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LA CARICATURE DE L'ISLAM DANS L'OCCIDENT MEDIEVAL ORIGINE ET SIGNIFICATION DE QUELQUES STÉRÉOTYPES CONCERNANT L'ISLAM Author(s): Jean Flori Source: Aevum, Anno 66, Fasc. 2 (maggio-agosto 1992), pp. 245-256 Published by: Vita e Pensiero – Pubblicazioni dell’Università Cattolica del Sacro Cuore Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20860120 . Accessed: 15/06/2014 23:07 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Vita e Pensiero – Pubblicazioni dell’Università Cattolica del Sacro Cuore is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Aevum. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.76 on Sun, 15 Jun 2014 23:07:38 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LA CARICATURE DE L'ISLAM DANS L'OCCIDENT MEDIEVAL ORIGINE ET SIGNIFICATION DEQUELQUES STÉRÉOTYPES CONCERNANT L'ISLAMAuthor(s): Jean FloriSource: Aevum, Anno 66, Fasc. 2 (maggio-agosto 1992), pp. 245-256Published by: Vita e Pensiero – Pubblicazioni dell’Università Cattolica del Sacro CuoreStable URL: http://www.jstor.org/stable/20860120 .

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LA CARICATURE DE L'ISLAM DANS L'OCCIDENT MEDIEVAL

ORIGINE ET SIGNIFICATION DE QUELQUES STEREOTYPES CONCERNANT L'ISLAM

Quel regard portaient Tun sur Pautre le christianisme et Pislam au Moyen Age, k Pepoque de la croisade? On est encore tres mal renseigne sur Pimage que les mu sulmans de cette epoque se faisaient d'un christianisme qu'il leur etait pourtant aise d'observer; les travaux sur ce theme n'encombrent pas Phistoriographie, et on ne

peut que deplorer cette lacune, encourager les chercheurs musulmans k la combler. En revanche, on commence k mieux percevoir Pimage que se faisait alors le

monde Chretien d'un domaine islamique qu'il ne cotoyait guere que sur les marges disputes des deux entites rivales; avant la croisade, les lieux de contact etaient, pour Pessentiel, PEspagne (al-Andalus) et la Sicile, et les pelerinages k Jerusalem.

Deux traits principaux emergent des textes Chretiens relatifs & Pislam, a la veille de la premiere croisade. Ces textes peignent tous Pislam comme une religion idol&tre et luxurieuse. Ces traits dominants, repetes k Pinfini, en vinrent & former un verita ble stereotype dont il convient de rechercher Porigine, le processus de formation et les significations ideologiques. Dans cet article, je ne m'attacherai qu'au premier de ces deux aspects: Pidolatrie.

I. Uidolatrie sarrasine.

A Pepoque de la premiere croisade, Pidolatrie des musulmans est chose admise dans le monde Chretien. Les chansons de geste, alors tres en faveur, decrivent k Pen vi les combats glorieux des heros de la vraie foi contre les adorateurs des faux dieux que sont k leurs yeux les musulmans, constamment nommes pai'ens et totalement identifies k eux l. Sur ce plan, les epopees ne different en rien des textes monasti ques anterieurs, ni mdme de la plupart des chroniqueurs de la premiere croisade qui, eux aussi, les nomment pagani ou gentiles, alors meme que certains d'entre eux ont vecu k leur contact et ne pouvaient ignorer Pinadequation du terme 2.

On a parfois attenue la portee de Pemploi de tels termes en avan<?ant Pidee que les ecrivains de ce temps ont englobe dans ces vocables tous les ennemis de la chre tiente. Ainsi, pai'ens et infideles se confondraient parce que ni les uns ni les autres

1 Voir sur ce point CM. Jones, The Conventional Saracen of the Songs of Geste, ?Speculum?, 17

(1942), pp. 201-225; B.P. Edmonds, Le portrait des Sarrasins dans la ?Chanson de Roland?, ?The French

Review?, 44 / 5 (1971), pp. 870-881; P. Bancourt, Les musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix en Provence 1982, pp. 341-503; N. Daniel, Heroes and Saracens; an Interpretation of the Chan sons de geste, Edinburgh 1984.

2 C'est le cas par exemple d'EuLOGE de Cordoue, Liber apologeticus martyrum, PL, 115, coll. 859-862; Anonyme, Histoire de la premiere croisade, ed. et trad. L. Brehier, Paris 1964, pp. 49, 111, 115, 123, 131, 159, 173, 175, 183, 187, 189, 199, 207, 213, 215, 223.

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ne sont Chretiens 3. Une telle approximation de type dualiste existait bien en effet dans le christianisme de cette epoque; elle pourrait expliquer Passimilation verbale des Sarrasins epiques et des Turcs des chroniques aux forces demoniaques, adversai res de la 'vraie religion'. C'est ainsi qu'ils sont souvent nommes aversiers, ennemis de Dieu, vifs deables et adjoints du demon 4. La meme conception peut aussi expli quer Passimilation globale du prophete de Pislam a PAntichrist5.

II ne s'agit pas seulement, toutefois, d'une simple assimilation verbale ou d'une evocation imprecise et globale. Les chansons de geste vont beaucoup plus loin et donnent de la religion musulmane une description en tous points conforme au paga nisme de Pantiquite. C'est ainsi qu'elles nous montrent les 'pai'ens' en train d'elever des prieres ardentes aux statues des faux dieux qu'ils ont eux-meme confectionnees avec du metal precieux, et qu'ils n'hesitent pas k les injurier, k les souiller et meme k les briser lorsque ces idoles se sont revelees incapables de leur procurer la victoi re 6. Ces dieux impuissants portent des noms etranges d'obscure origine (Tervagant ou Cahuz), ou directement issus du pantheon pai'en (Apollin = Apollon ?, Jupiter), tandis que d'autres (Pilate) traduisent la conception dualiste signalee plus haut: tout ce qui s'opposa jadis au christianisme antique ne cesse de se liguer encore contre la chretiente pr?sente.

Une divinite, toutefois, Pemporte sur toutes les autres: il s'agit de Mahon ( =

Mahomet), que les epopees designent clairement comme le dieu principal du pan theon sarrasin 7.

II s'agit \k, bien entendu, de fictions litteraires, et Pon ne peut exiger d'une epo pee des caracteres d'exactitude et d'objectivite qui faisaient defaut meme aux textes

historiques de ce temps. D'autre part, on a souvent signale Pignorance qui regnait alors en Occident k propos de tout ce qui lui etait exterieur, ainsi que la grande 'li berte' dont font preuve les jongleurs a Pegard d'une realite historique qui les laissait indifferents 8. Cette indifference n'est toutefois pas suffisante pour expliquer la crea tion d'une image aussi radicalement fausse et aussi precise, et il faut admettre qu'el le a ete volontairement creee et diffusee k des fins de propagande ideologique 9.

Cette propagande recouvre plusieurs aspects qui, peut-etre, se rejoignent. Les chansons de geste ont joue, on le sait, un role important dans la formation de Pi deal de croisade 10. Elles ont contribue k glorifier les guerriers qui, comme le firent les croises ? mais le plus souvent k Pinterieur de la chretiente ? combattent les in fideles pour eshalcier sainte crestienti 11. Elles traduisent le credit populaire que ren

3 Bancourt, Les musulmans, pp. 342 ss. 4 Voir P. Rousset, Les origines et les caracteres de la premiere croisade, Neuch&tel 1945. 5 P. Alphandery, Mahomet-Antichrist dans le Moyen Age latin, dans Melanges H. Derenbourg,

Paris 1909, pp. 261-277, me semble minimiser trop cette assimilation qui ne doit rien au hasard. Sur les Sarrasins =

peuple de l'Antichrist, voir Bancourt, Les musulmans, pp. 346 ss. 6 Nombreux exemples analyses par Daniel, Heroes and Saracens, p. 169 et Bancourt, Les mu

sulmans. 7 Ch. Pellat, Mahomt Tervagant, Apollin. Primer congresso de estudios arabes e islamico, Cordo

ba 1962, Actas, Madrid 1964, pp. 268 ss.; Y. et Ch. Pellat, L'idie de Dieu chez les 'Sarrasins' des chan sons de geste, ?Studia Islamica?, 13 (1965), pp. 5-42; H. Gregoire, Des dieux Cahu, Baratron, Tervagant et maint autres dieux non moins extravagants, ?Annuaire de Philologie et d'Histoire Orientale et Slave?, 7

(1939-1940), pp. 451-472. 8 Daniel, Heroes and Saracens, pp. 265 ss. 9 P. Senac, L'image de Vautre, Paris 1983, pp. 51 ss. 10 Rousset, Les origines; J. Flori, La marche vers la croisade, ?Conscience et Libert6?, 4 (1972),

pp. 24-36; J. Flori, L'esprit de croisade, ?Conscience et Liberte?, 5 (1973), pp. 12-21. 11 j. Flori, 'Pur eshalcier sainte crestiente'', Croisade, guerre sainte et guerre juste dans les ancien

nes chansons de geste francaises, ?Le Moyen Age?, 97 (1991), 2, pp. 171-187.

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L'ISLAM DANS L'OCCIDENT MEDIEVAL 247

contrait, dans les milieux chevaleresques, une nouvelle doctrine dont on releve les

premiers indices aux VHIeme et IXeme siecle, mais qui se r6pand surtout au Xleme siecle: la doctrine de la guerre sainte 12.

Or, il s'agit \k d'une veritable revolution doctrinale. Le christianisme originel, en effet, etait rigoureusement pacifiste, k limitation de Jesus lui-meme. II manifes tait a regard de la guerre et de la violence une reprobation categorique conduisant de nombreux Chretiens au refus de Pusage des armes 13. Les deuxieme et troisieme siecles fournissent de nombreux exemples de soldats qui, convertis aux christianisme, refusent d'utiliser leurs armes, opposant le service de Dieu ou du Christ (militia Dei ou Christi) au service militaire (militia saecularis), et affirmant, comme le fit par exemple saint Martin: ?Je ne peux pas servir par les armes, je ne peux pas faire le

mal, je suis chretien?, ou encore: ?Je suis le soldat du Christ (miles Christi), il ne m'est pas permis de combattre? 14.

Cette doctrine pacifiste allait evoluer lentement, par paliers successifs, k partir du moment ou le christianisme, d'abord persecute par le paganisme romain officiel, acceda k son tour au pouvoir. La conversion de Constantin, qu'elle soit sincere ou

opportuniste, marque a cet egard un premier virage. Le pouvoir, desormais, ne pou vait plus etre tenu pour malefique et Pempire romain n'etait plus assimilable au roy aume des tenebres. Le detachement dont avaient fait preuve les Chretiens les plus pieux envers les ?puissances de ce monde? n'etait plus de mise: seuls quelques-uns persevererent dans cette attitude de rejet du 'monde' et de refus de toute compro mission avec le pouvoir, quel qu'il soit; on les retrouva le plus souvent k Pecart des

villes, dans les 'deserts' ou ils se retiraient pour protester contre la corruption du 'monde'. Cette tendance fournit tres probablement de nombreux adeptes au mouve

ment monachiste en plein essor. Les moines, en effet, critiquent les compromis trop nombreux k leurs yeux entre PEglise et le monde, Pabaissement qui en resulte de Pi deal Chretien et de ses valeurs, et se donnent a eux-memes le nom que portaient ja dis tous les Chretiens: milites Dei ou milites Christi; des soldats pacifiques, puisque les moines sont, par definition, sans armes. Leur combat est spirituel.

Mais ce refus demeura minoritaire et marginal. La tres grande majorite des Chretiens (et plus encore ceux qui se sont convertis au christianisme par opportunis me lorsque les empereurs ont adopte la nouvelle religion) ont vu dans Paccession au

pouvoir du christianisme un signe de Papprobation divine. Devenu Chretien, Pempire romain tendait a se confondre, pour certains, avec la 'cite de Dieu' qu'il convenait done de defendre, y compris par les armes, contre ses adversaires, paiens et barba res 15.

En esquissant la theorie de la guerre juste, saint Augustin temoigne de cette atti tude nouvelle, meme s'il distingue Pempire romain de la 'cite de Dieu' lorsqu'il s'a vere que les Barbares Pemporteront. Ces Barbares, d'ailleurs, sont eux-memes Chre tiens, pour la plupart; mais ils sont ariens, done 'heretiques' aux yeux du catholicis

12 J. Flori, Guerre sainte et retributions spirituelles dans la deuxieme moiti4 du Xleme siecle: lutte contre I'islam ou pour la papauti?, ?Revue d'Histoire Eccl6siastique?, 85 (1990), pp. 617-649.

13 Voir sur ce point A. Bayet, Pacifisme et christianisme aux premiers siecles, Paris 1934; R.H.

Bainton, The Church, the Gospel and the War, ed. R.M. Jones, New York 1948; J. Fontaine, Les Chre tiens et le service militaire dans Vantiquiti, ?Concilium?, VII (1965), pp. 95-105; J.M. Hornus, Evangile et

Labarum, Geneve 1960. 14 ?Non possum militare, non possum malefacere, christianus sum ...; Christi ego miles sum: pugna

re mihi non licet?: Sulpice Severe, Vita sancti Martini, ed. et trad. J. Fontaine, Paris 1967, t. I, lib. II, 3, pp. 260 ss.

15 Sur 1'evolution d'attitude envers la guerre au sein du christianisme, voir J. Flori, L'idiologie du

glaive, Geneve 1983.

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me qui s'affirme de plus en plus en Occident sous la houlette de PevSque de Rome. La conversion de Clovis au catholicisme, ses victoires sur les rois ariens Burgondes et Wisigoths etablissent la preponderance definitive du catholicisme romain dans les

royaumes d'Occident. La haute figure de Charlemagne, nouveau David, incarnera desormais dans tout POccident Pidee du souverain Chretien, champion de Dieu et de la chretiente, protecteur du pape et des lieux saints.

Contre qui? L'empire de Charlemagne, que le roi Franc dilate par Pepee, s'a

grandit des conquetes qu'il fait contre des ennemis qui, pour la plupart, ne sont pas Chretiens et sont considers comme les 'nouveaux barbares' menacant le nouvel em

pire romain chretien: k PEst, ce sont par exemple les Saxons ou les Avars, au Sud, les Sarrasins qui s'etaient montres assez menacants pour occuper PEspagne et le sud de la Gaule un siecle plus t6t, poussant meme leurs razzias jusqu'au coeur de la France. L'ai'eul de Charlemagne, Charles Martel, les avait arr6tes pres de Poitiers en

732, et sa victoire retentissante avait eu quelque influence sur Pavenement de la dy nastie carolingienne. Le monde chretien, alors, avait eu peur d'etre submerge par les

guerriers d'Allah. C'est probablement cette peur qui acc?lera Involution doctrinale de PEglise vers

la valorisation morale de certaines guerres. Menaces k Rome m?me par les incursions

'sarrasines', Leon IV d'abord, plus tard Jean VIII, au IXeme siecle, firent appel k la nouvelle puissance militaire de Pempire Franc pour assurer leur protection contre leurs ennemis, en particulier les musulmans. Pour la premiere fois, les papes posent les fondements de la nouvelle doctrine de la guerre sainte en promettant Pacces au Paradis k ceux qui trouveraient la mort dans ce juste combat 16.

Cette doctrine est nouvelle et revolutionnaire dans le christianisme, mais elle est tout k fait banale dans Pislam. Des les origines, en effet, le prophete de Pislam, k la difference de Jesus, n'avait nullement porte sur la guerre un jugement defavorable, des lors qu'il s'agissait de combattre pour la bonne cause. Mahomet 17 a d'ailleurs lui-meme participe, les armes k la main, k plusieurs combats, dirige de nombreuses

expedition guerrieres et ordonne la plupart d'entre elles 18. II n'avait pas non plus la moindre reticence envers le butin rapporte par ces

guerres, comme en temoigne la regie de partage qu'il etablit k ce propos, selon une revelation coranique (Sourate VIII, verset 42): outre la part qui lui etait devolue en tant que combattant, un cinquieme du butin revenait au prophete. Cette 'double di

me' etait partagee en trois: la premiere part etait attribute aux pauvres, aux orphe lins, aux exiles; la seconde appartenait en propre au prophete; la troisi&ne revenait k ses parents 19. Quant aux vaincus qui se rendaient k discretion, le prophete ordonnait souvent que les hommes soient tues et que les femmes et les enfants soient r?duits en

esclavage 20.

Pas plus qu'il ne reprouvait la guerre, le Prophete Mahomet ne r?cusait Pusage du meurtre politique que Pon appellerait de nos jours 'liquidation'. C'est ainsi qu'il

16 Cf. Flori, Guerre sainte et retributions spirituelles, pp. 629 ss. 17 J'emploi ici les denominations en vigueur dans l'Occident medieval, qui pr^fere Mahomet a Mo

hammed et Jdsus a Ieshua. 18 Selon Tabari, le prophete aurait men? lui-m6me 27 ou 29 expeditions, alors que 35 ou 48 campa

gnes auraient 6t6 entreprises sans sa presence. Cf. Tabari, Mohammed, sceau des prophetes, Paris 1980, pp. 325-326.

19 Tabari, Mohammed, pp. 166-167, 178, 231-232. Tabari souligne plusieurs fois que Dieu a rendu licite le butin. Ibid., pp. 163, 166, 167.

20 Tabari, Mohammed, pp. 178, 167, 213, 232, 163, 166, 167.

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L'ISLAM DANS L'OCCIDENT MEDIEVAL 249

ordonna ou accueillit avec joie les assassinats de quelques-uns de ses opposants, en

particulier des poetes qui Pavaient vilipendes dans leurs oeuvres 21. Ces quelques exemples suffisent pour rappeler k quel point la doctrine originelle

de Pislam, illustree par le comportement de Mahomet, differe du tout au tout de la doctrine originelle du christianisme, illustree par le comportement de Jesus de Na zareth.

A la veille de la croisade, plus de mille ans apres la mort de Jesus, la doctrine

catholique a beaucoup evolue sur ce point, puisque le pape Urbain II, lorsqu'il preche P expedition de delivrance des lieux saints de Jerusalem, n'hesite pas k pro mettre les palmes du martyre et Pacces au Paradis k ceux qui viendraient a mourir de la main des musulmans lors de ce pelerinage arme. L'expression milites Christi, qu'il emploie tres probablement en cette occasion, designe cette fois clairement des

guerriers et non plus des Chretiens pacifiques ou des moines desarmes 22. Nous som mes \k au terme d'une tres lente evolution qui, k travers la notion de guerre juste, puis de Paix de Dieu, conduisit PEglise du refus initial de la violence k son accepta tion en cas de 'legitime defense', puis k sa valorisation et k sa sacralisation des lors

qu'il s'agissait de proteger la chretiente, et particulierement la papaute, contre les en nemis de la foi catholique 23.

Cette doctrine du martyre des guerriers, encore contestee dans POccident Chre tien vers 1100 et m6me encore plus tard, etait depuis Porigine paisiblement affirmee et acceptee par Pislam, ainsi qu'en temoigne par exemple le pittoresque r6cit de la mort d'Omair. Celui-ci, avant un combat, etait en train de manger quelques dattes alors que Mahomet harranguait les guerriers:

Celui-ci, exhortant les soldats, dit: il ne vous faut, pour obtenir le paradis, que trouver le

martyre. Omair, entendant ces paroles, jeta ses dattes en disant: s'il en est ainsi, j'ai assez d'u ne datte jusqu'4 ce que j'entre dans le Paradis. II tira son sabre, se lan?a dans les rangs des ennemis, en frappa et en tua plusieurs, et fut tue lui-m6me 24.

Cette promesse de Paradis faite aux guerriers de la foi musulmane attira tres t6t Pattention des pol&nistes Chretiens qui ne manquerent pas de la souligner. C'est le cas dans le monde byzantin, aux VHIeme et IXeme siecle, chez de nombreux au teurs 25. Elle n'etait pas non plus ignor6e en Occident, ne serait-ce que par la traduc tion d'Anastase le Biblioth^caire qui, vers 873, s'indigne de ce que Pislam promette

21 Tabari, Mohammed, pp. 167, 181-188, 211-214. 22 Cette assimilation des croises aux martyrs de la foi oppose encore les historiens de la croisade. El

le a &6 contested par J. Rtley-Smith, Death on the First Crusade, dans The End of Strife, ed. M.D. Loa des, Edinburgh 1984, pp. 14-31; elle est accepted par H.E.J. Cowdrey, Martyrdom and the First Crusade, dans Crusade and Settlement, ed. P.W. Edbury, Cardiff 1985, pp. 47-56 et reaffirmee par J. Flori, Mort et martyre des guerriers vers 1100: I'exemple de la premiere croisade, ?Cahiers de Civilisation M6dievale?, 34 (1991), pp. 121-139.

23 Voir sur ce point J. Gilchrist, The Papacy and War against the 'Saracens', 795-1216, ?The Inter national History Review?, X, 2 (1988), pp. 173-197; J. Flori, L'liglise et la guerre sainte de la paix de Dieu a la croisade, ?Annales E.S.C.?, 47 (1992), 2, pp. 88-99.

24 Tabari, Mohammed, p. 156; voir aussi pp. 159, 195, 203-205. 25 Voir sur ce point les textes cites par A. Duceluer, Le miroir de I'Islam, Musulmans et Chretiens

au Moyen Age, Vlleme - Xleme siecle, Paris 1971, pp. 170 ss. et par B.Z. Kedar, Crusade and Mission, Princeton 1984, pp. 25 ss.; pour l'Occident, voir U. Monneret de Villard, Lo studio dell'islam in Euro

pa nel XII-XIII secolo, Citta del Vaticano 1944; D.C. Munro, The Western Attitude toward Islam during the Period of the Crusades, ?Speculum?, 6 (1931), pp. 329-343; N. Daniel, Islam and the West, the Ma

king of an Image, Edinburgh 1980; E. Rotter, Abendland und Sarazenen, das okzidentale Araberbild und seine Entstehung im Fruhmittelalter, Berlin 1986, etc.

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le Paradis de cette maniere. Ce meme Anastase traduit en latin une lettre dans la

quelle Germanus de Constantinople incite les Chretiens k ne pas se troubler devant les accusations d'idolatrie que portent contre eux les musulmans, mais de les accuser k leur tour d'adorer une image de pierre nominee Chobar, dans le desert26.

Violence et idolatrie! les deux accusations sont ici liees pour la premiere fois en Occident. Mais alors que la premiere accusation, nous Pavons vu, repose sur des fondements solides, la seconde, qui resulte sans doute d'une confusion, ne repose sur rien. Elle n'en aura pas moins un succes considerable, et il convient de se de

mander pourquoi.

II. L 'image et sa portte idtologique.

Comment expliquer que Pislam, si farouchement monotheiste et si hostile a tou te representation figuree du divin, soit devenu idolatre aux yeux des Chretiens d'Oc cident?

II est dej& depeint de la sorte dans le monde byzantin, des le Xeme siecle et me me un peu avant, chez Nicetas le Philosophe, Euthyme Zigabene et Jean Damasce ne, par exemple. Mais tous ne font ici, comme on l a dit a propos d'Anastase, que repondre aux accusations d'idolatrie que portent les musulmans sur le christianisme, en leur retournant Paccusation. Sur quelles bases? II ne semble pas que les polemi stes Chretiens aient cherche a tirer parti de la defaillance de Mahomet k propos des trois divinites Lat, Ozza et Menat, mentionnees dans le Coran (Sourate de l'etoile, 53 verset 19 ss.). Tabari, on le sait, explique par une intervention satanique sur Ma homet sa reconnaissance momentanee de Pexistence et de la puissance des trois divi nites preislamiques et leur mention dans la premiere version du Coran:

Lorsqu'il fut arrive au verset: 'Que croyez-vous de Lat, d'Ozza et de Menat, la troisie me? Auriez-vous des males et Dieu des femelles?' (Vers. 19 et suiv.), Iblts vint et mit dans sa bouche ces paroles: 'Ces idoles sont d'illustres Ghardniq dont Pintervention doit etre espereV. Les incr6dules furent tres-heureux de ces paroles et dirent: il est arrive a Mohammed de louer nos idoles et d'en dire du bien21.

Gabriel aurait, des le lendemain, fait rectifier ce texte coranique deforme par Mahomet et Paurait rassure en lui affirmant que tous les prophetes et les apdtres de Dieu envoyes avant lui n'avaient pas non plus ete exempts d'une telle influence de Satan sur leur pensee28.

Cet episode, celebre k notre epoque, ne semble pas avoir ete connu des polemi stes byzantins qui n'y font pas allusion. Ils se contentent de supposer que la rupture de Pislam avec les anciennes divinites ne fut pas radicale et ils affirment que la Pier re Noire (Ka'aba), veneree k La Mecque, est en realite une idole qu'adorent les mu sulmans 29.

Ces traditions fautives ont pu penetrer en Occident par des traductions latines de ces textes grecs, mais aussi par les multiples voies orales qu'empruntent volontiers les calomnies et les ragots populaires. Certains Chretiens d'Occident ont meme voulu attribuer k Pislam Padoration d'une gigantesque statue d'Hercule qui se dressait en core pres de Cadix avant sa destruction en 1145. La Chronique du Pseudo-Turpin,

26 Kedar, Crusade, pp. 31-34. 27 Tabari, Mohammed, p. 91. 28 Ibidem. Voir aussi M. Gaudefroy-Demonbynes, Mahomet, Paris 1957, pp. 86 ss. 29 Ducellier, Le miroir, pp. 210 ss.; Bancourt, Le musulmans, pp. 392 ss.

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qui date de cette meme epoque, affirme qu'il s'agit \k d'une idole de Mahomet, reprenant ainsi une tradition anterieure qui, selon toute vraisemblance, influenza grandement les chansons de geste contemporaines de la croisade 30.

Toutes les epopees, on l'a dit, presentent l'islam comme un polytheisme et Ma homet comme le principal des dieux qu'adorent les musulmans 31; mais cette id6e n'est pas seulement une fiction litteraire, et je ne partage guere sur ce point l'opi nion de N. Daniel lorsqu'il estime qu'il s'agit de la part des jongleurs d'une come

die, un jeu, une plaisanterie de mauvais gout, et qu'il n'y aurait \k ?aucune inten tion de faire croire que les Sarrasins authentiques de ce monde y croyaient en fait? 32.

Le fait, c'est que les Chretiens du Moyen Age, eux, l'ont cru! Et les ecrivains ecclestiastiques, eux aussi, ont voulu le faire croire, s'ils ne l'ont pas cru eux-memes, ce qui est probable pour certains du moins. A Pepoque meme de la premiere croisa de, les recits des chroniqueurs en font foi.

Robert le Moine, en 1107, decrit par exemple les reproches de l'emir de 'Babi loine' (Le Caire) vaincu par les croises k Ascalon en 1101; il lui attribue ces paroles, destinees k Mahomet: ?6 Mahomet, Mahomet! Qui t'a jamais rendu un plus beau culte en des temples enrichis d'or et d'argent, merveilleusement decores de tes ima ges et honore par toutes les ceremonies et les solennites de ta sainte religion?? 33.

L'Anonyme de la premiere croisade se montre plus discret, et le recit similaire

qu'il fournit du meme episode, montrant l'emir en train de jurer ?par Mahomet et la puissance de tous nos dieux? pourrait bien en fait n'etre qu'une glose 34. Elle n'en revele pas moins l'opinion populaire de son auteur. Tudebode, lui aussi participant direct de la croisade, reprend egalement ce texte inspire de la meme source, sans ma nifester la moindre reticence. Sa description des rites musulmans, symetrique des ri tes Chretiens, montre a l'evidence qu'il pensait que Mahomet jouait dans l'islam le

meme role que Jesus dans le christianisme. C'est ainsi que, lors du siege de Jerusa lem, les croises organiserent une procession au cours de laquelle les chr&iens, por tant des croix, firent le tour des murailles. Selon Tudebode, sans doute pour en con jurer les effets, ?les Sarrasins en firent autant k l'interieur des murailles. Ils por taient Mahomet sur une lance recouverte d'un morceau d'etoffe? 35.

Raoul de Caen, lorsqu'il r&iige entre 1112 et 1118 le recit de la croisade sous la forme d'un panegyrique de son heros et maitre Tancrede, n'eprouve aucune gene k relater l'entree de celui-ci dans le Temple: du Seigneur (= mosquee dite d'Omar) oil le vaillant guerrier normand peut contempler l'idole de Mahomet, une immense sta tue d'argent chargee de pierreries et d'or, qu'il hesite d'abord k identifier ... tant el le peut ressembler k celle d'une eglise ou d'un temple paien:

30 M. Th. D'Alverny, La connaissance de I'Islam en Occident du IXeme au Xlleme siecle, dans L'Occidente e I'Islam nell'alto medioevo, II, Spoleto 1965 (Settimane di Studio del Centro It. di St. sul PAlto Medioevo, 12), pp. 577-602; Bancourt, Les musulmans, pp. 397 ss.

31 Bancourt, Les musulmans, pp. 341 ss.; Daniel, Heroes and Saracens. 32 N. Daniel, Sarrasins, chevaliers et moines dans les chansons de geste, ?M61anges de PInstitut Do

minicain d'fitudes Orientales du Caire?, 17 (1986), p. 122. 33 ?0 Mathome, Mathome, quis unquam venustiori te cultu colitur, in delubris auro argentoque insi

gnitis, pulchrisque de te imaginibus decoratis, et caerimoniis et solemnitatibus omnique ritu sacrorum??: Robert Le Moine, Hierosolomytana expeditio, IX, 21, Recueil des hist, des Croisades, Hist. Occ. Ill, p. 878.

34 ?Juro per Machumet et per omnia deorum numina?: Anonyme, Histoire de la premiere croisade, ed. BreeoeRj/Pp. 216, 217.

35 ?Sarraceni hoc videntes, similiter pergebant per muros civitatis Machomet in quadam asta deferen tes, uno panno coopertum?: Tudebode, Historic de Hierosolymitano itinere, ed. J.H. et L.L. Hill, Paris 1977, p. 137.

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252 J. FLORI

Serait-ce par hasard Pimage de Mars, ou celle d'Apollon? Car ce ne saurait Stre celle du Christ; je ne retrouve point les insignes du Christ, ni la croix, ni la couronne, ni les clous, ni le flanc perce; ce n'est done point le Christ, mais plutot un premier Antichrist, ce Mahomet pervers, ce Mahomet dangereux ... O scandale! Le convive de Penfer, Ph6te de Pluton, est en

possession de la citadelle de Dieu, il est le dieu de Pouvrage de Salomon 36.

Raoul de Caen n'est pas un moine enferme dans un couvent d'Occident, coupe de toutes sources de renseignements. C'est un ancien chevalier qui, apres 1107, passa en Syrie, vecut dans Pintimite de Tancrede et eut ainsi Poccasion de cotoyer des mu sulmans en Terre Sainte, d'y recueillir des traditions relatives aux mosquees et aux

pretendues 'idoles' qu'elles contenaient. Foucher de Chartres, qui est souvent considere comme le meilleur chroniqueur

de la croisade, vecut lui aussi en Terre Sainte, ce qui ne Pempecha pas d'affirmer, k

propos du meme ?Temple du Seigneur? que les Sarrasins ?y faisaient habituelle

ment, plus volontiers qu'ailleurs, les prieres qu'ils prodiguaient, selon leur loi, k une idole fabriquee de leurs mains et portant le nom de Mahomet; et ils ne permettaient k aucun Chretien d'y entrer? 37.

Sans etre aussi precis concernant Pidole, Raymond d'Aguilers fait probablement allusion k des ceremonies du meme genre lorsqu'il s'ecrie, apres avoir decrit Pepou vantable massacre des Sarrasins dans le Temple: ?juste et admirable jugement de

Dieu, qui voulut que ce lieu-meme re?ut le sang de ceux dont les blasphemes contre lui Pavaient si longtemps souille? 38. II n'est pas impossible que cette mention des ceremonies idolatres surgisse k point dans son esprit pour justifier k ses propres yeux Pabominable effusion de sang qu'y firent les Chretiens en cette occasion. C'etait, se lon lui, le chatiment de Dieu sur les nations idolatres, la vengeance du vrai Dieu contre les faux.

Baudri de Bourgueil lui-meme, que Pon dit si cultive, n'hesite pas k faire dire au pape Urbain II, lors de sa predication de croisade de Clermont, que les chr&iens prennent a bon droit les armes contre les Turcs qui, k Jerusalem, tourmentent les

pelerins, torturent les Chretiens, souillent les lieux saints de la chretiente et utilisent les venerables temples de cette terre pour leur culte idolatre: ?Mais pourquoi avons nous neglige le Temple de Salomon, ou plutot celui du Seigneur, dans lequel ces na tions barbares reverent les statues qu'elles y ont placees contrairement au droit et k la volonte divine?? 39.

Ainsi done, tous les chroniqueurs de la premiere croisade, k Pexception d'Albert

36 ?Forsitan hoc Martis vel Apollinis est simulacrum: / Numquid enim Christus? Non hie insignia Christi, / Non crux, non sertum, non clavi, non latus haustum. / Ergo neque hie Christus: quin pristinus Antichristus, / Mahummet pravus, Mahummet perniciosus. / O si hujus socius nunc afforet, ille futurus! / Jam meus hie ambos pes supprimat Antichristos. / Proh pudor! Arce Dei potitur conviva baratri; / Verna

que Plutonis Deus est operi Salomonis!?: Raoul de Caen, Gesta Tancredi, 129, Recueil des hist, des Croi

sades, Hist. Occ. Ill, p. 695. C'est dire que Pidolatrie tient a ses yeux non a la presence de la statue dans un temple, mais a sa qualite de 'faux dieu'.

37 ?Hoc Templum dominicum in veneratione magna cuncti Sarraceni habuerant, ubi precationes suas

lege sua libentius quam alibi faciebant, quamvis idolo in nomine Mahumet facto eas vastarent, in quod etiam nullum ingredi Christianum permittebant?: Foucher de Chartres, Historia Iherosolymitana, I, 26, Recueil des hist, des Croisades, Hist. Occ. Ill, p. 357.

38 ?Iusto nimirum iudicio, ut locus idem eorum sanguinem exciperet, quorum blasphemias in Deum tarn longo tempore pertulerat?: Le liber de Raymond d'Aguilers, ed. J.H. et L.L. Hill, Paris 1969, pp. 150-151.

39 ?Sed quid Templum Salomonis, immo Domini praetermisimus, in quo simulacra sua barbarae na tiones contra jus et fas modo collocata venerantur??: Baudri de Bourgueil, Historia Jerosolymitana, I, 4, Recueil des hist, des Croisades, Hist. Occ. IV, p. 13.

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L'ISLAM DANS L'OCCIDENT MEDIEVAL 253

d'Aix qui ecrit plus tard, rapportent avec assurance le polytheisme des musulmans et leur adoration des idoles, en particulier de Mahomet. Un seul d'entre les chroni queurs de la premiere croisade fait preuve k cet egard d'une certaine reserve: il s'agit du moine Guibert de Nogent.

Le temoignage de Guibert merite attention. C'est un esprit curieux de tout et

qui ne manque nullement d'esprit critique. II le prouve en rapportant le r&ultat de

Penquete qu'il fit sur ce que Pon savait de Mahomet et de sa religion k son 6poque. II avoue ne pas avoir trouve grand-chose dans les ouvrages qu'il a pu cbnnaitre:

J'ai lieu de croire que Pexistence de cet homme profane ne remonte pas k une grande antiquite, par la seule raison que je n'ai pu decouvrir qu'aucun docteur de Pfiglise ait 6crit contre ces infamies. Comme je n'ai pas appris non plus que Pon ait rien e)crit sur sa vie et sa

conduite, nul ne doit s'etonner que je rapporte ici ce que j'ai entendu dire communiment d son sujet, par quelques-unes des personnes qui parlent le mieux 40.

Guibert montre ainsi que POccident connaissait peu d'elements Merits sur la vie de Mahomet, peu de traites refutant sa doctrine, mais aussi que la rumeur publique qu'il rapporte (plebeia opinio) ne manquait nullement d'informations orales sur Pis lam et son prophete. II s'en fait largement Pecho, et Pon n'est pas surpris d'y voir

figurer pele-mele les traditions relatives a Pinfluence sur Mahomet de Permite Chre tien (heretique!) qui lui servait de mentor, k Pepilepsie de Mahomet, k la supercherie de sa pretendue revelation, k P episode du Coran, livre compose par Mahomet et ap~ porte en public par une vache qui lui appartenait et sur les cornes de laquelle il avait au prealable attache ce livre pour faire croire k une origine miraculeuse, ainsi qu'aux preceptes 'libertins' du Prophete, & sa mort ignominieuse lors d'une crise et k son cadavre qui aurait ete devore par les pourceaux 41. Le panorama est presque com

plet, et la suite des temps y ajoutera peu de choses. Plus interessant pour notre propos est le fait que Guibert, tout en les rappor

tant, precise assez clairement qu'il n'est pas dupe de Pinexactitude de ces ragots, ou en tout cas qu'il ne s'engage aucunement sur leur v6racite. Mais son aversion envers la 'fausse religion' est telle que, selon lui, la v&ite doit 6tre probablement pire, si el le est autre. A quoi bon, des lbrs, chercher k tout prix a savoir si e'est exact ou non? II s'en explique par une formule peremptoire et significative: ?on peut en toute sincerite parler mal de celui dont la mechancete a toujours t fort au dessus de tout le mal qu'on en dirait? 42. II prend la peine, toutefois, d'ajouter que ces accusations que portent les Chretiens depassent la mesure, et que beaucoup n'ont guere de fonde ments reels. C'est le cas, particulierement, k propos de Mahomet qui, selon ce qu'il a appris, n'est nullement considere comme un dieu par les musulmans:

Mais, laissant de cote ces plaisanteries qui ne sont dites ici qu'en derision des sectateurs de Mahomet, ajoutons que ces derniers ne le considerent point comme un dieu, ainsi que queU

40 ?Quem prophanum hominem parvae multum antiquitatis existimo; non ob aliud scilicet, nisi quia

ecclesiasticorum doctorum neminem contra ejus spurcitiam scripsisse repperio. Cujus mores vitamque quum nusquam scripta didicerim, quae a quibusdam disertioribus dici vulgo audierim, si dicere velim, nulli debet esse mirum?: Guibert de Nogent, Gesta Dei per Francos, I, 3, Recueil des hist, des Croisades, Hist. Occ. IV, pp. 127-128.

41 Guibert de Nogent, Gesta, I, 4, p. 127-130. 42 ?Securus enim quis de eo male cantat, cujus malignitas quicquid pravi dicitur transcendit et supe

rat?: Guibert de Nogent, Gesta, I, 4, p. 128.

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254 J. FLORI

ques personnes le pensent parmi nous, mais seulement comme un homme juste et un patron

par le moyen duquel les lois divines leur ont ete communiquees 43.

Temoignage interessant s'il en fut: car il montre que Guibert ne repugne pas a

rapporter les nombreuses calomnies que Popinion populaire de son temps colporte sur Pislam et son prophete, tout en les rectifiant sur plusieurs points important, en

particulier celui qui nous retient ici: Pidolatrie. Mais il ne fournit ces rectifications

qu'a titre d'information scientifique car, a ses yeux, la \6rit6 ideologique Pemporte sur Vexactitude objective, releguee au rang d'un veritable 'point de detail'. Une telle

attitude, chez un moine comme Guibert, en dit long sur ce que devaient penser sur ce theme ses contemporains, qui ne faisaient pas preuve, et de loin, des meme scru

pules et du meme esprit critique que lui 44. Guibert nous fournit du mSme coup la reponse la plus plausible k la question

de savoir pourquoi POccident a reflete une telle image de Pislam. II s'agit d'une im

pregnation ideologique comparable a celle que le marxisme, en notre temps, ou d'autres ideologies totalitaires contemporaines ont reussi a realiser. La viriti est d'ordre ideologique, dans de telles conceptions. Les faits doivent done s'y confor mer; sinon, ils n'ont pas de sens, pas de portee. Ce ne sont que des details que Pon peut negliger comme erratiques.

C'est dire que Pimage de Pislam en Occident reflete bien plus la projection ideologique qu'en fait POccident que Pislam lui-meme, fut il deforme. Beaucoup d'erudits ont d'ailleurs remarque que Porigine de nombre de ses traits doit etre cher chee dans le christianisme medieval bien plus que dans Pislam lui-meme.

II s'agit done bien d'une calomie. II est interessant de chercher k en expliquer le processus et la portee. Plusieurs motifs ont ete avances:

? L'ignorance? Elle existe sans aucun doute, de part et d'autre d'ailleurs. Elle

constitue, si Pon ose dire, le terreau dans lequel a pu s'enraciner cette image fautive. Mais on ne peut guere lui attribuer davantage, tant les recits ecrits ou les traditions orales pouvaient penetrer un monde chretien qui n'etait pas aussi clos qu'on Pa dit

parfois. Ce n'est done pas une explications suffisante 45. ? L'indifference envers Pislam reel? On peut y voir Porigine des recits epiques

dont Pintention consiste davantage a captiver Pinteret du public qu'k transmettre une realite vecue. Meme en ce sens, les epopees constituent malgre tout un bon te moin des mentalites de Pepoque car, pour plaire au public, il leur faut dire ce que le

public attend, ce qu'il aime entendre. L'idolatrie sarrazine fait partie de ces cliches

signifiants; il n'y a done pas de sa part reelle indifference. ? La deformation malveillante? C'est le cas de plusieurs traditions relatives k

la 'lubricite' du prophete, qui choquait tant la morale ascetique des moines de POc cident medieval, et de plusieurs autres traits issus de la vie reelle du prophete, traits que les ecrivains ecclesiastiques ont grossis, gauchis ou simplement soulignes parce

43 ?Sed omissis jocularibus quae pro sequacium derisione dicuntur, hoc est insinuandum: quod non eum Deum, ut aliqui aestimant, opinantur; sed hominem justum eumdemque patronum, per quern leges di vinae tradantur?: Guibert de Nogent, Gesta, I, 4, p. 130.

44 Daniel, Islam and the West, p. 245, a raison d'insister sur ce fait que le critere de vfracite* n'exis tait pas au Moyen Age: est vrai ce qui sert la verity. L'ideologie prime done sur le fait. Notre epoque n'est

pas exempte de telles aberrations. 45 C'etait Pexplication principale invoquee par R.W. Southern, Western View of Islam in the

Middle Ages, Cambridge (Mass.) 1962.

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L'ISLAM DANS L'OCCIDENT MEDIEVAL 255

qu'ils etaient en totale contradiction avec la morale chr&ienne de leur temps 46. Tou tefois, il ne s'agit pas seulement ici de deformation, mais d'une totale invention; il faut done Pexpliquer par un besoin, et non par les aleas de la degradation historique des faits rapportes.

? La repulsion instinctive? Elle n'est pas niable! Tout, dans l'islam, herissait le christianisme medieval, et cette repulsion quasi-viscerale fut sans nul doute a l'origi ne des descriptions complaisantes de Pimmoralite et du laxisme que Ton pretait alors k l'islam, religion de luxure 41. Elle a pu aussi conduire a rapprocher mentalement rislam des anciennes religions pa'iennes qui, jadis, l'avaient aussi revulse et qui pos sedaient ces memes traits.

? L'explication psychanalytique n'est pas non plus totalement exclue. On a re

marque que, par bien des aspects, l'image de l'islam en Occident ressemble bien plus au ... christianisme occidental de ce temps qu'& l'islam. Peut-on y voir une sorte de

'projection' inconsciente que ferait l'Occident de ses propres 'tares'? 48. Dans ce cas, l'idolatrie musulmane serait en quelque sorte l'expression de la 'culpabilite' ressentie par l'Occident k propos de sa propre propension a l'idolatrie, manifestee par le culte des saints, de leurs reliques et de leurs statues. Pour exorciser cette culpabilite, pour l'exporter, l'Occident aurait ainsi attribue cette tare, majoree, k l'islam.

? La deculpabilisation pourrait aussi avoir joue dans un autre domaine, celui de la violence. II n'etait que trop evident, en effet, que la nouvelle doctrine de l'E glise concernant la guerre s'eloignait des preceptes originels du christianisme. Les

premiers martyrs avaient prefere recevoir la mort de la main des pai'ens pour ne pas avoir a les tuer ou meme a les combattre ou simplement se d?fendre, et pour meriter ainsi les palmes eternelles. L'Eglise du Xleme siecle, au contraire, en vint a promet tre ces palmes eternelles a ceux qui affronteraient la mort en guerroyant contre les infideles et en versant leur sang. Un tel combat etait-il bien 'licite' aux yeux de

Dieu? Tout le monde n'en etait pas convaincu: au Xlleme siecle, encore, certains en doutaient, comme en temoignent les scrupules des Templiers eux-m6mes, qu'ecarte Bernard de Clairvaux49, ou ceux du patriarche de Jerusalem, qu'apaise Pierre Comestor 50. Nul doute que de tels scrupules devaient encore peser sur ce que Ton nomme generalement la 'conscience collective', sous la forme, probablement, d'un vague sentiment de malaise.

II fallait s'en affranchir, a une epoque ou s'intensifiaient, en Espagne comme en Sicile et bientot en Terre Sainte, les guerres de reconquete contre un islam jusqu'ici dominateur et sur de lui; un islam conquerant qui, pour sa part, n'avait aucunement hesite a offrir les palmes du martyre a ses propres guerriers. Pour lutter, ainsi, k ar

46 Nombreux exemples dans Le roman de Mahomet, ed. Y.G. Lepage, Paris 1977; F. Gabrieli, Portrait de Mahomet, in Mahomet, Paris 1965, pp. 88 ss.; A. D'Ancona, La leggenda di Maometto in Oc

cidente, ?Studi di critica e storia letteraria?, II (1892), pp. 165-306; D'Alverny, La connaissance de VI

slam, pp. 593 ss.; Monneret de Villard, Lo studio dell'islam; J. Flori, Radiographie d'un stereotype: la caricature de Vislam dans VOccident chr^tien, a paraitre.

47 Ce point est bien soulign? par Daniel, Islam and the West, pp. 260 ss. 48 J. Bray, The Mahometan and Idolatry, Persecution and Toleration, ?Studies in Church History?,

21 (1984), pp. 89-98; G.J. Brault, Le portrait des Sarrasins dans les chansons de geste, une image pro spective?, dans Au carrefour des routes d'Europe, la Chansons de geste, Aix en Provence 1987, I, pp. 301-311; P. Bancourt, Les chansons de geste sont-elles racistes?, dans Actes du 9eme congres international de la socie'te' Rencesvals, Barcelone 1990, I, pp. 30 ss.

49 Bernard de Clatrvaux, De laude novae militiae, III, 4, ed. et trad. P. Y. Emery, Paris 1990, pp. 58-60.

50 Pierre Comestor, Lettre au patriarche de Jerusalem, ed. J. Leclercq, ?Studia Gratiana?, 2 (1954), pp. 585-593. Voir sur ce point J. Flori, L'essor de la chevalerie, Xleme-XIIeme siecle, Geneve

1986, pp. 209-219.

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256 J. FLORI

mes egales; pour achever, ainsi, le complet virage ideologique justifiant la guerre sainte dans POccident chretien comme elle P etait depuis toujours dans la religion is

lamique; il fallait, pour cel&, etablir une totale reprobation ideologique de Pad versaire.

Les pacifiques martyrs de la foi chretienne, jadis, etaient morts de la main des

pai'ens idolStres de Pantiquite romaine. II convenait, en ces temps 'modernes', que les nouveaux martyrs de la foi, des guerriers cette fois, trouvent aussi leur couronne en p?rissant sous les coups d'infideles qui ne soient pas moins idolatres que ces

pai'ens-l&. A ce prix, le martyre des guerriers devenait doctrinalement recevable, ainsi que

la sacralisation de la guerre menee contre ces nouveaux pagani, gentiles et inimici Dei.

Le stereotype ainsi constituS fut vehicule sans scrupules parce qu'il etait confor me k la 'verite ideologique' de la religion dominante. Pour longtemps, aux yeux des Chretiens d'Occident, les musulmans seraient 'les adorateurs des faux dieux'. Des successeurs, des continuateurs du paganisme qui regnait avant le fondateur de la vraie foi.

Dans le mSme temps, et par reaction symetrique, se developpait aussi, dans

quelques milieux musulmans au moins, Pimage d'un christianisme lui aussi idolatre. Lk encore, mais sans grande necessity, les motivations ideologiques Pont emporte sur les raisons objectives qui, en Poccurence, ne manquaient pourtant pas. II est interes sant en effet de remarquer que, pour le depeindre, au XHeme siecle, Pauteur de la

geste de Melik Danishmend assimile le christianisme au ... paganisme arabe pre-isla mique: les Chretiens y sont decrits comme des adorateurs de Lat et Manat, ils implo rent Narimur et jurent par les idoles qu'adoraient, a La Mecque, les Arabes avant

Mahomet51.

Dans les deux cas, Pinfidele etait done affuble des traits de Pantique paganisme vaincu par chacun d'eux, mais que Pon imaginait k jamais redoutable, parce que suscite par les forces obscures et demoniaques dressees contre les veritables croyants, les fiddles du Dieu Unique.

Jean Flori

51 La geste de Melik Danishmend, I, trad. I. Melikoff, Paris 1957, pp. 226 ss.; et Bancourt, Les

musulmans, p. 405.

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