Jmagot Georges Perec Et Roubaud

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  • Le Cabinet damateur. Revue dtudes precquiennes / 1

    Essai de potique compare : Georges Perec et Jacques Roubaud

    Julie Magot

    Les potiques de Jacques Roubaud et de Georges Perec prsentent des similitudes significatives. LOulipo, le jeu avec les nombres, les lettres, la place du pome sur la page ou encore la musique sont autant de paramtres prendre en considration lorsque lon tudie la potique de ces deux Oulipiens. Luvre de Georges Perec est dune grande cohsion malgr la diversit des textes qui la composent. Sa posie sappuie particulirement sur deux pratiques oulipiennes agissant au niveau de la composition des lettres en mots, le palindrome et lhtrogramme, deux contraintes dcritures qui jouent sur lordre des lettres dun nonc sujet transformation et dfinissent une forme dcriture anagrammatique. Un mme questionnement traverse ses textes, il sagit de celui du sens, de la connaissance, de la mmoire, en un mot une rflexion sur le langage. Cette rflexion se retrouve dans luvre de Jacques Roubaud, qui mle un respect de la tradition une volont dexplorer et de repousser toujours plus loin les limites tablies par le genre. LOulipo (que Georges Perec rejoint en 1967, un an aprs Jacques Roubaud) repose sur cette ide de jeu, dexprimentation avec le sens et les mots. Nous nous intresserons plus particulirement leurs uvres potiques respectives que nous prsenterons dans un premier temps. Notre attention se portera ensuite sur le rle du langage, de la mmoire, de lOulipo et de la contrainte, de la combinatoire, et de la musique dans leur criture. I. Deux potes, deux uvres potiques

    a. Les ouvrages

    Il convient en premier lieu de dresser un panorama de luvre potique de Georges Perec et de Jacques Roubaud. Le premier prsente un certain nombre de textes comme tant des pomes. Il sagit dUlcrations (1974), dAlphabets (1976), du recueil intitul La Clture et autres pomes (1980), qui reprend des textes antrieurs dont une nouvelle disposition dUlcrations, ainsi que de Beaux prsents, Belles absentes (1994).

    Ulcrations parat en 1974 dans une dition hors commerce limite 150 exemplaires de la Bibliothque oulipienne, quil inaugure. Le texte se compose de 399 anagrammes du mot ulcrations , que Georges Perec prsente dans lAtlas de littrature potentielle comme un htrogramme compos des onze lettres les plus frquentes de la langue franaise : E, S, A, R, T, I, N, U, L, O, C. Une double disposition typographique met en vidence la contrainte et son rsultat.

    Alphabets reprend la mme contrainte htrogrammatique quil rduit dix lettres (E,S,A,R,T,I,N,U,L,O) ; la onzime lettre tant lune des seize lettres restantes (B, C, D, F, G, H, J, K, M, P, Q, V, W, X, Y, Z). Lensemble se compose de onzains dont chaque vers a onze lettres. Le pome est en quelque sorte au carr. Ainsi louvrage comporte onze pomes en B, onze pomes en C et ainsi de suite, soit au total onze alphabets complets, cest--dire cent soixante seize pomes. Le principe de la double disposition est repris mais sy ajoute parfois une troisime prsentation affichant lexploit dune contrainte supplmentaire comme le L en diagonale, le V linitiale, etc. Un seul pome par page souligne laspect pictural du recueil que viennent renforcer les nombreuses illustrations de Dado.

    Le recueil La Clture et autres pomes doit son titre un ensemble de dix-sept pomes htrogrammatiques qui inaugurent le volume. Comme les deux sries qui suivent, Trompe lil et Mtaux , La Clture fait partie de ces textes dabord parus en dition hors

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    commerce accompagns duvres plastiques ou les accompagnant : photographies ou graphi-sculptures.

    Beaux prsents, Belles absentes prsente la fois un hommage personnel, un crit de circonstance et une contrainte littrale. En effet, Beaux prsents nutilise dans chacun de ses pomes que les lettres contenues dans le nom du ddicataire ou dans la devise donne. Georges Perec se livre galement de nouvelles exprimentations de progression alphabtique dans deux pomes. Il sagit dAlphabet pour Stmpfli et de Prise dcriture. Un pome ou plus prcisment un chant nuptial dEpithalames retient particulirement notre attention car il est crit par Georges Perec en lhonneur du mariage de son ami Jacques Roubaud avec Alix-Clo Blanchette. Le lien potique qui les unit sur la page se matrialise en une amiti qui facilite la communication entre leurs uvres potiques.

    Nous ne nous intresserons qu deux uvres potiques de Jacques Roubaud pour plus de clart. Il sagit de Signe dappartenance et de La forme dune ville change plus vite hlas que le cur des humains. En 1967, parat le livre dont le titre est le signe dappartenance (qui exprime la relation dappartenance et, par extension, est le symbole de lappartenance de ltre au monde). Il est exclusivement compos de sonnets. Pour sa composition, Jacques Roubaud sinspire de la thorie mathmatique bourbakiste et du jeu de go ; il construit mme son livre sur le modle dune partie (quil considre comme une partie gnrique entre un joueur expriment, dont le niveau surpasse largement celui de son adversaire, et un joueur de plus faible envergure) ; le pote choisit dadopter le point de vue du joueur le moins expriment. Il fait le choix dcrire en sappuyant sur un jeu, comme la fait Lewis Carroll avec les checs.

    Le second ouvrage retenu est comme un hommage la marche et Paris, cette ville que le pote a dit ne pas aimer. Il sest souvenu dun conseil de John Cage : si un bruit vous ennuie, coutez-le 1. Ds lors, Jacques Roubaud a entrepris de connatre cette ville, et ce en composant des pomes ; il avait galement en tte Courir les rues (1967) de Raymond Queneau ainsi que des pomes de quelques autres pitons de Paris, comme Jacques Rda (plus souvent cycliste dailleurs), Baudelaire, Apollinaire, Aragon, Eustache Deschamps, Villon, Nerval, Georges Perec, Jacques Jouet, Michle Grangaud ; et tant dautres2.

    Nous nous intresserons principalement aux sonnets de La forme dune ville change plus vite hlas que le cur des humains. Le titre du recueil est emprunt Charles Baudelaire qui a crit La forme dune ville change plus vite hlas, que le cur des mortels (Jacques Roubaud a remplac mortels par humains : il introduit par ce geste une nuance positive, de vie) et est un amoureux de Paris, de son ciel, de son enfer.

    Ce sera donc partir de ces diffrents ouvrages que nous essaierons de comparer les potiques respectives de Georges Perec et de Jacques Roubaud. b. Le langage Le langage est un lment central de lcriture potique. Dans le texte oulipien, le mot nest plus li seulement, ou plus forcment, un rfrent (concret ou conceptuel), il est une pice dun jeu sur le langage. Lespace de lcriture devient alors lespace de la dissimulation et du pige du sens. Dconstruisant le signe, la potique oulipienne pose ainsi le problme du sujet crivant. Lcriture oulipienne, dlguant le choix crateur des procdures arbitraires 1 Henry Deluy, Entretien avec Jacques Roubaud , Action potique, 4e trimestre 1999, n 157, p. 179-181. 2 Ibid.

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    et rigoureuses, jugule lordre du discours intrieur, et branle la constitution du Je. Mais l o, pour Andr Breton, cette dislocation permet de mieux cerner la pense donc lindividu, il sagit plutt avec lOulipo dune disparition, dune vacuation du sujet. Luvre pure implique la disparition locutoire du pote, qui cde linitiative aux mots , pour reprendre une phrase de Mallarm dont cette autre formule semble plagier par anticipation un commentateur de Vux : Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, tranger la langue et comme incantatoire, achve lisolement de la parole 3. Les textes oulipiens de Georges Perec rvlent la ncessit pour le pote de se protger dune histoire personnelle difficile cerner et raconter. Grce lexprimentation potique, il vite le registre de leffusion o le langage se rvle impuissant et va mme plus loin en se dtachant du texte littraire classique, lisible, cohrent, o le sens est matris. Georges Perec oulipien devient comme le possesseur lgitime du langage, objet dsormais manipulable, jouet aux possibilits infinies mais contenues. Le domaine de lcrivain et du pote est ainsi dbarrass de toute angoisse, de tout investissement personnel qui viendraient perturber, corrompre le pote et sa posie.

    Jacques Roubaud, quant lui, dfinit la posie comme un jeu de langage (et en cela rejoint la conception de Georges Perec, et plus prcisment, la dimension du nombre dans la langue) : elle est le dploiement rythmique de la langue. Cette dfinition formelle met laccent sur un point : la forme-posie se singularise parmi les arts du langage car elle actualise le rythme. Cette caractristique rythmique carte la posie des questions reposant sur le sens quelle vhicule ou le caractre philosophique quelle peut revtir. Non quelle ne porte aucune signification, il sagit plutt de mettre laccent sur ce qui la caractrise le plus significativement, cest--dire sa dimension rythmique, par essence non paraphrasable et qui donne naissance laxiome selon lequel la posie dit ce quelle dit en le disant 4. Cependant, cette dfinition ne signifie absolument pas que la posie ne peut tre porteuse daucune signification ; une ide se retrouve chez Georges Perec et Jacques Roubaud : la posie est mmoire. Dune part, la posie est un effecteur de mmoire par la langue , cest--dire quelle agit sur la mmoire dune personne en suscitant chez elle des images-mmoires ; dautre part, la posie est mmoire de la langue, elle parvient conserver, prserver une parcelle de ltre dune langue donne et ce grce au fait quelle est nombre et rythme.

    Luvre de Georges Perec sinscrit dans la perspective de laventure de limpossible langagier (selon lexpression de Barthes) pour dsigner la littrature, cest--dire lexprience dune crise du langage de reprsentation qui mtamorphose la vision de la ralit et conduit lcrivain questionner, dissquer le langage pour en souligner la faillite. Il tente de concevoir une criture qui serait en prise directe sur le monde, qui lui permettrait de se constituer une mmoire et daffirmer une conscience soi (une identit). Cet idal raliste dsigne avant tout le dsir de matriser son histoire personnelle, la volont de dominer le sens de son pass. Mais Georges Perec prouve dans chacun de ses textes limpossible nomination du rel et le silence du pass. Il aboutit une pratique dcriture inquite, mlancolique (marque par limpossibilit de conclure le deuil de ses parents). Il doit reconnatre linfirmit des mots lorsquil sagit dessayer de dire une vrit sur soi :

    La seule chose dont je sois peu prs sr, cest quil est impossible de dire la vrit ; elle ne passe pas : jappelle vrit lensemble des choses que je voudrais exprimer, signifier,

    3 Stphane Mallarm, Igitur, Divagations, Un coup de ds, Gallimard, coll. Posie , 1976, Crise de vers , p. 248 et 252. 4 Jacques Roubaud, Posie : (rcit), Paris, d. du Seuil, coll. Fiction & Cie , 2000, quatrime de couverture.

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    dire : mettons : mieux me comprendre, dnoncer certaines erreurs, faire rflchir : une littrature on ne peut plus fonctionnelle en somme. Cest ici que mes malheurs commencent5.

    Ainsi, grce la fabrique oulipienne, lcriture est une faon de nhabiter que le langage, de limiter le pouvoir des mots que le surralisme prtendait au contraire librer, de construire une clture exacerbe du sens en mettant en scne le langage dans ses moindres rouages. c. Lcriture potique ou lcriture de la mmoire

    La posie de Jacques Roubaud se dfinit comme la redcouverte, lexploration et lappropriation de la tradition potique, et plus particulirement celle de la Provence du XIIe sicle. Il lie la forme posie la langue, la subjectivit du pote, du lecteur et de lauditeur et lamour car elle relie les tres entre eux. Ces ides peuvent tre comprises comme une rsistance la pauvret, la transparence de la communication moderne qui est comme touffe par la socit marchande dans laquelle nous voluons ; ces ides peuvent sembler naves mais cest justement cette navet qui, dans le pome, lie le cur et la mmoire :

    Le cur. Non pas le cur au milieu des phrases qui circulent sans risque sur les changeurs et sy laissent traduire en toutes langues. Non pas simplement le cur des archives cardiographiques, lobjet des savoirs ou des techniques, des philosophies et des discours bio-thico-juridiques. Peut-tre pas le cur des critures ou de Pascal, ni mme, cest moins sr, celui que leur prfre Heidegger. Non, une histoire de cur potiquement enveloppe dans lidiome apprendre par cur , celui de la langue ou dune autre, langlaise (to learn by heart), ou dune autre encore, larabe (hafiza an zahri kalb) un seul trajet plusieurs voies6.

    La mmoire justement occupe une place centrale dans luvre de Jacques Roubaud qui entreprend de redcouvrir et de sapproprier les principes formels et thmatiques de la posie des troubadours. Sa posie est elle-mme une forme vivante de mmoire. Il nest donc pas tonnant que son uvre thorique tablisse un vritable systme de la mmoire dans lequel se place le langage potique. Dans cette perspective, la posie est considre la fois comme tant mmoire par la langue, mmoire de la langue et mmoire delle-mme (par ses caractristiques formelles). Ainsi, un pome passe ncessairement par la mmoire et il est singulier pour chacun car la mmoire est personnelle, elle cre un monde qui repose sur la langue. Cette facult est lun des oprateurs de lappartenance au monde, tout comme lest la posie : La posie, cest vrai, donne ceux qui la fabriquent, qui la composent, le sentiment de possder leur langue 7. Lcriture potique de Jacques Roubaud repose donc sur la mmoire et plus particulirement sur la mmoire de la posie mdivale provenale.

    Lcriture perecquienne parvient matriser les motions et les sentiments grce des pratiques textuelles arbitrairement dtermines qui forment autant de configurations tudies par la combinatoire (sur laquelle nous reviendrons plus loin), dont Georges Perec a fait un grand usage dans ses pomes htrogrammatiques. Luvre du pote ne cesse dopposer le plein au vide, le savoir lamnsie, la carence mmorielle. Les textes oulipiens construisent un plein artificiel de signes matriss : le plein des signes, cest labsence du sens oppose au vide de la mmoire auquel sajoute une forme de dsarticulation, de d-composition du mot,

    5 Texte indit du fonds Georges Perec, cit par Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec Images, Seuil, p. 92. 6 J. Derrida, Che cos la poesia ? , Posie, n 50, novembre 1988, p. 109-110. 7 Jacques Roubaud, Posie, et cetera : mnage, Stock, coll. Versus , 1995, p. 145.

    RodrigoRealce

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    du signe linguistique. Le pote est oulipien avant tout, comme une dfinition de lui-mme, la solution pour exprimer labsence et le problme de la mmoire.

    Nous pouvons distinguer deux principaux traits communs aux deux potes. Lexprimentation potique et le jeu sur les codes littraires leur permettent de matriser les pouvoirs limits des signes, dprouver limpossible reprsentation du rel et du pass. La fiction (le texte) ne parvient pas capter (capturer) le rel, ni rvler la vrit du sujet. La prolifration du code linguistique, le spectacle des signes, pige, vacue le sujet.

    Le second trait est la mmoire : Georges Perec mne dans sa posie une tentative pour se forger une identit, se raliser grce des ruses autobiographiques dlicates. Ces stratgies dcriture dmontrent la fragilit du pass de lauteur ainsi que les difficults quil prouve se pencher sur une histoire longtemps mise entre les parenthses de loubli. Perec essaie de sauvegarder sa mmoire pour assimiler la perte de ses parents, pour mener bien un indispensable travail de deuil. Dans luvre potique de Jacques Roubaud, la mmoire apparat comme le principe qui assure lunit des diffrentes facults en assurant la reprsentabilit [] du visible pour le dicible 8. Dans luvre du pote, nous retrouvons donc bien ce rle central quoccupe cette facult de laquelle dpendent toutes les autres, sans oublier son lien indniable avec le langage potique. Ainsi, le langage potique serait le langage mme de la mmoire.

    Il apparat que pour Georges Perec et Jacques Roubaud criture potique et mmoire sont intrinsquement lies. Ces deux potes sont galement mathmaticien pour lun (Roubaud), intress par les mathmatiques pour lautre (Perec) et membres de lOulipo. Il convient de nous interroger sur les consquences de ces deux lments sur leurs potiques respectives. II. Quand lOulipo sen mle a. La contrainte 1. Dfinition

    Georges Perec et Jacques Roubaud sont des potes, et plus prcisment des potes oulipiens. Ils crivent, composent de la posie en suivant une ou plusieurs contraintes. Elles peuvent tre de toutes sortes : crire un sonnet de sonnets (dans Signe dappartenance) ou exprimenter diffrentes variations sur la forme du sonnet (dans La forme dune ville change plus vite hlas que le cur des humains) pour Jacques Roubaud, quelles jouent au niveau du sonnet lui-mme ou du vers, de la rime ou encore du mot. Georges Perec, quant lui, nous propose notamment des anagrammes dissimules dans Ulcrations, La Clture et Alphabets. Dans ce recueil, la prsentation typographique des textes visualise la contrainte (que nous avons explique prcdemment) en donnant de chaque pome deux dispositions diffrentes : lune est ordonne en un carr de onze lettres sur onze, lautre est libre et propose une sorte de traduction en prose du pome. Les contraintes de Beaux prsents, Belles absentes sont diffrentes : le pote nutilise que les lettres du ddicataires pour composer ses pomes, trois peuvent tre qualifis de progressifs (Noce de Kmar Bendana & Noureddine Mechri, Prise dcriture et Alphabet pour Stmpfi) car lalphabet y varie de strophe en strophe selon des rglages complexes, avec bien sr des irrgularits et des variations pour le plus grand plaisir du lecteur.

    8 Michel Deguy, Esthtique de Baudelaire , Figurations, Paris, Gallimard, 1969, p. 210.

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    2. Rception de la contrainte

    Georges Perec avait conscience que ses textes pouvaient ne pas tre pleinement compris par tous au premier abord (le dchiffrement de la contrainte pouvant savrer difficile), mais plus encore ne pas tre lus comme relevant de la posie. Pour le pote oulipien, la difficult porte sur lensemble des textes quil veut faire passer pour pomes. Dans sa brve prsentation dUlcrations, dans lAtlas de littrature potentielle, il entoure de guillemets chaque occurrence du mot vers. En effet, dans ce texte, seule lanagramme du mot ulcration dfinit le vers. Le ressassement des lettres les plus frquentes permet de retrouver les mots et les thmes les plus frquents, cela pourrait tre la dmarche de Georges Perec, son pari, car loin de le ruiner, la contrainte donne une incroyable force, un sens au texte perecquien.

    En 1979, il explique que dans Alphabets les lecteurs nont pratiquement jamais lu les pomes comme des pomes, comme des comptines, mais comme des exploits, et [que] a, cest trs gnant . La question de la rception de la posie se pose alors. Elle est primordiale pour le pote et crivain Georges Perec car elle concerne son uvre tout entire. La posie et le roman se confondent dans les crits de lOulipien, ainsi La Disparition, Les Revenentes, La Vie mode demploi relvent autant de la posie que du roman. La distinction des genres nest pourtant pas abolie mais roman et pome partagent des pratiques dcriture. Ceci explique les traductions ou notices que le pote propose son lecteur dans chacun de ses recueils.

    Jacques Roubaud, quant lui, nous donne lire, que ce soit dans Signe dappartenance ou La forme dune ville change plus vite hlas que le cur des humains, des pomes quil nous prsente comme des sonnets. Or, leur appliquant nombre de variations, cest uniquement en se rfrant cette affirmation et quelques traits du sonnets conservs intacts (que ce soit la rime ou le dcoupage des vers, le nombre de vers ou encore les strophes) que le lecteur peut affirmer lire des sonnets. Cest surtout aussi grce cette indication que le lecteur peut apprcier toutes les distorsions pratiques par le pote et sinterroger sur la forme sonnet et plus largement sur la forme posie. 3. Dissimulation de la contrainte

    Le texte contrainte suppose une activit de dcodage systmatique de la part du lecteur permettant den dcouvrir le fonctionnement et daccder un nouveau niveau de sens. Le savoir comment est ce qui rgle la lecture des textes oulipiens. Jacques Roubaud livre un mode demploi en tte de Signe dappartenance qui permet au lecteur dapprhender luvre dans la globalit de ses sens ; dans La forme dune ville change plus vite hlas que le cur des humains, les sonnets sont livrs sans notice, laissant le lecteur libre de les lire dune faon que lon pourrait qualifier de nave ou, au contraire, de prter attention aux irrgularits exprimentes par le pote. Georges Perec, quant lui, adjoint galement, nous lavons vu, des solutions certains de ses textes (par exemple pour les homophonismes envoys sous forme de vux9), tantt des matrices typographiques (par exemple pour les pomes htrogrammatiques dUlcrations ou dAlphabets), tantt des indications plus ou moins dveloppes et disperses (par exemple pour la Vie mode demploi). Il sen explique avec Bernard Nol, propos dAlphabets :

    9 Georges Perec, Vux, Seuil, coll. La librairie du XXe sicle , 1989.

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    Dans la mesure o cest une posie fabrique ce nest pas du tout pjoratif il est juste de donner le mode demploi. Je ne voudrais pas rcuprer quelque chose en disant au monde : Cest une posie comme une autre. Je tiens montrer comment cest fait.

    La lecture nave rduite elle-mme peut sembler superficielle, lacunaire, mais il en est

    de mme dune lecture que lon pourrait qualifier de savante et se contenterait de rechercher les rgles et les contraintes dun texte. Georges Perec a mme regrett sa prsentation explicative dAlphabets :

    Lennui quand on voit la contrainte cest quon ne voit plus que la contrainte. Jai fait un recueil de pomes appel Alphabets : ce sont des onzains labors selon une contrainte extrmement dure que jai fait apparatre typographiquement dans le livre. [] Je pense que certains de ces textes mritaient peut-tre une telle prsentation typographique. Mais on risque, en ce cas, de nen dire que lexploit, le record. Je me rends compte que lorsque je publie, comme je lai fait tout rcemment dans La Clture, des pomes composs selon des systmes aussi compliqus, sans donner la cl, finalement le lecteur peut les recevoir comme un pome. Cest du moins ce que je voudrais10.

    Ainsi, lors de la rdition des htrogrammes dUlcrations en recueil (dans La Clture et autres pomes), Perec ne reprend pas la disposition du fascicule de la Bibliothque oulipienne, o les 400 sries anagrammatiques de onze lettres prcdaient la mise en texte11. Il va mme plus loin et supprime toutes les licences orthographiques qui signalaient les htrogrammes : tiran devient tyran, Austerlits Austerlitz, clounerie clownerie. Tous les mtaplasmes imposs par la contrainte disparaissent au profit dune orthographe normalise garantissant une lecture sans heurt, du moins sur le plan de la graphie. En ce qui concerne Alphabets, la quatrime de couverture explique pdagogiquement le principe de composition des onzains htrogrammatiques et les matrices typographiques qui accompagnent chaque texte clairent parfaitement les ventuelles contraintes supplmentaires comme les accrostiches verticaux ou diagonaux par exemple.

    Georges Perec a donc regrett ses explications rvlant une grande partie des contraintes de ses textes sans que tout ait jamais t dit cependant, ainsi de lordre des pomes de chaque section (une section dsignant lensemble des onze pomes construits en rajoutant la mme lettre la srie de base E S A R T I N U L O), ou encore de la permutation en quenine des lettres la rime des onze pomes en C. la veille de sa mort, la question le proccupe encore ; il exprime son regret davoir donn des explications, en particulier pour Alphabets, mais juge propos den proposer une pour son pome en triangle la grave saison .

    On trouve galement reproduits dans La Clture trois palindromes dont Dos, caddy daisselles , deux morales lmentaires et deux belles absentes . Ces textes, tous publis auparavant, reoivent alors pour la premire fois lappellation de pomes.

    La rvlation de la contrainte, applique puis regrette, est donc sujette interrogation pour Georges Perec ; Jacques Roubaud, dans les deux recueils qui nous intressent, rvle la contrainte dans un cas et laisse le lecteur libre de choisir entre lectures nave et savante dans lautre. Noublions pas quil est lauteur de romans cls quil convient au lecteur seul de chercher et de trouver.

    Mais la contrainte nest pas la seule composante des textes potiques des deux Oulipiens, les mathmatiques y occupent galement une place importante. b. La combinatoire 10 Texte en main, n1, p. 54. 11 Voir La Bibliothque oulipienne, t. I., Ramsay, 1987. Mme chose pour La Clture qui perd, dans la rdition en recueil, les matrices typographiques de ldition originale.

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    Les pratiques combinatoires tiennent une place importante dans lcriture des deux

    Oulipiens. La combinatoire tudie les configurations, cest--dire quelle sattache dmontrer lexistence de configurations dun type voulu, les dnombrer ou les recenser. Elle recherche leurs proprits intrinsques, tudie leurs transformations dune configuration une autre aussi bien que les sous-configurations qui peuvent tre extraites dune configuration donne. Ainsi, le pote recherche bien une configuration chaque fois quil sapprte disposer des objets (mots, phrases, sujets de discours, etc.) de faon respecter certaines contraintes pralablement dtermines et fixes.

    Georges Perec choisit de permuter les lettres de faon htrogrammatique. Le principe des permutations htrogrammatiques de ce pote part gnralement des onze lettres les plus usites dans la langue franaise (E, S, A, R, T, I, N, U, L, O, C) ; cet ensemble a donn son titre au premier de ses textes appliquant cette contrainte, Ulcrations, qui commence ainsi :

    ULCERATIONS COEURALINST INCTSAOULRE CLUSATRONEI NUTILECORSA IRECOULANTS ECOURANTLIS OLETUCRAINS LACOURSEINT

    Aprs segmentation, on peut lire :

    Ulcrations : Cur linstinct saol, reclus trne inutile, corsaire coulant secourant lisol, tu crains la course int[ruse ?...]

    La Clture a recours des variantes de la contrainte de dpart, comme la lettre blanche

    qui adoucit lgrement la difficult. Des restrictions portant sur la distribution ou la valeur peuvent apparatre, comme dans Alphabets par exemple, qui ajoute cela une recherche mtrique sappuyant sur la quenine. Nous pouvons donc constater la richesse et la nouveaut quajoutent les permutations lcriture anagrammatique.

    Signalons que Jacques Roubaud a, quant lui, notamment eu recours lutilisation des thormes de la thorie abstraite des groupes (que nous ntudierons pas ici) dans La Princesse Hoppy par exemple, o il raconte la perplexit de lhrone assistant des runions au cours desquelles deux de ses quatre oncles complotent contre un troisime. Bien avant cette thorie des groupes, un sous-groupe du groupe de permutations sur six lments avait t mis au jour par Arnaut Daniel, un troubadour provenal qui a grandement inspir Jacques Roubaud.

    Cette forme potique se nomme la sextine. Elle a inspir de nombreux potes comme Dante ou encore Ptrarque. Ce type de pome se compose de six strophes de six vers chacune. Les six mots (appels mots-rimes) qui terminent respectivement chacun des six vers de la premire strophe se retrouvent galement la fin des vers des cinq suivantes, mais dans un ordre chaque fois diffrent et bien dtermin, selon le principe de lescargot :

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    1 2 3 4 5 6 (de 6 1, de 1 5, de 5 2, de 2 4 et enfin de 4 3) 6 1 5 2 4 3 (de 3 6, de 6 4, de 4 1, de 1 2 et de 2 5)

    Il est noter que les mots-rimes assonancent entre eux deux deux. Mathmatiquement parlant, le sous-groupe ainsi cr contient six permutations distinctes, car en permutant le sixime mot-rime selon le mouvement prcdemment dcrit, on retombe sur lordre initial (123456) des mots-rimes, ce qui peut snoncer de la faon suivante : soit au dpart une squence de symboles numrots 1, 2, n. Ainsi, la place occupe dans la squence par un entier (impair) 2p+1 sera celle, aprs permutation, de lentier n-p et la place occupe par un entier (pair) 2p sera celle, aprs permutation, de lentier p. Si une telle permutation engendre un sous-groupe transitif contenant exactement n lments (ce qui revient ce que la nme opration dbouche sur lordre de dpart), on dira que la quenine est possible. Raymond Queneau proposera de gnraliser, dabord sous le nom de n-ine, lutilisation de cette forme toutes les squences dentiers qui, soumis cette permutation, vrifieraient la proprit selon laquelle lordre de la squence numro n+1 est le mme que celui de la squence de dpart. ce titre, la sextine nest plus quun cas particulier de quenine (dordre 6), et on a dmontr lexistence dune quenine pour les entiers 1, 2, 3 (il sagit l de cas triviaux, ainsi que le souligne Jacques Roubaud), 5, 6, 9, 11, 14, 18, 23, 26, 29, 30, 33, 35, 39, 41, 50, 53, 65, 69, 74, 81, 83, 86, 89, 90 etc. Aussi a-t-on, entre autres, pu crire depuis des quenines dordre 3, dordre 9, dordre 11, dordre 14 et dordre 1812. Georges Perec, quant lui, propose une application de ce type de recherches dans Alphabets. Il sagit dune quenine dordre onze (une onzine) qui, partir de la squence LUSINEATROC ( Lusine troc ) rgit lordre des permutations htrogrammatiques pour les onze onzains qui composent la section en C . La mise en ordre des squences des pomes de son uvre potique utilise amplement les nombres 11, 43, 24, 37, pour ne citer que les plus importants. Il est vident que ces nombres se rattachent des lments prcis de la vie de Georges Perec : sa mre est officiellement dcde le 11 fvrier 1943, la maison de ses parents tait situe au 24 de la rue Vilin, Perec est n le 7.03.1936 (Alphabets est form de 11 x 176 = 1936 vers).

    Il sagit donc pour les deux potes oulipiens de dterminer les dmarches susceptibles de crer les meilleures conditions de la cration de textes. Ce mode combinatoire denvisager lcriture occupe une place fondamentale dans leurs uvres potiques respectives.

    c. La musique

    La musique occupe une place centrale dans lcriture des deux potes qui nous intressent.

    Sagissant des rapports quentretient Georges Perec avec la musique, on peut proposer la typologie suivante : ces rapports peuvent tre anecdotiques (les collaborations du pote avec un compositeur, ou lutilisation par un compositeur dun texte du pote), thmatiques (la musique en tant que matire premire romanesque) et, enfin, structurels (la similitude de procds, voire les concordances esthtiques prcises entre luvre de Perec et la musique srielle). Notons que Georges Perec est lui-mme auteur dune partition graphique publie

    12 Pour les neuvines, onzines, quatorzines et dix-huitines, voir Jacques Roubaud, Pierre Lartigue, Lionel Ray et Paul-Louis Rossi (ibid, pp. 50 et 244-248). Pour une tercine (triviale, donc) voir ric Beaumatin (Plein Chant, n29-30, 1985, p. 154).

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    dans le premier volume des Cahiers Georges Perec. Nous nous intresserons plus particulirement aux rapports structurels, qui nous semblent plus pertinents dans ce travail.

    La notion de srialisme est fondamentale dans luvre de Georges Perec : la dfinition de lhtrogramme fait allusion la musique srielle et le pote prcise lui-mme sur la quatrime de couverture dAlphabets que lcriture htrogrammatique repose sur un principe analogue celui de la musique srielle .

    Rappelons les bases de la technique srielle dfinie par Schoenberg. Le compositeur utilise pour chaque uvre une srie forme des douze sons de la gamme chromatique occidentale, disposs dans un ordre libre, pourvu que chaque son apparaisse une et une seule fois. Lart du musicien consiste drouler inlassablement cette srie et en tirer mlodie et harmonie. Les consquences de ce choix sont donc que chaque note ne doit pas rapparatre avant que toutes les autres naient rapparu, et, plus gnralement, que toutes les notes de la gamme chromatique apparaissent un mme nombre de fois dans luvre (cest en fait cette galit parfaite qui est vise : le reste nest quun moyen dy parvenir). La technique srielle est la systmatisation du jeu en musique. Ainsi, sappuyant sur le modle sriel pour construire les htrogrammes dAlphabets et de La Clture, Georges Perec propose une conception musicale de la littrature. Le pote explique lui-mme ce que les pomes dAlphabets doivent la technique srielle en ces termes : chaque vers utilise une mme srie de lettres diffrentes, quelque chose comme une gamme, dont les permutations produiront le pome selon un principe analogue celui de la musique srielle : on ne peut rpter une lettre avant davoir puis la srie . Ainsi, chacun des cent soixante-seize textes du recueil Alphabets est un onzain, un pome de onze vers, dont chaque vers a onze lettres ; chaque vers utilise une mme srie de lettres diffrentes, quelque chose comme une gamme, dont les permutations produiront le pome selon un principe analogue celui de la musique srielle : on ne peut rpter une lettre avant davoir puis la srie. Nous nirons pas plus avant dans ltude la musique srielle applique aux pices de ce recueil. Les consquences de lutilisation de la technique srielle sur la composition des pomes sont facilement observables : le discours est plus fragment et son articulation moins fluide, ce qui rend le sens quelque peu opaque ; toute tentation tonale ou mlodique est ainsi carte. Donne structurelle de lcriture perecquienne, le srialisme occupe une place importante dans son uvre potique.

    La musique et la posie sont lies par leur histoire jusquau XVIe sicle. Jacques Roubaud, ce troubadour du XXe sicle , sest beaucoup intress cette priode, et ce, avec Pierre Lusson qui est galement musicologue. Leurs recherches mtriques ont donn naissance la Thorie du rythme. Les deux hommes sont partis dun constat : un morphme, et mme une syllabe, portent du sens alors quune note de musique na aucune signification. Jacques Roubaud et Pierre Lusson ont alors observ une non-concordance entre texte et musique lorsquon les considre attentivement. Et cest justement ce quils ont produit avec leur thorie : une mise en parallle minutieuse entre musique et paroles, quand on articule de la musique sur des paroles ou des paroles sur de la musique.

    Jacques Roubaud sest particulirement intress aux consquences pour la thorie du vers. En concevant cette thorie rythmique, les deux mathmaticiens ont en tte lide de rintroduire les notions musicales daccents ou de mesures dans lanalyse de textes, notamment de posie, par linvention dun systme de notation. Le pote sest servi des travaux sur la mtrique de son ami Pierre Lusson, de Jean-Claude Milner sur lalexandrin et de la mtrique gnrative de Halle et Keyser (pour le vers anglais) comme base de sa rflexion sur le rythme. Jacques Roubaud et Pierre Lusson ont labor une Thorie du rythme abstrait, quils nomment T. R. A., qui comporte une T. R. A. m. (qui est une thorie du

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    rythme abstrait mtaphysique), une T.R.A.M. (qui est une thorie du rythme abstrait mathmatique) et enfin une T.R.A.C. (qui est une thorie du rythme abstrait concrtis). Jacques Roubaud dfinit la T.R.A. comme la thorie de la combinatoire squentielle hirarchise dvnements discrets considrs sous le seul aspect du mme et du diffrent 13. Cette thorie a pour finalit le relev et la description de faits mtriques partir doutils mathmatiques. Pour mettre en application sa thorie du rythme abstrait, Jacques Roubaud envisage trois attaques du vers : latteinte lidentit des segments constitutifs du vers (en dautres termes, aux hmistiches) ; latteinte au principe de continuit ; latteinte aux principes de la concordance de la syntaxe avec la mtrique (il sagit des enjambements et des rejets).

    Depuis la seconde moiti du XIXe sicle, la syntaxe et la mtrique concident de moins en moins, le vers devient heurt, abrupt en son sein mme. Jacques Roubaud exprimente lui-mme toutes ces variations, notamment dans son recueil intitul La forme dune ville change plus vite hlas que le cur des humains dans lequel on trouve des sonnets composs de vers de sept quatorze syllabes. Il semploie galement dsorganiser lalexandrin en proposant des rythmiques ingales et peu employes par les autres potes (on peut notamment reconnatre le mtre ternaire, qui vient du rythme tout aussi ternaire de nombre dalexandrins des annes 1820-1850), comme dans le premier sonnet du recueil prcdemment cit, par exemple. Ainsi, il est particulirement intressant de noter la rflexion effectue par les deux potes sur le rapport entre la musique et la posie. d. La potique des listes

    La liste est une des plus anciennes formes potiques connues. Les pomes polynsiens qui numrent les les, les hros de la guerre de Troie au chant II de lIliade, ou encore la liste des fleuves dans le pome de John Ashbery, Into the Dusk-Charged Air (que Georges Perec voulait traduire) sont autant dexemples de listes. On la dcouvre dans toutes les langues, toutes les poques. Aujourdhui encore, les dictionnaires, les catalogues de bibliothque ou de vente par correspondance, les annuaires, les guides de ville, les modes demploi (La Vie Mode dEmploi, une allgorie de la liste ?), les recettes, par exemple, sont de grands pomes-listes. La liste joue un rle privilgi dans la posie universelle. On peut tenter une interprtation de ce rle daprs Gertrude Stein.

    Laxiome de base est le suivant : les noms communs , nouns, sont les noms propres, names, des choses. Une liste est essentiellement une liste de nouns, donc en fait une liste de noms. Toutes les listes investies potiquement sont des listes de noms. Il en rsulte quils hritent dune force vidente qui les rend particulirement attractifs pour les potes. On ne peut nier une liste (pas plus que, pour Wittgenstein, on ne peut nier une image). La liste est une forme particulire, universelle et constante, de lamour de la langue. Dans cette interprtation, la liste lmentaire, la premire liste, est celle du fameux axiome gertrudien : A rose is a rose is a rose is a rose . En passant de deux roses (initialement) trois roses, on atteint la vrit carrollienne : Cela fait trois fois que je vous le dis, et ce que je vous dis trois fois est vrai . Ceci est la maxime de la vrit en posie.

    La pratique de composition de lOulipo, lcriture rgle par des consignes, a, dans ce domaine, un terrain dapplication particulirement adapt : la liste sous contraintes. Je me souviens de Georges Perec en est un exemple. La forme dune ville change plus vite, hlas,

    13 Jacques Roubaud, La Vieillesse dAlexandre, essai sur quelques tats rcents du vers franais, Maspro, Action potique , 1978, repris par Ramsay, 1988 et par les ditions Ivrea, 2000, p. 69.

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    que le cur des humains en contient plusieurs, notamment dans Lisant les rues o le pote a recours lonomastique (le registre des noms de rue) ou encore ce quil lit au gr de ses dambulations (les plaques minralogiques des voitures, les numros des maisons, etc.). La liste est prsente dans de multiples textes de Georges Perec, quils soient potiques ou non. Ainsi, dans La Vie mode demploi, Bartlebooth meurt entour dune liste.

    Le rapport de lart des listes lart de la mmoire se prsente ensuite notre attention (nous avons vu prcdemment la place centrale de ce paramtre dans les potiques de Georges Perec et de Jacques Roubaud). Les listes semblent tre des prcipits du pass : listes de proverbes, daphorismes, de dictons. La liste joue un rle essentiel dans larticulation des arts de la mmoire. Il apparat que la liste a clairement un lien substantiel avec la notion dordre, de squence, de succession. Et le premier des grands pomes-listes en toute langue est : un deux trois quatre cinq six sept huit neuf dix

    Ainsi, la liste premire semble tre celle des nombres entiers, la Grande Liste des Listes, qui peut apparatre non seulement comme modle des listes, mais comme allgorie du dnombrement ou de la mise en rapport. Une extension et variante de cette liste-mre est celle des sries obliges : les gammes ou encore la musique srielle. Toutes les procdures par contraintes tendent la liste, ce que lon peut constater dans La Disparition14.

    La liste est ainsi un lment important de la potique de Georges Perec et de Jacques Roubaud. Conclusion

    Les potiques de Jacques Roubaud et de Georges Perec comportent de fortes similitudes. Pour Georges Perec, cest le lieu privilgi pour reprendre les grandes obsessions qui traversent son uvre : labsence, le manque, lnigme et le silence trouvent dans sa posie la premire place. Le monologue de lcrivain cde la place un dialogue nouveau avec le support matriel de son activit, grce lOulipo. Quant Jacques Roubaud, il considre la posie comme un jeu de langage qui repose sur les notions de rythme et de mmoire. La posie est lactualisation du rythme dans la langue, et le rythme, en tant que forme rgle et complexe de rcurrence, implique ncessairement la mmoire. La posie vise avant tout, selon Jacques Roubaud, produire des effets de mmoire sur le lecteur ou lauditeur de posie. En effet, le pome est livr la singularit de chacun, gouverne par la mmoire qui nest rien sans le cur, le dsir, les images quelle contient et la langue qui les suscite.

    14 Tout ceci reprend les rflexions de Jacques Roubaud dans Notes sur la potique des listes chez Georges Perec , dans Batrice Didier et Jacques Neefs d., Penser, classer, crire. De Pascal Perec, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1990, p. 201-208.

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    Nous avons essay dapprhender la potique de ces deux potes du point de vue de la mmoire, de lOulipo, de la combinatoire ou encore de la musique, mais de nombreux autres angles dapproche mriteraient notre attention tel le deuil qui les frappe lun et lautre.