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Kierkegaard et l’héritage du père Yves Depelsenaire Dans la galerie des pères toxiques – « le père tonnant, le père débonnaire, le père tout- puissant, le père humilié, le père engoncé, le père dérisoire, le père au ménage, le père en vadrouille » 1 , la liste n’est pas close, il y a aussi le père prêcheur, éducateur, thérapeute, vertueux, pervers, tricheur, imposteur,… – celui de Soren Kierkegaard occupe une place de choix au titre du père pécheur. Lacan le situe, dans le fil d’une allusion au rêve freudien du père mort et qui ne le savait pas, entre le père d’Hamlet et celui de l’homme aux rats : « De quoi brûle-t-il ? – sinon […] du poids des péchés du père, que porte le fantôme dans le mythe d’Hamlet dont Freud a doublé le mythe d’Œdipe. Le père, le Nom-du-père, soutient la structure du désir avec celle de la loi – mais l’héritage du père, c’est celui que nous désigne Kierkegaard, c’est son péché » 2 . S. Kierkegaard était le septième et dernier enfant d’un père de cinquante-six ans et d’une mère de dix ans sa cadette, épousée en secondes noces après le décès d’une première compagne. Issu d’une famille très pauvre de paysans jutlandais, Michaël Kierkegaard était certes devenu un riche commerçant de Copenhague, mais ne se pardonnait pas d’avoir blasphémé Dieu du temps de sa jeunesse misérable. Sombrant dans la mélancolie, il se mit à s’imaginer lui- même, survivant à ses sept enfants en qui Dieu le frappait pour sa faute, tel une croix dressée sur le tombeau de ses espérances. Kierkegaard nous le décrit ainsi dans son Journal, récapitulant dans un registre les nombreux décès qui se succèdent dans la famille, en particulier ceux de quatre de ses frères et sœurs et de leur mère. Ces sept enfants étaient le fruit d’un mariage précipité : très peu de temps après la mort de la première épouse, Anna Sorensdatter Lund, leur jeune domestique, tombe enceinte. Divers recoupements permettent de tenir pour très probable l’hypothèse avancée par Johannes Holhenberg en sa biographie 3 , selon laquelle cette première grossesse serait la conséquence d’un viol. Kierkegaard devina-t-il ce secret ? Un passage de son Journal, rapprochant étrangement deux souvenirs, en donne un indice : Cela me fit une impression épouvantable quand j’entendis pour la première fois que les lettres d’indulgence portaient qu’elles satisfaisaient à tous les péchés etiam si matrem virginem violasset (même le viol de la mère vierge). – Je me rappelle encore l’impression ressentie il y a quelques années, quand, dans mon romantique enthousiasme pour un maître voleur, j’en vins à dire qu’il faisait un simple abus de ses forces et qu’un tel homme pouvait sans doute se convertir ; mon père alors me regarda avec gravité, et me dit : « il y a des crimes contre lesquels on ne peut lutter sans le secours constant de Dieu ». « Je descendis en hâte dans ma chambre et me regardai au miroir. Sans doute est-ce ce soupçon devenu certitude qu’il faut entendre dans ce que Kierkegaard évoque plus tard, sans autres précisions, comme le grand tremblement de terre venu lui apporter l’infaillible loi d’interprétation de tous les phénomènes rendant compte de la malédiction paternelle. Trop lourd héritage que celle-ci, dans laquelle il ne pouvait entraîner sa bien aimée Régine. 1 .Lacan J., « Du traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 578. 2 .Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1974, p. 35. 3 Holhenberg J., Soren Kierkegaard, Paris, Albin Michel, 1956, p. 65 & sq.

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Kierkegaard et l’héritage du père

Yves Depelsenaire

Dans la galerie des pères toxiques – « le père tonnant, le père débonnaire, le père tout-

puissant, le père humilié, le père engoncé, le père dérisoire, le père au ménage, le père en

vadrouille »1, la liste n’est pas close, il y a aussi le père prêcheur, éducateur, thérapeute,

vertueux, pervers, tricheur, imposteur,… – celui de Soren Kierkegaard occupe une place de

choix au titre du père pécheur.

Lacan le situe, dans le fil d’une allusion au rêve freudien du père mort et qui ne le savait pas,

entre le père d’Hamlet et celui de l’homme aux rats : « De quoi brûle-t-il ? – sinon […] du

poids des péchés du père, que porte le fantôme dans le mythe d’Hamlet dont Freud a doublé le

mythe d’Œdipe. Le père, le Nom-du-père, soutient la structure du désir avec celle de la loi –

mais l’héritage du père, c’est celui que nous désigne Kierkegaard, c’est son péché »2.

S. Kierkegaard était le septième et dernier enfant d’un père de cinquante-six ans et d’une mère

de dix ans sa cadette, épousée en secondes noces après le décès d’une première compagne.

Issu d’une famille très pauvre de paysans jutlandais, Michaël Kierkegaard était certes devenu

un riche commerçant de Copenhague, mais ne se pardonnait pas d’avoir blasphémé Dieu du

temps de sa jeunesse misérable. Sombrant dans la mélancolie, il se mit à s’imaginer lui-

même, survivant à ses sept enfants en qui Dieu le frappait pour sa faute, tel une croix dressée

sur le tombeau de ses espérances. Kierkegaard nous le décrit ainsi dans son Journal, récapitulant dans un registre les nombreux décès qui se succèdent dans la famille, en

particulier ceux de quatre de ses frères et sœurs et de leur mère.

Ces sept enfants étaient le fruit d’un mariage précipité : très peu de temps après la mort de la

première épouse, Anna Sorensdatter Lund, leur jeune domestique, tombe enceinte.

Divers recoupements permettent de tenir pour très probable l’hypothèse avancée par Johannes

Holhenberg en sa biographie3, selon laquelle cette première grossesse serait la conséquence

d’un viol. Kierkegaard devina-t-il ce secret ? Un passage de son Journal, rapprochant

étrangement deux souvenirs, en donne un indice : Cela me fit une impression épouvantable quand j’entendis pour la première fois que les lettres d’indulgence portaient qu’elles satisfaisaient à tous les péchés etiam si matrem virginem violasset (même le viol de la mère vierge). – Je me rappelle encore l’impression ressentie il y a quelques années, quand, dans mon romantique enthousiasme pour un maître voleur, j’en vins à dire qu’il faisait un simple abus de ses forces et qu’un tel homme pouvait sans doute se convertir ; mon père alors me regarda avec gravité, et me dit : « il y a des crimes contre lesquels on ne peut lutter sans le secours constant de Dieu ». « Je descendis en hâte dans ma chambre et me regardai au miroir. Sans doute est-ce ce soupçon devenu certitude qu’il faut entendre dans ce que Kierkegaard

évoque plus tard, sans autres précisions, comme le grand tremblement de terre venu lui

apporter l’infaillible loi d’interprétation de tous les phénomènes rendant compte de la

malédiction paternelle. Trop lourd héritage que celle-ci, dans laquelle il ne pouvait entraîner

sa bien aimée Régine.

1.Lacan J., « Du traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 578. 2.Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1974,

p. 35. 3 Holhenberg J., Soren Kierkegaard, Paris, Albin Michel, 1956, p. 65 & sq.

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Comme Hamlet répudie Ophélie, il renoncera donc à l’épouser mais toute son œuvre lui sera

dédiée afin d’en faire sa « fiancée pour l’éternité ».