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changements intervenus en France depuis 1980. Il est impossible ici de rendre compte de cha- cune des contributions individuelles. Elles ont été écrites par des auteurs qui font référence dans leurs domaines. Au total cet ouvrage réunit un ensemble dexcellentes contributions sur lévolution de la France durant les dernières décennies, et permet de retrouver en un seul volume des analyses dispersées dans des livres et des revues très diverses. Le plan adopté laisse présumer du parti pris adopté : « le retour du marché » précède « leffritement des piliers de la cohésion sociale », la redistribution des pouvoirs de lÉtat et lanalyse de la « crise du politique ». Il sattache plus aux gouvernances quaux gouvernements ou aux mouvements sociaux. Et pourtant cest aux comportements des dirigeants politiques que les auteurs impu- tent la crise du politique. « La France sans boussole, au milieu des marchés » (introduction) serait la victime de « lhypocrisie des dirigeants politiques » (p. 14) qui déguisent sous une rhétorique de contraintes leurs politiques favorables au marché. Ces dirigeants nont pas dif- fusé une vision commune susceptible de donner sens et légitimité aux changements en cours. Àlinverse de la Grande-Bretagne où les changements de politiques sont débattus sur la place publique, notamment lors des élections, la France serait le pays des « changements imposés, non débattus », ce qui explique les échecs de sa politique de réforme (p. 27). Ce pays aurait été transformé par des « changements très progressifs, souvent silencieux, sans vision densemble » (p. 4 de couverture). Il paraît alors difficile de concilier cette affirma- tion avec le contenu même de certains chapitres de cet ouvrage. Bruno Palier, par exemple, montre dans sa contribution que les réformes de lÉtat-providence en France opèrent une dua- lisation explicite et assumée entre solidarité nationale et solidarité sociale. De même Agnès Van Zanten marque comment se développe avec les ZEP, une conception nouvelle de la jus- tice sociale dont on aurait pu analyser le développement avec les politiques de la ville. La thèse de latonie du débat public est difficilement conciliable avec lexistence notée par plu- sieurs contributeurs dune société civile active et contestatrice. En fin de compte, le livre hésite entre deux interprétations : dun côté il laisse supposer que les politiques et leurs alliés poursuivent un dessein caché vers le libéralisme, et de lautre il affirme que ceux-ci naviguent à vue sans boussole, subissant les aléas du marché. Pour tran- cher, il aurait fallu rentrer plus à fond dans la boîte noire de lÉtat en action. Bruno Jobert PACTESciences-Po recherches, institut détudes politiques de Grenoble, BP 48, 38040 Grenoble cedex 09, France Adresse e-mail : [email protected] (B. Jobert). 0038-0296/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.soctra.2007.06.004 Jean-Marie Pernot, Syndicats : lendemains de crise ?, Gallimard, Folio Actuel, Paris, 2005 (400 pages) Louvrage de Jean-Marie Pernot, spécialiste reconnu du syndicalisme, se compose de cinq chapitres suivis dannexes diverses (chronologie, bibliographie, liste des sigles utilisés, index). Abordant demblée le mouvement social de 2003 sur les retraites parce quil révèle létat réel des syndicats il y a un « avant » et un « après 2003 » (p. 23) ,lauteur se propose de contribuer au débat en se fondant sur divers traits : le rapport des syndicats à la société qui Comptes rendus / Sociologie du travail 49 (2007) 398442 401

Jean-Marie Pernot, ,Syndicats : lendemains de crise ? (2005) Gallimard, Folio Actuel,Paris (400 pages)

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changements intervenus en France depuis 1980. Il est impossible ici de rendre compte de cha-cune des contributions individuelles. Elles ont été écrites par des auteurs qui font référencedans leurs domaines. Au total cet ouvrage réunit un ensemble d’excellentes contributions surl’évolution de la France durant les dernières décennies, et permet de retrouver en un seulvolume des analyses dispersées dans des livres et des revues très diverses. Le plan adoptélaisse présumer du parti pris adopté : « le retour du marché » précède « l’effritement des piliersde la cohésion sociale », la redistribution des pouvoirs de l’État et l’analyse de la « crise dupolitique ». Il s’attache plus aux gouvernances qu’aux gouvernements ou aux mouvementssociaux. Et pourtant c’est aux comportements des dirigeants politiques que les auteurs impu-tent la crise du politique. « La France sans boussole, au milieu des marchés » (introduction)serait la victime de « l’hypocrisie des dirigeants politiques » (p. 14) qui déguisent sous unerhétorique de contraintes leurs politiques favorables au marché. Ces dirigeants n’ont pas dif-fusé une vision commune susceptible de donner sens et légitimité aux changements en cours.À l’inverse de la Grande-Bretagne où les changements de politiques sont débattus sur la placepublique, notamment lors des élections, la France serait le pays des « changements imposés,non débattus », ce qui explique les échecs de sa politique de réforme (p. 27).

Ce pays aurait été transformé par des « changements très progressifs, souvent silencieux,sans vision d’ensemble » (p. 4 de couverture). Il paraît alors difficile de concilier cette affirma-tion avec le contenu même de certains chapitres de cet ouvrage. Bruno Palier, par exemple,montre dans sa contribution que les réformes de l’État-providence en France opèrent une dua-lisation explicite et assumée entre solidarité nationale et solidarité sociale. De même AgnèsVan Zanten marque comment se développe avec les ZEP, une conception nouvelle de la jus-tice sociale dont on aurait pu analyser le développement avec les politiques de la ville. Lathèse de l’atonie du débat public est difficilement conciliable avec l’existence notée par plu-sieurs contributeurs d’une société civile active et contestatrice.

En fin de compte, le livre hésite entre deux interprétations : d’un côté il laisse supposer queles politiques et leurs alliés poursuivent un dessein caché vers le libéralisme, et de l’autre ilaffirme que ceux-ci naviguent à vue sans boussole, subissant les aléas du marché. Pour tran-cher, il aurait fallu rentrer plus à fond dans la boîte noire de l’État en action.

Bruno JobertPACTE–Sciences-Po recherches, institut d’études politiques de Grenoble, BP 48,

38040 Grenoble cedex 09, FranceAdresse e-mail : [email protected] (B. Jobert).

0038-0296/$ - see front matter © 2007 Publié par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.soctra.2007.06.004

Jean-Marie Pernot, Syndicats : lendemains de crise ?, Gallimard, Folio Actuel,Paris, 2005 (400 pages)

L’ouvrage de Jean-Marie Pernot, spécialiste reconnu du syndicalisme, se compose de cinqchapitres suivis d’annexes diverses (chronologie, bibliographie, liste des sigles utilisés, index).Abordant d’emblée le mouvement social de 2003 sur les retraites parce qu’il révèle l’état réeldes syndicats — il y a un « avant » et un « après 2003 » (p. 23) —, l’auteur se propose decontribuer au débat en se fondant sur divers traits : le rapport des syndicats à la société qui

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en constitue le creuset ; un détour par l’histoire ; et une démarche comparative au niveau euro-péen afin de mieux saisir les spécificités françaises.

Dans ces divers contextes, le traitement de certaines questions doit être particulièrement misen relief. Il en est ainsi des origines du syndicalisme français et de ses rapports à la fois ambi-gus et patents au réformisme. Ou encore du syndicalisme en Europe que l’auteur aborde enrefusant tout comparatisme sommaire et en éclairant des points d’importance tels l’ampleurdu reflux des syndicats européens, la féminisation des adhésions et la syndicalisation dans cer-tains pays (pays nordiques, Irlande, etc.), l’évolution des rapports « syndicats–partis » ou lamise en cause des modèles de partenariat social qui s’étaient institués dans l’après-1945.

De la même façon, on peut évoquer l’analyse que l’auteur fait du rôle de l’État dans le sys-tème français des relations professionnelles et qui tel Janus apparaît sous un double aspect :« allié des employeurs dans la mise en œuvre de la modernisation flexible des entreprises »(p. 292), il garde la « mainmise sur les relations professionnelles et par là même sur la repré-sentation syndicale », limitant par ce fait l’espace d’autonomie et de responsabilité de celle-ci(cf. supra). Enfin, est évident l’intérêt de l’ouvrage sur l’essor de la négociation d’entreprise(en France) et ses effets manifestes sur le syndicalisme.

De prime abord, l’ouvrage prend l’aspect d’un état des lieux sur les évolutions du syndica-lisme (français, surtout). Dans ce registre, il emprunte parfois un style qui relève de la chro-nique et qui depuis les travaux de Georges Lefranc caractérise, ici, beaucoup d’études passéesou récentes, sur les syndicats. Pourtant l’ouvrage de Jean-Marie Pernot déborde ce registrepour faire preuve d’une ambition théorique tout à fait légitime et nécessaire dès lors qu’ils’agit d’évoquer l’un des points cruciaux de la question syndicale à savoir celle de la représen-tativité (chapitre V).

Partant de définitions qui renvoient simultanément à la représentation formelle dans les ins-titutions et aux représentations symboliques et culturelles, l’auteur met en relation les notionsd’autonomie et d’intégration qui spécifient à ses yeux, et de façon particulière, la question dela représentation. En d’autres termes, « le syndicat doit tout à la fois construire l’autonomie dugroupe qu’il aspire à représenter et en même temps intégrer celle-ci dans le tissu procédural del’échange » (p. 266), et donc dans les institutions. Se référant à divers thèmes, la légitimité, lerapport entre communautés professionnelles de base et action globale, l’idéologie, Jean-MariePernot montre avec talent certains des traits ambigus qui marquent, aujourd’hui, la question dela représentation face au législateur et à l’intervention de l’État. En effet, si « la loi (…) estprotectrice là où le libre jeu de la concurrence et du contrat renforce la domination desemployeurs (…), le recours excessif à l’État peut aussi se retourner contre le besoin d’autono-mie de la fonction représentative » (p. 301).

Certes, parce que constituant un réel apport au débat à la fois scientifique et social,l’ouvrage mérite d’être lui-même objet de débat au moins sur certains de ses thèmes et notam-ment deux d’entre eux car ils prennent ici une importance particulière dans l’analyse des évo-lutions du syndicalisme : il s’agit de l’idéologie et (à nouveau) de l’État. Selon nous, l’appro-che que l’auteur fait de l’idéologie, qui pour lui constitue un vecteur essentiel dont ladépréciation expliquerait l’affaiblissement des syndicats (p. 289), est trop univoque. Quel’auteur prenne le contre-pied de ceux qui avec Daniel Bell défendent la thèse de la « fin desidéologies », relève du débat scientifique le plus légitime. Mais qu’à cette fin, il évoque l’idéo-logie comme impliquant « des tableaux de pensée qui aident à comprendre le monde, à y situersa place et ses attentes » (p. 286) peut laisser perplexe. L’idéologie ne peut jamais être saisiede façon purement homogène comme l’ont montré certaines approches étrangères à la versionde Bell sur la « fin des idéologies ». Par exemple, des approches issues de divers courants cri-

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tiques — notamment, de Bourdieu aux différents marxismes — et pour lesquelles l’idéologiepouvait aussi constituer une source profonde d’aliénation collective ou individuelle. Dès lors,est-ce simplement le reflux de certaines idéologies syndicales ou au contraire leur contenu quiexpliquent aujourd’hui la crise du syndicalisme ?

Enfin, le rapport de l’État aux syndicats implique une question centrale. Comment un syn-dicalisme très affaibli peut-il se défaire, ne serait-ce qu’en partie, de l’emprise d’un État qui ledote d’une légitimité institutionnelle mais dont l’action présente (selon l’auteur, on l’a vu) undouble « effet pervers » : elle limite amplement l’espace d’autonomie syndicale qui incarnel’un des traits essentiels de la représentativité tout en confortant en parallèle des processus de« modernisation flexible des entreprises » qui contribuent plus encore au reflux de l’actionrevendicative ? Certes, l’ouvrage ne répond pas à cette question, et pour cause. Elle s’inscritdans un débat toujours en cours et constitue, à sa manière, l’un des traits les plus problémati-ques qui caractérise aujourd’hui, en France, l’état des relations professionnelles et du syndica-lisme. Ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur de l’avoir posée avec autant de force. Il s’agiten effet d’une question qui surplombe d’autres thèmes essentiels qui jalonnent aussi l’ouvragecomme l’évolution des négociations collectives, la culture du conflit, les rapports entre confé-dérations, etc.

Guy GrouxCentre de recherches politiques de sciences politiques, Cevipof, CNRS,

187, boulevard Saint-Germain, Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected] (G. Groux).

0038-0296/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.soctra.2007.06.006

Pierre-Michel Menger, Les intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception,Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, (collection cas de figure),Paris, 2005 (286 pages)

Les intermittents du spectacle, c’est-à-dire les salariés (artistes, cadres, techniciens, ouvriers)des arts du spectacle, du cinéma et de l’audiovisuel, font de manière répétée l’actualité, pourdéfendre les particularités de leur régime d’assurance chômage. Celui-ci est régulièrement cri-tiqué et attaqué en raison de son déficit chronique, que des réformes successives ne sont pasparvenues à endiguer. Le conflit qui en résulte est énigmatique à plusieurs égards : par sa per-manence puisqu’il dure depuis plus de 20 ans ; par son enjeu puisque les salariés sont mobili-sés pour promouvoir, et non combattre, la flexibilité d’emploi ; par ses acteurs puisque lesemployeurs du secteur soutiennent les salariés engagés dans la défense de l’intermittence. Lacompréhension des ressorts de ce « conflit d’exception », comme le qualifie Menger, est aucœur d’un ouvrage réussi et passionnant, qui explore le fonctionnement du système d’emploide l’intermittence, analyse les régulations d’un marché du travail atypique, renseigne les évo-lutions de la démographie professionnelle de ce secteur, restitue la complexité des situationsdes artistes–interprètes, analyse la subtilité des transactions salariales et des négociationscontractuelles, décrypte les règles, mais aussi les usages, du régime d’indemnisation du chô-mage. Progressivement, les connaissances s’emboîtent pour livrer une analyse cohérente durégime d’emploi de l’intermittence, que l’auteur appelle avec justesse « régimed’emploi–chômage ». L’équilibre entre la minutie de l’argumentation, nourrie par des annexes