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Albert Dondeyne La différence ontologique chez M. Heidegger In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 56, N°49, 1958. pp. 35-62. Citer ce document / Cite this document : Dondeyne Albert. La différence ontologique chez M. Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 56, N°49, 1958. pp. 35-62. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1958_num_56_49_4945

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Albert Dondeyne

La différence ontologique chez M. Heidegger In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 56, N°49, 1958. pp. 35-62.

Citer ce document / Cite this document :

Dondeyne Albert. La différence ontologique chez M. Heidegger. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 56,N°49, 1958. pp. 35-62.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1958_num_56_49_4945

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La différence ontologique

chez M. Heidegger

Dans ses réflexionssur les « Holzwege » M. De Waelhens écrittrès justement: « Qu'elle nous parle de l'origine de l'œuvre d'art,de la nature de la technique, de la Phénoménologie de l'Espritselon Hegel, de l'athéisme nietzschéen,de la significationde lapoésie de Rilkepour notre temps ou encore d'une maximed'Anaxi-mandre dont serait issue toute la philosophie occidentale, toujoursla pensée de Heidegger en revient à méditer la distinctionde l'étantet de l'être » (1). Les nombreuses publicationsparues depuis lesHolzwege (qui sont de 1950), en particulier la dernière endate :« Identitât undDifferenz» (2>ne font que confirmer toujoursdavantage ue la « différence ontologique », c'est-à-direla différence quià la fois unit et sépare l'étant et l'être (Seiende und Sein), représentevraiment le thème central de l'œuvre heideggerienne,celui qui luiconfère son sens et, partant, l'unité de son mouvement.Notre intention dans ces pages n'est pas de parcourir cetteœuvre pièce parpièce mais de l'éclairer quelque peu à partir de ce centre.

I

Et d'abord que veut dire ce mot a centre » en philosophie ?A quoi doit-il nous faire penser ?

Toute grande philosophie procède de quelque chose commed'un centre à partir d'où elle pense, mais aussi en vuede quoi ellepense, car ce centre ou, pourreprendre une expressionde G. Marce l , ce « repère central » est moins une vérité pleinementpossédéequ'une vérité à conquériret à dire, (em zu-Denk.endedirait H eidegger), une vérité avec laquelle et pour laquelle le philosophe ne

(l)A. DeWaelhens,Cheminaet Impasse»de l'Ontologie Heideggerienne.Aproposdes Holzwege,Louvain,E. Nauwelaerts,1953,p. 5.

<*»M. HEIDEGGER,Identitâtund Digèrent,GtintherNe«kePfullingen,1957.

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cesse de lutter (das Strittige). C'est elle qui fait que le philosophea quelque chose à nous dire, encore qu'il n'arrive jamais à le diretout à fait. Qu'on se rappelle la réflexion bien connue de Bergsonsur l'intuition philosophique : « Un philosophe digne de ce nom n'ajamais dit qu'une seule chose : encore a-t-il plutôt cherchéà la direqu'il ne l'a dite véritablement.Et il n'a dit qu'une seule choseparce qu'il n'a vu qu'un seul çoint : encore fut-ce moins une visionqu'un contact... » (3).

Ce texte de Bergsonest intéressant. 11nous invite à penser quele thème central d'une philosophie n'est pas encore ce qu'il y a deplus central en elle, puisqu'en sa qualitéde thème il est le résultatd'un effort de thématisation.Thématiser c'est essayer de « dire »,d'exprimer, d'exposer au niveau et au moyen dudiscours.Mais cea dire » du discourss'alimente lui-mêmeà quelque « contact» plusoriginairedu philosophe avec une vérité qui, à la réflexionthémati-sante, s'avère à ce point originaire,centrale et enveloppante qu'elleest comme une source d'intelligibilité universelle,et, partant, unfoyer de lumièrephilosophique. Pour exprimer ce « contact» originaire avec ce que le philosophe a « vu » et s'efforce de « dire » hlui-mêmeet aux autres, il a été fait appel à des termes divers : ona parlé d'« intuition » et de « contact» (Bergson),d'« expérienceinitiale » (Lavelle), de « fait primitif » (Maine de Biran),de « repèrecentral » (Marcel). Tout porte à croire qu'à cette diversitéde termescorrespondune diversité de styles philosophiques, mais il n'est pasmoins évidentqu'à travers tous ces termes se trouve visée unecertaine « initialité » radicale, un certain au-delà ou en-deçà du d iscours, bref, une certaine expérience donatrice originaire à partirde laquelle le philosophe parle, nonpas pour la quitter, mais pourlui rester fidèle et lui consacrerses meilleursefforts. Elle est commele lieu où le philosophe séjourne,où il a sa demeure et son travail,et pour parleravec Heidegger, où est son fjfroç <4).Cest là que nous

devronsle rejoindresi nous voulons le comprendre,c'est-à-dire êtreavec-lui,participer à sa vérité (au double sens d'avoir part et deprendre part), bref dialogueravec lui.

Que, pour comprendreune pensée neuve et originale, il faillepasser par ce centre ou, du moins, essayer de l'approcher autant

<*>H. Bergson,La Penséeet le Mouvant,3« éd., Pari», Alcan, 1934,p. 141.(*>M. HEIDEGGER,Platon»Lehre Oonder Wahrheit.MiteinetnBrief fiberden

Humanismus», Bern, A. Francke, 1947,pp. 106«s.

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que faire se peut, combien de fois ne l'avons-nous pas éprouvé surle vif, soit dans la méditationdes grandsauteurs, soitdans l'enseignement hilosophique Un auteur, c'est d'abord pour nous un texte,c'est-à-dire un énorme assemblage de mots dont certains, que noussoupçonnons être des mots-clefs, reviennent à une cadence régulière. Une première étape de la compréhension consiste à nousfamiliariser avec ces mots-clefs, à établir approximativement leursens, ne fût-ce qu'en consultantun dictionnairephilosophique. Queveut dire « transcendantal » chez Kant ? Qu'est-ce que Kant entendpar « propositionsynthétiqueà priori », « forme de la sensibilité»,« catégorie de l'entendement », « schématisme de l'imaginationtranscendantale » etc. ? Que veut dire « Da-sein », « Existenz »,« verstehen», « Befindlichkeit», chez Heidegger ? Vient ensuite laseconde étape de la compréhension : un commerce prolongé avecle texte nous fait découvrirpeu à peu sa structure intelligible, sacohérence logique interne. Tout s'articule autour des concepts-clefset ceux-ci s'organisent eux-mêmes en un tout : nous sommes maintenant en présence d'un système solidement structuré, nous noussentonsà même d'en faire un exposé cohérent,voirede le condenserdans un résumé clair et bien charpenté qui en fait encore mieuxressortir les jointures. Et cependant, nous ne sommes pas satisfaits

et ne pouvons nous défaire d'un sentiment d'étrangeté : bien quele système en question nous fasse l'effet d'une constructionpuissante, extrêmement intelligenteet ingénieuse, il donne néanmoinsl'impression d'un édifice en l'air, sans contact avec la réalité. Nousadmirons sa rigueur logique, mais dans notre for intérieur nous nousdemandons : mais de quoi, en somme, cet auteurparle-t-il ? Quel estle problème avec lequel il se débat ? Que veut-il nous dire finalement? Quelle est la vérité de son système ? Jusqu'à ce qu'un beaumatin une promesse de lumière commence à poindre : nous avonseu brusquement l'impression que le problème ou les problèmes aveclesquels l'auteur se débat sommeillentaussi en nous ; nous croyonsmême les avoir déjà un jour nous-mêmes rencontrés, ou du moinsentrevus de loin, mais comme nous ne nous sentions pas capablesde les dominer, nous les avions abandonnés sur le bord du cheminet étions passés outre. A partir de cet instant tout est transformé,nous n'avons plus affaire à quelque texte étrange et sibyllin ni à unadmirable échafaudage de concepts et de déductions, mais à unauteur qui a quelque chose de nouveau à nous dire. Nous commençons à nous sentir chez nous alors que nous sommes chez lui,

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comme si nous étions de plain pied avec lui ; nous croyons entrevoir ce qu'il a « vu » : bref nous sommes au centre de sa pensée,

et, de lettre morte qu'il était au premier abord, le texte en questionest devenu pour nous parole vivante et vivificatrice, c'est-à-diredialogue.

Mais il est évident aussi que ce long et difficile voyage vers lecentre d'une pensée autre que la nôtre, n'aurait jamais abouti sansla volonté préalable d' écarter tout ce qui barrait le chemin verselle. Qu'est-ce qui nous barre le chemin vers une pensée neuve etoriginale ? Avant tout un ensemble d'habitudes de penser, de préjugés qui nous sont devenus tellement familiers qu'ils apparaissentcomme « allant de soi » (selbstverstandlich)et se refusent à êtremis en question. Pour revenir au sujet qui nous occupe, nous avonstous une ou plusieursconceptions de la différence ontologique, quenous devronsprovisoirementmettre entre parenthèses. La différenceontologique en effet n'est pas un « philosophème » inventé de toutespièces par M. Heidegger. Chaque système philosophique se définitpar une certainemanière de penser le rapport de l'être et des étants,plus exactement par la manière de penser les deux termes du r apport et le lien qui les unit, car, ici comme en bien d'autres cas, lestermes sont inséparables du rapport lui-même et inversement. Si

le rapport de l'être et de l'étant est conçu autrementpar saint T h omas, Hegel et Heidegger, c'est entre autres parce que d'un auteurà l'autre le terme « être » change de sens, ce qui ne veut pas direnon plus que nous sommes en pleine équivocité. En un certain sensc'est bien toujours d'un même problème, le vieux problème du« Même et de l'autre », de l'« Un et du multiple » qu'il s'agit aufond et finalement, encore que cet « au fond » et ce « finalement»soient extrêmementdifficiles à définir et évoquent à leur tour un trèsimportant problème, celui de la structure profondeet du sens ultimede l'intentionnalité qui sous-tend la pensée humaine. Sans vouloir

anticiper sur la suite de notre exposé, notons en passant que ceproblème de l'intentionnalitése ramène finalementlui-mêmeau problème du « Même et de l'autre », de l'« être et de l'étant », cardire que la pensée humaine est intentionnelle, c'est dire que noussommes capables de parler de la même chose, de viser le mêmemystère de l'être à travers une histoire qui tout à la fois nous unitet nous sépare, bref c'est dire que la pensée humaine est essentiellement ialogue, n'atteint à l'authenticitéet à la possession de soique dans le dialogue.

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C'est précisément pour que le dialogue soit fécond grâce à larencontre des pensées, que nous devons commencer par mettre,au moins provisoirement,entre parenthèses les conceptions auxquelles nous sommes habitués, ce qui en langage phénoménologiqu 'exprime comme suit : pour philosopher nous devons pratiquer rèrcoxfy

Cette iTZoytf}— Husserl n'a jamais cessé de le répéter — n'a denégatif que le nom. Elle possède une portée positiveet libératrice :en me libérantde mes habitudes de penser, je me libère pour lapensée de l'autre mais aussi pour une pensée mienne plus personne l l e , ar, comme le disaient les anciens, c'est « componendo etdividendo » que la pensée humaine progresse, se fait plus précise,plus décisive (entscheidend), bref, meilleur juge. En termes pluspopulaires : c'est dans le « choc » des idées que s'éveille l'esprit etque s'opère le passage de la conscience irréfléchie, toujoursplus oumoins anonyme, à une conscience plus réfléchie et personnelle.Que seule la mise entre parenthèses de nos conceptions habituelleset habitudes de penser puisse ainsi nous libérer, c'est comprisdansnotre concept même d'« habitude ». L'habitude nous introduit dansl'ordre de l'« avoir » (« habitudo » vient de « habere ») : elle estquelque chose que nous tenons, mais qui à son tour nous tient.

Comme dirait G. Marcel, toute « possession » nous possède dansune certainemesure.Nous libérer, par la vertu de I'Itcox1?),de ce quiest devenu « habitude » en nous, c'est nous rendre disponible pourune pensée plus libre, plus radicale, plus originelle, celle mêmequi, se trouvantà l'originedes conceptions devenues habitudes, nouspermet de mieuxnous rendre compte de leur sens et de leur valeur,bref de les comprendre,de les réfléchir. On peut donc dire queYinoy^] est la conditionde la réflexion et qu*ennous ouvrant à lapensée d'autrui, elle nous ouvre également à notre propre pensée.— Ce que nous venons de dire de Yènoyl) husserlienne vautaussi

pour la « Destruction » heideggerienne qui n'est au fond qu'unautre nom pour désigner la même chose. « Dans Sein und Zeit,§ 6, écrit Heidegger, le sens de ce mot est clairement circonscrit.Destruction ne signifie pas anéantissement, mais démantèlement,déblaiement et mise à l'écart des énoncés purement historisants...Détruire signifie ouvrir notre oreille, la rendre libre pour... » (5\

(i>M. HEIDEGGER,Qu'est-ceque la philosophie? trad, par K. AXELOSetJ. BEAUFRET,Paris, Gallimard,1957,pp. 37-38.En ce sens la <destruction>, ditHeidegger,est une manièrede c s'approprierl'histoireî.

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Nous libérer pour la pensée heideggerienne, ouvrir des cheminsd'approche et, pour ce faire, prendre comme fil conducteur le

thème de la différence ontologique, tel est le but de cet article.

H

Que le lecteur nous pardonne ce trop long préambule. Nouscroyonscependant qu'il Jie fut pas inutile, car il peut constituer, àlui seul, unpremier chemind'approche de la pensée heideggerienne.

Pour s'en rendre compte, il faut remarquerqu'au cours de cesréflexionspréliminaires,nous avons dû recourir à une série d'imagesde provenance spatio-temporelle et gestuelle, pour signifier des

choses qui, à premièrevue, n'avaient plus rien à voir avec le mondede l'espace-temps. Toute grande philosophie, écrivions-nous,p rocède d'un centre à partir duquel et en vue duquel le philosophepense. Ce centre est comme le lieu de son séjour,la résidence quidéfinit son être-là (Da-sein), l'espace où il a sa demeure et sontravail (son fjfroç). C'est là que nous devons le rejoindre pour êtreavec lui et dialoguer avec lui. Mais pour ce faire nous devonsouvrir des chemins, pratiquerYi%oyfî\qui nous libérera pour lapensée de l'autre, en créant en nous une ouverture ; cette ouvertureest aussi lumière, carelle nous ouvrepour une vérité plus originelle,plus essentielle,celle qui est à l'originedes habitudes de penseretdes conceptions toutes faites. Sans cette inoyji préalable, nousresterions fermés, imperméables à la pensée de l'autre, ou, ce quirevient au même, cette pensée resterait fermée pour nous, lettremorte, ne nous « disant » rien.

L'étonnant est que, lorsque nous réfléchissonsà ce langagetout spontané et imagé, il nous semble inéluctable. Certes nousaurions pu faire appel à d'autres mots et d'autres images, nousaurions pu nous servir d'une autre langue que le français, mais

toujoursaurions-nousretrouvé unmême fonds d'images, de schemesou de figures, comme s'il était impossible de parler « méta-phy-sique », de s'élever au niveau d'une pensée transcendantale(voilàencore autant d'images) sans recourir à un schématisme linguistiquefondamentalet en quelque sorte essentiel, constituépar un nombrerelativementrestreint d'images-clefs, telles que le haut et le bas, leproche et le lointain, l'intérioritéet l'extériorité,l'ouvertet le fermé,la lumière et l'opacité, le ciel et la terre. Plus étonnant encore estle fait que ce schématisme de provenance spatio-temporelle et

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gestuellene nous gêneaucunement : il n'est même pas, comme onpourrait le croire d'abord, un point d'appui pour la pensée, c'est-

à-dire un arrêt à partir duquel elle s'élance : tout se passe commesi la pensée traversait ce schématisme sans s'y arrêter, pour le dépasser d'emblée vers un sens philosophique et métaphysique. Cequi semble indiquerque le sens habite le schématisme lui-mêmeetque nous en avons d'emblée une compréhension préphilosophique,naturelleet spontanée {naturîiche undvorontologischeVerstdndnis).

Lorsque nous écrivions,il y a un instant, que YèTZoyi)nouslibèrepour la pensée de l'autre, crée en nous quelque chose commeune ouverture, ouverturequi est aussi lumière puisqu'elle nous p e rmet d'éclairer, de mieuxcomprendrela pensée de l'autre ainsi quenos propres pensées, fondant ainsi la possibilitéd'un dialogue a uthentique et fécond..., quand nousajoutions ensuiteque cette ouverture e peut être qu'un contact avec quelque vérité originelle etessentielle,parce que fondatrice, n'avons-nous pas « sous-entendu »qu'il existe une liaison secrète et cependant comprise(d'une compréhension préréfléchie assurément, comme le terme « sous-en-tendre » l'insinue déjà) entre des images telles que « ouverture »,« lumière », « être-là » d'une part, et nos concepts métaphysiquesles plus fondamentauxtels que « vérité », « liberté », « parole » et

i<dialogue », « essence », « fondation», « possibilité» d'autre part ?Sans doute, pourrait-on nous objecter : c'est là une simpleaffaire de jeu de mots. Tout le monde sait que le philosophe etHeidegger plus que quiconque aime le jeu de mots. C'est vrai, maispourquoi la pensée a-t-elle besoin de mots et de teh mots pourjouer ? Pourquoi le langage constitue-t-ilpour la pensée son espacede jeu ? — Mais, nous dira-t-on, c'est que pour l'homme il n'y a pasde pensée sans images. — Soit, mais la question n'est-elle pas précisément de savoirce que cela veut dire et pourquoi il en est ainsi ?Cette expression « pas de pensée sans images » peut facilementdonner le change et faire songerà quelque pensée pure et angélique,«avançant accompagnée ou escortée par un cortège d'images. Or,comme nous l'avons dit plus haut, l'image ici n'est même pas unpoint d'appui pour la pensée, le sens métaphysique habite le schématisme. — Enfin, pourrait-onnous objecter encore, c'est le vieuxproblèmede l'analogie. La pensée métaphysique ne procède quepar analogie. N'est-ce pas dans l'idée même de méra-physique,c'est-à-dired'un savoir dontle propos est de rechercherce qui, sesituant en quelque sorte au delà du physique, ne peut être visé qu'à

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travers et à partir de ce dernier ? — Mais encore une fois, le pointcrucial est de savoir en quoi consiste cette analogie et sur quoi elle

se fonde. Comment une image relevant du monde de l'objectivitéspatio-temporelle peut-elle se prêter à une comparaison avec lemonde de la subjectivité ? Par exemple, quelle analogie y a-t-ilentre la profondeur d'un puits et une pensée profonde, entre lalumière dontparle le physicien et la vérité comme lumière ? Aucune, semble-t-il,si Ion avait affaire au monde de l'objectivité p h ysique pure et simple, c'est-à-dire à un monde dépouillé de toutrapport à l'homme et à la vie de la conscience. Seulement ce mondedéshumanisé n'est peut-être pas le sens premier et originairedu mot<<monde ». Le « monde » est d'abord pour l'homme le lieu de sonséjour, de ses occupations, de ses projets, de ses angoisses et deses espoirs : c'est comme cela qu'il nous apparaît, qu'il se montretout d'abord, non pas comme un obscur chaos sans sens ni structure, mais comme un univers plein de choses à percevoir, dechemins à parcourir, d'oeuvres à accomplir. Aussi, ce que nousappelons « lumière», même si nous entendons par là la lumièredusoleil ou de nos lampes électriques, ce n'est pas d'abord cet événement tout objectif dont parle le physicienen termes de photonsoud'ondes, mais un phénomène chargé de sens humain.La «lumière»,

c'est ce qui rend possible le surgissement autourde nous d'unmonde tout rempli de choses à voir et à faire, d'un monde structuréselon les dimensions du proche et du lointain, de l'ombre et de lalumière, de l'opaque et de l'ouvert, de la terre et du ciel. Si nousemployons le même mot « lumière » pour parler du soleilet de lavérité, ce n'est pas parce qu'il nous est arrivé un jour de comparerun événement purementextérieur, relevantdu monde physique horsde nous, avec un phénomène purement intérieur, à savoir la connaissance de la vérité, c'est finalement parce que le soleil n'estpas absolument et exclusivement « hors de nous », ni la vérité « ennous » ; ce qui au sens fort et premier « est », c'est l'expériencede notre existence comme être-au-monde.

Or un des principaux mérites de la pensée heideggerienne, cequi fait aussi son originalité,c'est d'avoir pris au sérieux ce miracledu langage humain, en particulierdu langage philosophique, et del'avoir poursuivijusque dans sa racine ultime. H va de soi que cetteracine doit être cherchée finalementdans la structure même de notre« Sein » comme « Sein-da », comme ouvertureà ce qui est, comme

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puissance de reconnaître,de comprendreet d'interpréter, bref derencontrer l'étant comme tel, par exemple l'outildans son ustensilité,la chose dans sa choséité,l'autrui comme autrui, le regard commeregard. Le fait que nous devons faire appel à un schématisme spatiotemporel et gestuelpour exprimercette expérience originairede pré-sence-au-monde, ne serait-il pas le signe que cette expérience, fondatrice de notre compréhension de l'étant, n'est pas de l'ordre ducogito fermé ou de l'idée abstraite et intemporelle, mais d'uneexistencequi n'est qu'en se temporalisantet se spatialisant ?

Si nous prenonsces considérations au sérieux,elles nous mettentsur un chemin qui conduit au cœur de la pensée heideggerienne.Elles

présagent trois choses: 1° que

l'œuvrede

Heidegger sepré

sentera dans l'histoirede la pensée comme une ontologie de la r encontre, c'est-à-direcomme la recherche de ce qui fonde en nous lapossibilitéde rencontrer l'étant dans sa vérité ; 2° que cette ontologiede la rencontre prendra la forme d'une méditationsur le « Da » du« Dasein », ce préfixe « Da » étant lui-mêmesynonymed'ouvertureet de temporalité; 3° que cette expérience originaire de présencequi constituenotre « Sein » comme « Sein-da », n'est pas elle-mêmeun étant, ce qui pourras'exprimeren disantque « être » et « étant »ne sont pas absolument synonymes.

III

Méditerle thème heideggerien de la différenceontologique c'estessayer de répondre aux trois questions suivantes: 1° En quoi consiste pour Heidegger la différence ontologique ? 2° Que vient-ellefaire dans son œuvre ? 3° Pourquoi et en quel sens Heidegger prétend-il que l'oubli de cette différence fut le malheur de la métaphysique traditionnelle,à tel point qu'un renouveau de la philosophie ne peut être trouvé que dans le dépassement de cette méta

physique, voire de toute métaphysique ? Il va de soi que ces troisquestionssont si intimement liées qu'on peut à volonté passer del'une à l'autre. La suite de l'exposé montrera qu'il y a quelqueavantage à commencer,comme nous le ferons, par la seconde, pourpasser de là à la troisièmeet finir par la première.

A la question de savoir ce que le thème de la différence ontologique vient faire dans la pensée heideggerienne, onpeut répondre — en termes assurément encore fort généraux — qu'il représente la manière proprementheideggerienne de réassumeret de

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reformuler l'intention philosophique qui est à l'origine de toutela philosophie occidentale ( et dont le propos est de dépasser notre

représentation naturelleet spontanée des choses vers une pensée radicale fondatriceet transcendantale. En d'autres termes, en mettantla distinction de l'étant et de l'être au centre de ses méditations,la pensée heideggerienne ne prétend faire rien d'autre que se fairephilosophique, prendre place dans l'histoire de la « philosophiaperennia», comme une reprise, une « Wiederholung », de ce quiconstitue l'essence même de la problématique philosophique. Bref,pour Heidegger, faire de la philosophie, dépasser la pensée représentative et ontique de l'attitude naturelle(das vorstellende,ontischeDenken) vers une vérité plus essentielle parce que fondatrice, enfin,rechercherl'être des étants et, pour ce faire, méditer le rapport del'être et de l'étant, c'est dire trois fois la même chose. Examinonsde plus près cette triple équivalence.

C'est un fait bien connu et reconnu par tous que la philosophiene tombe pas toute faite du ciel comme une pensée insulaireetautosuffisante, sans lien avec la vie quotidienne de la pensée.Philosopher c'est réfléchir, et réfléchir c'est en quelque sorte seretourner vers..., bien entendu qu'ici celui qui se retourne et ce

sur quoi il se retourne c'est toujours la pensée. La philosophie estdonc la pensée revenant sur elle-même pour se faire « plus pensante » (derikender).Mais quelle est cette pensée première, préphilosophique sur laquelle la philosophie revient i C'est, pour reprendre une expression devenue classique depuis Husserl, la penséede l'attitude naturelle, tout entière à ses objets, s'oubliant enquelque sorte au profit des objets ou des étants (T).Cette penséenaturelle, toute « en affaire avec » les choses, élabore notre connaissance naturelle et ontique des choses (îv = ens = Seiende),c'est-à-dire l'ensemble des jugements que nous portons sur leschoses à partir d'elles, à partir de la manière dont elles nous apparaissent dans ce « premier abord », à savoir comme des objets quisont déjà là, reposant pour ainsi dire en soi, porteursd'une série

<•>Notezd'ailleursque, pour Heidegger,il n'y a de philosophiequ'occidenta l e . f. Qu'est-cequela Philosophie?, pp. 15 as.

<r>On sait que, pour Husserl,« natUrlicheEinatcllung» n'est pas synonymede c naturalisme». Celui-ciest une mauvaisephilosophie, qui,au lieude réfléchirla penséenaturelle, se contentede la prolonger.

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de qualités, de propriétés,bref de déterminationsque nous énonçonsdans les attributs de la chose. La pensée naturelle et préphiloso

phique est donc naïvement réaliste : que le réel soit là devant nouset se montre dans sa vérité ne fait pas problème mais est acceptécomme un « positum» ou, si l'on préfère, un « prae-suppositum » ;elle est aussi objectivante : l'objet a pour elle le sens d'un « Gegen-stand », d'un simple « vis-à-vis» ; enfin elle est a vorstellend», audouble sens de « représentative» et d*«apprésentative » : en effetl'énoncé prédicatif (die vorstellende Aussage) est, en un certainsens, une « représentation» (il n'est certainementpas l'objet représenté), seulement il est traversé par une intentionnalité « apophan-tique » ou « apprésentative » : étant tout entier au servicede l'objet,

son unique mission est de rendre l'objet plus manifeste, de mieuxle montrer, de faire mieux ressortir les traits de son visage, bref dele rendre présent à tout le monde en l'introduisanten quelque sortedans la vie publique (O#enbar/je#). Aussi longtemps que noussommes incapables de porter un jugementsur un objet, de le déterminer (bestimmen)en lui attribuant des prédicats (Bestimmungen)l'objet reste innommé,c'est-à-dire indéterminé(8>.Notons enfin quela science positivequi se greffe sur l'attitude naturelle vient encorerenforcer ce réalisme naïf et objectivant de la pensée préphilosophique , uisque son propos est de « désanthropomorphiser » toutce qu'elle touche.

Plusieurs événements peuvent venir ébranler l'assurance tranquille de la pensée naturelle : telle l'expérience de l'illusion, del'erreur, de la contradiction,du désaccord entre les hommes. A s s urément ces différentes rencontres avec la « non-vérité» au sein denotre tendance vers la « vérité » ne nous font pas nécessairementsortir de la connaissance ontique, elles nous invitent tout d'abordà revoir nos jugements sur les choses et à élaborer une connaissance

ontique meilleure. Néanmoins elles portent déjà en germe la réflexion philosophique, car, en jetant la suspicion sur certainsde nosjugements, elles nous éveillent au sens du jugement comme tel,plus exactement au sens du verbe « être » qui est l'âme du jugement. L'expérience multiforme de non-vérité en effet nous fait sentirsur le vif qu'un jugementn'est jamais une simple donnée de fait,une réalité naturelle et objective, mais un comportement traversé

<•>Voir »ur toutcela M. HEIDEGGER,Vom We$«nder Wahrheit, § II.

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par une intentionnalité, et, pour cette raison, porteur d'un sens.Tout jugement,même si par après il s'avérera inexact ou faux, a la

prétention de dire ce qui en est : tel est son sens, et c'est ce sensque précisément le verbe « être » a pour missiond'exprimer.Commeon voit, l'expérience de la non-vérité fait finalementsurgir en nousla question du sens du mot « être ». Pour que cette question pûtapparaître, il a fallu qu'un intervalle surgisse entre « réalité » et« être ».

Mais il est un événement beaucoup plus décisifencore pourla mise en branle de la question de l'être, qui est l'âme même del'interrogation philosophique. C'est l'étonnement, le xô •fraujiaCetvdes grecs. « H est, écrit Heidegger commentantun texte de Platon,

comme 7tdc9 oç,Yàpyiide la philosophie ». Ilâfroç: au sens de « d isposition qui nous libère », nous rend disponibles pour... ; Ap^ :au sens non pas de commencement qui précède dans le temps, mais« de principeà partir d'où une chose prend issue ». C'est pourquoih l'étonnement porte et régit d'un bout à l'autre la philosophie » ( .

De quoi donc la pensée s'étonne-t-elle et pour quelle chosese rend-elle disponible ? Elle s'étonne, dit Heidegger, devant lemiracle des miracles, à savoir que l'étant « est » : « das Wunderaller Wunder : dass Seiendes ist » (10); du fait même elle se libère,s'ouvre pour l'être de l'étant, ou, ce qui revient au même, « l'êtrede l'étant s'ouvre à elle », comme si « elle était interpelléepar etpour l'être de l'étant » <n).Par contre, que l'étant « est », est pourla pensée naturelle la chose « la plus naturelle» du monde (selbst-ver8tândlich),cela ne lui « dit » rien, ne l'intéresse pas, ce n'est pas« son affaire », puisque, comme nous l'avons vu, elle est toutentière à l'étant en tant qu'il est déjà là et a déjà montré sonvisage, en tant qu'il est un « positum», c'est-à-dire un « praesup-positum». Bref, « que l'étant est » ne fait pas problème pour lapensée naturelle. Mais, dans l'étonnement, la pensée se libère del'emprise de l'objet,

elle prend du reculet

tout sepasse comme

siun intervalle, une distance à la fois nulle et infinie se creusait entreelle et son objet. « Dass Seiendes 1ST» se fait question : la « Seins-jrage », l'interrogationsur l'être est née et pour exprimer cette in-

(9)Cf. Qu'est-ceque la philosophie? pp. 42 ss.<l°»M. HEIDEGGER,Was ist Metaphysik?, 5eéd., Frankfurta M., Klostermann,

1949.Postface,p. 42.(U>Qu'est-ceque la Philosophie? p. 45.

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terrogation la pensée fait spontanément appel à la négativité:« Warum ist ùberhaupt Seiendes und nicht vielmehr nichts ? ».

Pourquoi y a-t-il de l'étant et pas plutôt rien ? <12>Un nouveauchamp de recherche s'est ouvert devant l'esprit : le domaine del'être, objet propre de la pensée philosophique, encore que le mot« objet » n'aille plus du tout pour désigner ce champ. La penséehumaine entre dans une nouvelle dimension de la vérité. Assurément — et ceci aussi est très important — cette nouvelle dimensionde la vérité ne se trouve pas derrière le champ de la vérité ontique,à la manière d'un arrière-monde (caril s'agit de l'être de l'étant), ilfaut plutôt dire qu'elle se tenait cachée et était à l'oeuvre au plusprofond de la vérité ontique elle-même, comme ce qui rend possiblela rencontre des étants. C'est au reste pourquoi la pensée philosophique est reflexive : c'est la même pensée qui, oublieuse d'elle-même dans l'attitude naturelle et ontique, s'éveille maintenant àelle-même et à la lumière de l'être qui habite en elle.

Pour désignercette vérité plus essentielle,plus profonde,parceque fondatricede la vérité ontique, la tradition à consacré le termede « vérité ontologique ». C'est elle que la réflexion philosophiquese propose de mettre à découvert, et, en ce sens, Heidegger diraque l'ontologie est par essence phénoménologique, de même que,inversement,toute phénoménologie authentique doit se faire ontologique. Loin de se contenter de décrire l'étant qui apparaît, la ph énoménologie se doit de faire apparaître ce qui permet aux étantsde se montrer tels qu'ils sont, bref d'êfre, au sens fort de ce mot, etl'on sait que pour la phénoménologie « être », au sens fort, c'est« être présent à », c'est « être-pour-l'homme». La philosophiea fragt in das zuriick was sich im 5v verbirgt » (13>: elle est larecherche de ce qui se cache, mais est aussi à l'œuvre dans le dévoilement de l'étant. Mais il est évidentque ce qui permet à l'étantde se montrer, d'« être » au sens fort, ne peut être compté au

nombre des étants, ne peut s'identifiersans plus avec l'étant. Encoreune fois, méditer la différence de l'être et de l'étant ou poser laquestion de l'être, c'est une seule et même chose, et, inversement,

<12>Cf. Was ist Metaphysik?, 5e éd., Préface,p. 20,où Heideggerfait remarquer ue, si pour exprimer la «Seinsjrage» il se sert d'une formulequi vientdeLeibniz,cette formulen'est pas entendue dans le sens que Leibnizlui donnaitet qui était un sens causal:en d'autres mots il ne s'agit pas encore de poser laquestionde la causepremière, Dieu.

< >Was ist Metaphysik?, 5e éd., Préface, p. 19.

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si la question de l'être a pu surgir comme question et mérite d'êtreposée toujoursà nouveau, c'est qu'à la lumièrede l'étonnement la

pensée a entrevu cette différence et ne peut plus se contenter d envisager tout simplementles étants.

Heidegger aime insister sur le fait que cette énigmatique différence se trouve déjà annoncée dans notre manière habituelle denommer l'étant et de parler de l'être de l'étant. Pourquoi ce participe verbal « ens » (id quod habet esse) pour désigner les étants ?Que signifie cette « participation» de tout ce qui est à la singularité de l'esse, et pourquoi l'esse est-il appelé le « verbe » parexcellence, comme s'il était « le verbe des verbes » <14)? — Et quesignifie ce génitif « l'être des étants », dont Heidegger fait remarquertrès justement qu'il est comme un génitif à la fois subjectifet objectif. Assurément,puisqu'il s'agit de l'être des étants et non d'unétant derrière les étants, il est permis de considérer l'être commeune détermination,une qualité, une propriété de l'étant (génitif subjectif), néanmoins c'est là une manière de parler fort incorrecte :l'être n'est pas à proprement parler une détermination, une propriété de l'étant, c'est même plutôt l'inverse qui est vrai, car c'estl'étant qui « appartient » à l'être, qui « participe» de l'être ; quel'étant « est » est en quelque sorte un effet de l'être, le résultat de sonaction, puisque l'être c'est ce qui fait être l'étant (génitif objectif).Tout se passe, dit Heidegger, comme si le verbe « être » avaitmaintenant un sens « transitif » (15>.

C'est pour toutes ces raisons que nous disions au début dece paragraphe que, en plaçant la différence ontologique au centrede ses méditations,Heidegger se propose tout simplementde réassumer et de reformuler l'éternelle question philosophique de l'êtredes étants, ou du sens du verbe « être ». Heidegger n'a jamaiscessé de nous avertir que sa pensée n'a d'autre prétention que

d'être une « Wiederholung » de ce qui fut toujoursconsidéré commeétant l'essence de la problématique philosophique <16).Rappelons-

<'*>J. BeauFRET,Le Poèmede Parménide(Epiméthée,EssaisPhilosophiques),Paris, Pressesuniversitairesde France, 1955,p. 34.

<1S>Sur tout cela cf. Identitdtund Differenz,pp. 59 ss.(1*>Cf. la belle descriptiondu phénomènede la Wiederholungdans Kant

und das Problemder Metaphysik,2e éd., Frankfurta. M., Klostermann,1951,4° Section,p. 185.

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nous la premièrepage de Sein und Zeit. Elle débute par le passagebien connu du Sophiste, où Platon note non sans quelque malice :« Nous qui croyions savoir si bien et depuis si longtempsce quele mot 5v veut dire, nous voilà tout à coup dans une grande p erplexité ». Et Heidegger d'ajouter: « Mais aujourd'hui le savons-nous,ce que le mot 'Seiend' veut dire ? Aucunement. Il y a donc lieude poser une nouvelle fois la question du sens de l'être : die Fragenach dem Sinn von Sein » (17).A cette toute première page deSein und Zeit fait écho la plus récente publication de notre auteuroù il écrit que l'être (das Sein) est proprement l'« affaire » de lapensée (die Sache des Denizens), ce pour quoi et avec quoi lesphilosophes ne cesseront de lutter (das Strittige), malgré la conviction qu'ils ont que la lutte ne sera jamais terminée (18).

IV

Nous venons de voir que, par le thème de la différence ontologique, la pensée heideggerienne prend place dans la grande tradition de la philosophia perennis.Nous devons examiner maintenantpar quoi elle se distingue à l'intérieur de cette tradition. C'étaitl'objet de notre troisièmequestion : pourquoi et en quel sens H ei

degger reproche-t-ilà la métaphysique traditionnelled'avoir oubliéla différence ontologique ? Non pas, certes, qu'elle l'ait totalementignorée, elle en a même constammentvécu, car, comme il ressortdu paragraphe précédent, sans une certainecompréhension préontologique de la distinctionde l'être et de l'étant, l'interrogationph i losophique n'aurait pas pu éclore, la question de l'être n'aurait paspu surgir et le dialogue des philosophes n'aurait pas pu avoirlieu ;philosopher, c'est dialoguer et dialoguer c'est parler de la mêmechose et savoir qu'on en parle différemment.

Si on peut parler ici d'oubli (Seinsvergessenheit), c'est en ce

sens seulement que dans la métaphysique traditionnellela différence ontologique n'a pas été suffisammentthématisée, prise pourthème explicitedes méditations,ce qui, au dire de Heidegger, a conduit à la confusionde l'être et de l'étant et, finalement, à ce « nihilisme »que Nietzsche, avec une perspicacité prophétique, fut lepremier à dénoncer comme étant la grande misèrede notre époque.

<")Seinund Zeit, 5e éd., Hallea. d. S., M. Niemayer, 1941,p. I.< >Identitat und Ditferenz,p. 37.

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Voyons donc comment Heidegger interprète et juge l'histoirede la métaphysique occidentale.

On sait que l'expression juxà xà cpoautàne fut d'abord qu'unesimple dénomination classificatrice,une étiquette pour désigner lesécrits d'Aristotequi faisaientsuite à ceux du groupede la Physique.Peu à peu elle devint le terme universellementreconnu pour signifierl'objet même de ces écrits et la perspective sous laquelle ils abordaient une série de problèmes dont la marque commune était deiechercher des vérités plus hautes, plus originaires aussi que lesvérités de la Physique. Le mot « métaphysique » devint ainsi synonyme de « TcptôxY]cpiXoaocpfa» (19).

Seulement cette prétendue dignité ou préséance, évoquée par levocable 7tpu>XYj,peutêtre entendue en deux sens différents : elle peutsignifierdes vérités premières,plus élevées parce que plus généralesou fondatrices,mais elle peut aussi désignerdes connaissances c o ncernant les choses les plus élevées, les plus nobles, telles les réalitésspirituelleset divines.Or, c'est bien ce qui se passait pour les écrit3d'Aristote groupéssous le titre de p.exàxà «puaixà.« Pour autantqu'Aristote s'explique lui-mêmeà ce sujet, écrit Heidegger, on voitapparaître un curieux dédoublement dans la détermination del'essence de la philosophie première. Celle-ci est aussi bien connaissance de l'étant en tant qu'étant (2v^j 5v) que connaissance dela régionla plus éminentede l'étant (xtjnéxaxovy^voç),à partir delaquelle se détermine l'étant en totalité (xaxdXou)» <20>.C'est ce quiexplique que la métaphysique occidentale qui est issue d'Aristote,présente tout au long de son histoire une structure « onto-théolo-gique » (21).Elle est d'une part ontologie: science de l'« ens inquant u m ns et ea que sunt per se entis », l'étude des caractères les plusgénéraux de l'étant (Seiende), c'est-à-direde tout ce qui peut êtreattribué d'avance à tout étant comme tel, qu'il soit matériel ou

spirituel, fini ou infini, chose de la nature ou de la culture. Ainsipouvons-nous dire à priori que tout discourssur un étant quelconquecomprendra quatre groupes de jugements, répondant aux quatre

(") Sur tout cecicf. Kant und das Problemder Metaphysik§ I, de mêmelaPréface à la 5e éd. de Was ist Metaphysik?, p. 18.

<2())Kant and das Problemder Metaphysik,§ I, p. 17 (Dansla traductionfrançaise,faitepar A. DeWaELHENSet W. BlEMEL,Paris,Gallimard,1953,p. 67).

<21)Cf. entreautres: Identitatund Differenz,2epartie: DieOnto-Theo-logischeVerfatsung der Metaphysik,pp. 35-73,

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questions suivantes : Est-il, oui ou non (an est) ? Qu'est-il (quid est) ?Comment est-il (quale) ? Comment doit-il être pour être vrai etauthentique (verum et bonum)? (22).Mais toute métaphysique occidentale est aussi « théologie » ou « theiologie», science du divin,c'est-à-dire de l'Etant le plus eminent, l'Etant par excellence àpartir duquel se déterminent les autres étants, parce qu'ils en sontcomme des émanations ou des participations oudes manifestations,au sens le plus large de ces mots. Assurémentles métaphysiciensne seront pas d'accord quand il s'agira de déterminer la nature decet Etant suprême et enveloppant : pour les uns il est la Matière,pour les autres l'Esprit, pour d'autres le Bien ou l'Un ou encorele Dieu créateur, chez Nietzsche il s'appellera le Retour Eternel.Mais quoiqu'il en soit, la métaphysique occidentale ne se content e r a as de tracer les lois à priori de tout étant, elle veut être enmême temps une science de l'existant concret dans son ensemble,élaborée à la lumière de ce qui sera considéré comme l'Etant parexcellence.

Or, que nous apprend cette structure onto-théologique de lamétaphysique traditionnelle? Que dans son être profond, elle esttraversée par un double mouvementde transcendance, dont, mal

heureusement elle n'a pas une conscience suffisammentprécise, cequi se reflète déjà dans l'ambiguïté du préfixe « jiexa », qui faitpenser à un certain dépassement sans en préciser la nature et laportée. Comme ontologie,la métaphysique tend à dépasser l'« on-tique » vers l'« ontologique », ce dernier terme étant pris dans unsens qui — la chose est très importante à noter — se situe dans leprolongementdu transcendantalkantien. Remarquez en effet qu'uneontologiedigne de ce nom ne peut se contenter de dresser uninventaire des déterminationsà priori de tout être en tant qu'être,elle doit aussi les justifier, les fonder, montrer commentune con

naissance à priori des attributs les plus généraux de l'étant estpossible et, ce faisant, préciser le sens et la portée de ces attributs (23).Ce qui n'a de sens,disait Kant,que dans la mesure oùil ne

< >Kant und da» Problemder Metaphysik,§ 40, p.202.< >L'idéeque, pour préciserle sens et la portée d'un concept, il faut en

faire la genèse, lepoursuivrejusquedans son origine,a été introduite enphilosophie par Hume.SeulementchezHume, l'étudegénétiquedes grandes catégoriesde la pensée(par exemple de lacatégoriede causalité,de substanceetc.) ne dé-

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s'agit plus de l'étant considéré en soi {an sich), tel qu'il est pourl'intelligence divine, mais seulement de l'étant en tant qu'il est su sceptible d'entrer dans l'orbite existentiellehumaine, pour devenirobjet de science humaine (Vétant-phénomène) (24).S'il est vrai que<(les conditionsde la possibilitéde l'expérience en général sont enmême temps les conditions de possibilité des objets de l expérience » <25),un savoirà priori des déterminationsles plus généralesde tout objet susceptible d'entrer dans l'horizon de l'univershumainne nous est plus interdit. Mais c'est dire aussi que l'ontologie ne sefait vraiment philosophique que comme philosophie transcendantaleau sens kantiende ce terme (26),ou, en langage heideggerien,commeontologie fondamentale (fundamentalontologie),c'est-à-dire commerecherche de ce qui rend possible (vérité ontologique) notre r encontre avec les étants (vérité ontique). Ce qui insinue déjà que,pour Heidegger, une ontologie fondamentale n'est possible quecomme Daseinsanalyse, ou, du moins, qu'elle doit passer par elleet se situer dans le prolongementde cette analyse de l'existence.

Tout autre est le mouvementde transcendance qui anime lamétaphysique comme théologie, plusexactement comme theiologie:« Partout où l'on se demande ce qu'est l'étant, écrit Heidegger, cedernier comme tel est déjà présent à notre regard... De quelque

passepas encore leniveaude lapsychologie.Kantla transporteraau niveaud'unerecherche « transcendantale». Chez les phénoménologueselle devientune génétique intentionnelle,pousséejusqu'àla régiontranscendantale quiest à l'originede tousles sens.

( > Puisquenousne sommespas créateursdu réel,une connaissanceà prioridu réel « en soi», nous est évidemmentinterdite;seulementil n'est peut-êtrepasimpossibled'élaborerun savoirà prioridu réelen tant qu'il est connaissableparl'homme.En effet, le fait quele réelse prêteà une connaissanceobjective,valablepour tous (allgemeingultig), bienque cette connaissances'alimente,quant à soncontenu,à des donnéessensibles,différentespour chacunde nous, sembleindiquerquele diversde la sensationest nécessairementsubsumablesousles lois universellement alablesde la penséeobjectivante.<*•>C'est ce que Kant au début de l'Analytiquedes Principesappelle «leprincipe suprêmede tousles jugementssynthétiques» (Critiquede la Raisonpure,trad. Tremesaygueset Pacaud,Paris, Alcan, 1920,p. 135).Cf. M. HEIDEGGER,Kant und dasProblemder Metaphysik,§ 24.

<ïe>On sait que, chez Kant, le mot « transcendantal» ne signifieplus,commechez Aristote,les attributsles plus générauxdes étants, mais un savoirqui justifiela possibilitéde notre connaissancedes déterminationsles plus générales des choses.Le transcendantalKantien est commeun transcendantalà laseconde puissance.

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manière qu'on l'interprète, comme esprit au sens du spiritualisme,comme matière ou énergieau sens du matérialisme,comme devenirou comme vie, comme représentationou comme volonté, commesubstance, comme objet, comme Energeia ou comme Retour éternelde l'identique, chaque fois l'étant comme tel se trouve déjà placédans la lumièrede l'être » (27>.La métaphysique comme « théologie »ou, pour parleravec Kant, comme « metaphysica specialis » estplutôt une science ontique, et le mouvement de transcendance quila sous-tend consiste à paser d'un étant à l'autre en suivant lechemin des liaisons causales, par exemple, à rattacher l'étant finià l'Etant infini, cause première du fini (Ursache).

Cette structure « onto-théologique » de la métaphysique n'estpas en soi un grand malheur. Plus grave est le fait qu'on n'en apas reconnu la véritable portée.Le fait que l'ambiguïté inhérenteau préfixe « Jiexà » n'a pas été clairement aperçue a déterminél'histoire entière de la philosophie occidentale, laquelle s'est faitede plus en plus théologique, c'est-à-dire savoir ontique, au dépensde l'ontologie,entendue comme recherche de ce qui rend possiblenotre rencontreavec l'étant. L'histoire de la philosophie occidentaleserait ainsi,pour Heidegger, l'histoire de l'oubli de l'être (Seinsver-

gessenheit), cet oubli lui-même ne pouvant s'expliquer que parl'habitude de confondre l'être et l'étant.On sait que, pour Heidegger, cette confusion remonterait

finalement à Platon qui identifia l'être (Sein) avec l'eïSoç, l'idée,plus exactement(car el8oç vient de Î5eîv, voir) avec l'aspect, levisage ou la figure (Ansehen) que les choses nous présentent, c'est-à-dire ce qui de l'étant s'offre au regard. Platon a inauguré unephilosophie du « voir », et, partant, de la « figure », de ce qu'onappellera plus tard la « species », l'a image mentale », la « représentation cognoscitive ». Dans la mesure même où la vie de connaissance sera décrite en termes de « représentation», le pointcrucial du problème de la connaissance sera celui de l'« adae-quatio », de la correspondance entre la représentationcognoscitiveet le réel : on connaît toutes les apories inhérentes à cette problématique.

Deux événements surtout auraient, aux yeux de Heidegger,pesé lourdementsur l'évolution de la philosophie occidentale vers

< >Préfaceà la 5» éd. de Was M Metaphyik?. p. 7.

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une confusioncroissante de l'être et de l'étant. C'est d'abord l'utilisation, au moyen âge, de la philosophie par la théologie ou l él

aboration d'une philosophie chrétienne, dominée par le problèmede Dieu. L'être, au sens de « ce qui fonde les étants » fut directement dentifié avec Dieu, cause première de l'univers; a fonder »devient synonyme de « causer », l'idée de « néant » synonymed'<fabsence de tout étant fini », et le concept de « monde » synonyme de « l'ensemble du créé ». Du fait même, la problématiqueproprement « transcendantale », au sens indiqué plus haut, passainaperçue. — Le second événement fut le prestige dont jouit lascience mathématique et géométrique au temps de Descartes, cequi donna naissance à une philosophie « more geometrico». Toutsavoir authentique s'élaborera déductivement à partir de quelquesidées claires et distinctes et sera comme hanté par l'idéal d'un savoir unique et enveloppant, orienté vers une « Mathesis univer-salis ». « La philosophie, écrira Descartes, est comme un arbre dontles racines sont la métaphysique, le tronc est la physique et lesbranches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences » (28).Qu'est-ce à dire sinon que l'être est interprété à la lumièreet d'aprèsle modèle de l'être-objet, l'étant déshumanisé et démondanisé dessciences objectives, ce que Heidegger appelle l'être de la « Vor-

handenheit » <29).Même la conscience est conçue sur le mode dela réalité close, enfermée en des contoursbien définis : pensez à la« res cogitans» de Descartes et la monade de Leibniz.

Le nihilisme, dénoncé par Nietzsche comme étant la grandemisère de notre époque, représente,aux yeux de Heidegger, l aboutissement final de cette confusionde l'être et de l'étant. Avouonsque ce « concordisme » un peu facile nous fait plutôt sourire.N'est-ce pas conférer à la spéculation métaphysique une importance que manifestementelle n'a pas et faire des philosophes les

vrais ou faux prophètes de l'humanité en quête de son salut? Surce point la pensée heideggerienne s'avère une pensée typiquementallemande et post-hégélienne. C'est bien dans la tradition de laphilosophie allemande depuis Hegel (pensez à Hegel, Marx, MaxWeber, Dilthey, Nietzsche) de concevoir la philosophie commeune méditationsur l'histoire, aux fins de dire la vérité de l'histoire.

<a»>Lettreà Picot, Ed. Adamet Tannery, t. IX, p. 14.<39>Sein und Zetï, §§ 19, 20. 21.

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Non pas que la missiondu philosophe soit de mener l'histoire, maisil en est en quelque sorte le prophète, celui qui la révèle à elle-

même. Les grandes époques historiquessont autant de manièrespour l'humanité de « voir » le monde {Weltanschauung), de le« mettre en forme » {Weltbildung), de se sentir et de se réaliseraumilieu des étants dans leur ensemble et, finalement, — du moinsaux yeux de Heidegger — autant de manières pour l'homme de« s'ouvrir à l'être » et « d'être interpellé par lui ». Pour Heidegger,écrit M. De Waelhens très justement, « les attitudes fondamentalesque l'homme est susceptible de prendre à l'égard de l'Etre formentà la fois, réellement,le contenudernier et vrai de l'histoire et, théoriquement, le contenu de l'ontologie » (30).C'est dans cette p erspective qu'il faut lire les réflexionsheideggeriennes sur le nihilismeet son rapportà la métaphysique.

Le nihilismen'est rien d'autre que l'asservissement de l'esprithumain à la dictature de la science et de la technique, qui fait quenous assistonsà un phénomène de déclin à double face : « le crépuscule du monde » (Weltverdiisterung)et son corrélat noétique :« l'impuissance des forces de l'esprit» {Entmachtungdes Geistes) (31>.Ces deux expressions en effet sont corrélatives: « Welt ist immergeistigeWelt ». Le monde n'est pas la simple somme des étants,

mais le séjour de l'homme, la manière dont il se sent et se réaliseau milieu de l'étant-en-totalité.Or un monde tout objectif, dominépar la technocratie et la bureaucratie, est un monde superficiel,triste et mort, ayant pour corrélatif une humanité sans profondeur,incapable d'écouter et de se taire, dépourvue du sens du sacré etdu mystère. Gabriel Marcel dirait : une humanité qui, ayantperdu« les puissances d'émerveillement », ne sait plus aimer ni prier.C'est pourquoi l'œuvre créatrice authentique, qu'il s'agisse de lacréation artistique, philosophique ou politique, se fait de plus enplus rare dans notre monde (32).Car « créer » pour l'homme, c'est

révéler, faire apparaître, « dire », mais « dire » ce n'est pas proférerdes sons, mais avoirquelque chose à dire, à faire entendre : ce quisuppose qu'on soit capable de se taire pour mieux écouter.

< >A. DeWAELHENS,Heideggeret le problèmede la métaphysique,Revuephilosophiquede Louvain,février 1954,p. 118.

(">M. HEIDEGGER,Einfuhrungin die Metaphysik,Tubingen,Niemeyer,1953,pp. 34 sa.

< »O. c, p. 36,

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A cette longue histoire de l'oubli de l'être, il existe une exception c'est l'œuvre kantienne. Le grand mérite de Kant fut de re

mettre en question la possibilitémême de la métaphysique et des'orienter résolumentvers l'élaboration d'une philosophie transcen-dantale, c'est-à-dire d'une « Fondamentalontologie ». Le transcen-dantal kantien en effet est comme un transcendantal à la secondepuissance. Il ne signifie plus, comme chez Aristote, les déterminati o n s es plus générales de tout étant, mais une vérité qui fonde etrend possible la connaissance de ces déterminations.En ce sens laCritiquede Raison pure est déjà animée par l'idée d'une « instauration du fondementde la métaphysique » (33),seulement Kant s'estarrêté a mi-chemin dans cette « remontée vers les fondements»,et cela sous l'influence de deux facteurs. D'abord, étant donn4l'immense prestige dont jouissait la physique newtonnienne, Kanta limité sa problématique à la sphère du savoir physique : la r encontre avec autrui et la possibilitéde la connaissance historiquesontrestées en dehors de son horizon. Ensuite, sous l'influence durationalisme régnant, Kant aurait reculé devant la grande découvertequ'il venait de faire ; il n'a pas pu se faire à l'idée que pour l'hommele « lumen naturale », cette « racine commune de la sensibilitéet del'entendement » qui nous permet de nous réaliser comme être-au-

monde, ne peut être de l'ordre du pur concept ou de l'idée transtemporelle, mais est une expérience de présence qui ne s'effectuequ'en déployant un horizon spatio-temporel et doit par conséquentêtre pensée dans la ligne de l'imagination transcendantale. D'aprèsHeidegger, la seconde édition de la Critiquede la Raison pure, donttout le monde sait qu'elle s'oriente vers une position plus idéalisteque la première, doit être interprétée comme un recul.

Si tel est le sens généralde l'histoirede la philosophie occidentale , l n'y a pour le philosophe tâche plus urgente que d'élaborer,

ou, au moins, de préparer une pensée plus radicale, Heideggerdirait « plus essentielle », que celle de la métaphysique classique,parce que plus consciente de la distinctionde l'être et de l'étant, et,finalement, plus soucieuse de « la vérité de l'être » lui-même.Il résulte de tout ce qui précède que pareille pensée, toute préoccupéede remonter aux fondementsultimesde la vérité humaine, ne relèveplus de l'ontologie du type traditionnel.A l'époque de Sein und

(M)C'est le thème de Kantund dot Problemder Metaphyaik.

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Zeit et de son commentairesur Kant, Heidegger en parle commed'une « Fondamentalontologie », élaborée dans l'horizon d'une

analyse phénoménologique du Dasein {Daseinsanalyse) ; plus tard ilsoutiendra que le mot « ontologie » ne convient même plus pourdésigner « tette remontée» ultime « au fondement de la métaphysique (34>.

Pour ce qui est d'abord de Sein und Zeit, Heidegger n'a jamaiscessé de faire remarquer que c'est dans la perspective d'une « remontée au fondement» qu'il faut le lire pour en saisir le sens véritable. La « Daseinsanalyse », qui fait l'objet de la seule partiepubliée de Sein und Zeit, n'a rien à faire avec une psychologie ouune anthropologie. L'anthropologie philosophique au sens traditionnel relève de la Metaphysica specialis, or ici nous sommes àla recherche des fondementsde la Metaphysica generalis, commeil ressort déjà du titre même de la premièrepartie de Sein und Zeit :« L'interprétationdu Dasein en fonction de la temporalitéet l'explication du temps comme horizon transcendantal de la question del'être ». Il est vrai qu'au premier abord ce titre nous conduit bienloindes bonnes habitudes de l'ontologie traditionnelleet peut donnerl'impression que Sein und Zeit est plus préoccupé de l'existencehumaine temporelle que de l'être. Quelle relation peut-il y avoir

entre l'être et le temps, entre la question du sens de l'être (die F ragenach dem Sinnvon Sein) et une analyse du Dasein humain centréesur la temporalité? Que pareille relation existe paraît déjà moinsétrange quand on remarque qu'il s'agit de repenser toujours à n o uveau le sens humaindu concept « ens » et des déterminationsgénérales de tout « ens », c'est-à-dire le sens général des étants en tantqu'ils entrent dans l'orbite existentiellehumaine et constituent unmonde pour l'homme. Assurément,« être » a toujourspour l'hommeun sens humain, seulement nous sommes facilementenclins à penserqu'un discours vrai est celui qui parle des étants tels qu'ils sontv en soi », indépendamment de toute référence au mode d'existencequi est nôtre, comme si la conscience humaine pouvait en quelquesorte se survoler elle-même et son monde et contempler l'universdu point de vue de Dieu. Mais si « être » a forcémentpour l'hommeun sens humain et si l'homme n'existe qu'en se temporalisant,bref,s'il est vrai que « l'être ne devient manifeste (offenbar) que dans

'"> C'est l'idée centrale de la Préfaceà la 5e éd. de Wta i*i Metaphy$ik?(1949),intitulée: *DerRûck&angin den Grundder Metaphy$ik*.

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l'Ouvert du Temps », il faut bien que, même à ce niveau, la corré-"

lation noético- noématique joue et que la manière même dont les

étants nous apparaissent et prennent sens pour nous, porte la tracedu temps(33>.Or n'est-ce pas ce que notre manière habituelle deparler de l'être et de l'étant confirme déjà ? Heidegger se demandetrès pertinemment: « Que signifie le fait que [chez les grecs],l'étant proprement dit est compris comme oôa£a,Tcapouatdc,c'est-à-dire, au fond, comme présence, comme possession immédiateet constamment présente» ? Et encore : « faut-il s'étonner si l interprétation ontologique de l'essence de l'étant (Was-sein) s'exprimepar le xb xi ^V etvat:ce qui a toujours été ? » <38).Pourquoi cesmystérieuses référencesau temps ? Mais il y a plus, d'où vient-tlque nous ne pouvons parler d'aucun étant qu'en formulant deuxjugementsdistincts, l'un se rapportant à son existence de fait (5xièaxtv) et l'autre à ce qu'il est, son essence, son sens (xi èaxiv)?N'est-ce pas tout simplementparce que la connaissance humainen'est pas créatricedu réel, mais s'effectue sur le mode d'une r encontre avec un réel qui est déjà là, rencontrehumaine bien entendu,c'est-à-dire intelligente,illuminéepar quelque compréhension préontologique de l'être de l'étant ? C'est la raison pour laquelle l'étantrencontré nous apparaît toujours comme « un fait » porteur de« sens », c'est-à-direcomme un mixtede facticité et de signification,d' obscuritéet de lumière, d'opacité et & ouverture. Mais la « facticité n'est-elle pas le corrélatif noématique de l'expérience dupassé, c'est-à-dire de la rencontre avec ce qui est déjà là commeun fait brutal qui s'impose du dehors ? Quant aux idées de « sens »et d'à ouverture », elles sont manifestementinséparables de cellesd'orientation et d'horizon, c'est-à-dire du concept de projet etd'avenir. Encore une fois, pourquoi toutes ces référencesau tempsau moment même où nous semblons nous soustraireà la temporalitéet nommerl'étant en tant que tel ? N'est-ce pas le signe que l'homme

comprend l'étant comme tel dans l'horizon du temps ? Plus exactement encore, n'est-ce pas le signe que la temporalitéest constitutive u D -sein humain, c'est-à-dire de cette expérience de présence qui nous permet de rencontrer et de comprendre l'étantcomme tel dans l'horizon d'un monde, et, partant, de nous réaliser

'"» Surtout celacf. la Préfaceà la 5eéd. de Was ist Metaphysik>, pp. 16 ss.et Kant und das Problemder Metaphysik.,§ 44.

<••>Kant und dat Problemder Metaphysik.§ 44, pp. 216-217.

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comme être-au-monde ? Exister à la manière d'un Da {Da-sein),être porteur de ce lumen naturale, de cette compréhension préonto

logique de l'être (vorontologische Seinsverstândnis) qui nous permetde rencontrer l'étant comme tel (par exemple, de reconnaîtrel'outil comme tel, la chose dans sa choséité, l'oeuvre d'art commeparole artistique, le regard d'autrui comme regard de l'autre), et,enfin, exister temporellementne serait-ce pas dire trois fois lamême chose ? C'est précisément ce que Heidegger essaiera demontrer dans Sein und Zeit. « L'interprétation du tempscommehorizon possible de toute intelligencede l'être en général, tel est,écrit-il, dans la Vorrede de Sein und Zeit, le but provisoirede cetouvrage » (3r>.

Mais pourquoi, cette restriction : « but provisoire» ? C'est que lebut ultime n'est pas tant d'élucider la temporalité,mais de reprendrela question même de l'être, « die Frage nach dem Sinn von Sein ».Or, manifestement, la temporalité, encore qu'elle soit constitutivedu « Sein » de notre « Dasein », ne peut pas être le dernier motsur l'être de l'étant et la vérité de l'être. Aussi, à l'avant-dernièrepage de Sein und Zeit on peut lire : « II s'agissait de chercher unchemin pour éclaircir la question fondamentale de l'ontologie et

ensuite de prendre ce chemin. C'est seulement la marche elle-même qui permettra de décider si ce chemin est le seul possible etsi, de manière générale, il est le bon chemin. La lutte concernantl'interprétation de l'être ne saurait être apaisée, car pour l'instantelle n'est même pas encore engagée. On ne peut pas non plus l imposer de force, encore faut-il d'abord s'y préparer. C'est vers cebut seul qu'est en route (unterwegs)la présente recherche» <38>.Letemps nous met sur le chemin de la compréhension de l'être : iln'est encore que « le prénom de la vérité de l'être » <39>.

Et en effet, si l'élucidation de la temporalitéconstituait à elleseule la remontéevers le fondementde la vérité humaine, il faudraiten conclureque dans la découverte de la vérité, l'homme est initiative bsolue, ou, en d'autres termes, que le projet humain repré-

(ir>Seinund Zeit, p. 1.<"' Seinund Zeit, p. 437. Heideggerrevient surce texte pour en souligner

l'importancedans laLettresur l'humanisme,trad, par RogerMuNIER,Paris,Aubier,p. 111.

<M>Préface à la 5« éd. de Was ist Metaphysik?, p. 19.

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sente la source et la mesure ultimes de toute vérité. Or, commeSein und Zeit le montre fort bien, l'homme n'est pas finalement

projet mais « Sorge », projet au service de la « Sorge » ; mais quidit « Sorge » dit « souci de... », « fidélité à... ». Il est vrai que touteoeuvre humaine (pensons par exemple au travail scientifique, àl'œuvre artistique ou au discoursmétaphysique) suppose un projetet prend la forme d'une construction,seulement ce projet n'est pasun projet en l'air et la constructionn'est pas à elle-même son proprebut : l'artiste et le penseur ne construisent pas pour construire.Projet et construction sontau service d'une vérité-à-dire, ils sontcomme sous-tendus par une intentionnalitéplus profonde, qui estde répondre à l'appel de la vérité. Parler c'est avoir quelque choseà dire, mais pour que le poète ou le philosophe aient quelque choseà dire, à révéler, à faire voir, il faut qu'ils soient capables de setaire et d'écouter. L'homme n'est pas le seigneur, mais le « gardien », le « berger » de l'être et de la vérité ; il en est, en quelquesorte, responsable (40).Si la pensée humaine est parole au servicede l'être, c'est que « la lumière de l'être habite déjà en elle » (41Î.

Mais s'il en est ainsi, il faut dire que le terme « ontologie»,même s'il est corrigé par la qualification« fondamentale », ne vapas très bien pour désigner cette remontée ultime vers les sources

de la vérité humaine. L'idée que la réflexion philosophique, pourrester fidèle à son intention originairequi est de « fonder », doit dépasser non seulement la métaphysique classique mais toute métaphysique, domine, comme on le sait, la pensée heideggerienne ditede la seconde période. Pour exprimer cette idée Heidegger feraremarquerque la question de l'être, la « Seinsfrage», est en réalitésusceptible de deux sens, de deux dimensions qu'il importe de d istinguer. Un premier sens est celui que lui donnait l'ontologie traditionnelle quand elle posait la question touchant l'« ens inquantumens ». « Cette question, écrit-il dans le Prologue à la traduction

française, faite par H. Corbin de Was ist Metaphysik,est certesla question directricede la métaphysique. Mais elle n'est pas encorela question fondamentale. Dans cette dernière, la question posée

<*•)Lettre »ur l'humanisme,trad. R. MuNIER,pp. 24 sa., et p. 73 : c II(l'homme)a, en tant queceluiqui ek-siste,à protégerla véritéde l'Etre. L'hommeest lebergerde l'Etre. C'est celaexclusivementque <Sein und Zeit» a projetde penser, lorsquel'existenceextatiquey est expérimentéecomme'souci'>,

(**)Ibidem,p. 24.

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sur l'Etre devienttout d'abord, en même temps et nécessairement,la question de l'essence de la vérité, c'est-à-dire du dévoilement

comme tel, dévoilement en raison duquel nous venons à noustrouver préalablement et en généraldans une réalité manifestée» <42>.

Cette même distinction entre la « Leitfrage» et la « Grund-frage » sera reprise dans la Préface à la 5e édition de Was ist Me-taphysïk., à laquelle nous avons déjà fait maintes fois allusion.Cette préface, quia pour titre : « De la remontéeau fondementdela métaphysique », commence par le passage de Descartes oùcelui-cicompare la philosophie à « un arbre dont les racines sont lamétaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent dece tronc sont toutes les autres sciences ». Heidegger fait remarquerque, dans ce texte, Descartes oublie de parler du sol {Bodem,Grund), dans lequel l'arbre de la métaphysique plonge ses racineset d'où il tire sa nourriture. La métaphysique ne peut donc êtrele dernier mot de la réflexionphilosophique, et cela en raison mêmedu projet qui la définit : le propos de la métaphysique en effet estd'élaborer un savoir sur l'étant comme tel, à partir de l'étant déjàdévoilé et non « de penser à la vérité de l'être qui se trouve cachédans le dévoilement et le rend possible » : « was sich im 5v ver-birgt » (43).

En d'autres termes, quand la métaphysique pense l'étantcomme tel, pour l'interpréter soit comme matière ou comme esprit,comme Energeia ou comme devenir, l'étant est déjà devenu manifeste, « se trouve déjà placé dans la lumière de l'être ». Dès lors,h en soulevant la question de l'étant comme tel, la pensée métaphysique ne remonte point à son propre fondement... Elle énoncecontinellementl'être de l'étant et oublie la vérité de l'être » <41).

Comme l'écrit très justement H. Birault, « toute l'originalitéde Heidegger est de vouloir donnerson plein développement à cette

remontée» vers les fondementsqui définit le mouvement philosophique, remontée a qui risque toujours de s'arrêter en chemin dansun Etre Suprême, dans le Monde comme Tout, dans l'Esprit universel, sans voir qu'il n'y aurait ni dieux,ni monde, ni raison,s'il n'y

<42>M.HEIDEGGER,Qu'est-cequela métaphysique?, trad,par H. CoRBIN,Paris,Gallimard,p. 7. Ce prologueest de 1937.

(") Préfaceà la 5« éd. de Wa$ ist Metaphysik>. p. 19.< >Ibidem,p. 8.

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avait, avant tout ce qui est, Ce qui permet d'être à tout ce qui est,sans être pourtant rien de ce qui est... » <4S).

En d'autres termes, poser la « Seinsfrage», entendue comme« Grundfrage», c'est-à-dire comme recherche de ce qui en nousrend possible la rencontre avec les étants, c'est au fond se demander ce que le mot « est » veut dire pour nous : quel est le senshumain du verbe « être » dont nous avons besoin pour parler deschoses quelles qu'elles soient, terrestres ou célestes ? <46).Mais cesens ne nous est pas tombé duciel, il n'est pas non plus une « idée »innée, la représentationen nous d'un monde intelligibleséparé ettranstemporel. Le sens humain du mot « être » doit être impliqué,à la manière d'un lumen naturale, dans l'exercice même de notreexistence comme ouverture aux choses. Bref, poser la Seinsfrage,au sens heideggerien, c'est se demander commentse présente pourl'homme l'expérience donatriceoriginairede l'« il y a » {Es gibt) <47>et quel est le sens de cette expérience.

* * *

Où en sommes-nous ? Après avoirmontré comment,par l introduction du thème de la différence ontologique, Heidegger à la foisprend place dans la grande tradition de la philosophia perenniset sedistingueà l'intérieur de cette tradition, il ne nous reste plus qu'àpréciser, dans la mesure du possible, le contenu et le sens de cettedifférence ontologique. Nous passons maintenantà la première destrois questions, énoncées au début de notre troisième paragraphe :en quoi consiste finalement la différence ontologique chez H eidegger ? Qu'entend-il au juste par « être » et « vérité de l'être » 7Quel rapport y a-t-il entre l'être et l'étant ?

(à suivre) A. DONDEYNE.

Louvain.

<4*>H. BlRAULT,Existenceet véritéd'aprèsHeidegger,Revuede Métaphysiqueet de Morale,1951,janvier-mars,pp. 39-40.

<*6)Cf. Kantund dasProblemder Metaphysi\,§ 39: «Ainsi la questionde laphilosophie première:qu'est-ceque l'étant commetel î, après s'être transforméeen cette autre: «Qu'est-ceque l'être comme tel ? », doit être ramenée à unequestionplus originelleencore:à partirde quoipourra-t-oncomprendreune notioncomme cellede l'être, selon toutes ses richesseset avec l'ensembledes articulations et relations qu'ellecomporte? » (Trad. A. De WAELHENSet W. BlEMEL,p. 281).

<*T)Lettresur l'humanisme,pp. 83 ss.