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La criminalistique, état des lieux et enjeux

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Page 1: La criminalistique, état des lieux et enjeux

EDITORIAL

La criminalistique, état des lieux et enjeuxCriminalistics, state of the art and stakes

La revue de médecine légale (2012) 3, 143—145

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

La criminalistique est une discipline relativement récentedont le terme a été créé par Gross, magistrat Autrichien, en1893.

Elle a pris son essor à la fin du XIXe siècle conjointement

dans quelques pays d’Europe et particulièrement en France,pays précurseur en la matière grâce, notamment, à desmédecins légistes de renom (Tardieu, Brouardel, Lacassa-gne, Balthazard. . .) et à des pionniers de l’application dessciences à la discipline tels que Bertillon et Locard.

Définir la criminalistique n’est pas chose aisée. De multi-ples définitions existent, créant une certaine confusion :science forensique, criminalistique, police technique etscientifique.

L’American Academy of Forensic Sciences définit lesForensic Sciences comme : « l’étude et la pratique del’application de la science pour les desseins de la justice. ».

On conçoit aisément que toute science, qui peut concou-rir même de façon ponctuelle, marginale ou occasionnelleaux investigations criminelles, fait partie de la criminalis-tique. C’est là toute la richesse de la discipline mais aussi unesource de difficulté pour sa mise en œuvre car il est néces-saire d’avoir des connaissances étendues et de savoir lesutiliser. La criminalistique n’est pas qu’un agglomérat desciences et de techniques, elle est identifiée comme unescience à part entière [1]. Elle applique une démarchescientifique, des méthodes techniques, des processus deraisonnement et d’interprétation spécifiques.

La criminalistique prend une place sans cesse croissantedans l’enquête judiciaire. Plusieurs raisons à cela, toutd’abord le rôle de plus en plus restreint de l’aveu en matièrede preuve et la fragilité des témoignages, la progression desprincipes du contradictoire, la judiciarisation de la société,l’évolution des sciences qui offre des moyens toujours plusimportants et précis aux enquêteurs, la médiatisation desaffaires criminelles, l’influence exercée sur le public et lespraticiens de la justice des productions cinématographiqueset télévisuelles, le crime scene investigation effect (CSIeffect) des Américains.

1878-6529/$ — see front matter # 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droihttp://dx.doi.org/10.1016/j.medleg.2012.08.001

La criminalistique s’est transformée en quelques annéesd’une activité de niche, réservée aux enquêtes criminellesles plus importantes, en une activité de masse touchant lamajeure partie des enquêtes. Elle s’est progressivementindustrialisée et touche à la quasi-totalité du spectre scien-tifique. L’amélioration des procédés de prélèvements destraces, l’exploitation des traces ADN, la mise en place d’unepolice technique et scientifique de masse sur le terrain (parexemple la création des techniciens en identification crimi-nelle de proximité, les TICP de la Gendarmerie) mais aussi autravers de contrats nationaux avec les laboratoires dans lecadre de marchés publics, la généralisation (sous contrôle dela CNIL) de l’usage des grands fichiers (FAED, FNAEG, STIC. . .)sont autant d’éléments qui illustrent cette mutation.

De nouvelles formes de délinquance apparaissent ou sedéveloppent, au gré des évolutions technologiques et socia-les, comme la cybercriminalité qui est en progression cons-tante. En outre, la banalisation des technologies, lamédiatisation des techniques d’enquête, à travers les repor-tages et les séries télévisées, ont entraîné chez une partiedes délinquants une modification de leurs modes opératoiresavec pour but d’éviter la découverte de traces et indicespouvant les mettre en cause.

En France, le nombre d’experts et de techniciens présentsdans les laboratoires d’état (police et gendarmerie) s’élève àenviron un millier. Ce chiffre est faible par rapport à d’autrespays équivalent en Europe ; plusieurs milliers en Allemagneou en Grande-Bretagne. Le secteur privé se limite aux acti-vités ne nécessitant pas un fort investissement en équipe-ments de laboratoire, exception faite de l’ADN ou de latoxicologie.

Les évolutions à moyen et à long terme en criminalistiquesont les suivantes :

� la croissance prévisible des bases de données incluantdiverses données biométriques ;� l’automatisation accrue de certains processus (par exem-

ple l’identification d’empreintes) ;

ts réservés.

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� la remise en cause des fondements scientifiques desméthodes utilisées en criminalistique par les acteurs dela chaîne judiciaire (avocats, magistrats) voire par lesscientifiques eux-mêmes et la nécessité d’une utilisationrenforcée de l’approche probabiliste bayesienne. Enmatière de percées technologiques, parmi les méthodesles plus prometteuses citons le traitement d’images et lavidéo-protection, les outils de reconnaissance faciale, larecherche de signatures vocales, les techniques d’image-rie infrarouges, multi-spectrales pour la recherche detraces latentes, les nanotechnologies, les puces ADN,l’analyse isotopique. . . ;� enfin, la gestion des liens et l’intelligence forensique,

c’est-à-dire l’indispensable utilisation de la trace à desfins de renseignement qui prendra très certainement uneimportance croissante.

Les différents acteurs techniques du domaine, à l’échelleinternationale, ont identifié les grands chantiers scientifi-ques de la criminalistique que nous avons décrits ci-dessus. Àce titre, deux rapports très récents précisent les enjeux :

� le rapport de l’Académie nationale des sciences américainesur le renforcement des sciences forensiques aux États-Unis[2]. Le constat est fait qu’il y a de grandes variations dans lesdisciplines forensiques en termes de procédés techniques etde pratiques, de méthodologies, de fiabilité, du type et dutaux d’erreurs observés, de recherche et de développe-ment, de reconnaissance, de publications, d’évaluation. Ilexiste des problèmes d’interprétation des résultats car,pour certaines disciplines, des études manquent pour affir-mer la validité des techniques. Des questionnements exi-stent concernant la part de l’interprétation humaine dans lerendu des résultats (erreurs, biais. . .) Le rapport souligne lanécessité d’augmenter les actions de recherches quantita-tivement et qualitativement ;� l’étude comparative sur la preuve scientifique établie

pour le Bureau du comité européen pour les problèmescriminels (CDPC) du Conseil de l’Europe (2010) intitulé« Preuve scientifique en Europe, admissibilité, apprécia-tion et égalité des armes » [3]. Ce rapport a eu pourobjectif d’évaluer la mise en œuvre des expertises scien-tifiques dans les procédures pénales européennes, derendre compte de la façon dont elles sont actuellementinterprétées et appréciées, et d’étudier l’impact de cesdifférents éléments en termes d’égalité des armes. Ilinsiste sur les points suivants :� la mise en place des Standards d’interprétation : pro-

poser un standard fixant les principes de l’interpréta-tion scientifique des résultats, des guides àl’élaboration des rapports d’expertise, la terminologieutilisée et l’expression des conclusions. Favoriser sadissémination autant parmi les experts que parmil’ordre judiciaire par une formation adaptée,� la sensibilisation des juristes à la faillibilité des exper-

tises scientifiques et à la notion d’interprétation,� la mise en place d’un Comité d’évaluation des preuves

scientifiques : sur le modèle du « Forensic ScienceAdvisory Council » et du « Forensic ScienceRegulator » britannique, il pourrait être imaginé lacréation d’un organe européen dont la tâche serait

d’être l’interlocuteur privilégié des autorités politi-ques et judiciaires sur la question du bien-fondé destechniques scientifiques mises en œuvre.

Ces deux rapports, l’un américain et l’autre européen,sont importants à connaître dans le détail car ils constituentà notre avis un état des lieux, un point de situation, desenjeux de la criminalistique en matière d’utilisation de ladiscipline par les systèmes judiciaires.

La coordination scientifique des investigations criminellesest désormais une nécessité [4]. L’offre technologique estune chose mais son utilisation, la compréhension des résul-tats obtenus et leur confrontation aux données d’enquête enest une autre. Un nouveau métier dit de coordinateur desopérations de criminalistique récemment créé par la Gen-darmerie montre tout son intérêt. La tendance ira aussi aurecours plus important aux laboratoires offrant un plateautechnique important et répondant aux normes actuellesd’accréditation ISO.

À l’horizon 2025, la criminalistique en France connaîtrade nouvelles évolutions, du fait notamment de l’accélérationdu progrès scientifique, des réformes prévisibles de la pro-cédure pénale et de son harmonisation au niveau européenmais aussi de l’extension du champ des capacités de lacriminalistique à d’autres domaines d’application (interven-tion sur les territoires dits d’opérations extérieures, gestionde catastrophe, criminalité organisée internationale, Euro-pol, Interpol. . .).

Face à ces enjeux, la collaboration, au sein des sciencesforensiques, entre la criminalistique et la médecine légale nepeut que progresser. Les interactions entre médecine légaleet criminalistique sont complexes et multiples. En particu-lier, des disciplines de la criminalistique ont anciennementétabli des liens étroits avec la médecine légale. Pour n’enciter que quelques-unes, il y a l’entomologie médico-légale,la balistique, la morpho-analyse des traces de sang, l’acci-dentologie etc. Les médecins légistes ont un rôle fondamen-tal en criminalistique. Leur intervention, souvent au plus tôtdans les affaires judiciaires, est un élément clé pour le choixdes investigations criminalistiques ultérieures. Ils sont à lafois des techniciens de scène de crime (levée de corps), desexperts et des coordinateurs scientifiques dont le rôles’arrête bien souvent trop vite alors que leur regard médicalet leur avis sur les faits et les résultats scientifiques peuventêtre une source précieuse d’information et ce tout au long duprocessus d’enquête. Le travail en équipe pluridisciplinairesur certains dossiers est une nécessité.

Les actions conjointes en matière d’enseignement et derecherche entre les deux disciplines devront aussi certaine-ment être renforcées.

Déclaration d’intérêts

L’auteur n’a pas transmis de déclaration de conflitsd’intérêts.

Références

[1] Crispino F. Le principe de Locard est-il scientifique ? Ou analysede la scientificité des principes fondamentaux de la criminalis-

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tique. Thèse de doctorat, École des Sciences Criminelles, Uni-versité de Lausanne, 2006.

[2] National Research Council. (2009). Strengthening ForensicScience in the United States: A path forward. Committee onIdentifying the Needs of the Forensic Sciences Community;Committee on Applied and Theoretical Statistics. ISBN: 0-309-13131-6, 254 p., Washington, D.C.: The National AcademiesPress. PDF is available from the National Academies Press at:http://www.nap.edu/catalog/12589.html.

[3] C. Champod, J. Vuille. Preuve scientifique en Europe — Admis-sibilité, appréciation et égalité des armes/Scientific evidence inEurope — Admissibility, appraisal and equality of armes, Compa-rative study on scientific evidence drawn up for the Bureau of theCouncil of Europe’s European Committee on Crime Problems

(CDPC). Report presented to the Council of Europe — EuropeanCommittee on Crime Problems, Plenary session in Strasbourg,June 10, 2010.

[4] Y. Schuliar. La coordination scientifique des investigations cri-minelles, une aide pour les magistrats. Actualité Juridique,Pénal, Dalloz, décembre 2011, no 12, p. 555—60.

Y. SchuliarPole judiciaire de la gendarmerie nationale, 1, boulevard

Theophile-Sueur, 93110 Rosny-sous-Bois, France

Adresse e-mail : [email protected] (Y. Schuliar)