Jean Baudrillard au-delà du réel

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  • 8/7/2019 Jean Baudrillard au-del du rel

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    07/03/2007 06H30

    Jean Baudrillard au-del du relLe sexe, le langage, les signes, la marchandise, la guerre ... Rien n'a chapp aux analyses paradoxales dusociologue, mort hier 77 ans.

    MAGGIORI Robert

    Jean Baudrillard, c'tait la curiosit mme. Il ne ratait rien, pas un livre, pas un article, pas un geste, pas unpaysage, une exposition, un film, une expression sur un visage, une posture, un habit, un foulard, un logo,une ombre, un cran de tlvision, un bec de gaz, le macadam mouill par la pluie, une pice de thtre(Camille Claudel, joue par Charles Gonzales au Lucernaire lui donnera la plus grande motion de sa vie), unconflit politique, une guerre. Il semblait errer, vagabonder d'un pas nonchalant, effleurer du regard toutechose, et toujours prt sourire de tout, bonhomme.

    En ralit, il fixait les choses. Comme on fixe parfois ces images curieuses, de formes gomtriquesentremles, qui soudain laissent voir autre chose un monstre, deux corps enlacs, la barbe de Freud... quece qu'elles taient censes donner voir. Il pensait que la thorie ne peut tre que cela : un pige tendu

    dans l'espoir que la ralit sera assez nave pour s'y laisser prendre. Aussi en plaait-il partout, des piges.Mais, en attendant que la ralit vienne s'y faire capturer, et se traduise en prises, en concepts, il se servaitde ses yeux, de ses mains, de ses oreilles, pour tenter de prendre, voir ou entendre ce qui fuit sans cesse,phmre et sidrant, ce qui est peine audible, la cacophonie de ce qui arrive sans ordre ni plan, lebrouhaha du monde. Il faut fouiller le ciel, disait-il, comme pour capter cette lumire venue d'astres mortsdepuis longtemps, o ces vnements tellement lointains, mtaphysiquement lointains qui, n'veillant plusqu'une lgre phosphorescence sur les crans, doivent tre agrandis comme une photographie pour trevus, au risque, videmment, d'acqurir une ralit qui n'est pas la leur.

    Il faut faire de la thorie un crime parfait

    Jean Baudrillard aura t le sociologue des vnements tranges. Pour les capter, il faut faire de la thorie

    elle-mme une chose trange. Il faut faire de la thorie un crime parfait, ou un attracteur trange. C'est ceque Baudrillard a fait, en usant de tous les styles et toutes les formes d'criture, du paralogisme au paradoxe,de la parodie l'aporie, de la provocation l'ironie, et en devenant le penseur des missions impossibles ycompris en faisant s'autodtruire sa pense ds qu'elle se systmatisait , le vigile, parfois cynique, de lapense vigilante, attentif capturer la dernire lueur qu'envoie la ralit avant de disparatre, ou,reconnaissait-il, le tenant d'une analyse irraliste des vnements irrels.

    Germaniste de formation, la sociologie de Jean Baudrillard il riait, lorsqu'on voquait sa sociologie s'estdonc caractrise par une incroyable, et droutante, inventivit, et la cration de concepts qui, pourrait-ondire, courent aprs des faits sociaux devenus fluides, liquides, insaisissables, plus rels que rels dans leurirralit, plus fictifs que fictifs dans leur ralit. C'est pourquoi on reconnat tout de suite que l'on se trouvechez Baudrillard : un monde peupl de simulacres, de supraconducteurs, de stratgies fatales, desurfusions, de virus, de prolifrations et de contagions, de terminaux interactifs, et, justement, d'attracteurstranges.

    Etudes sur la socit de consommation

    Ses premiers livres, auquel il est rest fidle en esprit, taient des annes-lumire de tout cela : la lumiredu structuralisme et de la smiologie, ils s'attachaient rviser la thorie marxienne des besoins, comme lefaisait en Hongrie Agns Heller. Par la suite, toute sa production fera date. Ses tudes de la socit deconsommation, des nouveaux mythes de la communication et du systme des objets l're de la dominationde la haute technologie sont des classiques : le Systme des objets (1968), la Socit de consommation(1970), Pour une critique de l'conomie politique du signe (1972), le Miroir de la production (1973)...

    L'influence de Roland Barthes, de Henri Lefebvre, de Guy Debord est assez sensible cette poque. Mais peu peu Baudrillard devient Baudrillard, figure unique du paysage intellectuel, qui s'intresse essentiellement auxreprsentations, et, avec un de ses ouvrages majeurs, l'Echange symbolique et la mort(1976), montre le

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    fonctionnement des systmes d'changes symboliques (ou de fin des changes) dans les socits dveloppes.Ds lors, tout, tous les phnomnes culturels, politiques, sociaux, esthtiques de la socit moderne puispostmoderne, s'ouvriront sa rflexion.

    L'objet n'est plus ce qu'il tait

    Ce que Baudrillard entrevoit, avant tout le monde, c'est la rvision dchirante que subissent et le principe deralit et le principe de connaissance. L'objet n'est plus ce qu'il tait, voil, sous une formule sibylline, ce

    dont il faut rendre compte, avec la conscience de ne pas pouvoir en rendre compte. L'objet se drobe danstous les domaines et n'apparat plus que sous forme de traces phmres sur des crans de virtualisation.Normalement, un objet, tel que la pense traditionnelle le pensait, est susceptible de poser devant lui unsujet ; est capable de s'inventer un dispositif qui l'quilibre, de valeur et d'change, de casualit et definalit ; est capable de jouer sur des oppositions rgles : celles du bien et du mal, du vrai et du faux, dusigne et de son rfrent. Or rien de tout cela ne correspond plus l'tat de notre monde, qui n'est mmeplus en crise laquelle suppose son lot de tensions et de contradictions faisant tout compte fait fonctionner lesystme , mais est en proie un processus catastrophique de drglement de toutes les rgles.

    De l vient que les phnomnes le rel et le fictif, par exemple , au lieu de s'exclure s'ils sont contradictoires,de se complter le cas chant, de s'adapter ou de se vrifier mutuellement, bref de s'changer, selon lesrgles de la diffrence et du diffrentiel, selon ce que l'un ou l'autre n'a pas, finissent l'un et l'autre par devenirparadoxaux. Par entrer dans une phase de drive exponentielle, et donc par se grever alatoirement desens, de la mme manire qu'un signe, n'ayant plus d'changes avec la ralit qu'il signifie, enfle,s'hypertrophie, prolifre, drange tous les ordres, se multiplie tout seul en mtastases, jusqu' tout signifier,ou rien. Tout alors est frapp par une sorte de principe d'incertitude, la vrit, le travail, l'information, larichesse sociale, le sexe, le langage, la mmoire, le rcit historique, l'oeuvre d'art, l'Autre, la culture, lareprsentation, l'vnement lui-mme, entre tout et tout, on a essay d'tablir des quivalences artificielles,en n'arrivant, en fait, qu' ajouter d'autres simulacres, des couches factices de sens, de l'hyper, du cyber, desprothses...

    Son dsir de ne rien rater de la vie

    Tout bouge et rien ne s'change. L'imposture et l'illusion deviennent plus vraies, le rel disparat sousl'hyperralit... Les thses paradoxales de Jean Baudrillard y compris lorsqu'elles appelaient Oublier Foucault ont choqu, agac, amus, interloqu. Elles avaient une vertu cependant (si on ne veut pas parler des vertusde Baudrillard, sa dignit sortir de la misre dans laquelle il tait, l'poque o il vivait dans une tour duXIIIe arrondissement, sa gentillesse, sa disponibilit, sa curiosit, son dsir de ne rien rater de la vie, etsurtout pas les omelettes aux cpes !), que nul n'a jamais nie : quel que soit le sujet abord, Jean Baudrillarddisait toujours quelque chose que personne n'avait jamais dit. Il tait obsd, il est vrai, par une questiontrange : que faire quand les vnements dpassent la vitesse du sens ?