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Mémoire original La blessure chez les sportifs de haut niveau : « Du hors jeu à la remise en jeu » Injury in high level sportsmen: resuming the game after being out of play A. San José * Laboratoire: Acquisition et Transmission des habiletés motrices EA 2044. U.F.R STAPS Toulouse, Université Paul Sabatier, 118, route de Narbonne, 31062 Toulouse Cedex 4, France Reçu le 22 juin 2001; accepté le 19 octobre 2001 Résumé Cette étude propose d’approfondir, dans une perspective clinique, les processus psychoaffectifs mis en oeuvre par les sportifs de haut niveau après une blessure. Au travers d’une analyse qualitative des discours des sportifs nous nous proposons d’analyser les modalités de gestion, notamment la place et le rôle de la rééducation et de l’entourage dans la prise en charge de la blessure. Les résultats confirment qu’il s’agit d’un événement traumatisant créant un déséquilibre majeur dans la vie des sujets et engendrant des processus défensifs semblables à ceux définis dans un travail de deuil. Ils révèlent le caractère ambivalent de la blessure qui apporte à la fois des pertes et des pénalités, des gains et des bénéfices ; elle met hors jeu mais permet aussi, par un remaniement dans l’après coup, une remise en jeu ; elle devient parfois même source de progrès. Cette ambivalence dans l’attitude du sportif à l’égard de sa blessure suggère l’hypothèse d’un conflit sous-jacent où entrent en jeu des motivations incompatibles. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The main target of the present study was to examine more deeply, and from a clinical point of view, the psychoaffectif processes used by higher-level sportsmen after injuries. Using a qualitative analysis of athlete’s discourses, we investigated the modalities of coping with injuries trauma and mainly we examined the place given for the reduction and for the immediate athlete’s environment in the management of the direct and indirect consequences of injuries. Results corroborate the idea that injuries represent a traumatic event that produces a major unbalance in the subject life and subsequently triggers a defence processes similar to those used in the work of mourning. Results revealed also the ambivalent nature of the injuries. Subjects can represent simultaneously injuries as loss and penalty, profit and benefit. Injuries can put the athlete offside, but, after readjustment, it can also represent a new starting point and a new source of progress. Such ambivalence suggests strongly the hypothesis that injuries produce a hidden conflict between antagonist motivations. © 2002 E ´ ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rights reserved. Mots clés: Blessure chez le sportif; Traumatisme Keywords: Athlete’s injury; Trauma * Auteur correspondant. Ann Méd Psychol 160 (2002) 489–498 www.elsevier.com/locate/amepsy © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés PII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 0 9 - 3

La blessure chez les sportifs de haut niveau : « Du hors jeu à la remise en jeu »

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Mémoire original

La blessure chez les sportifs de haut niveau :« Du hors jeu à la remise en jeu »

Injury in high level sportsmen:resuming the game after being out of play

A. San José *

Laboratoire : Acquisition et Transmission des habiletés motrices EA 2044. U.F.R STAPS Toulouse, Université Paul Sabatier, 118, route de Narbonne,31062 Toulouse Cedex 4, France

Reçu le 22 juin 2001; accepté le 19 octobre 2001

Résumé

Cette étude propose d’approfondir, dans une perspective clinique, les processus psychoaffectifs mis en œuvre par les sportifs de hautniveau après une blessure.

Au travers d’une analyse qualitative des discours des sportifs nous nous proposons d’analyser les modalités de gestion, notamment laplace et le rôle de la rééducation et de l’entourage dans la prise en charge de la blessure.

Les résultats confirment qu’il s’agit d’un événement traumatisant créant un déséquilibre majeur dans la vie des sujets et engendrant desprocessus défensifs semblables à ceux définis dans un travail de deuil. Ils révèlent le caractère ambivalent de la blessure qui apporte à lafois des pertes et des pénalités, des gains et des bénéfices ; elle met hors jeu mais permet aussi, par un remaniement dans l’après coup, uneremise en jeu ; elle devient parfois même source de progrès.

Cette ambivalence dans l’attitude du sportif à l’égard de sa blessure suggère l’hypothèse d’un conflit sous-jacent où entrent en jeu desmotivations incompatibles. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The main target of the present study was to examine more deeply, and from a clinical point of view, the psychoaffectif processes usedby higher-level sportsmen after injuries.

Using a qualitative analysis of athlete’s discourses, we investigated the modalities of coping with injuries trauma and mainly we examinedthe place given for the reduction and for the immediate athlete’s environment in the management of the direct and indirect consequencesof injuries.

Results corroborate the idea that injuries represent a traumatic event that produces a major unbalance in the subject life and subsequentlytriggers a defence processes similar to those used in the work of mourning. Results revealed also the ambivalent nature of the injuries.Subjects can represent simultaneously injuries as loss and penalty, profit and benefit. Injuries can put the athlete offside, but, afterreadjustment, it can also represent a new starting point and a new source of progress. Such ambivalence suggests strongly the hypothesisthat injuries produce a hidden conflict between antagonist motivations. © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. All rightsreserved.

Mots clés: Blessure chez le sportif; Traumatisme

Keywords: Athlete’s injury; Trauma

* Auteur correspondant.

Ann Méd Psychol 160 (2002) 489–498

www.elsevier.com/locate/amepsy

© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservésPII: S 0 0 0 3 - 4 4 8 7 ( 0 2 ) 0 0 2 0 9 - 3

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La fréquence élevée des blessures chez les sportifs asuscité un grand nombre de travaux en psychologie du sport[29]. Les auteurs tentent d’ identifier les facteurs de laperformance à des fins d’optimisation et de dépassement,dans la logique du « toujours plus haut, toujours plus loin,toujours plus vite ». Un thème récurrent est celui d’unerelation de cause à effet entre blessures et performance,notamment entre stress et blessure [1,5,12,22,29]. Certainsrésultats interrogent les relations ambivalentes que le sportifentretient avec l’ institution sportive (cf. la fuite de M.-J. Pérec aux JO après un entraînement difficile).

Avant même de décrire les processus mis en œuvre dansce type de relation, il semble important d’évoquer lecaractère immature de la personnalité des sportifs de hautniveau. Cet aspect a été très souvent observéet décrit par lespsychologues du sport [8,18] ou par les médecins du sport[11]. Ceci a pour corollaire la dépendance du sportif à sonenvironnement social, entourage, médias mais surtout celleà son entraîneur.

Le système sportif présente une fonction paradoxale àl’égard du sportif. Structuré, organisé, validé par les États etpar les institutions tant locales que supranationales (fédéra-tions nationales, internationales, comités olympiques), ilofficialise l’appartenance àdes groupes d’élites en listant lessportifs de haut niveau. Ces groupes véhiculent l’ image dupays et chaque athlète se sent plus ou moins investi d’unemission pour la nation. Les aspects socioculturels et pluri-dimensionnels du sport, sa logique également, constituentdes conditions d’expression et d’affirmation de soi pour lessportifs. Le sport de haut niveau procure des cadres identi-ficatoires et permet ainsi de s’engager dans un processus desocialisation secondaire.

Le sport de haut niveau, par son obligation de résultats,est un système « élitiste » très contraignant qui génère desphénomènes particuliers qui émergent en compétition et àl’entraînement. Il s’agit d’un système de contraintes quis’exerce tant sur le plan physique que sur le plan psycho-logique. Ce système fortement « impositif » agit sur le corpsdu sportif par le biais des entraînements et sur le planpsychologique par le jeu des représentations et images quele sportif se construit dans le regard des autres (médias,entourage…). Cela pose parfois des problèmes au planidentitaire. Au-delà de l’obligation instrumentale imposéede façon manifeste, l’entraîneur prescrit un idéal auquel lesportif doit s’ identifier. L’ institution fait peser en retour delourdes exigences de conformité, elle génère une pesanteanxiété [18].

Chez le sportif s’ impose le besoin impérieux de seconformer à un idéal reçu et accepté. Nous nous référons àl’ idéal du Moi [16], c’est-à-dire la façon dont un sujet doitse comporter pour répondre à l’attente de l’autorité. Lesportif se doit aussi d’atteindre le « Moi idéal » conçu

comme un idéal narcissique de toute-puissance et qui sert desupport àce que Lagache décrit sous le nom d’ identificationhéroïque. Ainsi il accepte un surcroît de souffrance dans letravail, justifie son acharnement à poursuivre sans luciditéou sans critique un objectif parfois « irréaliste » et supportede nouvelles frustrations. Bruant [7] a bien montré, dans untravail d’anthropologie sur l’athlétisme, combien l’espacede liberté corporelle de l’athlète est normalisé par les règlesen vigueur et par les modèles techniques dominants.L’athlète développe des conduites pour utiliser la marge demanœuvre disponible ou cherche à la dépasser pour retrou-ver, dans une exploration personnelle, un sentiment d’ iden-tité. Un conflit peut naître entre le sportif, revendiquant uneplus grande autonomie, et l’ institution, par l’entremise del’entraîneur. Ce conflit peut rester larvé, masqué, se traduirepar des actes manqués de type blessures, contre-performances, ou être ouvert, entraînant alors la rupture dela relation entre les deux protagonistes.

La compétition et son cortège de frustrations fragilisentles sujets. Elle suppose souffrance et douleur acceptées parles sportifs de haut de niveau, elles font partie intégrante deleur vie de champion. Carrier [8] observe que « la perfor-mance est un véritable défi narcissique ». Nous pouvonssouligner combien, par un contrôle important du corps, onautorise voire on provoque une certaine violence sur lecorps. Pourtant, le sportif est porteur d’une image d’éter-nelle jeunesse, d’une forme et d’un dynamisme permanentassociés à une image d’un corps efficient et indestructible[8].

Nous avons montré qu’ il existait des variations dans lesprocessus cognitifs (représentations, croyances et processusattributionnels) mis en œuvre lors d’une blessure en fonc-tion de la famille d’activité sportive pratiquée et du sexe dusportif. L’analyse des discours a mis en exergue le caractèreindividuel et spécifique de chaque blessure et a soulignél’ imbrication de multiples facteurs comme l’âge, l’ancien-neté, le statut professionnel ou amateur, la dynamiquepersonnelle du sportif. La blessure est apparue comme unévénement traumatisant, créant un déséquilibre majeur dansla vie des sportifs.

L’objectif de cette présentation est d’approfondir dansune perspective clinique les processus psycho-affectifs misen œuvre par les sportifs de haut niveau, après une blessure.Au travers d’une analyse qualitative des discours dessportifs nous nous proposons d’analyser les modalités degestion, notamment la place et le rôle de la rééducation et del’entourage dans la prise en charge de la blessure. En nousinterrogeant sur les conséquences de celle-ci, nous tenteronsde saisir le caractère paradoxal de la blessure et de com-prendre pourquoi la blessure peut être vécue tour à tourcomme un traumatisme majeur et comme source de progrèspersonnel.

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Les travaux convergent sur le fait que la blessureengendre des réactions émotionnelles très fortes et variablesselon certains paramètres. Des observations de sportifsblessés [6,13] ont permis de construire une modélisation desréactions adaptatives face à la blessure. La blessure estvécue comme une menace ou une perte, ce qui explique lesréactions négatives qui lui sont associées au niveau del’estime de soi ou aux aspects négatifs de type dépressif quipeuvent apparaître. Les auteurs [13,24] ont identifié cinqétapes traversées par la plupart des sportifs :

• le refus de reconnaître la blessure : il permet de réduirela gravité de la blessure et sa signification ;

• la colère : les athlètes s’en veulent et en veulent auxautres ;

• la négociation : ils tentent de rationaliser afin d’éviter laréalité ;

• la dépression : ils reconnaissent la gravité de la bles-sure, ses conséquences et l’ incertitude de l’avenir ;

• enfin, l’acceptation : réorganisation qui va permettre laréadaptation et le retour à l’activité.

Gordon, Milios et Grove [12] et Petitpas et Danish [22]mettent l’accent sur certains types de comportementscomme la perte d’ identité chez les sportifs qui ne sedéfinissent que par le sport, les craintes et anxiété accrues,le manque de confiance et la diminution de la perfor-mance.

Les sportifs blessés considèrent l’événement comme undésastre qui peut aussi procurer un soulagement ; la blessuredevient une façon de se soustraire aux entraînements péni-bles, de sauver la face, une excuse pour arrêter la compéti-tion.

Cette approche comportementaliste, sous forme d’étapes,qui rappelle les réactions de deuil observées par les psycha-nalystes [15] et évoquées par Suinn [27] est insatisfaisante[4]. Son caractère universel crée l’ illusion de la prévisibilitédans une situation incertaine et apporte la croyance récon-fortante que tous les blessés atteindront une phase d’adap-tation.

Les approches interactionnistes, au travers d’études lon-gitudinales, récusent le caractère stéréotypé de ces réponsesqui ne permettent pas d’expliquer les différences entre lesindividus [4,19]. Ces études montrent surtout que lesréactions négatives s’ inscrivent dans un continuum émo-tionnel [19]. Le sportif blessé traverse une phase émotion-nellement perturbatrice qui diminue au fur et à mesure de laprogression de la rééducation pour laisser place à dessentiments plus positifs lorsque la convalescence se termine[23,25]. Le programme médical, les progrès dans la récu-pération, le soutien moral de l’entourage, les évaluations dukinésithérapeute sont autant de facteurs facilitant la réadap-tation et la reprise de l’activité. En revanche, la gravitéde lablessure [21], sa durée [19], la diminution des activités

quotidiennes [9], le stress quotidien retardent ou empêchenttout progrès dans la gestion de la blessure.

Ces modèles d’ inspiration cognitiviste, pour la plupart,ont le mérite de nous éclairer sur les comportements dessportifs blessés et sur les facteurs contextuels impliquésdans ces comportements. Si les aspects affectifs sont sug-gérés parfois dans ces approches, ils restent peu étudiés. Lecorpus théorique de la psychologie clinique qui privilégieles déterminismes affectifs sous-tendant les représentationsde ce contexte de la compétition sportive et accorde uneplace importante à l’ imaginaire du sujet peut rendre comptedes variations complexes parfois contradictoires et ambiva-lentes de ce vécu de « blessé ».

Nous retiendrons l’ idée que la blessure entraîne desréactions émotionnelles très proches de celles décrites aprèsun deuil, ce qui souligne le caractère traumatique de cetévénement. Étymologiquement, « traumatisme » signifieblessure avec effraction. Cette notion se définit comme unévénement personnel datable de l’histoire du sujet et sub-jectivement important par les affects pénibles qu’ il peutdéclencher. Dans ce contexte particulier du sport de hautniveau, enfermée dans un processus de rationalisation sansfaille et de planifications souvent rigides, la blessure appa-raît comme un événement « contre nature » dont la tonalitédominante est chargée négativement, dans la mesure où ellen’est pas intégrée, voire prévue par le système. De par soncaractère brutal, souvent fortuit, douloureux et angoissant,la blessure devient alors un véritable traumatisme, tantphysique que psychologique. Elle vient bouleverser l’équi-libre du sportif, provoquant ainsi du désordre dans sadynamique personnelle et relationnelle. Mais en mêmetemps, par sa fréquence, la blessure devient un impondéra-ble qui, lorsqu’elle surgit, occasionne une situation derupture dans la vie du sportif. Nous pensons que lescaractéristiques de brutalité, de souffrance auxquelles elleest associée masquent le plus souvent les bénéfices qu’elleprocure dans certains cas. Nous allons nous interroger surles mécanismes psychologiques défensifs sous-jacents aprèsune blessure. C’est le concept « d’après coup » fréquem-ment utilisé par Freud [17] qui nous semble le mieux rendrecompte des processus mis en œuvre par les sportifs aprèsune blessure. Cette notion est définie comme « le fait deremanier ultérieurement en fonction de nouvelles expérien-ces des événements passés, impressions, expériences, tracesmnésiques ». Ces événements se voient alors conférer unsens nouveau et une efficacité psychique. Ce n’est pas levécu en général qui est remanié après coup mais élective-ment ce qui, au moment où il a été vécu, n’a pu pleinements’ intégrer dans son contexte significatif. Ce remaniement oul’élaboration secondaire très proche de la rationalisation ontpour objectif de rendre possibles de nouveaux investisse-ments et de permettre le rétablissement des conditions defonctionnement du principe de plaisir.

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La blessure revêt un caractère paradoxal. Si dans laplupart des cas elle est associée à une tonalité négativerenvoyant à l’ image d’un corps déficient (opposé àcelui deperformant), elle peut être aussi associée à des aspectspositifs, en terme de conséquences et présenter des bénéfi-ces ou des satisfactions dans « l’après coup » par leschangements qu’elle va impliquer (repos, prise en charge,etc.). Nous avons pu observer que les relations entre lesportif et le système, dont l’entraîneur est le principal acteur,apparaissent comme très ambivalentes. Autrement dit, lablessure pourrait traduire et révéler le caractère ambivalentdes relations entre le sportif et le système dans lequel il esttrès fortement investi tout en étant elle-même empreinte decette ambivalence. La blessure procure déplaisir et frustra-tions, tout comme satisfactions ou plaisir chez les sportifsblessés.

1. Méthodes

1.1. L’échantillon (Tableau 1)

Il est constitué de 46 sportifs compétiteurs répartis de lafaçon suivante : 22 pratiquant des sports individuels (13hommes et 9 femmes) et 24 pratiquant des sports collectifs(15 hommes et 9 femmes) au plus haut niveau (national etinternational) dans différentes disciplines sportives. Leurblessure est survenue depuis moins de six mois pourl’ensemble des sujets rencontrés. Il s’agit de blessures detype fonctionnel (musculaire, articulaire ou osseuse), degravité variable selon les sujets. Il s’agit d’accident enrapport direct avec le sport pratiqué et avec la techniqueutilisée ; ce sont des « athlopathies » ou des « technopa-thies » à symptomatologie chronique [11].

Il peut s’agir par exemple d’une entorse avec ou nonarrachement des ligaments ou d’une fracture. Certainesnécessitent une intervention chirurgicale, toutes, une réédu-cation. Dans tous les cas, la reprise de la compétition restepossible.

1.2. Recueil de données

L’entretien en tant que situation sociale de rencontre etd’échange permet, par le contrat de communication quis’établit, la production d’un discours. La procédure mise enplace est standardisée. Tous les entretiens ont une durée de45 minutes. Le début de l’entretien est marqué par l’énoncéd’une consigne et la mise en route d’un appareil d’enregis-trement. Nous avons effectué deux entretiens par sujet à 15jours d’ intervalle. Ces entretiens, « libres », non structurés,non directifs, permettent au sujet volontaire de s’exprimer

spontanément, en toute confiance, de donner son ressenti,ses impressions, ses représentations de sa blessure au sensd’élaborations psychiques. Ce style d’entretien est pertinentdans l’approche de l’histoire des sujets, de leurs stratégiesdéfensives (mécanismes de défense) et dans l’analyse desconflits. Le vécu ou l’expérience subjective des sujets nousintéressent ici. Le premier entretien débutait par l’énoncésuivant : « Vous avez été récemment blessé, pouvez-vousme raconter comment ça s’est passé ? »

Le second entretien permettait de revenir spontanémentsur des aspects non évoqués lors du premier. Les sujets,informés de la thématique générale de cette recherche,étaient volontaires. La rencontre s’est effectuée dans lemême lieu (bureau personnel) après la reprise de la compé-tition. Pour quelques cas la rencontre a eu lieu dans le centrespécialisé de rééducation fonctionnelle (CERT de Capbre-ton) dans une salle adaptée à ce type de dispositif.

1.3. Traitement des données

C’est au travers de l’analyse de l’énonciation que noustenterons de faire émerger les processus cognitifs et affectifsmis en œuvre lors d’une blessure. Une analyse de l’énon-ciation s’appuie sur une conception de la communicationcomme processus et non comme donnée et considère qu’untravail s’élabore lors de la production d’un discours, qu’unsens se construit progressivement, que des transformationss’opèrent [2]. Elle se situe dans l’espace de la subjectivitéetdes rapports entre le sujet et son histoire [10]. Cette analyseautorise l’accès à la dimension préconsciente et incons-ciente du discours que recèlent le mot à mot de l’énoncé etcertaines positions discursives (variations dans la forme,dénégations, lapsus, mots à double sens, répétitions, théma-tique). Elle permet de mieux préciser, à partir du corpusinitial, les écarts dans l’expression du vécu ou l’expériencede la blessure entre les différents sujets, de mieux saisir lalogique des discours, de faire émerger l’ implicite et dedébusquer les mécanismes de défense (rationalisation, déni,etc.).

1.4. Résultats et discussion

L’analyse systématique des entretiens fait ressortir lecaractère individuel et spécifique de chaque blessure etsouligne l’ intrication de multiples facteurs comme la gravitéde la blessure, sa nature, la période de sa survenue. Nousavons observé des résultats convergents sur le vécu de lablessure du point de vue des conséquences et de sa gestion,nous avons aussi repéré des divergences en fonction dessujets.

L’analyse du discours a révélé que l’aveu d’une souf-france corporelle met en scène un scénario composé très

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Tableau 1

SUJETS Sport individuel SEXE ÂGE NIVEAU ÉTUDES BLESSURE SUJETS Sport collectif SEXE ÂGE NIVEAU ÉTUDES BLESSURE

PAT Judo M 23 NATIONAL MAITRISE FRACTURE PHIL Hand M 24 DIVISION 1 BE 2 CROISÉDAV Ski M 29 NATIONAL DUT FRACTURE FRA Hand M 23 DIVISION 1 MAITRISE ENTORSEFAB Ski M 28 NATIONAL DUT FRACTURE JER Hand M 20 DIVISION 1 DEUG ENTORSEMIK Nat M 25 INTER. NAT MAITRISE ENTORSE VOUM Hand M 23 DIVISION 1 DEUG ENTORSECED Nat M 21 NATIONAL DEUG ENTORSE BEN Hand M 24 DIVISION 1 BE 2 CROISÉYAN Nat M 25 INTER. NAT BE 2 ENTORSE YO Hand M 21 DIVISION 1 DEUG ENTORSEXAVI Nat M 24 INTER. NAT BAC PRO LUMBAGO STE Hand M 27 DIVISION 1 DUT CROISÉAL Ath M 22 NATIONAL DEUG CLAQUAGE AL Basket M 21 PRO A BAC ENTORSEANT Ath M 18 NATIONAL LYCÉE 1re DÉCHIRURE PAT Basket M 20 PRO A DEUG ENTORSELAUR Ath M 19 NATIONAL DEUG TENDINITE CHR Basket M 32 PRO A BAC CROISÉSEB Ath M 20 NATIONAL DEUG DÉCHIRURE STE Basket M 30 INTER. NAT PROFES ENTORSECED Ath M 22 NATIONAL BAC PRO PUBALGIE PHIL Rugby M 22 PRO A CAPEPS FRACTUREANT Ath M 23 INTER. NAT LICENCE ENTORSE MAT Rugby M 22 PRO A LICENSE FRACTURELUC Ath F 24 NATIONAL LICENCE ENTORSE FABI Rugby M 17 PRO A BAC PUBALGIEMAG Ath F 20 NATIONAL DEUG CLAQUAGE ÉMI Rugby M 29 INTER. NAT CAPEPS FRACTUREJUL Ath F 21 NATIONAL DEUG DÉCHIRURE LAUR Hand F 24 PRO A CAPEPS ENTORSECAT Ath F 24 NATIONAL ARRET ENTORSE KEY Hand F 22 PRO A LICENSE TENDINITEMCA Judo F 24 INTER. NAT DEUG ENTORSE NAB Hand F 23 PRO A LICENSE ENTORSEAUR Nat F 19 NATIONAL DEUG ENTORSE STEP Hand F 22 PRO A CAPEPS CROISÉHEL Nat F 24 INTER. NAT CAPEPS BRÛLURE CAT Hand F 30 PRO A CAPEPES TENDINITEMAR Nat F 16 NATIONAL LYCÉE 1re LIGAMENT STEP Hand F 20 PRO A DEUG ENTORSESOL Nat F 21 INTER. NAT INSEP FRACTU

RECAR Volley F 23 PRO A BE 2 FRACTURE

RUT Volley F 24 PRO A PROFES ARRACHVIRG Volley F 25 PRO A BE 2 DÉCHIRURE

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souvent d’une série de personnages situés en position soit devictime – le sportif blessé, soit de témoins – les pairs, soitd’agresseur ou de persécuteur – le médecin qui apporte lediagnostic-sanction ; ce dernier, souvent placé dans desconditions diagnostiques très difficiles, en urgence sur leterrain, doit faire vite et imposer ses décisions [11], soit deréparateur potentiel ou de sauveur – le kinésithérapeute auxmultiples fonctions : « panseur », confident, psychologue.

1.5. La gestion de la blessure

La gestion de la blessure est liée à une multitude defacteurs comme sa gravité, le temps d’arrêt, la période de savenue. Le fait d’avoir déjà été blessé apparaît comme unfacteur déterminant dans cette gestion au sens de « prise encharge ». La première blessure conditionne beaucoup l’atti-tude à l’égard de la seconde blessure, elle devient uneexpérience, un référent sur le plan des « procédures », desprotocoles de guérison et de l’évaluation des progrès de larééducation. Cette première blessure semble agir comme unrituel de passage qui permet de réduire les incertitudes et lesdoutes quant à l’après blessure. Comme expérience ellepermet de mûrir, d’être moins dépendant des processus misen œuvre dans la guérison. La répétition, la chronicisationdes blessures sert alors de signal d’alarme pour un arrêtnécessaire, temporaire, voire définitif de la compétition.

Des écarts ont été relevés à propos des modalités degestion, notamment au niveau de la rééducation. Le tempsd’arrêt conditionne beaucoup la place et le rôle joués par larééducation. Elle occupe bien plus d’ importance dans lessports collectifs que dans les sports individuels. Les prati-quants de sports individuels, comme les nageurs ou lescoureurs, réduisent considérablement et parfois de façonrisquée le temps de rééducation. Beaucoup reprennent lesentraînements avec leur plâtre par exemple ou souffrentencore beaucoup de leur blessure. Pour les pratiquants desports collectifs, la rééducation est très importante, d’autantplus si elle institutionnalisée, ce qui est le cas le plusfréquent lors de grosse blessure, c’est-à-dire lorsqu’elle sedéroule dans un organisme spécialisé où le sportif devientalors le centre principal d’ intérêt de toute une équipe.

Dans les discours des sportifs blessés, il apparaît unprocessus « d’égotisation » autour de la blessure. La réédu-cation effectuée dans un centre spécialisé entraîne unrenforcement de l’égocentrisme du sportif par une prise encharge massive. Elle permet d’assurer une fonction de« renarcissisation » car il n’existe plus de comparaisonpossible entre le corps efficient et le corps déficient, le statutde blessé étant la norme de l’ institution.

Toutes activités confondues, la rééducation apparaît par-fois comme un prétexte, un « alibi » pour lâcher prise,

comme en témoignent ces quelques fragments d’entretiens :« on s’autorise à se faire prendre en charge », « cela nouspermet de se laisser aller ».

L’analyse suggère que la rééducation, par son côtéintense et intensif, a une triple fonction :

• une fonction de « remplissage » : elle devient un subs-titut de l’activité sportive. Il s’agit d’une activitéintense sur le plan temporel (nombreuses séancesjournalières), énergétique (séances lourdes, coûteuses)et sur le plan psychologique ;

• une fonction de sécurisation : en fait nous repérons lecaractère paradoxal de la rééducation. Elle produit desprogrès considérables qui sont autant de feedbackrenforçateurs sur le plan physique et motivationnels.Nous retrouvons des résultats similaires à ceux deGould, Udry [13], Wiese-Bjornstal, Smith, Shaffer,Morrey [31]. Plus les progrès augmentent, plus lesportif reprend confiance, plus il avance vers la guéri-son et plus il est saisi de doutes quant à la reprise. Lapeur de ne pas retrouver son niveau ou de se blesser ànouveau l’envahit et engendre parfois un processus derégression [6,30] ;

• une fonction de « pansement » : la rééducation jugule,déplace, évacue parfois l’angoisse liée à la blessure.Elle empêche de « penser ». Le kinésithérapeute joueparfois le rôle de confident, voire de psychologue, ilrassure, renforce le sportif physiquement et psycholo-giquement [26].

Un autre facteur intervient dans la gestion de la blessure,celui de l’acceptation de la blessure elle-même ou son déni.Nous avons relevé dans les entretiens que certains sportifs,comme les nageurs ou les athlètes en particulier, vontjusqu’à nier pendant plusieurs jours leur blessure. Or,accepter la réalité permet d’être actif dans sa rééducation[14]. C’est une condition impérative de sa réussite. Lesnageurs ou les athlètes diffèrent la rencontre avec lespécialiste qui apportera le diagnostic. Ce dernier apporte àla fois un soulagement lié au fait de savoir, mais en mêmetemps représente celui qui donne la « sanction » qui nepermet plus d’espérer.

1.6. Place et rôle de l’entourage dans la gestionde la blessure

Nous observons quelques différences entre les sportsindividuels et les sports collectifs dans l’ importance accor-dée à l’entourage et dans la définition même de l’entourage.Dans les discours des sujets de sports individuels, laréférence à l’entourage apparaît moins souvent. Il ne semblepas que la famille ou les pairs soient une source de soutienou d’aide. Dans la plupart des cas, les sportifs préfèrent

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gérer seuls leur blessure [20]. Ce sentiment de solitude esttrès souvent exprimé par les pratiquants de sports indivi-duels.

On peut noter l’ insistance et l’ importance accordées aurôle de l’entourage familial dans le discours des sujets desports collectifs. L’entourage est défini comme sécurisant,protecteur, participant directement ou indirectement par sonsoutien et ses encouragements aux progrès de la rééduca-tion. Il est aussi porteur de leur « idéal du moi » et de leurprojet de réussite.

Les pairs, l’équipe, tiennent aussi une place plus impor-tante dans les sports collectifs que dans les sports indivi-duels. Cela peut s’expliquer par la nature même de l’acti-vité : dans les sports individuels les pairs sont souvent desconcurrents potentiels et la notion d’équipe est très peuprésente, sauf pour des activités comme le ski. Ce quiressort des discours des blessés, quelle que soit l’activitépratiquée, c’est le caractère ambivalent de l’attitude despairs. Ils peuvent être associés à la prise en charge de lablessure et apporter aide et soutien, mais ils peuvent aussirester à distance, « la place vide étant une place à prendre ».La concurrence est une source d’ inquiétude accrue lorsd’une blessure.

1.7. Rôle et place de l’entraîneur

Nous mettons en évidence que la blessure signifie le refusd’aller plus loin, d’aller au-delà des limites. Elle permet ausportif, par la mise à distance qu’elle implique, de s’extrairemomentanément de l’emprise de l’entraîneur sur son corpset de se réapproprier son corps. La blessure lui permet« d’échapper » ponctuellement au pouvoir de l’entraîneur etpar là même à la pression qui s’exerce. La référence àl’entraîneur est récurrente dans le discours des sportifs« individuels ». On peut en effet observer que celle-ci estmarquée par une plus grande dépendance, notamment chezles sujets plus jeunes, nageurs ou athlètes. Cette dépendancese traduit dans l’expression d’une « délégation de son corpsà son coach » qui implique le déni de sa souffrance etparfois même de sa blessure, de peur d’un conflit, comme entémoignent ces fragments d’entretiens : « on ne veut pas ypenser », « on se dit que ce n’est pas grave, que ça vapasser », « j’avais peur de lui (l’entraîneur) dire que j’avaismal », « je ne pouvais pas lui dire, il m’en aurait tropvoulu », « je ne voulais pas le décevoir ».

1.8. Les conséquences de la blessure

Les conséquences des blessures sont souvent associées àleur gravité. Dans notre échantillon de pratiquants de sportindividuel, la palette des blessures est beaucoup plus large,

au niveau de la localisation et de leur gravité, que chez lesblessés pratiquant un sport collectif. Les premiers aspectsévoqués à propos de la blessure mettent davantage l’accentsur son caractère traumatique. La blessure est définiecomme pénalisante, douloureuse, fragilisant le sportif. Celasemble plus manifeste chez les sportifs pratiquant un sportindividuel que chez les sportifs pratiquant un sport collectif.Les termes utilisés par les premiers pour exprimer lesconséquences sont plus négatifs (catastrophe, drame, terri-ble, dramatiques, etc.) et le thème de la reprise, thèmefréquemment associé aux conséquences, renvoie en fait à laproblématique du temps et notamment à celle du tempsd’arrêt. Le rapport au temps se traduit de façon différentechez les sportifs « individuels » et chez les sportifs « col-lectifs ». Le temps de l’arrêt est très variable, en fonction dela gravité de la blessure mais aussi en fonction de la familled’activité. Les pratiquants de sports individuels sont le plussouvent pressés de reprendre leur activité. L’arrêt est appré-hendé voire redouté car il est associé àla peur de perdre sonniveau, de ne plus « être dans la course », de ne plus pouvoirse réinscrire dans les compétitions à venir. En revanche,dans les discours des sportifs « collectifs », l’ idée de pren-dre son temps est fréquemment évoquée, elle est associée àla croyance que « le travail et l’effort paient toujours ». Ilssont source de gratification [7].

La conséquence d’une reprise prématurée est alors larésurgence de la blessure qui entraîne une régression duniveau de performance et la chronicitéd’une blessure qui neguérit jamais. L’arrêt, pourtant nécessaire, est défini par lespratiquants de sports individuels comme un manque trèspénalisant parce qu’ il peut réduire de façon dramatiqueleurs capacités physiques. L’arrêt est associé à l’ idée deperte, de régression. Parfois ces sportifs insistent sur leurressenti du « manque », par analogie au manque éprouvéparle toxicomane. Lorsque cet arrêt se prolonge, ils parlentd’une véritable « désintoxication » vécue comme une « dé-motivation » ou un « déconditionnement ».

À la souffrance souvent intense, vient se conjuguer lasouffrance psychologique liée au fait de n’être plus produc-tif, d’être « hors-jeu ». Le statut de blessédevient synonymede perte de l’ image de champion et suscite des évaluationsnégatives de la part des médias, renforçant l’état décrit parle sportif lui-même comme « dépressif » : « J’étais effondré,anéanti ; c’était une véritable catastrophe. »

La blessure est associée parfois à une forme de culpabi-lité pour les sportifs. Ils évoquent les difficultés qu’ ilsrencontrent, les doutes qui les envahissent, les questionsqu’ ils se posent, en bref lorsque parler de leurs difficultés oude leur fatigue est difficile. La non prise en compte de cetévénement pourtant si fréquent peut expliquer la dramati-sation des conséquences des blessures et la tonalité négativedes discours sur la blessure.

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La blessure peut présenter conjointement une compo-sante positive, elle peut être associée à des bénéfices etsatisfactions. Le souvenir du déplaisir peut se transformerpeu à peu en l’évocation de plaisir. L’expression des aspectspositifs de la blessure traduit un mécanisme de rationalisa-tion qui permet de remanier le vécu de l’événement dou-loureux en fonction de nouvelles expériences, notammenten fonction de la progression lors de sa rééducation et de lareprise de la compétition, de le rendre plus acceptable etsurtout de pouvoir s’engager ànouveau dans la compétition.Ce renversement des affects permet de réinvestir la compé-tition et de construire un nouveau projet de réussite, commeen témoigne ce fragment d’entretien : « Quand tu reviens tues beaucoup plus fort mentalement, je vais reprendre lacompétition avec une force mentale qui va me permettre detout casser ! »

Les mécanismes de rationalisation s’observent au niveaude la forme (éléments atypiques comme les récurrences, lesautosuggestions, les contradictions, etc.) et des contenus desdiscours.

Le caractère inéluctable de la blessure apparaît de façonrécurrente : « c’est inévitable », « on ne peut que se blesserà un moment ou à un autre », « je sentais que j’allais meblesser » et en même temps on peut lire « c’est injuste !J’avais tout fait comme il fallait pour ne pas me blesser »,« cette blessure, elle devait arriver ! », « je me suis fait uneraison ! »

Nous observons des procédés d’autosuggestion : « il fautse consoler en trouvant du positif », « mieux vaut en retirerdes bénéfices », « il faut prendre la blessure comme quelquechose de bénéfique », « c’est une expérience, une mise àl’épreuve… », « se blesser, c’est toujours douloureuxmais… disons que les enseignements qu’on en retire…enfin… c’est quelque chose quand même… mais bon, letout c’est d’avoir pu tirer les points positifs… » Autant deprocédés qui veulent donner l’ impression de la résolution(apparente ou magique) du conflit que génère la blessure etla réassurance de progrès.

Parmi les effets positifs, on note l’ idée d’une transforma-tion à plusieurs niveaux :

• renforcement de l’autonomie notamment à l’égard del’entraîneur, dans la gestion de son corps : « une autreécoute de son corps », « une plus grande vigilance » ;

• augmentation du degré de maturité ;• plus grande ouverture vers l’extérieur.La blessure apparaît comme source de bénéfices notam-

ment en termes de repos, de repli sur soi, de mise àdistance,d’un retour à la maîtrise de son corps. La blessure, par lerepli qu’elle implique, permet au sportif de reprendre enquelque sorte du pouvoir sur son corps et donc sur sonentraîneur. Par l’entremise de la souffrance, le sportifapprend à réécouter son corps, à devenir plus attentif auxinformations internes et par là même il reprend le contrôle

de ce corps qui lui échappait. La blessure devient alors unsignal du trop, de l’ insupportable, un « garde–fou » pour nepas devenir l’esclave de ce système de contraintes. Comme« une mise à l’épreuve », elle peut être définie en terme deprogrès, de croissance, d’optimisation de la performance.En relativisant les enjeux, elle diminue le stress et permetd’être plus disponible, donc plus efficace. Elle devientparfois un alibi, un prétexte pour faire autre chose, poursortir du milieu : « La blessure est tombée à pic, je com-mençais à me lasser. » Nous retrouvons des résultats sem-blables à ceux de Udry, Gould, Bridges, Tuffey [28].

La blessure est surtout une expérience permettant la prisede conscience du caractère éphémère du statut de sportif dehaut niveau : « tout peut s’arrêter », « on n’est pas dessurhommes ». La blessure semble provoquer une désillusionde l’ invulnérabilité de l’être sportif.

Ce sentiment de perte, très souvent exprimé dans lesdiscours, n’est pas sans rappeler le travail de deuil quisuppose un détachement progressif de l’objet perdu [27]. Ilsemble qu’un processus de détachement se révèle nécessairepour ne pas chroniciser ce type d’événement et pourparvenir à quitter une position identitaire de victime. C’està cette condition que la trace et le marquage de l’événementpeuvent devenir un souvenir porteur de bénéfices et non uneblessure obsédante, en rupture de l’histoire et de sa trajec-toire. Ces blessures permettent ainsi au sportif de réinvestirla compétition et de construire à nouveau des projets deréussite. Il apparaît un remaniement du rapport au temps età l’objet lui-même. L’excitation des projets d’avenir àmoyen ou long terme tend à se dissoudre pour privilégier lesenjeux du présent, la reprise de la compétition par exempleet les attentes des bénéfices symboliques comme la victoirecèdent la place de plus en plus à la rencontre avec les autres,au plaisir de participer à nouveau et d’être remis en jeu.

2. Conclusion

L’analyse du contenu des discours des sportifs blessésconfirme bien qu’ il s’agit d’un événement traumatisantcréant un déséquilibre majeur dans la vie des sujets. Pourfaire face à cet événement et le gérer au mieux dans l’aprèscoup, les sportifs mettent en œuvre des processus psycho-affectifs comme une « égotisation » très forte autour de lablessure avec un renforcement de l’égocentrisme du sportif.La fragilisation va se traduire par des doutes, des interro-gations, des angoisses et engendrer des processus défensifs.Cette perte de l’ image d’un corps invulnérable et de l’ imagede soi « héroïque » est parfois tellement insupportablequ’elle entraîne des mécanismes de défense du Moi commela rationalisation, l’ intellectualisation, la négation, voire ledéni. La blessure, parce qu’elle fait « effraction dans le réeldu sujet » [3], le renvoie tout en entier au principe de réalité

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sur « l’être sportif » quant à ses limites, sa mortalité, sonimpuissance parfois.

Il apparaît quelques écarts dans l’expression du vécu dela blessure en fonction de la famille d’activité. Les prati-quants de sports individuels ont une représentation plus« dramatisée » de la blessure, liée aux conséquences vécuescomme pénalisante, notamment l’arrêt qu’elle implique. Cerepos nécessaire, cette « mise à distance » ou ce hors-jeuengendrent des troubles liés au sentiment de « manque ». Lareprise est souvent trop hâtive et provoque des rechutes. Lespratiquants de sports collectifs rationalisent leur blessure ense focalisant sur la rééducation. La plupart du temps bienacceptée, elle joue une fonction de renforcement massif surle plan physique et psychologique. Elle devient un substitutde l’activité en terme d’ investissement. La blessure provo-que du déplaisir, et peut apporter des bénéfices commel’apprentissage d’un nouveau rapport au corps, une trans-formation psychologique, une croissance ou un progrès.

La compréhension affinée des processus mis en jeu lorsd’une blessure révèle que celle-ci est vécue comme unvéritable traumatisme engendrant des processus défensifssemblables à ceux définis dans un travail de deuil. Chez lessportifs blessés les conséquences de la blessure sont mar-quées d’un double sceau chargé d’ambivalence et mettenten jeu des dualités, des oppositions entre plusieurs regis-tres :

• la blessure apporte à la fois des pertes ou pénalités, desgains ou des bénéfices, elle met hors-jeu mais permetaussi, par un remaniement dans l’après coup, uneremise en jeu, c’est-à-dire qu’elle permet aux sportifsd’optimiser la reprise de la compétition ;

• elle est un passage entre puissance, efficience et im-puissance ou déficience ;

• elle oppose un corps maîtrisé, contrôlé, mis en ordrepar le système compétitif à un corps en « désordre »non contrôlé, un corps qui échappe, un corps « auto-nome ».

Cette ambivalence dans l’attitude du sportif à l’égard desa blessure (du moins telle qu’elle a été décodée au traversde son discours) où les composantes, négatives et positivessont simultanément indissociables, suggère la théorie duconflit. L’ambivalence permet la mise au jour des processusà l’œuvre lors d’un conflit dans lequel entrent en jeu desmotivations incompatibles, renvoyant à l’ idée de « forma-tion de compromis ». Certains cas nous ont engagé versl’hypothèse de l’existence de causes psychologiques danscertaines blessures, notamment celle d’un conflit sous-jacent. La blessure serait alors considérée comme unemodalité de gestion du conflit.

C’est pourquoi, dans une perspective d’approfondisse-ment et de mise à l’épreuve de cette hypothèse, il nous

apparaît nécessaire aujourd’hui de prolonger ce travailclinique et de nous engager vers des études de cas.

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