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Jean Wahl Existence Humaine Et Transcendance

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  • TRE ET PENSER SIXIME CAHIER

  • LES CIRCONSTANCES ONT EMPCH L'AUTEUR DE REVOIR LES PREUVES DU PRSENT OUVRAGE. L'DITEUR s'EXCUSE DONC DES ERREURS QUI POURRAIENT NE PAS AVOIR T COR RIGES ET DES INITIATIVES QU'IL A D PRENDRE SANS L'AGRMENT DE

    L'AUTEUR,

  • TRE ET PENSER C A HIERS DE P HI L OS O P HIE

    JEAN WAHL

    EXISTENCE IIUMAINE ET

    TRANSC_ENDANCE

    JUIN 6 1 9 44 DI TI ONS DE L A B A C ONNIRE - NEUC HA TEL

  • Tous droits rservs pour traduction, reproduction ou adaptation par les ditions de la Baconnire Boudry (Suisse).

  • PRFACE

    Peut-tre n'est-il pas tout fait exact, bien que l'observation porte loin et fasse rflchir, de dire avec Jaspers que le XIXe sicle a vu se former une nouvelle sorte, dirons-nous une nouvelle race ? de penseurs , celle des potes-penseurs , de Nietzsche et de Kierkegaard. Ce n'est pas tout fait exact ; car un Pascal, un Lucrce, peut-tre un Dante, pour ne pas faire appel des noms plus anciens , sont galement des potes-penseurs . Et il ne serait pas tout fait exact non plus de dire que la philosophie de l'existence est ne au XIXe sicle. Un Pascal est la toujours vivante rfutation d'un pareil jugement. Et la philosophie de Platon n'est-elle pas troitement unie la mditation d'un existant qui fut Platon sur deux existants qui furent Platon et surtout Socrate. La philosophie de Platon est rflexion sur la vie, la condamnation, la mort de Socrate.

    Il n'en reste pas moins que peut-tre les cadres de la philosophie ont clat en ce milieu, en cette fin du XIXe sicle, comme d'ailleurs un peu les cadres de tous les genres. Il n'est plus beaucoup de peintres purs (si tant est qu'il y en ait jamais eu) . Un Courbet , un Manet furent peut-tre les derniers grands peintres. Un Van Gogh, un Czanne, c'est autre chose. Quel penseur avant Kierkegaard avait pris pour centre de sa mditation son exprience la plus personnelle et sa propre histoire ? Pour trouver

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    des cas analogues , c'est plutt vers des potes comme N erval ou Rimbaud qu'il faudrait nous tourner.

    Mais ce n'est pas seulement le fait qu'ils sont les potespenseurs 1 , ni mme cet autre fait qu'ils ont de communs adversaires : l'historien et le professeur de philosophie, ni mme le fait qu'en face de l'unit du monisme, ils dressent l'unicit de l'Unique et du surhomme 2 ; et ce n'est pas seulement parce que tous deux, ils suspendent l'thique , ni parce qu'ils opposent la rflexion philosophique 3, l'un la croyance, l'autre, la volont de puissance, ce ne sont pas toutes ces raisons qui expliquent la parent profonde, la concidence d'opposs, qui unit Kierkegaard et N ietzsche. A partir de la constatation : Dieu est mort, qu'ils prennent d'ailleurs en un sens oppos (pour l'un la mort de Dieu, d'un Dieu qui se rvle Dieu par sa mort, tant notre salut ; pour l'autre, notre salut tant la mort de Dieu, d'un Dieu qui par sa mort cesse d'tre Dieu) , ils poursuivent leur mditation qui est une recherche de l'ternit dans l'instant, dans l'instant de la rptition et de la rsurrection, vcu

    1 Remarquons aussi que tous deux, Nietzsche et Kierkegaard, doutent en mme temps qu'ils affirment et savent en mme temps qu'ils doutent. II s'agit moins chez eux d'affirmations dogmatiques que de passion et de volont (Cf. sur ce point ce qu'a crit Jaspers sur Nietzsche).

    Tous deux ont fait d'eux-mmes des problmes. De sorte qu'il y aurait tudier le rapport entre les potes-penseurs et les hommes problmatiques, entre la posie et le doute.

    2 C'est en ce sens que Lowith a dit que Hegel est le dernier grand philosophe.

    3 II serait intressant de suivre la lutte des philosophes de la fin du XIXe sicle et de ceux du XX8 sicle contre la philosophia perennis, qui peut-tre sait maintenant que comme les civilisations dont parle Valry, elle est mortelle : lutte contre Platon, contre une certaine conception, mon avis fausse, de Platon, lutte mene par Nietzsche, par Kierkegaard, par Bergson, par James, par Heidegger ; lutte contre Descartes, mene surtout par Heidegger et Jaspers ; lutte contre Spinoza (James) ; contre Leibniz (Russell).

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    par l'Unique pour Kierkegaard, dans l'instant de l' ternel retour, vcu par le surhomme pour Nietzsche. L'instant nietzschen comme l 'instant kierkegaardien est fusion de ce que Heidegger appellera les trois extases du temps, dans ce qu'il appellera , car sur ce point sa mditation ne fait que continuer celle de Nietzsche et de Kierkegaard , la dcision rsolue.

    L'un pose une immanence qui serait capable de nous craser autant que la transcendance, si nous nous laissions crser ; l 'autre une transcendance qui nous effraie et nous console. Tous deux placent l'homme devant un abme ; et c' est deux d-;;igts de sa perte, dans l'angoisse et le dchirement, qu'il se relve et se reprend.

    Par les paradoxes en face desquels ils se trouvent (naissance et mort de Dieu, ternel retour) , par les paradoxes qu'ils sentent en eux et qu'ils sont eux-mmes, en tant que vivant leurs discordances, l 'Unique kierkegaardien, le surhomme nietzschen aiguisent leur individualit.

    C'est partir de l que Nietzsche et Kierkegaard construisent leur dialectique existentielle, qu'ils se construisent, en tant qu'ils sont union des opposs, et pour reprendre l'antique mot d' Hraclite , accord du discordant. Ils sont dialectique vivante, sentie, non pas dialectique qui va de la thse l'antithse, puis la synthse, mais dialectique qui de la thse va une thse et une antithse, pour aller vers une thse non pose, non posable, et qui est comme un vanouissement de la conscience dans l 'extase de Sils Maria 1 ou dans la mditation religieuse.

    1 Les contradictions de Nietzsche, nous dit Jaspers, doivent chaque fois nous orienter vers un .centre indicible par leur rapport avec lequel elles acquirent leur sens profond.

    La pense de l 'ternel retour est destructrice et constructive : destructrice, elle affirme l 'absurde ; constructive, elle r-affirme l ' tre et tablit la

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    Par opposition la dialectique hglienne (thse-antithsesynthse) et mme la dialectique platonicienne (dialectique ascendante, contemplation, dialectique descendante) , on peut concevoir une dialectique existentielle qui irait de la prsence la dialectique, et de la dialectique l' extase par un jeu d'antithses qui se dtruisent pour cder la place cette dernire. De l'extase de la perception, ontologie positive, l'extase du mystre , ontologie ngative, de la plnitude du rel la vacuit apparente de l'tre sur-rel on va par cette dialectique, ce va-etvient de la pense et ce dchirement d'antithses.

    Courtes chanes dialectiques entre deux moments o le dialogue cesse, du moins le dialogue apparent, pour laisser la parole, si je puis dire, au silence. Silence de la perception par laquelle l 'esprit se nourrit des choses, silence de l' extase o il se fond avec le plus haut point de lui-mme et du monde.

    Entre les deux, cette tension, cette intensit qui dfinit l'existence place entre l'immanence transcendante de la perception et la transcendance immanente de l ' extase.

    Ces derniers mots nous montrent que mme en ces moments de cessation du dialogue, le dialogue continue, que ds que la rflexion s'attache elles, il y a une dialectique de la perception et une dialectique de l' extase 1.

    Cette tension entre les antithses, nous la trouverons tout

    valeur infinie de l 'instant. L'art de Nietzsche consiste faire de la plus grande insatisfaction la plus grande satisfaction, du devenir absurde un tre accompli fait d'instants divins, de la dcadence la porte qui mne la plus riche et la plus hardie des cultures.

    1 Un Platon, un Damascius, un Hegel, un Kierkegaard ont su nous faire sentir cette jonction quasi ineffable du rapport et du non-rapport, de l 'immanence et de la transcendance. L'absolu est donn dans son rapport avec le subjectif et pourtant ne peut jamais tre donn dans ce rapport. Situation qui est la situation aussi de la personne et mme de la chose.

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    moment, que nous prenions l'ide d'tre qui se scinde en son aspect obj ectif et son aspect subj ectif, en rsistance et en achvement, en indpendance et en communion, ou l'ide d'absolu qui se scinde en un absolu transcendant et en un absolu immanent, en l 'absolu de Damascius et en l'absolu de Bradley, en heurt et en plonge, en dchirure et en union. S'il y a une vrit qui paraisse j aillir de ces tudes, c ' est celle de cet indicible, duquel part le discours, auquel revient le discours, sans que ce soit le mme indicible, duquel il sort et vers lequel il va.

    La dialectique hglienne mne la vision d'une totalit, et il en tait de mme de la dialectique platonicienne. La dialectique que nous entrevoyons reste dans le partiel, et se rattache une logique de la qualit o le plus n'est pas plus que le moins , et qui, parfois, nous orienterait non vers une vue plus riche de l'univers , mais vers un contact plus nu, avec certaines parties de l'univers , avec ces particuliers infimes dont parle un Blake et auxquels pense un Nietzsche.

    L'ineffable auquel nous arriverons pourra tre mis au pluriel ; il y aura des ineffables, des uns multiples, chacun infini, des limits-illimits. L 'absolu n'est pas la totalit (en tout cas , n'est pas la totalit qui serait un ensemble et un englobement) . Il est intensit ou densit. Il s 'agit pour nous d'un absolu senti, et qui peut tre senti dans telle chose toute petite.

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    Rarement on put voir aussi fortement l'uvre la dialectique immanente aux systmes que dans le droulement de la pense contemporaine ; l'idalisme de Royce appelle en quelque

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    sorte le no-ralisme de Perry ; et le no-ralisme appelle le ralisme tout diffrent, tout oppos, de Strong et de Santayana. Husserl qui prfigure dans sa philosophie l'tre-dans-le-monde heideggerien, qui nous montre si bien les objets prsents, l-bas , dans leur corporit, qui caractrise s i fortement le point de vue naturel, qui insiste sur la ncessit de la perception comme point de dpart et point d'arrive de la science, qui fait clater nos yeux la non-intentionalit de la perception (la perception n'est pas signe ; elle est ; et c'est l l'quivalent husserlien de la thorie bergsonienne de l'image) , qui met en lumire le rle du corps, sans par l, malheureusement croyons-nous, abandonner les prsuppositions idalistes, et qui nous fait voir non pas seulement un monde d'essences mais un monde de valeurs, Husserl veut cependant mettre le monde sensible entre parenthses , sparer l'essence et l ' existence, dfinir l'essence. Tche vaine ; la pense qui a t par lui suscite emporte sa propre pense. Heidegger fait voir que le monde ne peut tre mis entre parenthses, que l' existence n'a aucune essence, que l'ide d'essence est artificielle , au sens le plus propre du terme, modele sur l'artifice humain, modele sur le modle que l'ouvrier regardel.

    Nous retrouvons ainsi par une observation plus obj ective le chemin de la dialectique que nous avions aperu. Mais le chemin n' explique pas le chemin ; il demande tre plac entre son point de dpart et son point d'arrive.

    1 Signalons qu'on trouvera dans l'Arbalte (Nos 3 et 4) une traduction claire et fidle (aussi claire que possible) de quelques pages de Heidegger. Je ne pourrais recommander de la mme faon la traduction de Corbin, parue chez Gallimard (Collection Les Essais). Malgr toutes les qualits du traducteur qui sont trs grandes (il a dans diffrents domaines de la pense donn des travaux de valeur), malgr sa ferveur souvent comprhensive, la traduction laisse dsirer. Ses intuitions le trompent parfois.

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    Avant de le replacer ainsi , il convient de remarquer que si avec un Nietzsche et un Heidegger la pense humaine est arrive poser la subj ectivit dans son tat le plus aigu, bien que l'un et l'autre posent en mme temps un objet au contact duquel s'aiguise cette subjectivit (un objet-sujet chez Kierkegaard, puisque c'est Dieu incarn, un objet sans raison qui est l 'ternel retour chez Nietzsche ) , d'un autre ct chez un Whitehead et un Heidegger l'objet, la chose, est peru dans son tre le plus profond ; ils y sont conduits l'un par son insistance sur l'tredans-le-monde, l'autre par son insistance sur le monde d'efficacit causale. L'homme, dit Heidegger, est naturellement hors de soi. L'homme est toujours avec d'autres hommes et auprs de choses, cet au-prs et cet avec tant lis intimement l'un l'autre. Et c'est ce fait que l'homme est hors de soi qui constitue la transcendance telle que la conoit Heidegger dans son monde o ne subsiste plus la transcendance du Dieu traditionneP.

    Ce n'est pas dire d'ailleurs qu'un Whitehead et un Heidegger fassent fi de cette pense subj ective dont nous avons vu la force chez un Nietzsche et un Kierkegaard. Il suffirait de rflchir la faon dont Whitehead aime citer Wordsworth et Shelley, dont Heidegger aime citer Holderlin et Rilke, pour sentir leurs affinits avec la vision potique des choses.

    1 Heidegger a galement trs bien mis en lumire l'ide de la philosophie comme retour une relation confiante avec les choses. tre philosophe, c'est, dit-il , en se livrant une recherche un peu aventure de l'tymologie, s'y connatre en amiti, bien plus qu'avoir amiti pour la sagesse. Le philosophe est celui qui retrouve l 'union profonde de l'tre humain avec l ' tre (Cours de 1928-29, 2, 7 et_16 leons) . C'est ce qu'il traduit encore par l'ide que le Dasein est Etre-dans-le-monde ; il se constitue un monde, partir duquel il se comprend lui-mme.

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    Heidegger, Whitehead, nous mettent en prsence du monde des objets . En mme temps Whitehead nous libre des conceptions classiques du temps et de l'espace ; nul mieux que lui, pas mme Eddington ou de Broglie dont les rflexions vont si.loin, pas mme Bergson, n'a montr la ncessit de briser les schmes spatio-temporels de la pense classique, de concevoir un enchevtrement et un rayonnement des phnomnes tels que ici et maintenant n'aient plus de sens, que la critique, peut-tre verbale au fond, de Hegel, se trouve bien approfondie ; car ce ne sont plus les vocables ici et maintenant qui sont critiqus, mais l'ide mme d'un ici et d'un maintenant.

    L'univers tel que se le reprsente la science moderne est fait de relations la fois plus massives et plus subtiles , plus informes, plus vastes , plus nuances que celles dont se servait la science classique. Quand nous avons relier les phnomnes, l'ide de causalit, trop grossire et simpliste, ne peut nous satisfaire 1

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    Rien n'est plus caractristique de la philosophie contemporaine que cette mise en lumire du subj ectif dans ce qu'il a de plus subjectif, et de l'obj ectif dans ce qu'il a de plus obj ectif (avec cette rserve que le mot objectif dit bien mal cette densit perue derrire les concepts, cette opacit, cet entremlement sans nom et sans ide qui puisse lui correspondre, quelque

    1 La science, dit Heidegger, voit aujourd'hui qu'elle est entoure par quelque chose dont elle a besoin en tant que science, mais qu'elle ne peut comprendre ni mme concevoir. Elle se heurte des limites. Il y a un c autre qui porte la science et ne peut tre saisi par elle. (Cours de 1928-29, 4e et 5e leons.)

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    chose comme la boue originelle qui refuse toute ide, et laquelle peut-tre pensait Parmnide lorsqu'il interrogeait le j eune Socrate dans le dialogue de Platon) .

    Ces antithses armes qui apparaissent la pointe de la pense moderne, ce grand objectivisme et ce grand subjectivisme, pour employer les termes de Sheldon (qui les applique, il est vrai, d'autres doctrines) , nous les dcouvririons galement dans des activits diffrentes, parmi les plus hautes de l'homme, dans d'autres visions , comme celles de Van Gogh et de Czanne, le premier qui , avec un Greco, reprsente la subjectivit sa plus haute puissance, et le second qui reprsente sa plus haute puissance le besoin d'objectivit, la faim et la soif d'objectivit, et le besoin de faire l'image)).

    Sans que d'ailleurs ici non plus on puisse sparer grand obj ectivisme et grand subjectivisme. Car la fatalit, une fatalit raisonnable comme toute fatalit, dirait Hegel, a voulu que ce qui nous attache Czanne, ce soit plus encore que son objectivit, son besoin d'objectivit qui est quelque chose de trs subj ectif, apparaissant d'autant plus subjectif qu'on le voit l'tat de tentative plus qu' l'tat de russite ; et que d'autre part Van Gogh sait, sait sans le savoir, s'absorber dans un j aune et un carlate, et se faire tout objet.

    Ainsi le subjectif renvoie l'objectif, comme l'obj ectif nous renvoyait au subjectif.

    Signe peut-tre que s 'il importe de les pousser l'un et l'autre aussi loin que possible, ils ne peuvent cependant tre penss part et mme doivent tre annihils dans le mouvement de la pense en tant qu'elle essaie d'atteindre les choses.

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    Nous retrouvons donc ici dialectique et ralisme ; et nous pouvons noter les liens profonds qui les unissent l'un l'autre. Il y a une dialectique du ralisme, extrmement visible, comme nous l 'avons vu, dans l'histoire de ses dernires formes qui le fait passer du no-ralisme de Perry, monisme raliste qui admet l'identit de l'obj et et de sa reprsentation, au ralisme critique de Strong, de Santayana, de Sellars qui les maintient spars. Rien n'est plus difficile en effet pour l 'esprit (mais cela n'est aucunement un argument contre cette position) que de s'en tenir un monisme raliste analogue aux thses de Bergson dans les premires pages de Matire et Mmoire, ou celles de James dans son fameux article : La Conscience existe-t-elle P Ils veulent rester en de de cette dialectique ; sans doute ont-ils raison ; mais la raison de l' intelligence ne connat pas cette raison de la raison, et prouve le besoin de parcourir sans cesse nouveau le cercle des oppositions et des fusions de l'image et de l'objet.

    Mais s 'il y a une dialectique du ralisme, c'est parce que la dialectique n'est pas le terme explicatif, ou ne l'est que parce qu'elle est elle-mme explique par la ralit. D'o vient ce jeu des antithses, ce concettisme de l 'esprit qui fait reluire les contraires en face des contraires, sinon de ce besoin qu'il a de s 'approcher du rel, d'un rel qui refuse tout contact purement intellectuel, qui ne se laisse pas enfermer et sur lequel nous ne pourrons jamais prendre que des vues successives et contradictoires, alternantes, comme dit Montherlant ?

    Mais nous l'avons dj vu, la dialectique ne sera vraiment dialectique que si elle-mme se dialectise, je veux dire qu'elle, qui fait prendre place chaque chose1 doit elle-mme prendre

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    place, et prendre place entre deux termes non dialectiques 1. Cela peut nous tre une occasion pour jeter un coup d'il

    sur le point de dpart de la dialectique, puis sur son point d'arrive, sur la ralit de la perception, et sur le moment de l'extase et du mystre, de la transcendance.

    1 Cela nous amne dire que la thorie de la connaissance n'est pas premire, elle ne l 'est pas, car elle suppose une 'thorie de la ralit. Et sans doute la thorie de la ralit suppose aussi une thorie de la connaissance. .Cercle ncessaire de ces deux thories. Mais tandis que la thorie de la ralit ne se cache pas d'exiger une thorie de la con,naissance, celle-ci se cache d'exiger une thorie de la ralit. Il y a donc plus de franchise dans la faon dont opre la thorie de la ralit. En deuxime lieu, nous pourrions dire, et Nicolai Hartmann a hien fait sentir cette id.e, que l o la thorie de la ralit ouvre les yeux, la thorie de la connaissance prend les choses de biais, cligne des yeux observant des reflets, des rflexions. Cf. galement HEIDEGGER, Cours de 1928-29, 15e leon.

    En particulier, toutes les thories de la connaissance qui se fondent sur l 'ide d'un sujet pos en face de l 'objet devraient tre profondment remanies. On croit, dit Heidegger, que l 'on a dans cette position du rapport sujet-objet un point de dpart convenable. Bien plutt on se ferme ainsi la voie vers la solution du problme ontologique. Il y a entre l 'objet et le sujet une union intime sur laquelle l;. thorie de l;. prhension chez Whitehe;.d, l;. thorie de ];. comprsence chez Alex;.nder, l;. thorie de l;. conn;.iss;.nce (;.u sens cl;.udlien du mot) chez Cl;.udel, ;.ttirent notre ;.ttention, en mme temps que l;. connaiss;.nce n ';.pp;.r;.t plus que comme le c;.s p;.rticulier d'une rel;.tion plus gnmle. On pourr;.it encore, sur ce dernier point, citer les efforts de Holt et de Mont;.gue. Pour Holt, la conscience est une coupe, pour Bergson une coupe et une slection. Il y ;. l un effort ingnieux et import;.nt pour dterminer l;. conscience p;.rtir d ';.utre chose qu'elle. Tent;.tive p;.mdox;.le qui fut r;.rement tente avec aut;.nt de consquence qu'en cette fin du XIX6 sicle, et en ce dbut du xxe.

    On lir;. avec fruit l;. critique de l;. m;.uv;.ise subjectivit chez Heidegger (Cours de 1928-29, 7e, 10e et 15e leons) : Les philosophes ont dtermin l;. subjectivit un niveau trop h;.s .

    Nous avons dj parl tout l 'heure de l 'inadquation des concepts d 'objectif et subjectif. Citons ce propos ce passage o Heidegger, suivant sur ce point Husserl plus qu'il ne le croit, montre l 'in;.dquation des concepts d 'objectif et de subjectif pour caractriser l'intentionnalit : L'intentionnalit n'est ni quelque chose d'objectif, de manifest !;. faon d'un

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    C'est la faiblesse de l'empirisme et du ralisme d'avoir laiss l ' idalisme les prestiges qui viennent de la haute pense, de la rflexion difficile1 . A partir de l'affirmation kantienne : l'tre est position, on peut aller vers une philosophie positive analogue celle de Schelling et vers le plus haut empirisme. Il peut y avoir, et Schelling l 'a montr, un empirisme transcendantal, cherchant les conditions dans lesquelles l'exprience est, nous ne dirons pas possible, mais relle ; et ce ralisme se fondera sur la critique de l'ide de possible, sur la ralit de la contingences (qui va de pair avec la contingence du ncessaire) ; il peut y

    objet, ni quelque chose de subjectif, d'immanent au sujet ... Ni objective ni subjective au sens ordinaire de ces mots, elle est cependant les deux, en un sens bien plus originel : en tant qu'elle appartient l'existence duDasein et rend possible que cet tant qu'est le Dasein, se rapporte en tant qu'existant du manifest . . . II n'y a pas pour le Dasein de dehors, et c'est pourquoi on ne peut pas parler non plus d'un dedans. :tre peru, c'est une qualification qui appartient l 'objet sans tre objective, et qui appartient au sujet sans tre subjective.

    D'une faon gnrale, la philosophie classique a trop isol la proposition de son intentionnalit. Comme l 'avait vu Platon, tout logos est logos de quelque chose. D'Aristote Hegel, tous les philosophes ont trop laiss de ct le caractre de dsignation du jugement, ce que Heidegger appelle son caractre apophantique.

    En outre, m par un certain orgueil, l 'idaliste ne veut voir que l'lment d'activit dans la perception, et plus forte raison dans le jugement. Or il y a en eux passivit autant qu'activit. Comme le dit Heidegger, celui qui peroit se livre aux choses et laisse les choses se livrer elles-mmes (Cours de 1928-29 ) .

    1 Cf. ce que dit Heidegger : On ne peut mme pas dire du ralisme qu'il n 'est pas tenable, car il n'a pas pntr dans la rgion de la problmatique philosophique.

    2 La pense de Nietzsche a parcouru une priode de philosophie de l'illusion, une priode positiviste, une priode dionysiaque. Si nous laissons au second plan la seconde priode, il ne convient pas nanmoins de la ngliger. La philosophie comme marteau s'est forge au cours de cette

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    avoir, et James l'a montr, un empirisme radical, accueillant pour les relations aussi bien que pour les termes ; il peut mme y avoir un empirisme qui accueille les essences, tel celui de G. E. Moore, de Russell, et de Husserl ; il peut y avoir, et la philosophie bergsonienne en est la preuve, un empirisme affectif 1

    deuxime priode o les principaux concepts philosophiques ont t critiqus comme rarement ils le furent. On trouverait d'ailleurs inclus dans la philosophie bergsonienne un positivisme qui est non moins pntrant et destructeur. C 'est lui que l'on voit dans la critique des ides de nant, de dsordre, et de possible__; la primaut de la modalit de la ralit sur toutes les autres, bien vue la plupart du temps par Kant, nglige, me semble-t-il, par les existentialistes, la supriorit du pseudo-ngatif sur le pseudopositif, mconnue par la philosophie classique quand elle accorde un privilge au parfait et l'infini sur l'imparfait et le fini, telles sont quelquesunes des affirmations de cette philosophie ngative, de ce positivisme qui pourrait s 'inspirer de Nietzsche et de Bergson. De mme l ' ide que toute connaissance, toute vrit, est rtrospective.

    Enfin Heidegger donnerait pour cette destructio philosophorum, du moins des philosophes de la philosophia perennis, et pour la construction d'une philosophia actualis, relle et en acte, des indications bien prcieuses. La philosophie depuis les Grecs a t oriente sur le logos qui xprime, et sur l'eidos qui est ssentiellement expressible, la forme en ce qu'elle a d'expressible. L'homme, tre qui parle et voit, se tisse un monde de paroles et de, spectacles. Or le monde rel, ce n'est pas un monde de propositions et de perspectives . Ce monde de paroles et de spectacles a t model sur la perception et la production. Toute chose est imagine sous la forme du produit et du peru. Les deux ides sont d 'ailleurs lies : car ce qui est produit est to produit d'aprs un modle qui est peru, 20 est peru comme indpendant. De l la distinction entre l 'essence et l 'existence, entre la forme et la matire. De l l 'ide d'une intuition intellectuelle, que Kant rserve au Crateur. Mais ces schmes de la production et de l 'empirie (ici la critique de Heidegger rencontre celle de M. Brunschvicg) ne peuvent suffire ; car la production suppose le non-produit, et c 'est ce que signifie l ' ide de matire ; et en deuxime lieu, il y a des cas o le schme de la production ne s 'applique pas. Et c 'est prcisment le cas de l ' tre humain. Il n'a pas d 'essence, de quiddit. Il n 'est pas un quid, mais un quis, un quelqu'un et non un quelque chose. II repousse toute application qu'on peut lui faire de la distinction entre essence et existence.

    1 On peut concevoir un empirisme qui, se fondant sur l 'observation interne, permettra des thories existentielles de l ' espace et du temps, qui tentera d'expliquer le temps par l 'attente et le souvenir, par l 'esprance, la crainte, le regret et le remords. - D'autre part, l 'observation

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    Transcendantal, radical, non intellectuel (car ces trois empirismes ne sont pas spars) , cet empirisme sera bien loin de celui que l'on nous prsente dans les cours . Il permettra de j oindre Pascal, Schelling et Hume, Russell, Boutroux et Scheler, Bergson, Nietzsche et Rauh,

    Un tel empirisme permet de joindre une thorie de la contingence et une thorie de la ralit.

    Empirisme qui mne naturellement au ralisme. Il n'y a de rflexion que sur du non rflchi, de conscience que s'il y a du non conscient. Avant ce que je pense, il y a toujours quelque chose. Je pense, donc quelque chose est pens, qui ne l'tait pas. Cela est vrai autant que le Je pense donc j e suis ))1.

    externe lui permettra de dire : le temps n'est pas, l'espace n'est pas ; ce qui est, si tant est que ce mot ait un sens, ce sont des choses avant, des choses aprs, des choses en mme temps. C 'est de l'abstraction partir de ce que nous pouvons appeler choses courantes, plutt que cours des choses, que se fait l'ide de temps, comme c'est de choses juxtaposes, ou arrire-poses, ou devant-poses, que se fait l'ide d'espace. Naturellement, aux yeux d 'un idaliste, ce que nous venons de dire prendra l 'aspect d'un cercle vicieux.

    1 Cette ide du

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    Bien plus, les organes des sens sont forgs, et non pas seulement par l'esprit. Si l'il est du genre du soleil, comme le dit Platon, c'est pour cet empirisme comme pour Platon que la lumire l 'a form. La matire forme la forme avant que la forme informe la matire, et c'est une ide semblable qui se trouve au fond de la conception de l'mergence chez Alexander.

    Novalis a parl d'un idalisme magique. Continuant une tradition qui se rattache Albert le Grand et aux philosophes arabes plus qu' Aristote et Platon, il a li profondment idalisme et magie. Mais il n'est pas moins lgitime, et R eid le sentait quand il parlait d'une magie de la perception, de s 'efforcer de construire un ralisme magique.

    A vrai dire, ces deux termes : idalisme, ralisme, sont bien peu satisfaisants. t sans doute faut-il noter que ralisme absolu et idalisme absolu viennent se confondre, viennent concider, ou que, plus exactement encore, c'est au del du ralisme et de l'idalisme, ou encore plus exactement, en de d'eux, qu'il convient de se placer, qu'il convient de vivre, niant tous ces ismes qui ne sont que des vues sur, des vues sur ce qui ne peut tre peru par la vue.

    Ainsi nous nous approchons d'un mysticisme, d'un mysticisme de la chose, de l'objet, avant qu'il ne soit un mysticisme de la personne.

    Le ralisme dont nous avons parl ne sera pas. un ralisme plan ; restant l'tage de notre perception, ne dcomposant pas cette perception suivant les articulations de quelque chose d'autre qu'elle, il nous prsentera des concrets non concrts artificiellement, mais ns d'une croissance naturelle, des choses.

    La chose ! Rilke cre une posie des choses ; et Husserl fait scintille tous les aspects de ces choses qui ne sont j amais don-

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    nes qu'en perspective et en aspect. Il nous rend prsent le miroitement des choses qui se donnent, et qui ne se donnent pas. Jamais mieux que dans la pense moderne la chose n'a t saisie dans ses perspectives diapres comme dans son opacit et dans son invisibilit. Immanentes et transcendantes, ou plutt encore chappant galement ces deux qualifications, ce sont des finalits organisatrices, pour reprendre une ide qui pourrait caractriser certaines conceptions de Whitehead.

    *

    Aprs avoir fait sentir la prsence de la perception, point de dpart de la dialectique, nous pouvons envisager son point d'arrive situ au del de la conscience comme la perception se situait en de d'elle. En effet, la dialectique dont nous parlions implique distance, rupture, flure\ conscience. La conscience est toujours distance. Il y a toujours , ds qu'il y a conscience, un pas franchir, et qui ne sera j amais franchi, entre elle et la ralit.

    C'est dire par l mme que si la vrit est dans le jugement, la ralit est dans la sphre de la non-conscience. Nous tudions des ides : ide d'tre , ide d 'absolu, ide de transcendance, ide d'espace, et nous voyons qu'elles nous amnent chaque fois vers quelque chose qui est au del des ides ou plutt en de.

    C'est dire aussi que toute relation doit tre brise, fondue dans cette exprience transrelationnelle qui est la vraie exp rien ce, l'exprience non exprimente.

    1 Bradley a admirablement montr non pas seulement dans le rapport entre le jugement et son objet, mais dans le jugement lui-mme, cett( dchirure, cette brisure.

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    C'est dire galement que c'est dans le sentiment plus que dans la raison que nous trouverons la plus prcise approximation de l'absolu.

    C'est dire enfin que si nous voulons retrouver le paradis perdu, il faut nous perdre dans le paradis retrouv ; c'est mme une condition pour le retrouver. La conscience prend place entre cette perte et cette redcouverte, elle est ncessairement malheureuse.

    De son point de dpart son point d'arrive, elle va par la ngativit qui mne le j eu des antithses ; mais au del de cette ngativit se dresse une ngativit plus essentielle, ngatrice, destructrice, et non plus seulement ngative, un besoin que ressent l'tre d'annihiler sa propre pense 1 dans une attitude de soumission cette domination de la transcendance.

    Et si je puis l'atteindre, il est un mur vivant.

    Il y a , dans ce mouvement de transcendance, un accomplissement du moi qui est en mme temps une destruction du moi, un chec qui est en mme temps un triomphe. Phaton et Empdocle s'accomplissent en se dtruisant.

    Sans doute ce qu'on peut appeler le charme de ces ides de transcendance et d'absolu vient en partie de leur ambigut, de la scintillation de leurs sens. Le transcendant est mouvement vers et terme stable ; l'absolu est le spar et l'unissant. Personne n'a mieux mis en lumire cette ambigut que Platon dans le Parmnide. La premire hypothse, c'est l'absolu spar;

    1 L'ide d 'une ontologie ngative ne doit pas nous faire croire qu'il y a un nant objectif. Comme l'a dit Bosanquet, la pense ne peut tre que pense d'un contenu. C 'est donc le sentiment devant l 'tre (je me sers de ce mot dfaut d'un autre qui ne saurait exister) qui est ngatif ; mais tout ce qui est pens est objectif, et le ngatif plus que toute autre chose.

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    la seconde, l'absolu unissant ; et sans doute l'absolu unissant doit englober l'absolu spar, ou devrait l 'englober si celui-ci le permettait. Platon s'vade de ces difficults en construisant une thorie de la limite et de l'illimit, ou du moins parat s 'en vader ainsi. Mais la dernire phrase du Parmnide nous montre qu'elles subsistent et nous met en prsence de l'indicible.

    Ainsi, malgr ces ambiguts, l'absolu, le transcendant conservent pour la pense leur valeur. Elles marquent le point extrme de l'effort de la pense, o celle-ci atteint sa limite . Et par cette limite, cette frontire, une lumire miroite dont on ne peut plus dire si elle vient de la pense, ou de l'Autre, de la Chose sans nom.

    On en dirait autant pour l'instant. Il a hant depuis Platon l'esprit des philosophes et des crivains. De l'instant de la troisime hypothse au plaisir instantan d'Aristippe, repris par Walter Pater et Andr Gide, l'instant thologique (instant de l'incarnation, instant de la rsurrection, instant du jugement dernier in ictu oculi), celui de Kierkegaard, celui de Dostoevski, l'ternel retour nietzschen qui sanctifie l'instant, l'ternit de Rimbaud, il y aurait lieu de suivre le droulement de ces mditations la recherche de l'ternit perdue, et retrouve dans l'instant, et de se demander si l'instant n'est pas pour le penseur moderne un mythe consolateur plus qu'une ralit, un succ'dan de l'ternit ; et pourtant il est ralit, ralit existentielle sans cesse offerte, sans cesse perdue.

    Pourrons-nous, en retournant l'immanence, ne pas avoir perdu la transcendance ? Pourrons-nous prserver du mythe que la pense dtruit, son essence qui fait sa valeur ? Pourrat-il y avoir un retour de la dialectique, un ternel retour, par lequel, s 'enrichissant et s 'appauvrissant, le premier terme rap-

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    parat ? C'est cette question que ces tudes s 'efforcent de donner une rponse. Elles sont cependant elles-mmes plus encore questions que rponses . Du moins nous mettent-elles en prsence d'un mouvement entrevu plutt que vu et qui va de la ralit par une dialectique d'antithses et de non-tres en lutte vers un mystre.

  • SUR L'EXISTENCE

    L'ide de l'existence est une ide multiple. C'est selon le langage d'Aristote une chose dite de faons multiples. Et ces diverses ides d'existence qui nous sont proposes deviennent d'autant plus nombreuses que notre pense engendre pour ainsi dire l'ide de vrit, d'existence intemporelle, d'existence dans un temps qui n'est plus le temps mais une sorte de temps mort ; que cette pense peut se concentrer encore en perceptions et en jugements, ce qui fait autant d'existences et autant de temps, tout le moins en apparence.

    Si donc nous devons choisir entre toutes ces formes d' existence, si l'existence est contrainte de choisir l' existence, on pourrait avancer qu'existe surtout, d'une part, ce qui rsiste, d'autre part, l' effort du suj et par rapport ce qui rsiste. L'existence se dfinirait par la rsistance de l'extrieur l'intrieur, par l'effort de l'intrieur sur l'extrieur, et surtout par le rapport et l'union des deux. Car il y a aussi et en mme temps union sentie de cet intrieur et de cet extrieur. Nous avons ainsi choisi parce que c'est peut-tre dans l'ide de rsistance et dans l'ide d'effort que l'ide d'existence se prsente avec intensit. Nous lierions donc l'ide d'existence l'ide d'intensit.

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    Cela cependant ne nous livre pas encore ce que peut tre la structure de l'existence . Existence, exister signifie tymologiquement sortir de, ex-sistere, sortir soit du royaume du possible, soit de l'absolu . Existe, ce qui se dtache sur l'ensemble des possibles ou ce qui se dtache de l'absolu. Toutefois , cette ide de dtachement ne suffit pas caractriser l' existence en ellemme. Ce n'est pas seulement par rapport cet ensemble, ce tout dont elle se dtache, mais c'est peut-tre aussi en elle-mme que l'existence est dtachement, action de se briser ? En ce sens, on sera tent de dire que l' existence est par elle-mme imperfection, se prsente comme rupture partir de l'absolu, est, en soi, blessure, flure.

    Mais aussitt il nous faut contredire cette ide : en mme temps que cette imperfection et cette blessure, l'existence est assi et toujours une manire d'achvement et de perfection. Ide classique que nous trouvons chez un Aristote dans la notion d'entlchie, chez un Descartes, pour lequel les degrs d' existence correspondent aux degrs de perfection. Plus rcemment et sous une forme plus concrte, on la rencontre encore dans la philosophie de Whitehead.

    Ainsi de mme que tout l'heure nous avons vu que l'existence est la fois existence du sujet qui s 'efforce et de l'objet qui lui rsiste, existence du suj et qui s'oppose et s'unit l'obj et - nous voyons ici l' existence comme se dtachant et se brisant, et, d'autre part, comme s 'accomplissant et s'unissant ellemme.

    On pourrait u.ire encore que l'existence est choix. Et ceci nous ramne vers Jas pers . L'existence est choix mais ce choix est dtermin par la donne que je suis. Je suis d'une certaine faon donn moi-mme, et ce choix n'est souvent qu'une sorte

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    d'illusion, ou, du moins, il n'y a de choix qu'entre des possibilits inventes rtrospectivement.

    Retenons de ceci que l'existence est choix et donne, choix et non choix. Et concluons que l'existence ne pourra jamais tre dcrite, circonscrite que par des concepts apparaissant comme contradictoires : opposition et union, dtachement et accomplissement, choix et non choix. Nous voyons par l mme que cette existence n'est pas susceptible d'tre dduite partir de quelque chose d'autre, de ce quelque chose que la philosophie classique appelle essence. Nous dfinissions tantt l'existence par l'intensit, nous la dfinissons maintenant par l'irrductibilit. Encore est-il vrai que nous dcrivons ainsi plutt un sentiment d'existence qu'une ide de l 'existence.

    Car l 'existence, telle que nous l 'avons vue jusqu'ici, est peut-tre un peu restreinte ; il faut ajouter qu'il n'y a d'existence que s'il y a contenu d'existence. L'existence, si elle se rduisait l'existence, n'existerait pas. Elle n'existe que par son contenu, l'existence d'un je >> n'existe que par l'autre ou les autres . C'est peut-tre cause du trop grand dtachement par rapport l'autre ou les autres, dtachement caractristique d'au moins certains aspects du monde contemporain, que certains philosophes ont pens qu'on ne pouvait avoir conscience de l 'existence que dans des sentiments comme l'ennui, comme l'angoisse ou le pch (Kierkegaard) ou comme la nause (Sartre) 1 Il ne me parat cependant pas ncessaire d'avoir recours ces sentiments pour prendre conscience de l'existence, s'il est vrai que l'existence est non seulement existence du ((j e,

    1 Cette mme ide de la nause comme source de la conscience de l'existence, a t aperue par un disciple de Heidegger, Levinas, qui d'ailleurs se spare aujourd'hui de son matre.

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    mais aussi union avec un autre. Ainsi donc l'existence a un contenu et elle est richesse. Il n'y a existence que quand il y a contenu et objet 1.

    Ceci fait que l'existence telle que la dcrivent les existentialistes risque d'tre, en un sens, ce qui existe le moins, une abstraction. L'existence concrte .est toujours l' existence devant une uvre, dans une action ou face un autre tre. Une existence est relation avec quelque chose d'autre que soi,

    On pourrait en effet opposer la pense d'un philosophe comme Bosanquet celle d'un penseur religieux comme Kierkegaard. Kierkegaard, videmment, ne nie pas compltement l'

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    grande richesse pourra aboutir l 'annulation de son moi, de cc moi devenu la somme de toutes les uvres qu'il admire en tant qu'esthticien ou comme philosophe. D'autre part, la position inverse risque galement de faire vanouir le moi dans une trop grande intensit purement subjective. Il faut souligner aussi la valeur minente de la pauvret, d'un esprit qui se referme sur l'unicit d'une passion ou d'une pense. Ce sont les mystiques qui ont surtout insist sur cette ide.

    Prcisons encore un peu l'ide du sentiment de l'existence. On pourrait se demander quel est le rapport entre l'existence et le moi. C'est un problme qu'il est possible de prciser, par exemple, propos de l'uvre de Proust. Proust voit son moi se dissocier. Il insiste sur ce qu'il appelle les intermittences du cur ; il n'y a plus que des phnomnes sans substance. Telle est une premire apparence. A quoi l'on pourrait opposer cette ide, expose par Ramon Fernandez dans son livre sur La Personnalit, qu'il n'y a vritablement existence que s'il y a reprise de ces phnomnes dans un moi permanent, s'il y a au moins apparence d'un certain centre, par rapport auquel ces phnomnes s'ordonnent. Il y faut un noyau, - et mme, si ces mtaphores taient conciliables , un rayonnement.

    Mais c'est l une nouvelle antinomie de l'existence. L'existence est bien cette rentre en soi ou ce retour vers soi , mais elle est aussi (Bosanquet) sortie hors de soi. Il n'y a mme pas forcment de lien entre le sentiment de l'existence et le sentiment du j e >> qui existe. Il peut y avoir existence et disparition du j e> > ; et cela non pas seulement dans les moments d'affalement que nous dcrit Sartre dans La Nause, mais aussi en des instants d'intense plnitude. Se rendre anonyme, se dlivrer de son > est le but des mystiques. C'est aussi parfois ce que

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    s'est propos un Andr Gide. Ce serait l'existence d'un moi qui ne serait plus moi, qui serait pour ainsi dire hors de moi. Ces deux moments de > et de pour moi >> nous rapprochent d'une dialectique assez analogue celle de Hegel. Hegel a bien vu le moi comme l'union de ces deux moments : . d'opposition de quelque chose moi et de rentre en moi 1.

    Cette analyse nous montre que c'est moins en face d'une existence que d'un sentiment de l' existence que nous nous trouvons. Ceci nous fera passer de la phnomnologie de l'existence l'tude de l'existence en tant qu'elle est quelque chose qui ne peut absolument pas tre atteint. On pourrait y tre amen aqssi par l'entremise d'Aristote lorsqu'il met en lumire que l'tre est quelque chose de diffrent pour chaque sorte d'tre, ou de Berkeley lorsqu'il critique l'ide d'existence en gnral.

    On dira alors que l' existence ne se laisse pas dfinir, pour cette raison qu'il y a l'existence du j e, l'existence du toi, l' existence du il >> ou du cela>> . Cette conjugaison mme du verbe exister, et ses rpercussions dans notre pense, prouvent qu'il n'y a pas de moyen permettant de caractriser l'existence d'une faon unique. 'Les diverses existences que nous venons d'numrer ne sont aucunement identiques. Mme si j e m'en tiens l' existence du j e > > nous retrouvons la conjugaison : j 'ai exist >> ou j 'existerai ne sont pas identiques j 'existe> > . On pourrait mme conclure que l' existence relve plutt du

    1 Il y aurait lieu d 'tudier aussi - et cela est essentiel - les rapports de l 'existence et du temps. Il faudrait dterminer en quel sens l'existence prend place dans l 'espace et le temps tels qu'on les conoit au premier abord, puis dans ce temps concret que Bergson appelle dure, dans le temps tragique qu'essaie de dfinir Heidegger et comment enfin certains moments l 'existence semble atteindre un niveau supra-temporel.

  • J2

    j 'existerai ou du >, en ce sens que tout ce que je saisis de moi-mme est ou du pass ou du futur, surtout du futur s'il faut en croire Kierkegaard et Heidegger : d'aprs eux, c'est partir de l'avenir que sans cesse j e me construis . L'existence alors aura tendance s e dfinir par le regret ou l'espoir. Ceci me force penser que je ne puis parler de l'existence que du dehors, de l'arrire ou de l'avant, sans jamais russir rester l'intrieur d'elle-mme. Je suis contraint de demeurer toujours une certaine distance de mon existence. C'est cela la condition humaine. On a dit que l'existence humaine est essentiellement interrogation sur l'existence. En ralit, l'interrog se tait ou se travestit lorsqu'il s'interroge, Je ne crois donc pas que l'existence humaine puisse consister s 'interroger sur elle-mme ; au contraire, l'interrogation risquerait plutt de la faire s'vanouir 1. Il y a une fuite de l'existence devant elle-mme.

    On rencontre ainsi une ide analogue celle de Jaspers , celle de l'ide de l'chec de toute interrogation sur l'existence, et mme de l'ide de l'chec en gnral.

    Cependant, je ne crois pas que l'existence est uniquement dans le pass ou l'avenir. Elle est dans l'acte - ou dans les actes - par lesquels l'tre existant se dtruit et se construit, car l'existence est sans cesse destruction et construction d'ellemme. Et elle est dans les actes par lesquels cet existant non seulement se voit dans le pass et dans l'avenir, mais se constitue dans le prsent mme comme tant celui qui a tel avenir ou tel pass. C'est ce que signifie l'ide kierkegaardienne de rp-

    1 On pourrait tenter une tude de catgories de l ' existence telles que l'ennui, le travail, le loisir,l'aventure, et encore l' espoir, le regret, la dfaite, l 'accepta ti on le destin.

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    tition 1. Le moi, l'individu en tant que moi, c'est celui qui peut mettre son sceau sur quelque chose de pass, et dire j 'en fais quelque chose qui me constitue rellement . La mme ide entre titre d'lment dans la conception nietzschenne de l'ternel retour, ide qu' tout instant l'tre existant intervient dans son existence par son oui > > ou par son non , qu'il peut et veut s ' affirmer.

    Le problme de l' existence ne se rsoudra donc pas thoriquement, mais plutt pratiquement ; par le sentiment qu'a l'homme de pouvoir, dans une certaine mesure, concilier son pass, son avenir et son prsent.

    En fait, toute rponse la question de l' existence est peu satisfaisante ; c'est que la question est trop gnrale. Le seul mot d'existence est trop vague pour le sentiment d'existence que nous avions dcrire ; quand je dis j 'existe , il subsiste une marge entre > et existe >>, comme il en subsiste une autre, infranchissable, entre le > senti et le

  • SUR L'IDE DE TRANSCENDANCE

    Les mau ms es transcendances.

    Peut-tre conviendrait-il d'abord, si on veut parler de transcendance, de se tenir en garde contre les fausses transcendances. Hegel a dnonc la transcendance romantique, - celle d'un J enseits conu comme un horizon qui sans cesse recule, mais qui en vrit n'est pas ; Nietzsche a dnonc la transcendance classique d'un arrire-monde conu comme justification d'une morale dont on peut d'autre part tracer la gnalogie tout immanente ; James a dnonc la transcendance de certaines philosophies issues du platonisme.

    Les raisons immanentes de l'attrait de la transcendance.

    Une des raisons qui font sans doute l'attrait de l'ide de transcendance, c'est que lorsque nous la pensons, nous pensons penser la fois un mouvement et son terme, ngateur de ce mouvement ; nous ne pensons pas seulement le mouvement, mais son terme ; nous ne pensons pas seulement le terme, mais le mouvement. Nous j oignons l'ide de l' effort l'ide du terme par lequel cet effort, en s'accomplissant, s 'annihile . Nous pensons quelque chose comme ne pouvant tre pens. Nous veillons en nous, suivant les termes de Jaspers, une pense qui n'est pas proprement parler pensante.

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    C'est, comme l 'a senti Kierkegaard, par un contact avec quelque chose qui le nie que l' tre humain prend le plus intensment conscience de son existence. Et il a eu aussi le sentiment que cette dure relation o nous nous trouvons, cet asservissement un principe suprieur, est un moyen de sortir d'une sorte de libralisme sans force qu'il sentait comme une prison.

    En mme temps, nous avons le sentiment, quand nous parlons de transcendance, d'un secret auquel nous participons.

    La transcendance est la fois un non et un oui. C'est un oui qui est un non pos toutes nos affirmations ; c'est un non qui est affirmation de quelque chose qui est au del de toutes nos affirmations.

    Altrit, ngativit, transcendance.

    L'homme qui pense, comme l'homme qui vit, est plac dans un milieu. Le pass, l'objet, le vous sont impliqus dans toute pense, mme dans la pense qui les nie, comme la nourriture est ncessaire l' tre qui l 'absorbe.

    Ceci, c 'est l'altrit, ce n'est pas encore la transcendance. La pense peut avoir conscience qu'il y a une ngativit de

    la ngativit, autre que cette ngativit de la ngativit qu'elle constitue par son propre dveloppement. C'est lorsqu'elle voit cette borne pose son activit qu'elle conoit la transcendance.

    Transcendance et mouvement de transcendance.

    Si la transcendance-mouvement s 'explique par la transcendance comme terme, il n'y a plus de transcendance proprement parler.

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    Si la transcendance-terme s 'expliquait par la transcendancemouvement, il en serait de mme.

    De sorte qu'il y a une tension entre le mouvement et son terme et que ni le terme ni le mouvement ne doivent tre considrs comme donns, ni l'un par l'autre, ni l'un sans l'autre.

    Transcendance, conscence et inconscience.

    On est amen se dire que s'il y a transcendance, c'est qu'il y a conscience de la transcendance. Cette conscience de la transcendance est lie au sentiment et l'ide de distance, la conscience impliquant distance par rapport ce dont on a conscience.

    Et d'autre part si on atteint la transcendance, la conscience disparat ; elle ne peut tre atteinte que dans l'inconscience de soi-mme et de la transcendance.

    Relations de l' immanence et de la transcendance.

    Quand nous sommes dans la transcendance, nous ne voyons plus l'immanence. Une symphonie se rduit en un sens des vibrations , mais cette vrit n'est pas valable pour celui qui entend et admire la symphonie. La symphonie a un sens qui transcende la vrit des propositions mathmatiques, qui d'un certain point de vue l'expliquent. De mme, quand on atteint le point suprme du mouvement de la transcendance, il n'y a plus de sparation entre l'immanence et la transcendance.

    Pourtant, il n'y a pas moyen de penser immanence sans transcendance, pas plus que transcendance sans immanence.

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    Il faut les concevoir l'une perant l'autre et l'autre renglobant l'une .

    Nous ne pouvons penser la transcendance qu'en pensant que d'une certaine faon nous sommes immanents en elle (c'est ce qu'on pourrait appeler l'immergence) , et nous ne pouvons penser l'immanence qu'en pensant que d'une certaine faon nous lui sommes transcendants.

    L'immergence est l'immanence de l 'immanence dans la transcendance.

    L'mergence telle que la dfinit Alexander est la transcendance de l'immanence par rapport l'immanence .

    Il y a donc entre la transcendance et l' immanence un ensemble de relations qui paraissent contradictoires . Il y a une lutte entre la transcendance et l'immanence, s'il est vrai que ce n'est pas devant une transcendance qui simplement sanctionne que nous nous trouvons , mais devant une transcendance qui brise l' l:;m mme qu'elle a suscit.

    Transascendance et transdescendance.

    On peut concevoir une hirarchie de transcendance ou mme des hirarchies. Il y a une hirarchie dirige vers le bas si on peut dire, celle dont un Lawrence a eu conscience quand il nous prsentait, au-dessous de nous, dans les bases de l' tre , le Dieu inconnu. Il n'y a pas seulement une transascendance, il y a une transdescendance.

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    La transcendance yers l'immanence.

    Il y a un mouvement de transcendance dirig vers l'immanence ; lorsque la transcendance se transcende elle-mme.

    Peut-tre la plus grande transcendance est-elle celle qui consiste transcender la transcendance, c'est--dire retomber dans l' immanence.

    Il y aurait donc une seconde immanence aprs la transcendance dtruite .

    L'ide de transcendance, on pourrait la concevoir comme ncessaire pour dtruire la croyance en une pense qui ne connatrait qu'elle-mme, pour nous faire prendre le sentiment de notre immergence en une immanence autre que la pense.

    Mais cette ide destructrice, si elle doit tre dtruite son tour, ne l' est j amais compltement, n'est j amais compltement transcende, et reste l'arrire-plan de l'esprit, comme l'ide d'un paradis perdu, dont la prsence espre, regrette, et la perte font la valeur de notre attachement l'ici-bas.

  • SUBJECTIVIT ET TRANSCENDANCE

    1

    A. - L'ide de la subjectivit et celle de la transcendance, ce sont les deux ides essentielles qui du point de vue du philosophe caractrisent la pense de Kierkegaard. Ou plutt encore, ce qui la caractrise, c 'est la jonction des deux. La tension de la subj ectivit s'explique par la prsence de la transcendance. Ce qu'il y a de plus subj ectif, en s'enfermant en soi, tout coup dcouvre le transcendant. L'me seule devant Dieu seul, on retrouverait ici les ides de Plotin. Mais l' me est beaucoup plus nferme en soi, et Dieu enferm en Dieu, que chez Plotin et les mystiques qui ont suivi les no-platoniciens. Il n'y a pas chez Kierkegaard cette confluence des mes en Dieu, et cette expansion, ce dbordement de Dieu dans les mes. Il y a ici une force de ngation beaucoup plus puissante, une opposition des individualits beaucoup plus irrductible. Et c'est une des raisons de l'angoisse kierkegaardienne.

    Une seconde raison de cette angoisse, ce sera la prsence du mal. L' tre sera angoiss parce qu'il ne sait pas en face de quoi il st, en face d'une transcendance bienfaisante ou d'une transcendance malfaisante, en face de Dieu ou en face d'une force dmoniaque, si le mouvement qu'il accomplit est un mouvement de transascendance ou de transdescendance )).

  • 40

    B. - Chez Kierkegaard, ces ides sont enveloppes d'une atmosphre de thologie et aussi de morale. On pourrait se demander si la transascendance >> est forcment bonne, la transdescendance forcment mauvaise. Sur ce point, des enseignements comme ceux de Blake, de Gide dans son Dostoevski, de Lawrence, de John Cowper Powis seraient prcieux. Il s'agit pour eux de retrouver quelque chose d'lmentaire , de farouche, ange ou dmon, qu'importe .

    On pourrait, en outre, se demander s'il convient de conserver aux ides de la subjectivit et de la transcendance leur aspect thologique. La transcendance n'est pas forcment Dieu, ni forcment le diable. Elle peut tre simplement la nature, qui n'est pas moins mystrieuse que le Dieu des orthodoxies et que le Dieu des htrodoxies.

    I I

    A . - Si o n observe le dveloppement d e l a philosophie en Allemagne, on verra que ceux qui se sont le plus particulirement inspirs de Kierkegaard, Heidegger et Jaspers , ont complt sa philosophie par l'ide de l' tre-dans-le-monde >> , par l'ide de la > et celle de l' historicit >> (ces dernires , prsentes dans la pense de Kierkegaard, mais mises en lumire par Jaspers ) .

    En mme temps, ces deux penseurs veulent rester l'intrieur du monde qui est le ntre ; ils se refusent suivre Kierkegaard, quand il cherche la rptition >> dans un au-del, aprs avoir en vain essay de la trouver dans ce monde-ci.

    B. - Se sont-ils cependant dlivrs compltement des lments thologiqes de la pense kierkegaardienne ? Tous

  • 41

    deux ont essay de laciser l'ide de pch, telle qu'ils la trouvaient chez Kierkegaard et dans la thologie, l'un en faisant du pch la chute dans le domaine de la foule anonyme, dans le On , l'autre (Jaspers ) , d'une faon, en apparence au moins, plus profonde, en l'identifiant avec la limitation. Mais cette dernire conception implique l'ide que le bien serait la totalit, ce qui semble ne pas pouvoir tre admis par une pense comme celle de Jaspers .

    Chez tous deux, on retrouve l'ide de rptition. Mais n'estelle pas, tout comme les thories de l'instant ou celles de l'ternel retour, un Ersatz de l'ide d'ternit ?

    Peut-on concevoir une philosophie semblable celle de Heidegger et de Jaspers, et dont l'attrait ne s'expliquerait pas en partie par ce qu'elle comporte de nostalgie et d'cho du religieux ?

    Et si une telle philosophie tait concevable, ne risquerait-elle pas de s'vanouir en une thorie gnrale de l'existence, d'o toute particularit, toute historicit, toute existence serait bannie ?

    C'est l peut-tre le problme devant lequel se trouve la philosophie existentielle ; elle est expose au double danger : soit de se rattacher trop troitement la thologie, soit de se dtacher trop compltement de toute donne concrte.

    C'est ce qui peut nous amener nous demander si des existences comme celles de Rimbaud ou de Van Gogh ou de Nietzsche (ou de Kierkegaard) ne sont pas la fois plus existentielles l l et plus vraiment philosophiques que les philosophies de l'existence. Mais ces dernires ont du moins le mrite de nous faire mieux sentir la valeur des premires.

  • 42

    * . ..

    Kierkegaard nous place devant l'ici et le maintenant, alors qu'au contraire, pour Hegel, l'ici et le maintenant doivent tre rsorbs par une dialectique dans des gnralits , dans des universalits de plus en plus vastes . Cet ici et ce maintenant, ce n'est videmment pas uniquement l'ici et le maintenant corporels . Ils s 'ouvrent tous deux sur une subjectivit, et c'est devant la subj ectivit que nous place Kierkegaard. Mais cette subjectivit elle-mme, pour lui, elle prend sa valeur, sa ralit, du fait qu'elle se trouve en prsence d'un autre, de l'autre absolu, de l'absolument diffrent, du transcendant.

    Cet autre, elle ne doit pas s'efforcer, comme elle le ferait dans une pense comme celle de Hegel, de se l'assimiler ou plutt encore de s'assimiler lui. Non. Elle se trouve en prsence de cet autre pour se heurter lui. Et ce heurt est d'autant plus violent que cet autre, dans la pense de Kierkegaard, revt un aspect essentiellement paradoxal. Cet autre, c'est en effet l'ternel, qui s'est rendu temporel. Et c'est ce que Kierkegaard appelle la protestation absolue contre l'immanence, le fait que de l'ternel est devenu de l'historique.

    C'est ce moment qu'il faut rompre avec la pense, au moment o nous sentons que notre batitude ternelle dpend de notre rapport avec quelque chose d'historique, et que ce quelque chose d'historique n'est pas autre chose que l'ternel.

    Mais, ce rapport, il faut le vivre. Il nous faut le vivre isols dans notre pense, la fois recroquevills en quelque sorte sur notre prsent et tendus vers notre avenir.

    Cet autre, nous ne pouvons videmment le dfinir. Mais nous

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    pouvons du moins dire que nous en avons conscience par le rapport o nous sommes avec lui . Et c'est l encore un nouveau paradoxe . Cet autre, c'est au fond l'un de la premire hypothse du Parmnide, qui est absolument sans rapport avec quoi que ce soit ; et pourtant cet un sans rapport, il n'existe que par le rapport dans lequel nous nous trouvons avec lui .

    C'est qu'en effet le rapport le plus interne, c'est le rapport, pour Kierkegaard, avec quelque chose d'extrieur, et que le transcendant absolu ne se rvle que par ce rapport absolument immanent avec l'individu.

    Si nous nous intressons, en effet, un autre que nous, cet autre ne peut tre que l'autre absolu, de sorte que l'intensit de notre passion est signe que nous sommes en rapport avec quelque chose qui ne peut tre que l'ternel et l'absolu. L'intensit de ce rapport est telle que par l mme que nous y entrons il nous donne cet autre terme, cet autre terme qui pourtant, en un sens, ne peut jamais tre donn. Et c'est ainsi que ce qui est subj ectif au plus haut point doit tre considr comme se rapportant ce qui est au plus haut point obj ectif.

    Mais cela, malgr les termes abstraits dans lesquels Kierkegaard le prsente, et dans lesquels je l 'ai prsent aprs Kierkegaard, ce n'est pas autre chose, dit-il, que la description de la croyance. La croyance est forcment croyance un autre. Cet autre, l' existence duquel nous sommes infiniment intresss, ce ne peut tre que Dieu. Et ce mouvement, ce rapport que j e dcrivais, qui est l a fois sortie vers l'autre e t intriorit passionne, ce n'est pas autre chose encore que le paradoxe de la croyance. On peut dire que c'est en un sens pour donner une description fidle du phnomne de la croyance que Kierkegaard est entr dans le domaine du paradoxe et de la contradiction.

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    L'individu ds qu'il se trouve dans ce rapport va, en quelque sorte, par la force de cette passion paradoxale qui est en lui et qui est la croyance, travailler l'anantissement de sa pense. Et c'est l que se produira le phnomne de l'angoisse, du fait de la prsence de ce penseur subjectif et de cet object transcendant. Nous voyons en mme temps par l comment la conception de Kierkegaard diffre radicalement, la plupart du temps au moins, du mysticisme. Car il n'y a pas fusion avec l'autre, au moins la plupart du temps ; bien que Kierkegaard ait vcu certains moments d'extase ou proches de l'extase, ordinairement l'autre est une sorte d'tre rsistant qui est devant lui et dont il est spar.

    L'angoisse kierkegaardienne a une seconde raison, qui est la prsence du mal. Cette seconde raison est, en ralit, trs profondment lie la premire . Du moment que cet autre que moi est distant de moi , je ne communiquerai pas directement avec lui et j 'aurai sans cesse le sentiment que je puis me tromper sur son essence. De l cette ide que nous ne sommes jamais srs d 'tre en prsence de Dieu. Et cet lment d'incertitude subsiste dans la croyance telle que la dfinit Kierkegaard. C'est l un lment nouveau qui complte sa description de la croyance.

    Cette angoisse devient d'autant plus grande que nous avons sans cesse l'ide que Dieu peut nous tenter et en mme temps la crainte que nous tentions en quelque sorte Dieu, ide qui revient trs souvent chez Kierkegaard . De l certains caractres de sa pense quand il se trouve en prsence des problmes moraux, soit la suspension de l' thique, comme dans Crainte et Tremblement, o il montre comment Abraham doit laisser derrire lui les rgles de la morale pour obir Dieu, soit mme l' ide qu'il faut s 'abmer dans les profondeurs du pch pour avoir accs

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    la foi, soit, au contraire, la conception de l'thique religieuse . On peut sans doute interprter d'une faon diffrente l 'hsi

    tation qui se produit dans l ' individu en face de ce qui le dpasse. L'individu peut tre dpass en deux directions diffrentes : il peut tre dpass par en bas comme par en haut, par des forces mystrieuses qui rejoignent ce qu'il y a d'animal dans l' tre et qui ne sont peut-tre pas pour cela mauvaises, comme, d'autre part, par des forces de nature reconnue suprieure.

    Et, en mme temps, je me suis demand pourquoi cette volont chez Kierkegaard du paradoxe et de la contradiction ; pourquoi ? c'est pour une intensification de l' existence de l'individu. Mais lui-mme, Kierkegaard, sait que l' existence de l'indi vi du est en elle-mme paradoxe. Ce n'est pas simplement Dieu qui est paradoxe en venant sur terre, mais nous-mmes nous Sommes paradoxes en tant, comme le dit Kierkegaard, union et contradiction du fini et de l'infini.

    Ds lors, pour avoir le sentiment du paradoxe, est-il si ncessaire de se rfrer ces croyances auxquelles se rfre Kierkegaard ? La vision de ce qui nous entoure n'est-elle pas pleine de ralits qui sont extrmement paradoxales , comme la connaissance, comme la personne, ou mme comme les choses ?

    *

    On pourrait dire que la pense de Heidegger et de Jaspers est dans une relation assez semblable avec la pense de Kierkegaard et avec la pense de Husserl, et par rapport toutes deux; dans une relation de contradiction, sur certains points. Car Husserl spare les essences des existences , Kierkegaard spare l'individu et le monde, alors que, pour Heidegger, c'est l'exis-

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    tence qui est essence, et que cette existence est tre et tre dans le monde.

    Ce qu'ont en quelque sorte ajout Heidegger et Jaspers la pense de Kierkegaard, avec toutes les nuances - mme plus , les diffrences profondes - qu'il faudrait tablir entre ces deux philosophes, ce sont les ides de > quand il s 'agit de caractriser notre rapport avec l 'tre dans le monde. Et il emploie en troisime lieu le mot transcendance > > quand il s'agit de dcrire notre vie en tant qu'elle est toujours en avant d'elle-mme, se projetant vers l'avenir. Donc l'existence est transcendante partir du nant, elle est transcendante par rapport au monde, ou le monde est transcendant par rapport elle, et elle est transcendante par rapport elle-mme.

    Mais tout cela ne nous fait que mieux sentir ce qui caractrise l' existence pour Heidegger, et qui est sa finitude . Les deux ides de transcendance et de finitude sont lies , pour Heidegger ; et ce qu'il met au premier plan, c'est cette ide du dlaissement de l'tre, d'une sorte de pauvret essentielle de l'tre. Ce n'est pas une philosophie de l'abondance, du mJ(Jot;, mais, au contraire, pourrait-on dire, une philosophie de la nevla, de la misre essentielle.

    Je disais que chez Heidegger le mot de transcendance a des

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    applications multiples ; chez Jaspers l'ide de transcendance est par dfinition trs difficilement lucidable. Jaspers, en partant du fait qu'en moi-mme il y a bien des choses qui ne dpendent pas de moi, arrive l'ide que je suis en quelque sorte une donne pour moi-mme et qu'il y a donc des choses qui me dpassent. Le transcendant ce sera aussi ce que, par opposition moi-mme, j e conois comme essentiellement un, inconditionn, indpendant, et comme une ralit dans laquelle la possibilit ne peut pas tre distincte de la ralit.

    Chez Heidegger et Jaspers on retrouve cette mme jonction que j ' avais signale chez Kierkegaard entre les ides de subjectivit et de transcendance. Par exemple, chez Heidegger, c'est avant tout en transcendant vers le monde que se ralise une subjectivit, ou encore la transcendance ne peut se rvler que par l'interprtation ontologique de la subjectivit ; c'est en rentrant en soi que l'individu dcouvre l'autre que soi.

    On pourrait rapprocher de ceci les analyses que Heidegger fait de certains sentiments qui nous mettent en prsence du monde dans son ensemble, non pas seulement sentiment de l'angoisse sur lequel il insiste particulirement, mais, comme il a soin de le dire, aussi bien les sentiments comme l'ennui ou la j oie. Ces sentiments qui nous relient ce qu'il y a de plus personnel en nous font surgir devant notre esprit un ensemble -mme plus qu'un ensemble, la totalit du monde - du moins parfois, dans certaines j oies particulires , dans certaines angoisses, certains ennuis particuliers ; par la personnalit nous arrivons de vastes sentiments impersonnels .

    Chez Jaspers nous retrouvons cette mme jonction. Par exemple, dans des phrases comme celle-ci : Plus profondment j e m'enfonce en moi, plus j e me sens solidaire de ce qui m'est

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    tranger . Et encore : La transcendance se rvle dans mon attitude vis--vis d'elle . Elle est l' tre que je ne puis atteindre que par ma plus profonde subj ectivit.

    Et tous deux, Heidegger et Jaspers, aprs avoir ainsi mis en lumire cette ide de transcendance, font un mouvement assez analogue ce mouvement qu'a accompli Kierkegaard en retournant, en quelque sorte, vers l'immanence, l' aide de l' ide qu'ils empruntent, semble-t-il, Kierkegaard, de rptition .

    La rptition, c'est le fait que le pass est repris, en quelque sorte, hors du pass et rendu nouveau prsent, rafJirm. C' est quelque chose que l'on pourrait comparer la faon dont Aristote dfinissait la substance : 'tO rjv elvat . L'individu doit tre celui qu'il tait. C'est le fait de rester celui que l'on tait >> et de se raffirmer ainsi.

    Cette ide de rptition, ils lui donnent, ainsi que Kierkegaard et plus peut-tre que lui, une allure mtaphysique, analogue celle que Nietzsche a donne l'ternel retour ; par la rptition nous faisons une unit du prsent, du pass et de l'avenir. Nous atteignons un moment o il y a une union absolue de ce que Heidegger appelle les trois extases du temps .

    On pourrait se demander propos de ces philosophies -c'est la premire question que j e me suis pose - s'il ne reste pas en elles quelques lments des croyances dont elles ont voulu se distinguer et dont elles se distinguent en fait. Le sentiment le plus fort qui existe chez Heidegger et qui donne toute sa couleur son uvre, c'est le sentiment que l'homme est j et dans ce monde, ( ( entworfen , et abandonn ; c'est cette ide de l' Entworfenheit de l'homme, celle de la finitude, de la finitude dlaisse et on dirait presque de la finitude maudite .

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    N'y a-t-il pas l quelque chose qui ne s 'explique que par le souvenir, que par le souvenir d'autres ides, qui ne s 'explique pas par elle-mme mais par relation avec ce dont Heidegger s'est dtach ?

    En deuxime lieu, l'ide de rptition, me semble-t-il, pourrait appeler quelques critiques, quelques obj ections , sous sa forme mtaphysique extrme, quand elle prend la forme de rptition absolue, quand elle veut tre l'unification absolue des moments du temps. Qu'est-ce que veut alors accomplir le philosophe ? Il veut trouver un nunc stans dans notre temps, et la tche est certainement ardue.

    Quant la transcendance telle qu'ils la dfinissent, il me semble que l encore des questions se posent l 'esprit puisque nous avons vu la multiplicit de sens qu'elle a chez Heidegger ; et chez Jaspers , elle est bien malaisment saisissable, ce qui est naturel, sans doute, puisque par dfinition la transcendance ne peut pas tre compltement saisie, mais ce qui est aggrav par ce fait qu'il dit que je ne puis la saisir qu'en m'unifiant moimme et qu'il veut pourtant la prserver comme transcendance et comme autre. De sorte que, d'une part, la transcendance doit tre moi dans mon unit extrme et, d'autre part, quelque chose de diffrent de moi et d'oppos moi.

    Mais un des reproches les plus graves , je crois, que l 'on pourrait faire la thorie de Jaspers , c'est que, alors qu'il nous dit que toute philosophie consiste en un choix, en une option radicale, lui-mme se contente d'tablir la thorie qui nous dit que toute philosophie consiste en une option radicale, c'est--dire qu'il n'opte pas. De sorte que, si on approfondissait cette pense, on arriverait se dire que l'existence telle qu'elle est ici dfinie est en un sens la moins existentielle de toutes

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    puisqu'elle voit trs bien, elle justifie tous les choix, mais qu'ellemme ne fait que justifier les choix des autres et ne choisit pas pour elle-mme.

    Ceci n'enlve rien l'importance de l'uvre de Jaspers, mais il ne faut peut-tre plus ranger sa philosophie dans le mme cadre que les autres ; c'est une thorie gnrale des philosophies, c'est l'uvre d'un observateur des philosophies, ce n'est pas l 'acte d'un philosophe choisissant lui-mme son symbole, son chiffre. Ou, si c'est un tel acte, elle perd sa valeur gnrale et n'est plus la thorie des philosophies en gnral.

    Ce qu'il y a peut-tre, au fond de ces deux philosophies de Heidegger et de Jaspers , c'est un double sentiment de regret et d'espoir ; double sentiment qui correspond ces deux extases du temps, pour parler comme Heidegger, qui sont le pass et l'avenir ; double sentiment qui scande pour ainsi dire le temps ; c'est le double sentiment du paradis perdu, et de ce paradis retrouv qu'est la rptition.

    En pensant aux efforts de ces philosophes je me suis dit que peut-tre chez d'autres que des philosophes on trouverait des tentatives semblables et en un sens plus proches de l' existence. Et les noms qui me sont venus, par hasard, l 'esprit - par hasard, mais en choisissant parmi ceux que j 'admire le plus -ce sont ceux de Rimbaud, de Van Gogh et de Nietzsche. Or tous trois ont eu d'une faon trs forte prcisment aussi ces deux sentiments de la subjectivit et de la transcendance. Ce qui nous retient dans une uvre de Van Gogh, c'est la fois l'intensit de son sentiment et le fait que - pour prendre un mot qui , je crois , est de Czanne - il faisait l'image . Et de mme ce qu'il y a dans Nietzsche, c'est, d'une part, le surhomme et c'est, d'autre part, l'ternel Retour comme symbolisant ce

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    qu'-il y a de plus absurde, l'immanent symbolisant le pur transcendant par rapport notre pense.

    Cela mme, ce fait d 'avoir choisi de prfrence peut-tre eux un Rimbaud ou un Van Gogh ou un Nietzsche ne semble pas d'ailleurs aller contre la pense profonde de Heidegger et de Jaspers . Car Heidegger nous le dit bien, la mtaphysique de la ralit humaine n'est pas seulement une mtaphysique sur la ralit, c'est la mtaphysique venant ncessairement se produire en tant que ralit. Or cela c'est peut-tre ce que nous trouvons chez un Rimbaud et chez un Nietzsche. Et quand Heidegger, dans une de ses dernires uvres, parle de Holderlin, ce n'est peut-tre pas d'abord un sentiment trs diffrent qui le meut, c'est l'ide que l'art est aussi saisie de l'individu en tant que relation avec le transcendant. Et plus forte raison, dirait-on, Jaspers pourrait tre d'accord avec ce que je viens d'exposer, car il a trs fortement ce sentiment de la valeur de l'art ; lui-mme aussi, d 'ailleurs , se rfre Van Gogh et c'est avant tout dans l 'individu en tant qu'existence qu'il trouve la ralit de la philosophie 1.

    1 Voir l'Appendice.

  • SUR L' I DE D'TRE

    Dialectique de l' ide d'tre.

    L'tre, pour Parmnide, est une plnitude, plus exactement une densit. Mais cette densit, de dtermine, devient avec Mlissos, indtermine, et dans la premire hypothse du Parmnide de Platon, elle devient un vide.

    Le rle de Platon et d'Aristote, au sujet de l'ide d'tre, parat avoir t double. D'une part, on trouverait chez eux les lments d'une critique de l'ide d' tre ; l' tre, dit Platon, est sur le mme pied que le non-tre et n'est pas plus facile connatre que lui ; l' tre n'est pas l' ensemble des. tres, mais une ide qui est autre par rapport certaines autres ides ; il est une ide en relation avec d'autres. Et Aristote montre que l'ide d'tre n'est pas unique, pas plus que ne l'est l'ide mme d'unit ; il ne faut pas chercher un tre unique, mais, pour chaque genre d' tre, ce qu'est l' tre et l'un ; et l'ide d'tre sera l'analogie des relations entre chacun de ces tres et l' tre de chacun 1. Mais d'autre part Platon fait voir que cet tre, par le fait mme qu'il est un troisime terme par rapport chacun des

    1 Heidegger nous montre comment l 'analogie de l ' tre doit tre pousse encore plus loin qu'elle ne le fut par les aristotliciens et les thomistes. L'tre de l ' tre humain n'est pas l ' tre de l 'instrument, ni l 'tre

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    termes en relation, est quelque chose d'irrductible. Il faut noter aussi qu'il parle d'un tre qui est parfaitement tre. Aristote, par son affirmation de quelque chose qui est fondamentalement tre, par sa thorie de la substance, contribue de son ct prparer la conception no-platonicienne d'une hirarchie d'tres et par l la conception scolastique 1.

    Descartes ne fait en un sens que parachever la conception scolastique quand, la suite des philosophes du moyen ge qui admettaient une sorte d'quivalence des transcendantaux, il identifie tre et valeur, et difie une hirarchie d'tres qui est une hirarchie de valeurs .

    C'est un renversement de ces diffrentes thories de l' tre que nous assistons avec Kant : l ' tre n'est pas une relation,

    d'une vrit subsistante, ni l 'tre des choses tendues. Il y a l autant de sortes d'tre diffrentes (Cours de 1928-29, 8 leon) .

    Pour Heidegger, il est trs caractristique que toutes les analogies de l ' tre (tre de l 'tre humain - tre de l ' instrument - tre de l 'tendue tre des vrits) et toutes les ambiguts de l ' tre (tre comme essence, comme existence, comme relation, comme affirmation de vrit) soient toutes laisses dans l 'ombre, laisses au second plan, dans le est du jugement, qui est comme un est moyen, indiffrent.

    1 Pour prendre ici encore un exemple dans la philosophie rcente, pour Heidegger, toute perception implique une ide sur l ' tre du peru, ou du moins un sentiment, un pressentiment, de l 'tre du peru, comme tout usage d'un instrument implique une ide, un sentiment, ou plus exactement un pressentiment de l 'instrument.

    Mais de l dcoulent bien des difficults dans la philosophie de Heidegger : ne prend-il pas pour du concret ce qui est en vrit un abstrait ? Et comment, avec ces diffrentes ides de l ' tre, en faire une seule ide ? Et comment, s 'il est vrai qu'il n'y a de l ' tre que s 'il y a du Dasein, pourrat-il y avoir une tude de l ' tre indpendamment du Dasein P Sans doute peut-on admettre que tout en affirmant que la comprhension de l ' tre est une proprit du Dasein, l ' tre soit indpendant de cette comprhension. Mais Heidegger n'en a pas fait la preuve, il la rserve sans doute pour la suite de son ouvrage.

    Quoi qu'il en soit, Heidegger, comme Platon, comme Aristote, aprs avoir critiqu l'ide d'une unit de l ' tre, rtablit cette ide.

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    comme tendaient le faire croire les cntiques platonicienne et aristotlicienne de l'ide d' tre ; il n'est pas une qualit et une valeur, comme tendaient le faire croire les parties constructives de ces philosophies, reprises par les scolastiques et par Descartes. Il n'est ni copule, ni prdication. Il est position.

    Mais, ajoutera Hegel, reprenant une ide de Platon, cette position ne se fait jour que par la ngation. L'tre est ngativit en mme temps que position.

    Mais , aj outera son tour Bergson, la ngativit est seconde ; ou, en tout cas, la ngation est seconde ; c'est l'affirmation qui est premire.

    Et cette affirmation est affirmation d'une plnitude. Nous nou.s retrouvons devant l'affirmation de Parmnide,

    mais cette fois-ci prononce devant un monde hracliten.

    litre et jugement.

    Platon, Aristote, ont montr qu'il faut distinguer tre et tre vrai. Et cela tait d'autant plus ncessaire que le verbe tre, en grec, signifiait aussi bien c'est et c'est vrai. Mais il convient de noter aussi que l'identit de ces deux sens est fonde ; affirmer qu'une chose est, c'est affirmer que le jugement qui l'affirme est vrai. L'ide d' tre implique l'existence d'un tre qui affirme l 'tre . L' ide d'tre, comme toute ide, n'a de place que dans le monde des jugements, dans l'univers du discours.

    Antinomies de l' ide d'tre.

    Mais il faut dire aussi que , comme toute ide, l 'ide d'tre est l'affirmation de quelque chose d'autre que ce qui affirme, a position par notre pense de quelque chose qui est en dehors de

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    notre pense, la position de quelque chose qui est en dehors de la position.

    Ce quelque chose nous rsiste et, en mme temps, comble nos dsirs ; pour Maine de Biran, pour Scheler, l ' tre est ce qui rsiste ; pour Marcel, et aussi pour Biran et pour Scheler, il est ce qui comble notre attente.

    L' tre est ce qui se produit, et ce qui est permanent ; et l'esprit hsitera toujours, pour se le reprsenter, entre l'ide d'une substance et l'ide d'un vnement.

    L'tre se voit par son action, mais, plutt que cette action, il est le centre d'o elle rayonne .

    L'tre est relative indpendance ; mais il est en mme temps dpendance ; il est eistence, c'est--dire qu'il se dtache sur un fond sombre, et il est connaissance, - si on prend ce mot au sens o l 'a pris Claudel, c'est--dire participation, communion. Dans un premier moment, l' tre se clt sur soi comme l'ici et le maintenant, et c'est ce que j ' ai nomm existence. Mais dans un deuxime moment, il est participation tout le reste, l'autre, ce qu'il n'est pas, et qu'il est cependant. Et c'est ce que j ' ai nomm connaissance.

    Encore faut-il dire que ces antinomies elles-mmes prsupposent une position assez artificielle du problme, suivant laquelle il y aurait comme en face l'un de l'autre nous et l' tre, alors que nous sommes encastrs dans l' tre et l' tre encastr dans nous. Il y a entre la pense de l' tre et l' tre une communication souterraine ; la pense de l' tre est tre aussi.

    Fusion du spar, sparation de ce qui est uni, - on revient par cette voie vers l 'essence du hglianisme.

    Dans le jugement, on retrouve cette double fonction. Le mot tre spare et le mot tre unit .

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    Suivant qu'elle inclinera vers l'une ou l'autre de ces pentes , l a pense ira vers l'analyse e t identifiera comprhension et dissection ; ou bien, allant vers la synthse, ne sera satisfaite que si elle croit tre au sein de l'absolu.

    L'tre et l' ide d'tre.

    Nulle part on ne voit mieux que dans l'ide d'tre ce qu'on pourrait appeler le mariage et le divorce simultans du langage et de la ralit. L'ide la plus abstraite, la plus vide ; le sentiment le plus plein ; et l'un signifie l'autre. (On pourrait en dire de mme pour les ides de ici et de maintenant 1. ) De sorte qu'aprs avoir dit : l'ide d' tre est tre; il serait possible de dire que l'tre n'est pas ; je veux dire qu'il y a une telle abondance d' tre dans l'tre qu'il ne peut tre dsign par le petit mot : est.

    1 Dans sa critique de l 'ide d'tre, comme dans celle de l 'ici et du maintenant, Hegel a cru pouvoir conclure du fait que les mots sont indtermins, l'indtermination des sentiments que ces mots expriment. Pour lui, comme l'a si hien fait remarquer M. KoYR (Hegel lena, Revue Philosophique, 1 934, p. 283} , la langue incarne l'esprit ; et la vie de la langue est la vie de l 'esprit.

  • SUR L'ABSOLU

    Les dchirements de l'absolu.

    L'tre est, et le non-tre n'est pas. C'est cette affirmation qui amne Parmnide poser l 'absolu. Mais tait-ce l pour lui uniquement une nonciation logique et ontologique, ou, en mme temps, l ' expression d'une vision mystique ?

    Cette question d'ordre historique nous amnerait poser une question plus gnrale : est-ce par le savoir, est-ce par le sentir que nous atteindrons l'absolu ?

    (Le mouvement absolu, dit Bergson, c'est le mouvement senti . )

    Dans le Parmnide, Platon, critiquant l'late, montre que si l'Un est purement un, nous arrivons un absolu transcendant dont nous ne pouvons rien dire, et que si l 'Un est, nous arrivons un absolu immanent dont on peut tout dire.

    Nous voyons donc la pense de l'Absolu se rfracter dans l'intelligence et dans le sentiment, et dans l'intelligence son tour, se rfracter en absolu transcendant et en absolu immanent.

    Et peut-tre pourrait-on encore montrer une rfraction analogue dans le sentiment . Le romantisme d'un Novalis, le romantisme en gnral conoit le sentiment comme fusion,

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    identification. II et;t apparu avec Scheler, avec Lawrence, en France avec Gabriel Marcel, une conception diffrente o les tres restent spars dans l'amour, o ils sont prsents, mais prsents en face l'un de l'autre, plutt que prsents l'un dans l'autre. Ces crivains ont marqu dans l'amour l'lment d'alt rit et de transcendance .

    On pourrait dire que la pense de l'absolu, en entrant en contact avec notre pense, se dchire 1 ; et que lui reste touj ours au del.

    Il y a un absolu dans lequel on s'enfonce, et un absolu auquel on se heurte.

    Il y a un absolu qui absorbe et un absolu qui reste spar ; l'un est celui de Bradley par exemple, l'autre celui de la thologie ngative .

    (L'absolu de Bradley est l'absolu de Hegel, mais sans qu'y soit aussi apparent le mouvement qui fait passer chez Hegel des manifestations infrieures aux manifestations suprieures de l'absolu. De l vient la rupture, au moins apparente, entre la ralit et l'apparence chez Bradley. )

    I ls paraissent tout opposs, et pourtant, le premier mne au second. L'affirmation que ce qui est spar de tout (ab-solutus) est, en mme temps, ce qui contient tout (absolu au sens ordinaire ) , voil ce que serait l'affirmation de l'absolu.

    (En transfrant cette affirmation au domaine pratique, on arriverait cette ide qu'en se dtachant de tout, on s 'unit tout . )

    Cet absolu dchir dont nous parlions est en mme temps un absolu absolument uni.

    1 Proclus parlait des dchirements de la connaissance indivisible.

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    L'au-del et l'en-de.

    Nous avons dit que l'absolu reste au del. Mais si l'absolu chappe au langage et la pense, c'est moins

    encore parce que son ide est l'ide de quelque chose qui est au del que parce qu'elle est celle d'un en-de.

    Dans le transcendant, il y a la fois le trans-ascendant et le trans-descendant. Mais il y a aussi l'ide que ces distinctions sont futiles.

    L'absolu et l'espace.

    Nulle part mieux qu'au sujet de l'absolu, on ne sent que nos ides sont infestes de pense spatiale. Cette ngation mme de l'espace s 'exprime encore et se pense en termes d'espace.

    L'absolu et le temps.

    L'absolu est reprsent comme un repos ; et pourtant sa pense n'est pas sparable de celle d'un mouvement. Cette dernire affirmation amne affirmer la ncessit d'une dialectique - dialectique platonicienne, dialectique hglienne.

    Il y a, comme le dit Platon dans le Philbe, d'ailleurs en un sens diffrent, une rtveats els ovalav.

    Et le Sophiste dj nous donnait penser que dans l' tre il y a vie et mouvement.

    Le plaisir est de mme reprsent comme un repos , et on ne va au plaisir que par un mouvement.

    L'absolu se divise, et la pense de l'ternel prend du temps . L' tre parfait est repos et mouvement, dit Platon.

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    Rimbaud a peut-tre voulu exprimer la mme vision : Elle est retrouve Quoi ? L'ternit. C'est la mer mle au soleil.

    L'ternel retour de Nietzsche constitue un effort, dsespr, pour placer l'absolu dans l'phmre, au grand effroi des

    hommes, la grande joie du surhomme. Grce l'ternel retour, le pote aurait raison de dire :

    Aimez ce que jamais l 'on ne verra deux fois,

    et l'autre pote aurait galement raison de dire :

    Qu'est-ce que tout cela qui n'est pas ternel ?

    Car prcisment est ternel ce que les hommes ordinaires ne croient j amais voir deux fois.

    Sous une autre forme, la mme union de sentiments se voit chez Novalis et chez Proust.

    Cette ide de l'instant infiniment rcurrent, d'un instant o s'unissent avenir et pass, est prsente aussi chez Kierkegaard. Heidegger et Jaspers se rattachent sur ce point aussi bien Nietzsche qu' Kierkegaard.

    Mais tout cet effort, comme j e le disais, est dsespr et cette ide d'un instant ternel est un mythe.

    L'absolu aujourd'hui.

    La pense de quelques crivains contemporains qui se croient peut-tre trs loigns de l'ide d'absolu, est domine par cette ide ; ce qu'ils cherchent dans le dsespoir, c'est cette puret qu'ils ne peuvent plus trouver dans l'espoir ; ce qu'ils cherchent

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    dans l'aventure, c'est l'absolu dtachement de tout, un dmarrage radical et l' entre dans un climat absolument diffrent o ils sont comme apprhends par quelque chose d'absolument transcendant par rapport eux.

    L'absolu et le partiel.

    Pour le hglianisme, l'absolu est l' ensemble des relations (vue qui se retrouve intellectualise chez Hamelin, et sensualise chez Bradley) .

    Mais contre cette conception vaudra toujours la protestation d'une philosophie qui se fonde sur l 'tude des visions du monde troites et passionnes. Je pense Jas pers mditant sur la philosophie de Kierkegaard. Une exprience intense est plus l'absolu que la totalit relationnelle des expriences . L'absolu ne doit pas tre pens en comprhension plus qu'en extension ; c'est encore rester dans une sphre quantitative ; il doit tre pens, si l 'on peut dire , en intensit .

    Hegel essaie de prciser l'ide d'absolu l'aide de l'ide de l'universel co