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In memoriam Jean-Pierre Soulier (1915–2003) Une évocation de l’œuvre scientifique et médicale de Jean-Pierre Soulier J.-Y. Muller Laboratoire d’immunologie, institut de biologie, CHU de Nantes, Hôtel-Dieu 9, Quai Moncousu, 44093 Nantes cedex 1, France Reçu le 30 octobre 2003 Jean-Pierre Soulier naquit à Étretat le 14 septembre 1915 dans cette région de froidure et de vent du Pays de Caux (photo ci-dessus). Il était issu d’une famille de médecins et d’indus- triels dont les usines textiles s’étaient, à l’époque, installées au fond des vallées verdoyantes et humides qui affluent du pla- teau cauchois vers la Seine. Après des études secondaires au lycée Corneille de Rouen, il s’inscrivit à la faculté de méde- cine de Paris et fut nommé à l’internat des hôpitaux de Paris en 1937. C’est dans la prestigieuse école pédiatrique du profes- seur Robert Debré que Jean-Pierre Soulier soutint en 1944 sa thèse de médecine consacrée à l’étude de la prothrombine et de la vitamine K chez l’enfant. Il devint chef de clinique et médecin des hôpitaux en 1945. Dès lors s’affirma son intérêt pour l’hémostase, au progrès de laquelle son nom restera indissolublement attaché. La publication, dans Paris Médical, d’une microméthode de dosage de la prothrombine sur sang capillaire, contribution indispensable à l’émergence de la biologie néonatale, illustra cet engagement. Ce fut à Boston, aux États-Unis, qu’il compléta sa forma- tion de 1945 à 1946, en tant que « research fellow » au « Thorndike Memorial Laboratory », au sein de l’université de Harvard. Il s’y intéressa, aux côtés d’Henry Tagnon et de Jessica Lewis, à l’activité anticoagulante et antiprotéolytique de l’inhibiteur de la trypsine extrait du soja. De retour à Paris en 1946, il travailla au Centre régional de transfusion sanguine de l’hôpital Saint-Antoine dirigé par le professeur André, avant de prendre la tête du laboratoire d’hématologie et d’hémostase du Centre national de transfu- sion sanguine (CNTS), fondé en 1949 et dirigé depuis par le professeur Arnault Tzank, qui fut un des grands promoteurs du développement de cette discipline médicale dans les an- nées qui suivirent la seconde guerre mondiale. À la dispari- tion de celui-ci, en 1954, Jean-Pierre Soulier fut nommé directeur du CNTS, poste qu’il occupa pendant 30 ans jusqu’à sa retraite universitaire, en octobre 1984. Il n’est pas possible de donner une vue exhaustive de l’activité médicale et scientifique de Jean-Pierre Soulier, tant elle fut considérable et concerna de très nombreux domaines, proches, pour la plupart, de l’hémostase et de la transfusion sanguine. C’est la raison pour laquelle nous n’en mentionne- rons que quelques aspects, en tentant de les replacer dans leur contexte médical, scientifique et humain, afin de mieux en approcher la forme et le fond, en évoquant les nombreux collègues et collaborateurs associés à ces travaux. Beaucoup d’entre eux devinrent d’éminents spécialistes, internationale- ment reconnus. 1. L’exploration de l’hémostase L’exploration de l’hémostase, la mise au point ou l’éva- luation de méthodes d’étude innovantes débouchant sur la mise en évidence et l’exploration d’anomalies pathologiques Adresse e-mail : [email protected] (J.-Y. Muller). Transfusion Clinique et Biologique 11 (2004) 57–64 www.elsevier.com/locate/tracli doi:10.1016/j.tracli.2003.11.005

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In memoriam

Jean-Pierre Soulier (1915–2003)

Une évocation de l’œuvre scientifique et médicale de Jean-Pierre Soulier

J.-Y. Muller

Laboratoire d’immunologie, institut de biologie, CHU de Nantes, Hôtel-Dieu 9, Quai Moncousu, 44093 Nantes cedex 1, France

Reçu le 30 octobre 2003

Jean-Pierre Soulier naquit à Étretat le 14 septembre 1915dans cette région de froidure et de vent du Pays de Caux (photoci-dessus). Il était issu d’une famille de médecins et d’indus-triels dont les usines textiles s’étaient, à l’époque, installées aufond des vallées verdoyantes et humides qui affluent du pla-teau cauchois vers la Seine. Après des études secondaires aulycée Corneille de Rouen, il s’inscrivit à la faculté de méde-cine de Paris et fut nommé à l’internat des hôpitaux de Paris en1937. C’est dans la prestigieuse école pédiatrique du profes-seur Robert Debré que Jean-Pierre Soulier soutint en 1944 sathèse de médecine consacrée à l’étude de la prothrombine etde la vitamine K chez l’enfant. Il devint chef de clinique etmédecin des hôpitaux en 1945. Dès lors s’affirma son intérêtpour l’hémostase, au progrès de laquelle son nom resteraindissolublement attaché. La publication, dans Paris Médical,d’une microméthode de dosage de la prothrombine sur sang

capillaire, contribution indispensable à l’émergence de labiologie néonatale, illustra cet engagement.

Ce fut à Boston, aux États-Unis, qu’il compléta sa forma-tion de 1945 à 1946, en tant que « research fellow » au« Thorndike Memorial Laboratory », au sein de l’universitéde Harvard. Il s’y intéressa, aux côtés d’Henry Tagnon et deJessica Lewis, à l’activité anticoagulante et antiprotéolytiquede l’inhibiteur de la trypsine extrait du soja.

De retour à Paris en 1946, il travailla au Centre régional detransfusion sanguine de l’hôpital Saint-Antoine dirigé par leprofesseur André, avant de prendre la tête du laboratoired’hématologie et d’hémostase du Centre national de transfu-sion sanguine (CNTS), fondé en 1949 et dirigé depuis par leprofesseur Arnault Tzank, qui fut un des grands promoteursdu développement de cette discipline médicale dans les an-nées qui suivirent la seconde guerre mondiale. À la dispari-tion de celui-ci, en 1954, Jean-Pierre Soulier fut nommédirecteur du CNTS, poste qu’il occupa pendant 30 ansjusqu’à sa retraite universitaire, en octobre 1984.

Il n’est pas possible de donner une vue exhaustive del’activité médicale et scientifique de Jean-Pierre Soulier, tantelle fut considérable et concerna de très nombreux domaines,proches, pour la plupart, de l’hémostase et de la transfusionsanguine. C’est la raison pour laquelle nous n’en mentionne-rons que quelques aspects, en tentant de les replacer dans leurcontexte médical, scientifique et humain, afin de mieux enapprocher la forme et le fond, en évoquant les nombreuxcollègues et collaborateurs associés à ces travaux. Beaucoupd’entre eux devinrent d’éminents spécialistes, internationale-ment reconnus.

1. L’exploration de l’hémostase

L’exploration de l’hémostase, la mise au point ou l’éva-luation de méthodes d’étude innovantes débouchant sur lamise en évidence et l’exploration d’anomalies pathologiquesAdresse e-mail : [email protected] (J.-Y. Muller).

Transfusion Clinique et Biologique 11 (2004) 57–64

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doi:10.1016/j.tracli.2003.11.005

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nouvelles, sur l’évaluation de produits thérapeutiques anti-coagulants et de fractions plasmatiques procoagulantes, fu-rent au centre de l’activité scientifique de l’équipe qu’animaJean-Pierre Soulier pendant plus de 20 ans. Lui-même assuraune activité clinique de consultation spécialisée, recevant desmalades atteints de maladies hématologiques, hémorragipa-res et thrombosantes, maintenant ainsi en permanence un lienétroit entre une activité de laboratoire et une activité cliniquedans laquelle il puisait nombre de ses sources de recherche etde réflexion sur la maladie. La diversité des travaux dévelop-pés dans ce domaine entre 1946 et 1980 reflète à la fois la trèsprofonde connaissance de tous les aspects de l’hémostase etle rayonnement de ce laboratoire dans le milieu médical etscientifique d’alors. C’est aussi par la diversité de sesconnaissances et de ses centres d’intérêt que Jean-PierreSoulier attira autour de lui et conduisit, au CNTS, une équipemultidisciplinaire attachée à promouvoir la recherche dansde multiples aspects de la transfusion sanguine.

En 1946, la publication, avec Maurice Lamy et MeyerBurstein, dans la Revue d’hématologie, d’un premier casfrançais d’anticoagulant apparu dans le plasma d’un enfanthémophile traité par transfusions sanguines ne fut pas lepremier cas rapporté dans le monde, car l’éventualité d’uneffet délétère des transfusions dans le traitement de l’hémo-philie était connue depuis 1943 à la suite de la publication deF.L. Munro et H.W. Jones dans l’American Journal of Medi-cal Science. Cette publication suscita cependant l’intérêt detous par son originalité liée au jeune âge du patient (18 mois)et à la puissance de son inhibiteur qui était capable, disaientles auteurs, de retarder de deux heures la coagulation d’unsang normal. Ils indiquaient en outre que, selon toute vrai-semblance, cet inhibiteur entravait l’activation de la throm-boplastine plasmatique. Dès cette époque, cette publicationmit l’accent sur l’une des complications hématologiquesmajeures du traitement transfusionnel des hémophiles, dontla survenue demeure encore une grave préoccupation ac-tuelle.

À cette époque, deux grandes classes de médicamentsanticoagulants étaient connues, et l’on opposait volontiers leshépariniques actifs à la fois in vitro et in vivo aux dicouma-riniques actifs seulement in vivo. On distinguait ainsi, trèsschématiquement, les inhibiteurs directs de la coagulation,hépariniques de préparation difficile et coûteuse, des inhibi-teurs de la synthèse de la prothrombine ayant une actionantivitaminique K. L’un des problèmes essentiels qui seposait alors, hormis l’obtention de formes thérapeutiquesplus maniables, était la mise au point de méthodes d’évalua-tion de l’effet anticoagulant. C’est ainsi qu’en 1947, Jean-Pierre Soulier rapporta l’action anticoagulante de type dicou-marinique de la phénylindanedione chez le lapin. Sonutilisation en clinique humaine fut étudiée et précisée en1948 dans La Revue d’hématologie. La même année, ilpublia, dans La Semaine des hôpitaux, l’étude physiopatho-logique de deux cas d’intoxication par la dicoumarine et deleur traitement par la vitamine K à fortes doses, contribuantainsi, avec d’autres, à l’étude et à la prise en charge des

accidents liés au surdosage au cours des traitements anticoa-gulants. Cette préoccupation demeure aujourd’hui, et sousd’autres formes, un des problèmes majeurs de la maîtrise deces traitements, rançon incontournable du progrès médical,notamment dans le domaine de la chirurgie cardiovasculaire.

Cet intérêt capital de Jean-Pierre Soulier pour la maîtrisedes traitements anticoagulants donna lieu à de nombreuxautres travaux, publications originales ou mises au point,parmi lesquelles nous citerons la description de cas de résis-tance aux dicoumariniques qui soulignait la distinction entrerésistance acquise à un dicoumarinique particulier et résis-tance constitutionnelle à l’ensemble de cette classe thérapeu-tique.

La mise au point du test de tolérance à l’héparine occupa,sans conteste, une place des plus importantes dans la mesureou elle venait étayer, par un outil de mesure, la notion clini-que, purement empirique, de l’inégalité biologique des pa-tients devant le taux de prothrombine plasmatique. Publié en1950 avec Anne-Geneviève Le Bolloch, ce test avait commeobjet de remédier aux insuffisances, pour l’appréciation del’hypocoagulabilité, du temps de coagulation du sang total etdu taux de prothrombine évalué par le temps de Quick. Il futparticulièrement utile pour suivre les traitements dicoumari-niques et montrer, qu’à un taux de prothrombine identique,l’hypocoagulabilité in vivo pouvait n’être pas comparable.Ainsi, certains pouvaient être insuffisamment protégés durisque thromboembolique, alors que d’autres étaient soumis,inutilement, à un risque hémorragique en raison d’une hypo-coagulabilité excessive. Ceci conduisit à dégager la notionbiologique de la variabilité individuelle du taux de prothrom-bine efficace, que le test de tolérance à l’héparine, entre lesmains de ceux qui savaient en maîtriser l’interprétation, per-mettait de personnaliser, de situer à des niveaux adaptés à lasensibilité individuelle. Dès sa thèse, Jean-Pierre Soulieravait compris l’intérêt de l’étude de la vitamine K, des anti-coagulants et de leur iatrogénie. Cette préoccupation allaitencore susciter de nombreux travaux de son équipe, notam-ment à l’occasion de la mise au point et de l’utilisation de lafraction plasmatique PPSB dans les hémorragies menaçantesdues à un surdosage en antivitamine K.

La fibrinolyse était connue et encore mystérieuse dans lesannées 1940 : Jules Dastre avait nommé le phénomène etsuggéré qu’il ne correspondait pas à une simple dissolutiondu caillot susceptible d’être entravée par l’adjonction dethrombine. Le chirurgien russe S. Yudine, étudiant la possi-bilité d’utiliser le sang de cadavre pour la transfusion san-guine, avait rapporté dans La Presse médicale, en 1936, laliquéfaction rapide du caillot d’un sang prélevé rapidementchez des personnes saines mortes brutalement. Henry Ta-gnon et ses collaborateurs avaient observé l’existence d’unefibrinolyse très marquée chez des malades ayant un état dechoc avec collapsus vasculaire. Les études menées sur lafibrinolyse et ses inhibiteurs, poursuivies à la fin des années1940, soulignent les interrogations que les syndromes hé-morragiques obstétricaux et les syndromes hémorragiquesliés aux infections et aux septicémies soulevaient alors quant

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à leur mécanisme. Dès l’aube de la description de ces syn-dromes de coagulation intravasculaire, Jean-Pierre Soulieraborda le versant physiopathologique de cette entité multi-forme en s’interrogeant sur les enzymes protéolytiques etleurs inhibiteurs dans La Semaine des hôpitaux (1948). Aucentre de cette quête fondamentale se trouvait l’inhibiteur dusoja, étudié en commun avec l’équipe bostonienne parcequ’il inhibait in vitro et in vivo la formation de la thrombine(Blood, 1948). Au plan clinique, de très grands noms furentassociés à ces travaux et à leur publication. Rappelons ceuxde Jean Mathey et Philippe Daumet avec lesquels, dès 1951,furent rapportés les premiers cas de fibrinolyse aiguë aucours d’interventions de chirurgie thoracique ; celui de PierreAboulker avec qui, en 1955, la survenue d’un syndrome defibrinolyse au cours d’un cancer métastatique de la prostatefut décrite et devint une complication hémorragique classi-que et redoutée de ce cancer. En contribuant à la découverteet à l’exploration des troubles liés à l’activation pathologiquedes facteurs plasmatiques et cellulaires de la coagulation, à lalyse du caillot, souvent associée, Jean-Pierre Soulier et sonéquipe furent aux avant-postes de cette autre grande page del’histoire de la réanimation hématologique, dont l’équipe deMeyer Samama poursuivit plus tard l’exploration et l’appro-fondissement à l’Hôtel-Dieu.

L’ambition du test de consommation de prothrombine,proposé en 1948, fut de fournir une méthode d’appréciationde la coagulation plus sensible et plus fine que les testsglobaux pratiqués sur le sang total ou sur le plasma recalcifié.Fondé sur l’appréciation de la prothrombine résiduelle aprèscoagulation, ce test s’est effectivement avéré très sensiblepour le dépistage d’anomalies de la coagulation inaccessiblesau temps de coagulation, et caractéristiques de formes frustesd’hémophilie ou de désordres plaquettaires fonctionnels en-core mal caractérisés. Ce test tomba dans l’oubli à la fin desannées 1970, car les méthodes standardisées d’appréciationdu temps de coagulation du plasma et les épreuves d’évalua-tion des fonctions plaquettaires s’y substituèrent, en raisonde leur plus grande simplicité, permettant une diffusion pluslarge des explorations standardisées et systématiques de lacoagulation. Mais c’était sans compter sur la description,dans les années 1980, du syndrome de Scott, dans lequel uneanomalie constitutionnelle d’une enzyme cellulaire, lascramblase, rend les rares patients affectés de cette anomalieexceptionnelle inaptes à exposer à la surface de leurs plaquet-tes les phosphatidylsérines indispensables à l’assemblage dela prothrombinase. Ce syndrome qui, par le biais d’une ano-malie fine de la membrane plaquettaire, affecte la coagula-tion plasmatique, requiert, pour son dépistage, la sophistica-tion du test de consommation de la prothrombine, lequelexplore avec une grande sensibilité la contribution des pla-quettes à une coagulation plasmatique normale. Cet exempleillustre, s’il en était besoin, l’intérêt de ces travaux d’uneépoque jugée alternativement, ou glorieuse ou révolue, ou lesdeux à la fois, pour en observer la résurgence et en éprouvertoute l’actualité lorsque la finesse et la perspicacité de ceuxqui en sont les auteurs sont requises pour discerner une entiténosologique nouvelle.

2. Le syndrome de Bernard-Soulier

Mais on ne saurait refermer l’évocation, trop brève, decette période, sans s’arrêter sur la publication, sous les signa-tures de Jean Bernard et de Jean-Pierre Soulier, dans lenuméro du 28 décembre 1948 de La Semaine des hôpitaux,d’un article intitulé : « Sur une nouvelle variété de dystrophiethrombocytaire hémorragipare congénitale ». Cette publica-tion rapportait le cas d’un jeune garçon affecté dès le début desa vie par une diathèse hémorragique dont la sœur aînée étaitelle-même décédée par hémorragie mortelle. Les plaquettesde cet enfant étaient géantes et le temps de saignementallongé. Une nouvelle maladie venait d’être reconnue. Sonétude pendant plusieurs décennies allait se montrer particu-lièrement fructueuse pour la compréhension des modalités demise en œuvre des glycoprotéines de membrane dans l’acti-vation des plaquettes et pour l’exploration des mécanismescomplexes de l’interaction des plaquettes avec les endothé-liums vasculaires lésés. Le syndrome était rare mais sa dé-couverte d’importance. La place de cette première descrip-tion est aujourd’hui universellement reconnue sous le nom de« syndrome de Bernard-Soulier » (BSS pour les anglo-saxons), honorant ainsi le nom de ses découvreurs, et souli-gnant une des nombreuses contributions françaises aux pro-grès dans ce domaine. Ce syndrome continue à être au centrede nombreux travaux sur la glycoprotéine Ib-IX, que l’on sut,une trentaine d’années plus tard, être le chaînon défaillantdans cette maladie. Le flambeau de l’étude des plaquettes, deleurs fonctions et de leurs interactions avec les endothéliumsvasculaires fut ensuite repris par Jacques Caen et son équipeet porté au niveau de reconnaissance médicale et scientifiqueinternationale que l’on sait.

Au-delà de cette description originale, la carrière de Jean-Pierre Soulier fut jalonnée de très nombreuses publicationsde cas originaux ou de premiers cas français de syndromeshémorragiques, auxquels sont associés les noms de celles ouceux qui, pendant un temps, partagèrent une même passionmédicale et scientifique : les neuf premiers cas français demaladie de Willebrand avec Marcel Lelong en 1950, les deuxpremiers cas français d’afibrinogènémie congénitale en 1955avec Daniel Mahoudeau, le premier cas français d’hypocon-vertinémie congénitale en 1955 avec Daniel Alagille, l’asso-ciation hémophilie A avec un allongement du temps de sai-gnement en 1956 avec Marie-Josée Larrieu (puis, en 1957,trois nouveaux cas avec Daniel Alagille), le premier casfrançais de déficit en facteur Hageman en 1957 avec Marie-Josée Larrieu, un cas de déficit en facteur V en 1958 avecDoris Ménaché, le premier cas français de déficit congénitalen prothrombine en 1962 avec François Josso, puis en 1968,avec Doris Ménaché, un cas d’anomalie congénitale de laprothrombine. Ces noms que nous évoquons avec respect etnostalgie, associés à celui de Jean-Pierre Soulier, contribuè-rent tous en leur temps et à différents titres à une dissectionplus juste et plus précise de l’hémostase et de ses mécanis-mes.

Beaucoup furent également des collaborateurs actifs qui,au laboratoire, participèrent à nombre de mises au point de

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techniques qui marquèrent leur temps et permirent d’appro-cher de plus près les problèmes clinicobiologiques et d’éva-luer l’activité des facteurs de coagulation, dont les méthodesd’isolement et de purification furent souvent décrites, àl’époque, par la même équipe. Nombre de ces tests ne sontplus pratiqués aujourd’hui, mais ils avaient leur intérêt, leursindications, et ont rendu des services inappréciables, pourconnaître les mécanismes d’interaction des protéines de lacoagulation ou analyser des entités cliniques nouvelles. Nousne ferons que mentionner le test mesurant l’activité plaquet-taire résiduelle du sérum dont l’objet était d’isoler la partplaquettaire de la coagulation plasmatique. Il fut publié en1957 dans La Revue française d’étude clinique, avec DanielAlagille. Ce test, n’est à notre connaissance, plus utilisé,mais il a permis d’évaluer le retentissement sur la coagula-tion d’un déficit plaquettaire et de dépister une thrombopa-thie fruste. La technique du dosage du facteur VIII en untemps à l’aide de plasma d’hémophile, publiée en 1953 dansle prestigieux New England Journal of Medicine avecMarie-Josée Larrieu, eut de tout autres domaines d’applica-tion. Elle fournit un outil de dosage des fractions antihémo-philiques concentrées qui constitua une alternative au test degénération de thromboplastine de Biggs et Douglas et permitde lever le voile sur l’existence de deux types d’hémophiliepour lesquels les noms d’hémophilie A et d’hémophilie Bfurent proposés et retenus par la communauté internationale.Elle offrit aussi un outil diagnostique permettant d’évaluer laprofondeur du déficit en facteur VIII et de distinguer, au planbiologique, les formes graves d’hémophilie des formes mo-dérées et des formes frustes. Elle ouvrit enfin la porte àl’appréciation biologique de l’efficacité thérapeutique desperfusions de facteur antihémophilique A.

L’étude des protéines plasmatiques, centrée sur cellescontribuant à la coagulation, fut à l’origine de méthodesconcrètes de préparation de fractions thérapeutiques asso-ciant la description de procédés de purification et de conser-vation à l’étude de l’activité thérapeutique et des indicationsmédicales. L’objet ultime des recherches menées dans cedomaine furent toujours l’obtention d’outils susceptibles decontribuer au progrès thérapeutique.

Reposant sur une connaissance très fine de leurs caracté-ristiques biochimiques, l’étude des propriétés des facteurs dela coagulation, pour ce qui est de leur précipitation au coursdu fractionnement de protéines du plasma selon la méthodede Cohn et de leurs propriétés d’adsorption sur différentsabsorbants (phosphate tricalcique, hydroxyde d’alumine,DEAE sephadex, résines échangeuses d’ions, attapulgite,bentonite) fut une étape de recherche biologique indispensa-ble à la mise au point de fractions utilisables en thérapeuti-que, notamment pour le traitement des hémophilies A et B.Ces travaux, entrepris avec J. Lewin et Marion Steinbuch,permirent en 1959 l’obtention de fibrinogène purifié, dont lespropriétés thérapeutiques furent d’abord évaluées dans lesfibrinolyses obstétricales.

3. Le PPSB et les fractions coagulantes

La contribution la plus essentielle dans ce domaine fut,sans aucun doute, celle qui conduisit, avec la collaboration deCharles Blatrix, Marion Steinbuch et Charles Didisheim,pour la première fois au monde, à l’obtention d’une fractionplasmatique enrichie en facteurs du complexe prothrombiqueet à sa possibilité d’utilisation en thérapeutique médicale.Riche en facteurs II, VII, X et IX, cette fraction fut d’abordappelée PPB puis fut mondialement connue sous le nom dePPSB. Elle ouvrit la voie au traitement de l’hémophilie B àpartir d’un produit qui était concentré 20 à 25 fois par rapportau plasma utilisé jusqu’alors. Aux contraintes d’un traite-ment curatif des accidents hémorragiques, nécessairementhospitalier, se substitua la perspective de traitements préven-tifs ou prophylactiques efficaces, accompagnant les gesteschirurgicaux ou permettant d’envisager des traitements quin’étaient plus soumis aux lourdeurs d’une hospitalisation. LePPSB connut bien d’autres indications, notamment dans leshépatopathies, où son utilité et ses limites furent évalués parDoris Ménaché et Robert Fauvert, mais c’est indiscutable-ment dans le domaine de l’hémophilie B que son efficacité,établie en collaboration avec Marie-Josée Larrieu, Jean Ber-nard et Jacques Caen, fut une innovation considérable.

C’est aussi à la perfusion de plasma que se substituèrentavantageusement les injections de facteur VIII concentré. Lecryoprécipité congelé, dont la mise au point et l’utilisation, àpartir de 1964, furent associées au nom de Judith GrahamPool, constitua le premier pas. Mais il nécessitait encore uneconservation à basse température et une décongélation. EnFrance, l’équipe de Jean-Pierre Soulier contribua à mettre àdisposition des hémophiles A une fraction concentrée (frac-tion IA), puis un cryoprécipité desséché que l’on pouvaitconserver à 4 °C, et utiliser à distance des structures sanitai-res et des centres de traitement. Ainsi, se faisaient jour lesconditions requises pour le traitement à domicile et l’auto-perfusion.

Il faudrait mentionner encore les nombreux travaux explo-rant la coagulation en néphrologie, en transplantation rénaleet en hémodialyse, la mise au point de l’index de protamineutilisé dans la maîtrise de l’anticoagulation des patients sou-mis à des séances de rein artificiel, travaux auxquels sontassociés les grands noms, qui nous sont chers, de Jean Ham-burger, Jean Crosnier et Gabriel Richet.

4. Les états moléculaires de la prothrombine

Il conviendrait également de rappeler l’importance destravaux sur les états moléculaires de la prothrombine, abor-dés par l’intermédiaire d’enzymes susceptibles de dévoilerl’activité de cette molécule. Ils furent menés grâce à l’utili-sation de la staphylocoagulase, de la thrombinecoagulase oude substances absorbantes et activatrices : filtres d’amiante,solutions concentrées de sulfate de soude ou de sulfate d’am-monium. Ces nombreuses recherches, auxquelles participè-

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rent François Josso et Doris Ménaché, furent reprises en1978 par le Pr Yuja Izuchi venu, du Japon, travailler un andans le laboratoire de Jean-Pierre Soulier. Plus tard, uneméthode d’étude et de dosage fonctionnel de la décarboxy-prothrombine, utilisée comme outil de dépistage des hépato-carcinomes, fut mise au point avec Danielle Gozin et évaluéeavec Jean-Jacques Lefrère. La carboxylation de la prothrom-bine est une étape essentielle de la maturation moléculaire decelle-ci. Elle nécessite, pour être totale in vivo, la présence devitamine K et une intégrité cellulaire hépatique, l’apparitionde décarboxyprothrombine dans le sang périphérique pou-vant ainsi trahir l’existence de lésions hépatiques discrètes oulocalisées. La staphylocoagulase conserve, contrairement àla thrombinecoagulase, la propriété de démasquer le siteprotéolytique de la décarboxyprothrombine. C’est sur ceprincipe que Jean-Pierre Soulier développa une méthodecolorimétrique nouvelle de dosage de la décarboxyprothrom-bine, qui fut évaluée, avec Jean-Jacques Lefrère, dans lesintoxications par les antivitamine K et le dépistage des can-cers du foie, et fut comparée aux méthodes, plus traditionnel-les, de dosage de l’alphafœtoprotéine.

Mais avant de tourner cette page, qu’il nous soit permisd’évoquer les proches collaborateurs qui furent associés àcette époque très riche en travaux pionniers sur l’hémostase,et de dire le rôle joué par le très cher et très regretté FrançoisJosso dont le nom est lié à la découverte de l’activation dufacteur IX par la voie exogène, par l’extraordinaire équipetechnique qui entourait Jean-Pierre Soulier, dont nous neciterons que quelques noms : Odette Prou-Wartelle, ColetteWeilland, Liliane Hallé et Danielle Gozin. Ceux qui eurentl’honneur de connaître Jean-Pierre Soulier à cette époquepeuvent témoigner de la compétence, du respect et de l’admi-ration dont chacun et chacune de ces collaborateurs l’entou-rait au quotidien.

Refermer cette page n’est pas clore, loin de là, l’évocationde la contribution scientifique de Jean-Pierre Soulier, cardiriger le CNTS l’entraîna à mettre sa curiosité et sa compé-tence scientifique au service de la transfusion sanguine pouraller au-delà du développement, pourtant capital, des frac-tions coagulantes.

5. Le virus de l’hépatite B

À partir de 1969, la portée des découvertes de l’antigèneAustralie par Baruch Blumberg en 1964, puis de l’antigèneSH (Serum Hepatitis) par Alfred Prince, qui furent identifiésà l’antigène de surface du virus de l’hépatite B, incita Jean-Pierre Soulier à mettre en place, au sein du CNTS, une équipequ’il anima lui-même, avec Anne-Marie Couroucé, et dontl’objet fut l’étude de ce redoutable fléau et de ses conséquen-ces sur la médecine et sur la transfusion sanguine. En 1970fut publiée une première étude épidémiologique de la préva-lence de ce marqueur chez les donneurs de sang de la régionparisienne et chez les hémophiles. Rapidement, des métho-des furent développées et appliquées au dépistage systémati-

que des dons de sang, permettant l’éviction du don du sangdes sujets positifs pour l’antigène de Hépatite B. Les premiè-res méthodes fondées sur l’immunoprécipitation étaient peusensibles mais, très vite, furent mises au point des méthodesradio-immunologiques qui permirent d’améliorer considéra-blement la sensibilité et qui, en dépit de leur complexité,furent appliquées très vite grâce à des réactifs préparés parl’équipe réunie autour de Paul Amouch et Jacques Drouet,alors que Denise Benamon et Danielle Gozin poursuivaientla mise au point de tests d’hémagglutination plus adaptés àl’automatisation.

C’est en 1975 que le CNTS organisa dans ses locaux unsymposium international sur les différents sous-types del’antigène HBs. Les noms de George L. Le Bouvier, WilliamH. Bancroft, Baruch Blumberg, Jay Hoofnagle, K. Mada-linski, H. Scott Mazzur, Y. Miyakawa, Jean-Yves Muller,Lars Magnus, Yvonne Cossart, J.O. Nielsen, James Chorey,P. Skinhöj furent associés à ce premier travail épidémiologi-que collaboratif. Les résultats, rapportés par Jean-Pierre Sou-lier, Anne-Marie Couroucé et Paul Holland, aboutirent à lareconnaissance consensuelle des principaux sous-types séro-logiques du virus de l’hépatite B décrits par les différenteséquipes, ainsi qu’à une première évaluation de la prévalencegéographique de chacun d’entre eux à travers le monde. Cesrésultats furent confirmés ultérieurement lorsque les métho-des de biologie moléculaire permirent d’étudier le virus di-rectement à partir de son génome. À la suite de cet atelierinternational, le laboratoire du CNTS fut, sous la responsabi-lité d’Anne-Marie Couroucé, reconnu comme laboratoireinternational de référence pour les sous-types de l’antigèneHBs. La mise en place d’une unité de développement destechnologies d’hybridation cellulaire, placée sous la respon-sabilité du Dr Helen Lee, permit très rapidement de dévelop-per des réactifs monoclonaux spécifiques et, en collaborationavec Jean-François Delagneau et son groupe de l’institutPasteur-Production, de mettre au point une technique sensi-ble de dépistage de l’antigène HBs par une méthode Elisa quifut baptisée Monolisa®.

C’est également en 1975 que furent définis par l’équipe duCNTS, pour la première fois au monde, les principes de laséroprévention de l’hépatite B à l’aide d’immunoglobulinesspécifiques purifiées à partir du plasma de donneurs porteursd’anticorps spécifiques. Cette méthode fut très largementutilisée pour lutter contre le fléau que constituait cette hépa-tite dans nombre de communautés sanitaires, notammentchez les malades et les personnels médicaux et infirmiers descentres d’hémodialyse. Ce travail mis en œuvre à la cliniqueBoileau, avec la coopération des docteurs Simone Dellons etCatherine Naret-Griveau, permit de protéger des dizaines depatients et d’infirmières pendant les années qui furent néces-saires à la mise au point du vaccin. L’efficacité de cettesérothérapie, d’abord contestée par les anglosaxons, fut fina-lement reconnue, et d’autres indications thérapeutiques, no-tamment dans le contexte de la greffe de foie chez despatients porteurs de ce virus, en bénéficièrent.

Mais l’équipe du CNTS animée par Jean-Pierre Soulierfut aussi étroitement associée au développement de la vacci-

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nation contre ce virus, initiée par le regretté Philippe Maupas,de Tours. En effet, en l’absence de possibilité de culture invitro, et alors que les méthodes de clonage du génome viraln’étaient pas encore connues, la seule source possible d’anti-gène immunisant était le sérum de sujet porteur du virus.Mettant à profit le fait que la présence de ce virus dans le sangdes porteurs chroniques se manifeste par deux catégories departicules — les unes, les particules de Dane, infectantes, lesautres, tubulaires ou sphériques, non contaminantes —,l’idée de développer un vaccin à partir de ces dernières pritforme, en étroite collaboration avec l’institut Pasteur. L’iso-lement des antigènes de l’enveloppe virale, par ultracentrifu-gation sur chlorure de césium à partir de ces particules noninfectieuses, permit de fournir la matière première de lapréparation du vaccin. Il faut ici rendre hommage aux don-neurs de sang et aux équipes de prélèvement du CNTS qui,sous la direction du Dr Jean-Paul Cagnard, surent mettre leurdévouement volontaire et bénévole au service d’autrui, de lamédecine et de la science, et y associer les donneurs porteursdu virus de l’hépatite B, qui contribuèrent à cette réalisationen offrant leur sang, dans ce but spécifique, en plasmaphé-rèse. Après préparation et inactivation virale par l’institutPasteur, le premier essai de vaccination put commencer surdes personnels volontaires appartenant à des professions àrisque. Les résultats de cette première vaccination mondialecontre le virus de l’hépatite B furent suivis sérologiquementdans le laboratoire du CNTS, qui contribua à montrer l’appa-rition d’anticorps protecteurs chez plus de 95 % des sujetsvaccinés et permit de définir le protocole de vaccination, lenombre et le rythme des injections, les doses vaccinales etl’espacement des rappels. Bien sûr, l’apparition des métho-des de clonage conduisit par la suite à la production d’anti-gènes vaccinaux obtenus par biologie moléculaire. Cepen-dant, le problème de l’hépatite B pour les personnels de santéet les malades soumis à ce risque dans les centres d’hémodia-lyse avait été, grâce à ces travaux pionniers, en majeure partierésolus. Quant à l’hépatite B post-transfusionnelle, elle futpratiquement éradiquée grâce à la détection systématique desmarqueurs sérologiques chez les donneurs de sang. La placeoccupée par l’équipe de Jean-Pierre Soulier, dans les victoi-res sur ce fléau, ne saurait être méconnue.

6. L’immunologie plaquettaire

En 1975, avec Claude Patereau, Jean-Pierre Soulier déve-loppa une unité d’immunologie plaquettaire ayant commepremier objectif la mise au point d’une technique simple,utilisable pour la recherche des alloanticorps antiplaquettesque certaines femmes développent, au cours de la grossesse,contre un antigène incompatible des plaquettes de leur fœtus.La redoutable conséquence de cette allo-immunisation fœto-maternelle est une thrombopénie néonatale dont chacun peutmesurer la gravité dans le contexte du traumatisme obstétri-cal. L’accident était connu depuis les travaux de Jean-JacquesVan Loghem en 1959. En France, Jacques Colombani avait

développé des méthodes de fixation et d’inhibition de lafixation du complément sur plaquettes, de réalisation trèsdélicate, et ce moyen d’étude unique ne fonctionnait de façonréellement fiable que dans les mains expertes de JacquesColombani lui-même. En outre, ces méthodes avaient l’in-convénient d’être longues à mettre en œuvre et de ne pasrépondre, de ce fait, aux nécessités d’un diagnostic urgent quiconditionnait les avancées thérapeutiques. De même, les mé-thodes développées par McMillan d’une part, par WendellRosse et R. Dixon d’autre part, bien que constituant déjà unprogrès, ne répondaient pas non plus à ces nécessités. L’idéede développer une méthode utilisant comme révélateur de laréaction la fixation d’une antiglobuline marquée à l’iode131 allait permettre à cette problématique de franchir un pasdécisif. Une chèvre, Elsa, dont nul ne saurait mieux que nousapprécier les mérites, fut immunisée avec des immunoglobu-lines humaines purifiées, ce qui permit d’obtenir en grandequantité une anti-immunoglobuline G de bonne affinité, dontJacques Drouet et Claude Patereau assurèrent la purificationet le marquage par l’iode radioactif. Ce test, au prix d’unemanipulation de radioéléments, permit d’accéder à un dia-gnostic rapide dans les thrombopénies néonatales allo-immunes et d’ouvrir des perspectives d’efficacité thérapeuti-que. Les délais très courts dans lesquels les résultatspouvaient être acquis permettaient d’envisager le traitementtransfusionnel du nouveau-né à partir de plaquettes compati-bles et de développer le diagnostic et le traitement néonatalde ces thrombopénies. Grâce à cette impulsion, l’équipe duCNTS réunie autour de notre laboratoire et de Cécile Kaplanput contribuer à la première transfusion in utero mondiale deplaquettes, réalisée en collaboration avec l’équipe de Fer-nand Daffos et François Forestier à l’hôpital Notre-Dame-de-Bon-Secours. Depuis, des méthodes d’immunofluores-cence et d’immunoenzymologie, qui n’ont pas lesinconvénients que comporte la manipulation de radioélé-ments, ont été développées et ont permis de relayer cetteméthode de PIRC (Platelet Indirect Radioactive Coombs).Néanmoins, le principe de ce test fut à l’origine de grandsprogrès et permit la reconnaissance et la publication, en1980, du premier cas français de purpura post-transfusionnel.

7. Le système HLA

Jean Dausset découvrit en 1958, par l’étude minutieuse desérums de polytransfusés, les antigènes leucocytaires dont ilsut montrer le rôle, d’abord dans le rejet des greffes de peau,puis dans le devenir des greffes d’organes. Cette source,aujourd’hui lointaine, jaillit dans les locaux fort modestes del’ancien garage qu’occupait le centre de la rue Alexandre-Cabanel. La modicité des moyens ne fut manifestement pasun obstacle à la richesse de la pensée, ni à l’ardeur de larecherche. Le bureau vert sur lequel furent couchés les pre-miers résultats de la leucoagglutination existait encore il y aquelques années, témoin ignoré d’un pas décisif de la sciencede la deuxième moitié du XXe siècle. L’importance de la

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découverte entraîna Jean Dausset vers le centre Hayem oùl’histocompatibilité allait être au centre d’une activité derecherche intense et fructueuse reconnue par un prix Nobelde médecine, lequel honora tous ceux qui, de près ou de loin,avaient eu l’impression de participer à cette extraordinaireaventure : médecins, donneurs de sang, volontaires bénévo-les qui s’étaient prêtés à l’étude des greffes de peau. En 1970,Jean-Pierre Soulier ralluma, au CNTS, la flamme de cettediscipline qui, au-delà de la transplantation, allait venir éclai-rer maints aspects de la transfusion sanguine, soulever lesproblèmes de la génétique de la réponse allo-immune, celuide l’immunomodulation des candidats à la greffe de rein parles transfusions sanguines. L’association de certains mar-queurs HLA à certaines maladies commença par intriguer,car on ne connaissait alors rien de la fonction de ces molécu-les, et suscita bien des hypothèses. De très nombreuses mala-dies furent étudiées en ce sens au CNTS et leur relationimmunogénétique établie ou confirmée. L’allo-immunisation antiplaquettaire anti-Zwa, elle-même fut mon-trée, par Marie-Françoise Retznikoff-Etievant, associée àl’antigène HLA-B8 puis, par notre équipe, à HLA-DR3. Enson temps, ce fut la première allo-immunisation humaineclairement dépendante d’un gène de classe II du complexemajeur d’histocompatibilité.

Jean-Pierre Soulier partit à la retraite en octobre 1984,mais il est particulièrement significatif d’observer que, cetteannée-là, de nouvelles orientations de recherche développéesà l’instigation de Jean-Pierre Soulier lui-même connurent desdéveloppements importants.

8. Le parvovirus B19

Le mystère de l’antigène Aurillac, détecté à l’aide d’unimmunsérum anti-HBs par électroimmunodiffusion chez18 donneurs de sang non porteurs du virus de l’hépatite B, futpercé en 1983 quant il fut rapproché du parvovirus B19 décritrécemment par Yvonne Cossart. Le responsable de la cin-quième maladie éruptive était dès lors identifié. Jean-JacquesLefrère, qui s’était joint à l’équipe de Jean-Pierre Soulier,poursuivit ces travaux au-delà de cette découverte et contri-bua largement à mettre en évidence le pouvoir pathogène dece virus responsable des crises érythroblastopéniques aucours des anémies régénératives, impliqué dans les purpurasvasculaires et plaquettaires, et suspecté d’être un facteurétiologique de la polyarthrite rhumatoïde.

9. Le paludisme

Le développement d’anticorps monoclonaux contre lePlasmodium falciparum fut une autre préoccupation de cettefin de carrière de chercheur particulièrement féconde. Cettemise au point nécessitait la maîtrise de la culture de laplasmodie et l’obtention d’anticorps spécifiques de stade duparasite. Odette Prou, entourée par l’équipe du laboratoire du

paludisme, vint à bout de cette très contraignante premièrenécessité, alors qu’Helen Lee et son équipe du laboratoired’hybridation cellulaire s’attelèrent à la seconde. Bien sûr, laprévention du paludisme transfusionnel était l’objet de cetravail avec l’ambition de détecter des impaludations d’unnombre très faible d’hématies abritant ce parasite, lesquelles,en dépit de leur rareté, étaient extrêmement dangereuses pourle receveur du produit sanguin correspondant. Mais le souciétait aussi économique, car il convenait que la technique putêtre adaptée aux pays les plus démunis dans lesquels ce fléausévit afin de mettre ce dépistage au service des plus pauvres,en dépit de la faiblesse ou de l’éloignement de toute infras-tructure ou ressource médicale.

10. Le syndrome des anti-phospholipides

La première partie de la carrière scientifique de Jean-Pierre Soulier avait été consacrée presque exclusivement àl’étude de la coagulation, mais l’un des aboutissements lesplus étonnants des nombreux travaux consacrés aux anticoa-gulants circulants et à la distinction de leurs différentesformes fut lié à la curiosité de Marie-Claire Boffa et à laperspicacité de Jean-Pierre Soulier qui, les premiers, recon-nurent en 1980 l’appartenance à une même entité de l’asso-ciation anticorps antithromboplastine, avortements répétés etthromboses. L’association des deux premiers avait déjà étésignalée en 1975 par Inga Marie Nilsson, mais le regroupe-ment du troisième membre de la triade était le plus inattendu,car il fallait résoudre le paradoxe apparent, chez un mêmemalade, d’une difficulté de coagulation en tube associée à unétat thrombogène in vivo. Chacun sait l’avenir que ce syn-drome connut : il est aujourd’hui mondialement connu etétudié sous le nom de « syndrome des antiphospholipides ».

11. La maîtrise des risques transfusionnels

Nous n’avons pu ici évoquer que quelques-uns des aspectsde l’œuvre scientifique de Jean-Pierre Soulier, observateurattentif et passionné des progrès de la médecine, ouvert àtoute avancée technique dont il mesurait immédiatement laportée et les possibilités, capable de douter et de construiresans cesse vers de nouveaux domaines malgré les chargesadministratives écrasantes que lui valaient la direction duCNTS. C’est peut être un des traits les plus éclairants de sapersonnalité scientifique que d’avoir, à tout instant, su mettreen adéquation ses capacités d’agir avec les moyens matérielsnécessairement limités dont il disposait. Il fut toujours pas-sionné jusqu’au bout par ce qui pouvait être gagné sur l’in-connu et la maladie. C’est au compte de cette capacité qu’ilfaut attribuer le soutien accordé au développement, dans lelaboratoire de Jean Moullec, du premier automate intégral detransfusion sanguine permettant, grâce au génie créatif deClaude Matte, à la passion d’Alain Calvo, de Jeanine etJean-Jacques Gener, de réaliser plusieurs centaines de déter-

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minations de groupages sanguins par heure, associées audépistage d’anticorps irréguliers et de marqueurs de maladiestransmissibles. Cet automate, appelé Groupamatic®, connutune diffusion mondiale qui témoigna de son intérêt pour ledéveloppement du nombre et de la sécurité des transfusionssanguines. Inventé par les équipes du CNTS, il porta dans lemonde l’image de la qualité des réalisations technologiquesde l’établissement que Jean-Pierre Soulier dirigea et anima.

Jean-Pierre Soulier n’avait jamais prétendu avoir lascience de l’avenir et encore moins celle de détenir le secretde vérités encore inconnues : le doute et l’humilité scientifi-que le conduisaient à des attitudes pragmatiques. L’appari-tion, aux États-Unis, des premiers cas de déficits immunitai-res dont le rapport avec l’injection de produits sanguins étaitsuspecté le conduisit très vite à proposer des mesures deprudence vis-à-vis des donneurs susceptibles de véhiculer cerisque qui concernait les homosexuels à partenaires multi-ples, les toxicomanes par voie veineuse et les Caraïbéens,Haïti étant, à l’époque, suspectée d’être le foyer d’origine dela contamination. Dès le mois de mai 1983, un questionnairedestiné à discerner puis écarter les donneurs à risques étaitmis en place sur l’ensemble des collectes du CNTS. Cequestionnaire, qui fut rendu obligatoire sur l’ensemble duterritoire par une circulaire ministérielle de juillet 1983, fitgrand bruit dans les milieux concernés : son auteur fut acca-blé de critiques et de procès d’intention, une certaine presse,qui n’avait ni les hauteurs de vue ni la compréhension desenjeux de santé publique, s’empara du sujet et prêta à sonauteur des intentions racistes et homophobes, au mépris ducourage et de la sagesse qu’il y avait alors à s’engager danscette voie de la prudence. Ce furent les mêmes qui, quelquesannées plus tard, accablèrent la transfusion sanguine de nepas avoir pris ces mesures assez tôt.

Jean-Pierre Soulier ne fut pas qu’un remarquable cher-cheur, bien que ce fut sa véritable passion : il enseigna lamédecine et fut nommé professeur agrégé d’hématologie en1961 à Rouen, avant de devenir professeur à la faculté demédecine Necker–Enfants-Malades. Bien que ne revendi-quant aucun mérite pédagogique, il sut, avec beaucoup detalent, transmettre sa passion médicale pour l’hématologie etl’hémostase aux étudiants qui assistaient à ses cours. Nouseûmes la chance d’être présent à son premier cours d’hémos-tase dans l’amphithéâtre Stanislas-Girardin de l’école demédecine de Rouen en 1962 ; et le hasard et la chance, quenous méconnûmes alors, fit que, ce même jour, dans la salle

d’enseignement pratique contiguë à cet amphithéâtre, lecours se poursuivit par une séance de démonstration où, dansun angle, Jean-pierre Soulier démontrait à une premièremoitié d’entre nous la réalisation pratique du temps de sai-gnement, alors qu’à l’opposé Claude Ropartz initiait lesautres aux groupages sanguins. À l’époque, la méthode deDuke régnait sans partage, et nombre de lobes de l’oreille enportent encore le témoignage indélébile. La victime, Iphigé-nie des temps modernes désignée collégialement par lesétudiants, fut bien sûr la plus frêle et la plus juvénile d’entrenous : sous le coup de la douleur, du tranchant du vaccinos-tyle et plus encore, sans doute, de l’émotion, elle perditinnocemment connaissance dans les bras du jeune profes-seur. Nous découvrîmes ainsi les grandeurs et les vicissitudesde l’étude de l’hémostase primaire. La victime recouvritrapidement ses esprits et préféra plus tard s’orienter vers laneuropathologie, à son sens moins barbare, dont elle estdevenue un éminent professeur à l’université Paris-XII. Lecôté pittoresque de cet épisode ne doit cependant pas mas-quer l’extraordinaire leçon de médecine que nous reçûmes cejour-là, dite par ceux qui l’avaient écrite, beaucoup mieuxsans doute qu’aucun ne le ferait jamais plus.

La vie de Jean-Pierre Soulier était pour nous teintée demystères et d’évocations. Nous ne connaissions rien de lui,car il ne se livrait jamais. Seuls les nombreux visiteurs duCNTS, venus d’ailleurs pour voir « Monsieur Soulier », nousapportaient parfois, de lui, des nouvelles venues du bout dumonde. Nous suspections sa richesse intérieure, nous décou-vrions ainsi son rayonnement. Mais dire ceci, c’est déjàoutrepasser notre propos, et nul ne pourra ressusciter untemps fugitif que nous avons beaucoup aimé.

13. Remerciements

Je tiens tout particulièrement à remercier MesdamesAnne-Marie Couroucé et Odette Prou, et le professeur Jean-Jacques Lefrère pour leur aide et leurs conseils dans lareconstitution de certains épisodes de la vie de Jean-PierreSoulier. Je veux également exprimer ma gratitude à Fran-çoise Schmidt et au service de documentation de l’INTS pourles précisions qu’ils ont bien voulu me fournir sur des dates etdes articles déjà anciens, difficilement accessibles ailleursque dans le service qu’ils animent avec une extrême compé-tence.

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