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Société québécoise de science politique La Critique de la politique dans les Essais: Montaigne et Machiavel Author(s): Philip Knee Source: Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, Vol. 33, No. 4 (Dec., 2000), pp. 691-722 Published by: Canadian Political Science Association and the Société québécoise de science politique Stable URL: http://www.jstor.org/stable/3232660 . Accessed: 17/06/2014 22:11 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Canadian Political Science Association and Société québécoise de science politique are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.77.110 on Tue, 17 Jun 2014 22:11:56 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La Critique de la politique dans les Essais: Montaigne et Machiavel

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Société québécoise de science politique

La Critique de la politique dans les Essais: Montaigne et MachiavelAuthor(s): Philip KneeSource: Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, Vol. 33,No. 4 (Dec., 2000), pp. 691-722Published by: Canadian Political Science Association and the Société québécoise de science politiqueStable URL: http://www.jstor.org/stable/3232660 .

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La critique de la politique dans les Essais: Montaigne et Machiavel

PHILIP KNEE Universiti Laval

La diff6rence entre le rapport de Machiavel et celui de Montaigne' A la politique s'impose d'embl6e t leurs lecteurs. Face t une oeuvre machiavl61ienne presqu'entibrement vou6e t analyser la chose pu- blique et t d6crire les conditions d'une action efficace en son sein, Montaigne se montre avant tout moraliste dans ses 6crits comme dans sa vie, c'est-i-dire plus soucieux de prot6ger les droits de sa cons- cience que de r6pondre aux exigences de la vie publique, et plus attach6 t une description de son existence singulibre qu' une analyse syst6matique du fonctionnement du monde politique. Mais si Mon- taigne ne mentionne Machiavel que deux fois dans les Essais, tout laisse supposer qu'il appr6cie la subtilit6 des excursions du Florentin dans les labyrinthes de la politique. Leurs analyses suivent parfois les m~mes chemins, s'attardent sur les memes enjeux, et certaines ressem- blances formelles sautent aux yeux. C'est surtout t travers des

6pisodes historiques de l'Antiquit6 et par la comparaison des grandes figures grecques et romaines aux personnages de l'Italie et de la France de leur 6poque qu'ils r6fl6chissent l'un et l'autre sur la poli- tique. Les titres de leurs chapitres se font quelquefois 6cho tant la m~thode et les themes qui s'y d6ploient sont proches2. Les exemples

1 Les rdfdrences g Montaigne renvoient i l'6dition Villey-Saulnier des Essais (Paris: Presses universitaires de France, 1965, collection Quadrige, 1992) dont nous avons maintenu l'orthographe. On trouvera entre parentheses l'indication du Livre, puis de l'essai en chiffres romains et de la page en chiffres arabes. Les rdfdrences B Machia- vel renvoient au Prince et aux Discours sur la premiure dicade de Tite-Live dans l'6dition Bec des Oeuvres (Paris: Robert Laffont, 1996, collection Bouquins).On trouvera entre parentheses respectivement l'indication P ou D suivie de la page.

2 Par exemple: ?Si le chef d'une place assi6g6e doit sortir pour parlementer?

Philip Knee, Facult6 de philosophie, Universit6 Laval, Ste-Foy, Qu6bec, G1K 7P4; [email protected]

Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique XXXIH:4 (December/Decembre 2000) 691-722 O 2000 Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Soci~t6 qu~b~coise de science politique

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s'y accumulent afin de cerner un enjeu strat~gique ou psychologique, puis l'aminent insensiblement t se modifier; ou encore, une rigle uni- verselle est mise en place jusqu't ce qu'elle rvi&le son insuffisance t cause de la variabilit6 des cas et de l'instabilit6 des choses humaines.

Les etudes sur le rapport entre les deux pens~es ont note cette communaut6 d'esprit, particulibrement entre Montaigne et le Machia- vel des Discours. Mais au vu des multiples points de dialogue et de rupture dont il conviendrait de faire minutieusement l'inventaire, elles s'en sont tenues le plus souvent t des considerations historiques3 ou t

des remarques sur le machiav6lisme ou sur l'anti-machiav6lisme de certains passages des Essais4. L'une des difficult&s reside 6videmment dans l'ampleur des d~saccords qui persistent entre les commentateurs sur le sens de la pens&e de Machiavel et sur ce qu'il faut entendre par machiavflisme. Pour notre part, nous contournerons cet obstacle en nous donnant pour seul objet dans cet article la pens~e politique de Montaigne, ou plus exactement sa critique de la politique. Si l'on a beaucoup discut6 le r61e du moment machiavilien, la signification des Essais dans l'histoire de la pens~e politique a 6t6 souvent simplifi~e, voire caricatur~e, avant tout, nous semble-t-il, parce que ce texte, avec ses m~andres et ses h6sitations, n'a pas toujours regu l'attention qu'il m~rite.

Les strategies par lesquelles Montaigne prend en charge la for- tune, reposant sur la mod6ration, la prudence et ce qu'on peut appeler une discipline philosophique individuelle, sont 6videmment moins spectaculaires que celles de Machiavel. Mais leur port~e n'en est pas moins considerable, car par le ton de sa r6flexion sur la politique, non moins que par le r61e limit6 qu'il confbre t l'Etat, Montaigne annonce et pr6pare certains aspects de la pens~e lib~rale des 17e et 18e sibcles5.

(Essais, 1, v) et ?S'il vaut mieux, lorsqu'on craint un assaut, attaquer ou atten- dre>> (Discours, 2, xvii); ou encore: <Par divers moyens on arrive i pareille fin? (Essais, 1, i) et ?On voit souvent des 6v6nements identiques chez des peuples diffdrents> (Discours, 1, xxxix).Voir les parallles propos6s par Hugo Friedrich, Montaigne (Paris: Gallimard, 1968), 161-63.

3 Voir notamment Alexandre Nicolaf, <Le machiav61isme de Montaigne?, dans Bulletin de la Socidtd des amis de Montaigne 4 (1957), 5-6, et 7 (1958), 9 (1959). Pour un bon survol de la question, voir Marcel Tetel, <Montaigne and Machi- avelli. Ethics, Politics and Humanism?, dans Dikka Berven, dir., Montaigne. A Collection of Essays, vol. 2 (New York: Garland, 1995).

4 Pour la seconde thise, mentionnons Pierre Villey, Les sources et l'dvolution des Essais de Montaigne (Paris: Hachette, 1933); pour la premiere, David Lewis Schaefer, The Political Philosophy of Montaigne (Ithaca: Cornell University Press, 1990).

5 Voir Nannerl O. Keohane, Philosophy and the State in France: The Renaissance to the Enlightenment (Princeton: Princeton University Press, 1980), et plus r6cemment Dan Engster, ?The Montaignian Moment?, dans Journal of the His- tory ofl Ideas 59 (1998), 625-50.

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Resume. On a souvent simplifiC la signification des Essais de Montaigne dans l'his- toire des idres politiques. En se tenant au plus prbs du texte, cet article tente de mettre en 6vidence comment cette critique de la politique annonce et prepare certains aspects de l'individualisme liberal. Pour ce faire, il s'appuie sur trois themes de la pensre de Machiavel que Montaigne prend en charge tout en les soumettant i une critique radicale. Ainsi s'esquisse sa conception de la s~paration du public et du privY, du drdoublement de la pensre sur le statut du politique comme ordre coutumier, et de la tension de la morale et de la politique.

Abstract. The place of Montaigne's Essays in the history of political ideas has often been overly simplified. By a careful reading of the text, this article attempts to show how its critique of politics announces and prepares some aspects of liberal individualism. It does this on the basis of three themes in Machiavelli's thought, which Montaigne both uses and criticizes in his approach to the separation of the public and private spheres of existence, to the status of the political order as customary, and to the relation between morality and politics.

A ce titre, sa drmarche mirite d'8tre retracre avec soin, et il nous a sembl6 que Machiavel offrait pour ce faire un utile point d'appui. A partir de trois grands thbmes machiav6liens, le rrpublicanisme, I'anti- naturalisme et l'amoralisme, et sans chercher t en drgager ici une interpretation unifire, nous tenterons, en nous tenant au plus pris du texte des Essais, de circonscrire, successivement, le rapport qu'6tablit Montaigne entre vie publique et vie privre, sa pensre sur le statut du politique comme ordre coutumier et son exploration de la tension entre morale et politique.

1. Le public et le privi

Le rdpublicanisme En privilrgiant les Discours par rapport au Prince, certaines lectures de Machiavel ont vu dans sa pensre avant tout la promotion de la rdpublique dans le sens qu'a pris ce terme t partir de La politique d'Aristote6. La rrpublique repose sur une citoyennet6 active, ohi cha- cun participe t la prise de d6cision en y contribuant selon les ca- ractb&res sprcifiques du groupe auquel il appartient7. L'articulation des

int~rrts particuliers des individus ou des groupes et de l'int&rrt grnrral est rralisre par un ordre politique oh les rangs l61evrs et subalternes dans la socirt6 sont milangrs, pour 6viter toute subordination du bien de la cit6 t un bien particulier. C'est cette subordination qui permet de

6 Aristote, Les politiques (Paris: Garnier-Flammarion, 6dition Pellegrin, 1990), 4, 8, 1293b-1294a.

7 Voir l'interprrtation de J. G. A. Pocock, Le moment machiavilien. La pensde politique florentine et la tradition rdpublicaine atlantique (Paris : Presses univer- sitaires de France, 1997), chapitres 6 et 7.

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distinguer, dans la classification des regimes chez Aristote, les formes pures et les formes dig~n&r~es. Dans ces dernibres, le groupe exergant le pouvoir agit pour son bien plut6t que pour le bien de tous, et un cer- tain intrert particulier acquiert une influence excessive dans l'ensemble, en s'imposant comme s'il 6tait l'int&rt g~n~ral.

La grandeur d'une cit6, selon Machiavel, est de permettre la pleine participation des citoyens t la communaut6 politique, chaque citoyen y 6tant anim6 d'une vertu civique qui lui fait envisager son propre d6veloppement t travers celui de la cite. Il n'y a done pas ici de tension entre la vie politique et la vie individuelle et morale; l'individu n'aspire pas t se retirer de la vie publique, car celle-ci le constitue dans son humanit6 m~me. La virti dans les Discours n'est pas seulement l'habilet6 politique du prince ou la vaillance guerribre du h~ros indi- viduel, c'est la participation et le partenariat des citoyens dans la r~pu- blique. Au-delh de la simple formule du gouvernement mixte reprise d'Aristote, permettant de resister aux faiblesses inh~rentes t chacune des formes pures (D 194), c'est la dynamique interne de la cite qui constitue a virt~ collective propre aux r~publiques. En favorisant la libert6 poli- tique, elle permet de r6sister t la corruption du temps, quand l'ambition et l'int6r&t personnel prennent le dessus sur le souci du bien commun.

L'id6e directrice du Livre 1 des Discours, consacr6 h la vie

int6rieure des cit6s, consiste h penser leur dynamique comme le con- flit jamais r~solu des ?humeurs? des deux principales classes de la soci~t6, les nobles et le peuple, dont le chapitre V formule clairement la difference: le ?d~sir de dominer>> des nobles et ?le d~sir seulement de ne pas 8tre domin6> du peuple (D 198)8. Les Discours pr6sentent ce conflit, non comme une cause de d~sordres, mais comme l'une des sources de la grandeur et de la libert6 de Rome. C'est mime le princi- pal argument de Machiavel en faveur des r6publiques contre les monarchies ou les aristocraties. Par leurs lois et leurs institutions, elles permettent de r6gler les conflits, et en m~me temps, a travers ceux-ci, de forger justement de bonnes lois et de bonnes institutions, comme l'illustre la creation des tribuns t Rome (D 196-97). Les deux humeurs

h~tiroghnes ne s'6liminent pas au nom d'un int~ret commun; leur opposition d~finit un espace politique pluraliste, oi les nobles r~ussis- sent h assurer leur pouvoir en m~me temps que le peuple r~ussit t

s'affirmer contre le pouvoir des nobles. La d6cadence de Rome peut alors &tre analys~e comme le passage de ce pluralisme de groupes, s'articulant les uns aux autres selon un enjeu de libert6 politique, t une lutte d'int~rits goi'stes, produisant des oppositions destructrices de l'espace public9. C'est dans cette perspective pluraliste qu'il faut com-

8 Voir aussi la formulation trbs proche dans Le prince, 133. 9 C'est ce qu'illustrent, entre autres, la description des effets des lois agraires

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prendre la tache du prince individuel: bien g6rer les divisions sociales, sans jamais c6der t l'illusion que la cit6 est unie, que les forces qui l'animent peuvent s'homog6n6iser.

Dans ce cadre, Machiavel s'int6resse t l'opposition de deux visions de l'homme davantage qu't l'opposition de la morale et de la politique. L'homme ne r6alise ses fins naturelles qu't travers une vie communautaire forte, et Machiavel ne fait que tirer les cons6quences de cette vision en pr6conisant l'utilisation des moyens n6cessaires A l'instauration de telles cit6s. Mais ces moyens contredisent les pr6ceptes de la doctrine chr6tienne, car les valeurs de charit6, de douceur, de piti6, de salut individuel, de pardon des ennemis sont incompatibles avec la vigueur nicessaire pour oeuvrer a la grandeur politique. La morale chr6tienne correspond A la vision d'un homme partiel, coup6 de ce qui le fait vraiment homme, c'est-t-dire son appartenance A une cit6. Viser la r6alisation d'un homme d6fini d'abord comme social impose de rompre avec cette morale; et cela impose aussi, puisque c'est la morale t laquelle adherent la plupart des hommes, de l'utiliser contre elle-

m~me. Machiavel fait bien plus que de montrer que des situations politiques d'urgence exigent le recours t des moyens immoraux - cha- cun sait qu'un tel machiavilisme n'a pas 6t6 invent6 par lui. Il formule d'une manibre originale la signification, aprbs des sidcles de morale chr6tienne, d'une conception paienne de l'homme qui, plut6t que de d6valoriser l'existence politique au nom du salut individuel, d6finit la vertu de cet homme par sa participation A la cit6.

En sch6matisant, on peut voir se manifester ici l'une des grandes id6es qui animent la politique moderne: son inspiration r6publicaine, illustr6e par la grandeur romaine et actualis6e A l'6poque moderne dans la r6volution amdricaine par exemple, ax6e sur la vertu civique et le souci du bien commun10. Cette id6e s'est combin6e depuis quatre si~cles avec l'individualisme lib6ral, qui met l'accent sur la s6paration des spheres publique et priv6e de l'existence et sur la protection juridique de la libert6 individuelle. Or, A l'autre extr6mit6 du XVIe sidcle, on peut voir cette conception trouver ses premieres justifica- tions chez Montaigne. Quoique profond6ment enracin6s chez les Anciens et nourris par la m6ditation de leurs oeuvres politiques, les Essais esquissent une critique d6cisive de la tradition r6publicaine, que la modernit6 lib6rale ne va cesser de reprendre et d'approfondir.

issues des d6sirs du peuple (D 252-55) et celle de la cr6ation des dicemvirs issus de l'ambition des nobles (D 258-62).

10 Pour une g6n6alogie de cette tradition, voir l'ouvrage cit6 de Pocock.

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La sdparation Dans un passage oii il revient sur la difficile vie publique de son phre, pour 6voquer le gout que celui-ci d6veloppe t la fin de sa vie pour son m~nage, Montaigne 6crit que ?la plus honnorable vocation est de servir au publiq et estre utile t beaucoup? (952). Il manifeste ici son estime pour l'id~al r~publicain selon lequel la vie proprement humaine est une vie politique. Mais ailleurs, Montaigne prend ses distances avec cette vision, non par refus de la vie publique, mais par attachement t la libert6 de choix. Au bout du compte, il ne tranche pas sur un plan thdorique, s'efforgant surtout de circonscrire son sentiment personnel face t cet enjeu: <J'ayme la vie priv~e, parce que c'est par mon chois que je l'ayme, non par disconvenance t la vie publique, qui est t l'avanture autant selon ma complexion? (988). D'oi une tension constante d'un bout i l'autre des Essais, qui est particulibrement manifeste quand Mon- taigne s'essaie en rapport avec les grandes figures de l'Antiquit6. Il use parfois de simplification en pr~sentant la soumission de l'individu au collectif comme r~sumant la position des Anciens; mais parfois cette simplification lui sert de rif~rence negative pour dire t la fois qu'il n'a pas lui-m~me la force pour envisager un tel engagement et que celui-ci doit &tre mis en cause en tant que tel. Selon toute vraisemblance, le r~cit des Essais restitue mal l'ampleur de l'engagement public r6el de Mon- taigne, que sa r6putation courante sous-estime et sur lequel il reste remarquablement discret". Au fil de l'6volution du texte, cependant, il est clair qu'il privil6gie de plus en plus le souci de soi par rapport t l'engagement politique, qu'il d6laisse la vertu militaire au profit de la sagesse individuelle et pr~f'ere la grandeur quotidienne de Socrate t la grandeur militaire d'Alexandre: ce dernier est admir6 dans ?Des plus excellens hommes? (2, xxxvi), par exemple, mais plac6 nettement en dessous de Socrate dans <Du repentir>> (3, ii).

II faut &tre attentif t ce jeu d'exigences concurrentes que Mon- taigne ne cesse de relancer autant par ses lectures que par son r6cit de soi. Ce r6cit est structure par une separation entre le priv6 et le public, par laquelle il affirme l'existence de valeurs 6chappant t la vie politique, qui valent sur un plan sp6cifique de vie individuelle. En cela, il prend ses distances avec le r6publicanisme machiav6lien, en faveur d'une tradition marquee par le christianisme oh la vie publique est relativis6e. Toutefois, s'il d6fend des valeurs irr~ductibles t la vie politique, Montaigne ne le fait pas au nom du salut chr~tien mais de l'examen de soi socratique. La separation du public et du priv6 qu'il pr6conise n'est pas absolue; il vise un 6quilibre, car vivre t soi requiert de prendre en charge l'existence

11 Pour des indications dans ce sens, voir les ouvrages de G6ralde Nakam, Montaigne et son temps. Les 6vinements et les Essais (Paris: Nizet, 1982), et Les Essais de Montaigne, miroir et procks de leur temps (Paris : Nizet, 1984).

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collective jusqu'd un certain point, d'assumer le fait que l'individu par- ticipe A une communaut6 et de consentir aux devoirs qui en d6coulent.

Cette position ambivalente sur la politique se manifeste par le statut du texte m~me des Essais - texte t fin seulement ?domestique et

priv6e>>, dit Montaigne (3), mais n6anmoins 6dit6 et corrig6 par lui avec grand soin avant d'8tre livr6 au public. On peut voir l'appel de Mon- taigne A la conscience individuelle de son lecteur comme une manibre particulibre d'intervenir sur la scene publique. En parlant de lui-meme, Montaigne propose t chacun, non de se d6tourner de la politique, mais de transformer son rapport personnel t elle, en cessant d'y investir une exigence de moralisation de la soci&t6, pour y voir un ordre permettant t chaque individu de g6rer librement et ouvertement ses jouissances cor- porelles, familiales, 6conomiques. Mettant l'accent sur les choix de la conscience individuelle, Montaigne d6crit une manibre d'&tre au monde ax6e sur la r6flexion sur soi, qui conf'ere done une place limit6e t

l'engagement public et militaire. C'est pourquoi il ne prochde pas t une analyse des formes institutionnelles de 1' ordre politique qui conviendrait; son approche reste psychologique et elle se nourrit de l'examen qu'il fait de lui-meme, de ses goits et de ses craintes, dans son rapport aux obli- gations de la vie sociale. Montaigne attend du pouvoir politique un cadre juridique qui empiche que l'individu soit soumis aux caprices des princes, qui le place t l'abri d'obligations oi il perdrait la maitrise de ses choix, qui lui permette de poursuivre ses int6r~ts sans que les lois pr6ten- dent moraliser ses conduites et les rendre conformes A un id6al pr6cis de justice (965-70). On voit la modestie d'une telle politique, qui aspire A cr6er un cadre public propice t une vie priv6e libre et sore. Ce ne sont ni la perfection morale ni la saintet6, d6coulant des m6taphysiques ancien- ne ou chritienne, qui dictent A la politique ses fins; et pas davantage la recherche d'une grandeur qui permettrait de r6sister A la corruption du temps et donnerait sens t l'existence des citoyens. La politique se rambne A une administration des choses humaines, r6pondant t une nature humaine essentiellement inachev6e, qui r6clame d'6tre assur6e des conditions de sa libre determination.

L[ oji le r6publicanisme faisait reposer l'unit6 de l'individu sur sa participation t la vie publique, Montaigne introduit un double mouve- ment d'engagement et de retrait, qui est l'objet d'une constante r66va- luation de sa part. Il faut assumer ses devoirs civiques, mais il faut surtout se prot6ger du mal6fice de la vie publique oh chacun met i la place de ses pens6es leur reflet dans les yeux et dans les propos d'autruil2; oh il n'y a plus de consentement de soi t soi-meme, mais

12 Cette formule s'inspire de Merleau-Ponty, <<Lecture de Montaigne?, dans Signes (Paris: Gallimard, 1960), 258.

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un ?h6pital de fous>>, comme dit Pascal'3. Si l'on veut s'en garder, Montaigne en 6nonce la condition: ?Chacun peut avoir part au batte- lage et representer un honneste personnage en l'eschaffaut; mais au dedans et en sa poictrine, oi tout nous est loisible, oi tout est cache, d'y estre r~gl6, c'est le poinct>> (808). C'est d'abord sur ce plan que se decide le sens d'une existence: dans la manibre de <<tancer, rire, ven- dre, payer, aymer, hayr et converser avec les siens et avec soymesme>>, plut6t que dans le fait de <<gaigner une bresche, conduire une ambas- sade, regir un peuple>>. En cultivant la fid6lit6 t soi-meme en-dega des apparences de la vie sociale, on peut 6tablir la mesure de continuit6 et de discontinuit6 qui convient entre le personnage public et l'existence priv~e.

Le grand essai <De la solitude>> (1, xxxix) montre comment ce mouvement de retrait, permettant de se mettre t l'abri de la ?contagion> de la foule en se r~servant une ?arriereboutique>> toute t soi (241), peut &tre un 6chec, si l'on ne sait, quand on se retire, ?se recevoir>>, c'est-t-dire se connaitre et se gouverner soi-meme. On peut certes se perdre dans une cause guerribre, mais on peut aussi le faire dans les livres et surtout dans les pibges d'une oisivet6 oi~ l'imagination fait ?le cheval eschapp&> (33). Il convient done de discipliner cette solitude, et en m~me temps de mod~rer cette discipline du retrait, en n'exigeant pas trop de soi. Pline et Cic~ron sont ici les contre-exemples de Mon- taigne, s'6tant retires de la vie publique pour cultiver, en fait, leur reputation et gagner une autre immortalit&. Or quand on cherche A <<tirer gloire de son oysivet6 et de sa cachette? (247), on n'y trouve aucun repos. Il n'est pas 6tonnant, alors, que, poursuivie dans l'essai suivant, <Consideration sur Ciceron>> (1, xl), l'analyse de la fausse retraite se transforme soudain en un 61oge de la vie publique. Quand une retraite vou6e a l'6criture est encore motiv6e, au fond, par la recherche de la gloire, quand elle s'alibne ainsi t l'opinion qu'elle pr6tendait quitter, Montaigne lui pr6fire finalement une vie d'action, qui au moins ne repose pas sur le mensonge t soi.

C'est par l'invention d'un rapport A soi qui assure une bonne sociabilit6 que peuvent etre 6vit6s ces 6cueils de la retraite manqu6e. Loin d'8tre un 61oge de l'homme ?dissociable?, l'essai sur la solitude doit 8tre lu en conjonction avec celui sur l'amiti6 (1, xxviii), les deux conduites contribuant t la bonne vie. Assocides explicitement t la fin de ?De la solitude? (247), la retraite r6ussie et l'amiti6 s'appellent l'une l'autre et sont m~me la condition l'une de l'autre. Le lecteur a d'ailleurs 6t6 pr6par6 t cette gymnastique de pens6e par l'essai pr6c6dent sur les dualit6s qui habitent l'homme. ?Comme nous pleu- rons et rions d'une mesme chose? (1, xxxviii) souligne que les contra-

13 Pascal, Pensdes, L. 533, dans Oeuvres compl~tes (Paris: Seuil, 1963), 578.

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dictions observables dans certaines conduites humaines (comme la tension entre l'attache familiale et le devoir politique) n'indiquent pas toujours que les hommes sont en train de se cacher derriere des masques; elles manifestent une complexit6 r6elle qu'il ne faut pas chercher 61luder par une pens6e univoque. Montaigne circonscrit ainsi petit A petit un type de sociabilit6 qui est situ6 entre la solitude et l'engagement public, en une sphere 6tendue t un cercle de proches, oii l'on peut entretenir la libre discussion, la recherche intellectuelle, la r6flexion morale. Dans ce domaine priv6 mais structur6 par l'6change et le dialogue, I'homme n'aspire ni au sacrifice du saint ni t la virtk' conque comme vaillance individuelle ou collective, car son ambition est d'un autre ordre.

Cette ambition, qu'on peut appeler philosophique, n'exclut pas, selon Montaigne, une participation limit6e t la vie publique; mais tout se passe comme si l'6quilibre de la vie publique et de la vie priv6e n'6tait accessible qu't travers leur s6paration. Au-dela d'une reprise 6troite du r6publicanisme, et contre la vision exclusivement politique de l'homme de Machiavel, Montaigne rejoint ainsi la figure qui se d6gage de l'6thique aristotilicienne, celle d'un 6quilibre entre le bien d6fini comme vie active dans la cit6 et le bien d6fini comme contem- plation divine par le philosophe (809)'14, un 6quilibre qui se retrouve chez les stoiciens, entre la vie consacr6e au service de l'Etat et la vie de loisir ou d'oisivet6. L'individualisme de Montaigne en esquisse une version moderne et d6mocratique, oii cette 6thique n'est pas r6serv6e a quelques hommes et n'exige pas d'etre couverte par une intense valo- risation du devoir civique.

Sans doute Montaigne pr6sente-t-il souvent sa pens6e t travers une hi6rarchie de trois types d'hommes (notamment 312-13), et on verra plus loin ses r6serves t l'6gard du pouvoir populaire. Mais, comme l'a bien vu Pascal, le sens de sa d6marche est finalement d'6tendre t tous sa <<doctrine>>15: le d6doublement psychologique que cement petit B petit les Essais, oii l'homme qui s'examine peut t la fois valoriser sa libert6 de penser et reconnaitre l'importance de la vie publique, A la fois ob6ir aux lois de sa soci6t6 et savoir que leur justice n'est pas la justice, t la fois critiquer les coutumes et respecter l'ordre qu'elles rendent possible, peut constituer un principe de vie sociale assum6 par l'ensemble d'une soci6t6. Ce d6doublement de la cons- cience qu'il s'agit de g6n6raliser suppose l'adoption par les citoyens d'un certain scepticisme quant t la naturalit6 de l'ordre politique. Or,

14 Aristote, Ethique i Nicomaque, 6dition Voilquin (Paris: Garnier-Flammarion, 1965), Livre X.

15 Pascal, Pensdes, L. 525, 577. Sur la critique d6cisive de Montaigne par Pascal i cet 6gard, voir notre article ?Pascal et la moralit6 du politique>, dans Dialogue 38 (1999), 27-44.

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700 PHILIP KNEE

sur cette question decisive, on va voir que Montaigne commence, a nouveau, par faire 6cho t Machiavel, en l'occurrence t son antinatu- ralisme, mais pour lui donner un prolongement 6thique radicalement different de celui du Florentin, puisqu'il repose avant tout sur la moderation.

2. La nature et la coutume

Le conventionnalisme

La lecture philosophique la plus courante du Prince, qui trouve des appuis dans plusieurs passages des Discours, met en 6vidence, non le lien de Machiavel t la tradition r6publicaine, mais sa pens6e antinatu- raliste. La description de la gendse des cit6s dans les Discours, par exemple, est aux antipodes de la conception aristotl61icienne de la sociabilit6 naturelle. La politique naft du hasard, et les hommes se donnent des chefs et des lois pour r6pondre t la n6cessit6 (D 192), sans qu'une instance naturelle serve de fondement t la justice. Il ne s'agit pas d'immoralit6 dans cette approche, ce qui supposerait que les moyens politiques mis en oeuvre violent la nature humaine. C'est plut6t que la politique n'est pas susceptible d'8tre jug6e en termes de valeurs morales, car elle ne viole rien, n'injurie personne; elle est en quelque sorte innocente, comme un pur conventionnalisme issu seule- ment de besoins empiriques. La politique machiavilienne consiste t

rrpondre au fait qu'il n'y a rien de transcendant au jeu des usages et des circonstances, en s'efforgant d'inscrire dans ce cadre une certaine permanence du pouvoir. Ne reposant sur aucune stabilit6 naturelle, cette permanence ne saurait compter que sur l'6nergie de la virti', sur la capacit6 d'entretenir des croyances, d'agir par des artifices dans des conditions changeantes. C'est en ce sens que Machiavel peut affirmer que la quantit6 de bien et de mal dans le monde ne change pas (P 115), et que la succession des regimes dessine une figure circulaire ineluctable, car le temps corrompt tout ce qui pretend durer (D 193). L'efficacit6 politique consiste t resister au cours des choses par les moyens les plus approprisl6.

Dans cette perspective, quand Machiavel critique la doctrine chrrtienne dont les valeurs drsarment l'homme politiquement, il ne le fait pas, comme on l'a dit plus haut, au nom d'une vision concurrente de l'homme. La puissance du drfi thdorique du Prince reside plutrt dans la disjonction grnrrale qu'il 6tablit entre nature et politique, qui met en question le principe de l'unit6 de la vrrit6 et l'idre qu'il y a un Bien

16 Voir l'interprrtation de F6lix Gilbert, Machiavel et Guichardin. Politique et his- toire h Florence au XVIe silcle (Paris: Seuil, 1996), chapitre 4.

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La critique de la politique dans les Essais 701

objectif commun aux hommes. Machiavel introduit le soupgon d'un 6clatement de la v6rit6 (qui est t la source du malaise de ses lecteurs), aucune hi6rarchie ne venant donner de sens t cet 6clatement en le replagant dans une unit6 de savoir ou de croyance plus hautel7. C'est cette instabilit6 qui pr6side A la vision machiavilienne du politique: si rien ne dure par soi-m~me, il faut toujours entretenir l'exercice du pouvoir et les ressorts de la cit6 par la virti; il faut faire exister un ordre en r6sistant aux effets corrupteurs du temps.

D6crivant la sc616lratesse qui permet & Agathocle de se maintenir au pouvoir, Machiavel montre que le bon usage de la cruaut6 est un usage rapide, vite converti en avantage pour les sujets du prince, alors que le mauvais usage est un usage lent, qui se maintient dans le temps et suscite ainsi la haine des sujets pour le prince (P 130-31). Le critbre de jugement n'est ici ni la construction d'un bonheur qui corres- pondrait t une perfection de la nature humaine, ni la recherche d'un salut qui reposerait sur la Loi de Dieu, mais la dur6e de l'exercice du pouvoir. M~me si Machiavel critique la morale chr6tienne en semblant se r~clamer de l'Antiquit6, son loge de la virti n'est l'dloge d'aucune vertu morale pr6chr6tienne, telle qu'on la trouverait chez Platon, Aris- tote ou Cic6ron. Il n'y a pas d'ordre politique qui satisferait ad6quate- ment les exigences de la raison, ou de statut moral individuel permet- tant de satisfaire les d6sirs raisonnables de l'individu. En choisissant les moyens n6cessaires en vue de la fin politique recherch6e, en faisant plier la fortune, I'action politique ne peut se r6gler sur un ordre naturel stable qui exclurait le vice. Comme le remarque Strauss18, la d6marche de Machiavel est plus proche de celle des sophistes, son enseignement commengant l oil s'arr~te celui de Thrasymaque et de Calliclbs. On peut comprendre en ce sens que Machiavel affirme, au d6but des Dis- cours, qu'il s'engage sur une voie qui n'a 6t6 <<encore fr6quent6e par personne>> (D 187).

Toutefois il n'entreprend pas la critique de cette tradition philosophique: il l'ignore, faisant silence sur tous les d6bats concer- nant le droit naturel par exemple, comme si l'observation empirique du monde politique passe et pr6sent livrait d'elle-meme tout ce qui est requis pour d6terminer les conduites t adopter. Dans la c616bre intro- duction du chapitre 15 du Prince, il avance que penser la politique selon un ordre naturel, done selon une morale qui en d6coulerait, serait se perdre dans des r6publiques ou des monarchies ?imaginaires? et manquer la <v6rit6 effective? de la politique (P 148). Il fait ici allusion t une approche m6taphysique de la politique qui opposerait la v6rit6 t

17 Isaiah Berlin a fort bien mis en 6vidence ce malaise dans <The Originality of Machiavelli?, dans Against the Current. Essays in the History of Ideas (London: Hogarth Press, 1979).

18 Leo Strauss, Pensdes sur Machiavel (Paris: Payot, 1982), 315.

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702 PHILIP KNEE

l'apparence, I'8tre au paraitre. Or, en rejetant les ?choses qu'on a ima- gindes sur les princes>>, on atteint une autre v~rit6 en donnant juste- ment toute sa place t l'apparence, c'est-t-dire t ces choses imagin6es qui constituent, paradoxalement, la r~alit6 de la politique. Ce monde oii la transparence et l'imm~diatet6 n'ont pas cours est done celui d'un imaginaire vrai, ofi rbgnent la r6putation du prince, l'apparence de la vertu, la v6rit6 <op6rationnelle> plut6t que m6taphysique'9. Agir en politique, c'est accepter cette d6pendance de l'action sur l'apparence, le jeu de miroirs du renom et de la reputation. L'homme politique ne peut totalement maitriser ce jeu, mais il peut s'y r~v6ler habile et y exercer le pouvoir, pr~cis~ment dans la mesure oii les apparences ne sont pas v6cues comme apparences par la plupart des hommes. L'art politique est l'art de cette existence hors de soi, d6pendante des autres, m~me si c'est t leur insu; une existence qui exige pour cela un cons- tant travail d'adaptation.

Le relativisme

L'impuissance de la raison t unifier le champ de l'humain par un dis- cours m~taphysique se retrouve 6videmment dans le scepticisme de Montaigne. En se r~clamant du pyrrhonisme ancien, il 6labore une pens6e de la pluralit6 des v6rit6s, oh les valeurs ne peuvent trouver d'articulation en une unite plus haute, oii la raison ne r6ussit t trancher que des questions secondaires, non les questions de l'origine, du sens ou de la fin des ph~nombnes. On a affaire, chez Montaigne, t une pens~e des coutumes et des usages, qui d6crit la genise des cites de fagon analogue t celle de Machiavel. ?Le Roy Philippus fit un amas des plus meschans hommes et incorrigibles qu'il peut trouver et les logea tous en une ville qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J'estime qu'ils dressarent des vices mesme une contexture politique entre eux et une commode et juste soci6t6> (956). La n~cessit6 engen- dre des coutumes qui peu a peu deviennent des lois, et loin que l'homme ait une id&e du juste en soi, la justice manifeste les rapports de forces et l'usage qui en a d~coul&. C'est pourquoi la coutume est<la Royne et Emperiere du monde? (115), selon la formule que Mon- taigne reprend de Pindare et que Pascal fera sienne. Loin que la loi naturelle soit imprim&e par Dieu dans la conscience des hommes, ?les lois de conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coutume?; et elles ?se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont lois. C'est le fondement mystique de leur authorit6; elles n'en ont poinct d'autre>> (1072). D'oi une critique

19 C'est par l'expression <v6rit6 opdrationnelle> que Lars Vissing propose de traduire la verith effetuale. Voir Machiavel et la politique de l'apparence (Paris: Presses universitaires de France, 1986), 129.

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La critique de la politique dans les Essais 703

f6roce des utopies politiques, t l'image de la critique des <ripubliques imaginaires>> de Machiavel, car elles n6gligent ce qui fait l'essence du politique.

Chez l'un et l'autre penseur, les possibilit6s humaines sont done aux prises avec des inconnues, des inconstances, des hasards, non avec une loi de progrbs ou de d6cadence morale. Loin de s'opposer & Machia- vel t cet 6gard, Montaigne radicalise sa description d'une vie livr6e t la fortune, soumise A la contingence et au flux de la temporalit6. Mais il en tire des conclusions inverses, car sa critique de la politique s'offre comme une manibre de consentir t cette situation et de la bien vivre. La r6action de Machiavel est volontariste et offensive: balayant tout sur son passage comme une rivibre en crue, la fortune peut 8tre contenue par l'6nergie des hommes si celle-ci est audacieuse, si elle est capable de s'adapter aux changements et d'y d6celer des occasions t saisir. Selon Machiavel, on peut faire plier la fortune par le maniement imp6tueux de la force et des artifices au moins dans la moiti6 des cas (P 173). Conc6dant, pour sa part, que ?les deux tierces>> des cas appartiennent t la fortune (1061), l'attitude de Montaigne est plus r6sign6e ou plus pru- dente. La fortune dirige si bien les 6v6nements que les calculs des hommes sont le plus souvent pr6somptueux ou au mieux incertains. Certes, ils peuvent parfois peser sur le cours des choses; mais ils doivent surtout se garder de pr6sumer de leurs forces. Plut~t que de se raidir pour r6sister t la fortune, Montaigne conseille d'apprendre t s'en accommoder, A se l'assimiler en quelque sorte; et il d6crit longuement les cas oi les hommes s'exposent t ses coups quand ils pr6tendent la braver, et les cas oii c'est elle qui est A l'oeuvre dans la r6ussite de leurs entreprises (127-28). Il n'enferme pourtant pas les hommes dans la soumission; il leur suggbre de d6placer le lieu de leurs efforts pour les concentrer davantage sur le rbglement de leur existence personnelle et moins sur les ambitions de leur existence publique.

On comprend ainsi pourquoi la r6f6rence de Montaigne i

Machiavel dans <De la pr~somption> (2, xvii, 655)20 parait t premiere vue laudative. Montaigne reconnait peut-8tre dans les Discours une description de la politique analogue a certains 6gards t celle des Essais; mais il enchaine en jugeant la vanit6 de la science politique et

20 <Les discours de Machiavel, pour exemple, estaient assez solides pour le subject, si y a-il eu grand aisance i les combattre; et ceux qui l'ont faict, n'ont pas laiss6 moins de facilit6 i combattre les leurs. II s'y trouveroit tousjours, i un tel argument, dequoy y fournir responses, dupliques, repliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de debats que nostre chicane a along6 tant qu'elle a peu en faveur des procez,

Caedimur, et totidem plagis consumimus hostem [<L'ennemi nous

frappe et nous lui rendons coup pour coup.? Horace, selon la traduction de Villey], les raisons n'y ayant guere autre fondement que l'experience, et la diversit6 des evenements humains nous presentant infinis exemples i toute sorte de formes.>

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les r6sultats que peut entrainer sa surestimation. La force des id6es de Machiavel, estime Montaigne, fait qu'on leur a oppos6 des id6es con- traires, auxquelles d'autres sont venues s'opposer t leur tour, dans un tourbillon sans fin d'arguments et de contre-arguments. Comparant la politique at la mode vestimentaire, il constate qu'une controverse infinie rigne en cette matibre; et ce scepticisme le fait se m6fier du <<changement et [du] remuement>>, de l'instabilit6 produite par ceux qui veulent intervenir dans <<le roullement celeste>> (656). L'irr6solu- tion personnelle de Montaigne, d6crite dans les paragraphes pr6c6dents de l'essai, le rend-t-elle plus apte t agir dans ce domaine incertain? Ce n'est pas sir, car si la v6rit6 est inaccessible en politique, cela n'en fait pas le domaine de pr6dilection de ceux qui s'enquibrent sans cesse et sans aboutir, comme Montaigne lui-meme, mais de ceux qui savent trancher en restant at la surface des choses. La politique exige la simplification au nom de l'urgence, done une sorte de dogma- tisme de l'occasion et de l'efficacit6. Il ne s'agit pas tant, pour l'homme politique, de reconnaitre que la v6rit6 est hors de port6e, que de savoir l'oublier, en glissant du plan de la pens6e t celui de l'action. C'est pourquoi l'exigence de clart6 et de pr6cision de la philosophie est parfois inapte t saisir les enjeux de la vie publique. <<La puret6 et perspicacit6 de nos esprits>> sont le plus souvent excessives (675) l oi il faut etre <<obeissans t l'exemple et t la pratique>>, lt oih il convient <<d'espessir et obscurcir>> les raisonnements pour <les proportionner t cette vie tenebreuse et terrestre>>. Exiger trop de la raison et vouloir comprendre toutes les circonstances et toutes les cons6quences paraly- sent. La politique requiert de traiter les entreprises humaines <<plus grossibrement et superficiellement>>, en en laissant une bonne part aux droits de la fortune. C'est pourquoi <<Les meilleurs mesnagers sont ceux qui nous sgavent moins dire comment ils le sont>>, alors que les <<suffisans conteurs n'y font le plus souvent rien qui vaille>> (675). Mon- taigne met ainsi en place une antinomie entre la th6orie et la pratique politique, que sa description de lui-meme et de son inaptitude t se conduire habilement dans le domaine public vient illustrer.

Mais en reconnaissant l'impossibilit6 de toute maitrise, I'homme peut r6server une part de ses 6nergies pour un autre domaine, celui de l'observation des coutumes et de la diversit6 des usages. Il peut ainsi retirer <<son ame de la presse>> (118), et mettre son esprit <<en bien plus seur estat>> (117) que s'il restait seulement ballott6 par le jeu des conven- tions. En explorant librement le domaine des croyances, de l'imaginaire, des rites, et en recommandant d'accompagner cette exploration de respect et d'ob6issance, Montaigne d6mystifie la fausse naturalit6 des coutumes tout en consentant a celles-ci. Cette reconnaissance de la diversit6 des moeurs et des lois cr6e un trouble de l'esprit qui peut met- tre celui qui s'adonne at l'observation et t la relativisation qu'elle entraine t l'6cart des autres. Mais la critique peut 6viter de fragiliser

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La critique de la politique dans les Essais 705

l'ordre des relations sociales si elle s'accompagne d'un consentement aux coutumes en vigueur dans sa soci6t6. La libert6 de conscience face aux coutumes requiert done un d6doublement psychologique du dedans et du dehors pour 6viter A la fois le bouleversement social et la naivet6 intellectuelle. Observer, d6crire, critiquer, consentir: ainsi se dessine, chez Montaigne, la voie d'une sorte de stabilit6 que, de son c6t6, Machiavel ne congoit que par la volont6 politique de r6sister t la fortune.

Les conseils 6ducatifs dans ?De l'institution des enfants? (1, xxvi) illustrent ce rapport d6doubl6 t la politique. Montaigne pr6conise, par exemple, de former l'6live t &tre un loyal serviteur de son prince, mais de lui refroidir ?l'envie de s'y attacher autrement que par un devoir publique? (155), car ?toute inclination et soumission? est due aux rois, sauf celle de l'entendement. Ce n'est done pas a la raison de se courber et de fl6chir, mais seulement aux genoux, dit-il (935). ?Nous devons la subjection et l'obeissance egalement t tous Rois, car elle regarde leur office: mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la devons qu'a leur vertu>> (16). C'est pourquoi Montaigne fait l'6loge des pays dans lesquels on conf'ere une bonne ou une mauvaise r6putation aux gouvernants en examinant leur valeur apr~s leur mort, car ce devoir de m6moire libbre le jugement sur le plan public.

Dans l'essai c61&bre ?Des cannibales? (1, xxxi), cette d6marche est plus directement visible, car l'objet du texte n'est pas le tourbillon des coutumes en g6n6ral mais une instance concrete de cette diversit6 (la vie des Indiens du Nouveau Monde), oi s'incarne une alt6rit6 r6tive A la pens6e. Elle exige d'apprendre t voir en mime temps ce qui est autre et ce qui est semblable, car la pens6e doit pouvoir reconnaitre le familier pour s'exercer et elle doit briser le familier pour se porter effectivement sur l'alt6rit6 et ne pas la r6duire au meme. Y a-t-il des instruments permettant de trouver le familier dans le diff6rent, ou l'universel dans la diversit6? Montaigne n'en nomme pas, mais en d6crivant les moeurs conjugales des cannibales, leurs rigles 6thiques et religieuses, leur traitement des prisonniers surtout, il le fait de manibre t ce que le regard m6prisant de l'Europ6en sur le cannibale se r6oriente et revienne sur l'Europ6en lui-meme, de sorte que ce mouve- ment de retour nourrisse son jugement. Cependant la critique de la cruaut6 des conqu6rants espagnols n'absout nullement les cannibales. Il suffit pour s'en convaincre de lire le dernier paragraphe de l'essai pr6c6dent, ?De la mod6ration> (1, xxx, 201), qui introduit en quelque sorte ?Des cannibales? par une brutale description des sacrifices perp6tr6s les uns sur les autres par les habitants du Nouveau Monde. Loin de faire de la vie des cannibales une utopie, Montaigne laisse seulement entendre qu'une autre perspective est n6cessaire pour juger librement d'eux et qu'elle requiert d'abord de la part de l'Europ6en un regard neuf sur lui-meme. Sans doute Montaigne indique-t-il par la

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m~me occasion un noyau d'universalit6 morale, dont on peut recueillir les 616ments, peu nombreux, au fil des Essais21. Mais l'essentiel est l'universalit6 de m6thode qui s'exprime par cette possibilit6 d'un retour sur soi et d'une r6orientation du regard, qui est, en principe, accessible

. tout homme.

On voit ainsi le sens de ce qu'on a parfois appel6 le relativisme de Montaigne, qui prochde de sa critique antinaturaliste. Il n'est pas limit6 par un ordre naturel objectif qui serait en quelque sorte cach6 derriere la diversit6, mais par le travail de relativisation lui-meme, par l'exercice du jugement qu'il suppose et qui constitue une possibilit6 universelle proprement humaine - m~me si de fait, bien sir, tous les hommes ne r6alisent pas cette possibilit6 ou le font seulement <<par saillies et bout6s>. Cette possibilit6 s'incarne dans la figure de Socrate, 6voqu6e dans le paragraphe c16 de l'essai sur la coutume (1, xxiii, 118). S'il n'est pas possible d'6chapper au flux des choses, t la diversit6 selon les pays et selon le temps, on peut au moins acqu6rir un juge- ment ?plus 6claircy et plus ferme>> (297) en prenant conscience de ce flux. Il ne s'agit pas seulement de d6voiler la coutume comme cou- tume, il s'agit de reconnaitre que l'homme est un etre de coutume, que telle est, si l'on veut, sa nature. Ne pouvant ni fixer par le savoir ni d6passer par l'action l'inconstance de l'objet jug6 (l'homme et ses cou- tumes), sauf at tre pr6somptueux, on trouve une certaine fermet6 dans le jugement qui reconnait cette inconstance. Autrement dit, le rela- tivisme de la multiplication des exemples permet de d6boucher sur l'antirelativisme de la fermet6 du jugement.

La modderation C'est sur la base de ce relativisme limit6 par l'universalit6 du libre juge- ment qu'il faut envisager la mod6ration politique de Montaigne. Comme la philosophie dogmatique, s6virement critiqu6e dans l'?Apologie de Raimond Sebond? (2, xii), la politique est souvent l'instrument d'une quete pr6somptueuse de stabilit6, de certitude, de maitrise. On a vu que chez Machiavel cet effort est conqu dans le cadre du conventionnalisme; mais il est fait plus souvent au nom d'une justice naturelle et il d6bouche sur 1' utopisme. Montaigne en d6nonce non seulement la vanit6, mais les risques, puisqu'il produit des bouleversements qui peuvent se r6v61er bien pires que ce qu'on pr6tendait r6former. Le bouleversement de l'ordre existant au nom d'une justice naturelle ne produira jamais que de nouveaux usages, de nouvelles repr6sentations imaginaires; mais en

21 <Honnatet6 rigoureuse, respect de l'autre, bienveillance, indulgence, mais gubre plus >, selon le r6sum6 de Marcel Conche, Montaigne et la philosophie (Paris: Presses universitaires de France, 1996), vii.

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chemin il 6branlera les usages qui assuraient l'ordre pr6sent et il entrainera ainsi son lot de souffrances.

Cette mod6ration n'a rien A voir avec une vision id6alis6e que Montaigne aurait des lois ou des coutumes existant dans sa soci6t6, dont il ne cesse d'ailleurs de d6noncer les travers. S'il est tris attach6 t son ind6pendance mat6rielle, car elle est la condition de sa libert6 d'esprit (968), il montre aussi qu'a l'inverse les biens ou l'argent peu- vent etre des sources de d6pendance. Le souci politique de Montaigne est ailleurs. Il s'agit de prot6ger l'unit6 sociale qui r6sulte de l'ancien- net6 des lois, en s'opposant au d6ferlement d'opinions contestatrices, voire a la barbarie A laquelle il peut mener quand certains hommes ?donnent le branle>> et qu'en r6action ils sont imit6s par d'autres. Il en donne pour exemple l'engrenage des nouvelletis religieuses en France, d'abord promues par les contestataires protestants puis exa- cerb6es par les r6actions de la Ligue. Le spectacle des troubles est celui de violences d'abord engendr6es et justifi6es par de nobles causes, puis devenues plus f6roces les unes que les autres en acqu6rant petit t petit une puissance propre de 16gitimation. Or, comme Mon- taigne dit l'avoir appris de La Bo6tie (194), la coutume peut prot6ger de cette folie de la nouvelletd, c'est-h-dire du d6sir des hommes de faire violence au repos de leur pays pour le gu6rir.

Cet 61oge des habitudes (119) reprend la critique aristot61icienne de la volont6 de rationaliser la vie politique par une r6novation radicale des lois22. Distinguant l'oeuvre des politiques de celle des m6decins, Aris- tote montre que l'ob6issance aux lois est un enjeu qui requiert plus que le recours A la force et A la raison, car ce n'est pas l'int6r&t imm6diat de chacun qui est en question. Pour s'assurer du consente- ment des citoyens, I'habitude de la justice, done l'oeuvre du temps, est une condition essentielle. D'oi le danger de ceux qui affaiblissent le cr6dit des lois en les changeant trop souvent, et qui de cette manibre fragilisent l'ordre politique. Si les citoyens perdent l'habitude d'ob6ir aux lois, ils auront tendance t les contester dbs que l'une d'elles con- tredira leur int6r~t. Tout en admettant la 16gitimit6 de certains change- ments, Aristote recommande done globalement la prudence, car ce sont les coutumes qui permettent aux hommes de r6aliser leur nature sociable grace A l'habitude23

Plus crisp6 que celui d'Aristote, le conservatisme politique de Montaigne associe souvent les dangers du changement politique en g6n6ral aux troubles de son temps. Cependant, Montaigne est loin de d6fendre en toutes circonstances la coutume contre l'innovation, car l'une et 1' autre peuvent prendre le visage de la tyrannie, et parfois ?le

22 Aristote, Les politiques, 2, 1268a-1269a. 23 Aristote, Ethique ci Nicomaque, 2, 1103ab.

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violent prejudice de la coutume? (117) peut mener t la paralysie. Il suffit d'ouvrir les Essais pour voir que, loin de soutenir en toutes circonstances des institutions comme l'Eglise catholique ou le systhme judiciaire frangais par exemple, Montaigne en d6nonce les faiblesses et les cruaut6s. En outre, le dernier paragraphe de ?De la coutume et de ne changer ais6ment une loi recetie>> (I, xxiii) montre que certaines contestations sont n6cessaires en situation d'urgence, une fois que le respect des lois lui-m~me n'est plus op6ratoire dans une soci6t6. S'il faut savoir commander ?selon les loix>>, il faut aussi savoir comman- der ?aux loix mesme?, les tourner pour 6viter le pire, parfois les ignorer (122-23). Il est des situations oib, le bouleversement 6tant devenu irr6vocable, se crisper sur les lois par conservatisme empire la situation. En somme, I'ob6issance aux coutumes doit etre comprise dans le cadre de la critique montanienne de la pr6somption: cette ob6issance permet aux hommes de ne pas outrepasser les limites de leur nature, mais ce sont aussi ces limites qui d6terminent les bornes de l'ob6issance. En effet quand les coutumes existantes n'assurent plus aux hommes l'existence r6gl6e t laquelle ils aspirent et qu'elles les livrent aux coups de la fortune, I'ob6issance ne se justifie plus et la mise en cause des lois et des institutions devient 16gitime.

On trouve une illustration de cette souplesse dans l'essai ?De l'usage de se vestir>> (1, xxxvi). En r6f6rence au r6cit de la Gendse, la nudit6 y est pr6sent6e comme l'6tat originel de l'homme, les habitudes vestimentaires manifestant la perte de cet 6tat par la condamnation de l'homme t une vie d'apparence. L'accent de Montaigne n'est plus alors sur l'exigence politique de respecter les coutumes en place, mais sur la capacit6 des hommes t briser les carcans. Comme le r6vi~le la descrip- tion de leurs conduites dans des situations extremes, ainsi que les r6f6rences, de teneur lib6ratrice, aux moeurs des Indiens d'Am6rique, il s'agit moins de souligner l'absence de fondement naturel des habitudes vestimentaires que de montrer la scl6rose que peut entra'iner la seconde nature qui se forme en l'homme. Les coutumes ont souvent <brid6 toutes nos avenues? (225), et des exemples de conduites remarquables en situation de froid intense (comme boire du vin d6coup6 t la hache dans la glace ou enterrer les arbres fruitiers l'hiver, etc.) montrent que les hommes sont capables d'abattre avec profit la barribre des coutumes.

Pour ce qui est de sa propre conduite politique, Montaigne dit avoir exerc6 sa fonction de maire avec une ?douce et muette tranquil- lit6? (1024), favoris6 par des circonstances qui n'exigeaient de sa part aucune initiative spectaculaire. Parvenu malgr6 lui au pouvoir public, il s'est appliqu6 a tirer pour lui-meme les cons6quences de ce qu'il considbre etre la principale tache des gouvernants: ?Les princes me donent prou s'ils ne m'ostent rien, et me font assez de bien quand ils ne me font point de mal: c'est tout ce que j'en demande? (968). Ce principe g6n6ral s'accompagne d'une r6flexion psychologique sur

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La critique de la politique dans les Essais 709

l'apprentissage individuel de la mod6ration en politique. Il repose d'abord sur <dl'amiti6 que chacun se doibt? (1006) et sur la capacit6 de chacun de r6gler ce qu'il doit aux autres sans rien s'6ter a soi. Loin de rejeter les in6vitables masques de la vie sociale (comme celui de maire), il convient de les identifier comme tels et de ne jamais les con- fondre avec la totalit6 de son 8tre. Ainsi 6vite-t-on que les passions politiques se nourrissent d'enjeux priv6s, ce qui peut d6cupler leur force en en voilant la source. D'oid, en matibre d'engagement public, une 6thique de la surface, du <<glisser, non pas s'y enfoncer>> (1005), une saine avarice pour ce qui est du don de soi, de la froideur mais sans indiff6rence. Ensuite, il convient d'apprendre A distinguer entre ses d6sirs: d'une part, ceux qui s'61ancent par l'imagination et nous tirent hors de nous, d'autre part, ceux qui prochdent de la nature, incluant ceux qui ont leur origine dans la coutume ou la fortune mais qui sont n6anmoins devenus, avec l' age surtout, notre seconde nature. Car l'important n'est pas tant leur origine que notre rapport i eux. Quand ils ne nous arrachent pas t nous-m~mes et ne nous mbnent pas vers l'excks, il convient d'y consentir; et pour s'assurer qu'ils soient bien n8tres, il faut manier ?en rond>> leur course, afin qu'en partant de nous ils y reviennent <<par un brief contour>>, plut6t que de nous lancer dans une poursuite qui risque d'8tre sans fin (1011). D'oi ce qu'on peut appeler un art des commencements par lequel chacun a surveiller en lui le <<partir>> des passions, afin d'y r6agir avant qu'elles ne s'emballent. On peut ainsi &tre attentif aux pr6textes qui peuvent les susciter, car ?nos plus grandes agitations ont des ressorts et causes ridicules? (1018).

Dans les situations extremes, cependant, les lois auxquelles on devrait ob6ir se contredisent et la folie s'empare des esprits, au point de rendre intenable tout engagement mod6r6. II peut &tre alors 16gitime de se d6rober t la temp~te, de ?se cacher>> ou ?de suyvre le vent? (994). C'6tait d6jt la pente naturelle de Montaigne; il pr6fbre, confie-t- il, laisser les charges publiques <h gens plus obeissans et plus soup- ples? que lui (791), mais ce peut &tre aussi une indispensable pru- dence. Montaigne ne laisse transparaitre aucune gene a cet 6gard, se demandant mime si, au bout du compte, I'humanit6 pour laquelle il s'engagerait en est digne, si elle vaut la peine qu'il s'expose publique- ment aux dangers. Cette interrogation conclut <De Democritus et Heraclitus>> (I, 1) oih Montaigne opte pour un certain style de philoso- phie qui est aussi un certain style de rapport au politique: non celui de la compassion pour l'humaine condition, mais celui d'une distance, voire d'un certain d6dain, tant les hommes sont peu capables de grandeur (303-04). En plus de la prudence, c'est 1 une autre raison de la mod6ration montanienne: l'engagement politique risque d'etre dispro- portionn6 par rapport aux possibilit6s humaines r6elles, et on peut anticiper qu'il aura done toujours quelque chose de d6cevant.

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Mais mod6rer son engagement politique en op6rant une s6para- tion des spheres de son existence n'implique pas d'ignorer les exi- gences sp6cifiques de la vie publique. Montaigne leur prete au con- traire une attention minutieuse, et dans ce contexte il ne se d6robe pas devant l'enjeu classique du machiav61isme, celui des rapports entre morale et politique.

3. La morale et la politique

L'utile et l'honndte

Le prince inefficace, selon Machiavel, est celui qui croit que le bon moral et le bon politique coincident (P 154), a l'image du prince chr~tien qui agit comme si sa bonne conduite morale devait produire de bons r6sultats politiques. Il est vain de chercher h aligner les vertus publiques sur les vertus privies, car tirer des principes d'action du devoir-&tre moral, c'est se condamner h l'6chec. Mais Machiavel mon- tre en m~me temps que, tout en agissant pour le bon politique, il faut entretenir 1' apparence du bon moral. Il ne suffit pas de se d6toumer de la politique imaginaire au nom de la m~canique des int6r~ts; il faut aussi s'assurer des effets de l'imaginaire sur les ennemis, sur les con- seillers et sur le peuple; il faut savoir divoiler pour soi ce qui est effec- tif et savoir le voiler pour les autres, en assumant la tromperie de son action (rendue n6cessaire par la m~chancet6 des hommes), tout en couvrant cette tromperie par sa r6putation. Le caractbre in6vitablement double de cette action correspond a la dualit6 de l'homme auquel on a affaire: &tre de parole, de foi, il est aussi un etre d'instinct et de force. Le prince doit savoir passer de l'un t l'autre selon les circonstances, c'est-a-dire qu'il doit savoir passer pour 1' un et l'autre. D'oii le trouble qu'6prouve le lecteur de Machiavel, constamment mis en pr6sence d'un jeu de masques qui ne s'accompagne pas d'une perspective de synthbse. Car l'acteur politique machiav61ien ne combat pas la morale, il s'en joue, sans que son 6nergie puisse &tre capt~e et exprim~e par une figure unitaire, qui fixerait, sur un plan plus l61ev6, la signification de ses divers r6les.

D~crivant les m~thodes f6roces de Philippe de Mac6doine pour devenir maitre de la Grkce, Machiavel les juge <<contraires A toutes les rbgles de vie, non seulement chr~tiennes mais humaines; tout homme doit les fuir et pr6f~rer la condition de simple particulier t celle de roi, au prix de la destruction de tant d'hommes>> (D 238). Il faut compren- dre cette phrase comme une description du point de vue moral, sans qu'elle engage une adh6sion ou une condamnation de la part de Machiavel. Ailleurs, il 6voque l'impossibilit6 de gouverner avec <<l'art de la paix? (D 203, 231), laissant entendre qu'il ne serait pas oppos6 en principe h une telle vis6e, mais seulement qu'elle laisserait la cit6

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La critique de la politique dans les Essais 711

faible et vuln6rable. Si Machiavel semble reconnaitre ainsi une sorte de 16gitimit6 aux valeurs chr6tiennes, c'est que l'enjeu d6cisif pour lui n'est pas dans ces valeurs elles-m~mes, mais dans l'impossibilit6 de les respecter une fois qu'on est engag6 dans la vie politique. Le vrai problbme est celui des <<voies moyennes? chez les hommes (ce sont ?la plupart>>) qui ne savent pas choisir entre <<tre tout t fait bons? en se tenant t l'6cart de la politique, et <<tre tout t fait m6chants> selon ce qu'exige d'eux leur engagement (D 238). L'option qui consiste t

pr6f6rer a la vie publique une vie de <<particulier>> moralement belle est admise par Machiavel, en passant; mais elle n'est mentionn6e que pour mettre en 6vidence l'essentiel: qu'une telle option ne saurait se concilier avec la politique, car celle-ci exige le mal. Le plus souvent, Machiavel manifeste cette incompatibilit6 par son silence sur tout ce qui concerne la morale, A moins qu'on ne soit dans le domaine de la r6putation, c'est-a-dire celui de la n6cessaire instrumentalisation de la morale par la politique.

Montaigne affronte ce theme directement dans l'essai ?De l'utile et de l'honneste? (3, i). Sa principale source est le trait6 Des devoirs de Cic6ron, dont il reprend le vocabulaire: l'utile est ce qui est poli- tiquement opportun ou efficace, l'honnete est ce qui est moralement beau. Pr6sentant dans la troisibme section de l'ouvrage une foule d'exemples historiques qui mettent en scene le conflit des deux cat6gories (le meurtre d'un tyran par son frbre, le respect d'une promesse faite t l'ennemi), Cic6ron cherche a dissoudre ce conflit24 Ceux qui opposent les deux termes ne le font, selon lui, qu'au nom de ce qui paraft utile; mais il n'y a, au bout du compte, rien de v6ritable- ment utile qui ne soit honnete, et rien d'honnete qui ne soit aussi utile t la cit6. ?J'entends bien que les termes qui d6signent [la moralit6 et

l'utilit6] sont diff6rents, 6crit Cic6ron, mais mon esprit en pergoit l'identit6>25. Si rien d'injuste n'est t l'avantage de la cit6, il n'y a done

24 Dans Des devoirs (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 3, chapitres 26-33, Cic6ron fait grand cas de l'exemple d'Attilius R6gulus, qui illustre comment se concilient l'efficacit6 et l'exigence morale la plus haute. Engag6 dans la premiere guerre punique en Afrique contre Carthage, il obtient une premiere victoire, refuse de n6gocier avec l'ennemi, puis est battu dans un second combat et fait prisonnier par les Carthaginois. Ceux-ci cherchent i l'utiliser dans un 6change de prisonniers et l'envoient i Rome sur parole, car il a jur6 de revenir i Carthage si l'6change de prisonniers n'est pas conclu. Devant le S6nat, R6gulus d6clare qu'il s'oppose i l'6change de prisonniers qui n'est pas une bonne affaire pour Rome. Il retourne alors i Carthage oi il est sauvagement supplici6. Cette conduite mani- feste un h6roisme exalt6 par les Romains (respect de la foi jur6e, patriotisme, d6vouement, m6pris de la douleur et de la mort) que Caton incarnera i son tour deux sidcles plus tard, et oh s'identifient le souci de l'int6r~t politique et la beaut6 morale. Quand Montaigne 6voque cette conduite v6n6rable (3, vii, 917), c'est pour dire i quel point elle d6passe ses capacit6s.

25 Cic6ron, Des devoirs, 3, chapitre 21, 241.

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pas de sphere autonome de la politique, dont la logique propre vient contredire les pr6ceptes de la moralitY.

Machiavel ignore cette unit6, en m~me temps qu'il 6vacue toute tension de l'utile et de l'honn~te; non pas, comme Cic6ron, en mon- trant que les deux termes s'harmonisent, mais en l61iminant l'un d'eux au profit de l'autre. On a vu qu'il admet la presence de ce qu'on peut appeler une morale subjective, oi 1' action du particulier est consid6r6e selon des valeurs valant par elles-memes (comme les commandements de Dieu ou ce que seront plus tard les imp6ratifs kantiens); mais dbs qu'une telle morale pretend r6gir la vie publique, elle se condamne t

&tre imaginaire et, de fait, h laisser le champ libre aux hommes m6chants qui, eux, sont en prise sur le reel. L'utilit6 politique requiert de ne pas faire intervenir l'exigence de conduites honn&tes, car s~par~e du bien public cette honn~tet6 se r~vble nuisible. C'est pourquoi la position de Machiavel sur la cruaut6 d'Agathocle, par exemple, est amorale: il l'inthgre h la virti comme l'une des composantes n6cessaires de l'action effective.

Cinq fois cit6 dans ?De l'utile et de l'honneste?, l'ouvrage de Cic6ron n'y figure pourtant pas comme un modble26. Montaigne se con- tente d'y explorer la tension des deux exigences, en 6vitant soigneuse- ment l'absorption de l'une par 1' autre, la question ne pouvant se d6cider qu'au cas par cas. Au fil du texte, il fait se c6toyer une d6nonciation tris ferme du mensonge et de la cruaut6, et une reconnaissance que le mal fait partie du monde, qu'il n'y a gubre de sens h vouloir 61iminer les vices par une politique qui serait moralement pure. II applique ainsi h la politique sa description de la bigarrure de l'homme et de toute chose, d6velopp6e dans l'essai ?Nous ne goustons rien de pur>> (2, xx). Il note, par exemple, h la suite de Platon et Tacite, que toute justice comporte une part d'injustice, car ce qui est n~cessaire au bien public va toujours lser, en quelque manibre, certains individus priv6s. C'est pourquoi il est vain de pr6tendre priver la tromperie de son rang: ?ce seroit mal entendre le monde; je stay qu'elle a servi souvant profi- tablement, et qu'elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes ou excusables, illegitimes? (796). Montaigne n'aboutit ainsi ni t une harmonisation de l'utile et de l'honnete, ni t l'61limination de

l'un des deux termes. A travers une multiplicit6 de cas concrets, c'est B une s6rie d'essais qu'il se livre pour tenter de cerner jusqu't quel point, sous quelles formes et en quelles circonstances le mal doit 8tre accept6 ou refuse.

26 Voir Pierre Goumarre, ?La morale et la politique. Montaigne, Cic6ron et Machia- vel?, dans Italica 50 (1973), 285-98.

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La critique de la politique dans les Essais 713

?Autrefois?, Montaigne dit s'&tre laiss6 aller t vouloir appliquer a la vie publique une rigide 6thique personnelle, des opinions et des rbgles de vie <<rudes, neufves, impolies ou impollues?; mais il a dO conclure qu'elles 6taient ?ineptes et dangereuses>> (991). La vie publique exige qu'on se conduise tout autrement que selon ces rigles person- nelles, qu'on se conduise selon ce qu'impose ou ce qu'offre la fortune, parfois ?en quittant le droit chemin?. C'est pourquoi il ne faut pas comprendre l'id6e du roi-philosophe de Platon, par exemple, comme applicable t Athines et encore moins A la France du 16e siacle, car, dans une cit6 corrompue, le philosophe lanc6 en politique ne peut que tenir compte de cette corruption. Quiconque pr6tend agir publique- ment avec une vertu sincere en un temps corrompu, soit il s'aveugle sur lui-m~me tant cette corruption s'est imprim6e en lui, soit il ment et agit en fait vicieusement. Peut-on imaginer une soci6t6 of la franchise de Montaigne serait acceptable dans la vie publique? Sans doute, mais celle de la France requiert <d6guisement et mensonge?, et tout homme vertueux ne l'est que par rapport t son sibcle, c'est-t-dire bien peu. Or, si l'on peut regretter des temps meilleurs, on ne peut fuir le sien, et pr6tendre substituer la morale t la politique s'y r6vble naif et dangereux: ?le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre? (791).

En revanche, chacun peut tenter d'6viter <<l'aigreur>>, ?l'aspret6>, ?le zele? face aux adversaires, car ces excis proviennent le plus sou- vent de motifs priv6s ou d'un gott secret pour le conflit lui-meme. Si l'on agit contre sa conscience, au moins faut-il le faire avec <<grande mod6ration et circonspection>>, en prenant garde de ne jamais user du mal pour son int6r~t particulier. Mais Montaigne reconnait que l'on n'6chappera pas pour autant t des dilemmes insolubles: ?Quel remede? - Nul remede. [ ... ] Nous ne pouvons pas tout? (799). Tout au plus peut-il 6voquer avec admiration des figures historiques, comme Epaminondas, qui semblent avoir su concilier leur devoir poli- tique et leur morale personnelle, avoir su faire s'imbriquer leurs r81es public et priv6 grace t la riche diversit6 de leur qualit6s. I1 est toujours possible t l'individu de se refuser A certaines actions d6shonorantes, mais ce refus suppose, chez les hommes ?de commune sorte>>, de laisser le pouvoir t d'autres, ce que Montaigne assume en toute cons- cience, estimant que certains hommes ont la capacit6 de remplir cette tache difficile. Chaque individu doit se d6terminer seul t cet 6gard, y compris ceux qui exercent le pouvoir, qui doivent choisir, sur une 6chelle dont les extr6mit6s sont d'un c6t6 le retrait, de l'autre le fanatisme, les formes et les degr6s de leur engagement. II n'y a de rbgle g6n6rale ni pour les situations, chacune exigeant un jugement neuf, ni surtout pour les individus, chacun ayant t trouver les limites qui conviennent t sa nature et aux circonstances, l'universalit6 ne proc6dant que de cet exercice singulier du jugement.

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Deux exemples illustrent l'attention avec laquelle Montaigne explore cet enjeu. D'une part, dans ?Des mauvais moyens employez t

bonne fin>> (2, xxiii), il d~crit certains paradoxes de l'action politique en usant de l'analogie classique entre corps physique et corps poli- tique. Comme on purge le corps humain de ses humeurs nocives, il peut 8tre n~cessaire de purger la soci~t6 de son 6nergie superflue pour l'emp~cher de se d~truire elle-m~me. On usera done des guerres comme d'une saign~e; on formera les citoyens t la violence et au spectacle de la souffrance physique, comme le faisaient les combats de gladiateurs dans la Rome ancienne, qui 6taient ?un merveilleux exemple, et de tres grand fruict pour l'institution du peuple>> (684). Mais Montaigne n'en distingue pas moins ce qu'exige la sante de la cite de ce que sa conscience ou Dieu peut approuver; et il n'h~site pas i associer t cet loge de Rome une interrogation sur la moralit6 des m~thodes qui fai-

saient sa grandeur : quoique cela soit bon politiquement, est-il juste, demande-t-il, ?d'offenser et quereler autruy pour notre commodite>> (683)?

D'autre part, Montaigne semble parfois mimer la d6marche de Machiavel en pr6sentant, h c6t6 de la condamnation morale de la faus- set6 et de la reconnaissance de son in6vitabilit6 politique, des argu- ments politiques contre la conduite de trahison: en plus d'8tre vicieuse, celle-ci peut en effet 8tre inefficace. La discussion du men- songe dans ?De la pr6somption> (2, xvii) passe du point de vue moral, pour condamner le mensonge ou pour consentir h regret A sa n6cessit6, h un point de vue r6aliste qui laisse entendre que la logique politique seule pourrait suffire pour s'en d6tourner (648-49). Celui qui a opt6 pour le bien des affaires aux d6pens de sa foi et de sa conscience, celui qui a flatt6 et s'est dissimul6 pour l'avantage de son entreprise, celui-lt se condamne t n'8tre plus cru lors mime qu'il dira la v6rit6; il tient avertis pour l'avenir ceux auxquels il a menti que sa parole et son vi- sage ne sont que fausset6. Bref, un premier gain obtenu grace au men- songe cr6e des obstacles consid6rables pour les n6gociations et les entreprises futures. Evoquant un cas analogue, Machiavel en conclut que pour 6viter ces difficult6s, celui qui trahit doit aussi savoir ?farder son manque de parole>> (P 154). Montaigne ne le suit pas jusque-lt, mais certains passages des Essais montrent qu'il reconnait la perti- nence d'un discours qui fait sa part A 1' autonomie de la politique.

Les apparences La condamnation morale de la tromperie par Montaigne n'en est pas moins v6h6mente, ne trouvant son 6gale dans les Essais qu'au sujet de la cruaut627. ?Mon ame, de sa complexion, refuit la menterie et hait

27 Sur ce thbme, que nous ne pouvons traiter par manque de place, outre les essais

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La critique de la politique dans les Essais 715

mesmes h la penser>> (648); et si les circonstances sont telles qu'une fausset6 lui 6chappe malgr6 lui, il en souffre du remords ?piquant?. Cette incapacit6 naturelle h mentir le fait verser dans ?l'indiscr6tion et incivilit6>, et il reconnaft mime qu'il y a parfois une pointe de fiert6 et d'opiniatret6 dans le fait de se tenir ainsi toujours h d6couvert, sans soumission aux convenances. II admet certes que ce serait sottise de toujours tout dire; mais ce qu'on dit il faut qu'on le pense; car ce n'est pas pour son utilit6 qu'il faut aimer la vertu de v6rit6 mais <<pour elle mesme? (647). Cette exigence d6velopp6e dans ?De la pr6somption> trouve sa justification dans l'essai suivant, ?Du d6mentir> (2, xviii), par l'un des traits centraux de l'anthropologie montanienne, I'entre-con- naissance des hommes, dont la conduite trompeuse est la n6gation: <<Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la soci6t6 publique? (667).

Cependant, cet imp6ratif ne pouvant suffire dans le monde poli- tique, Montaigne complique l'enjeu en faisant s'entremiler dans plusieurs essais une riflexion g6n6rale sur les usages justifiables de la tromperie et une r6flexion historique sur ce qui distingue h cet 6gard son 6poque de l'6poque ancienne. Parfois il oppose le mensonge de l'6poque moderne h la vertu de v6rit6 de l'Antiquiti; Platon, en cham- pion de <<l'estre veritable>>, aurait pos6 la vertu de vdrit6 comme ?pre- mier article>> exig6 du gouverneur de sa r6publique (666); et Mon- taigne invoque Aristote, Apollonios, Aristippe et d'autres pour leur condamnation de la fausset6 et leur 61oge du parler libre. Mais malgr6 cet 61oge de l'Antiquit6, Montaigne n'ignore pas l'utilisation qu'on y faisait de la tromperie, et il se rdclame ailleurs de Platon comme le maitre de l'illusion politique salutaire, reconnaissant mime l'utilisa- tion de la ?fausse monnaie? par ?tous les Legislateurs? (629). C'est qu'il faut distinguer entre une fausset6 mise au service du bien com- mun et une fausset6 utilisde pour promouvoir ou pour dissimuler la poursuite d'int6r~ts particuliers. Or, c'est cet usage des apparences h des fins privies, comme une sorte de machiavilisme vulgarisi, dont Montaigne deplore la g6n6ralisation en France au 16e siacle.

Il condamne sans m6nagement la ?nouvelle vertu de faintise et de dissimulation qui est h cet heure si fort en credit>> (647) et s'interroge sur le fonctionnement de cette habitude devenue ?des plus notables qualitez de ce sitcle? (666). Tout se passe comme si, h l'6poque mo- derne, la pratique du mensonge s'6tait 6tendue h mesure que s'6tendait sa condamnation morale, comme si cette condamnation lui servait d'alibi. On ddnonce le mensonge <<par apparence>> pour mieux le prati- quer <<par effet?, ce qui permet d'&tre ?brave? b l'endroit de Dieu en 6tant ?couard? b l'endroit des hommes (666). Contrairement aux reli-

1, xxx et xxxi, mentionn6s plus haut, voir surtout 2, v, xi et xxvii.

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gions de certaines nations des Indes, qui exigent, selon Montaigne, un sacrifice humain reel pour le p~ch6 de mensonge, le christianisme semble offrir une couverture t l'hypocrisie. La conclusion de ?Du d~mentir> envisage le projet d'une sorte de g~n~alogie des usages de la fausset6, sugg~rant que la pratique de la fausset6 et de sa d~nigation hypocrite serait n6e en m~me temps que l'honneur attache t la parole. Cet enjeu d'honneur n'aurait pas 6t6 connu des Romains et des Grecs, qui pratiquaient une <libert6 des invectives? (667) que la morale mo- derne ou chr~tienne aurait annul~e, introduisant par Il-mime, et para- doxalement, une lgitimit6 du mensonge t travers sa condamnation apparente. Faut-il pour autant revenir aux moeurs des Anciens? On trouve une r~ponse ambigue dans les <<Observations sur les moyens de faire la guerre de Jules C~sar> (2, xxxiv). Montaigne loue la morale guerribre de ce dernier et la situe t mi-chemin entre ?la vertu simple et nayfve? des anciens Romains (742) et la ruse cynique de l'6poque de Montaigne. D~crivant l'usage militaire que fait C~sar des apparences, Montaigne estime qu'il y apportait ?plus de conscience que nous ne fe- rions t cette heure>>, car il <<n'approuvoit pas toutes sortes de moyens pour acquerir la victoire>> (742). Sans doute ces ?moyens? con- damnables correspondent-ils, dans l'esprit de Montaigne, A la pens&e de Machiavel, nomm6 au debut de l'essai (736), ou plus largement A l'image qu'on se faisait du machiav6lisme t la fin du 16e si&cle en France.

Malgr6 cette critique, il demeure qu'une certaine tromperie est lgitime dans la conduite des affaires de la cite. Dans ?De l'experi- ence? (3, xiii), Montaigne mentionne un cas d'erreur judiciaire, par exemple, oi il est n~cessaire de recourir t la fausset6, car il s'agit t la fois de respecter la loi comme coutume et de faire que ce respect n'entraine pas une action malhonn&te. Quand une erreur est reconnue, se trouvent l'une en face de l'autre ?la raison de la cause? et ?la raison des formes judiciaires>> (1071), d'oii l'exigence pour le juge de satis- faire les deux, afin de ne pas commettre une injustice et de garder en credit la procedure. L'exemple de Philippe, qui d~dommage dis- crbtement de sa propre bourse la victime de l'erreur, offre une bonne solution, car cet usage des apparences est salutaire t la fois pour le con- damns et pour l'ordre de la cite, pour l'honnatet6 et pour la justice comme coutume.

On voit que Montaigne se montre extremement sensible t la capacit6 des gouvernants de manier les apparences, qui semble cons- tituer, pour lui non moins que pour Machiavel, I'art politique. La percep- tion qu'ont les hommes d'une situation n'est pas moins importante que la situation r~elle; cette perception a une effectivit6 propre qu'il importe de ne pas n~gliger mais t laquelle il ne faut pas non plus s'asservir. Montaigne deplore, on l'a vu, l'importance accord~e t l'honneur et aux noms en France; elle a pour r~sultat de pousser les diff~rends jusqu't la

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La critique de la politique dans les Essais 717

mort, notamment par les duels, alors que la vengeance devrait pouvoir se satisfaire de symboles plus doux. Cette transformation de querelles de mots en mortels combats d'honneur semble proc6der, selon ?Du d6men- tir>>, des effets violents de l'attachement t des symboles vides. Mais dans <<Couardise mere de la cruaut6> (2, xxvii) le ph6nombne est expliqu6 par les effets violents de vies d6ficientes en repr6sentation symbolique. Autrement dit, les hommes semblent accul6s t la violence, d'un c6t6 par des symboles devenus fous, de l'autre par manque de symboles. Entre ces deux perversions, Montaigne suggbre, ici encore, mais sans l'artic- uler nettement, une voie m6diane: ne pas condamner les symboles en g6n6ral, car ils permettent la n6cessaire th6atralisation des conflits, et ne pas les laisser prendre une importance telle qu'ils nourrissent t leur tour la violence, car ils ont t remplir une fonction de repr6sentation de celle- ci. Dans le meme esprit, cherchant un usage politique des symboles qui soit compatible avec sa condamnation morale de la cruaut6, Montaigne recommande t deux reprises (431, 700) de mettre fin aux tortures publiques. Non qu'il n6glige leur effet dissuasif sur le peuple, selon l'argument invoqu6 par les d6fenseurs de la torture, dont Montaigne admet la pertinence; mais parce que le m~me effet d'effroi peut &tre obtenu, selon lui, en exergant ces s6vices sur des cadavres qu'on aurait auparavant 6trangl6s.

Toutefois, savoir jouer des apparences n'est pas vouloir plaire A la foule A tout prix, car ce serait se donner une cible qui bouge sans cesse, et aucun art politique, aucune souplesse d'esprit, ne suffit pour s'adapter t un guide si d6r6gl6 (624-25). Au vu de la ?lachet6 de l'humaine cr6ance? (914), de <l'indiscrete et prodigieuse facilit6 des peuples t se laisser mener et manier la creance et l'esperance? (1013), c'est t la raison de guider et t l'approbation publique de la suivre si elle le peut, pas le contraire. Il n'emp~che que les gouvernants sont dans la d6pendance de cette <<importune superstition>>, car les hommes ne se laissent pas seulement <<piper et aveugler a l'authorit6 de l'usage present>> (296), ils ont en m~me temps un goft insatiable pour la nou- vellet6, qui les fait condamner aujourd'hui ce qu'ils absolutisaient hier, suivre les modes par gott du neuf et transformer les usages en absolus. D'oi la m6fiance de Montaigne envers ?toute domination populaire>> (20), meme si cette forme de gouvernement lui semble par ailleurs ?la plus equitable?. On a raison de se tenir t distance du grand nombre, ne serait-ce que parce que les gens de bien 6tant rares, c'est 1k qu'on trouvera le plus de vicieux. Mais la prudence consiste-t-elle plut6t t hair les vicieux ou t les imiter? Les deux solutions sont dangereuses: se tenir ~ distance d'eux t cause de leur diff6rence est dangereux parce qu'ils sont nombreux, se lier t eux t cause de leur nombre est dangereux parce qu'ils sont vicieux (238). Dans ?De la gloire>> (2, xvi), Montaigne trouve ses formules les plus dures pour parler de cette contagion ?en la presse>>, et il y fait l'6loge des gouver-

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nants qui ont su agir en ignorant ses voix discordantes et ses fantaisies, sans se soumettre a la recherche d'une bonne r6putation ou d'un con- sentement populaire (624). Mais quelques pages plus loin (629), il 6quilibre cet loge en se r~clamant encore de Platon et de ses argu- ments sur l'utilit6 politique de la reputation. Si tous les moyens doivent 8tre utilis~s pour rendre les peuples heureux, leur seduction, par des paroles dont l'inspiration serait divine par exemple, est requise pour gouverner. Encore faut-il avoir la fermet6 d'ime pour savoir s~duire ce peuple sans &tre s~duit par lui.

Comment l'homme politique doit-il alors g6rer son image pu- blique? Dans <<Divers 6v&nements de meme conseil>> (1, xxiv), consacr6, sans nommer le Florentin, aux deux grands thbmes machiav6liens de la fortune et de la reputation, Montaigne distingue deux attitudes. Face t

l'impossibilit6 pour l'acteur politique d'anticiper la fortune et de tout pr~voir, il peut choisir la m~fiance constante face t l'entourage et aux menaces possibles que reserve le hasard, ou il peut opter pour une confiance sereine. La seconde attitude est non seulement prefrrable psy- chologiquement, elle est aussi plus efficace politiquement, car elle con- siste t entretenir une apparence qui contribue t d~courager les agresseurs 6ventuels. C'est souvent la peur qui suscite l'agressivit6, comme le montre l'6vocation, dans cet essai, du sort de Tristan de Mo- neins Moneins, sorti ch~tivement s'adresser A la foule pendant l'6meute de la gabelle t Bordeaux en 1548 (130). Au bout du compte, c'est encore C~sar qui semble avoir incarn6 la formule la plus adequate, sans toutefois qu'elle ait garanti son succts: il se montre cl6ment envers ses ennemis, ce qui peut aider g d6samorcer les cornm- plots futurs; il se declare d~ji averti des complots, ce qui peut d6courager les conspirateurs; il consent t la fortune, afin de ne pas se paralyser par l'inqui6tude; enfin, et c'est essentiel aux yeux de Mon- taigne, il r~vble (t son corps defendant) l'6chec toujours possible de la prudence politique, puisque c'est dans ces dispositions que, malgr6 tout, il est tue.

Montaigne n'est pas C~sar, mais il tire de son exemple ce qui peut convenir t un homme vieillissant, plus attache t sa ?tanibre> qu'aux conquetes, qui cherche t vivre avec le contentement d'une conscience bien r~gl~e en logeant son courage ?en une assiette ferme et asseur~e contre les assauts de la fortune>> (623). Parlant de la perte de maitrise de la vieillesse, Montaigne considbre qu'il est inevitable d'8tre tromp6 par ses proches, car les vieux sont facilement manipula- bles t mesure que leur contr61e sur les choses et les 8tres diminue. Ils r6agissent souvent par des conduites tyranniques, mais le commande- ment et la crainte ne sont plus des armes appropri~es t leur situation, si elles l'ont jamais 6td. Que faire? On peut au moins ne pas amplifier le problbme en se prenant au pidge de sa propre credulit6, en se trompant soi-mime t force de croire qu'on peut 6chapper t la

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La critique de la politique dans les Essais 719

tromperie d'autrui. ?Si les autres me pippent, au moins ne me pippe je pas moy mesmes i m'estimer capable de m'en garder, ny

. me ronger

la cervelle pour m'en rendre [capable]? (395). On peut au moins se garder de trahisons ?en son propre giron? par une attention port~e t

soi-mime, qui n'est pas une <inquidte et tumultuaire curiosit6>, mais une attitude de <<diversion plut6t et resolution>. En definitive, la con- jonction de ces derniers termes, qui 6voquent en m~me temps l'am~nagement imaginaire et la lucidit6, le divertissement et la fer- mete d'ame, indique bien la posture que d~finit Montaigne quant t la critique et au consentement qu'exige, tout A la fois, le monde politique des apparences.

Resistant t une anthropologie qui voue l'homme tout entier A la vie publique, Montaigne cherche la formule d'un engagement partiel

. travers une separation des spheres publique et privie de l'existence. Plut6t que de r~agir i l'absence de droit naturel par le volontarisme politique, il assume les artifices de la vie sociale par un relativisme limit6 et un certain consentement t la fortune, qu'il place sous le signe de la moderation. Contre la subordination du moral au politique, il explore leur tension et s'efforce de g~rer l'irriductible dimension poli- tique de l'existence sans pour autant renoncer t une condamnation morale de la fausset6. Par ces trois critiques, Montaigne s'oppose t

l'inexorable science machiav6ilienne, tout en prenant en charge plusieurs de ses aspects.

On a vu que cette science peut op~rer dans la mesure oi elle d~voile la vdritd effective pour le prince tout en la voilant pour les autres. Mais ne voile-t-elle pas aussi quelque chose au prince lui-m~me, en l'occurrence sa propre passion du politique, afin de lui permettre de s'y consacrer totalement? Comme dans la passion amoureuse, un certain aveuglement semble &tre la condition de l'action politique, et c'est pr~cis~ment en 6tant attentif t ce point aveugle que la pens6e de Mon- taigne s'articule t celle de Machiavel et se d6tache d'elle. Que faire de cette passion politique qui entraine vers l'exchs, s'il est exclu de se d~tourner simplement de toute vie publique ? L'essai ?De la colere>> (2, xxxi) montre, analogiquement, le paradoxe que ne cessent de reprendre les Essais pour tenter de r~pondre A cette question. La colbre est une passion qui ?nous tient? (720) et Montaigne d~nonce ses effets dans l'6ducation des enfants, notamment dans la manibre de chitier (les enfants, et aussi les serviteurs et les justiciables en g~ndral). Mais con- damner globalement cette passion revient A condamner un trait de l'humaine condition. Comme t son habitude, Montaigne cherche plut6t A cerner ce que serait son bon usage, la place qu'il convient de lui accorder pour l'empicher de prendre toute la place. Mod~rer et orienter

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cette passion, c'est viser une <<raisonnable cholere>>, en cherchant en quelque sorte i tenir ce qui nous tient. Or, faire de la politique efficace- ment, mais en toute conscience, n'est-ce pas aussi vouloir etre anim6 d'une passion qui nous tient sans qu'elle nous tienne? On voit que Mon- taigne retrouve le problbme de tous les philosophes face aux enjeux de la cite, problbme classique depuis les m~saventures de Platon avec Denys de Syracuse, avant celles de Machiavel avec les M~dicis, auquel ils r~pondent en tentant de se situer i la fois au contact de l'action politique et hors d'elle, en se m~nageant une fonction auprbs d'un prince sans par- ticiper eux-m~mes au pouvoir.

?Les hommes de qualitY, &crit Machiavel, ne peuvent choisir de rester i l'6cart, m~me s'ils le font sinchrement et sans aucune ambi- tion, parce qu'on ne les croit pas.? (D 374). Doivent-ils alors, suggbre- t-il en d~crivant Brutus, simuler la folie pour ne pas susciter la

m•fiance? On pourrait dire, par manibre de boutade, que telle est bien l'option de Montaigne quand il decide d'6crire ses Essais. Mais la folie de l'6criture n'est pas seulement pour lui une prudente couver- ture; elle est aussi le moyen de ne pas sombrer dans une autre folie, celle de la politique, justement. Par son examen de soi, Montaigne d~finit petit t petit une position qui est quelque part entre la folie du solitaire et <l'h6pital de fous? de la politique. Dans un bref passage du dernier essai, ?De l'experience>, il 6voque un r61e politique qui n'est ni celui qu'on a r~clam6 de lui (comme maire), ni celui qu'il a su quit- ter au moment opportun (comme parlementaire t Bordeaux), mais celui pour lequel il croit &tre fait, le seul peut-8tre qu'il se sentirait capable d'accomplir, celui de conseiller d'un grand, auquel il saurait dire ses v~rit~s et dont il pourrait contr61er les moeurs: ?Non en gros, par legons scholastiques, que je ne s~ay point (et n'en vois naistre aucune vraye reformation en ceux qui les s~avent), mais les observant pas t pas, t toute oportunit6, et en jugeant i l'oeil piece t piece, sim- plement et naturellement, luy faisant voyr quel il est en l'opinion com- mune, m'opposant i ses flateurs? (1077). Ce statut permettrait i Mon- taigne de contribuer t la chose publique tout en restant t l'6cart de ses folles exigences, en surplombant en quelque sorte les variations inces- santes de l'opinion et les passions autant princibres que populaires. Un tel r61e suppose une autonomie mat~rielle, qui mettrait le philosophe t

l'abri des pressions i s'engager davantage en precipitant son juge- ment, en trahissant ses convictions et surtout ses doutes. Mais, t cette condition, c'est un type d'engagement dont Montaigne veut croire qu'il ne le pi~gerait pas en le soumettant aux autres.

La position paradoxale du conseiller est trait~e par Machiavel dans les chapitres 22 et 23 du Prince. Quand il avance que le bon con- seiller n'existe que par la sagesse du prince, les bons avis du conseiller venant de cette sagesse et non cette sagesse des avis du conseiller (P 169 et 171), c'est le statut du pamphlet adress6 i Laurent de M~dicis

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La critique de la politique dans les Essais 721

qui se trouve mis en jeu: si Laurent est sage, il verra que l'auteur du Prince n'est pas un flatteur et que ses conseils sont utiles; mais si c'est de la sagesse de Laurent que vient sa capacit6 de le reconnaitre, Ga n'en est pas moins Machiavel qui le lui indique par son pamphlet, etc. On trouve un 6cho de cette figure circulaire chez Montaigne. Dans ?Un traict de quelques ambassadeurs? (1, xvii), il critique dans un pre- mier temps les ambassadeurs qui se milent de ce qui est rapport6 t

leur prince, et qui corrompent par cons6quent l'office de commander en se donnant la libert6 <<d'ordonner, juger, et choisir>> (73). Mais, comme si souvent dans les Essais, le sens du texte bascule vers une tout autre interrogation: un bon conseiller est-il celui qui, au nom de la lettre de sa mission, doit oublier sa comp6tence? Son sup6rieur n'attend-il pas de lui qu'il le corrige le cas 6ch6ant? Et n'est-ce pas 1l la marque de la sagesse du sup6rieur? Comment ne pas voir ici une allusion & Montaigne lui-m~me, fiddle et discret ambassadeur des princes, mais d6tenteur aussi d'un savoir qui peut leur 8tre utile, non tant sans doute sur la politique que sur eux-m~mes? La mesure de leur sagesse ne serait-elle pas, comme le laissait entendre aussi Machiavel, d'6couter ce conseiller?

Cependant, contrairement & Machiavel, le statut de conseiller n'int6resse pas vraiment Montaigne pour la participation au pouvoir politique qu'il rend possible. Les trajectoires des deux penseurs s'opposent profond6ment A cet 6gard: ils 6crivent l'un et l'autre sur la politique aprbs l'avoir quitt6e, le retrait du Florentin est synonyme de vocation bris6e et de frustration, mais alors que le Gascon se tient d61i- b6r6ment A distance de la politique tout en reconnaissant certaines de ses exigences. Ce que cherche Montaigne c'est avant tout une place <<hors de toute subjection et maistrise>>, comme Otands <<impatient [ne tol6rant pas] de commander comme d'estre command > (917). Mais s'il est <desgott6 de maistrise>>, Montaigne est trop au fait de la nature sociale de l'homme pour croire (ou vouloir) 6chapper totalement t la vie pu- blique. Entre d'un c8t6 la suj6tion et l'exercice de la flatterie, et de l'autre <l'incommodit6 de la grandeur>>, il est en quite d'une position interm6diaire, peut-8tre impossible. Ce faisant, on a vu que Montaigne ne rejette pas la teneur des analyses machiav61iennes en prenant le point de vue de l'indignation morale. Au contraire, il r6fl6chit souvent sur l'existence politique A la fagon de Machiavel, en accumulant les observa- tions sur la nature des motifs des hommes, leur utilisation de mauvais moyens A bonne fin, la place de la fortune, la diversit6 irr6ductible des situations, le r81e des apparences. Seulement, sa description ne se limite pas aux enjeux de la vie publique, elle les insure dans une vision plus large, incluant tous les aspects de l'existence, des plus anodins aux plus nobles. Surtout, il brosse un portrait moral plus nuanc6 et plus riche de l'homme, oih les fins politiques ne suppriment pas sa capacit6

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722 PHILIP KNEE

de se conduire selon un bien qui d6passe la politique, car en l'homme s'entremblent le vice et la vertu, 1'aspiration t agir et le gott de penser.

S'il y a done du Machiavel dans les Essais, par leur reconnais- sance d'une autonomie du politique, la profonde rupture de ton vient de la vision de l'homme dans laquelle il convient, selon Montaigne, d'inscrire cette autonomie, ffit-ce sur le mode tragique d'une tension t

jamais irr6solue. A c2t6 des deux r6f6rences explicites t Machiavel dans les Essais, discut6es plus haut, on en trouve quelques-unes t

Guichardin, dont un commentaire s6vbre sur sa valeur comme histo- rien, dans ?Des livres? (2, x), qui est peut-8tre r6v61ateur, au bout du compte, de la r6action de Montaigne t la vision machiav61ienne. Il consacre quelques lignes au rapport de Guichardin t la morale tel qu'il lui semble se manifester dans ses descriptions des conduites des hommes, et il note que Guichardin n'attribue jamais ces conduites A la vertu et a la conscience mais toujours au vice ou t quelque profit, comme si les hommes 6taient universellement corrompus et leurs motifs irr6m6diablement bas. Sans nier l'6clairage qu'apportent ces descriptions, dont il se nourrit par ailleurs dans les Essais, Montaigne se demande si une telle constance dans l'observation des autres ne r6vble pas un trait de l'historien lui-m~me; si celui-ci n'aurait pas <estim6 d'autruy selon soy ? (419), s'interdisant d~s lors la reconnais- sance de ce qui, dans l'ame humaine, 6chappe au politique. La critique de la politique par Montaigne pr6pare un type de pens6e qui est d'abord soucieux de faire droit t cette composante et de mettre en place un ordre qui en assure la protection.

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