Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien

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  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien

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    Revue des Études Anciennes

    Platon et l'idéalisme chrétienJoseph Moreau

    Citer ce document Cite this document :

    Moreau Joseph. Platon et l'idéalisme chrétien. In: Revue des Études Anciennes. Tome 49, 1947, n°1-2. pp. 65-77 ;

    doi : 10.3406/rea.1947.3362

    http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1947_num_49_1_3362

    Document généré le 25/04/2016

    http://www.persee.fr/collection/reahttp://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1947_num_49_1_3362http://www.persee.fr/author/auteur_rea_1032http://dx.doi.org/10.3406/rea.1947.3362http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1947_num_49_1_3362http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1947_num_49_1_3362http://dx.doi.org/10.3406/rea.1947.3362http://www.persee.fr/author/auteur_rea_1032http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1947_num_49_1_3362http://www.persee.fr/collection/reahttp://www.persee.fr/

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    PLATON

    ET

    L IDÉA LISM E

    CHRÉTIEN

    II

    n est pas facile de bien entendre

    Platon.

    Cela tient

    sans

    doute,

    our

    une

    part,

    à la

    variété

    même des

    moyens

    dont

    il

    use

    pour

    expression

    de sa pensée, qui vont du

    dialogue

    le plus vivant à l exposée plus

    scolaire,

    en

    passant par tous les modes de la poésie

    et

    de

    l éloquence,

    et

    qui mêlent, dans

    chaque

    genre, la dialectique

    et

    le

    mythe,

    la

    précision

    technique

    et

    la

    suggestion

    symbolique

    ; mais

    cela

    tient

    surtout à

    la volonté

    délibérée

    de ne

    point prêter

    au psit-

    tacisme,

    de

    ne

    pas

    livrer dans une formule toute faite ce qui

    doit

    être conquis par la

    réflexion

    personnelle. Si les analyses

    préparatoires sont toujours

    extrêmement

    minutieuses, les

    méthodes

    d approche rigoureusement définies, la

    solution

    ultime, l intuition finale

    n est jamais révélée : Platon

    ne

    veut

    que

    des

    lecteurs

    philosophes,

    et

    qui collaborent

    avec

    lui. De

    là,

    la diversité des

    interprétations

    qu il

    a reçues : point de

    philosophie

    «

    nouvelle

    »

    qui n ait tenté

    de

    le

    tirer

    en son

    sens

    ;

    de

    aussi,

    en contraste

    avec

    ce

    foisonnement

    d extravagances, la

    stérilité

    décevante de l exégèse

    purement

    historique et philologique. La pensée de Platon est une

    pensée

    philosophique ; la comprendre, c est la retrouver ; c est s efforcer

    de

    l assimiler,

    et

    cela avec

    notre

    mentalité

    philosophique

    sans

    doute

    éloignée de la sienne ; c est

    la

    traduire dans

    un

    langage qui n est

    plus

    le sien,

    la

    refléter

    à

    travers des catégories

    qui n étaient

    pas

    les

    siennes ; c est

    risquer

    de la trahir, ou au

    mieux

    de la

    réfracter.

    Jüa

    condition la plus sûre pour se

    garder

    de ce risque, sans s interdira

    cependant

    de

    comprendre, paraît

    être

    d aborder

    l étude

    des

    dialogues avec une

    mentalité philosophique héritée de

    la

    tradition

    platonicienne

    elle-même.

    Une

    philosophie d intention

    révolutionnaire,

    le

    kantisme par exemple, même si par la profondeur de ses

    intuitions elle rejoint le platonisme sur des points fondamentaux et peut

    en inspirer une

    interprétation

    pénétrante, TÎsque cependant

    d en

    fausser la perspective d ensemble ; une pensée, au contraire, qui

    aurait recueilli l écho du platonisme à

    travers

    l aristotélisme,

    le

    néoplatonisme, l augustinisme, le thomisme même,

    retrouvé

    l héritage

    Rev.

    Et.

    anc.

    5

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    66 REVUE DES ÉTUDES ANCIENNES

    de ces doctrines chez les grands métaphysiciens du xvne siècle,

    ressaisi

    la vitalité de

    cette tradition

    dans

    l idéalisme

    français du

    xixe siècle, de Ravaisson à

    Brunschvicg,

    une pensée formée à cette

    école

    pourrait

    s assurer,

    à

    travers tant

    de

    relais,

    qu elle

    demeure

    en

    liaison

    avec

    la

    source, vérifier

    si,

    dans

    l interprétation de la

    pensée

    de

    Platon,

    elle

    n apporte

    pas

    de

    tournures d esprit

    en

    discordance avec

    elle.

    Le platonisme,

    à

    vrai

    dire (c est

    ce

    qui fait de

    lui

    une grande philosophie),

    n est

    pas enfermé dans la lettre du texte

    platonicien ;

    il

    est l esprit qui

    lui donne

    un

    sens, même si ce sens

    déborde les formules explicites

    des

    dialogues. Platon

    ne

    nous

    dit

    -il

    pas

    lui-même1 que

    le texte écrit

    ne

    saurait

    contenir

    les richesses

    de la

    pensée

    vivante? De ce point de

    vue,

    le platonisme déborde

    même la

    pensée

    de

    son fondateur

    ;

    le

    propre

    du

    génie,

    c est

    de

    n être

    jamais pleinement

    conscient

    de lui-même :

    le

    platonisme,

    c est tout le courant philosophique issu de la

    méditation

    des

    dialogues. Qui dira tout ce

    que

    Platon eût reconnu comme légitime

    dans les spéculations néo-platoniciennes?

    L historien, teutefois, a des

    exigences

    plus précises.

    Tout

    en

    reconnaissant

    que la signification

    du

    platonisme

    se

    révèle dans la

    postérité

    de Platon, dans

    le

    courant de

    pensée issu

    de

    lui, il a

    l 'ambition de saisir ce courant à sa source, d en analyser la

    composition

    d après

    l examen,

    certes,

    de

    ses

    développements

    ultérieurs,

    mais

    tandis

    qu il

    est pur encore des éléments étrangers

    qu il

    pourra

    assimiler

    dans la suite. Un remarquable exemple de ce scrupule

    d historien

    nous

    est

    fourni par

    Victor

    Brochard, qui, dans

    ses

    précieuses Études2,

    se refuse à suivre

    certains critiques, tels que

    Stallbaum, Zeller et Lutoslawski, lorsqu ils attribuent à Platon

    des formes d idéalisme

    que

    pour sa

    part il

    juge

    propres

    à la pensée

    néo-platonicienne,

    chrétienne

    ou

    moderne. Prenant

    à la

    lettre le

    récit

    du

    Timée, qui

    nous

    montre le

    Démiurge contemplant

    le

    Modèle

    éternel

    afin

    d en

    reproduire une

    image

    sensible,

    il

    soutient

    que

    le

    Dieu

    de Platon est

    un

    être inférieur aux Idées,

    que

    les Idées

    sont

    extérieures à lui et

    ne

    sauraient être

    considérées, ainsi

    que

    voulaient les docteurs chrétiens, comme des

    pensées

    de Dieu. Ce

    sont les néo-platoniciens qui, les premiers, ont

    logé

    les Intelligibles

    dans l Intelligence.

    «

    II n y

    a

    pas

    une

    seule ligne dans Platon,

    écrit

    1. Phèdre, 275 c

    sq.

    ; cf.

    Lettre VII, 343

    α.

    2.

    Études de Philosophie ancienne et de Philosophie

    moderne, 2e

    éd., p. 96-98, 151

    sq.

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    PLATON

    ET

    L IDÉALISME

    CHRÉTIEN 67

    V. Brochard,

    il

    soit dit explicitement que les

    Idées

    sont des

    pensées de Dieu1.

    »

    Sans

    doute,

    Platon

    ne

    s est-il

    jamais

    exprimé en

    ces

    termes

    ;

    mais

    ce qu il

    dit peut-il avoir un

    autre sens?

    Et,

    d ailleurs,

    ne tient-il pas

    parfois un

    langage équivalent? Certes,

    il déclare

    au

    début

    du

    Tintée (28

    ab) que

    l Auteur de ce Monde a

    se

    régler sur un

    Modèle

    éternel

    ; sans

    quoi

    son ouvrage

    eût

    été

    imparfait.

    Par

    cet

    auteur

    se qualifie comme un

    véritable

    ouvrier, un démiurge ou

    fabricateur, par opposition à

    l imitateur

    qui

    prend

    pour modèle un

    objet sensible, soumis au devenir,

    et ne

    produit

    que

    des fantômes.

    Mais

    le livre

    X de la

    République

    (596 è-598 a) nous apprend

    que le

    fabricateur, qui

    reproduit

    un

    modèle

    idéal,

    mais extérieur à lui,

    n occupe

    encore

    que

    le

    second

    rang,

    au-dessous de

    celui

    qui

    produit

    par

    sa

    réflexion le

    modèle

    idéal lui-même.

    Au-dessus

    du lit en

    peinture, et du lit

    fabriqué

    par le

    menuisier, se

    trouve le lit

    idéal,

    qu on

    pourrait

    encore appeler le

    lit

    normal,

    puisqu il

    est le

    modèle

    sur

    lequel

    se

    règle l ouvrier, lit

    qui a sa

    réalité

    dans la nature*, c est-à-

    dire

    dans l ordre

    éternel

    de la finalité. Et ce lit, nous dit Platon,

    est produit par Dieu, qui

    mérite

    à ce titre

    d être

    appelé

    non

    pas

    δημιουργός, fabricateur,

    mais

    φυτουργός,

    naturateur.

    Or, il apparaît

    bien que le

    Démiurge

    du

    Timée

    n est

    pas

    seulement fabricateur,

    mais

    aussi

    naturateur.

    On

    nous

    dit, certes,

    qu il

    a

    produit

    le

    Monde

    sensible à

    l image du

    Modèle éternel, du

    Vivant

    absolu (30 c-31 b),

    qui semble de la

    sorte

    réalisé en dehors de lui ; mais on nous

    le

    montre aussitôt

    après calculant combien d éléments

    doivent

    entrer

    dans la

    composition

    d un

    monde

    sensible, c est-à-dire

    visible

    et

    tangible (31 ό-32 c), méditant la plus belle figure à donner à

    l Univers (33 b

    sq.),

    élaborant

    par

    ses calculs la structure harmonique de

    l Ame

    du

    Monde (35 b

    sq.),

    comme de ses calculs encore résulteront

    les

    figures

    caractéristiques des

    quatre

    éléments (53

    b

    sq.). De

    l organisation

    idéale que

    le

    Démiurge

    impose

    à

    la

    diversité

    sensible

    pour

    en

    constituer un Univers, on

    peut

    donc dire

    indifféremment

    qu il

    la

    contemple

    hors

    de lui, dans

    un

    cosmos intelligible, ou qu il

    l élabore

    par

    sa

    réflexion,

    qu il

    produit

    de

    la sorte le

    monde

    intelligible ; le récit du Timée, qui se contente d à peu près (34 c), im-

    1. Études de Philosophie ancienne

    et

    de Philosophie

    moderne,

    p. 166, n. 1.

    2. Rép.

    X, 597 b

    :

    ή έν

    τη φύσει οδσα —

    598 α

    : εκείνο αυτό το

    έν

    τΫ) φύσει

    έκαστον.

    Sur

    cette

    valeur du terme

    φύσις, cf.

    Phédon, 103 ft : το έν ήμΐν... το έν τί)

    φύσει, Parmé-

    nide, 132

    d : τα μέν εϊδη

    ταΟτα ώσπερ παραδείγματα έστάναι έν τ{)

    φύσει, et notre

    ouvrage : La

    Construction de l Idéalisme

    platonicien, §

    252,

    n.

    3,

    p. 477-479.

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    REVUE

    DES ÉTUDES

    ANCIENNES

    plique

    l équivalence de ces

    deux

    expressions. La doctrine qui

    regarde

    les Idées

    comme

    des pensées de

    Dieu n est

    donc pas exclue

    du

    texte même des dialogues

    de

    Platon.

    «

    II

    reste

    alors,

    il

    est

    vrai, dirait

    encore

    V.

    Brochard1,

    à

    résoudre

    la question de savoir

    comment un

    philosophe

    tel que

    Platon

    a pu

    considérer les

    Idées

    à la fois comme des choses en soi et comme des

    pensées de Dieu.

    »

    Mais les

    Idées

    platoniciennes

    ne

    sont pas

    des

    choses en

    soi

    au sens kantien

    a,

    ni des substances au sens

    aristotélicien

    ni

    des entités

    en

    quelque sens

    que

    ce soit ;

    contre

    cette

    conception

    réaliste

    de l Idée, à

    laquelle

    pouvait prêter le

    langage

    allégorique du Banquet, du Phédon, de

    la

    République

    et

    du Phèdre, le

    Parménide

    et le

    Sophiste sont

    une

    protestation

    et une

    mise

    en

    garde3.

    Dire

    que

    l Idée

    est

    en

    soi,

    c est

    dire

    qu elle

    n est

    pas

    relative

    à nous ; elle

    ne.

    se réduit pas à un

    mode

    de penser subjectif

    (νόημα)4 ; elle est

    un

    objet absolu de pensée, une norme de pensée

    vraie, et

    cela parce qu elle correspond aux productions de

    l Intelligence

    souveraine.

    La

    réponse

    à la question de

    V. Brochard

    se

    trouve dans

    la

    célèbre formule des Lois

    (IV,

    716 c),

    que «

    Dieu est

    la mesure de toutes choses ».

    Une

    attitude

    comparable à

    celle

    de

    V. Brochard

    se retrouve de

    nos jours chez

    un

    philosophe italien,

    M. F. Sciacca.

    Dans

    un

    intéressant

    ouvrage

    sur

    la

    Métaphysique

    de

    Platon5,

    il

    maintient

    le

    dualisme

    des

    Idées

    et du Démiurge. « Ni

    les Idées,

    écrit

    -il,

    ne sont des

    pensées

    du Démiurge, ni le Démiurge

    ne

    s identifie avec les

    Idées

    conçues comme intelligence. Il y a l Intelligible, il y a l Intelligence

    divine : les Idées

    et

    Dieu6.

    » D autre part, il

    souligne

    vigoureusement la nécessité pour appuyer l existence du Sensible, pour

    qu il

    ne

    se confonde pas avec son modèle

    éternel,

    d admettre

    un

    substratum,

    une matière,

    qui

    reçoive

    les

    empreintes des

    essences intelli-

    1.

    Op.

    cit.,

    p. 166,

    n.

    1.2.

    Cf.

    à

    ce

    sujet

    la

    lumineuse

    remarque

    de

    Burnet,

    Plato s

    Phaedo,

    ad

    65

    ci

    5

    :

    «

    The

    translation

    «

    in itself

    »

    is highly

    misleading

    ; for it

    suggests the

    modern doctrine

    that we cannot

    know

    the « thing in

    itself », whereas the αυτό τρίγωνον

    is

    just

    the

    only triangle we can

    know.

    3.

    Cf.

    Parménide, 130

    e

    sq. ; Sophiste, 248 α sq.,

    et

    notre étude Sur L·

    signification

    du

    Parménide, Revue philosophique, 1944, p. 97 sq.

    4.

    Cf.

    Parménide,

    132

    bc.

    Sur l interprét ation

    de

    ce passage, nous nous opposons

    résolument

    à

    Brochard, op. cit., p.

    167

    ;

    voir

    notre

    étude, citée note

    précédente, p. 100,

    et, pour

    plus

    de précision,

    la

    première

    partie

    d une

    autre

    étude que nous avons

    donnée dans la

    Revue

    de

    Métaphysique

    et de Morale,

    1946

    :

    Le réalisme

    de

    Malebranche

    et

    la fonction

    de

    l Idée,

    I

    :

    Eidos et

    Noèma, notamment p. 97-100, 110-111.

    5. La Metafisica di Piatone, vol. I :

    II

    problema cosmologico,

    Roma, 1938.

    6. Ibid., p. 181.

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    PLATON

    ET L IDÉALISME

    CHRÉTIEN

    69

    gibles *. Tel est le rôle de la χώρα, où il

    faut

    reconnaître, comme dans

    «

    l Autre

    » du

    Sophiste ou

    Ι απεφον

    du

    Philèbe,

    -une

    expression

    db

    non-être.

    Mais

    notre

    auteur

    conclut de là

    que

    « le Dieu de Platon

    est

    métaphysiquement

    limité

    »,

    sinon

    à

    proprement

    parler

    par

    l Intelligible,

    par l éternité

    du

    monde

    des

    Idées,

    où « il trouve, pour

    ainsi dire

    objectivée hors

    de

    lui,

    sa propre essence

    2 »,

    du

    moins par

    la

    nécessité

    aveugle

    de

    la matière,

    qui fait obstacle aux desseins de

    l Intelligence

    et ne permet

    pas que l Univers sensible réalise

    une

    absolue

    perfection8. Platon ne se serait donc

    pas

    affranchi

    de

    la

    conception

    commune à tous les philosophes grecs de l éternité de la

    matière

    :

    c est

    pourquoi son

    Dieu

    ne saurait être

    Créateur,

    mais

    seulement

    Architecte.

    Nous

    n aurions

    garde

    de

    prétendre

    qu on

    trouve chez

    Platon

    l idée de la création ex

    nihilo

    ; mais serait-il exagéré de soutenir

    que

    de

    lui proviennent

    les

    cadres

    de son élaboration doctrinale? Non

    seulement c est aux Idées

    platoniciennes

    que

    saint Thomas, après

    saint Augustin, fait

    appel pour

    expliquer comment les

    choses

    créées préexistent dans

    l Intelligence

    divine 4 ;

    mais,

    quand il

    s agit

    de

    concevoir

    en

    quoi se distingue de l être

    divin

    l être même des

    créatures,

    c est encore à

    une

    notion platonicienne que les

    théologiens, à la suite de saint

    Thomas, ont recours.

    La nature propre de

    chaque

    être

    créé consiste,

    selon

    saint

    Thomas,

    en

    ce

    qu il

    participe

    d une

    certaine

    manière à la

    nature

    divine8; ce que Malebranche

    exprime en

    disant

    que

    les

    créatures

    ne sont

    que

    des participations,

    c est-à-dire des imitations

    imparfaites

    de l être divin.

    Tout

    ce

    qu elles

    ont de réalité

    est

    emprunté aux perfections divines ;

    elles

    ne

    se distinguent de Dieu

    que

    par

    leur

    défaut,

    leur

    imperfection,

    leur néant6.

    Ainsi se trouve éliminé

    le réalisme

    d une matière

    coéternelle

    à

    Dieu,

    rejeté

    ce legs encombrant de l aristotélisme, par

    un

    retour à l idéalisme platonicien

    et

    sa

    réduction du

    substratum

    au non-être. La matière

    des

    objets sensibles n étant rien de plus

    que

    1. La

    Metafisica

    di Piatone,

    ρ.

    224,

    268 sq.

    2. Ibid., p. 290-291.

    3. Ibid., p. 292 sq., 305 sq.

    4.

    Saint Thomas,

    Summa

    théologien, I,

    15,

    art. 1

    et

    2, qui renvoie à saint Augustin, Liber

    83 Quaestionum, qu.

    46.

    5. Saint Thomas, ibid.,

    I,

    14, art.

    6, ad

    Resp. :

    Propria

    enim natura uniuscujusque con-

    sistil

    secundum

    quod

    per

    aliquem

    modum (¿tetnom perfeclionem participât. Tous ces textes

    de saint Augustin et de saint

    Thomas

    sont cités par Malebranche

    dans la

    Préface

    à la

    3e

    édition

    (1696)

    des Entretiens sur

    la Métaphysique.

    6.

    Malebranche,

    Entretien d un

    philosophe

    chrétien et

    d un

    philosophe chinois,

    p. 48, 56,

    éd.

    Le Moine.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien

    7/14

    70

    REVUE DES

    ÉTUDES

    ANCIENNES

    la possibilité infinie

    des

    créatures corporelles (tout comme les

    Idées

    sont en

    Dieu

    les

    raisons

    éternelles, les causes exemplaires, des

    choses créées), il est sans

    inconvénient pour la souveraineté divine

    de

    déclarer

    avec

    Platon

    les

    Idées

    et

    la

    matière antérieures

    à

    la

    Création 1.

    On

    ne rend

    donc

    pas

    justice à Platon quand, par scrupule

    d'historicité ou

    pour

    accuser la distance du platonisme au

    christianisme,

    on s attache à

    une interprétation

    littérale

    contraire

    à

    ses

    vœux

    et

    qui, de parti pris, l isole de la pensée moderne. Cette

    tendance,

    cependant, s affirme ouvertement dans une récente étude de

    M. Aram M.

    Frenkian*

    de

    Bucarest,

    pour qui

    l idéalisme

    caractéristique de la

    pensée européenne moderne

    ne tirerait

    pas son origine

    de la

    philosophie

    proprement

    hellénique,

    mais

    s y

    serait introduit

    à

    l époque

    alexandrine sous

    des

    influences orientales.

    Le savant

    auteur montre, en

    effet, que dans la

    théologie

    des

    prêtres de

    Memphis, telle qu elle s exprime à la

    fin du

    vine siècle avant notre

    ère

    dans l inscription

    du

    roi

    Shabaka, on trouve

    une

    conception de la

    création

    ex nihilo. Ptah,

    le

    dieu de Memphis,

    identifié

    à Atoum,

    père

    de tous les Dieux,

    a créé

    toutes

    choses par la réflexion

    de son

    cœur

    et

    le commandement de sa

    langue8.

    En contraste

    avec

    cette

    conception,

    que

    l auteur appelle magique, de la

    création,

    la pensée

    grecque,

    de

    tendance

    positiviste,

    ne

    se

    représente

    l origine

    des

    choses qu à

    l exemple

    de la génération animale, de la croissance

    végétale ou de la fabrication artificielle. Platon

    lui-même

    ne ferait

    pas

    exception

    à cette

    règle :

    son Démiurge

    est un artisan à qui il

    faut

    une matière et un modèle4. Notre auteur ne

    s arrête

    donc pas,

    dans le récit

    du

    Tintée, à ces calculs

    du

    Démiurge, qui révèlent

    l activité de l Intelligence dans l élaboration de l Univers ; d une

    manière générale, il regarde l idéalisme

    platonicien comme

    un

    idéalisme

    « objectif », à qui

    il

    a

    manqué

    de

    saisir

    l activité

    spirituelle

    et

    d y

    reconnaître

    la

    source

    de

    l être.

    Platon

    dénie

    la

    réalité

    aux

    objets

    sensibles,

    mais

    c est pour l accorder, à titre primordial,

    non

    à l esprit, mais aux Idées, qui sont encore

    pour

    lui

    des

    objets

    transcendants,

    et non

    des productions de

    la

    pensée, des νοήματα.

    1. Timée, 52 d : tfv τε

    χαΐ

    χώραν καΐ γένεσιν είναι, τρία τριχί), κα\

    πρίν

    ούρανον

    γενέσθαι.

    2.

    L Orient

    et

    les

    origines

    de l idéalisme

    subjectif

    dans

    la pensée

    européenne, t. I : La

    doctrine théologique de

    Memphis

    (L inscription du roi Shabaka), Paris, 1946.

    3.

    Ibid.,

    p.

    66

    sq.

    4. Ibid., p.

    105 sq.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien

    8/14

    PLATON

    ET

    L IDÉALISME CHRÉTIEN

    71

    Son

    idéalisme n est

    qu

    « un

    réalisme des

    idées,

    dénomination qu il

    portait au moyen âge 1 ».

    Où trouver, dans ces conditions, l origine de cet idéalisme que

    l auteur appelle

    «

    subjectif »,

    et

    qui

    voit

    dans

    l esprit

    la

    réalité

    primitive? — Chez les philosophes alexandrins,

    répond l auteur

    ; Ce

    sont

    eux

    qui

    ont découvert

    l esprit,

    c est-à-dire une forme

    nouvelle

    de

    réalité,

    radicalement

    distincte

    de la

    matière

    ;

    et ils

    ont été

    conduits à cette découverte par l attention

    portée

    aux propriétés

    étranges de la

    lumière et

    de

    la

    parole,

    qui, défiant

    toutes

    les lois des

    choses

    matérielles, se

    répandent

    sans appauvrir

    leur source, mais

    au contraire

    en

    l enrichissant ; ainsi

    en

    va-t-il de l activité

    spirituelle. Or, ces considérations sur la

    lumière et

    sur la parole,

    si

    déconcertantes

    pour

    un

    esprit

    positif,

    viendraient

    d un vieux

    fond

    de

    pensée

    orientale,

    et

    particulièrement égyptienne

    a.

    De telles

    indications

    sont pour l histoire des idées d un, intérêt

    incontestable ; mais, quel

    que

    soit

    le

    rôle

    des

    images de

    la

    parole

    et

    de

    la lumière

    chez les auteurs

    néo-platoniciens et chrétiens8,

    elles

    seraient

    dénuées de

    signification philosophique, elles

    ne

    nous

    révéleraient pas ce qu est l esprit

    en

    son essence, si elles

    ne

    recouvraient

    une réflexion

    tout

    intérieure, dont

    la spéculation orientale

    ne

    paraît pas

    avoir détenu le secret.

    Il

    est trop sommaire

    de réduire

    l idéalisme

    platonicien

    à

    un

    réalisme

    des

    Idées

    ;

    contre

    cette

    interprétation,

    fixée

    par Aristote, le Parménide et le Sophiste

    anticipa-

    tivement protestent ;

    et l on

    sait

    que

    maints auteurs, à la suite de

    Lutoslawski4, prétendent au

    contraire

    trouver dans les

    derniers

    dialogues cet idéalisme «

    subjectif

    », qui

    subordonne

    les Idées

    à

    l Ame, considérée comme la

    première

    réalité. La vérité est que

    l opposition de

    l idéalisme dit «

    objectif

    » et

    de l idéalisme prétendu

    «

    subjectif

    »

    est philosophiquement controuvée ; s il est

    une

    thèse

    solidement

    établie

    dans le Phédon, c est

    que

    l objectivité

    de

    la

    connaissance

    correspond

    à

    l affranchissement

    de

    l activité

    spirituelle ;

    c est en

    se

    dépouillant

    de

    la subjectivité des

    impressions

    sensibles

    que

    le sujet pensant saisit les objets dans

    leur

    vérité ; c est

    seulement

    l esprit pur qui contemple la réalité absolue5. C est donc

    par la réflexion sur

    les

    conditions de la vérité

    du

    savoir, et

    non

    par

    1.

    L Orient

    et

    les origines

    de

    l idéalisme subjectif dans

    la pensée

    européenne...,

    p. 132-133.

    2.

    Ibid.,

    p. 140-149.

    3. Cf.

    les textes

    cités

    en notes, ibid.,

    p. 140-144.

    4.

    The origin and growth

    of

    Plato s Logic, 1897 ; cf. Brochará, op. cit., p. 151 sq.

    5 . Phédon, 66 d :

    aùrîj

    τί)

    ψυχΐ] θεατέον

    αυτά τα πράγματα. Cf. 83 ab.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien

    9/14

    72

    REVUE

    DES ÉTUDES ANCIENNES

    la méditation des propriétés de la

    lumière

    ou de la parole proférée,

    que

    le

    philosophe

    prend

    conscience de

    l activité

    spirituelle, s assure

    de la

    distinction

    de

    l esprit et

    de la

    matière.

    Si

    l âme

    se réduisait

    à

    une

    harmonie,

    c est-à-dire

    à

    une

    résultante

    des

    influences

    corporelles,

    il

    n y aurait aucune objectivité de la connaissance ; aussi

    vrai qu il y

    a une vérité

    indépendante

    des impressions sensibles,

    aussi vrai qu il est des

    objets

    éternels

    de pensée,

    des Idées, autant

    il est

    vrai que

    le

    sujet pensant

    est un

    principe

    spirituel, que l âme

    est

    distincte

    du corps,

    ou,

    pour

    s exprimer dans le

    langage

    allégorique

    de la Réminiscence, qu elle y

    préexiste. L affirmation

    des

    Idées

    et

    celle de la préexistence, c est-à-dire de

    la

    spiritualité de

    l âme, sont deux affirmations solidaires1. Il n a donc manqué à

    Platon

    ni

    la

    conscience

    claire

    de

    l activité

    spirituelle,

    ni

    en

    conséquence l intuition de la primauté de l esprit, de la souveraineté

    universelle

    de l Intelligence absolue,

    dont

    il a donné

    tant

    d expressions remarquables8, et qui,

    loin de

    compromettre la

    transcendance des

    Idées, la

    fonde

    au contraire et révèle le sens

    de

    la

    participation. Les Idées

    ne

    sont pas seulement pour notre

    esprit

    des

    instruments

    de

    détermination intellectuelle, les conditions

    d une

    représentation objective ; elles ont une

    valeur

    ontologique

    r

    elles

    sont des

    «

    exemplaires »,

    elles

    définissent les conditions de

    l 'Organisation,

    que

    se

    propose

    toute

    activité

    finaliste

    et

    que

    l Esprit

    souverain

    réalise nécessairement dans l Univers3.

    S il faut ainsi reconnaître dans le platonisme l origine de la

    philosophie de

    l esprit,

    on

    ne saurait souscrire

    sans

    réserves

    aux

    conclusions d une remarquable thèse de l Université de

    Louvain, sur

    L Évolution de

    la doctrine

    du «pneuma

    »

    du Stoïcisme à saint

    Augustin*. L auteur, M.

    G.

    Verbeke, se demande

    comment le

    terme de

    pneuma, que les Latins ont

    traduit

    par spiritus, et qui désigne chez

    Zenon, le fondateur du Stoïcisme,

    un

    fluide

    matériel,

    qui est la

    substance

    de

    l âme,

    en

    est

    venu

    à

    signifier

    chez

    saint

    Augustin

    ce

    que

    nous

    entendons par l esprit.

    Sa réponse est

    que

    cette

    «

    spirit ua-

    lisation

    »

    du pneuma

    s est effectuée

    principalement sous

    l influence

    des croyances judéo-chrétiennes, où ce terme est appliqué «

    à

    la

    1. Phédon, 92

    a-e cf.

    76 d-77

    a,

    85

    e-86

    d.

    2. Cf. notamment Sophiste,

    248 e-249

    a; Philèbe, 30 b-d.

    3.

    Cf. notre

    ouvrage

    déjà

    cité, La

    Construction de

    l Idéalisme platonicien. Conclusion,

    §§

    365-366.

    4.

    Paris-Louvain,

    1945.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien

    10/14

    PLATON

    ET L IDÉALISME

    CHRÉTIEN

    73

    divinité transcendante

    et

    à

    l âme

    immortelle

    »

    ; le platonisme

    n aurait contribué

    à

    cette évolution qu

    « en ordre

    secondaire, pour

    autant

    qu il

    a aidé à dégager et à préciser le spiritualisme

    latent

    de

    la

    pneumatologie

    judéo-chrétienne1 ».

    Plus nuancée

    que celle

    de

    M. Frenkian,

    et

    plus

    solidement

    étayée, cette

    thèse

    cependant s y

    apparente

    et appelle des

    observations

    analogues :

    pas

    plus que

    celle

    de

    la lumière

    ou

    de

    la

    parole,

    la représentation du

    pneuma

    ne

    saurait par

    elle-même

    procurer la

    conscience

    de l activité spirituelle.

    Aussi bien M.

    Verbeke invoque-t-il

    le rôle de la

    philosophie

    platonicienne. Mais ce rôle peut il être

    appelé

    secondaire?

    L auteur

    établit, par une

    enquête méthodique

    et

    qui

    vise

    à être exhaustive,

    qu en dehors

    de

    la

    tradition judéo-chrétienne

    le terme de

    pneuma

    n est

    pris

    nulle

    part

    dans

    une

    acception

    immatérialiste,

    ni

    chez

    les philosophes, ni chez les

    savants,

    ni

    chez

    les mystiques*.

    Les

    néo-platoniciens eux-mêmes,

    tout en

    se

    faisant une

    conception

    immatérialiste de

    l esprit, n appliquent le terme

    en

    question qu à

    une réalité intermédiaire entre les êtres

    immatériels et

    le monde

    matériel.

    Au contraire, la

    signification immatérialiste

    du

    pneuma

    était apparue

    chez Philon

    d Alexandrie, qui, autant

    que du

    platonisme, est nourri

    de

    la Bible ; elle ne se

    retrouve

    ensuite

    que

    chez

    les écrivains

    chrétiens. La

    preuve paraît donc

    faite qu en dehors

    de

    la

    tradition

    judéo-chrétienne,

    il

    n est

    point

    de

    pneuma

    immatériel ; mais,

    à l intérieur

    de

    cette

    tradition elle-même, la spiritualisa-

    tion

    du pneuma

    arrive-t-elle à

    s accomplir

    en

    l absence de

    l influence

    platonicienne? Il ne

    le

    semble

    pas, puisqu il est

    des auteurs

    chrétiens,

    comme Tertullien et Lactance, qui n ont su s affranchir

    du matérialisme stoïcien, tout

    en

    affirmant la transcendance divine

    et

    même l immortalité de

    l âme

    humaine.

    La spirit

    ualisat ion

    du

    pneuma

    ne

    s effectue donc qu à la rencontre des croyances judéo-

    chrétiennes avec la

    réflexion

    platonicienne. Mais comment

    apprécier

    le rôle

    respectif

    de

    ces

    deux

    facteurs

    dans

    la

    formation de notre

    concept philosophique

    de

    l esprit?

    A

    vrai

    dire,

    nous croyons avoir montré que ce concept était saisi

    avec une parfaite netteté dans le platonisme ; le

    christianisme, en

    attachant au

    terme

    de pneuma une signification immatérialiste,

    n aurait

    donc apporté

    aucune

    conception philosophique nouvelle,

    1. G. Verbeke, op. laud., p. 543.

    2.

    Nous

    réunissons sous ce nom des

    auteurs comme Plutarque,

    lee

    gnostiques,

    les

    écrivains hermétiques, les

    magiciens

    et les alchimistes. Les savants en question sont

    principalement

    des

    médecins.

  • 8/16/2019 Joseph Moreau - Platon Et l'Idéalisme Chrétien

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    74

    REVUE

    DES ÉTUDES ANCIENNES

    introduit aucune innovation dans l ordre

    intellectuel

    ;

    il

    aurait

    seulement

    déterminé un

    changement

    radical

    dans l acception

    d un

    mot, opéré

    une révolution

    sémantique. Reste à se

    demander,

    il est

    vrai,

    pourquoi

    cette

    révolution ne

    s est

    pas

    produite en

    dehors

    de la

    tradition

    judéo-chrétienne, pourquoi notamment dans le

    moyen stoïcisme, où

    la doctrine du pneuma

    est

    mise

    en

    contact

    avec la distinction

    platonicienne du

    νους et de l âme mortelle, la

    notion

    du pneuma n en reçoit pas

    une

    orientation

    spiritualiste

    1.

    Pour être délivrée

    de

    ses

    attaches matérialistes,

    il ne suffisait

    donc

    pas

    à cette notion qu elle fût confrontée avec les vestiges de

    l'idéalisme

    platonicien

    ; il fallait qu elle fût rénovée intérieurement,

    qu une acception nouvelle

    en

    fût imposée

    par le

    renouvellement

    des

    conceptions religieuses

    et

    morales

    auxquelles la

    représentation

    physique du pneuma servait de

    support.

    Ce que

    les Stoïciens se

    représentaient

    matériellement dans

    le

    pneuma, c est la

    Raison

    universelle qui, à la

    manière d un fluide

    subtil,

    pénètre la matière et

    l organise, de même que

    l âme,

    souffle vital

    emprunté

    au pneuma

    universel, est

    répandue

    dans le corps ; doctrine

    immanentiste

    et

    naturaliste, qui divinise les tendances de

    l âme

    humaine,

    pour

    autant

    du

    moins qu elles

    demeurent

    dans l ordre. Au contraire,

    l Esprit

    de

    Dieu, selon

    l Écriture,

    ne

    se

    mêle pas ordinairement

    aux

    choses

    créées

    ;

    c est

    un

    principe

    transcendant,

    auquel

    nous nous

    unissons par

    l adoration

    en esprit et en vérité

    ;

    et l esprit, en

    chacun de nous, est en lutte avec les désirs

    de

    la chair 2. Ce dualisme

    ontologique

    et

    psychologique est

    en

    contraste absolu avec le

    monisme

    stoïcien, bien

    qu il s exprime dans

    la

    même terminologie. La

    foi

    nouvelle, n étant

    point

    tournée

    vers la spéculation, étant avant

    tout

    un principe de vie religieuse et morale, pouvait s accommoder

    provisoirement

    de

    la

    représentation matérielle

    du

    pneuma9 ; mais,

    quand

    elle

    voulut s exprimer intellectuellement,

    elle

    s aperçut

    assez

    vite

    que

    la

    transcendance

    divine et le

    conflit

    moral entre la chair

    et l esprit

    s expliquaient

    mal

    dans

    l hypothèse

    moniste

    des

    dégradations

    du pneuma

    ; elle devait être conduite,

    pour

    fonder

    son

    attitude religieuse et

    traduire l expérience morale, à rechercher une

    antithèse métaphysique radicale, à accueillir

    celle

    qu avait

    élaborée

    le platonisme, interprétant en termes

    rationnels

    les thèmes

    orphico

    -pythagoriciens.

    La migration des

    âmes,

    le corps regardé

    1. Cf.

    op. laud., p.

    173-174.

    2.

    Ci. ibid., p. 390, 399.

    3.

    Ci.

    Md., p. 409,

    509.

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    REVUE DES

    ÉTUDES ANCIENNES

    sibles1.

    En

    réduisant ainsi la matière au non-être, Platon se

    trouve

    avoir éliminé le principal obstacle à la doctrine de la création : plus

    de

    réalité coéternelle

    à Dieu ou qui, même produite

    par

    lui,

    ferait

    échec

    à son

    infinité.

    Mais

    un

    problème demeure,

    que

    Platon

    n a

    pas soulevé,

    ce qui l expose au reproche de

    M,

    Sciacca, d avoir fait

    du non-être

    une entité

    ontologique

    a. La matière étant réduite au

    non-être,

    à

    la possibilité

    infinie

    des phénomènes, la

    dialectique

    platonicienne explique

    selon

    quelles exigences de

    finalité, selon

    quelles nécessités

    divines, elle

    s organise ; mais

    elle

    ne rend point

    compte de

    cette possibilité

    même d un univers distinct de Dieu. La

    matière, principe de la

    dispersion,

    de l extension

    et

    de la

    succession,

    ne contient

    certes

    aucune

    réalité

    positive, rien qui limite de

    l extérieur

    la

    puissance absolue

    de

    Dieu

    ;

    mais

    cette

    essence toute

    négative

    est

    néanmoins assumée dans

    l ontologie

    platonicienne

    comme une modalité

    irréductible,

    impossible à

    déduire

    ; elle a

    rang

    de principe. Plotin seulement

    lui

    retirera ce rang et imputera son

    origine

    à une

    chute8 ;

    ce sera le

    propre de la

    pensée chrétienne

    de

    saisir

    que, même réduite

    à

    une essence toute négative,

    à

    la

    possibilité du

    devenir, la matière est radicalement

    dépendante de

    la

    volonté divine. C est d un libre décret de Dieu que

    dépend

    l existence

    de la

    créature

    ; mais la possibilité même des

    créatures ne

    se conçoit

    que relativement à ce décret. Les nécessités

    de tout

    ordre qui

    s imposent

    à

    l action

    organisatrice,

    à

    commencer

    par

    l impossibilité

    pour Punivers créé

    de

    réaliser la perfection absolue,

    nécessités

    que

    l on regarde comme

    de

    l essence de la matière, ne se

    conçoivent que

    sous

    la supposition, chez l être absolu,

    d une

    volonté de créer,

    c est-à-dire d appeler à l être

    des

    créatures

    en leur

    octroyant,

    par

    un libre décret,

    de participer

    imparfaitement, dans une mesure

    limitée, aux perfections de

    l être

    infini. C est

    de

    l initiative divine

    que

    résulte

    au

    sein

    de l être

    cette diversité faite

    de négation

    réciproque en quoi consiste

    essentiellement là matière,

    et

    qui

    sert

    de

    base aux

    rapports nécessaires

    qu aperçoit

    l entendement*.

    C est

    1. Cette vue, développée par

    Leibniz (Théodicée, I,

    20), est

    indiquée notamment dans

    l allocution

    du Démiurge aux dieux créés (Timée, 41 6c).

    2. Cf. op.

    laud.,

    p. 296 :

    « l assoluto Non-essere, a cui Piatone

    è costretto ad

    attribuire una

    certa entità » ; p.

    298

    : «

    una

    volta

    ontologizzato

    il

    Non-essere... »

    3. Cf. notamment

    Ennéades,

    VI, m, 7.

    4.

    Cette

    conception de

    la

    création de

    la

    matière,

    dans

    une perspective idéaliste, se dégage

    de

    la métaphysique

    de

    Malebranche et

    de

    Leibniz cf.

    notre

    Introduction

    à la

    orrespondance

    de Malebranche

    avec

    Dortous de Mairan, Paris,

    1947,

    p. 89 sq.

    L origine

    de cette

    conception

    dans l augustinisme réclamerait une étude spéciale.

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