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•MMH Entretiens avec René Girard Le Christ et le Chaos Michel Treguer a poussé dans ses derniers retranchentents le philosophe si contesté. Un livre étonnant I 1y a un phénomène Girard. De par le monde, nombreux sont ceux qui le tiennent pour l'un des plus grands penseurs de notre temps, de la stature d'un Freud ou d'un Marx, avec la vérité en plus. Dans le petit cercle des spécia- listes des sciences de l'homme, en revanche, il n'est pas rare de le voir traiter d'imposteur. Jamais sans doute un tel ostracisme de la part de ses pairs n'aura frappé un intellectuel. Je connais maints universitaires qui, bravant l'interdit et s'inspirant des idées de Girard, trouvent prudent de n'en rien dire. Avant que chante le coq de la Sorbonne, ils auront protesté, trois fois plutôt qu'une : « Je ne connais pas cet homme!» Le plus fort, c'est que la théorie girardienne se paie le luxe suprême d'ex- pliquer et de prévoir la violence même du rejet dont elle fait l'objet. Seul un insensé, ignorant tout des normes de la recherche en sciences humaines, peut en effet au- jourd'hui proférer les énormités suivantes. En dépit, ou plutôt du fait même de son-bruit et de sa fureur, l'histoire de l'humanité, prise dans sa glo- balité, a un sens. Ce sens nous est aujourd'hui ac- cessible : la science de l'homme est possible, mais ce n'est pas l'homme qui l'a faite. Elle lui a été donnée par une révélation divine. La vérité de l'homme est religieuse. De toutes les religions, une seule possède le savoir sur le monde humain, donc sur toutes les religions qui l'ont précédée. C'est le christianisme, en tant qu'il se fonde sur les Evangiles, c'est-à-dire sur les récits de la mise à mort et de la résurrection du Christ. Girard y insiste : la supériorité du christianisme s'apprécie avant tout en termes de puissance intel- lectuelle. Depuis le XVIIIe siècle, on juge la reli- gion du Crucifié battue à plate couture, et les chrétiens se tiennent eux-mêmes pour des salauds et des imbéciles. Relevez la tête, leur dit Girard, parce que votre foi vous donne une Raison infini- ment supérieure à toutes les sciences humaines, mais pas trop cependant, parce que cette Raison, précisément, n'est pas vôtre : elle vous a été don- née et elle vous dépasse de toute part. A chaque nouveau livre de l'auteur des « Choses cachées depuis la fondation du monde_», même les mieux intentionnés se disent : le système Girard est maintenant clos, il ne peut que tourner en 60 /LE NOUVEL OBSERVATEUR rond, à l'instar de son leitmotiv obsédant - la ré- pétition des meurtres 4ui ponctuent l'histoire des hommes. C'est ne pas comprendre ce qui fait l'originalité absolue del'<( hypothèse» girardienne. Certes, elle reste, dans sa simplicité biblique, im- perturbablement identique à elle-même. Le geste Après dix ans de rencontres et d'interviews, René Girard livre ici des pensées qu'il n'avait jamais dites, sur lui-même, sur sa foi et sur son rapport à l'histoire, avec des mots simples. humain, par excellence, c'est de faire des dieux en faisant des victimes. Lorsqu'une foule en délire décharge sa haine unanime sur un même inno- cent, elle devient une machine à fabriquer du sacré et de la transcendance. C'est sa violence qu'elle expulse en l'imputant à un radicalement Autre : celui-ci ne peut être que divin, puisque tout à la fois infiniment mauvais - il est coupable de la crise qui a ravagé la société - et infiniment bon- il a, par son départ, donné l'ordre et la paix. Le mécanisme est unique, mais la phénoménolo- gie qu'il engendre est aussi variée que les cultures et les institutions humaines, puisque celles-ci re- posent sur une interprétation erronée de l'événe- ment fondateur. Les mythes ne sont que des textes de persécution écrits du point de vue des persécu- teurs. Comme l'anthropologie religieuse d'avant le structuralisme et Nietzsche l'ont bien vu, la Pas- sion du Christ n'est, dans les faits, qu'un meurtre collectif de plus. Ce qui distingue, cependant, ab- solument le récit évangélique de tout le religieux primitif, c 'est que, cette fois, l'innocence de la victime est révélée. Dès lors, ces <! choses » peuvent commencer: c'est l'aventure du monde moderne, travaillé par un savoir qui ne lui donne le choix qu'entre faire toujours plus de victimes, mais dé- sormais sans l'excuse de la méconnaissance, et le renoncement au mécanisme sacrificiel. Treguer a interviewé René Girard sur une période de dix ans. Il lui a posé toutes les questions que l'on a envie de lancer à quelqu'un qui ainsi vous provoque. Il en résulte ce petit livre, qui m'a bouleversé. Non seulement il constitue la meilleure introduction que je connaisse à la théo- rie girardienne, mais Treguer, de par son insis- tance, a acculé Girard à dire des choses qu'il n'avait jamais dites. Sur lui-même, d'abord, et sa foi : qui est Girard pour annoncer toutes ces choses ? Sur son rapport à l'histoire : tout y passe, des génocides à l'effondrement du communisme, de l'antisémitisme chrétien à la supériorité de l'Occident. Girard dit le complexe avec des mots simples, et tout cela n'est pas résumable sinon par cette formule de Bernanos : « Le monde moderne est plein d'idées chrétiennes devenues folles. » Les persé- cuteurs sont plus que jamais parmi nous, mais il leur faut désormais démontrer que leurs victimes sont des persécuteurs. J'ai beaucoup pratiqué le <! girardisme 1>, mais je n'ai jamais rien écrit à son sujet qui ne fût critique. C'est la seule façon que j'ai trouvée de maintenir à distance une pensée qui risquait de tout engloutir. Ce qui m'a toujours gêné, en particulier, dans le Dieu girardien, c'est qu'il s'intéresse trop exclusi- vement à nos petites affaires. Si Dieu existe, je l'imagine plus préoccupé des quarks et des ga- laxies que de nos dérisoires querelles de famille, fussent-elles l'unique bois dont l'histoire humaine se chauffe. Pour me déprendre de la lecture de ce livre, je me plongeai dans le dernier ouvrage du prix Nobel de physique Steven Weinberg, ce théo- ricien du big bang qui soutient que nous sommes aujourd'hui très proches de la connaissance des lois ultimes de la nature. Le plaidoyer de Weinberg est en partie intéressé. Il défend la poursuite des recherches sur les particules élémentaires, contre la nouvelle mode en physique qui a nom <( com- plexité». L'étude des systèmes complexes a l'avan- tage de coûter beaucoup moins cher, parce que ces systèmes se situent à notre échelle, quelque part entre !'infiniment grand et !'infiniment petit. Je tombe sur Je chapitre Weinberg prend à par- tie le théoricien du « chaos 1>, James Gleick, sur la question du réductionnisme. Le livre me glisse presque des mains lorsque je découvre que Wein- berg consacre plusieurs pages à réfuter l'assertion suivante de son adversaire : « Il y a des lois fonda- mentales des systèmes complexes qui s'évanouissent dès lors que l'on se fixe sur leurs constituants individuels - exactement de la même manière que la psychologie d'une foule en train de lyncher un innocent s'évanouit lorsqu'on interviewe les participants individuels. » Mon Dieu, aurais-Tu donc placé le mécanisme sacrificiel jusqu'au plus intime des constituants ul- times de la matière? JEAN-PIERRE DUPUY « Quand ces choses commenceront ... », par René Gi- rard, entretiens avec Michel Treguer, éditions Arléa, 198 pages, 110 F.

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  • MMH Entretiens avec Ren Girard

    Le Christ et le Chaos Michel Treguer a pouss dans ses derniers retranchentents le philosophe si contest. Un livre tonnant

    I 1 y a un phnomne Girard. De par le monde, nombreux sont ceux qui le tiennent pour l'un des plus grands penseurs de notre temps, de la stature d'un Freud ou d'un Marx, avec la vrit en plus. Dans le petit cercle des spcia-

    listes des sciences de l'homme, en revanche, il n'est pas rare de le voir traiter d'imposteur. Jamais sans doute un tel ostracisme de la part de ses pairs n'aura frapp un intellectuel. Je connais maints universitaires qui, bravant l'interdit et s'inspirant des ides de Girard, trouvent prudent de n'en rien dire. Avant que chante le coq de la Sorbonne, ils auront protest, trois fois plutt qu'une : Je ne connais pas cet homme! Le plus fort, c'est que la thorie girardienne se paie le luxe suprme d'ex-pliquer et de prvoir la violence mme du rejet dont elle fait l'objet.

    Seul un insens, ignorant tout des normes de la recherche en sciences humaines, peut en effet au-jourd'hui profrer les normits suivantes. En dpit, ou plutt du fait mme de son-bruit et de sa fureur, l'histoire de l'humanit, prise dans sa glo-balit, a un sens. Ce sens nous est aujourd'hui ac-cessible : la science de l'homme est possible, mais ~ ce n'est pas l'homme qui l'a faite. Elle lui a t donne par une rvlation divine. La vrit de l'homme est religieuse. De toutes les religions, une seule possde le savoir sur le monde humain, donc sur toutes les religions qui l'ont prcde. C'est le christianisme, en tant qu'il se fonde sur les Evangiles, c'est--dire sur les rcits de la mise mort et de la rsurrection du Christ.

    Girard y insiste : la supriorit du christianisme s'apprcie avant tout en termes de puissance intel-lectuelle. Depuis le XVIIIe sicle, on juge la reli-gion du Crucifi battue plate couture, et les chrtiens se tiennent eux-mmes pour des salauds et des imbciles. Relevez la tte, leur dit Girard, parce que votre foi vous donne une Raison infini-ment suprieure toutes les sciences humaines, mais pas trop cependant, parce que cette Raison, prcisment, n'est pas vtre : elle vous a t don-ne et elle vous dpasse de toute part.

    A chaque nouveau livre de l'auteur des Choses caches depuis la fondation du monde_, mme les mieux intentionns se disent : le systme Girard est maintenant clos, il ne peut que tourner en 60 /LE NOUVEL OBSERVATEUR

    rond, l'instar de son leitmotiv obsdant - la r-ptition des meurtres 4ui ponctuent l'histoire des hommes. C'est ne pas comprendre ce qui fait l'originalit absolue del', mais je n'ai jamais rien crit son sujet qui ne ft critique. C'est la seule faon que j'ai trouve de maintenir distance une pense qui risquait de tout engloutir. Ce qui m'a toujours gn, en particulier, dans le Dieu girardien, c'est qu'il s'intresse trop exclusi-vement nos petites affaires. Si Dieu existe, je l'imagine plus proccup des quarks et des ga-laxies que de nos drisoires querelles de famille, fussent-elles l'unique bois dont l'histoire humaine se chauffe. Pour me dprendre de la lecture de ce livre, je me plongeai dans le dernier ouvrage du prix Nobel de physique Steven Weinberg, ce tho-ricien du big bang qui soutient que nous sommes aujourd'hui trs proches de la connaissance des lois ultimes de la nature. Le plaidoyer de Weinberg est en partie intress. Il dfend la poursuite des recherches sur les particules lmentaires, contre la nouvelle mode en physique qui a nom , James Gleick, sur la question du rductionnisme. Le livre me glisse presque des mains lorsque je dcouvre que Wein-berg consacre plusieurs pages rfuter l'assertion suivante de son adversaire : Il y a des lois fonda-mentales des systmes complexes qui s'vanouissent ds lors que l'on se fixe sur leurs constituants individuels -exactement de la mme manire que la psychologie d'une foule en train de lyncher un innocent s'vanouit lorsqu'on interviewe les participants individuels. Mon Dieu, aurais-Tu donc plac le mcanisme sacrificiel jusqu'au plus intime des constituants ul-times de la matire? JEAN-PIERRE DUPUY Quand ces choses commenceront ... , par Ren Gi-rard, entretiens avec Michel Treguer, ditions Arla, 198 pages, 110 F.