’est ajoutél’umami (saveur typique de la cuisine asiatique quel'on retrouve dans le glutamate), celles-ci ne sont

J’AIME, JE N’AIME PAS…

Pourquoi un alime  

«

Page 2: J’AIME, JE N’AIME PAS… Pourquoi un alime€¦ · Le goût est en effet défini comme une image mentale complexe qui résulte de l’activation de récepteurs sensoriels,

OCTOBRE 2016 15

nt a « bon goût » ?que des repères à travers le continuum del'immensité des saveurs qui peuvent êtreperçues.Le nez joue également un rôle clé. À lui,l’appréhension des arômes de l’aliment :en remontant par l’arrière gorge, desmolécules odorantes stimulent lamuqueuse olfactive. La combinaison desarômes et des saveurs perçus produitune multitude de flaveurs. On peutapprécier toute l’importance de cetteolfaction rétronasale lorsqu’elle estempêchée par un rhume ! L'imagesensorielle est complétée parl'intermédiaire du nerf trijumeau, qui

innerve toutes les muqueuses de la face.Sa stimulation permet de ressentir lepiquant du poivre, le brûlant du pimentet le frais du menthol, mais aussi lepétillant d’une boisson ou encorel’astringence de l’artichaut.Outre ces phénomènes chimiques,interviennent également desmécanismes physiques  : la vue d’unaliment sollicite un goût mémorisé etcrée une attente, son odeur directecomplète les arômes qui ne sont diffusésque lors de la mastication tandis que satexture ou sa température sont évaluésnotamment par les sensibilités

mécaniques des dents, de la peau et desmuscles ou par l’audition. Toutes cesinformations sensorielles sonttransformées en influx nerveux puisenvoyées au cerveau où elles sonttraitées pour ne plus former qu’uneimage multi sensorielle globaleappelée  «  image du goût  », qui est lareprésentation consciente de l’aliment.Le cerveau reconnaît la nature etl’intensité de la stimulation de manièreautomatique et relativement stable. Lemême goût produit quasiment la mêmeimage, ce qui permet sa reconnaissancepar la mémoire, et plus le goût est

Comme chacun a pu l’expérimenter, la perception de lasaveur sucrée varie selon des individus et elle estdifférente si la molécule sucrante est naturelle ouartificielle. Ces deux phénomènes ont été éclairés dansles années 2000 grâce aux travaux menés sur la natureet la structure complexe des récepteurs de la saveursucrée. Celle-ci est perçue quand, au niveau des papilles,deux protéines spécifiques (T1R2 et T1R3) sontcombinées et couplées à une protéine G, qui transmetl’information aux fibres nerveuses. Mais la manière dontles molécules s’associent à ces détecteurs T1R2 et T1R3varie. Par exemple, le saccharose se lie aux deux dansune zone précise alors que les édulcorants ne le fontqu’à l’un ou à l’autre et sur des parties différentes. Cequi expliquerait certaines différences dans l’intensité etla qualité de la saveur perçue.

Ces récepteurs à la saveur sucrée ont également étédétectés dans les cellules de multiples organes,notamment dans le tube digestif, où ils ont une missionde régulation. Ils y détectent la présence de sucres,envoient un signal de satiété au cerveau et inhibent laprise alimentaire par le jeu de sécrétions hormonales.Encore plus surprenant, ces récepteurs ont été identifiésdans nos sinus : inactivés en cas d’infection puisque leglucose est consommé par les microbes, ils libèrent

alors l’action des récepteurs amers et ainsi la productiond’antibiotiques naturels.

Comme l’analyse Philippe Reiser, directeur des Affairesscientifiques du Cedus et auteur d’un article sur cesujet*, « en quelques dizaines d’années, nous sommespassés à une tout autre vision des mécanismes de détectiondes sucres. Dépassant leur première fonction designalisation du goût sucré, les récepteurs aux sucresapparaissent désormais comme des capteurs répartis dansdes organes ou tissus clés, signalant à notre organisme quenous avons consommé des sucres et l’aidant ensuite à gérercette sourced’énergie pardes boucles derégulationcomplexes ».

* Philippe Reiser, «  DuGoût des sucres à leurrégulation : de nouveauxrôles pour les récepteursde la saveur sucrée  »,Industries Alimentaires et

Agricoles, juillet-août 2015

le sucré, un agent de la régulation alimentaire

Page 3: J’AIME, JE N’AIME PAS… Pourquoi un alime€¦ · Le goût est en effet défini comme une image mentale complexe qui résulte de l’activation de récepteurs sensoriels,

Grain De SUCre n°4016

Sucré, salé, acide, amer : les quatresaveurs de base du goût. Savoir lesreconnaître et les nommer fait partiedes objectifs fondateurs des Leçons de Goût, dispensées chaque annéeaux élèves de CM1-CM2 dans le cadrede la Semaine du Goût.

intense, plus l’amplitude des impulsionsé le c tr iques e t l e ur v i tess e depropagation augmentent.

À chacun « sa madeleinede Proust »Même si l’on sait que chaque mangeurpossède sa propre carte de sensibilitéselon ses récepteurs sensoriels, cesmécanismes n’expliquent pas pourautant pourquoi les uns aiment desaliments que les autres détestent... Pourle comprendre, il faut décoder le plaisirassocié à un aliment qui, lui, dépend de l’apprentissage, de l’expérienceindividuelle et de facteurs génétiques. Sinous aimons un aliment, c’est que sonimage sensorielle est associée à desmessages hédoniques, symboliques etculturels stockés dans notre mémoire.

Les mécanismes du goût se mettent en place au cours des trois premières années.L’appréciation des aliments est modelée par les expériences gustatives de cette période, puiselle s’actualise au fil des âges et du vécu social et culturel de l’individu.

Ainsi, l’appréciation des aliments estessentiellement modelée par lesexpériences gustatives vécues de l’âge dequatre mois à trois ans. « Si, lors de cetteétape,   l'enfant  ne  goûte  pas  à  certainsaliments, il y a de grandes chances qu'il neles  apprécie  pas  par  la  suite  », affirmeSophie Nicklaus, chercheuse au Centredes sciences du goût et del'alimentation, à Dijon. Durant cettepériode charnière se produiraient eneffet des liens entre récepteurs olfactifset gustatifs et centres nerveuximpliqués dans le goût et lamémorisation.Ces goûts et ces dégoûts sont ensuiteperpétuellement actualisés, en fonctiondu contexte social et culturel dans lequelsont consommés les aliments et enfonction du plaisir qu’ils procurent.Même les préférences gustatives innées– par exemple l’attirance du nouveau-népour la saveur sucrée et son rejet del’amertume – s’éduquent, s’affinent et secultivent au fil du temps. C’est donc levécu du mangeur et son souveniraffectif des aliments qui déterminentleur goût mais aussi orientent ses choixalimentaires, expliquent l’évolution despréférences alimentaires tout au long desa vie et singularisent les individus alorsque la culture tendrait plutôt àharmoniser leurs comportements.Mais c’est aussi une question depatrimoine génétique. Les étudesrévèlent progressivement que le nombreet la qualité des récepteurs olfactifs etgustatifs varient considérablement d’unindividu à l’autre. Les différencesindividuelles de perception des odeurset des saveurs marquées sont capablesd’inf luencer les comportementsalimentaires de chacun, voire sonmétabolisme. Cela expliquerait laprédisposition de certaines personnes àpréférer les frites aux pommes vapeur etle «  goût  » très différent que deuxindividus peuvent trouver à ladégustation d’un même dessert. Ainsi,au-delà de la compréhension desphénomènes en j e u d ans lesmécanismes du goût et l’appréciationdes aliments, ces recherches ouvrent denouvelles perspectives thérapeutiquespour la prise en charge de maladiestelles que le diabète et l’obésité.

Sources : Nathalie Potitzer, « Les mécanismes sensoriels dela dégustation », Information Diététique, 2013. Sophie Colsne,« Pourquoi nous aimons manger », La recherche, juillet-août2010

Page 4: J’AIME, JE N’AIME PAS… Pourquoi un alime€¦ · Le goût est en effet défini comme une image mentale complexe qui résulte de l’activation de récepteurs sensoriels,

Santéexpress

17OCTOBRE 2016

le gOût, ça s’apprenD !

Mieux comprendre les déterminantsde la santé pour mieux agir sur lespopulationsCréée le 1er mai 2016 dans le cadre de la Loi demodernisation du système de santé etbaptisée « Santé publique France », la nouvelleagence de santé publique regroupe désormaisles missions et attributions de trois structuresdistinctes : l'Institut national de prévention etd'éducation pour la santé (Inpes), l'Institut deveille sanitaire (InVS) et l'Etablissement depréparation et de réponse aux urgencessanitaires (Eprus).

En tant qu’agence scientifique et d’expertise,Santé publique France a pour vocation deprotéger la santé des populations enintervenant dans six domaines :

• l'observation épidémiologique et lasurveillance de l'état de santé despopulations ;

• la veille sur les risques sanitaires menaçantles populations ;

• la promotion de la santé et la réduction desrisques pour la santé ;

• le développement de la prévention et del'éducation pour la santé ;

• la préparation et la réponse aux menaces,alertes et crises sanitaires ;

• le lancement des alertes sanitaires.

Conformément aux orientations définies parles Pouvoirs publics, dont elle contribue àéclairer les décisions, la nouvelle agence placeles inégalités sociales de santé au cœur de sadémarche de travail en agissant à la fois sur lesdéterminants de la santé et envers lespopulations avec l’objectif de mieux connaître,expliquer, préserver, protéger et promouvoir lasanté des populations. Elle s’appuie pour celasur la recherche scientifique et sur un réseaude partenaires : membres du Réseau nationalde santé publique, acteurs de terrain…

www.santepubliquefrance.fr

ner à la Française », ou l’importancedu premier repas de la journée pourles enfants et les adultes  ; «  Bienmanger avec un petit budget  », quipropose une approche conjointe descritères économique, de plaisir etd’équilibre nutritionnel. Si les Leçonsde Goût offrent un cadre idéal pouraborder la question du Petit déjeuneravec les enfants, l’animation Chefssur les campus permet de sensibiliserla population étudiante grâce à desshows culinaires prenant en compteles contraintes des jeunes adultes  :

budget, temps, espace, équipement…Autant d’initiatives qui renouvellentet réaffirment la vocation pédago-gique de la Semaine du Goût, que ladirectrice en charge de l’événement,Sophie Gerstenhaber, résume en cesmots : « l’éducation et la transmissiondu goût pour le plus grand nombre àtravers la rencontre du public avec lesprofessionnels en activité et à venir ».

www.legout.com

Depuis sa création en 1990 à l’initia-tive de la Collective du sucre et dujournaliste Jean-Luc Petitrenaud, laSemaine du Goût place l’éveil senso-riel et l’éducation au goût au centrede sa vocation. Partant du principeque l’acquisition, dès l’enfance, d’unrépertoire alimentaire large et ouvertest une condition sine qua non del’accession à la diversité alimentairequi constitue elle même un facteurd’équilibre nutritionnel et de bonnesanté, la Semaine du Goût a été fon-dée à partir des fameuses Leçons deGoût qui restent aujourd’hui un pilierde cet événement de dimensionnationale.Chaque année des centaines de pro-fessionnels des métiers de bouche semobilisent pour dispenser desLeçons de Goût à 200 000 élèves desclasses de CM1-CM2 dans toute laFrance. Preuve de son importance,cette dynamique éducative vaut à laSemaine du Goût d’être placée sousle haut patronage des ministères del’Agriculture et de l’Éducation natio-nale. Comme le confirme la directriced’une école parisienne « les Leçons deGoût s’intègrent dans une approche del’éducation au goût désormais institu-tionnalisée : l’Académie nous demandeque l’éveil au goût et à la nutrition fassepartie intégrante du programme, aumême titre que l’éveil aux arts. C’estdonc un enseignement non optionnel ».

Sous le slogan «  Bien manger pourbien vivre  », la 27e édition de LaSemaine du Goût (10-16 octobre2016) a choisi d’explorer, notamment,deux thématiques  : « Le petit déjeu-