Upload
apedeutekaguinefort
View
10
Download
2
Embed Size (px)
Citation preview
JeanJeanJeanJean----Pierre VernantPierre VernantPierre VernantPierre Vernant
UUNN CCHHEERRCCHHEEUURR
DDAANNSS LLAA CCIITT
1
Si chaque existence est extraordinaire, la vie
du spcialiste de lantiquit grecque, Jean-Pierre
Vernant, lest au titre de lhistoire: vcue et crite.
N dans une famille rpublicaine, il sengage dans
le combat antifasciste des annes trente, puis
devient rsistant en 1940. Au sortir de la guerre,
il se fait historien, mais sans cesser de sengager
socialement. Comment toutes ses activits se sont-
elles conjugues? Telle est la question laquelle
tente de rpondre son dernier ouvrage, la
Traverse des frontires.
Jean-Pierre Vernant est, selon les mots de
lhellniste Claude Moss, actuellement lun des
universitaires franais dont linfluence
internationale est la plus grande. Mais il est
aussi, il a t trs tt un citoyen engag dans les
dbats politiques de sa cit: rsistant de la
premire heure, militant du PCF de 1933 1969,
anticolonialiste...
La recherche historique, lengagement politique: deux pans de votre existence que vous avez longtemps estims indpendants lun de lautre, mais sur la conjugaison desquels votre dernier
2
ouvrage1 revient. Pourquoi avoir maintenu si longtemps une frontire quaujourdhui vous traversez?
JPV: Je nai pas maintenu de frontire, elle
existait delle-mme. Jai trente-quatre ans quand
jentre au CNRS, nous sommes en 1948.
Auparavant, jai t professeur de philosophie
puis, pendant la dernire guerre mondiale, un
rsistant actif: colonel des FFI dans la rgion de
Toulouse. Avant la guerre, je nai jamais pens
devenir chercheur, javais pass une agrgation de
philosophie et jtais destin devenir professeur
dans cette discipline. Tout de suite aprs la guerre,
alors quAlfred Malleret, chef du COMAC
(organisation militaire centrale nationale de la
rsistance militaire) souhaitait que je restasse
militaire, jai refus, dsirant revenir la vie
civile. Javais fait la guerre certes, mais je
considrais quil sagissait dune parenthse et je
voulais baisser le rideau sur cette priode. Jtais
professeur, je voulais redevenir professeur. Ce
sont mes matres, Gernet et Meyerson, qui mont
1 Entre mythe et politique. La traverse des frontires, tome II. ditions Le Seuil, collection Librairie du XXe sicle, 2004.
3
convaincu du travail scientifique que javais
accomplir. Je navais pas de thse en cours, pas de
dossier, je navais rien publi. Sur la
recommandation de mes matres, je demande
nanmoins un rendez-vous au patron de la
recherche scientifique, qui me reoit et me dclare
que javais assez donn pendant les annes de
guerre, tandis que dautres poursuivaient leurs
travaux, pour mriter dentrer au CNRS. Ce que
jai fait. Sest ensuivi un long couloir de dix ans
pendant lesquels jai essay de me faire la tte
dun historien de lAntiquit. De 1948 jusquau
moment o jai t nomm directeur dtudes la
sixime section de lcole des hautes tudes, tous
les jours jtais la Bibliothque nationale.
Apprendre, comprendre, comparer les textes: dix
annes de lectures. Une autre parenthse. De la
mme manire que je mtais compltement investi
dans la lutte contre le nazisme, jai plong dans le
bain grec. En 1958, jai quarante-quatre ans et je
nai dyeux encore que pour lavenir. Sur le plan
politique, un plan parallle, la lutte contre le
colonialisme a pris la suite de la lutte contre le
fascisme. Aucun des peuples de nos colonies qui
4
nous avaient aids dans notre combat contre
lAllemagne nazie navait vu son sort samliorer
aprs la victoire. Cela mtait insupportable. Et le
seul parti porter une analyse cohrente de la
situation politique mondiale me semblait tre le
Parti communiste. Je suis donc rest au Parti,
mme si jai t trs critique et si jai fait partie de
nombreuses annes des opposants, jusquen 1969.
Entre-temps, jai poursuivi ma carrire dans la
recherche, jai intgr lcole des hautes tudes en
sciences sociales (EHESS) et fond avec dautres le
Centre Louis-Gernet. Recherche et militantisme
sont des activits que je ne cherche pas
maintenir spares mais qui sont spares, de fait.
Dans la recherche, jai fait mon boulot. Jai crit
mes bouquins. Quant la Rsistance et tout cela,
comment dirais-je, tout cela me reprend un
moment donn, au moment o je pense avoir dit ce
que javais dire en tant que chercheur. Des
historiens mont interrog sur la Rsistance et jai
fait un retour sur moi. Pas sur moi uniquement,
mais sur un pass que jai considr comme un
objet de rflexion ayant valeur gnrale. Je me
suis demand quels liens il pouvait y avoir entre
5
mes combats militants et les problmatiques qui
mintressaient dans lhistoire de lAntiquit.
Comment ce que je vivais au prsent influait sur
mes recherches, comment ce que je dcouvrais en
tant quhistorien clairait ce que je pouvais vivre.
Dans ce dernier livre, que je pense tre lultime,
jai largi mon interrogation sur mon parcours
des thmes plus gnraux: quand on a t au coeur
de lhistoire et que lon est devenu historien, que
peut-on dire de loralit, du tmoignage, des
documents?
Justement, aprs la guerre, aprs la clandestinit laquelle votre participation au mouvement de Libration Sud, puis vos responsabilits de commandant rgional des FFI, vous ont oblig, vous rintgrez la vie civile et entrez bientt au CNRS. Mais pas en qualit de philosophe, en qualit dhistorien. Comment sexplique ce changement de discipline?
JPV: En 1948, paralllement mon entre
dans la recherche, je commence suivre les
sminaires de Pierre-Maxime Schuhl qui avait la
chaire dhistoire de la philosophie antique la
Sorbonne. Il sagissait de sminaires dhistoire de
6
la philosophie grecque. Javais lu Platon et mtais
demand comment le philosophe des philosophes
pouvait, sur un certain nombre de sujets, avoir
une position aussi aristocratique. Comment Platon
pouvait avoir le projet dune cit dans laquelle les
catgories sociales taient aussi confines leurs
tches respectives. Le thme de la valeur mest
vite apparu comme permettant une analyse
marxiste, mais pas simpliste, de ce qutait la
philosophie platonicienne. Jai donc commenc
plancher sur ce sujet. Mais je suivais aussi les
sminaires de Louis Gernet. Tous les lundis, je
suivais ses confrences. Ctait merveilleux: il
arrivait les mains dans les poches, avec sa cravate
la Blum et nous entretenait tantt de philologie,
tantt dtude compare des droits grecs, indiens,
chinois, tantt danthropologie historique. Et ce que
jai entendu dans ces sminaires a transform la
problmatique que javais labore dans mon tude
sur Platon. Le regard quil portait sur la Grce
tait le regard dun type qui sintresse un
chantillon dhumanit, une socit humaine tous
ses niveaux, dans toutes ses varits. Il dcelait
loriginalit des Grecs et essayait de comprendre
7
comment cela pouvait bien fonctionner. Il tentait
de saisir la manire spcifique dont la Grce
antique fabriquait de lhumain, comment les
hommes grecs taient construits. Cest cela quil
faisait passer et cest comme cela que je me suis
lanc dans lhistoire grecque corps perdu.
Les Origines de la pense grecque parat en 1962. Cest le premier volume dune longue srie consacre la mythologie grecque, aux idologies du monde grec. En mythographe, vous utilisez les enseignements de Louis Gernet et dIgnace Meyerson, que vous prsentez souvent comme vos matres mais qui sont inconnus du grand public. Qui taient ces deux savants?
JPV: Ignace Meyerson est dorigine
polonaise. Il a particip en 1905 aux mouvements
rvolutionnaires polonais, mais a d quitter la
Pologne parce quil tait poursuivi par la police
tsariste. Aprs une anne en Allemagne, il est
venu en France o il a continu des tudes de
mdecine entreprises auparavant. Il fait son
internat dans un hpital psychiatrique. En 1914, il
est naturalis franais et devient brancardier.
Aprs la Premire Guerre mondiale, il sintresse
8
la psychologie dont il devient lun des plus
minents professeurs. Je lai connu tandis que je
prparais ma licence de philosophie la Sorbonne.
La licence de philosophie comportait cette poque
quatre certificats, dont un de psychologie. Il faisait
cours sur lusage de linstrument chez les
chimpanzs. En 1940, Meyerson est chass de
luniversit par les lois raciales de Vichy. Mon
frre et moi tions logs Narbonne, dmobiliss
et en attente dune affectation dans
lenseignement. Meyerson a eu notre adresse par
lune de ses tudiantes, une amie de ma femme
qui, lorsquelle a su que Meyerson quittait la zone
occupe pour la zone libre, lui a dit de venir nous
voir. Un jour, il est venu frapper notre porte. On
a parl, Meyerson tait un homme de gauche, qui
avait t trs en avant lors du Front populaire, et
nous nous sommes aperus que nous partagions la
mme vision du monde. Nous tions politiquement
accords, ce qui en 1940 reprsentait beaucoup de
choses. Nous nous sommes encore retrouvs
Toulouse, aprs que jai t affect au lyce
Fermat. Et de toute la guerre nous ne nous
sommes plus quitts. Mis au ban de luniversit
9
franaise, il voulait crer Toulouse un centre de
recherche en psychologie historique et ma
demand de lui prter main-forte. Ce que jai fait.
Pendant des mois, ce centre a mis sur pied des
confrences et mme un colloque auquel ont
particip entre autres Marc Bloch et Mauss. Quand
les Allemands ont envahi la zone Sud, Meyerson
ma rejoint dans la clandestinit, sous le nom de
Monfort. Il ma beaucoup aid, cest lui qui tenait
notre journal clandestin. Louis Gernet tait un ami
de Meyerson, et ctait un oiseau aussi
extraordinaire. Meyerson tait un mdecin, un
psychologue, il sintressait la philosophie,
lhistoire, lart. Sa thse, publie en 1947
tudiait Les fonctions psychologiques et les
oeuvres, il y prsente ltude des fonctions
constitutives de lesprit comme ncessairement
oriente vers ses projections que sont les systmes
de penses, les oeuvres dart, les religions, etc. La
dmonstration sera largement reprise par les
historiens des mentalits de lcole des annales.
Gernet tait un hellniste comme je vous le disais,
un philologue, un historien, mais aussi sociologue,
lve et ami de Durkheim, et, de mme que
10
Meyerson, curieux de tout. Tous les deux taient
de grands savants, ils sont injustement tenus
lcart des rditions. Aprs-guerre, ils ont
enseign la sixime section de lcole des hautes
tudes, nouvellement cre par Braudel et Febvre.
Ils mont beaucoup appris et aid.
Retournons vos tudes. Lun des apports essentiels que lon doit votre travail sur le monde grec est davoir fait tomber lillusion dun miracle grec. De quoi est-il question?
JPV: Si la Grce antique est le berceau de la
dmocratie, la dmocratie athnienne est le
berceau de notre rationalit. Mais comment est
apparue cette pense grecque, laque, par laquelle
les citoyens dAthnes ont cherch expliquer leur
11
monde? Une premire faon de rpondre cette
question est de dclarer que le phnomne na pas
dexplication parce quil est compltement
nouveau, quil na dquivalent nulle part. La
naissance de la rationalit sapparenterait ainsi
une coupure dans lhistoire, un hiatus, un saut
qualitatif donnant naissance un nouvel homme.
En leur qualit dhritires, les populations
occidentales ont trouv un avantage certain cette
explication: elles prouvaient ainsi leur supriorit
sur tous les autres types de civilisation. Illusion
ethnocentrique. Il mest apparu comme assez
plaisant dentendre clbrer la rationalit, la
science, la positivit du savoir, toutes choses
expliques comme relevant dun miracle: le fameux
miracle grec. Tout cela ne tenait pas debout. Pour
le marxiste que je suis, ctait mme grotesque.
Lhistoire ne connat pas de miracle. Pour le
montrer, je suis parti de ce que des historiens
anglais du dbut du XXe sicle avaient expos: on
retrouvait chez les premiers philosophes les
formes de pense qui apparaissaient dans les
mythes, lgrement modifies. En outre, Dumzil,
Lvi-Strauss avaient montr que ces histoires que
12
lon appelle les mythes avaient leur
fonctionnement propre, leur logique particulire.
Les mythes nobissaient pas au mme type de
rationalit que, par exemple, la gomtrie dEuclide
mais ils mettaient en oeuvre un ordre qui avait sa
cohrence. Si le mythe ne rpond pas une
question pralablement et thoriquement formule,
par le parcours quil trace dun tat dorigine au
statut actuel de lhumanit, il claire le sens et les
raisons de la condition humaine. Et cest par le
rcit que lon comprend la signification de cet tat
que lon doit expliquer. Il y a donc bien une
rationalit. Leffort dun anthropologue de la Grce
antique est de montrer la diversit de ces penses
mythologiques et la manire dont elles dbouchent
sur des formes diffrentes de rationalit: la raison
est toujours historiquement lie un tat de
socit, suivant les formes sociales, leffort
dexploration et dexplication des hommes va dans
un sens ou dans un autre. Les Grecs ont choisi un
sens singulier dont lidal tait lexplication
mathmatique. On peut expliquer pourquoi cela na
rien dun miracle, mais relve de la mise en place
progressive dun certain nombre de programmes
13
de vrit.
En 1998, lors de la remise dun doctorat honoris causa, vous disiez: Je fais le rve, certainement illusoire, que mes recherches savantes sur lAntiquit et mes engagements passionns dans les combats actuels se rejoignent, concident parce quils relvent dune mme confiance en certaines valeurs. Quelles sont ces valeurs?
JPV: Jai beaucoup crit sur lidal de la
mort hroque chez les Grecs, dont la figure
dAchille est larchtype et dont Ulysse est la
contre-partie. Cet idal, nous le retrouvons
actuellement dans le tmoignage de certains
terroristes. Achille reprsente une espce de va-
tout juvnile, sans compromis possible. Ulysse, au
contraire, figure le sens politique, lintelligence,
sinon le compromis au moins le moyen de biaiser
par rapport ce qui menace et qui est plus fort
que soi. Force est de constater, par exemple dans
le drame isralo-palestinien, quil y a tout la fois
des ractions de jeunes Achilles, avec hlas! ce que
cela comporte de bravade contre-productive, et des
Palestiniens, des Israliens actifs, qui sont des
14
conseillers plus aviss et comprennent que les
compromis sont non seulement possibles mais
souhaitables. Contrairement aux apparences qui
voudraient quAchille soit entier parce que fait
dun bloc, je pense que cest Ulysse qui reste le
plus fidle soi: cest--dire ses amis, sa
famille, son existence. Cette fidlit est peut-tre
pour moi la valeur la plus importante.
Entretien ralis par Jrme-Alexandre Nielsberg LHUMANIT, 6 avril 2005
APEDEUTEKA GUINEFORT 0004APEDEUTEKA GUINEFORT 0004APEDEUTEKA GUINEFORT 0004APEDEUTEKA GUINEFORT 0004