Jean Pierre Chaumeil a máscara e a placenta

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  • 7/30/2019 Jean Pierre Chaumeil a mscara e a placenta

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    Socit suisse des Amricanistes / Schweizerische Amerikanisten-Gesellschaft

    Bulletin 64-65, 2000-2001, pp. 97-105

    Cest loccasion du visage, et par le visage, quelhomme communique avec lhomme. Cest en dissi-mulant ou en transformant son visage quil interromptla communication, ou quil la dtourne vers dautresfins (LVI-STRAUSS 1989: 179-180)

    Le prsent texte propose de dvelopper unerflexion sur le dualisme et le ddoublement(la gmellit et lidologie bipartite, cf. LVI-STRAUSS1991) dans la tradition artistique dune socitamazonienne, les Yagua, partir dune brve analysemettant en rapport les costumes-masques, les flteset la mythologie des jumeaux.

    Dune faon gnrale, les spcialistes (BAER 1993,1998; HARTMANN 1967, ARHEM 1998 pour le nord-ouest)ont coutume de rpartir les masques sud-amricainsselon trois grandes rgions: le Brsil central (masquesen bois et diadme de plumes), le Prou oriental(masques en terre cuite ou en gourde/calebasse), lenord-ouest amazonien (cagoules-masques), auxquellesil faut ajouter, entre autres, laire des Guyanes et celledu nord de la Colombie. Concernant le nord-ouest, le

    modle le plus courant consiste en une cagouledcorce garnie de franges de palmier tombantpresque jusquau sol et parfois rehausse dun cimieren bois (Yukuna, Bora, Miraa). On trouve ce type demasque chez certains groupes tucano (Cubeo,Makuna, Letuama, Tanimuka) et arawak (Yukuna,

    Kabiyari), et plus au sud chez les Bora, Witoto, Miraa,

    Andoque, Ticuna et Yagua, entre autres. Lusage demmes noms de masque chez certains de cesgroupes suggre lexistence dans le pass dunlangage rituel commun, possiblement doriginearawak (ARHEM 1998: 142, et plus gnralement surcette question: BAER 1998). Alors que chez les Cubeoet les Ticuna les danses masques sont respective-ment lies au rituel funraire et linitiation fminine,ailleurs elles sont clairement associes la priode defructification du palmier Bactriset aux crmonies quilaccompagnent, souvent dite poque dabondance.

    Censs reprsenter les esprits des animaux(parfois des esprits vgtaux et autres entits de lafort, voire des mes de parents dcds commechez les Makuna, cf. ARHEM 1998), ces masques semanifestent le plus souvent par paires. Ils sontraliss par les partenaires rituels et remis au groupedu matre de fte en change de nourriture (birede manioc, tabac, coca, viande, etc.). Ce point rvlela stricte complmentarit des partenaires rituelsdans ce type de crmonie o lon invite les entitsde la fort (assimiles au groupe visiteur ou lautremoiti ?) venir danser et festoyer. En fin de cr-monie, les masques et les habits dcorce sont gn-ralement abandonns ou rpartis dans la parent dumatre de fte. A la diffrence du rituel des fltessacres auquel ils sont parfois associs (voir lecomplexe nord-ouest amazonien du Yurupari), lesmasques ne sont apparemment lobjet daucuneprohibition visuelle autre que celle qui entoure danscertains cas leur fabrication.

    Les masques yagua

    Les costumes-masques des Yagua (socit amazo-nienne forte denviron 4'000 personnes rsidant majo-ritairement au Prou et parlant une langue isole)appartiennent sans aucun doute cet ensemble nord-ouest amazonien. Ils semblent cependant releverdune tradition artistique moins spectaculaire que cellemanifeste dans les groupes prcits. Nul mytherecueilli au cours de plusieurs annes denqutenaborde, comme cest gnralement le cas ailleurs,

    Le masque et le placenta: notes sur les costumes-masques yagua

    Jean-Pierre CHAUMEIL *

    * Ce texte a bnfici des commentaires des participantsau colloque ainsi que de ceux de Ph. Erikson. Quils en soienttous remercis ainsi que les organisateurs du colloque.

    Rsum

    A partir dune brve analyse mettant en rapport lescostumes-masques, les fltes et la mythologie des jumeaux,on se propose de dvelopper une rflexion sur le dualismeet le ddoublement dans la tradition artistique des YaguadAmazonie pruvienne. Les costumes-masques reprsen-tent ici lhabit mnasu de certains animaux, terme drivantdemna placenta, galement nom du cadet des jumeauxmythiques au rle de dcepteur. A ce titre, les masquesexpriment la nature transformationnelle de lidentit corpo-relle et la continuit des tres vivants. A loppos, les fltessacres, associes lan des jumeaux, promulguentla sparation des espces et la permanence des identits.Le couple masque/flte traduirait cette dualit primordiale.

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    la question de lorigine des masques et une brvecomparaison avec ceux des cultures voisines montreque les Yagua ne sont pas vritablement orfvres enla matire. Il est fort possible que les Yagua aientemprunt le masque leurs voisins ticuna ou dautres, comme le pensait dailleurs TESSMANN (1930),mais cette question des emprunts culturels est beau-coup trop complexe pour aboutir quelque conclusionque ce soit dans ce domaine. Toujours est-il que lapremire notification de la prsence de cagoules-

    masques chez les Yagua remonte au milieu duXIXe sicle, poque o le voyageur P. MARCOY (1869,t.2: 286-287) fit une courte visite sur le rio Yaguas:

    Cette danse, dit-il, [] fut excute par trois coryphes,emprisonns chacun dans un sac dcorce en figuredentonnoir renvers. Louverture du sac, qui descen-dait jusquau genou de lindividu, tait borde dunefrange de filioles de miriti. Lextrmit suprieure,pourvue de trous pour la bouche et les yeux, tait ornedun bouquet de folioles en forme daigrette []

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    Les masques actuels ne diffrent gure de ceuxobservs il y a un sicle et demi par Marcoy. Lalongue cagoule dcorce qui descend jusquauxchevilles des danseurs est garnie dune jupe defibres du palmier Mauritia flexuosaidentique au vte-ment traditionnel masculin. Ce sac-habit est perc detrois trous au niveau du visage (pour les yeux et labouche) et dcor (peinture et ornements) aux motifs

    de lespce animale quil reprsente. Les Yagua utili-sent la partie interne (le liber) de lcorce de plusieursespces darbre connues rgionalement sous le nomde llanchama, witsu en Yagua (Manicaria sacci-fera, Olmedia aspera) avec laquelle ils confection-nent aussi des couvertures, des bandes de portage

    pour les nouveaux-ns et, anciennement, des cache-sexes et des ceintures. La technique consiste marteler une longueur dcorce mme le tronc afindobtenir un tissu grossier et relativement solide qui,une fois cousu, peint et orn, formera le masque.Celui-ci, toujours reprsent par paire (en oppositionan/cadet, dualit qui apparat dailleurs comme uneconstante dans lunivers rituel yagua) est obligatoire-

    ment fabriqu par un ou plusieurs individus nappar-tenant pas la mme moiti que celle du matre defte. Rappelons que les Yagua sont organiss en clansregroups en trois catgories naturelles: oiseaux dunct, vgtaux et animaux terrestres de lautre,formant deux moitis exogames. Chaque masque est

    Fig. 1: La danse des masques. [daprs P. Marcoy 1869, t.2: 286]

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    cens figurer un animal bien particulier, ou plutt sonesprit mbaytu. Lidentit du masque par rapport une espce prcise est donc ds le dpart clairementtablie, ce qui nest pas toujours le cas parmi lesgroupes voisins. Chez les Miraa par exemple, cestseulement au moment o le danseur lve le masquepour boire que lon reconnat (par lexpression duvisage) lespce reprsente (KARADIMAS 1999: 3).

    La liste des types figurs est ouverte bon nombredanimaux, nous a-t-on souvent dit. Au cours de nossjours, nous navons cependant observ que troistypes de costumes-masques, reprsentant respecti-vement le jaguar amonimbi, le cervid nariet lper-vier wawitiu.

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    Fig. 2: Dtail des costumes-masques: a) jaguar, b) pervier.

    Photo 1: Le bal des costumes-masques (rio Cajocuma, 1973).

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    On pourrait en ajouter un quatrime, le masque dela raie, ralis aussi lors des grands rituels. Il estconfectionn partir des feuilles du palmier Astro-caryum huicungo disposes en ventail ( limagedu corps aplati du poisson) et pourvues dune queue.A la diffrence toutefois des prcdents, ce masqueest fabriqu par les femmes et donne lieu une dansequi sachve par la mise mort de la raie incombantthoriquement la fille du matre de fte, rituel dontlobjectif est dassurer ce dernier une bonne rcoltede manioc et de banane (sur le masque de la raiechez les Miraa, voir ltude de KARADIMAS 1999).

    Cette parenthse faite, revenons aux cagoules-masques dont la confection est spcifique au grandrituel clanique dinitiation masculine qui se t ient tradi-

    tionnellement entre fvrier et avril, premire poquede maturation des racmes de fruits du Bactris. Cerituel, o lon fabrique galement les fltes sacresinterdites au regard des femmes et des non-initis,

    rappelle par maints aspects le complexe crmonielnord-ouest amazonien du Yurupari, auquel il faut sansdoute le rattacher. Cette premire poque du Bactris(qui a une production bi-annuelle, la seconde poque,infrieure la premire, se situant entre juillet etseptembre) inaugure le cycle annuel des Yagua,comme dailleurs chez bon nombre de socits dunord-ouest qui cultivent ce palmier. Dans lordre dessquences du rituel, les costumes-masques inter-viennent la fin, en contrepoint des fltes sacres quise manifestent au dbut et marquent de faon expli-cite la disjonction des sexes. A linverse, le jeu desmasques donne lieu de joyeuses pantomimes oles deux sexes participent de concert. Les hommesmasqus, enserrs dans leur vtement et soufflant

    en cadence dans des sifflets de bambou, ne peuventvoluer quen sautillant en duo davant en arrire touten imitant les mouvements et les intentions parfoismenaantes des animaux reprsents. Les femmes

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    Photo 2: Le masque de la raie (rio Cajocuma, 1973).

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    tournent autour, les poursuivent ou se font poursuivredans une sorte de bal o les scnes rotiques sont peine voiles. Entre chaque reprsentation, onabreuve les masques en versant la bire de maniocdans les sifflets qui tiennent lieu de paille (lescagoules nont pas de manche). A la fin du bal, lesesprits-masques reoivent du matre de fte unmorceau de viande (gnralement du singe) avant dedisparatre dans la fort proche o les cagoules, leurpeau, sont abandonnes.

    De lavis gnral, le port de ces costumes est dittransformer, ttu la personne dans lesprit delanimal reprsent, dont le manteau dcorce repr-sente la vture, la peau extrieure, visible (sur lathmatique du masque comme systme smiotique

    li la transformation de lidentit, voir POLLOCK 1995,et plus concrtement, en tant quinstrument de trans-formation de lidentit corporelle, VILAA 1999). Lidedu masque comme peau est frquente enAmazonie (par exemple KARADIMAS 1999; GOULARD1998: 238). Mais au-del de ce discours trs gnral,que reprsente finalement cette peau ou, dit autre-ment, de quelle peau sagit-il au juste ?

    Les Yagua emploient le terme mbaytatsupour serfrer au bal des esprits-masques. Ce terme sedcompose comme suit: mbaytu = me, esprit,double, ombre (la locution sabaytu par exemplesignifie se transformer en esprit) et -su (-tsu),suffixe classificateur pour cagoule, sac, (exemplewitsu = corce de llanchama) que lon retrouvedans mnasu= habit, vtement (terme par lequel lesYagua dsignent aujourdhui lhabit occidental, maisaussi les vtements-magiques des chamanes,mbaytu mnasu, cf. infra). Le substantifjasignifiepeau (par extension cuir, carapace, corce; ex:ju t ja = cuir de pcari) mais aussi toile, tissu,chemise, vtement, ceinture (ex: witja = jupe dellanchama) et se trouve donc troitement li par lesens -su. Changer de peau (la mue) se dit jasuti(ttudsigne la fois lacte de crer et de transformer,ide que lon retrouve dans ttuu, larve, chenille,cocon, chrysalide). Or, mnasu, habit, vtementest construit partir de mna(+ suf. -su) qui dsignele placenta; humnati, nos placentas est le termepour se rfrer aux anctres et mnatiasignifie lepremier, lan. Ce lien avec le placenta va nouspermettre de pousser plus avant notre analyse descostumes dcorce et nous entraner vers le mythedes jumeaux mythiques dont nous donnons, ensuivant, le rsum du premier pisode:

    La naissance des jumeauxUne vieille femme, occupe sarcler son jardin, entendau loin la voix rsonnante des fltes sacres annonantle retour des chasseurs. Puis plus un bruit. Inquite, ellerentre au village et dcouvre que tous les habitantsviennent dtre extermins par une horde dIndienssauvages. Parcourant les dcombres, elle recueille unenfant pleurant prs du corps inerte de sa mre, puisun deuxime n du placenta juste ct, et dcide de

    les lever. Au bout de quelques jours, les jumeaux(ndanu, le dmiurge et mna, placenta) grandissentprcipitamment, parlent et dialoguent avec la grand-mre qui les informe de la tuerie. Avides de vengeance,ils partent aussitt la recherche des restes de leursparents massacrs

    Le double placentaire

    Dans le mythe, le placenta primordial se transformeen un enfant, n en second. Bien que les jumeauxpuissent tre traits dans la narration comme uneseule et mme personne, les Yagua saccordent gn-ralement pour dire que ndanu, le dmiurge, est lanet mna, placenta, le cadet (occupant la posit ion dudcepteur). Or, nous avons vu prcisment que leterme pour an, mnatiaest construit partir demna, dsignant le placenta. Pour lever cette ambi-gut, il nous faudra faire une petite incursion dans ledomaine funraire. Mais avant, revenons au motif desjumeaux. La gmellit est perue dans le mythe souslaspect dun enfant-ftus doubl dun enfant-

    placenta maintenant entre eux une relation dan cadet, cest--dire comme une entit ddouble (surlimpossible gmellit des jumeaux amrindiens,voir LVI -STRAUSS 1991). Lun et lautre remplissentdes fonctions complmentaires mais opposes, agis-sant en tout point en sens contraire. Le dmiurge apour rle de rectifier les errements, malentendus etmaladresses de son frre cadet qui agit toujours enpremier. Placenta est en fait un double agissant defaon plus instinctive que raisonne, trait pouvanttraduire la dualit de comportement et de caractreque tout individu est cens possder en lui (sur lafigure la fois contradictoire et fascinante du dcep-teur, cf. entre autres BASSO 1987).

    Voyons maintenant ce quil en est de ce ddou-blement dans la vie quotidienne des Yagua aumoment de laccouchement.

    Funrailles du double

    Lors dune naissance, lenfant est recueilli puisenvelopp dans une couverture dcorce de llan-chama (la mme qui sert faire les costumes-masques) et introduit dans la case dhabitation.Le placenta est soigneusement envelopp son tourdans un tissu dcorce ou de feuilles, puis enterrdans un endroit secret (les Yagua pratiquent linhu-mation comme mode funraire). La gmellitimplique dans toute naissance (ftus + placenta) sesolde donc par linhumation du placenta. Cettepratique funraire du double cadet de lindividuest en quelque sorte une anticipation de ses propresfunraires, en somme ses premires funraillesclbres ds sa naissance (sur le thme, voirDSVEAUX 1998). Lintressant est quau moment dutrpas, le mort aura droit un second placenta,mais tiss cette fois, puisque son cadavre seraenvelopp dans son hamac, assimil cette occasionau placenta. Sur le plan du droulement funraire,le placenta apparat donc bien en position dan, entant que premier. Dans la matrice, il est gale-ment premier en tant quenveloppe du ftus.

    Cette ide de linhumation du double placentaire

    comme premires funrailles est renforce lorsde la naissance de jumeaux qui est un signe demauvais prsage, pour les Yagua comme pour beau-coup dautres cultures amazoniennes. En pareillecirconstance, la tradition veut que lun des deux (lepremier ou le second ?) soit condamn et enterr

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    avec les deux placentas dans un endroit tenu secret.LVI-STRAUSS (1991) a dj longuement attir latten-tion sur cet aspect de la pense amrindienne deprocder des ddoublements successifs partirdune premire paire dopposition.

    La peau des masques et le placenta

    La peau dcorce voque videmment lenve-loppe placentaire mnasu, sac, poche, habit. Lesanimaux, que rien ne diffrenciaient autrefois deshumains (au moment de ltat fusionnel des originesdcrit dans la mythologie, tous les tres vivantsavaient mme apparence), reprennent leur premier

    habit, leur double originel lorsquils viennentrendre visite aux humains et festoyer avec eux. Leurattitude dbride, entre pantomimes et libations,rappelle trop celle du frre cadet dans le mythe pourne pas relever lanalogie, et contraste, comme nousle verrons plus loin, avec celle plus grave et pondredes fltes sacres qui incarnent la voix et les osdes esprits ancestraux sous leur aspect dmiurgique.Les costumes-masques seraient en somme la peau-placenta (cest--dire le double mort-n) desespces animales reprsentes, ou si lon veutlesprit ancestral du double placentaire, position queseraient censs incarner les partenaires rituels delautre moiti, responsables nous lavons vu de lafabrication des masques.

    Bien que nous ne disposions daucune informationprcise sur le masque de la raie mentionn plus haut,il est nanmoins intressant de relever lappui denotre hypothse que ce poisson est souvent explici-tement associ au placenta ou des objets enve-loppants et protecteurs dans maintes socitsamazoniennes (LVI-STRAUSS 1971, IV: 492-493).La fonction protectrice du placenta comme peauextrieure (seconde peau) serait sans doute mettre en rapport avec celle du tube creux dve-loppe dans un texte antrieur (CHAUMEIL 1999).

    Les vtements-magiques des chamanes

    Ceci nous conduit vers un autre domaine de laculture yagua, le chamanisme, o il est galementquestion de costumes-masques, mais dun genreassez particulier et invisible aux profanes, ainsi quele montre le rcit suivant (dialogue entre un esprit etun apprenti chamane):

    Para empezar, voy a darte una especie de saco o ropa,para que no te enfermas y puedas defenderte, para quelos virotes (dardos mgicos) no te alcancen te lopones como una ropa y vers cmo te transformas porcompleto []. (CHAUMEIL 1998: 147)

    Durant linitiation chamanique, les esprits vg-taux remettent au candidat un arsenal dfensifcompos de sac-magiques mbaytu mnasu, me-habit (reprsentant la vture de plusieurs animauxou esprits de la fort) qui ont la proprit de leprotger contre dventuelles attaques lances pardes chamanes ennemis. Lhabit ressemble ungrand sac (comparable aux costumes-masques) quele chamane enfile ds quil se sent menac ou durantson sommeil. Cette ide dune dfense invisible assi -mile une peau enveloppant le corps duchamane est trs rpandue en Amazonie (voir parexemple GOULARD 1998: 234 propos des chamanesticuna qui vivent en permanence dans cet tat den-veloppement). Mais il ne sagit pas seulement duneprotection. En enfilant ces habits, les chamanes affir-ment se transformer, ttu(terme signifiant gale-ment crer, changer de peau) dans lentit oulanimal figur, acqurant du mme coup ses qualitsintrinsques. Do limportance du choix dumasque. Si le chamane entend se dplacer enfort, il endossera lhabit du jaguar, en revanchesil doit pntrer en milieu aquatique, il passera avecplus defficacit celui de lanaconda qui lui permettrade naviguer grande vitesse sous leau tel un sous-marin. Ecoutons un extrait dun chant de transfor-mation en anaconda:

    llamo a la ropa de la gran anacondamadre de las aguas, dame tu ropani, ni (tono de voz que permite la mutacin)

    transformo mi cuerpo con la ropa de la madre de lasaguasmi cuerpo est completamente cubiertoahora est transformado (en anaconda)ra, ra (el cantor vomita un dardo que entrega a la anacondaa cambio de su ropa mgica)

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    Fig. 3: Vtements magiques des chamanes (jaguar, cervid).

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    Lorsquils ne les utilisent pas, les chamanesgardent un contact permanent avec leurs sac-magiques laide de fils invisibles. Ces fils nonseulement maintiennent les sacs solidementamarrs aux chamanes mais permettent cesderniers de communiquer avec eux. Tout se passedonc dans cette histoire comme si les chamanestaient en permanence relis aux vtements-magiques par un rseau de cordons ombilicauxinvisibles.

    Cette perspective dune identit entre costumes-masques et placenta est consolide par les rapportsantagoniques quils entretiennent dans le rituel avecune autre reprsentation desprits, savoir les fltessacres.

    Costumes-masques et fltes sacres:placenta versus enfant

    Deux des espces animales figures dans lescostumes-masques (jaguar et pervier) se trouventgalement associes aux fltes sacres. Ces der-nires incarnent, nous lavons vu, la voix et lesos desprits ancestraux rgulateurs du gibier, sorte

    dintercesseurs auprs des matres des animaux (pourplus de dtails sur ces instruments, voir CHAUMEIL1999). Les joueurs de fltes qui incarnent les espritssont nourris avec de la bire de manioc nonfermente en change de leur prestation (abondancede gibier). De leur ct, les costumes-masques incar-nent les esprits, ou plutt les doubles placentairesdes animaux et sont nourris avec de la birefermente et de la viande de singe.

    Les sons puissants mis par les fltes wirisih(composes dune paire de tubes en oppositionan/cadet) sont associs la voix jaguar. Cet ins-trument est dailleurs surnomm le vieux en rf-rence sa voix rauque et son grand ge: on le ditappartenir la gnration des parents des jumeauxmythiques. Les squences sonores mlodiques pro-duites par les fltes wawitih(paire de fltes--bloc)correspondent au chant de lpervier (le mot wawi-tiuservant composer le nom de la flte dsigne cetoiseau). On aurait donc prsentes dans le mmerituel deux reprsentations diffrentes du mmeanimal, lune avant tout sonore (la voix des fltes),lautre essentiellement visuelle (le masque).

    Intressons-nous maintenant leurs fonctionsrespectives et leur ordre dapparition dans le rituel.Les fltes se manifestent, nous lavons not, endbut de crmonie et sont clairement associes auxinitiations masculines. Celles-ci consistent prcis-ment rvler (visuellement) aux jeunes candidats(gs de 5 8 ans) lidentit (lenveloppe interne)des esprits ancestraux incarns dans les fltes.Le bnfice dune telle opration est dapporter auxnovices force, croissance, adresse, courage et immu-nit contre la maladie (thme de la vie longue), maisaussi daffirmer leur identit clanique. Cest au coursdu rituel dinitiation quils apprendront les chants,porteront leurs premiers ornements et peinturescorporelles, et recevront un nom clanique attach leur personne, signes dune transformation socialepleinement acheve, daucuns diraient dune nouvellenaissance. On concevra sans trop de difficultsque ce qui sort des fltes est un enfant transform(cr). Les fltes marquent par ailleurs de faontrs explicite la disjonction des sexes: la vue des

    instruments est strictement interdite aux femmessous peine de mort ou de maladie grave.En contrepoint, les esprits-masques interviennent

    en fin de rituel et traduisent de faon ostentatoire laconjonction des sexes (poursuites et jeux rotiquesse succdent tant que les masques sont prsents).

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    Photo 3: Les fltes sacres: a) wawitihassoci au chant delpervier; b) wirisihassoci la voix jaguar.

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    Dune certaine faon, la venue des esprits-masquesrompt avec la phase crmonieuse et pontifiante dela premire partie, et introduit la squence finale durituel qui sapparente une franche beuverie de 24heures.

    Tout se passe donc comme si les deux objetsrituels (fltes et masques) reproduisaient chacun deleur ct lopposition primordiale dcrite dans lemythe des jumeaux entre un frre an (le dmiurge)qui dissocie les lments du monde en ce quilsseront dsormais, et un frre cadet (placenta, ledcepteur) qui, lui, sobstine lier les lmentscomme ils taient au moment de la grande fusionoriginelle. Dans ce grand concert cosmologique, lesmasques incarneraient lenveloppe extrieure,

    protectrice mais prissable (voir mise mort de laraie) de la personne, les fltes lenveloppe interne,immortelle (principe du clonage) et associe aux os(sur ce dernier thme voir CHAUMEIL 1997: 97-101).

    Dsigner, comme les Yagua le font, leurs anctresdu nom du placenta (humnati), cest sans douteavoir la sagesse de se penser comme mortels (ausens dune immortalit perdue). Mais la diffrencedes Matis pour qui le port du masque est une

    simple anticipation dun tat auquel la condition demortel mne inluctablement (ERIKSON 1996: 21), lecostume-masque yagua signale plutt un tat initialde premires funrailles ou de premire peau(enterrement du double placentaire la naissance)alors que les fltes sacres connotent dessecondes funrailles priodiquement renouveles( chaque initiation) et interprtes comme autant demues ou de changements de peau. Le premierincarne linconstance mais aussi lenchantement dumonde, les secondes la permanence et le renouvel-lement des gnrations. Enfiler le masque chez lesYagua revient bien se transformer, mais aussi etpeut-tre surtout vivre pour un temps la grandeaventure humaine domine par la figure, la fois

    dconcertante et fascinante, de Placenta. Cestencore sans doute avoir cette disposition propre beaucoup dontologies amazoniennes de penser encontinuit lensemble des tres vivants, par-del lasparation dmiurgique des espces. Enlever lemasque (labandonner) reviendrait alors pour lesYagua refouler la part dinstinct sauvage que toutindividu porte en lui.

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    Resumen

    A partir de un breve anlisis poniendo en relacin los trajes-mscaras, la flautas y la mitologa de los mellizos, se proponedesarrollar una reflexin sobre el dualismo y el desdoblamientoen la tradicin artstica de los Yagua de la Amazona peruana.Los trajes-mscaras representan aqu la ropa mnasu dedistintos animales, trmino que deriva demna placenta, elmismo que sirve para nombrar al menor de los mellizos (eltramposo). Las mscaras expresan la naturaleza transforma-cional de la identidad corporal y la continuidad de los seresvivientes. Por el contrario, las flautas sagradas, ligadas al mayorde los mellizos, promulgan la separacin de las especies y lapermanencia de las identidades. La pareja mscara/flautaexpresara tal dualidad primordial.

    Summary

    From a short analysis which correlates the masks, the flutesand the mythology of the twins, we propose to explore thetopic of dualism in the artistic tradit ion of the Yagua of the Peru-vian Amazonia. The masks symbolize here the dress mnasuof several animals, term which comes from mna placenta,the name also given to the younger of the mythical twins (thetrickster). The masks express in this way the transformationof the corporal identity and the continuity of the living being.By contrast, the sacred flute, connected with the elder of thetwins, promulgate the separation of the species and the perma-nence of the identities. The couple mask/flute would thenreproduce this primordial duality.

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  • 7/30/2019 Jean Pierre Chaumeil a mscara e a placenta

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