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La dimension sécuritaire de l’intégration régionale de
l’Asie-Pacifique et les conséquences pour le Canada
Par Ting-sheng Lin
Tout au long du 20e siècle, des événements majeurs ont bouleversé l’équilibre de l’Asie de l’Est :
l’occupation japonaise, la seconde Guerre mondiale, la Révolution chinoise, la Guerre de Corée,
etc. Pourtant, aujourd'hui, son importance globale ne cesse de s'affirmer. La région, composée de
la Chine, du Japon, des deux Corées et de Taïwan est plus attractive que jamais en raison,
notamment, de son fort développement économique. En effet, la dernière décennie a été
caractérisée par une croissance exponentielle de l'économie chinoise, maintenant la deuxième
puissance économique mondiale, et par une présence renforcée de la Corée du Sud au niveau
mondial, grâce au leadership des chaebols. Le Japon, au cours des dernières années, a cherché à
préserver sa puissance économique, malgré les problèmes causés par la crise de 2008 et par la
structure interne de son économie. Enfin, Taïwan, dernier acteur que nous aborderons ici, s'est
largement rapproché du continent chinois sur le plan économique. Ce rappel sommaire de la
situation de chacun des acteurs nous permet déjà d’entrevoir les multiples dynamiques à l’œuvre,
idiosyncratiques, qu’il convient d’inscrire dans la profondeur historique des relations bilatérales
et régionales qu’ont tissées les pays entre eux. Ces dynamiques enchâssées dans les relations qui
lient les pays les uns aux autres forment la base de la conjoncture actuelle en Asie de l'Est. Cette
conjoncture soulève deux grandes questions : quelle est la nature des enjeux sécuritaires en Asie
de l’Est ? Et quelles sont les conséquences pour le Canada de la montée en puissance de la Chine ?
Nous développerons une analyse autour des interactions sino-américaines dans le but de répondre
à ces questions.
Contexte historique
Commençons donc par remonter dans le temps, jusqu'à la colonisation européenne qui n'a pas
épargné la région. La Guerre de l'opium de 1840, qui a conduit à la clause de la nation la plus
favorisée, est un des exemples marquants de cette occupation. S'inspirant de l'hégémon
britannique, la Chine impériale et le Japon orientent leur développement militaire vers les forces
navales à partir des années 1860. Et ce sont ses capacités maritimes qui vont permettre au Japon
de sortir gagnant de la première Guerre sino-japonaise. Le désastreux Traité de Shimonoseki met
un terme au conflit et oblige la Chine à céder plusieurs îles au Japon, notamment celle de
Formose (Taïwan).
2
La puissance maritime est restée, depuis, au cœur des développements militaires et sécuritaires
dans la région. La marine a ainsi joué un rôle essentiel, lors de moments de tensions et de conflits,
et s’illustra pour la première fois durant la seconde Guerre mondiale, un conflit fortement marqué
par les batailles du Pacifique. Après la capitulation japonaise et la réorganisation orchestrée par
les Etats-Unis, la situation sécuritaire va rapidement évoluer dans la région en raison des
développements domestiques en Chine. La Révolution de 1949 va conduire à un rééquilibrage
sécuritaire en Asie de l'Est entre deux dynamiques divergentes, celle des pays alliés aux
Américains, et celle de la Chine communiste. Dans la foulée de cette modification radicale de
l'équilibre sécuritaire dans la région, un nouvel événement majeur se produit. En effet, le
débarquement de MacArthur à Incheon, pendant le conflit coréen (1950-1953), change totalement
la dynamique de la guerre, en faisant encore une fois la démonstration de l'importance de la
marine dans la région. Ce qui va entraîner une modification de l'attitude des Etats-Unis. Le Japon
peut ainsi reprendre des activités industrielles. A cette époque, l’objectif principal de la stratégie
américaine consiste à endiguer au maximum la Chine communiste. Ainsi, les Etats-Unis
identifient deux chapelets d'îles pour limiter le développement de la Chine communiste : le
premier s'étend du Japon à la Malaisie, le second du Japon à l'Indonésie en passant par Guam.
Ensuite, la période de la Révolution culturelle (1965-1975) réduit à néant les progrès réalisés
après la Révolution de 1949. Des réformes structurelles radicales vont être entreprises quelques
années plus tard, dès 1979, avec l'arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir. Ce dernier décide de se
tourner vers l'économie de marché et les exportations. Cette stratégie provoque des répercussions
sécuritaires importantes dans la mesure où la Chine dépend désormais des routes maritimes pour
assurer le développement de son économie. Dans le but de garantir la sécurité du transport
maritime, elle se voit contrainte de réorganiser ses effectifs militaires. Avant les réformes, la
Chine comptait quatre millions d'hommes sous les drapeaux, la moitié d'entre eux étant postés à
la frontière avec l'URSS. La restructuration de l’armée entraîne une réduction d’effectifs de
l’ordre d’un million de soldats, principalement ceux mobilisés à la frontière soviétique. Le
développement de la marine est venu compenser la diminution des forces terrestres et ces deux
mouvements ont perduré jusqu’après la fin de la Guerre Froide ayant entrainé la dislocation de
l’URSS. Ne se trouvant plus dans l’obligation de maintenir des troupes en nombre important à la
frontière, la Chine s’est concentrée par conséquent sur sa puissance navale1. Les tensions qui
avaient déjà diminué avec la Russie se sont véritablement relâchées quand l’Organisation de
1 NEWMYER Jacqueline, « The Revolution in Military Affairs with chinese characteristics », The Journal of Strategic Studies, vol. 33, n° 4, 2010, p. 499.
3
Coopération de Shanghai (OCS) a vu le jour en 2001. Cette organisation fait en sorte qu'aucun
des pays membres, dont la Chine et la Russie, ne remette en question les frontières2.
La modernisation de la marine chinoise
Depuis, les capacités militaires se sont développées de manière inégale entre les trois principaux
acteurs de la région. Le Japon et la Corée du Sud ont ainsi connu une croissance relativement
faible de leur flotte, et plus généralement de leur armée, par rapport à la Chine. Le Japon
subissant encore les conséquences de sa capitulation, qu'il a acceptée il y a soixante ans, dispose
cependant d'une force d'auto-défense efficace et d'une force de frappe significative. La Corée du
Sud s'est concentrée sur le conflit avec la Corée du Nord pour dénouer plusieurs moments de
tension. La Chine, quant à elle, a profité de sa croissance économique exponentielle au cours de
la dernière décennie pour investir massivement dans le développement de ses infrastructures
militaires afin d'augmenter les capacités de ses forces armées.
Deux exemples illustrent clairement le renforcement de la puissance chinoise. Le premier est la
mise en service en septembre 2012 du premier porte-avions chinois, le Liaoning. Le navire, lancé
en 1988 par l'URSS sous le nom Riga, renommé Varyag en 1990, a été acheté en 1998 par la
Chine3. Après de longs travaux de modernisation, il a repris la mer sous le nom de la province
chinoise où les travaux ont été effectués. Posséder un porte-avions reste encore aujourd'hui une
marque de distinction importante. Toutefois, la mise en service de ce navire relève davantage
d’une portée symbolique que d’un réel accroissement de la puissance militaire chinoise. Ensuite,
la seconde illustration a trait à l’extension des capacités militaires de la Chine – de l’ordre de
3000 kilomètres – afin de garantir la sécurité de son territoire et de ses intérêts. Elle s'est en effet
dotée de deux types de missiles, le DF-21C et le DF-21D, qui ont des portées respectives de 1700
et 3000 kilomètres. Ce système de missiles peut être opéré à partir de navires chinois, désormais
équipés de lanceurs à la fine pointe de la technologie (système de lancement vertical), comme du
sol avec des lancements effectués à partir d'unités mobiles. Bien que ce système soit très onéreux,
chacun des missiles coûtant plusieurs centaines de milliers de dollars, la Chine en posséderait
2 LIN Ting-Sheng, « Jiefangjun de xiandaihua yu zhanluewenhua : "jijifangyu" de zhanluesixiang yu jieshi jiagou [Modernization of the people’s liberation Army and strategic culture : strategic thought and interpretative framework of "active Defense"] », Review of Global Politics, n° 50, 2015, p. 63-66. 3 YI Yang, Zhujian:zhongguo diyisao hangmu danshengji [Forger une épée : la naissance du premier porte-avion chinois], Hong Kong, Tianxingjian Chubanshe, 2011, p. 32-83.
4
déjà plusieurs milliers. En plus de disposer de cette force de frappe massive, ce dispositif dispose
d'un correcteur de trajectoire après son lancement, ce qui accroît sa puissance4.
La Chine est, et de loin dans la région, le pays qui a le plus développé ses capacités militaires
depuis le début du siècle. Or, après tous les développements que nous venons d'évoquer,
particulièrement autour de la marine chinoise, il nous faut maintenant avancer les motifs qui les
justifient. Deux objectifs de « grande stratégie », déterminent la nécessité d'une modernisation de
la marine chinoise : garantir l’intégrité territoriale et assurer le développement économique. Tout
d’abord, la situation avec Taïwan constitue un véritable nœud gordien dont les dirigeants chinois
ont fait leur priorité.
Entre 1995 et 1996, alarmés par la diplomatie active du Président taïwanais Lee Teng-hui, ils
adoptent une série de mesures coercitives : tests de missiles et simulation à grande échelle d’un
débarquement amphibie à Taïwan. A Washington, ces manœuvres sont considérées comme une
mise à l’épreuve de la crédibilité stratégique des Etats-Unis en Asie-Pacifique, lesquels se
prétendent les garants de la stabilité régionale. L’Administration Clinton ordonne le déploiement
sur zone de deux groupes aéronavals pour dissuader la Chine de s'engager dans un processus
d'escalade des tensions. Cette « crise des missiles », qui crée un sentiment d’urgence en Chine,
catalysera l’effort global de modernisation militaire5. La décision officielle de construire des
porte-avions a également été prise à la suite de cet événement6.
La puissance navale chinoise doit aussi assurer la défense d'une ligne côtière longue de 18000
kilomètres et appuyer ses revendications territoriales en Mer de Chine orientale et méridionale.
La Chine revendique 80 % de la superficie totale de la mer de Chine méridionale, soit tout
l’archipel des Paracels qu’elle occupe depuis 1974, et celui des Spratleys. Bien que Beijing
continue de promouvoir une coopération économique avec des pays comme les Philippines et le
Vietnam, l’exploitation des ressources énergétiques et halieutiques de la zone suscite une
concurrence, sans concession majeure, entre chacun des protagonistes. Depuis 2007, la Chine
applique une politique de fermeté dans cette zone en recourant à plusieurs tactiques : fréquence
croissante des patrouilles maritimes; regroupement des Paracels et des Spratleys dans une unité
administrative, « Sansha », rattachée à la province du Hainan; notification d’une interdiction de
pêche à ses voisins; construction d’une piste d’atterrissage longue de 3000 mètres sur le Fiery
4 ERICKSON Andrew S., « Rising tide, dispersing waves : opportunities and challenges for chinese seapower development », The Journal of Strategic Studies, vol. 37, n° 3, 2014, p. 10-14. 5 DUCHÂTEL Mathieu, « Marine de Pékin et (fantasme de) menace sur la sécurité », Outre-Terre, n° 25-26, 2010, p. 203. 6 LIN Ting-Sheng, op. cit., p. 69.
5
Cross Reef. Ce durcissement découle à l’évidence de l’écart grandissant entre la puissance de la
marine chinoise et celle de ses rivaux dans cette zone7.
La tension en mer de Chine orientale, entre Beijing et Tokyo, se concentre sur deux litiges
principaux : la souveraineté sur les îles Senkaku / Diaoyutai et la délimitation d'une zone
économique exclusive (ZEE) pour chacun des deux pays. La question des îles Senkaku /
Diaoyutai est éminemment politique dans la mesure où le droit international n’y apporte pas de
réponse claire et parce que le dénouement d'une saisine de la cour de justice internationale serait
incertain8. En ce qui concerne la délimitation de la ZEE, il s’agit de l’exploitation par les deux
pays de la mer de Chine orientale. En juin 2004, un conflit ouvert survient après que le
gouvernement japonais eut décidé d’autoriser une compagnie gazière à prospecter à l’extrémité
de sa ZEE dans le gisement « Shirakaba / Chunxiao », situé au large d’Okinawa. Cette décision
constituait une mesure de représailles contre la construction d’une plate-forme gazière par une
société chinoise de l’autre côté d’une ligne médiane que Tokyo ne reconnaît pas. En février 2007,
les deux gouvernements décident de reprendre les négociations pour résoudre ce litige et en juin
2008, un accord de principe est conclu9. Cependant, l’entente sur l’exploitation commune ne règle
pas le problème de la délimitation de la ZEE et le statut des îles Senkaku / Diaoyutai est toujours
en suspens.
A l’instar du Japon et de la Corée du Sud, la Chine – dont l’économie est désormais intégrée dans
le système international – se trouve de plus en plus dépendante du transport maritime.
Concrètement, la majeure partie des ressources nécessaires à l'activité domestique de ces trois
pays transite par la voie maritime. Garantir la sécurité de leur transport est donc de première
importance pour les pays de l'Asie de l'Est. L’accès à ces ressources constitue la condition sine
qua non au maintien de leur économie. Les exportations circulant majoritairement par le transport
maritime, celui-ci représente un facteur de risque important pour la Chine, le Japon et la Corée du
Sud. Les trois pays sont en effet orientés vers les exportations et les chiffres sont impressionnants.
Le ratio du commerce international de marchandises par rapport au PIB pour 2015 donne une
idée de l'importance première du transport maritime de marchandises pour les trois pays. Quand
celui des Etats-Unis s'élevait à 28 %, celui du Japon était de 37 %, celui de la Chine de 41 % et
7 DUCHÂTEL Mathieu, op. cit., p. 204-205; ROY Dominique, « La modernisation navale chinoise : défense active, ambitions nouvelles et réalisme stratégiques », CERIUM, Cahiers, n° 8, 2016, p. 17-18. 8 DUCHÂTEL Mathieu, op. cit., p. 205. 9 CABESTAN Jean-Pierre, La politique internationale de la Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 274-276.
6
celui de la Corée du Sud de 85 %10. Aucun de ces pays ne peut donc permettre que le trafic
maritime soit perturbé tout au long de la route maritime.
Ce sont donc les raisons économiques que nous venons d'évoquer qui poussent la Chine, la Corée
du Sud et le Japon à agir dans le but d'assurer la sécurité de leurs intérêts. Les initiatives de la
Chine traduisent le mieux cette ambition, comme en témoigne la mise en place, en 2006, de la
stratégie dite du « collier de perles ». Elle consiste à construire, tout au long de la route maritime,
des bases militaires et des ports commerciaux, pouvant accueillir des navires militaires, et d'autres
infrastructures. Grâce à ces installations dans de nombreux pays, la Chine se donne les moyens
d'intervenir rapidement11.
Au Japon, une révision de la problématique a été effectuée dans le but de repenser la route
maritime. Il ne s'agit plus de parler de « route » mais bien de « zone ». De même, et contrairement
à la Chine qui tente de protéger l'ensemble de la route maritime, le Japon préfère se concentrer
sur une zone centrale englobant Tokyo, Guam et Taïwan. Ce triangle circonscrit un territoire
maritime clé pour les intérêts du Japon, au centre duquel se trouvent les îles Senkaku /
Diaoyutai12. Pour terminer, la Corée du Sud est une puissance maritime dont les capacités d'action
restent moins développées que celles de ses voisins. Le peu d'espace contrôlé par le pays au Sud,
avec des territoires entrecoupés par ceux de ses voisins, limite les projections possibles. La Corée
du Sud a néanmoins pour objectif de protéger son espace maritime et la route maritime. Sur ce
dernier point, son statut est particulier puisqu'elle ne vit pas de situation de tension sécuritaire
plus au Sud. Ainsi, il s’agit principalement pour la Corée du Sud de préserver le caractère
stratégique de son commerce maritime, en évitant que celui-ci soit impacté par les conflits
existant en Mer de Chine orientale. A l'inverse, Séoul, qui continue d'être prioritairement
concernée par les tensions au Nord, se concentre depuis 2012 sur la protection de la ligne de
démarcation septentrionale13.
La stratégie des « nouvelles routes de la soie »
L’idée souvent associée à la Chine, et par extension aux actions qu’elle entreprend, est celle du
gigantisme. Le projet que les autorités chinoises appellent de leurs vœux les « nouvelles routes de
10 THE WORLD BANK, URL : http://data.worldbank.org/indicator/NE.TRD.GNFS.ZS (consulté le 1 septembre 2016). 11 PEHRSON Christopher J., String of pearls : meeting the challenge of China’s rising power across the asian littoral, Carlisle, PA, Strategic Studies Institute, US Army War College, 2006; HOLMES James R. et YOSHIHARA Toshi, « China’s naval ambition in the Indian ocean », The Journal of Strategic Studies, vol. 31, n° 3, 2008, p. 367-394. 12 PATALANO Alessio, « Japan as a seapower : strategy, doctrine, and capabilities under three Defense reviews, 1995-2010 », The Journal of Strategic Studies, vol. 37, n° 3, 2014, p. 403-441. 13 BOWERS Ian, « The Republic of Korea and its navy : perceptions of security and the utility of seapower », The Journal of Strategic Studies, vol. 37, n° 3, 2014, p. 442-464.
7
la soie » ne déroge pas à la règle. Lancée en 2013, cette initiative reprend le tracé de la plus
ancienne route commerciale du monde, qui reliait le monde chinois au monde arabo-musulman.
Pékin envisage donc de réhabiliter les liens de coopération établis à l’ère impériale. On pouvait
déjà deviner les premières esquisses de ce projet de civilisation lorsque avait été formulé pour la
première fois le leitmotiv du « rêve chinois » (zhongguo men).
Les « nouvelles routes de la soie » (correspondant en anglais à la formule « One belt, one road »
ou l’OBOR, et en chinois mandarin, « yidai yilu ») se déclinent en deux volets distincts : la
ceinture économique et la route maritime du 21e siècle. La « ceinture » terrestre traverse l'Asie
centrale, le Nord de l'Iran, puis traverse la Bulgarie, la Roumanie et l'Ukraine pour enfin relier
Moscou à Duisbourg en Allemagne. La route maritime, elle, traverse la Mer de Chine jusqu'en
Indonésie, puis remonte en direction de la Birmanie, contourne la corne de l'Afrique pour enfin
franchir le canal de Suez, porte d'entrée en Méditerranée. Ce réseau compte 27 villes-étapes et
désigne, pour certains observateurs chinois, le prélude d’une ère eurasiatique14.
Le projet OBOR correspond à une stratégie multi-vectorielle car elle recouvre six dimensions de
coopération : la communication des politiques, la compatibilité des infrastructures, le libre-
échange, la coopération en matière de capacité productive, la coopération financière et enfin ce
qui a trait aux échanges culturels. L’Etat va financer les routes et les infrastructures par
l’intermédiaire du Fonds des routes de la soie (40 milliards de dollars), alimenté par des fonds
souverains chinois, la Banque de développement de Chine et la Banque chinoise d’import-export.
L’OBOR fonctionne en tandem avec la Banque asiatique d’investissements en infrastructures
(BAII), lancée en 2015 et qui réunit actuellement 57 pays dont certains membres du G20. En
mars 2017, le Canada, aux côtés de 12 autres pays, s’est d’ailleurs porté candidat pour intégrer la
BAII, portant ainsi le nombre d’États membres à 7015. Cette banque multilatérale constitue le
cadre institutionnel de l’OBOR ainsi qu’un changement de paradigme dans la construction de la
politique internationale de la Chine. Celle-ci souhaite établir ses propres règles et plates-formes
façonnant un environnement international en adéquation avec ses intérêts, lui permettant ainsi
d’asseoir son leadership en Asie tout en accélérant l’intégration économique entre les pays du
14 CHONGYANG INSTITUTE FOR FINANCIAL STUDIES (éd.), The Eurasian era : blue book of silk road economic study 2014–2015, Beijing, China Economic Publishing House, 2014. 15 THE ASIAN INFRASTRUCTURE INVESTMENT BANK, URL : https://www.aiib.org/en/news-events/news/2017/20170323_001.html (consulté le 27 mars 2017)
8
Sud-Est16. Des conditions que la Chine ne rencontre pas actuellement au sein de la Banque
asiatique de développement (ADB) et du Fonds Monétaire International (FMI).
Ensuite, le projet de la ceinture économique couvre en réalité deux autres chantiers initiés par
Beijing : le couloir économique d’une part, reliant Kashgar (Xinjiang) au Pakistan et qui s’inscrit
dans le sillage de la route de Karakorum; et d’autre part, le corridor permettant aux villes
continentales de Chine d’être connectées à l’océan Indien via des routes et des voies ferrées qui
traversent le Myanmar et la Thaïlande. Ces infrastructures doivent permettre à la Chine d’assurer
l’approvisionnement du pétrole, en provenance d’Iran et d’Irak, directement par train plutôt que
par porte-containers.
Le projet des « nouvelles routes de la soie » se conçoit dans une double dualité : celle que l’on
vient de mentionner entre terre et mer, mais aussi – d’un point de vue plus pragmatique – entre
ambitions économiques et exigences de sécurité. En effet, les contraintes liées à la sécurité des
transports et les menaces islamistes dans certaines zones de non-gouvernance rendent
extrêmement complexe la traversée de l'Asie centrale. Bien que certains auteurs soulignent le
succès diplomatique de l’Organisation de Coopération de Shanghai17, il n’en demeure pas moins
que la lutte contre le terrorisme n’a pas encore été remportée dans cette région. Le retrait des
troupes de l’OTAN en Afghanistan en 2014 a laissé un « vide stratégique et militaire18 » que la
Chine devrait combler en déployant son influence dans cette zone qui constitue l’arrière-cour de
son ancien empire19.
La route maritime en partance de la province du Fujian et structurant le réseau commercial en
Asie du Sud-Est est également à risques, en proie au phénomène de piraterie. Au regard de la
menace que cela constitue pour les économies de la région, un cadre de coopération sécuritaire a
été mis en place depuis 2010, l’ASEAN Defense Ministers’ Meeting Plus. Les exercices bilatéraux
et multilatéraux avec les marines des pays de la région se sont intensifiés. Si en Mer de Chine les
tensions sont polarisées autour des litiges territoriaux entre la Chine et le Japon ainsi qu’avec le
Vietnam, des sources militaires relèvent la présence d’une fosse sous-marine située au large des
Philippines qui constituerait le véritable enjeu dans la région car elle permettrait aux sous-marins
16 WANG Da, « Yatouhang de zhongguo kaoliang yu shijie yiyi [AIIB : China’s considerations and global significance] », Northeast Asia Forum, n° 3, 2015, p. 48-64. 17 BEESON Mark et LI Fujian, China’s regional relations : evolving foreign policy dynamics, Boulder, CO, Lynne Rienner, 2014. 18 CHANG-LIAO Nien-Chung, « China’s new foreign policy under Xi Jinping », Asian Security, vol. 12, n° 2, 2016, p. 85. 19 CLARKE Michael, « China’s strategy in "Greater Central Asia" : is Afghanistan the missing link ? », Asian Affairs : An American Review, vol. 40, n° 1, 2013, p. 1-19; DHAKA Ambrish, « Factoring Central Asia into China’s Afghanistan policy », Journal of Eurasian Studies, vol. 5, n° 1, 2014, p. 97-106.
9
chinois de sortir de la zone en évitant d’être repérés.
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping marque une rupture avec la politique étrangère dite « des 28
caractères » promue par Deng Xiaoping et qui invitait la Chine à « faire profil bas » (taoguang
yanghui)20. A l’inverse, Xi insiste sur la nécessité d’accomplissement (fenfa youwei) grâce au
levier du multilatéralisme. Organisant de grands événements internationaux, la Chine se réfère
aujourd’hui à une diplomatie d’accueil (zhuchang waijiao) et à un discours centré sur une
nouvelle conception de la sécurité qui vise à appliquer aux problèmes de l’Asie des solutions
asiatiques21.
À travers notamment le projet des « nouvelles routes de la soie », la Chine présente la coopération
économique comme un rempart à l’instabilité sécuritaire dans le monde. C’est en ce sens qu’il
faut comprendre l’intervention de Xi Jinping au forum économique de Davos en janvier 2017, à
l’occasion duquel il s’est présenté comme le défenseur du libre-échange face à la tentation
protectionniste des États-Unis. Ce discours est historique car c’est la première fois qu’un chef
d’État chinois se rendait à ce forum international. La Chine tout comme l’ensemble des pays
d’Asie-Pacifique a besoin de la mondialisation pour soutenir son niveau de développement
économique et promouvoir ses intérêts à l’étranger. Il apparait donc essentiel de relier les
priorités géopolitiques de ces acteurs à leurs initiatives géoéconomiques. Ainsi, face à l’abandon
du Partenariat Transpacifique (Trans-Pacific Partnership : TPP) – qui était, pour l’Administration
Obama, une partie essentielle de la grande stratégie américaine en Asie –, les accords de libre-
échange intra-asiatiques tels que le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership
incluant les membres de l’ASEAN +6) représentent un enjeu de première importance.
Qu’il s’agisse du projet OBOR ou de la BAII, la stratégie de la Chine cherche à "reconfectionner"
l’environnement sécuritaire en Asie du Sud-Est et à proposer une alternative à l’hégémonie
américaine par la promotion de normes et de principes chinois afin que ceux-ci structurent
l’architecture du système international pour les prochaines décennies22. Toutefois, au-delà des
interrogations quant aux moyens de la Chine de réaliser son dessein, il n’est pas certain que les
pays asiatiques et européens perçoivent avec bienveillance l’appétit immodéré du dragon.
Rééquilibrage des Etats-Unis dans l’Asie-Pacifique
20 XU Jin et DU Zheyuan, « The dominant thinking sets in chinese foreign policy research : a criticism », The Chinese Journal of International Politics, vol. 8, n° 3, 2015, p. 254. 21 CHANG-LIAO Nien-Chung, op. cit., p. 87. 22 FERDINAND Peter, « Westward ho — the China dream and "one belt, one road" : chinese foreign policy under Xi Jinping », International Affairs, vol. 92, n° 4, 2016, p. 957.
10
Avant d’aborder les conséquences pour le Canada de la montée en puissance de la Chine, il faut
présenter les pratiques stratégiques des Etats-Unis dans la région. Depuis 1945, les Etats-Unis,
qui disposent toujours de la plus grande force navale au monde, sont le plus important joueur
dans les affaires de la sécurité régionale. Par conséquent, quelle que soit la nature de
l'engagement préconisé par Ottawa en Asie, la présence américaine reste une force dominante qui
conditionne la réflexion canadienne.
Le chef américain des opérations navales a déclaré que le rééquilibrage militaire en Asie-
Pacifique comprenait quatre composantes. La première concerne l’augmentation croissante des
forces militaires dans la région : chaque jour, environ 100 des 285 navires de la marine
américaine sont déployés sur le globe, dont une cinquantaine dans la région de l’Asie-Pacifique.
D’ici 2020, il est prévu d'augmenter ce nombre à 60. Simultanément, l’armée de l’air a amorcé
une transition vers des systèmes et des bombardiers sans équipage, des forces spatiales dans le
Pacifique, et effectué le premier déploiement de F-35 (Joint Strike Fighter) sur ce théâtre
d'opération. Le Corps des Marines a basé une force opérationnelle air-sol, composée d’environ
2500 Marines à Darwin, dans le nord de l’Australie, pendant que le Pentagone a conclu une
entente avec les Philippines pour permettre une rotation des forces d’opérations spéciales, des
avions de chasse ainsi que des navires par la Baie de Subic. Finalement, l’armée américaine
augmente par milliers le nombre de soldats envoyés pour prendre part à des exercices en Corée du
Sud (un bataillon additionnel), au Japon, en Nouvelle-Zélande, ainsi qu’en Australie23.
Le déplacement de localisation du port d’attache – de la côte Est de l’Atlantique vers la côte
Ouest du Pacifique – illustre le second vecteur du rééquilibrage militaire des Etats-Unis. En
agissant de la sorte, à l'horizon 2020, les Etats-Unis auront affecté 60 % de leurs forces en Asie-
Pacifique. Elles auront comme port d’attache la côte Ouest à San Diego et Hawaii. Le reste, 40 %,
sera réservé à la côte Est, avec Norfolk comme port d'attache. Auparavant, la répartition se faisait
de manière égale (50/50) entre les théâtres du Pacifique et de l’Atlantique. Six des 11 porte-
avions américains seront postés dans le Pacifique. Ils s'ajouteront aux croiseurs, destroyers,
navires de combat du littoral et sous-marins de la flotte américaine, dont la majorité croise déjà
sous ces latitudes24.
Les Etats-Unis développent aussi des nouvelles technologies et des plates-formes qui conviennent
spécifiquement au théâtre de l’Asie-Pacifique. Une attention particulière est portée à ce qui va
23 SLOAN Elinor, « America’s rebalance to the Asia-Pacific : the impact on Canada’s strategic thinking and maritime posture », International Journal, vol. 70, n° 2, 2015, p. 270-271. 24 SLOAN Elinor, op. cit. p. 271.
11
aider à développer la capacité de projection de puissance dans la région du Pacifique, incluant un
nouveau bombardier furtif à longue distance, dont la commande a été passée en 2015 et dont
l'entrée en service est prévue au milieu des années 2020. Le développement de plates-formes
furtives correspond à la fin d’une ère où les avions américains pouvaient voler sans encombre
dans le Pacifique et sans se soucier de la détection radar. D’autres plates-formes faciliteront la
mise en opération de navires près du littoral ennemi et de sous-marins d’attaque rapide. Le
déploiement de missiles intercepteurs défensifs afin de contrôler des systèmes de communications
contribue en outre à prendre l’ascendant dans la guerre cybernétique25.
Le dernier élément du rééquilibrage de l’engagement militaire a trait aux efforts pour consolider
les relations militaires avec les alliés actuels et encourager les nouveaux alliés en accroissant le
nombre d'exercices. Pour approfondir les relations, l'accent est mis sur le renforcement des
capacités, c’est-à-dire aider les alliés en Asie du Sud-Est à développer leur capacité militaire de se
défendre et de contribuer à la sécurité régionale. Le motif premier de ce rééquilibrage est la
réduction du financement. En effet, tandis que le budget de défense de la Chine augmente, aux
Etats-Unis, dans un contexte de post-récession et après avoir engagé des sommes astronomiques
en Afghanistan et en Irak, le budget diminue et désormais, l’objectif des Américains vise
principalement l’accroissement des moyens militaires chez ses alliés. Les Etats-Unis savent qu’ils
ne peuvent le faire seuls. En Asie du Nord-Est, où les armées sont déjà importantes et
développées, les Etats-Unis modernisent leurs alliances défensives pour mieux s’adapter aux
menaces contemporaines. Washington et Tokyo intensifient leur coopération sécuritaire,
notamment pour faire face à une attaque armée. Le Japon étend également ses partenariats avec la
Corée du Sud, en matière d’intelligence, de surveillance et de reconnaissance, à d’autres
domaines stratégiques : la sécurité maritime et spatiale, le cyberespace ou encore la défense
régionale contre les missiles balistiques. La stratégie du « pivot » vers l’Asie-Pacifique a conduit
les Américains à inclure de nouveaux pays dans leur engagement militaire, comme l’Indonésie et
l’Inde. Au cours des dernières années, les exercices « Rim of the Pacific » (RIMPAC), menés tous
les deux ans par les Etats-Unis depuis le début des années 1970, ont pris de l'ampleur par leur
échelle et par le nombre de pays participants. En 2014, les Etats-Unis invitèrent pour la première
fois la Chine à y participer26.
Conclusion : la position du Canada
25 Ibid. 26 SLOAN Elinor, op. cit. p. 271-272.
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La Marine Royale Canadienne (MRC) s’est réorientée vers le Pacifique depuis deux décennies.
La stratégie de rééquilibrage de la part des Etats-Unis a fortement contribué à une prise de
conscience chez les membres du gouvernement canadien de l’existence de divers intérêts dans la
région et de la nécessité de les protéger. De manière simultanée, les intérêts du Canada
s’amplifient dans cette région à mesure que les tensions augmentent. Dans cette situation de crise
où la marge d’erreur est faible – la moindre erreur de calcul pouvant entraîner une dangereuse
escalade – le Canada tente d’incarner le conciliateur ou le médiateur qui propose un scénario de
sortie de crise. A cette fin, Ottawa utilisera ses ressources limitées pour développer des relations
durables et consistantes, et engager un processus constant de développement de relations de
confiance avec les pays de la région27.
Des déclarations d’officiers hauts-gradés de la Défense reflètent cette position. En 2012, Walk
Natynczyk, chef du personnel de la Défense canadienne à l’époque, a déclaré que l’approche du
Canada envers l’Asie-Pacifique allait être durable, réciproque et modeste. L’année suivante, Peter
MacKay, ex-ministre de la Défense, parlait de développer une compréhension et une confiance
mutuelles entre le Canada et la Chine, parce que le risque d’une erreur de calcul dans la région
pourrait avoir de graves conséquences. MacKay mentionna spécifiquement le rôle de conciliateur
du Canada pour désamorcer les tensions. Les responsables de la Défense continuent de préconiser
une approche « modeste et durable » en Asie-Pacifique, conçue pour donner au Canada la
capacité de réduire les tensions, comme par exemple, dans le cas d'une confrontation de la Chine
avec un autre pays, qui comporterait un risque d'escalade de la crise. Selon un officier naval haut-
gradé, « le Canada aimerait être dans une position pour servir d’intermédiaire, et jouer un rôle
[constructif]28 ».
Le Canada se range-t-il du côté des Etats-Unis ou cherche-t-il à rester neutre ? Le pays souhaite-t-
il que sa contribution sur le plan sécuritaire se déploie uniquement dans les domaines non
traditionnels de sécurité tels que l’aide humanitaire et les secours en cas de catastrophe ? Bien que
membre observateur au sein de la structure du RIMPAC, le Canada n’a pas régulièrement
participé aux exercices militaires menés par les Etats-Unis, qu'il s'agisse de Cobra Gold, Cope
North Guam, et de Talisman Saber. Cette absence exacerbe la position ambiguë adoptée par le
Canada dans la compétition stratégique qui fait rage entre les Etats-Unis et la Chine dans l’Ouest
du Pacifique. Cela résulte des contraintes budgétaires d’Ottawa et de ses engagements militaires
27 Ibid., p. 276. 28 SLOAN Elinor op. cit. p. 277.
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dans d’autres régions, sans compter les phases d’approvisionnement actuelles de la Marine
Royale Canadienne29.
Si le Canada adopte une position proaméricaine claire, et plus affirmée que jamais dans la région
Asie-Pacifique, il lui faudra accroître significativement sa présence militaire en tant qu’allié des
Etats-Unis dans la région; le Canada passerait alors d’un déploiement avancé à une participation
permanente durant les exercices menés par l’armée américaine et ce, au-delà du RIMPAC. La
MRC constitue le principal moyen pour renforcer la crédibilité et l’implication militaire tangible
du Canada pour contribuer, en faveur des Etats-Unis, à l’équilibre des pouvoirs en Asie de l’Est.
Cette éventualité conduirait à stationner de manière permanente la flotte de la MRC au Japon ou
en Australie, de sorte qu’elle puisse opérer aisément et de concert avec la Septième flotte des
Etats-Unis. Autre possibilité, le Canada pourrait établir des partenariats moins ambitieux avec un
ou deux alliés des Etats-Unis dans la région30.
Les conséquences de cette position sont pourtant importantes. Etant donné la nature navale des
enjeux sécuritaires de cette région, le maintien d'une présence significative exigerait du
gouvernement canadien l'allocation de ressources disproportionnées à la MRC. En outre, cette
attitude proaméricaine entrerait en conflit avec la vocation d’Ottawa de jouer un rôle
d’intermédiaire impartial (honest broker). Le choix affirmé du Canada de se rallier complètement
aux intérêts américains dans la région risquerait de saper une fois pour toute la confiance de
Beijing. Il n'y aurait dès lors aucune place pour la médiation canadienne en Asie. Une question
naturelle qui se pose au Canada devant le rééquilibrage des Etats-Unis : est-ce qu’Ottawa connaît
clairement les enjeux sécuritaires et les intérêts respectifs des pays de la région ? Avant de
décider de s'engager dans le projet stratégique « américain », il serait peut-être plus prudent
d’enrichir nos connaissances sur la région.
29 KAWASAKI Tsuyoshi, « Where does Canada fit in the US-China strategic competition across the Pacific ? », International Journal, vol. 71, n° 2, 2016, p. 224-225. 30 Ibid., p. 228-229.