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Thierry Kuntzel Le travail du film In: Communications, 19, 1972. Le texte : de la théorie à la recherche. pp. 25-39. Citer ce document / Cite this document : Kuntzel Thierry. Le travail du film. In: Communications, 19, 1972. Le texte : de la théorie à la recherche. pp. 25-39. doi : 10.3406/comm.1972.1279 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_19_1_1279

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(Communications, 1972)

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Thierry Kuntzel

Le travail du filmIn: Communications, 19, 1972. Le texte : de la théorie à la recherche. pp. 25-39.

Citer ce document / Cite this document :

Kuntzel Thierry. Le travail du film. In: Communications, 19, 1972. Le texte : de la théorie à la recherche. pp. 25-39.

doi : 10.3406/comm.1972.1279

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_19_1_1279

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Le travail du film

Sertie par une ouverture et une fermeture au noir, la première séquence de M x constitue un récit complet dont le « résumé » pourrait parodier un conte : « II était une petite fille qui en chemin rencontra l'homme noir. La mère au logis attendait. En vain. La petite fille suivit l'homme noir : il la tua. » Ce micro-

récit a une fonction décrochée par rapport au film qu'il commande : il centre l'intérêt sur Elsie et Mme Beckmann pour faire intervenir marginalement le meurtrier et, de façon encore plus détournée, le policier et l'aveugle — alors que la structure actantielle reposera sur eux trois.

Un décrochement similaire est repérable entre le plan 1 et le reste de la séquence : la femme et les enfants présentés sont « indifférents » à l'histoire, mais la situent exemplairement, donnant à la fois ses présupposés et ses développements futurs.

Cette lecture d'un début de film est le « film » d'un début de lecture : elle s'inscrit dans le projet plus vaste de repérer la production du sens dans la totalité du corpus M. La dilatation du premier plan vaut pour la dilatation nécessaire de la première séquence par rapport à la suite du syntagme filmique 2; dans la compression des vingt-six autres plans s'amorce une approche de la pratique sémiotique propre au film, de son travail de figuration — ce du seul point de vue de la séquence, considérée comme un texte clos. Cette seconde démarche, régressive au regard de l'éclatement initial des codes, marque le caractère « modérément pluriel » du texte filmique classique 3 : les interprétations les plus contradictoires peuvent être avancées à propos d'une image non légendée, mais que deux images se suivent ou qu'à une image s'associe une bande-son, et le libre jeu des signifiants tourne court.

1. M, 1931, premier film sonore de Fritz Lang. Fiche technique, découpage et dialogues dans l'Avant- Scène Cinéma, n° 39, 1964.

2. « Les signes sont répartis dans le film selon une densité diverse ; c'est le début du film qui a évidemment la plus grande densité significative » (Roland Barthes, « Le problème de la signification au cinéma », in Revue internationale de Filmologie, n08 32-33, janvier-juin 1960). La « dilatation » en question n'est que le dépliage des éléments condensés.

3. Roland Barthes, S \Z, Paris, Seuil, 1970.

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I. DECRIRE

1° Après le générique, qui se déroule sur un dessin de la lettre « M », l'écran reste obscur tandis que retentit off une voix enfantine. Ouverture au noir : plongée sur une cour où des enfants sont groupés en cercle. Au milieu d'eux, une fillette chante : 2° « Attends, attends encore un petit peu/ Bientôt l'homme noir viendra/ Avec sa petite hache/ II te hachera. » La fillette désigne l'une de ses partenaires de jeu en lui disant : « C'est à ton tour! »; celle-ci se retire et la chanson reprend; 3° tandis que la caméra panoramique sur des poubelles rassemblées dans un coin de la cour, monte le long d'une façade d'immeuble misérable et s'arrête enfin sur un balcon où sèche du linge. Une femme enceinte, chargée d'une corbeille, entre dans le champ par la gauche et se penche (contre-plongée). Elle s'écrie, avec un fort accent berlinois : « Je vous ai déjà interdit de chanter cette maudite chanson! M'entendrez-vous à la fin? (A elle-même) Toujours cette maudite chanson! » La femme sort du champ par la droite; la caméra cadre le balcon quelques instants encore.

Cette description du plan initial de M, lisible comme restitution du film, qu'elle se bornerait à transcoder le plus « fidèlement » (précisément, exhaustivement) possible, veut marquer, par sa découpe en vastes lexies (notées i°, 2°, 3°), l'arbitraire de son tracé (« décrire un cercle ») : semblant « épouser » le continu 1 du plan, elle le morcelle, le (des)articule, le pré-interprète 2.

II. LE SPECTACLE /LE TEXTE

- Comment dire en même temps le jeu de la lumière, la structuration de l'image, l'expression gestuelle et mimique de la « femme à la corbeille », le ton de sa voix? La description saisit, dans la profusion des matières de l'expression que le film organise, quelques éléments : « On peut décomposer un plan, on ne peut pas le réduire3. »

En-deçà, la description se situe aussi au-delà de son objet, dont la complexité langagière est ignorée dans les conditions normales de réception : le film est consommé comme une histoire aux effets plus ou moins compensateurs4 ou, sur un mode apparemment plus élaboré (critique journalistique, ciné-clubs), comme une collection de « thèmes » (la vie, l'amour, la mort) — comme du signifié. Revoir le film, c'est se proposer de prendre en compte le procès signifiant, refuser la manipulation imposée par le spectacle pour se demander comment elle fonctionne.

1. Le plan est défini comme fragment continu dans le discontinu du montage : « un morceau de film entre deux raccords » (Marcel Martin, le Langage cinématographique, Paris, Éditions du Cerf, 1955), « élément minimum de la chaîne filmique » (Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1968).

2. « La description est en réalité une première lecture » (Louis Marin : « La description de l'image : à propos d'un paysage de Poussin », in Communications, n° 15).

3. Christian Metz (op. cit). 4. Cf. les enquêtes psycho-sociologiques de la Revue internationale de Filmologie

ou la Civilisation de l'image de Enrico Fulchignoni (Paris, Payot, 1969).

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Mais revoir et revoir le film ne change rien à son ordre. Alors que je peux librement circuler dans le livre (m'arrêter, revenir en arrière, comparer deux énoncés, recenser les fonctions qui s'attachent aux différents actants), je suis, au cinéma, inévitablement soumis à l'enchaînement des images et au flux sonore, à leur rythme réglé. Le film et le récit se dévident en dehors de moi, sans intervention possible de ma part.

« Visionner », c'est intervenir : ralentir ou arrêter le mouvement (la continuité) pour repérer l'immobilité (la discontinuité) qui le soutient 1, isoler des motifs visuels ou sonores, les confronter par un retour en arrière. « Visionner », c'est écouter-voir le film comme aucun usager du cinéma ne peut le faire, récrire le spectacle sous forme de texte — décaper les couches d'opacité référentielle qui occultent le travail de signification.

III. ENGRENER /ÉGRENER

Le choix du premier plan d'un film « classique » — où ne se posent pas de problèmes de « suspension du sens 2 » — pour résoudre la question de savoir -par où commencer, n'en pose pas moins un problème théorique, dû à une sorte de « trop- plein » de signes : l'analyse doit-elle porter sélectivement sur certains codes dont elle tenterait d'entrée d'établir l'imbrication ou bien peut-elle se contenter de les « lever » sans souci de leur place (importance, rôle) dans le texte global? « A une époque où se développe un fanatisme du « visuel » qui confine au déraisonnable 3 » le risque vaut la peine d'être couru d'entendre qualifier de « dispersion » l'ouverture. Le premier plan de M sera donc parcouru non pour engrener les codes (en vue de la reconstruction d'un système qui livrerait en bref le fonctionnement filmique global), mais pour en égrener quelques-uns, dans leur miroitant pluriel.

iv. (des) inauguration du récit, lexie 1

Traditionnellement, seule est prise en compte la première image diégétique, ce qui revient à faire ici commencer le film avec l'apparition des enfants : un tel primat accordé au visuel, au « plein » iconique, masquerait la rhétorique de ce début de film. Faire entendre la voix de la fillette avant sa venue à l'image, c'est dire que le film est déjà commencé, ou plutôt que le film ne va prélever que des fragments (significatifs) d'une histoire (d'un réel) qui existerait en dehors de lui, avant et après lui.

Cette « désinauguration », repérable aussi dans les prégénériques, participe d'un code de la narration qui n'a rien de spécifiquement cinématographique : elle est à l'œuvre tout autant dans les romans par lettres, « manuscrits prétendument retrouvés » et autres formes d' « escamotage du signe » dont parle Roland

1. Cf. le code du mouvement analysé par Christian Metz, in Langage et cinéma, Paris, Larousse, 1971.

2. « Vouloir signifier quelque chose est le devoir des films destinés à la jeunesse de demain. » Fritz Lang, in Fritz Lang, choix de textes établi par Alfred Eibel, Présence du cinéma, Paris, 1964.

3. Christian Metz, Langage et Cinéma, p. 24" (références jcitées).

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Barthes x. Mais cette désinauguration a, dans le film, un effet rétroactif qu'elle n'aurait pas dans un texte littéraire. Si le film est déjà commencé avant la première image diégétique, pourquoi ne pas remonter à son commencement effectif — l'apparition sur l'écran du premier photogramme — et inclure le générique, le titre, dans l'analyse?

V. M

Le blanc du « M », tranchant sur le fond noir d'une silhouette, ouvre une question que la traduction française dévie malencontreusement par l'apposition de « le Maudit » au titre original. Il faudra attendre le milieu du film pour que la lettre trouve sa place dans le récit, pour que le vide qu'elle avait initialement creusé soit en partie comblé : elle intervient à titre de marque — M(arkierung) — qu'un des membres de la troupe des truands trace à la craie dans sa main pour l'imprimer sur le dos de l'assassin.

Mais le code herméneutique ne s'en trouve pas pour autant désamorcé. Une question subsiste : pourquoi « M »? La lettre appartient, comme initiale, à un double réseau textuel constitué en diachronie, dans l'œuvre de Lang, par les M(abuse) 2 et en synchronie, dans le film, par le titre original et les deux sous- titres définitifs, comportant tous le mot M(ôrder) 3, meurtrier. Dans sa matérialité graphique, « M » renvoie, à travers V Homme aux loups 4 et l'interprétation qu'en donne Serge Leclaire dans le Corps de la lettre 5, à une symbolique du jambage fl — désignation littérale des fantasmes du meurtrier. Ainsi, dans le plan qui précède la découverte du « M » tracé à la craie dans son dos, l'assassin contemple, en compagnie d'une fillette (future victime possible), une vitrine de jouets. Le cadrage, qui s'effectue de l'intérieur du magasin, est tel que le visage de Peter Lorre s'inscrit entre les jambes d'un pantin articulé; leur disposition, lorsque les ficelles se tendent, rappelle sans équivoque la treizième lettre de l'alphabet, effet accentué par la présence, entre les cuisses du pantin, d'un petit « M » blanc sur fond sombre — reflet? fragment d'enseigne? de toute façon posé là pour faire signe. Le « M » énigmatique du titre ne trouve donc jamais de « clef »; il pose initialement — emblématiquement — la question du sens : signifiant, nexus de nombreuses chaînes signifiantes, il est le lieu où s'articulent les lectures, qui l'ouvrent sans exhaustion.

1. Roland Barthes : « Introduction à l'analyse structurale des récits » (Communications, n° 8).

2. L'établissement d'un parallèle entre M et les Mabuse est ici hors de propos : nous ferons cependant remarquer, pour donner un semblant d'étai à notre assertion, le retour du commissaire Lohmann (rôle tenu par Otto Wernicke) dans Dos Testament vonDoktor Mabuse (1932).

3. Môrder unter uns (les Assassins sont parmi nous), Eine Stadt sucht einen Môrder (Une ville cherche un assassin), Dein Môrder sieht dich an (Ton assassin te regarde).

4. Sigmund Freud : « Extrait de l'histoire d'une névrose infantile (L'homme aux loups) », in Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F., 1954.

5. In Psychanalyser, Paris, Seuil, 1968. 6. Cette symbolique est déjà repérable dans certains alphabets où le « M » est repré

senté par des jambes ouvertes, tel le Menschenalphabet de Flôtner (1534).

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VI. DE QUELQUES CODES DU VISUEL

Participant d'un code cinématographique au sens strict *, l'ouverture au noir vaut par rapport à son pendant, la fermeture (plan 27, cf. infra) : les deux procédés optiques qui encadrent la séquence, permettent de considérer la série de plans comme un système textuel relativement fermé, détachable du syntagme filmique global 2. A la plongée sur les enfants s'opposera une contre-plongée sur la « femme à la corbeille » (lexie 3) : ces deux écarts par rapport à la « norme » du cadrage à l'horizontale ont fait la fortune des grammaires du cinéma où leur ont été accolés des signifiés du type : petit /grand, écrasé /écrasant, dominé /dominant. Cette grille interprétative simpliste (les signifiés de connotation susdits qualifient-ils l'image ou sa dénomination métalinguistique?), im-pertinente dans le film classique même, peut ici être reprise comme indication conventionnelle d'un rapport de forces dont Lang jouera avec humour un peu plus loin, dans le dialogue du vieillard à lunettes et du « colosse » qui l'accuse d'avoir abordé un enfant dans la rue. Indication conventionnelle parce que remise en question, minée par la parole dans la suite du plan.

Outre ces codes « techniques », l'image véhicule un code de composition qui se maintient comme constante formelle dans tout le film et un code des actions sur lequel la séquence va en partie fonctionner. Le premier correspond à une organisation de l'espace pictural délimité par le cadre à ce moment précis : la ronde des enfants renvoie au motif de la circularité que M répète avec autant de constance en ce qui sera nommé le barré 3 dans la lexie 3. Quant au code des actions, il pose le premier terme d'une opposition que développent les plans suivants, celle du jouer et du travailler, définissant d'un côté les enfants — et l'enfant- héros de la séquence, Elsie — de l'autre les mères — et la mère-emblème, Mme Beckmann.

VII. DE QUELQUES CODES DU SONORE, LEXIE 2

Dans la deuxième lexie intervient la matière sonore et musicale que le cinéma « parlant » prend en charge. La comptine fait partie de la sphère du ludique enfantin (code référentiel) : elle authentifie du même coup les personnages sur l'écran en leur attribuant un « vécu » que le spectateur ne met pas en doute. Le message linguistique ouvre le code narratif sur lequel la séquence se centre : Yattente. Attente angoissante, située d'emblée dans une chaîne répétitive (« Attends, attends... ») elle se donne comme de courte durée (« un petit peu ») et comme

1. Cf. la différence filmique /cinématographique établie par Christian Metz in Langage et Cinéma (références citées).

2. Ibidem, p. 92 : a Certaines " séquences " de films, fortement construites et dotées d'une relative autonomie, offrent à l'analyste une unité textuelle dont il pourra chercher à établir le système. »

3. Reste ici en suspens la question de savoir si les motifs signifient (s'inscrivent dans une trame symbolique, par exemple) ou signalent seulement l'appartenance du film à un système qui l'englobe, le « style » du réalisateur. Cf. sur ce dernier point les pages consacrées par Lotte H. Eisner à Fritz Lang dans l'Écran démoniaque (Paris, le Terrain vague, 1965) et « Sur Fritz Lang » de Raymond Bellour (Critique, n° 226, mars 1966).

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attente de l'enfant, alors qu'en fait elle est déplacée sur la mère dans le reste de la séquence, elle se dit comblée (cette attente est aussi désir: les enfants seront les seuls adjuvants de l'assassin) par la venue de « l'homme noir * », image à prendre au pied de la lettre dans la première apparition du meurtrier. Quant à la « petite hache », son intervention n'est pas non plus innocente : son tranchant vaut pour celui des couteaux, autour desquels le fantasme du meurtrier se constitue — comme en témoigne la séquence de la coutellerie.

Noué au code « narratif » — la chanson constitue une sorte de matrice dans laquelle les éléments scénariques futurs sont en germe, — le code de narration se trouve mobilisé : la chanson adressée, dans la diégèse, par la petite fille aux autres enfants n'est émise que pour un récepteur, le spectateur, qu'elle plonge dès lors dans l'expectative. L'élimination d'un enfant dans le jeu lui donne ainsi l'avant-goût de l'élimination attendue : le crime. La chanson reprend : elle redouble les codes déjà déployés, exacerbe la tension; de façon détournée, elle informe de l'itération des meurtres — puisque son enjeu est une nouvelle élimination à venir — et de la compulsion de répétition qui caractérise l'assassin (ses déclarations lors de l'interrogatoire final en sont le signe hallucinant). '

VIII. LE DISCOURS « NATURALISÉ », LEXIE 3

Sur la reprise de la chanson, un panoramique s'amorce, qui conduit le regard d'une scène à une autre. La commutation 2 démontre qu'une telle « conduite » n'est pas innocente. Le mouvement pourrait être remplacé par un plan de la cour suivi d'un plan du balcon; il manquerait alors deux indices 3, les poubelles et la façade de l'immeuble, dont le signifié de connotation est à chercher du côté de « misère » et « tristesse » — où se remarque le jeu, dans le film, d'un code du décor. Autre possibilité : un plan de la cour, un plan des poubelles, un plan de la façade, un plan du balcon. Ici se révèle toute la signifiance du code cinématographique : si, dans cette seconde commutation, la somme d'informations est apparemment la même, deux traits se trouvent perdus, la pseudo-nature du mouvement (c'est « comme par hasard » que la courbe du parcours découvre les objets là « comme par hasard ») et le lien des enfants et de la femme, pris dans un même espace, par-delà l'opposition des cadrages.

Discours paradoxal que celui tenu par ce texte filmique (mais le paradoxe est peut-être commun à toute une zone du cinéma « classique ») où les signes, tantôt se masquent, tantôt se donnent comme tels, où le travail efface ses traces en même temps qu'il se révèle. D'ailleurs, après le discours « honteux », se réinstaure un discours triomphant : la caméra cadrant le balcon avant l'entrée de la « femme

1. Sous « homme noir » ( Schwarzmann) affleurent, comme sous « M », des chaînes diverses : Haarmann (nom du meurtrier dans la chanson populaire dont Lang s'est inspiré), Grossman (assassin d'enfants auquel Lang pensait directement en tournant M ; cf. Cahiers du cinéma n° 179, juin 1966)... et le terrifiant « Homme au sable » castrateur, Sandmann (cf. Sigmund Freud, « l'Inquiétante Étrangeté » in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard 1933).

2. Sur les difficultés de la commutation d'images, cf. Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma (références citées).

3. Au sens où l'entend Roland Barthes dans « Introduction à l'analyse structurale des récits » (op. cit.).

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à la corbeille » n'a pas l'alibi de la motivation (par des paroles off dont elle aurait cherché le lieu d'émission, par exemple), elle désigne au spectateur que « quelque chose va se passer », elle suscite l'action. De plus, le temps mort permet le repérage de la composition de l'image — barrée sur toute sa longueur par une balustrade — et d'un motif visuel, dont la séquence fera usage : le linge qui sèche.

La femme enceinte, en qui s'allient deux sèmes qui traversent la séquence — la maternité et l'attente, — est porteuse d'une corbeille, indice du travailler (versus jouer, cf. code des actions) et relais x « naturel » pour le plan suivant : devant être remise à Mme Beckmann, elle entraîne « avec elle » la caméra.

L' « accent berlinois », indication authentifiante, connote le « populaire », ce que redisent la stature de la femme, sa démarche, son habillement, voire le timbre de sa voix. Outre le signifié global du message linguistique, l'interdit, des indications annexes sont véhiculées : le « déjà commencé » repéré dès le début du film (« déjà » et « toujours »), la peur, marquée par la répétition (« maudite », « maudite »), l'impuissance de la parole (« M'entendrez-vous à la fin? »).

Radicale altérité : les enfants ne répondent pas. La femme se retire. La caméra s'attarde sur le balcon vide et silencieux, vide et silence qui, loin de la lourdeur d'une métaphysique à la Bergman, ont le poids d'un suspens narratif : l'attente et l'absence sont inscrites dans le texte, et non dans une interprétation du monde.

IX. LE FIL DE LA SÉQUENCE

Le « fil » de la séquence, ralenti à l'extrême dans le premier plan, peut ici se dérouler plus rapidement sans que soit « mimé » pour autant le mouvement réel du film : la description, en tant que le regard la saisit dans sa totalité, ne restitue pas le temps du récit, mais le « gèle 2 », transforme le déroulement syntagmatique du spectacle en un « tableau » synchronique du texte — ce qui n'exclut pas le repérage ultérieur de la mouvance qui le caractérise. Les éléments choisis pour la (re)présentation de M le sont en fonction de critères d'information — il s'agit de donner un digest lisible, d'où seront éliminés au maximum les termes techniques 3 — et en fonction de certaines découpes pertinentes : les lieux, les actions, les objets.

2. Palier. La femme remet la corbeille à Mme Beckmann et s'essuie le front en soupirant. — La femme : « Tu as beau interdire cent fois aux mômes de chanter cette affreuse chanson de l'assassin, toute la journée ils t'en rebattent les oreilles...

1. Relais est à prendre, plus que dans son acception cybernétique, au sens de : vide laissé dans une tapisserie au moment du changement de couleur (discontinuité du texte) et rempli après-coup (pseudo-continuité rhétorique).

2. « Lorsqu'un critique traite d'une œuvre littéraire, la chose la plus naturelle qu'il puisse faire est de la « geler » (to freeze it), d'ignorer son mouvement dans le temps et de la considérer comme une configuration de mots dont toutes les parties existent simultanément. » Northop Frye (Fables), cité par Tzvetan Todorov in Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.

3. Ainsi la taille des plans et les mouvements de caméra seront peu pris en considération, alors qu'ils pourraient constituer le grand axe d'une autre lecture (cf. par exemple Raymond Beixour : « les Oiseaux de Hitchcock : analyse d'une séquence » in Cahiers du cinéma, n° 216, octobre 1968).

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comme si on n'en avait pas assez, de cet assassin. » — Mme Beckmann : « Tant qu'ils chantent, on sait au moins qu'ils sont encore là! ».

3. Cuisine. Mme Beckmann transporte la corbeille au fond de la pièce et se met à laver du linge dans un baquet.

4. Cuisine. Plan plus rapproche sur elle lavant. Son off d'un coucou : Mme Beckmann lève les yeux.

5. Cuisine. Plan de l'horloge qui marque 12 heures. Au coucou se mêle le tintement off d'une cloche.

6. Cuisine. Mme Beckmann se redresse et s'essuie les mains en souriant. 7. Rue. La cloche finit de tinter sur un plan de sortie d'école. Une fillette

(Elsie), qui porte une balle dans un filet, salue ses camarades. 8. Rue. Elsie tente de traverser, une automobile l'en empêche. Un policier

vient alors arrêter la circulation. 9. Cuisine. Mme Beckmann met le couvert. 10. Rue. Elsie court en faisant rebondir sa balle sur le trottoir. 11. Rue. Elsie joue à la balle contre une « colonne Morris ». La caméra suit

la trajectoire du ballon pour cadrer une affiche de police (10 000 marks de récompense. Qui est l'assassin? Depuis le lundi 11 juin sont portés disparus l'écolier Klaus Klawitzky et sa sœur Klara, etc.) ; tandis que la balle frappe le côté gauche de l'affiche, l'ombre d'un homme vient se projeter sur la droite. — L'homme off : « Tu en as une jolie balle! Comment t'appelles-tu donc? ». — Elsie off : « Elsie Beckmann ».

12. Cuisine. Mme Beckmann coupe des légumes dans une soupière fumante puis lève les yeux.

13. Cuisine. L'horloge (cadrage identique à celui du plan 5) marque 12 heures 20. 14. Cuisine. Mme Beckmann pose un couvercle sur la soupière. Bruit de pas

off. Mme Beckmann se précipite pour ouvrir la porte. 15. Escalier. Deux fillettes montent les marches (contre-plongée). — Mme Beck

mann off: « Elsie n'est pas rentrée avec vous? ». — Les enfants : « Non, pas avec nous... Elsie n'est pas rentrée avec nous ».

16. Palier. Mme Beckmann regarde quelques instants vers le haut de l'escalier (off : bruit de pas des fillettes) puis, après s'être penchée sur la rampe, rentre chez elle.

17. Rue. L'homme achète à un marchand aveugle un ballon en forme de poupée; il le remet à Elsie en sifflotant.

18. Cuisine. Mme Beckmann met la soupière au bain-marie. Bruit de sonnette off: elle se précipite vers la porte en souriant. Un homme apparaît qui lui propose « Un nouvel épisode » de son feuilleton dont il garantit le « suspense », 1' « émotion » et la « sensation ». — Mme Beckmann : « Dites-moi, Monsieur Gehrke, est-ce que vous n'auriez pas vu ma petite Elsie? » — Le livreur : « Non. Ce n'était pas elle qui montait tout à l'heure? — Mme Beckmann : « Non, elle n'est pas encore rentrée à la maison. » — Le livreur : « Eh bien, elle ne va certainement plus tarder. » — Mme Beckmann marque un temps d'hésitation après le départ de M. Gehrke puis elle se penche sur la rampe.

19. Escalier. Plongée à la verticale sur l'escalier vide. Off, Mme Beckmann crie : « Elsie! ».

20. Cuisine. Mme Beckmann, rentrée chez elle, lève les yeux. 21. Cuisine. L'horloge (cf. plans 5 et 13) marque 13 heures 15. Le coucou

retentit une fois. 22. Cuisine. Mme Beckmann ouvre la fenêtre et se penche en appelant : « Elsie ! ».

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23. Escalier. Appel off de Mme Beckmann sur un plan d'escalier vide (cf. plan 19).

24. Grenier. Appel off de Mme Beckmann sur un plan du grenier désert où sèche du linge.

25. Cuisine. Appel off de Mme Beckmann sur un plan de la table qu'elle avait dressée pour le repas d'Elsie.

26. Campagne. La balle d'Elsie entre dans le champ par la droite; elle roule parmi des herbes et des feuilles pour s'immobiliser au milieu du cadre. Off, retentit la voix atténuée de Mme Beckmann.

27. Campagne. Le ballon-poupée se prend dans des fils télégraphiques; le vent l'emporte tandis que Mme Beckmann appelle une dernière fois : « Elsie! ». Fermeture au noir.

X. FIGURATION

Comment avoir prise sur un « bloc » textuel où s'articulent motifs sonores et motifs visuels sans recours à un modèle qui rende compte de « pratiques sémio- tiques autres que celles des langues verbales 1 »? Un tel modèle, Freud l'a élaboré dans V Interprétation des rêves 2 avec la notion de « travail du rêve », traduction d'un texte latent en un texte manifeste. Cette opération — cette production 3 — est soumise à une exigence, la prise en considération de la figurabilité (« égard aux moyens de la mise en scène » dans la reformulation lacanienne4) : « De tous les raccords possibles aux pensées essentielles du rêve, ceux qui permettent une représentation visuelle sont toujours préférés5 ». Le texte manifeste n'est pas à lire comme un « dessin » — ou le film comme un spectacle — mais comme un réseau de signifiants, de termes qui figurent un terme absent, une chaîne de signifiants, un signifié en fuite.

Cette figuration n'est pas à entendre seulement — comme l'ont cru des lecteurs hâtifs de Freud — en termes d' « équivalences » symboliques d'objets (chapeau = organes génitaux masculins), de qualificatifs (le « petit » = le sexe) ou de scénarios plus complexes (décapitation = castration). La figuration modèle tout autant la structure globale du texte : elle traduit dans la matière spécifique du rêve les relations logiques, « les « quand », « parce que », « de même que », « bien que », « ceci ou cela », et toutes les autres conjonctions sans lesquelles nous ne saurions comprendre ni une phrase ni un discours 6. »

C'est la recherche des principes d'une telle figuration « élargie » qui sous-tend la « grande syntagmatique de la bande-images » établie par Christian Metz 7.

1. Julia Kristeva, « Le Geste. Pratique ou Communication? », in Semeiotikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969.

2. Sigmund Freud, l'Interprétation des rêves, Paris, P.U.F., 1967 (édition augmentée et révisée).

3. « Intitulant un des chapitres de l'Interprétation des rêves " Le travail du rêve '.', Freud lève le rideau sur la production elle-même (...) » Julia Kristeva, « La sémiologie science critique et /ou critique de la science », op. cit.

4. Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 511. 5. L'Interprétation des rêves, p. 296. 6. L'Interprétation des rêves (op. cit.), p. 269. 7. Essais sur la signification au cinéma (op. cit.), p. 121 sq.

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Ainsi, la séquence s'inscrit, quant à sa figuration globale, dans la catégorie des syntagmes alternés : « Le montage présente par alternance deux ou plusieurs séries événementielles de façon telle qu'à l'intérieur de chaque série les rapports temporels soient de consecution, mais qu'entre les séries prises en bloc le rapport temporel soit de simultanéité *. » Sont alternés des lieux (l'intérieur et l'extérieur), des personnages autour desquels les relations se nouent (Mme Beckmann et Elsie), et plus subtilement, des actions (travailler et jouer) dont la (dégradation parallèle constitue un élément dramatique non négligeable.

Mais en même temps qu'une alternance, la séquence figure une dissymétrie, puisque seulement sept plans d'extérieur « répondent » à vingt plans d'intérieur. La forme indique son déplacement : le drame n'est pas du côté de l'effet, la scène du meurtre, mais du côté de l'affect, la scène de l'attente.

xi. l'intérieur

L'attente est manifestement mise en scène, dans la chaîne des plans d'intérieur, par l'objet, ou plutôt par la privation de sujet dans l'image. A l'abondance (pour un cinéma narratif centré sur le personnage) de plans d'objets — sept sur vingt et un — s'ajoute un second appel à l'attention du spectateur : la répétition insistante de l'horloge (plans 5, 13 et 21) et de l'escalier (plans 19 et 23), cadrés de façon identique à chacune de leurs apparitions. Ce qu'ils redisent est « évident » (se donne à voir) : le temps qui passe (12 h, 12 h 20, 13 h 15), le non-retour d'Elsie, le vide. Ces deux signifiés (que pourrait subsumer précisément le terme attente) se trouvent dédoublés, l'un dans la chaîne des actions, l'autre dans celle des paroles.

Plans 3 et 4 : Mme Beckmann lave du linge. Plan 6 : midi ayant sonné, elle abandonne la « séquence » lavage pour entamer la « séquence » préparation du repas. Elle dresse la table (plan 9), prépare la soupe (plans 12 et 14), met la soupière au bain-marie (plan 18). La redondance du signifié « temps » n'est pas inutile dans la mesure où la chaîne des actions ancre le film dans le vraisemblable : les ustensiles maniés par Mme Beckmann renvoient à une pratique quotidienne (référentielle) ; la soupe qui refroidit donne'à lire l'écoulement temporel de façon beaucoup moins systématique, marquée — donc beaucoup plus « naturelle » — que la série de plans du coucou.

Les paroles, pour leur part, doublent la chaîne « absence », dans les dialogues de Mme Beckmann avec la « femme à la corbeille », les enfants et le livreur. Si le premier de ces dialogues (plan 2) apporte une information au spectateur en transformant 1' « homme noir » de la chanson en « assassin » — dont l'existence diégétique est dès lors révélée, — il vaut en fait bien plus pour l'apparente banalité de quelques mots de Mme Beckmann, lancés comme « pour dire quelque chose » : « Tant qu'ils chantent, on sait au moins qu'ils sont encore là! » Ce rapport son- présence détermine, textuellement et non « psychologiquement », les sourires de la mère entendant des pas sur le palier (plan 14) ou la sonnette de la porte d'entrée (plan 18); en négatif (silence-absence), ce rapport assurera le fonctionnement des derniers plans. Les deux autres dialogues n'apportent aucune information, en dehors d'une extension spatiale de l'absence : venus de l'extérieur,

1. Essais sur la signification au cinéma (op. cit.), p. 130.

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les enfants et le livreur remplissent le rôle du messager de la tragédie classique, mais d'un messager qui n'a rien à dire... dont le « message » signifie bien plus par le rythme lancinant de sa répétition que par ce qu'il est censé « communiquer » (cf. plans 15 et 18). La parole n'est pas privilégiée 1, elle n'est qu'un motif — une lettre — dans le tissu textuel, une figuration au même titre que les éléments visuels, « un élément de mise en scène comme les autres 2 ». Son effet de « banalité » va dans le même sens que les actions : renforçant la signification, elle la naturalise du même coup.

Les trois chaînes repérées — objets, actions, paroles — s'insèrent dans une figuration exemplaire, l'espace. Tous les plans d'intérieur, du plan 2 au plan 23, se jouent en deux lieux : la cuisine (à laquelle est lié le « temps », par l'horloge et la suite des actions) et l'escalier (vide ou occupé par des personnages qui disent l'absence d'Elsie). A prendre la porte palière comme barre de l'antithèse, du paradigme, entre l'espoir de l'attente et le désespoir du vide (la caméra n'en franchit jamais le seuil) il apparaît qu'aucun rapport ne s'établit entre les deux termes, jusqu'à la « contamination » finale du sens.

xii. l'extérieur

Alors que les trois premiers plans d'extérieur (7, 8, 10) ne livrent que peu d'informations — la balle d'Elsie comme attribut non-marqué et le policier « protecteur 3 » — le plan 11, fort nœud textuel, est le seul de toute la séquence qui puisse être comparé au plan 1. La figuration qui s'y manifeste introduit, par sa complexité, la problématique du déplacement et de la condensation, plus précisément du déplacement servant à la condensation.

Défini par Freud comme différence de centrage (un détail en apparence différent du contenu manifeste peut valoir pour un signifiant fort du contenu latent), le déplacement s'effectue ici littéralement, dans le mouvement de la caméra sur la trajectoire de la balle : le panoramique ascendant est la figuration, le donné à voir, du lien métonymique unissant, par contiguïté spatiale, la balle à Elsie. « Les déplacements que nous avons remarqués paraissaient être des substitutions d'une certaine représentation à une autre qui lui était étroitement associée; ils servaient à la condensation du rêve, puisque, de cette façon, au lieu de deux éléments, un seul qui avait des traits communs à tous les deux, entrait dans le rêve » écrit Freud dans V Interprétation des rêves 4. A quoi sert le déplacement du plan 11, sinon à décentrer le regard du spectateur, à le faire glisser d'une scène (« théâtrale » : où se meuvent des personnages) à une autre scène, où les objets ont usurpé la place des acteurs pour dire autrement — et de façon condensée — leurs rapports?

1. Une telle assertion ne vaut que pour ce texte précis : la plupart des réalisateurs lui confient en fait une charge explicative, un rôle de commentaire où sont indiquées les « bonnes » lectures du film.

2. Jacques Lacan, Écrits, p. 512. 3. Ce simple figurant révèle initialement la duplicité des « forces de l'ordre » : arrête-

t-il la circulation pour qu'Elsie traverse sans danger ou pour qu'elle rencontre son meurtrier? L'analyse globale de M devrait prendre en considération une aussi remarquable présentation de la police.

4. Pp. 291-292 (références citées).

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L'affiche de police authentifie le « déjà commencé » du récit en donnant à la menace, perceptible dans les deux premiers plans, le poids d'une « réalité » : noms et adresses des enfants assassinés, dates des disparitions. Message linguistique, elle est aussi un espace pictural qui occupe la quasi-totalité de l'écran : les caractères (noirs sur blanc) servent de fond au jeu de la balle blanche et de l'ombre noire. Cette ombre se trouve, comme la balle, en position déplacée par rapport au personnage à qui elle appartient mais le spectateur ne connaît pas celui dont elle est la projection. L'énigme n'étant pas l'enjeu de M — puisque le plan 17 dévoile les traits du meurtrier — , l'ombre ne participe que modérément d'un code herméneutique. Elle vaut bien plus comme condensation en un seul motif visuel d'une série de signes de menace, par renvoi au code référentiel du cinéma « expressionniste » allemand x et, anaphoriquement dans le récit, à « l'homme noir » de la chanson — double renvoi sur lequel pèse l'inscription redondante du mot « Môrder » dans l'ombre même. Un code symbolique s'y amorce également, puisque l'ombre inaugure, à travers la chaîne des reflets répartis tout au long du film (miroirs, glaces des devantures), la « thématique » du double sur laquelle se fondera la défense du meurtrier lors de son procès.

Le passage du sujet à l'objet, outre la surdétermination qu'il permet au niveau visuel, a pour fonction de transformer le son in en son off. Evidence lourde de conséquences : les voix deviennent la marque dans l'image des personnages qui en sont évacués, la parole est déléguée à l'objet, mais c'est l'objet qui la détermine (en quoi il apparaît encore qu'elle n'est qu'un motif). Lorsque l'ombre déclare : « Tu as une jolie balle », l'insignifiance du propos donne à lire — dans le jeu métonymique des deux scènes — le désir du meurtrier, le déplacement, dans un registre anodin, de « Tu es une jolie petite fille » ou « Tu as un joli corps ». La censure s'en trouve satisfaite 2; tous les éléments sont mis en place pour le fonctionnement implacable de la fin de la séquence.

XIII. LA CONTAMINATION

Avec les plans 17 et 18, la chaîne des plans d'intérieur et celle des plans d'extérieur, typées jusqu'alors par le paradigme travailler /jouer, entrent en communication par une action identique : acheter (dans le cas d'Elsie « se faire acheter », réflexivité ambiguë). Ainsi, les paroles du livreur quant à l'objet de l'achat (le ' feuilleton) vaudront, par rétroaction, pour l'achat qui précède — dont est garanti le caractère de « suspense », d' « émotion » et de « sensation ». Ce premier franchissement, peu marqué, annonce la contamination finale des chaînes, la brisure et la confusion des figurations mises en place par la séquence.

Les plans d'objets seuls, qui étaient disséminés sur l'ensemble du syntagme, se trouvent alternés avec des plans « ordinaires » à partir du plan 19 pour s'imposer totalement du plan 23 à la fin. Au niveau de leur figuration-image, ils permettent l'envahissement du terme « espoir de l'attente » par le terme « déses-

1. L'ombre de Nosferatu dans le film de F. W. Murnau (1922), celle de Hagen dans Siegfrieds Tod de Fritz Lang, ou celle de Jack l'Eventreur dans Die Buechse der Pandora de G. W. Pabst (1928) figurent sans équivoque la menace — cf. Lotte Eisner (op. cit).

2. « Nous savons qu'elle (la déformation) est l'œuvre de la censure (...) Le déplacement est l'un des procédés essentiels de déformation. » L' Interprétation des rêves, p. 266.

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poir du vide », dans la mesure où le grenier (plan 27) vient saper d'un seul coup le dispositif d'opposition cuisine /escalier — et ce d'autant plus fort que, dans ce grenier désert, sèche du linge : rappel de la première chaîne d'actions de Mme Beck- raann dans l'appartement. Une deuxième communication s'opère au plan 25, où est contaminée la seconde chaîne d'actions de la mère — la préparation du repas, — où le « vide » s'attachant à l'escalier entre enfin dans le lieu d'où la figuration initiale l'avait exclu, la cuisine. La troisième connexion assure, sur la lancée des deux autres, la jonction des plans d'intérieur et d'extérieur : ces derniers font partie d'une série (23-27) puisque, comme ceux qui les précèdent, ils sont fixes, brefs, privés de sujet et accompagnés de la voix off de Mme Beck- mann. Le vide, déplacé de l'escalier à la cuisine (où Mme Beckmann continuait d'attendre un retour possible), s'est maintenant étendu à l'extérieur (où Elsie était), rigoureuse progression d'une forme qui constitue — elle seule — le drame.

De même que la présence des objets est gage de l'absence du sujet 1, de même la présence d'une voix (celle de la mère, « liant » des cinq derniers plans) donne à lire l'absence d'une autre (celle d'Elsie). Deux plans se trouvent ainsi chargés d'une intensité particulière, les plans 24 et 26. Renvoyant au plan inaugural de M — la voix off des enfants sur le balcon où séchait du linge avait dû faire place au silence (lexie 3) — et aux déclarations de Mme Beckmann dans le plan 2 (« Tant qu'on les entend... »), le plan du grenier tente vainement de « retourner » l'interdiction initiale de la « femme à la corbeille », en suscitant la voix d'Elsie. Au plan 26, le « Elsie! » crié par la mère vient prendre la place du « Elsie Beckmann » prononcé par la fillette dans le plan 11... vient prendre la place c'est-à- dire exclut par là même la présence possible d'Elsie : privé de « sa » voix, privé bientôt de mouvement, l'objet perd les attributs du « vivant » qu'il représentait.

Parallèlement à la dé-figuration qui s'opère dans la série 23-27, l'un des codes de la narration se renverse : le code des regards. Celui-ci se manifestait plusieurs fois dans le syntagme (aux plans 4 et 5, 12 et 13, 15 et 16, 18 et 19, 20 et 21) ; à chaque fois — avec une inversion au niveau des plans 15 et 16 — un changement de direction (d'attention) était indiqué, concernant le regard de Mme Beckmann : le plan qui suivait était vu par le spectateur comme par le personnage.

Au plan 23, l'escalier est encore vraisemblablement 2 vu par la mère, mais au plan 24, un doute naît quant au « voyeur » diégétique éventuel. Mme Beckmann n'est pas censée chercher Elsie dans la cuisine; c'est plus sûrement moi qui suis placé là, devant la table, tandis que résonne au loin l'appel de la mère. Alors que le spectateur était « conduit » par une identification hétéropathique jusqu'alors dans le syntagme, c'est lui qui prend soudain en chargeleregarddeMmeBeckmann, qui, dans les deux derniers plans, verra, interprétera, souffrira idiopathiquement pour elle.

1. Cf., dans une perspective légèrement différente, le rapport qu'établit Jean- Paul Sartre entre le quelque chose et le personne, in l'Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, pp. 44-47.

2. Le code des regards est régi par le vraisemblable puisque la vision du personnage diégétique doit « faire vrai » : Mme Beckmann se penche, elle (le spectateur) verra donc l'escalier en très forte plongée.

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XIV. LA RÉPÉTITION

Dans les deux derniers plans, se donne à lire et à relire la mort d'Elsie : la rupture qu'ils instaurent dans la figuration de l'extérieur (la campagne a remplacé la ville) n'en est qu'une « preuve » supplémentaire. Mais à considérer la répétition qui s'y manifeste — la balle, le ballon — la disparition d'Elsie n'est pas le seul élément signifié elliptiquement.

La balle ne désigne pas seulement l'enfant, mais (cf. plan 11) le désir du meurtrier. Le ballon acheté par l'assassin en est une redite non redondante. Plongée versus contre-plongée, mouvement horizontal versus mouvement ascendant : la balle et le ballon figurent métaphoriquement l'écartèlement d'une jouissance sadique, qui trouve dans la destruction de l'objet son acmé en même temps que sa fin x.

« Aujourd'hui mercredi 9 juillet 1504, à sept heures, mon père est mort, à sept heures. » Ce lapsus de Vinci, Freud 2 le commente ' en ces termes : « Sans l'inhibition affective de Léonard, la note du journal eût pu être telle : aujourd'hui à 7 heures, mourut mon père, mon pauvre père. Mais le déplacement de la persévération sur le détail le plus indifférent, l'heure de la mort, dépouille la phrase de Léonard de tout pathétique et nous laisse encore reconnaître qu'il y avait quelque chose à cacher et à réprimer. » Le sexe et la violence (la violence sexuelle) refoulés par la censure 3 retrouvent donc dans cette répétition qui les masque et les dévoile — de façon déplacée — leur force dramatique. La réduplication* qui traverse les dialogues et se diffracte dans les appels de la mère, inscrit, sous forme d' « écho », son pathos dans l'image même.

« Bilderschrift : non pas image inscrite mais écriture figurée, image donnée non à une perception simple, consciente et présente, de la chose même — à supposer que cela existe — mais à une lecture 5. » Prise entre le problème de savoir comment le signifiant peut se dé-faire le long de chaînes associatives (plan 1) et le sens se faire, « prendre » (la séquence), cette lecture de M a tenté de mettre en scène deux modes de travail : Yengendrement, « en montrant ce que tout objet ayant un sens oblitère : le processus de travail infini qui germe en lui 6 », et la structuration du phéno-texte même — la dynamique des motifs dans le plan et des plans dans le syntagme, le jeu contrapuntique du sonore et du visuel. Si le premier sens ici assigné au terme travail constitue la visée de la lecture — la lecture à venir — , le passage par un stade « structuraliste » semble encore

1. Cf. d'une part la symbolique du ballon, du vol et de la chute, établie par Sigmund Freud dans Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1951 (deuxième partie), et d'autre part la figuration de l'opposition et de la contradiction dans le rêve (« II ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». Il excelle à réunir les contraires où à les présenter en un seul objet »), in V Interprétation des rêves (références citées), p. 274.

2. In Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1927. 3. Une certaine analogie ne serait-elle pas à développer, à partir du détour imposé

par cette instance, entre l'appareil psychique et la production filmique? 4. Cf. Pierre Fontanier, les Figures du discours, p. 330-332 dans l'édition Flammar

ion, Paris, 1968. 5. Jacques Derrida, « Freud et la scène de l'écriture », in l'Écriture et la différence,

Paris, Seuil, 1967, p. 323. 6. Julia Kristeva, « L'engendrement de la formule », in Semeiotikè (op. cit.), p. 286.

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s'imposer, dans la mesure où le cinéma est encore prisonnier de la gangue analogique : une aveuglante « image des choses 1 » empêche de distinguer ce dans quoi elle s'inscrit à titre de signifiant — une trame textuelle, une pratique sémiotique spécifique, une figuration.

Thierry Kuntzel Paris, École Pratique des Hautes Études.

1. « La figure n'est jamais " saisie " que par le leurre qu'elle propose (une image des choses). » Jean-Louis Schefer, Scénographie d'un tableau, Paris, Seuil, 1969.

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