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UNIVERSIT JEAN MOULIN LYON 3 FACULT DES LETTRES ET CIVILISATIONS
THSE DE DOCTORAT ES LETTRESSPECIALIT HISTOIRE DE LA PENSE ARABE ET
MUSULMANE
dition, traduction en franais et commentaire de
Kanz al-asrr wa lawqih al-afkr
LE TRSOR DES SECRETS ET DES IDES FCONDESDu
Qd Azmr al-Shahr bi
AL-SANHJ (m. en 795/1392)
Par
Belkacem DAOUADI
Sous la direction de Madame le Professeur Genevive GOBILLOT
Dcembre 2006
JURY
Mme. Genevive GOBILLOT, Professeur darabe lUniversit Lyon 3.
Mme. Marie-Thrse URVOY, habilite diriger des recherches,professeur de civilisation et littrature arabes lUniversit Catholique de Toulouse.
M. Allaoua AMARA, Professeur darabe lUniversit de Constantine.
M. Mahmoud MLIANE, matre de confrences darabe lUniversit Lyon 3.
M. Dominique URVOY, Professeur dhistoire de la pense arabo-musulmane lUniversit de Toulouse le Mirail.
Remerciement
ma petite famille,
Jadresse mes sincres remerciements mon professeur et directrice de thse Madame Genevive Gobillot pour sa disponibilit, son soutien bienveillant, ses prcieux conseils, son amabilit, sa gnrosit de professeur et son aide pour la ralisation de cette longue tude.
Mes remerciements vont aux membres de jury : Madame et Monsieur Urvory, Monsieur Amara, Monsieur Meliane qui ont bien accept dy participer.
Je tiens a remercier tout particulirement mes amis qui mont bien aid et encourag ds le dbut et jusqu la fin.
Quils en soient tous fortement remercier
1
TABLES DES MATIRES
Systhme de transcription phontique ............................................................ 3
Abrviations des sources et dition des rfrences ......................................... 4
INTRODUCTION ............................................................................................. 7
a. Aperu historique (le Maghreb lpoque Mrinide) ........................................................ 16
b. Portrait de Sanhj daprs les sources anciennes ............................................................... 27
c. Al-Madna ou Azemmour ................................................................................................... 38
d. Les sources du Kanz............................................................................................................ 44
e. Etablissement du texte et descriptif des manuscrits consults ............................................ 65
B. tablissement du texte en langue arabe .................................................... 78
C. Traduction.................................................................................................... 79
D. Commentaire............................................................................................ 1087
Premier chapitre : Kanz al-asrr en question................................................................... 1087
a. Sujet du livre ................................................................................................................... 1087
b. Etude du sommaire.......................................................................................................... 1095
Deuxime chapitre : Sources et cible (autour de la langue) ............................................. 1098
a. La langue du Kanz ........................................................................................................... 1098
b. La digression ................................................................................................................... 1111
c. Les avis personnels (jai dit :) ......................................................................................... 1116
d. Le travail de la traduction ............................................................................................... 1119
2
Troisime chapitre : De la raret la profusion................................................................ 1125
a. Le merveilleux et ltrange ............................................................................................. 1125
b. Sanhj : compilateur ou encyclopdiste ? ...................................................................... 1130
Quatrime chapitre : la dynamique de la comparaison .................................................... 1138
a. Essai comparatif autour du traitement d'un concept fondamental :
la fonction du qd selon Ibn Khaldn et Sanhj ................................................... 1140
b. Propension soufie ............................................................................................................ 1143
Conclusion ..................................................................................................... 1159
Bibliographie................................................................................................. 1163
Index des versets coraniques classs par ordre numrique ................................................ 1185 Index des hadiths ................................................................................................................ 1208
Index des noms propres cits dans le manuscrit................................................................. 1241
Index des noms saints historiques ...................................................................................... 1309
Index des termes techniques............................................................................................... 1313
3
Systme de transcription phontique (Translittration de lArabe)
a
b
t
th
j
h
kh
d
dh
r
z
s
sh
s
d
t
z
gh
f
q
k
l
m
n
h
w
y
Voyelles longues :
4
Abrviations des sources et dition des rfrenc
Alm : Qms tarjum al-alm li ashhari al-rijl wa al-nis mina al-
arab wa al-mustaribn wa al-mustashriqn, Al-Zirkal
Ibar : Al-Ibar f khabar man ghabar, Al-Dhahab
Kashshf : Tafsr al-kashshf, Al-Zamakhshar
Al-Risla : Al-Risla al-Qushayriya film al-tasawwuf, Al-Qushayr
Asm al-Tbin : Dhikr asm al-tbin wa man badahumm miman
sahhat riwyatahu inda al-thiqt Bukhr wa Muslim, Al-Draqutn
Bidya : Al-Bidya wa al-nihya, Ibn Kathr
D. H : Dictionnaire historique de lIslam, Dominique et Janine Sourdel
Dbj : Kifyat al-muhtj li marifat man laysa f al-dbj, Al-Tunbukt
E. I : Encyclopdie de lIslam.
E. F. M : Encyclopdie de la femme en Islam, Ab Shuqqa
Hilya : Hilyat al-awliy wa tabaqt al-asfiy, Al-Asfahn
Ihy: Ihy ulm al-dn, Al-Ghazl
Kanz : Kanz al-asrr wa lawqih al-afkar, Al-Sanhj
5
LAbrg : LAbrg des merveilles, Carra De Vaux
La profondeur des choses : Le livre de La profondeur des choses,
Genevive Gobillot
Lubb : Al-Lubb f tahdhb al-ansb, Ibn al-Athr
Marqaba : Trkh qudt al-Andalus, al-musamm, Kitb al-marqaba al-
uly f man yastahiqq al-qad wa al-futy, Al-Nubh
Mashhr : Kitb mashhr al-ams, Al-Bust
Milal : Al-Fasl f al-milal wa al-ahw wa al-nihal, Ibn Hazm
Murj al-dhahab : Murj al-dhahab wa madin al-jawhar, Al-Masd
Nufda : Nufdat al-jirb f ullat al-ightirb, Ibn al-Khatb
Safwa : Sifat al-Safwa, Ibn al-Jawz
Shadhart : Shadhart al-dhahab f akhbr man dhahab, Ibn al-Imd
Tabaqt al-sfiyya : Tabaqt al-sfiyya wa yalh dhikr al-niswa al-
mutaabbidt al-sfiyyt, Al-Sulam
Tabaqt : Al-Tabaqt al-kubr, Ibn Sad
Tadhkira : Tadhkirat al-huffz, Al-Dhahab
6
Tafsr al-Thalab : Al-Kashf wa al-bayn f tafsr al-Qurn, al-marf bi
Tafsr al-Thalab, Al-Thalab
Tahdhb : Taqrb al-tahdhb, Ibn Hajar
Usd al-ghba : Usd al-ghba f marifat al-Sahba, Ibn al-Athr
Wifayt : Wifayt al-ayn wa anb abn al-zamn, Ibn Khalliqn
7
Introduction
Que demble la chose soit dite, le texte prsent ici comporte de relles
difficults non pas insurmontables ni rdhibitoires mais srieuses. La plus
importante est sa longueur excessive, profusion qui risque de dconcentrer le lecteur et
de porter atteinte la crdibilit de son contenu. Une deuxime, et pas des moindres, est
sa prsentation, dans les manuscrits, en un bloc compact dont les parties sont
agglutines les unes aux autres. Il est crit dune traite du dbut jusqu la fin.
Lquilibre est ainsi malais tablir entre la volont dordonner annonce par un
sommaire, certes profus mais clair dans sa vise, et les digressions, liberts usurpes de
la plume. Le troisime est que le texte oppose par lui-mme un cueil en installant le
lecteur sur un terrain vague, sorte de lacis inextricable o les informations sont
indfiniment mles les unes aux autres et se rejoignent par dtranges connexions. Par
ce fait, louvrage pourrait mettre quelques uns de ses lecteurs dans une situation
dinconfort : le trouble que connaissent certaines personnes, habitues tout tirer des
dductions par la force de la raison, devant des ralits de cet ordre.
En effet, le Kanz al-asrr wa lawqih al-afkr est constitu de constants retours
en arrire, dinterruptions, de projections partir, entre autres, de la grammaire et de
ltymologie. Il suit une piste, mais il nest jamais sr de lavoir puise. Il la laisse un
moment, puis y revient dassaut en la reprenant (au grand dam du lecteur et du
traducteur) du dbut pour, finalement, ny insrer quun dtail, nos yeux, tnu, aux
siens de premire importance. Cest cette impression de champ en labour qui domine,
du fait que les notions sont perptuellement mlanges. Il nexiste pas de cloisons
tanches entre les diffrents points ; tout au contraire y domine comme une extension ou
un dbordement et le lecteur doit frayer son chemin travers un texte surcharg de
rminiscences. Ainsi, lauteur souvent nous gare. Peut-on discourir aisment, tout
ensemble, de la puissance des anges, des anneaux de mercure et la de gomancie ? Cest
que Sanhj ne se prive pas de faire concider rudement les rcits au point que parfois
les passages se tlescopent. A son avantage, on doit nanmoins reconnatre que cest l
sa respiration propre, son rythme personnel et quen cela il rivalise avec la vie.
8
En tout tat de cause, luvre est malaise saisir, car la difficult nest pas l
o on la rencontre dhabitude, dans linterprtation littrale du texte. Le problme est
ailleurs et rside la plupart du temps dans la lecture anagogique ou spirituelle de chaque
passage. Seul un fil conducteur clair permettrait de choisir entre les multiples sens que
le lecteur est tent de donner ces juxtapositions de phrases sans fin, ces squences
que lon ne sait plus ponctuer, ces jaillissements de scnes dont lunit chappe
souvent. Chaque passage trouve des prolongements et des ramifications tant prvisibles
quinattendus dans dautres. On ne sait finalement pas si ce sont les dtails qui clairent
lensemble ou lensemble qui claire les dtails ; toujours est-il quil savre presque
impossible de couper net dans ces continuelles intrications. La volont de reprise de
lauteur nest pas dun grand secours dans la mesure o, la plupart du temps, elle ne fait
que prolonger son tour lclatement.
Pourtant il rside dans le livre comme une prsence invisible mais tenace : celle
des tres et des choses envelopps dun perptuel mystre. Du mystre il a au plus haut
point la curiosit et la foi. Un univers trange se dploie et semble aller de soi avec une
dconcertante crance. Lauteur aborde le mystre en tous les points o celui-ci soffre
linvestigation, il remonte jusquen ses retraites les plus recules. Il en discute,
sereinement, avec des arguments dautorit et, avec une allgresse certaine, il embrasse
lhistoire dans sa totalit globale et non morcele. Lessence premire prside tout.
Pour oser une comparaison, Bossuet, par exemple, na-t-il pas fait de mme dans son
Discours sur lHistoire Universelle, enseignement destin au Dauphin, qui souvre sur :
Adam ou la Cration. Premier ge du monde ; et sachve par : Conclusion de tout le
discours prcdent, o lon montre quil faut tout rapporter une providence ? On
retrouve dailleurs, travers les dveloppements historiques, les mmes grands
prsupposs dogmatiques et moraux des religions, savoir : sentiment profond de la
transcendance divine ; fidlit aux traditions ; conformation la jurisprudence en
vigueur. Cela vient sans doute du fait que le Kanz al-asrr relve, comme on va le voir,
par plusieurs traits caractristiques, dun genre universel qui nest autre que le genre
encyclopdique, dont le souci principal tait, lpoque, doffrir une connaissance
indite et totalisante du monde prenant sa source dans lunivers divin et visant toujours
y ramener, quelle que soit la mthode de classement adopte.
9
Cette vision des choses prsente lavantage dassurer lexistence dun foyer
central dans lequel tout se rflchit, et en fonction duquel tout doit sorganiser. Cest un
indniable point dappui qui stoppe nanmoins, par ailleurs, toute libert, du moins en
apparence. Lauteur ne parle que rarement en son nom propre. Il se rclame presque
toujours de ses matres, do cette gne que ressent le lecteur dtre face un par cur
sans failles. Les occurrences des prises de paroles (jai dit) sont pourtant nombreuses,
mais loin dinfrer une implication solide de lauteur, elles tmoignent de sa stricte
obdience. Il emprunte beaucoup sans occulter ses cranciers. Voil pour les assurances
prcautionneuses. Toutefois, le lire attentivement, un aspect nouveau de la langue
apparat : il nblouit pas par un vocabulaire recherch ou rare, mais il tablit des
rapprochements inaccoutums qui font que soudain un mot, dont on croyait connatre le
sens, sclaire diffremment - laissant voir une acception inattendue. Il met ainsi au
monde une matire nouvelle ( partir dun matriau ancien et connu) et dploie travers
elle un univers lgendaire.
Nous nuserons pas du terme injustice pour rparer loubli qui entoure le nom de
son auteur. Sanhj semble avoir pti de lourds voisinages : Ibn Khaldn, Ibn al-Khatb,
al-Shtib et bien dautres. Cest certainement un homme de bibliothque, un Montaigne
qui aurait cependant manqu le doute. Il cite infailliblement et jamais, dans nos
vrifications, nous navons pu, de faon consquente, le prendre en dfaut. Il parle
approbativement et presque avec rvrence de ses matres. Mais une fois reconnue cette
incorporation et retrouves les connexions, plutt que de sy rduire et dy tre ramen,
louvrage apparat dans une singulire originalit. Ce nest pas du Rz, ni du Thalab,
ni du Makk et encore moins du Ibn Khaldn, cest du Sanhj, une manire part et
spcifique de sexprimer. Cette manire personnelle correspond, comme on le verra,
essentiellement une certaine tendance des mystiques manier les traditions rares pour
dcrire les secrets de la cration, associe laptitude mettre en vidence ce quelles
ont de plus trange et de plus mystrieux.
Le manuscrit a t paradoxalement assez largement recopi et jouissait dune
certaine renomme en son temps. En effet, le Kanz est un crit la charnire de deux
mondes, sauf que lauteur ne semble pas le pressentir : le monde musulman en dclin et
la Renaissance europenne de plus en plus dominante.
10
Nous tenons souligner, quau dpart, nous navions notre disposition quun
manuscrit du XIVe sicle difficilement lisible et dont on ne connaissait que peu de
choses, sinon rien. Cest partir de cette mince donne de base quil a fallu entamer le
travail dont voici les grandes tapes suivies :
La premire grande tape du travail a consist tablir le texte en langue arabe
partir de plusieurs manuscrits, dont le plus ancien datait du Xe sicle de lHgire,
parpills dans plusieurs grandes bibliothques : Le Caire, Paris, Rabat, Egypte, Alger ;
quinze au total. Nous ne savons pas sil est sant de dire, ici, que cest la premire fois
dans notre cursus universitaire que nous procdions ce genre de travail et que nous ny
tions pas, vrai dire, prpars et trs loin dimaginer au dbut lampleur de la tche et
sa difficult. Il nous a fallu vite nous rendre compte que la matrise de la langue arabe,
condition certes sine qua non, tait trs insuffisante, elle seule, dans ce genre dtude.
Cest la premire grande leon apprise. Il nous a fallu, peu peu, apprendre glaner
larsenal technique ncessaire pour user avec ces vieux textes comme on squipe pour
une expdition. Nous apprenions au fur et mesure de lavance du travail en
dcouvrant, au fil du temps, quelques grandes recherches sur lpigraphie et la
codicologie qui nous aidaient et nous servaient de supports techniques. Mais le vrai
matre restait incontestablement Sanhj et son Kanz. Cest cette confrontation directe
avec le texte qui a t le vrai enseignant. Cest tout le chemin sparant la prparation de
lquipement, indispensable au voyage, de lexpdition elle-mme.
Une fois tabli, le texte en langue arabe, est apparu le problme de sa traduction
en langue franaise. En quel franais traduire ce texte du XIVe marqu par son poque ?
Nous tenons encore dire quil sagit de notre premire traduction dimportance. Une
faon lavance de reconnatre toutes les faiblesses de notre travail sans toutefois les
excuser. Notre professeur encadreur insistait sur le ct fidlit au texte et sur le fait
quil ne sagissait pas de raliser une prouesse, mais de mener correctement un travail
de recherche, et ce, jusqu rendre lencombrante eulogie, par ailleurs si fluide en
langue arabe. Fidlit, oui ! Mais quest-ce dire exactement en la matire ? Nous
savions, intuitivement et malgr nos relles lacunes, quune traduction en franais
devait dabord tre un crit franais. Cest entre ces cueils quon naviguait. De plus, le
texte nest pas ponctu, il est tout dune traite et les phrases ne sont jointes que par la
11
conjonction wa. Il nous a fallu mettre des balises sur ce chemin scabreux en vitant
quelles ne semblent tre des bquilles.
La troisime tape du travail a consist identifier tous les versets coraniques;
puis les hadith(s) en les recherchant dans les recensions signales par lauteur avant
dessayer de retrouver dautres occurrences dans dautres corpus ; ensuite tablir un
index onomastique des noms de personnages en dgageant une courte notice
biographique de leur vie partir, dans la mesure du possible, des sources. Lauteur a
cit plus de 350 personnages quil a fallu distinguer souvent : compagnons du prophte,
pigones, suivants et contemporains de lauteur. Souvent ce dernier ne donnait le nom
quen partie, ainsi plusieurs personnages pouvaient porter le mme nom quil fallait
dpartager, pour tablir la filiation exacte, en partant du nom dun matre, dun
condisciple ou dun disciple, dune citation dun ouvrage, etc. On navait le plus
souvent que des indices, et cest ce maigre matriel qui nous servait dans notre
investigation. Nous avons ensuite ajout un rpertoire des termes techniques du Kanz.
En plus de toutes les notes qui ont maill la traduction et qui taient des
remarques instantanes sur le texte, la quatrime grande tape du travail fut consacre
la rdaction dune introduction gnrale au texte o on sest efforc de dgager les
diffrents contextes historique, politique, social et conomique de lpoque et de voir
dans quelle mesure ils pouvaient influer sur le sujet de louvrage.
Lintroduction se subdivise en cinq parties : la premire est un aperu historique
du Maghreb lpoque des Mrinides (lauteur appartient la fin de cette dynastie).
Cest une poque charnire qui voit le dclin de lOccident musulman au profit dune
renaissance europenne de plus en plus dominante. On a dgag quelques aspects
politiques de cette poque turbulente dans lhistoire du Maghreb occidental, et sa
possible influence sur lauteur, qui a vu passer rien moins quune dizaine de souverains.
La seconde tente de dresser un portrait de Sanhj nom, filiation, naissance et
dcs, crits, matres, condisciples, disciples, fonction, etc. Nous sommes pSartis de ce
document, inestimable nos yeux, quest sa rencontre avec Ibn al-Khatb (1313-1374)
et le portrait incisif quen dresse ce dernier dans la Nufda (approximativement en
1361). Puis celui plus bref dun disciple potentiel, Ibn al-Ahmar (1326-1406), ensuite
12
ceux plus tardifs, sous forme de notices biographiques, de al-Maqqar (1577-1632) et de
Bb al-Tunbukt, (1566-1627). Etrangement le portrait dress par ibn al-Khatb est
ignor des auteurs plus tardifs.
La troisime partie essaie de trancher lpineuse question de la localit exacte o
Sanhj exera la fonction de qd : Azemmour ou al-Madna. Tous les portraits tardifs
faits de lui affirment sans quivoque quil fut qd de Azemour au point que, la chose
allant de soi pour nous, on le nommait indistinctement Sanhj ou Zammr et ce
jusqu la lecture de la Nufda de Ibn al-Khatb o il affirmait quil tait qd de al-
Madna remettant, du coup, en cause nos assertions. Tout le chapitre tente dlucider
cette nigme ;
La quatrime consiste dgager des notices sur les auteurs et les ouvrages
auxquels renvoie explicitement Sanhj, ceux quil cite dans le sommaire, quil dit avoir
consults et dont il sest servi pour crire son ouvrage. Autre nigme rsoudre :
comment interprter cette annonce quand on sait que lauteur a utilis dautres sources
dans son ouvrage, mais quil na pas pris la peine de les mentionner ds le sommaire ?
Oubli ou prcaution ? Il est aussi des segments flottants dans le texte dont on ne connat
pas lorigine exacte, qui rappellent certaines rminiscences livresques, mais qui nous
laissent dans lincertitude. Nous nous sommes nanmoins efforcs de proposer une
explication chaque fois quelle nous semblait plausible.
La cinquime et dernire partie se donne pour objet la description des diffrents
manuscrits. Nous avons essay den donner des descriptifs aussi exacts que possibles.
Cest un relev systmatique de tous les points touchant lcriture : le papier, les
encres, la reliure, les incipits, les clausules, les diffrentes formules, les autorisations,
lacte de proprit, les noms des scribes. Nous navons malheureusement utilis aucun
appareil pour dater, analyser ou donner la composition chimique dun produit. Nous
nous sommes nanmoins aids de quelques traits sur lpigraphie et la codicologie qui
nous ont le plus souvent fournis lapport en termes techniques utiliss et un renvoi sur
dautres travaux. Voil pour le premier grand volet du commentaire, et, comme on le
constate, il est assez extrieur, tout en demeurant indispensable la comprhension du
texte qui le suit, en versions arabe et franaise.
13
Ensuite vient la dernire grande tape : celle du commentaire du texte et qui est
consacre quelques traits spcifiques de louvrage lui-mme. Ce nest plus lentour
historique du texte qui requiert lattention, ici, mais le corpus dans le dploiement de
son contenu. En plus de ceux qui ont t abords, plusieurs points auraient pu figurer
dans ce volet comme la gographie, lastrologie, la magie ou encore la nette volont
propdeutique du texte. Nous ne pouvions malheureusement pas tout traiter au vu de la
taille de louvrage et sans doute aussi, dans certains domaines la comptence requise
nous manquait. Notre commentaire se divise en quatre chapitres :
Le premier chapitre Kanz al-asrr en questions dont le premier point, intitul
sujet du livre, insiste sur la saisie difficile de ce genre de texte. En quoi il rduit nos
approches et do vient la gne que nous prouvons sa lecture. Est-elle due la
diffrence dpoque, au sujet lui-mme, au matriau utilis, lcriture ou linsoluble
mode rfrentiel ? Tant dinterrogations que pose avec insistance le Kanz. Nous
sommes conscients que nous posons plus de questions que nous nen rsolvons, mais
nous ne pouvons agir autrement devant un texte dune telle profusion. Peut-tre est-ce
nos savoirs qui deviennent de plus en plus triqus ! Nous voulons dire spcialiss.
Le deuxime point porte sur ltude du sommaire. Ce dernier fait, lui seul, dans le
manuscrit prs dune dizaine de pages. Il se ramifie loisir et touche des domaines
trs varis. Mais plutt que de nous faciliter la tche, il la complique, car la prcision
nexclut nullement les enjambements. Ainsi des points quon croit avoir vus
rapparaissent plus loin, revisits autrement. Les frontires donnes sont trs flottantes
et leurs domaines mordent les uns sur les autres. Cest ce rapport de prcision pointue
du sommaire et en mme temps douverture tous azimuts du texte que nous avons
essay de comprendre.
Le deuxime chapitre source et cible (autour de la langue). Nous dsignons par
source la langue arabe de dpart et par cible la langue franaise darrive dans laquelle
le texte est rendu avec les constants va-et-vient entre les deux et cette attention
particulire que requiert chacune delles. Il se divise en quatre points : le premier est
une interrogation portant sur la langue du Kanz, le travail se donne pour tche de
dgager quelques caractristiques linguistiques du texte : langue, lexiques, grammaire,
style de Sanhj. Nous sommes partis de la distinction entre al-balgha (rhtorique) et
14
al-fasha (loquence) du point de vue de ltymologie pour se demander ensuite de
laquelle il se rapproche le plus. La premire remarque concrte est que la langue du
Kanz est dune facture trs classique et trs discipline. Lauteur a, incontestablement,
un penchant pour la grammaire et cest partir delle quil ose des approches
personnelles, voire indites. Elle constitue presque un contraste avec son univers
descriptif.
Le deuxime point est ltude de la digression. Lune des premires remarques
que lon pourrait faire sur le texte est sa tendance digresser, lauteur ne cesse de sauter
dun sujet un autre quitte perturber le droulement du texte. Mais trangement ces
digressions ne sont pas des hors sujet mais des ouvertures multiples. Jamais, cependant,
lauteur noublie de faire retour au point de dpart mais, entre temps, le lecteur a
totalement perdu le fil.
Le troisime point est consacr la question des points de vue. Le texte du Kanz
est ponctu par ces jai dit o lauteur, peut-on croire, intervient directement. A
remarquer que les jai dit sont graphiquement souligns dans plusieurs manuscrits en
appuys, ou bien par lusage dune encre dune autre couleur que celle du texte. Une
sorte de discours dans le rcit, cest le fonctionnement de cette intervention qui est
analys dans lconomie globale du texte. On verra que les jai dit sont et ne sont pas,
paradoxalement, la fois une prise de parole.
Le quatrime point traite de la traduction comme exercice. Il faut distinguer ce
point de la traduction proprement dite qui consiste dans le passage du texte en arabe en
un texte en franais. Ici, cest plutt une rflexion sur cette activit mme, le comment
de ce transvasement si le terme est adquat. Il importe peu que le traducteur soit de la
mme famille spirituelle, mme si la chose peut aider, que lcrivain quil traduit. Ce
nest point l la question. Cest lopration traduisante, pour reprendre une expression
de Georges Mounin, qui est ici interroge.
Le troisime chapitre se penche sur la problmatique de deux notions,
apparemment, antinomiques celles de raret et de la profusion : la premire touche la
nature et au contenu mmes des rcits, la seconde au large appareil explicatif mobilis.
Il se divise en deux points : le premier consiste clairer deux catgories : le
15
merveilleux et ltrange. Comment les distinguer ? Comment ils interviennent dans le
texte. Le merveilleux beaucoup plus li aux les cet au-del des mers ; ltrange propre
au mystre. Ici encore, le dbat nest pas tranch.
Le deuxime tente de trouver une catgorie dmarche rassurante par
excellence ce genre douvrages : relve-t-il de la compilation si dcrie de nos jours
ou de lencyclopdie ? Quest-ce qui diffrencie lune de lautre ? La frontire, entre
elles, est-elle si nette ? Et surtout tait-elle si nette en cette fin de Moyen ge ?
Le quatrime chapitre tourne autour de la dynamique de la comparaison qui
intervient comme procd circonscrit de rsolution de certaines questions
contemporaines lauteur et comme principe de figuration plus large li un avant et
un aprs ; un crit se dfinit, par rapport dautres, et comporte toujours des reprises
antrieures, un terrain commun et des affinits projectives. Il est en deux points : le
premier est un essai comparatif autour du traitement dun concept fondamental : la
fonction de qd selon Ibn Khaldn et Sanhj, les deux tant de la mme poque et
ayant occup cette charge. La comparaison aurait pu porter sur un tout autre point, mais
comme on navait pas voqu cette fonction dans le portrait de lauteur, nous lui
consacrons cette sous partie. Ces parents entre auteurs, de la mme poque ayant
occups les mmes fonctions, peuvent considrablement aider et montrer que le
rapprochement dans lespace et le temps nest pas forcment synonyme de
ressemblance, il peut en tre tout le contraire.
Le deuxime point porte sur la tendance mystique qui traverse et nourrit tout le
texte. Une spiritualit lenvironne du dbut la fin, elle sexprime plus fortement aux
endroits du texte o il est question de songes avec son cortge dannonces
prmonitoires. Cest un point qui singulirement, intervient au chapitre de la mort. Ce
sont les rves qui renseignent sur lau-del. Nous avons procd en ce point un
rapprochement avec Hakm Tirmidh, qui, paradoxalement, fait aussi intervenir ce
monde oraculaire partir dune exprience de contact avec la mort et sous forme
dillumination du rel par les rves (sublimation et transfiguration).
La conclusion nest quune hypothse qui ne prtend nullement simposer, du
moins de manire dfinitive et paracheve. Il faudrait pour cela pousser la recherche
16
plus profondment. Elle reste incomplte et intuitive : le baroque, n entre lItalie et le
Portugal (XVIe et XVIIe sicles), et dont lorigine est trs controverse, jusquen son
tymologie flottante ou incertaine, aurait-il ses prmices dans ce genre de texte ? Mme
si lhypothse savre difficile dmontrer point par point dans limmdiat, ses
ingrdients sy rencontrent abondamment mme : monde hors du commun, profusion et
excs en tout, vertiges du nombre et des distances, inlassables reprises, saturation du
dcor, monde trange et merveilleux, en bref, tout ce que ne peut accueillir quun dsert
ou un vide. Il nous semble difficile de concevoir en effet que le plein naisse du plein
Ce nest quune hypothse cependant ! Comment dfinir clairement la part du baroque,
sempressera-t-on de nous rtorquer, par rapport la tendance soufie et
rciproquement ? Nous ne pouvons proposer ici que le dbut dune rflexion. a. Aperu historique : Le Maghreb lpoque des Mrinides.
Il nous faut en premier lieu poser les divers lments qui vont nous aider
mieux comprendre lenvironnement historique dans lequel vcut Sanhj, afin de
dgager les caractristiques de louvrage avec, en arrire-plan, son milieu dorigine.
Lauteur appartient la priode de la fin de la dynastie des Mrinides, dont il est
indispensable, pour en marquer la physionomie, de rappeler certaines caractristiques.
Nous sommes une poque trouble o les diffrentes rgions du pays se dfient et se
dchirent, chaque chef de tribu voulant tre le souverain. Au milieu de ce chaos,
trangement, notre auteur crivait patiemment sur des sujets plongeant dans un tout
autre monde. Ainsi, le lire, on ne sent aucunement et l est notre grande dception
les affres de ce dchanement et les infortunes dun vent contraire. Et pourtant il a
beaucoup lu, voyag et mme occup un poste de qd !
Lapparition des Mrinides, selon les chroniqueurs arabes, date de la fin du VIe /
XIIe dbut du VIIe / XIIIe sicles1 ds la participation de leurs troupes la bataille
1Anonyme al-Dhakhra al-Sanyiya f trkh al-dawla al-Marniyya (vers les 1310), texte publi par Mohammed Ben Cheneb, Alger, 1921) - Ab Fris al-Malzz (m. 1297) Nazm al-sulk (1284). - Ibn Idhr (n en 581/ 1185), al-Bayn (1312). - Ibn Ab Zar (m.726/1324), Rawd al-qirts (Synthse gnrale de lhistoire mdivale de la rgion) - Al al-Jazn, (1365) Kitb zahrat al-s qui traite de la fondation de la ville de Fs - Ibn Farhn (m.799/1396), al-Dbj - Ibn Marzq (1312-1379), al-Musnad (Monographie du souverain Mrinide Ab al-Hasan) - Ibn Khaldn, (m.8O8/1405), Kitb alIbar
17
dAlarcos2 (591/1195) en Espagne aux cts des Almohades. Cest le moment qui vit la
disparition prmature, sans laisser dhritier direct, du souverain Almohade al-
Mustansir. Avec cette disparition apparurent les premires grandes dissensions et les
larges revirements faits de complots et desprit de faction. Plus tard, la dbcle militaire
de Las Navas de Tolosa3 compromettra sensiblement le fonctionnement de lappareil
gouvernemental. Depuis, les Mrinides oprrent une lente et sre pntration dans les
zones dinfluence qui chappaient au fur et mesure la poigne des Almohades, en
perte de vitesse et dont lempire se disloquait, et sur les territoires desquels ils
stablirent4. Runis sous lgide de Abd al-Haqq, chef des Ban Marn, qui, depuis,
devint le patron ponyme de la famille dynastique, ils conquirent Mekns en 642/1244,
Fs en 646/1248, Sidjilmasa en 653/1255 et finalement Marrakech, la capitale, en
668/1269.
Si fulgurante que parat tre lascension de cette dynastie, elle neut rien
dirrsistible. Profitant simplement de la dsorganisation de ltat almohade et de sa
faiblesse, elle sinstalla sur les territoires quil dominait jusqu lors. Elle affirma ainsi
sa prpondrance, en se substituant lancien pouvoir, dans les villes conquises, par
lorganisation fiscale et la leve des impts. Ses dirigeants occuprent toutes les places
laisses vacantes par leurs devanciers quils contriburent, dailleurs, faire vincer,
mais quils ngalrent jamais. Ainsi apparaissent et prissent les dynasties les unes la
suite des autres, comme nous lexplique Ibn Khaldn, le chantre de cette poque et son
historien attitr, dans sa clbre Muqaddima, au chapitre consacr la naissance et au
dclin des dynasties :
Pendant que la dynastie rgnante prend le chemin du vieillissement et de la
dcrpitude, de nouvelles dynasties se forment et surgissent de deux manires. Dabord,
cest lorsque les gouverneurs de provinces loignes russissent y supplanter
lautorit dclinante de la dynastie rgnante. Chacun deux fonde alors une nouvelle
- Ibn al-Ahmar, (1326-1406) Rawdat al-nisrn - Ibn Fadl al-Ummar, (1301-1349), Maslik al-absr fi mamlik al amsr 2 Alarcos (bataille d), 18 juillet 1195, engagement victorieux des troupes almohades pour arrter la reconqute de chrtienne de lAndalus. 3 Las Navas de Tolasa (bataille de), 17 juillet 1212, dfaite de larme almohade sous les coups dune importante coalition chrtienne. 4 La Dhakhra souligne nettement cette lente progression des tribus znatiennes et leur installation la place des anciens matres al-Mohades.
18
dynastie pour son peuple et, pour sa famille, un royaume hrditaire : ses enfants ou ses
clients en hritent aprs lui. Progressivement, des principauts florissantes se crent,
dont les chefs se disputent ardemment le pouvoir absolu. Le plus fort lemporte sur ses
rivaux et les dpouilles. () Deuxime procd : de lextrieur, quelque rebelle, du sein
des nations et des tribus voisines, prend les armes contre la dynastie rgnante. Tantt il
est le missionnaire de quelque cause particulire : dans ce cas, il tente dy rallier le
peuple. Tantt il est trs puissant et trs soutenu par son clan. Il est dj trs influent au
milieu des siens et il aspire, avec leur aide, devenir roi. Ses partisans sont pleins de
confiance, parce quils se sentent plus forts que la dynastie vieillissante. Le rebelle a
donc toutes les chances de lemporter. Cest ce qui se produit : il attaque sans cesse son
prdcesseur et finit par le battre et prendre le pouvoir sa place. On la bien vu avec
les Mrinides qui remplacrent les Almohades. 5
La nouvelle dynastie peut tre un moment dynamique, mais vire souvent au
clanisme, au clientlisme et au npotisme. Tout mrite serait li au sang,
lappartenance tribale et la solidarit par le nerf . Selon lexgse traditionnelle,
cest cette asabiyya6 que le Coran dsigne par lexpression hamiyyat al-jhiliyya7 et
que le prophte rprouvait et instamment recommandait de quitter : abandonnez-la,
elle est putride ! rptait-il aux deux grandes tribus de Mdine, al-Aws et al-Khazraj,
qui, lors dune discorde insignifiante en appelaient nouveau aux armes, chacun
rassemblant les siens. Il aurait dit : Allez-vous agir comme lpoque de lIgnorance,
alors que je suis maintenant avec vous et que Dieu vous a guids dans lIslam, quIl
vous a honors avec lIslam, quIl vous a permis par lui de rompre avec les habitudes
5 Ibn Khaldn, Discours sur lhistoire universelle, traduit par Vincent Monteil, d. Actes Su Sindbad, 1997, pp. 462-463. 6 Quon traduit Abusivement par esprit de clan ou solidarit de groupe alors que ce qui lui manque justement cest aussi bien lesprit discernant que la neutralit (solidus) quitable. Cest plutt une sorte de plexus agnatique fbrile et ractionnel, rgi par une coagulation dintrts fongibles troits et immdiats, plus proche de lthologie animale telle qutudie par un Konrad Lorenz que de la sociabilit. Il est connu que la asabiyya neut pas la faveur d Ibn Khaldn et quil en usa comme dun concept oprateur et explicatif. Ctait une avance majeure dans ltude des socits, mais on sait aussi que lIslam a, son avnement pour le moins, voulu dpasser ce comportement grgaire et conventionnel, certes rassurant mais combien strilisant. La tribalit (asabiyya) est tout le contraire de luniversalit (nasa), (dans nasa, nous avons uns / intimit et insn / homme), pour reprendre un terme de Ab Hayyn al-Tawhd. Et cest tout litinraire qui va de lalinant, cest--dire le dclin vers lagrment : la civilisation. 7 La fureur de lignorance Traduction D. Masson ; virulence du paganisme , Berque ; fanatisme barbare , Pesle & Tidjani, (Coran, LXVIII. 26)
19
paennes, quIl vous a ainsi sauvs de lincroyance et quIl a uni vos curs. 8 On peut
noter au passage que cet incident remet en mmoire la mise en garde coranique, cite
avant, contre ce sentiment dappartenance troit et que le prophte ne saccorde aucun
mrite personnel dans cette concorde9, tout revient Dieu et Lui seul : Tu nas nulle
part lOrdre (divin) 10 ; Il a uni leurs curs par une affection rciproque. Si tu avais
dpens tout ce que la terre contient, tu naurais pas uni leurs curs par une affection
rciproque, mais Dieu a suscit entre eux cette affection.11
Lhistoire de la dynastie mrinide se divise en deux phases : la premire se
caractrise par une expansion lente, mais sre, sur toutes les places perdues par leurs
devanciers et par une certaine stabilit et une bonne vigueur, voulant asseoir les assises
dun gouvernement juste et prospre. Cette dynamique, impulse au dpart, va jusqu
les rendre matres, certes pour une dure phmre, de tout le Maghreb avec,
respectivement, les capitulations de Tlemcen (737/1337) et de Tunis (748/1347). La
premire phase connut une grande prosprit qui sest traduite dans diffrents domaines
de la vie. La deuxime phase, instable et turbulente, allant de (760/1358 870/1465),
voit un branlement des structures politiques, une rgression des territoires, lapparition
des rivalits internes trs marques entre les gouverneurs, dincessantes rvolutions de
palais et lmergence du surgeon Wattaside du flanc mme des Mrinides. La flotte,
incapable de rsister aux assauts adverses, battait en retraite et essuyait de plus en plus
de dfaites devant sa rivale aragonaise. Cest beaucoup plus cette deuxime priode qui
nous intresse ici parce quelle correspond au moment o vcut notre auteur, bien que
rien, dans son ouvrage, ny fasse explicitement allusion. Certes, plusieurs vnements
concourent faire pricliter la dynastie et, lis les uns aux autres, conduisent sa chute.
Les conflits priphriques gagnent de plus en plus le centre, moins que ce ne soit, par
une force centrifuge, le contraire qui se produisit. La ralit est que cette dynastie fut
mine par la passion irrpressible du pouvoir qui la pourrit de lintrieur, comme nous
lexplique M. Kably. 8 Martin Lings, Le prophte Muhammad, sa vie daprs les sources les plus anciennes, dition. Du Seuil, traduit de langlais par Jean-Louis Michon, 1986, pp. 209-218 voir pour plus dinformation Srat Ibn Hishm, t, 2, pp. 146-147. 9 Il a uni leurs curs par une affection rciproque. Si tu avais dpens tout ce que la terre contient, tu naurais pas uni leurs curs par cette affection rciproque ; mais Dieu a suscit entre eux cette affection rciproque. Il est puissant et juste. (Coran, VIII. 63) 10 Coran, (III. 128), Blachre. Berque donne la traduction suivante : sans que tu prennes aucune part au dcret. 11 Coran (VIII. 63).
20
Rien de plus inoprant, semble-t-il, pour examiner cette tape chronologique connue
par le menu, que de sarrter outre mesure aux incidents. Prsents en surnombre mais
de teneur assez mince, ces incidents se voudraient avant tout expression de la lutte
contre lEtat, de la revanche des oligarques, de la tradition de partage revenue la
charge, transpose plus que jamais au niveau du pouvoir et des prrogatives
sultanines. Lorsquon les aborde sparment, ces conflits ne sarticulent quautour
dune seule norme, celle de la passion tyrannique du pouvoir, soutenue par lintrigue,
supporte par un machiavlisme sans scrupules. 12
La premire phase de lhistoire mrinide fut celle dune grande activit
architecturale, des monuments importants traduisent la richesse matrielle de cette
poque : dification de nouvelles agglomrations comme Fs al-Jadda ou al-Mansra,
construction dcoles, de routes et daqueducs. Les archives tmoignent de nombreuses
dotations en faveur dinstitutions publiques. Le commerce avec le pays chrtien est
florissant. Mais la seconde tourne son contraire. Ce nest plus une succession ouverte,
mais une noria tribale en folie. Des conflits rgionaux, exacerbs par des rivalits au
sein des fratries, vont marquer, de leur blason, cette phase de lhistoire et mobiliser
toutes les nergies. Chacun a envie de goter livresse folle du pouvoir.
Un vnement historique nous intresse particulirement : celui de laccession
de Ab Inn au pouvoir, car lors de la rencontre de Sanhj avec Ibn al-Khatb13 al-
Madna14, ce dernier signala sa disparition en faisant suivre lvocation de son nom par
la mention : que Dieu lui accorde sa misricorde15 ! Et nous savons que Ibn al-Khatb
fut exil au Maroc entre 760/1359 et 762/1361 Aprs ltablissement donc de Ab Inn
en 750/1349 sur le trne, son frre Ab Salm fut exil en Espagne. Ce dernier
sadonnait, pendant son bannissement Grenade, lasctisme et fit montre dun
certain renoncement, dun attrait pour les tendances mystiques et sinitia au soufisme.
Ab Salm, la disparition de Ab Inn, revint au pays et, aid par des factions
dissidentes du pouvoir, monta sur le trne, les enfants du prdcesseur tant en bas ge. 12 Mohamed Kably, Socit, pouvoir et religion au Maroc la fin du Moyen ge. Maisonneuve & Larose, 1986, p. 1999. 13 Voir infra : portrait de Sanhj. 14 Voir aussi infra : al-Madna ou Azemmour ? 15 Nufda, p. 74.
21
Mais ctait sans compter les autres branches toujours vivaces et intresses ! Son rgne
ne dura que de 760/1359 762/1361. Payant de sa vie sa faiblesse, il fut brutalement
renvers et sa chute acclra la dliquescence de la dynastie. Lhostilit tait dsormais
dclare, chaque branche rclamait le pouvoir pour elle-mme :
Du point de vue de lhistoire mrinide en gnral, cet pisode, () est aussi dune
grande importance, puisquil marque un tournant dans le destin de lempire. Le
bouleversement des structures et du systme politique mrinide, provoqu par le
renversement de Ab Salm, fut dcisif et dfinitif. Ce fut le premier coup,
particulirement dsastreux, port la dynastie par les vizirs, et cela allait se rpter
par la suite. Le meurtre du sultan, mais surtout la nomination de sultans faibles et trop
jeunes comme successeurs, allaient affaiblir le prestige et limportance relle de
linstitution du sultanat. De plus, une scission apparat bientt dans la famille royale
avec lapparition des prtendants mrinides dans le Sud, ce qui constitue le transfert du
pouvoir rel aux vizirs. 16
Cette crise de succession est analyse avec force dtails dans le Kitb al-ibar de
Ibn Khaldn. La dynastie essaye de se maintenir. Mais ce ne sont quagitations vaines et
ultimes soubresauts dune fin rgne, mme selle va encore durer quelques dcennies.
Une cascade de roitelets, habiles manier lintrigue et les traquenards, bataille pour le
pouvoir. Cest un dfil de petits souverains soucieux de prserver quelques
prrogatives personnelles et que lhistoire balayera, telle une lie, dun revers de main.
Tout est vid de son sens. La domination change en ralit de main, phnomne que
rsume clairement lun des titres de lhistorien Pierre Guichard : La pousse europenne
et les musulmans dOccident.17
Lexpansion chrtienne devient de plus en plus forte et son ascension de plus en
plus vidente. LOccident acquiert une hgmonie incontestable sur les voies maritimes.
Le Maghreb accuse les coups et entre dans sa longue dcadence :
16 Maya Shatzmiller, LHistoriographie Mrinide, Ibn Khaldn et ses contemporains, d. Leiden E ; J. Brill, 1982, p. 79. 17 Etats, socits et cultures du monde musulman mdival (X XV s.), sous la direction de Jean-Claude Garcin, P.U.F., 1995. Pierre Guichard, La pousse europenne et les Musulmans doccident, pp. 311-313.
22
Parmi les effets de la menace chrtienne, on compte gnralement, en labsence de
raction efficace de la part des pouvoirs tatiques, le renforcement des structures
centrifuges et clates dordre social (tribalisme) et socio-religieux (chrifisme,
dveloppement des tarkas soufies, multiplication des zwiyas maraboutiques). ()
Pour Brunschving, poursuit lauteur, il est lun des premiers donner au soufisme de
Berbrie son aspect maraboutique, marqu par laspect supra-normal du cheikh et le
got du merveilleux18. Du point de vue socio-politique, ainsi que le remarque Brett, le
marabout (murbit19) est un saint homme dont la fonction nest pas tant de changer la
socit, mais de bnir et de confirmer un mode de vie existant20. () Il est naturel que
lexaltation de la saintet de personnages considrs comme des amis de Dieu (awliy
Allh) et dots dune baraka21 particulire fasse une place de choix aux chrifs
reconnus comme dascendance muhammadienne et dtenteurs par excellence de la
baraka que leur confre leur proximit avec le prophte. 22
Est-ce pour autant une priode strile ? Non. La vie intellectuelle connatra,
trangement, une production importante. Ce nest pas la premire ni la dernire fois
dans lhistoire. On peut en donner de multiples exemples, ne serait-ce que la priode
Saffaride au Khursn. De grands noms mergeront dans des domaines varis : Ibn al-
Khatb (fonctions de plume : historiographie, secrtariat et posie) Ibn al-Abdar (fiqh),
Ibn Battta (gographie), Ibn al-Bann (sciences naturelles) ; Ibn Khaldn et Ibn Idhr
(histoire). Notre auteur Sanhj est aussi de cette poque.
18 Point que nous traiterons plus loin et dont louvrage foisonne. 19 Murbit na rien dun sorcier ou dun thaumaturge au pouvoir surnaturel acquis sur la crdulit et aux dpens des gens. Etymologiquement, il veut dire : personne sur la brche. Cest le sens de ribt. Cest un tat de vigilance permanent requis en matire de religion, et non un tat augural dune personne extatique : chimrique et fallacieux. Lon veut un exemple, cest ce guetteur sur la citadelle, dans lAgamemnon dEschyle : Maintenant mme je suis en observation du signal donn par la torche, - de la lueur du feu apportant de Troie la nouvelle rvlatrice de la prise (de la ville). Telle est la volont dune femme au cur anxieux et (oblige de prendre) des rsolutions viriles. Alors que ma couche, - dont la nuit est la demeure et que sy mouille la rose -, na pas de songes pour sentinelles, la crainte au lieu du sommeil se tient ses cts pour empcher que grce lui mes paupires ne se rejoignent tranquillement. , Eschyle, Agamemnon, traduction Paul Regnaud, Paris, Librairie Fontemoing ; Lyon, A. Rey, 1901, pp.3-5 20 P. Guichard, op. Cit. pp. 311-313. 21 Mot dont le sens a t compltement dvoy. Les occurrences coraniques du vocable le montrent, chaque fois, comme une effusion divine. A aucun moment, il nest propre une personne en ou un lieu particuliers, sinon que les y prcdent la grce de Dieu. Comme en ces exemples, aprs la cration de la terre : Et il la bnie. (XLI. 10) ; ou Bni soit : Celui qui a rvl la Loi (XXV. 1). La baraka nest autre chose que la grce ! Et cette dernire est toujours accorde : une intervention secourable de la providence pour vivifier les curs et les raisons et pour le profit des justes. 22 Le vocable dsigne, initialement dans le Coran, le chemin de Dieu ou la voie exemplaire, telle trace par les prophtes : Sils se maintenaient sur la voie droite (tarqa) nous les abreuverions dune eau abondante. (LXXII. 16).
23
Nous ne connaissons de lauteur que la date de sa mort (795/1392). Il appartient
donc une poque difficile et mouvemente, domine par les intrigues de princes
ambitieux et au destin phmre. Qui souvenir de Ab Zayyn Muhammad III ou de
Ab al-Abbs Ahmad, souverains faibles, dont la tche ne fut jamais la hauteur des
prtentions ? Les historiens la qualifient de Mrinido-Wattaside en rfrence ces
dynasties cousines o le sceptre tait leffigie de la tribu. Le pouvoir tait devenu
totalement hrditaire et fond sur le clientlisme familial. Nous lisons sous la plume de
deux spcialistes du sujet : Pour obtenir une rcompense, les pangyristes
choisissaient leurs thmes en fonction des besoins ressentis par les rois, en essayant de
frapper le plus fort possible sur les points faibles. Une telle attitude leur permettait
daccder la cour et de compter parmi les membres constituant la hshiya,
lentourage du monarque. Le plus souvent ctait le souverain lui-mme qui inspirait au
chantre le genre traiter. Cette inspiration visait avant tout un but politique. () Il
sagissait le plus souvent, bien que dtenteurs dun pouvoir temporel rel, de lgitimer
en quelque sorte leur autorit spirituelle en se donnant pour ascendance une origine
noble. 23 Quand on manque cruellement son temps, on cherche une reconnaissance
ou un prestige de substitution : une affiliation de pacotille, combinant et arrangeant tout
loisir. Et les secrtaires et les potes du srail, aussi serviles que leurs matres, y allait
bon train avec leurs arbres gnalogiques, comme si lessentiel tait l. Le mrite tait
mis lencan. Chaque fois que tombait une ide, une stle slvait sa place. Un
hadith clbre dit : Celui qui salentit au devoir, son ascendance ne saurait le rendre
diligent.
Que lhomme -tout homme- ait besoin de filiation, la chose sentend et aisment
se comprend. Elle est mme vitale, mais quelle se transforme en une entreprise de
mystification et de domination : non ! Sanhj dailleurs nous convie la mme analyse.
Nul besoin de se targuer de quelque gloire usurpe ! Celle-ci sacquiert par laction
juste. Ces points sont soulevs dans le Kanz.
23 Mohamed Benchekroun, Le milieu marocain et ses aspects culturels (Etude sociologique, institutionnelle, culturelle et artistique lpoque mrinide et wattaside), p. 51.
24
Sanhj a vcu sans doute pendant le rgne des souverains dont les noms suivent.
Cette liste doit tre considre comme encore hypothtique, mais elle est tout de mme
vraisemblable si lon admet quil avait entre vingt et trente ans lorsquil rencontra Ibn
al-Khatb. Elle a t en effet tablie en nous fondant sur sa rencontre avec Ibn al-Khatb
et sur sa date de dcs, elle connue, comme points de repres24. Le calcul a t fait
rebours.
Nous reprenons cependant la chronologie, telle quarrte par les historiens :
Ab al-Hasan Al 1er (732-749) (1331-1348)
Ab Inn Fris (749-759) (1348-1359)
Muhammad II al-Sad (759) (1359)
Ab Salm Al II (759-763)25 (1359-1362)
Ab Umar Tshfn (1361) (762)
Abd al-Halm (762-763) (1361-1362)
Ab Zayyn Muhammad III (763-768) (1362-1366)
Ab Fris Abd al-Azz (768-774) (1366-1372)
Ab Zayyn Muhammad IV (774-776) (1372-1374)
Ab al-Abbs Ahmad ce souverain a rgn de (776-786) (1374-1384) destitu, puis
ramen au pouvoir (789-796) (1387-1393) ; cette date correspond la mort de Sanhj.
Msa (786-788) (1384-1386)
Ab Zayyn Muhammad V (788) (1386)
Muhammad VI (788-789)26 (1386-1387)
Notre auteur a donc vu passer plus dune dizaine de souverains. Cest dire
combien la priode tait mouvemente et dune grande fragilit politique, si lon
excepte, bien sr, les trente premires annes : celles des rgnes de Ab al-Hasan Al
1er et de Ab Inn Fris durant lesquels la longvit du pouvoir assura une certaine
stabilit au pays. La question que lon se pose est la suivante : y a-t-il des faits ou
quelque indices dans le Kanz - mme si la politique nen est pas le sujet - qui renvoient
24 Celles sont signales en gras. 25 Cest pendant son rgne quil rencontra Ibn al-Khatb. 26 Voir Encyclopdie de lIslam, t. 6, anne 1991, pp. 356-359 et M. Kably, tableau gnalogique de la dynastie mrinide, op. Cit. p. 344
25
ces turbulences ou, tout au moins, y font allusion ? Nous pensons que oui. La critique
du pouvoir, tel quil fut pratiqu surtout dans la deuxime priode de la dynastie
mrinide par tant de vizirs prtendants et usurpateurs, existe dans le texte, mais de faon
trs dtourne et disperse, mais jamais frontale. Elle est insinue dans les termes mme
de la tradition et sy infiltre. Cette dernire lui sert mme de garantie :
Et si un tel phnomne a affect, un tant soit peu, les prdcesseurs, il touche, plus
forte raison, les gens de notre poque fats et sots, qui renient les vertus soutenues par
les preuves, pour lamour du pouvoir et de la gloire en se htant de rejeter, comme
tant borns, ceux dont le comportement atteste dune science, guettant, par leurs
critiques incessante, tout trbuchement, tournant chacune de leurs bonnes actions, en
mauvaise. Certains, parmi eux, croient que lattribution des honneurs du savoir
religieux est un hritage dvolu dont on hrite des pres, non par mrite mais du fait
que le pre occupait le poste en question, alors que certains savants contemporains
attestent, tel Shihb al-Dn al-Qarf, que Dieu le prenne en sa misricorde, que cest-
l une innovation illicite. 27
Lcriture peut endosser un rle minemment contestataire sans trahir ses
procds, tre investie dune protestation relle sans rpandre ses vhmences. Elle peut
mme tre dune simplicit imperturbable, mais dautant plus redoutable quelle te tout
soupon. En effet tout un monde fabuleux et trange tisse luvre qui nous occupe, et la
met hors datteinte. Ce lgendaire-l qui, nous assure-t-on, relverait dun genre
inoffensif et ne tirerait pas consquence. Et pourtant, lire le Kanz, nous savons quil
nen est rien, et travers tous ses mondes riches en couleurs sopre une rvlation des
choses qui chappent tout argumentaire. Sanhj nest pas, pour autant, un amuseur de
foules ou un conteur de boniments, mais bel et bien un conducteur desprits, un guide
spirituel. Il ne faut jamais, sa lecture, perdre de vue quil enseignait et occupait la
fonction de qd, magistrat institu pour rendre la justice et appliquer la loi, fonction
relle et hautement reprsentative. Pour cette raison prcisment, il faut peut-tre se
mfier doublement de ce monde merveilleux, allgrement dploy, sous la plume dun
homme la charge si austre. Toutefois, il est difficile dincriminer son criture de
surcrot si limpide - de quelque htrodoxie ou dissidence. Elle est dune grande clart.
27 Kanz, p. 10.
26
Lauteur raconte sans sourciller, brandissant ses autorits et ses sources - exagrment
mises en avant - tels des boucliers, comme pour mieux se protger et sonder plus
profond. Pour comprendre son ouvrage il faut, par un curieux procd dinvestigation
dans ses sources mmes et de mditation, chercher les sens cachs et dissimuls derrire
le foisonnement des textes. De peur de sattirer des hostilits redoutables et pour se
mnager des amitis secourables, Sanhj offre des assurances de conformisme. Il
semble bien que son apport nait pas encore t dgag avec toute la clart souhaite28 :
nous voulons parler de son activit en tant que savant et fonctionnaire dvou des
souverains si versatiles au destin si phmre. Il y a tout un ct, peu prs inconnu, de
sa carrire qui mriterait les recherches des rudits.
On eut le comparer, du moins par certains aspects, Ibn al-Muqaffa, lauteur de
Kalla et Dimna, dont les fables ne traitent apparemment que danimaux sauvages,
doiseaux, de reptiles ou de personnages sots, alors quen filigrane se dessine une des
critiques les plus fortes des pouvoirs en place son poque ! Aucun pouvoir
nincriminerait un rcit qui commencerait si prudemment par : on raconte ou on prtend
(zaam) ; tout comme le : il tait une fois des Mille et une nuits apaise nombre de
mfiances. Tant douvertures sduisantes sont faites pour assoupir les gardes, car on ne
djoue efficacement les simulacres que par des gages de conformit et mme de
niaiserie. Ainsi, titre dexemple, la fable de lhomme qui voulait apprendre la
rhtorique semble ne parler que de lhomme qui voulait apprendre la rhtorique, alors
que rien nest plus faux. Cest, au-del de la franche sottise de lhomme et de laspect
risible du rcit, une critique trs fine de littralit, cette lecture au ras de la lettre.
- Tu tes tromp. Lexpression que tu as employe doit se prsenter sous une forme
diffrente.
- Comment puis-je me tromper, scria lhomme en question, puisque jai lu la feuille
jaune et que cette feuille se trouve toujours mon domicile ? 29
28 Nous nous tonnons par exemple que Ibn Qunfudh dans sa relation de voyage au Maghreb occidental, la recherche de lenseignement de lintercesseur radical (al-ghawth) le soufi Ab Madyan et de ses disciples, ne lvoqua pas alors quil sillonna la rgion durant dix-huit ans et y tudia, quil occupa la fonction de qd Doukala en 769 de lHgire (Uns al-faqr, p. 71) et sjourna Asfi et Azemmour, rencontra bon nombre de matres dont des condisciples de Sanhj. 29 Abd Allh Ibn al-Muqaffa, Le pouvoir et les intellectuels ou les aventures de Kalla et Dimna, traduction intgrale faite sur les manuscrits par Ren Khawam, d. Maisonneuve & Larose, 1985, p. 46.
27
b. Portrait de al-Sanhj daprs les sources les plus anciennes (La notice biographique qui suit est le rsultat de lenqute mene sur les sources
anciennes et devrait objectivement conclure ce point de recherche. Nous la plaons, ci-
devant, par commodit de travail afin quon lait porte de lecture.)
Sur sa vie, on a fort peu dinformations, trs peu de dtails et les bribes de
renseignements que lon peut glaner, ici ou l, son sujet sont insuffisantes, vagues et
imprcises, surtout celles concernant les dates. Cest partir de ces informations
parpilles quon nous tentons ici malgr tout de reconstituer une brve biographie. En
revanche, son livre Kanz al-asrr, objet de notre tude, semble avoir t assez connu et
mme pris par les lecteurs de lpoque, ainsi que de celles qui la suivirent
immdiatement. Il est cit par plusieurs auteurs.
Filiation : (elle comporte quelques nuances dun chroniqueur un autre ) le shaykh,
juriste et qd, le voyageur al-Hj Ab Abd Allh Muhammad Ibn Sad Ibn Uthmn
Ibn Sad al-Hann al-Barans al-Sanhj al-Zammr, connu sous le nom de
Naqshb. Il serait n entre les annes (725-730) (1325 1330) Azemmour.
Matres : il tudia auprs de Ab Hayyn et du qd Ibn Abd al-Razzq al-Jazl et
Ab al-Abbs Ibn Abd al-Rahmn al-Makns plus connu sous le nom de al-Majs et
de lrudit al-Maqqar al-Jadd (laeul), ce dernier eut aussi pour disciples dillustres
savants comme : Lisn al-Dn Ibn al-Khatb ; Ab Abd Allh Ibn Zamrak ; Ab Abd
Allh al-Qijt ; Ibn Khaldn ; Ab Ishq al-Shtib ; Ab Muhammad Abd Allh Ibn
Juzay ; al-Hafd Ibn Allq, Ibn Abbd al-Rund entre autres, etc. Tout comme il
affirme dans al-Mutamad avoir, lors de son voyage la Mecque, assist des cours
auprs des shaykhs de Misr (Le Caire) et dAlexandrie. Parmi ses matres, nous avons
aussi le fameux al-Khall al-Makk.
28
Disciples : nous ne lui connaissons comme disciple direct que Ibn al-Ahmar.
uvres :
- Mutamad al-njib f dh mubhamt Ibn al-Hjib en trois tomes 30;
- Kanz al-asrr wa lawqih al-afkr;
- al-Tuhfa al-Zarfa fi al-asrr al-sharfa.
- Un commentaire de la Risla dAb Zayd al-Qayrawn31.
De ces mystres qui firent vibrer toute une poque, ainsi parlait Tunbukt : Mon
matre - shaykh al-mliki Makka - Khall ma racont que des saints, dignes de foi et
vivant la Mecque, lui dirent quil (Sanhj) vit les braises monter au ciel.32. Sanhj
serait mort en 795/1392).
Ibn al-Khatb (713-776) (1313-1374)
Le portrait le plus ancien que nous ayons de lauteur est celui quen brosse
svrement le grenadin Lisn al-Dn Ibn al-Khatb (713-776) (1313-1374) dans sa
relation de voyage Nufdat al-jirb, compose lors de son exil au Maroc entre 759/1357
et 763/1361, contenant, outre quelques faits de lhistoire des Nasrides, des lettres et de
la posie, une histoire suivie des Mrinides. Ibn al-Khatb dit lavoir rencontr dans la
rgion de Doukala. Le portrait ne paye pas de mine et na pas fire apparence. Lironie
et le ressentiment, sans que lon en sache vraiment la raison, y dominent. A certains
endroits lhostilit, lgard de toute la contre, est violemment marque. Le moins que
lon puisse dire est quIbn al-Khatb, lexil lencre corrosive, na pas la plume tendre.
Ce passage, qui nous intresse immdiatement, retrace les linaments physiologiques et
moraux de notre auteur. Il est intressant, nous ny accordons en effet foi quen cela,
dans la mesure o il est fait sur le vif et instantanment ; et singulirement nous
renseigne autant sur Ibn al-Khatb que sur Sanhj. Il est nanmoins prcieux dans la
30 Signal dans Nayl al-ibtihj par Tunbukt, p. 457. 31 Signal dans Jadhwat al-iqtibs par Ibn al-Qd al-Makns, p. 238. 32 Nayl al-ibtihj, p. 457.
29
mesure o cest le seul portrait dont nous disposons, dans ltat actuel de nos
recherches, et dautant plus important quil est oculaire et crit sur le vif :
(
. .
. .
.
. :
.
.
.
: .
:
. *******
.
.
30
.
.)
Nous y33 fmes reus par le charg des impts, lhumble et bon shaykh, Ab
Abd Allh al-Lij34, homme digne de confiance et obligeant ; incorruptible et refusant
tout profit illicite (aff al-yad)35 ; prompt rendre service aux plus faibles et sauf de
toute concussion ou de lgret ; fidle ses engagements et de compagnie agrable ;
gnreux malgr sa gne et loin de tout orgueil malgr sa fonction. Il nous reut dans
un groupe de personnages remplissant des fonctions auxiliaires, lesquels furent suivis
par le cortge du qd et des tmoins instrumentaires36 (udl). Il sagissait du qd al-
Hjj Ab Abd Allh Muhammad Ibn Sad Ibn Uthmn Ibn Sad al-Sanhj al-
Zammr, homme trapu et lhabit court, la tte prcocement gagne par le cheveu
blanc (taraqahu al-wakht al hadtha37). Il matrise quelques morceaux de recueils
dexgse et dautres livres, tout comme il mmorise nombre de sujets. Il a la langue
disserte, mais discourt dans un style que trahit, par endroits, la syntaxe38 (al-irb) et
33 Al-Madna o fut reu Ibn al-Khatb venant dAsf. Tout semble faire croire que Sanhj en tait le qd, du moins pendant la prsence de Lisn al-Dn, alors exil dans cette rgion. La fonction pourrait avoir t entre temps largie, car tous les manuscrits, certes ultrieurs, prcisent quil tait qd dAzemmour. 34 Le commentateur du texte fait suivre ce nom de la note suivante : Lon peut supposer quil est un membre de la famille de Abd al-Rahmn al-Lij (mort en 771/1369) qui le premier introduisit labrg de jurisprudence Malikite de Ibn al-Hjib al-Misr au Maghreb. Voir Durrat al-Hijl de Ibn al-Qd . 35 La leve dun impt privatif ou personnel semblait commune sous le rgne concussionnaire des Mrinides. Cette exemption, paradoxalement, le rappelle de faon vive. (Voir Kably, Socit et pouvoir. p. 221). 36 Jurisprudence. Tmoin instrumentaire. Celui qui assiste un notaire ou quelque autre officier public dans les actes pour la validit desquels la prsence de tmoins est ncessaire. (Bescherelle, Nouveau Dictionnaire, d. Garnier). 37 Si lon prend en considration le fait que la Nufda a t crite entre 1359-1362, pendant lexil de Ibn al-Khatb au Maroc. Et que plus avant, rappelant la fondation de al-Madna par le souverain Ab Inn Fris, il fit suivre la mention de son nom par : rahimahu Allh / que Dieu lait en misricorde ! sachant que ce souverain a rgn de 1348 1359, on peut donc dduire, sans exagrment nous tromper, que al-Sanhj avait lors de sa rencontre avec Ibn al-Khatb la trentaine et serait probablement n vers les 1325/1330, Ibn al-Khatb avait lors la cinquantaine do, peut-tre, cet air condescendant. 38 A prendre dans le sens quen propose le Grevisse : La syntaxe ou ensemble des rgles qui rgissent larrangement des mots et la construction des propositions. ; Maurice Grevisse, Le Bon Usage, d. Duculot et Geuthner, 1964, p. 24. On peut dduire que la langue arabe ntait pas la langue maternelle de Sanhj ce qui serait, somme toute, naturel. Nous sommes dans une rgion berbre. Mais il y a quelque chose de dvalorisant dans ce dtail dune langue qui bifurque. Le verbe fadaha est fortement connot. Il est plus proche de dnoncer que de laisser deviner. Linformation est donc prendre avec beaucoup de circonspection sous la plume dpite et ddaigneuse de Ibn al-Khatb. Ltape suivante dans son itinraire renforce cependant cette ide de rgion o les gens ne parlent pas couramment arabe. Notons seulement
31
non la mconnaissance de la grammaire (al-nahw). Intransigeant39 lors des changes
sur des matires scientifiques, plus accort quand il conte ses voyages. A notre arrive, il
sclipsa40 et nous nentendmes plus parler de lui jusqu ce quil nous ait reconduits
le lendemain. Il essuya de ma part un camouflet de reproches. Foin du manquement des
gens de cet acabit lgard des nobles, mme pour ce qui concerne le minimum de
biensance ncessaire ! Nest-ce pas parce quils se croient plus dignes de mrite (que
leurs htes) ? En effet, lenttement obstin du savant est connu. Mais finalement, il fit
amende honorable et reconnut son tort. Je lui demandai alors la permission de faire
usage de ce quil dtenait (wa saaltuhu al-ijza fm yahmil)41 et de transcrire
quelques-uns de ses nombreux crits dont il droula moult sujets. Il promit de men
faire part ds larrive au lieu de la nuite o son messager me rejoignit avec un billet
(nazrin) consignant les noms de quelques shaykhs, pour la plupart inconnus. Il y voqua
quaucun jugement de valeur nest apport le cas-ci : Nous quittmes le lieu le lendemain abordant la plaine dlimitant les frontires de Sanhja et passmes la nuit dans un endroit connu sous le nom de Skwan chez un homme affili aux soufis et de langue barbare (ajam al-lisn /de langue non arabe). Il prit sur lui la charge du couvert malgr son gne et le moment inopin. Nous lui fumes reconnaissants et Dieu sufft sa peine ! (Nufda, p. 75). 39 Si lon se rfre au livre de Sanhj Kanz al-asrr, ce qualificatif nous parat injustifi, voire injuste. Notre auteur, sagissant de quelque question, voque, tre par instants lassant, objectivement des points de vue divergents, mme radicalement opposs et ne donne son avis quune fois les diffrents points de vue numrs. Peut-tre aussi, et de cela nous ne pouvons tmoigner, le vocable amplifi shums et non shams dit quelque chose de vif dans lchange oral - sur la seule foi de Ibn al-Khatb - impliquant fortement le corps, au contraire de lcriture - sur celle-ci nous nous permettons un avis - qui se fait souvent froid et avec une certaine distance. Cette intransigeance ne transparat nullement la lecture de louvrage, mme si lauteur demeure imperturbablement sous lombre tutlaire de son matre Fakhr al-Dn al-Rz. 40 Rien nindique la raison de cette clipse subreptice (khanasa) : lauteur tait-il intimid par Lisn al-Dn ? O ce dernier estima-t-il que laccueil qui lui avait t rserv ne ft pas digne de son rang ? Oublia-t-il, auquel cas, quil tait en disgrce pendant cette priode dexil et que son attitude hautaine tait de mauvais aloi ? Ou trivialement - nous le croyons - al-Sanhj ne lui fit pas une grande collation et ne le reut pas en grande pompe ? En avait-il les moyens ? Lui-mme, dailleurs, le dcrit comme pauvrement habill. 41 Ijza, autorisation, licence. En tant que terme technique, au sens troit, cest le fait quun garant qualifi dun texte ou dun livre entier, son uvre propre ou un ouvrage reu par lintermdiaire dune chane de transmetteurs remontant au premier transmetteur ou lauteur, accorde quelquun lautorisation de le transmettre son tour de sorte que la personne autorise puisse se prvaloir de cette transmission. Georges Vajda, Encyclopdie de lislam, p. 1046 Voir de G. Vajda, Les certificats de lecture et daudition dans les manuscrits arabes de la Bibliothque nationale de Paris, d. CNRS, 1957. Lauteur est en voyage et exil et demande une sorte de patente qui attesterait un droit. Lijza serait donc une sorte de sauf disposer dun si on nous permet lexpression - dun savoir en toute quit et en acquis de conscience. Elle reconnat aussi, implicitement, la proprit intellectuelle. Le plagiat comme pratique normale au moyen ge, avec lequel on nous si rebattus les oreilles, nest ni chose recommandable ni souhaite. Et malgr la critique ombrageuse que Ibn al-Khatb dcoche lendroit de Sanhj, il lui atteste une comptence. Ibn al-Khatb, certes, est arrangeur ! La transcription des ouvrages, quand ce nest pas pour en tirer un subside, fait partie de la formation mme du savant, comme nous lexplique F. Droche : Il arrive galement quils le fassent dans le cadre de leurs propres tudes : outre quil sagit l dune solution pour disposer des textes qui leur sont ncessaires, la copie constitue parfois aussi un lment du processus de transmission du savoir, comme le montrent loccasion les certificats de lecture ou daudition dont elle est charge. , La codicologie, p. 202.
32
jusqu la nourrice qui le recueillit (al-qbila al-lat iltaqatathu) 42et qui pressentit en
lui, ds sa naissance, les signes de ladulte responsable qui incombent les devoirs de
la loi : prosternation et leve de mains au ciel, etc. 43. Je lui rpondis par le biais de son
propre messager :
Nest-ce pas peu de chose que ce regard que je pose sur toi
Mais, de ta part, celui que tu maccordes ne lest point ?44
Ton feuillet (ruqatuka), contenant tant de matires distingues, homme vertueux, tout
comme le prsent dont se chargea le messager me sont parvenus. Ce que tu lui as confi
tmoigne en ta faveur et touche ces horizons si loigns que le soleil ne peut sy
plonger, et plus loin encore. Ses mlodies rveillrent, en moi, de douces effusions je
men sustentai comme dun mets dlicieux et dun breuvage dlicat. Par Dieu ! Ta
relation de voyage au Hijz se vt, par les charmants rcits, de beaux atours. Tu y
voques des personnes illustres et des endroits feriques. Le seul grief que lon pourrait
lui faire serait sa concision. Jaurais aim quelle ft encore plus remplie de ces dons
de cordialit et de clairvoyance. Sa concision (al-ikhtisr) amoindrit sa valeur, moins
que ce ne soit son laconisme (al-iqtisr). Il lui manque un commentaire dbrouillant les
sens obscurs de ses termes. 45
Il fit promesse lassemble du qd de recopier certains de ses pomes46, aprs avoir
rappel que sa production tait large et dune importance considrable. Cest une
promesse quon nous fit et cest une dfection qui lensuivit :
cribleurs dchances malgr laisance
Et de mesquineries sans remontrances !47
42 Accoucheuse. 43 Ibn al-Khatb se gausse allgrement et non sans mchancet. 44 Le commentateur prcise que ce vers nest pas du cru dIbn al-Khatb mais du pote Jaml Buthayna (m en 82/701). Et indniablement, Ibn al-Khatb le dtourne de son sens originel, sans en altrer le sens obvie, par une sorte dironie filigrane dont il a le secret. Le vers nest quen apparence pangyrique. 45 Ici sarrte la lettre de Ibn al-Khatb adresse Sanhj en rponse son billet. 46 On peut lire cette phrase autrement : lassemble du qd promit de recopier certains de ses pomes. La promesse serait donc faite par celle-ci et non par Sanhj lui-mme. Ce qui pourrait attnuer la svrit du portrait. 47 Cette faon duser des vers rappelle les sille (pome mordant en usage chez les Grecs). Ce sont des parodies satyriques. Dans le cas suivant, il constitue un contre blason.
33
A croire que notre sieur invoqua, au moment o il allait boire au puits de la Maison
sacre, la suspension du devoir de charit et, comme il fut rapport, on lexaua. Les
choses sarrangrent et fructifirent. La rencontre fut de courte dure, lobservance des
rgles de lhospitalit circonspecte et la visite vicie. Et lexemple du pote al-
Maarr :
Je vous rendrais visite :
Si vous vous montriez moins prodigue en votre charit
Car ce qui est limpide peut tre fui force de modicit48
Le qd fut dispens, Dieu merci, du devoir de lhospitalit et davoir sacrifier une
bte (aqila), sans recourir un subterfuge (tashwsh al-aql). Cest l une part non due.
Et chicane-t-on autres que ceux que lon affectionne ! Alors, il se saisit de sa gerbe de
pomes et dgoisa. Mais quand lappela le devoir, il ne souffla mot, tel point que se ft
entendre le crissement des ailes de lavarice, en cadence unique et double, au figur
comme au propre et que lon crt que Doukala ne se dsaltrait et ne se nourrissait que
dufs de criquets (sarw al-qudt49); et arguant, de leurs mains gourdes50 (tahjr
aydhim), dune autorisation dment (wikla) accorde par les qds.51
Le mouvement - celui de lamour de la conqute, du don gratuit, de llan gnreux -
sil avait t entach de sa ladrerie extrme et si lil sen tait saisi aurait rendu
imprenable ce qui tait porte de main. Et la fonction de qd, Dieu lui fasse gloire,
est plnire. Sil accuse quelque dfaut, la biensance reprend, en lui le dessus sans
laisser place au reste. Et, jusque dans ses gestes modiques, quil soit remerci. Je lai
plaisant, Dieu le garde, avec lenjouement de quelquun qui ne partage pas ses propos
tout en le prfrant52 de loin beaucoup dautres. Point de palabres lors des dparts :
ce jour sera suivi dun demain ; chaque chose une fin ; jespre que Dieu nous
48 A nouveau Ibn al-Khatb use de lhyperbole : Augmenter ou diminuer excessivement la vrit des choses pour quelles produisent plus dimpression. Littr, in, Bernard Dupriez, Les procds littraires, coll. 10/18, 1989, P. 237 49 Peut aussi avoir le sens dufs couvs. 50 Les mains sont comme retenues et empches. 51 Passage quon a eu beaucoup de peine traduire tant sont sibyllines les allusions de Ibn al-Khatb. 52 Ce passage pourrait tout aussi tre lu comme suit : et de loin lui prfre dautres.
34
accorde un temps pour rendre la pareille et que lhonneur de cette descente, plt
Dieu, augmente ! 53
Incontestablement, al-Sanhj lui fit mauvaise impression et semblerait mme
lavoir, si lon restait dans la mtaphore vestimentaire54, chiffonn. Cest une attitude
assez complexe, lon sait quIbn al-Khatb sattachait bienveillamment et dtestait
frocement. Dailleurs, il nen parlera plus dans sa Relation, alors quil citera
nouveau, et en des termes logieux qui ne souffrent aucune quivoque, le responsable
des impts al-lij.55 La mention est donc en cela intressante, cest dire loquente,
par son silence mme. Le grand Ibn al-Khatb dverse sa bile, puis superbement se tait.
Les auteurs tardifs (Tunbukt, Ibn al-Qd) trangement ne citent pas ce portrait
saisissant et en contraste se contentant de reprendre celui, lnitif, de Ibn al-Ahmar. Ce
qui frappe la lecture dIbn al-Khatb cest la magnificence du style, la somptuosit du
phras et la recherche du mot rare et de lexpression exubrante. Il y a comme une mise
en scne. Il sen dgage une forme de tension56 au sens thtral du terme. Ibn al-Khatb
noue et dnoue les faits sa guise et dramatise57 outrance, et combien la plume
semblerait alerte et enjoue, elle ne trahirait pas moins un malaise. Ibn al-Khatb crit,
au sens moderne du terme, il ne consigne pas.
Ibn al-Ahmar (727-808) (1326-1406)
(Isml Ibn Ysuf Ab al-Wald Ibn al-Ahmar) (727/1326-808/1406) ne fut pas
de la mme stature que Ibn Khaldn ou Ibn al-Khatb et noccupa aucune haute fonction
dans ladministration gouvernementale ou religieuse. Il se contenta de quelques postes
sans grande influence. Il subit les tribulations qui suivirent le meurtre du sultan Ab
Salm (763/1361) auquel il tait sentimentalement dvou et duquel il se trouvait
matriellement dpendant. Il fut de plus en plus cart et perdit toute faveur auprs des
sultans. Il semblerait cependant quil occupt sur le tard la fonction de qd. Ibn al- 53 Ibn al-Khatb Lisn al-Dn, Nufdat al-jirb f ullat al-ightirb, dition tablie par Ahmad Mukhtr al-Abbd rvise par Abd al-Azz al-Ahwn. Dar al-nashr al-maghribiyya (sans anne ddition), pp. 75-77. 54 Homme trapu et courtement vtu. , disait-il de lui. 55 Ibid. pp. 160-161. 56 La tension est la relation entre lhistoire raconte et le rcit racontant : le dynamisme des arrangements, la faon dont le rcit concentre les matriaux de lhistoire. Patrice Pavis, Dictionnaire du thtre. Editions Sociales, Paris 1980, p. 401. 57 La dramatisation porte uniquement sur la structure textuelle. , Ibid, p. 408.
35
Ahmar vcut la mme poque que al-Sanhj et il est dsormais reconnu comme
faisant partie des historiens des Mrinides et des Nasrides58. Ibn al-Ahmar a compos au
moins une douzaine douvrages pour la plupart conservs, entre autres :
Nathr al-jumn (776/1374) al-Nafha al-nisrniyya (789/1387) ; Mustawda Al-alma
(796/1393) ; Rawdat al-nisrn (806/1404), Fahrasa, liste de ses matres et que nous
navons malheureusement pu consulter, il y voque entre autres, et cest ce qui nous
intresse ici, al-Sanhj. Cest daprs elle que Tunbukt et Ibn al-Qd ont compos
leurs notices son sujet59.
Ibn al-Ahmar, donnant les noms de ses matres dans son ouvrage Nathr al-jumn60, le
signale (al-Sanhj) comme un de mes shaykhs qui maccorda al-ijza .
Al-Maqqar (985/1577-1039/1632)
Dans Nafh al-tb min ghusn al-Andalus al-ratb, biographie quil a consacr au
grenadin Lisn al-Dn Ibn al-Khatb, a voqu notre auteur dans un passage o il a
rappel les noms de quelques disciples de son grand-pre :
De ceux qui sinstruisirent auprs de lui, Dieu lait en sa misricorde, un nombre de
savants fameux parmi lesquels : Lisn al-Dn Ibn al-Khatb - lhomme aux deux
vizirats ; le vizir Ab Abd Allh Ibn Zamrak; le matre et savant Ab Abd Allh al-
Qjt qui excelle dans la science des lectures coraniques ; le shaykh, juriste et qd, le
voyageur al-Hjj Ab Abd Allh Muhammad Ibn Sad Ibn Uthmn Ibn Sad al-
Sanhj al-Zammr de lieu, connu sous le nom de Naqshb ; le matre Ibn Khaldn
lauteur de al-Trkh, qui, certains endroits, le nomme notre ami, en dautres notre
matre ; lexpert Ab Ishq al-Shtib ; le savant Ab Muhammad Abd Allh Ibn
Juzay ; al-Hafd Ibn Allq, et dautres quil serait trop long dvoquer. Nous
rappellerons cependant la mmoire, en guise de bndiction, le nom de lillustre
cheikh lclair mon matre Ibn Abbd al-Rund, le commentateur des sentences de Ibn
58 Voir : Maya Shatzmiller, LHistoriographie Mrinide, Ibn Khaldn et ses contemporains, Leiden E. J. Brill, 1982. 59 Voir infra. Notice de Bb Tunbukt. 60 Ibn al-Ahmar, Ab al-Wald Isml, Nathr fard al-jumn fi nazm fuhl al-zamn, d. Muhammad Ridwn al-Dya, Beyrouth, 1967, p. 85.
36
Ata Allh, mon aeul senorgueillissait, lui-mme, et tirait fiert quil ait t de ses
disciples.61
Ahmad Bb al-Tunbukt (973-1036) (1566-1627)
Voici la notice quen donne Ahmad Bb al-Tunbukt dans son dictionnaire
biographique. Linformation est squelettique et uniforme, elle reprend Ibn al-Ahmar et
najoute rien sur le personnage :
566 Muhammad Ibn Sad Ibn Uthmn Ibn Sad al-Sanhj al-Hann al-Barans
(de la localit dAzemmour / al-Zammr al-dr), plus connu sous le nom de Naqshb.
Le shaykh, le juriste, le qd, le juste, le terrien, le traditionaliste, le transmetteur,
lattentif, lenseignant, le consciencieux, lhabile Ab Abd Allh le juriste, le mufti
enseignant, le confectionneur douvrages, le qd hj voyageur ; il tudia auprs de
Ab Hayyn et du qd Ibn Abd al-Razq al-Jazl et Ab al-Abbas Ibn Abd al-
Rahmn al-Makns plus connu sous le pseudonyme de al-Majs et dtenteur de
sciences et rudit, al-Maqqar et dautres. Informations avres dans la Fahrassa62 de
Ibn al-Ahmar.
Jai dit : il a des crits dont un commentaire du capitulaire (Mufassal) de Ibn al-Hjib,
auquel il donna le titre de Mutamad al-njib f dh mubhamt Ibn al-Hjib en trois
tomes o il dit avoir assist des cours auprs des shaykhs de Misr (Le Caire) et
dAlexandrie. Il lvoque dans le chapitre, consacr au plerinage, en ces termes :
Mon matre - shaykh dobdience malikite la Mecque - Khall63 ma racont que des
saints, dignes de foi et vivant la Mecque, lui dirent quil avait vu les braises monter au
ciel .
61 Al-Maqqar, Ahmad Ibn Muhammad, Nafh al-tb min ghusn al-andalus al-ratb, dition tablie par Ihsn Abbs. Dr Sdir, Beyrouth, t 5, pp. 340-341. 62 Benchekroun Mohamed, La vie intellectuelle marocaine sous les Mrinides et Les Wattasides (XIIIe, XIVe XVe, XVIe sicles) Rabat, 1974, p. 333 (Benchekroun mentionne son tour son existence sans de plus amples renseignements.) La Fahrasa serait, notre connaissance, encore ltat de manuscrit la bibliothque de Fs. Nous navons malheureusement lors de notre sjour au Maroc pour ltude des manuscrits de notre auteur eu le temps de la consulter. Un portrait dIbn al-Ahmar nous aurait permis dattnuer celui de Ibn al-Khatb, ou du moins avouer sa source. 63 Ibn Ishq Khall lauteur de lAbrg de limam Malk (al-Mukhtasar).
37
Il est aussi lauteur de Kanz al-asrr wa lqih64 al-afkr, cest un ouvrage savoureux
(malh)65 et que jai consult. 66
Voici maintenant le portrait avec quelques nuances quen dresse le mme dans son
supplment au Nayl al-ibtihj intitul Kifayat al-Muhtjli marifat man laysa f al-dbj.
Le portrait y est plus color :
488. Muhammad Ibn Sad Ibn Uthmn Ibn Sad al-Sanhj al-Hann al-Barans,
plus connu par sous le nom de al-Zammr67 et par Naqshb.
Ctait un juriste, un qd, un juste, un traditionaliste, un enseignant consciencieux et
habile, et un auteur douvrages. Il a voyag et accompli le plerinage ; il tudia auprs
de Ab Hayyn et du qd Ibn Abd al-Razq et de Ab al-Abbs Ibn Abd al-Rahmn
al-Makns connu par al-Majs, de limam al-Maqqar et dautres. Informations
avres chez Ibn al-Ahmar.
Jai dit : (parmi ses matres, nous avons Khall al-Makk qui dit de lui, selon certaines
personnes pieuses et dignes de confiance tablies dans les parages de la Mecque, quil
a vu des braises slever au ciel. Il est aussi lauteur de Kanz al-asrr wa lawqih68 al-
abkr69 (ouvrage agrable) ; tout comme il a comment la casuistique de Ibn al-Hjib
(Fur dIbn al-Hjib) laquelle il donna le titre de Mutamad al-njib en trois livres.
Il dit lavoir lu la recommandation des shaykhs de Misr et dAlexandrie. 70
Voici maintenant le portrait sommaire quen donne Ibn al-Qd :