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EHESS La "fable mystique" et la modernité La Fable mystique, XVIe-XVIIe siècles by Michel de Certeau Review by: Françoise Champion Archives de sciences sociales des religions, 29e Année, No. 58.2 (Oct. - Dec., 1984), pp. 195-203 Published by: EHESS Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30125423 . Accessed: 11/06/2014 13:23 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . EHESS is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Archives de sciences sociales des religions. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.112 on Wed, 11 Jun 2014 13:23:14 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

La "fable mystique" et la modernité

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EHESS

La "fable mystique" et la modernitéLa Fable mystique, XVIe-XVIIe siècles by Michel de CerteauReview by: Françoise ChampionArchives de sciences sociales des religions, 29e Année, No. 58.2 (Oct. - Dec., 1984), pp. 195-203Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/30125423 .

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Arch. Sc. soc. des Rel., 1984, 58/2 (octobre-decembre), 195 - 202 Frangoise CHAMPION

LA ((FABLE MYSTIQUE) ET LA MODERNITE

A propos de:

Michel de CERTEAU, La Fable mystique. XVI- XVIi siecles, Paris, Gallimard, 1982.*

Dans la periode presente marquee par l'effritement de la plupart de nos as- surances quant aux valeurs et au sens de la modernite, la mystique telle que nous la donne a voir Michel de Certeau, apparait comme une figure privilegi~e pour accompagner le re-examen de cette modernite, pour comprendre de quels dechirements elle s'est engendree et qui, refoules, n'en ont pas moins continue de la travailler. C'est que, dans la mystique qui prend essor au XII siecle et s'epa- nouit aux XVIe et XVIIe siecles, la nouveaute s'inaugure, non par le reniement du systeme ancien, mais, au contraire, par le refus de sa dislocation. C'est en quelque sorte d'un travail de deuil qu'il s'agit, c'est-a-dire d'un travail de deta- chement et de restructuration -d'invention donc- qui s'effectue par et malgre le desir initial de refuser la perte. De cette equivoque resulte la position tout a fait singuliere de la mystique par rapport a d'autres entreprises concomittantes: d'une certaine maniere en connivence avec elles dans l'invention de la moder- nite, et, pourtant, tout a fait (autre . C'est pourquoi la mystique n'est que <fi- gure de passage f:

elle disparait a la fin du XVIIV siecle avec l'instauration d'une modernite assuree d'elle-mme.

Cette figure mystique ne represente-t-elle pas le refoule de la modernite ? M. de Certeau le suggere:

(( De cette science passante et contradictoire survit son fant6me qui, depuis, hante l'epistemologie occidentale (...) Refoule pendant les periodes sires de leur savoir, ce fant6me reapparait dans les breches des certitudes scientifiques, comme si, chaque fois, il revenait sur les lieux oui se repete la scene de sa naissance. II

* Cet ouvrage fait aussi l'objet de l'article precedent, voir supra: Daniel VIDAL, Figures de la mys- hique: Ie dit de Michel de Certeau, p. 187-94.

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evoque alors un au-dela des systemes verifiables ou falsifiables; une etrangete "interieure" qui se donne desormais pour representations les lointains de l'Orient, de l'Islam ou du Moyen-Age.) (p. 106).

Divers elements marquent d'emblee la mystique comme figure transitoire entre l'univers medieval et l'epoque moderne.

Par leur position sociale les mystiques sont des declasses. (p. 37-42). Ils proviennent souvent de categories defavorisees par les transformations sociales ou durement atteintes par les guerres, et de regions en recession. Ainsi en est-il des mystiques frangais issus d'une petite et moyenne aristocratie privee de " ser- vice social) ou diminuee par la devaluation des offices parlementaires. Ainsi de Jean de la Croix, issu d'une aristocratie ruinee. Quant a Therese d'Avila, non seulement elle appartient a une ( hidalguia ) sans charges ni biens, mais, de plus, elle provient d'une famille de ((nouveaux chretiens , c'est-a-dire de ces juifs convertis dont la position sociale reste des plus precaires.

Les mystiques sont dans une position institutionnelle marginale, contradic- toire, (sauvage . C'est la ofi la faillite du systeme chretien est la plus grande qu'ils veulent s'installer. Ainsi Ignace de Loyola desirera se retirer dans un or- dre corrompu, ce que Therese d'Avila parviendra a faire, comme si l'un et I'au- tre fuyaient les institutions procurant une identite ou un salut garanti. En outre, surtout au moment oii decline la <figure epistemologique qu'ils soutiennent, certains de ces mystiques se donnent:

( des temoins qui humilient leur competence, servantes, vacheres, villageois, etc. Ces personnages, reels ou fictifs, sont comme les pelerinages d'une "illumina- tion" autre. Tandis que les "erudits" constituent les il6ts scientifiques a partir desquels refaire une scene du monde, ces intellectuels convertis aux "barbares" attestent le desarroi de leur savoir devant le malheur qui atteint un systeme de re- ferences; ils avouent aussi peut-8tre une trahison des clercs.> (p. 43).

Leur protestation contre l'appropriation du savoir et du sens religieux par les clercs va de pair avec leur refus de la disparition de la parole au profit de l'ecriture -la ( figure mystique ) a d'ailleurs dure le temps de la professionalisa- tion des clercs et elle s'eteindra quand triomphera la culture ecrite. Les mysti- ques, a la difference des Reformes, ne pensent pas que c la Parole enseignant dans les. Ecritures) puisse encore &tre entendue. La mystique s'invente de la quite de ce qui ne parle pas ou plus, mais a doit parler >. Elle est ainsi double- ment deport~e du c6te de la Fable: du c6te de ce qui parle (( farin,: parler a), du c6te de ce qui est fiction. De cette position d'equilibre instable a maints egards, temoigne particulierement bien la double production mystique: le poeme et son commentaire en prose, le premier exempte de toute autorisation et le second soumis a l'approbation ecclesiale.

La mystique comme ( science propre)) s'elabore dans le mime temps que diverses autres entreprises par lesquelles se fait le monde moderne. Se consti- tuent alors des registres separes du savoir -les disciplines- et s'inventent la lin- guistique et les amethodes qui mettent en jeu un enchainement d'operations obeissant a des regles bien precises. Or, a la fin du XII siecle les premieres me- thodes d'oraison formulent egalement une serie de regles, et elles vont devenir le

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modele des ( bio- ou autobiographies, histoires-types classant des operations et des lieux en parcours de "progres" ou voyages spirituels, (p. 176) qui se deve- loppent peu apres. M. de Certeau attire egalement notre attention sur la conco- mittance de l'emergence des mouvements spirituels et de l'itat moderne, fonde sur une ((raison politique ,. Tout comme l'invention de l'itat dolt reconstruire un (<ordre divin defait , et devenu, <illisible a, les mouvements spirituels doivent fonder de nouveau lieux (((refuges)), retraites, monasteres) on ((entendre la Pa- role devenue inaudible,) (p. 211-12).

La coincidence sans doute la plus significative aux yeux de l'auteur puis- qu'il en fait un des ( quatre c6tesa qui cadrent son approche de la mystique (1), concerne l'apparition simultanee de celle-ci et d'une ( nouvelle erotique ) -inau- guree avec l'amour courtois- qui celebre le ((corps aimes. Avec la mystique c'est la scene religieuse elle-mime qui devient <scene amoureuse

,, la <<foi ,, se

transformant en <<erotiquea:

(((la mystique) raconte comment un corps "touche" par le desir et grave, blesse, ecrit par l'autre, remplace la parole revelatrice et enseignante)) (p. 13).

C'est dans un second volume que M. de Certeau se penchera sur la ques- tion des corps.

Toutes ces inventions s'enfantent d'un eboulement fondateur: <<la perte de l'Unique a. Parmi les chocs qui en resultent, trois marquent plus directement l'entreprise mystique: -le divorce entre les mots et les choses que M. de Certeau appelle aussi la <de- sontologisation a du langage:

( Alors que dans l'ontologie medievale tout traitement du langage etait en lui- meme une experience ou une manipulation du reel, il a desormais en face de lui ce qui se manifestait en lui: il est separe de ce reel qu'il vise, qu'il peint et qui lui fait face,, (p. 170).

- l'eclatement social et religieux, en particulier la coupure entre la bourgeoisie naissante des villes et les masses rurales, la separation de l'ancien et du nouveau monde, la division entre les Eglises r~formees et la reforme tridentine. Les divi- sions sont non seulement multiples mais aussi d'une profondeur jamais atteinte; elles deviennent des fractures irreparables. Du c6te religieux, la position domi- nante ne reussit plus a se faire reconnaitre comme seule legitime. La dissidence change de nature et le schisme se substitue a l'heresie: on n'a plus affaire a une heresie s'opposant a l'orthodoxie mais a des Lglises differentes -le pluralisme religieux s'impose; - 1' opacification de la societea qui resulte notamment du renforcement et de la clerification du corps ecclesial organises par le concile de Latran. La centralisa- tion administrative des pouvoirs ecclesiaux et la technicisation du savoir reli- gieux vont de pair avec un processus de differenciation sociale dont temoigne, par exemple, I'autonomisation d'un droit seculier.

(1) Les trois autres concernent les relations de la mystique avec: la theorie psychanalytique, I'histo- riographie, la (< fable,,.

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Parallelement, le champ religieux se reorganise en fonction de e l'opposition entre le visible et l'invisible et le corps politique de l'Eglise est de plus en plus distingue de son corps mystique. Progressivement ( mystique ) devient l'adjec- tif d'un secret)) (p. 127) et designe les experiences cachees (qui echappent t la connaissance immediate n (p. 132).

Pourquoi done M. de Certeau parle-t-il de la mystique des XVIe et XVIIe siecles comme d'une <figure epistemologique ? C'est qu'il ne s'agit pas de la mystique en general, au sens moderne, comme experience emotionnelle. Il ne s'agit pas non plus, comme dans le Moyen-Age finissant de qualifier des ( faits extraordinaires)) ou une orientation de la theologie. Lorsqu'au XVIe siecle, le mot ( mystique ) devient un substantif c'est pour designer une ( science propre a qui est d'abord un travail sur le langage.

Ce travail rejoint celui d'autres entreprises. L'< inventivite langagiere a mys- tique s'inscrit, en effet, en un vaste contexte de revolution dans la langue. Tandis que l'usage du latin se retrecit - celui-ci est devenu une langue e a la fois conser- vatrice et technicienne, instrument de scientificit ~ -, les parlers vulgaires se developpent et le bilinguisme se generalise, brisant une identite, mais favorisant les emprunts et les melanges (p. 159-62). A ces operations de ((translations lin- guistiques) s'ajoutent des ((transits et des traductions . On traduit les textes les plus divers, et, tout comme les mots, ces textes traduits circulent et 6chappent i l'institution universitaire et i l'interpretation magisterielle >. La communication s'opere par des <derives , des <adaptations , des ((passages . M. de Certeau parle de ( melting pot linguistique s, d'v ensemble en ebullition s, de s chantier oi ( tour i tour, on joue de l'equivoque et I'on revise des acceptions pour les pre- ciser ) (p. 162-65).

Avec la disparition de la langue stable et homogene qu'etait le latin c'est la " maniere s mime de parler qui vient ia manquer. Au XVIe siecle cette " maniere s -de parler, d'ecrire- est au centre des recherches des grammairiens et logi- ciens, soit qu'ils cherchent i fonder sur des usages la rationalite des langues vul- gaires, soit qu'ils veuillent identifier une <langue fondamentale ou ((univer- selle >. Quant aux juristes, historiens, chirurgiens, theologiens, ils cherchent tous it inventer une c maniere propre de parler qui constituera leur specialite en ( science ).

La linguistique de cette epoque est qualifice par M. de Certeau de linguis- tique des mots ): ayant isole les mots, elle s'interroge sur les ((types de traites (qu') ils peuvent passer entre eux n, et, pour pallier leur desontologisation, sur ( ce qui fait leur force ) (p. 173). Enfin, pour finir de brosser le paysage linguisti- que et intellectuel de la Renaissance il faut rappeler l'importance donnee aux methodes qui se donnent leurs propres regles, valorisent la vitesse et selection- nent selon le critere de l'utilisateur les situations qui lui servent de materiau (p. 177).

La mystique participe de toutes ces mutations. Elle les a mime parfois de- vancees car la tradition monastique a elabore une technologie mentale et peda- gogique affinee , fondee sur l'idee de progres, idee, on le sait, au fondement mime de la modernite.

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La mystique, tout comme les autres sciences qui s'inventent a ce moment-la, revendique une maniere propre de parler >. La specificite du discours mystique repose sur divers procedes dont les plus significatifs sont sans doute, I'oxymoron et le barbarisme. La pratique de l'oxymoron (par exemple, <<obscure clart~n, (cruel repos , <<briulure suave ) revele ce qui, pour les mystiques, accroit la force des mots: leur discorde. Dans ce procede la contradiction n'est pas, comme dans l'antithese, (tension insurmontable mais peut 8tre paradisiaque- ment assum6e, car les termes en presence ne sont pas vraiment des contraires:

*(l'oxymoron) melange les genres et il trouble les ordres (..) Dans un monde suppose tout entier 6crit et parle, lexicalisable done, il ouvre le vide d'un innom- mable, il pointe une absence de correspondance entre les mots et les choses,, (p. 198-99).

Quant au barbarisme il permet le surgissement d'une (inspiration ) et veut

((rendre croyable la presence troublante de la plus haute parole (...) chaque faute grammaticale designe un point miracule du corps de la langue; c'est un stig- mate (...) le barbarisme met en scene une erotique dans la langue.> (p. 202-3).

Ces procedes qui subvertissent le langage et lui font dire autre chose que ce qu'il disait n'inventent pas neanmoins une nouvelle langue. Ils sont travail sur la langue existante. La mystique, a la difference d'autres sciences, n'a pas cree un ((corps linguistique coherent . C'est la non seulement une des formes de sa spe- cificite mais aussi une des raisons de son effacement.

Au-dela de son travail sur les mots, M. de Certeau decouvre la signification profonde du discours mystique dans l'acte mime du ( dire). Ce ne sont pas les enonces qui y sont importants mais les interrogations qui y sont mises en scene: comment parler? a qui parler? qui parle?

Cette maniere de proceder mystique resulte du projet de surmonter l'6clatement general, et bien d'autres entreprises relevent de la mime visee. Dans l'ordre politique, comme en France par exemple, le corps du roi qui symbolise la nation qui ne saurait se diviser, est suppose ((triompher du temps et garantir l'organisation de la societe sur le modele de l'ordre astral

l. Dans l'ordre reli-

gieux se forment des microcosmes, reductions du macrocosme demembre ; ils sont hantes par deux images bibliques: c celle, mythique, du paradis perdu, et celle, eschatologique ou apocalyptique d'une Jerusalem a fonder . (p. 213). Dans l'ordre du savoir, c'est aussi bien le cas de disciplines comme l'astrologie qui fournit des lois universelles et ramene < la dispersion du visible a une organi- cite des astres et les hasards du sort a une stabilite du ciel a que de la cartogra- phie qui vise une ~totalisation par le regard)) (p. 213).

Mais la multiplicite mime de toutres les entreprises, plus ou moins directe- ment concurrentes, qui ambitionnent de re-creer un monde Un> designe la contradiction qui les travaille: elles doivent concilier la particularite du lieu qu'elles decoupent et leur projet d'universalite. Le discours mystique est confronte a une contradiction supplementaire: articuler le sujet individuel et l'absolu divin.

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C'est par la prise en compte de ces tensions que se construit la scene de l'enonciation mystique ).

Est tout d'abord pose un <(je veux) initial. Celui-ci introduit une coupure qui sert de prealable au discours et instaure un contrat avec les destinataires. La force de cet acte est nettement mise en relief par le rble du e volo a chez Eckhart et du (je) chez Surin. Ce avouloire constitue l'a-priori que le savoir ancien ne peut plus fournir et va permettre la constitution d'un nouveau type de savoir. On a affaire la, a une structure generale des disciplines scientifiques modernes a qui se fondent sur un ensemble de postulats et de definitions de depart. Mais t ce propos encore, la mystique se distingue de la modernite encore plus qu'elle y participe. Ses decisions epistemologiques sont, en effet, a la difference des ((autres sciences s, detachees de tout contenu . De plus, le volo mystique n'instaure pas, a la maniere du cogito cartesien un champ pour ( des proposi- tions claires et distinctes ,, vraies ou fausses. Au contraire, il introduit le men- songe comme consubstantiel au discours:

( tout enonce "ment" par rapport a ce qui se dit dans le dire. S'il y a entente entre interlocuteurs, elle ne porte done pas sur une verite admise, mais sur une ma- niere de faire ou de parler qui pratique le langage comme une interminable trom- perie de l'intention (p. 241).

A ce point precis un retournement s'opere. Le c volo qui, a observer les mots du discours mystique entrainait ( pouvoir ) et ( devoir n, actes qui indiquent une intervention deliberee -et qui done maximalisent l'instance du sujet)) (p. 231)- s'avere, en definitive, marquer l'exil a lui-mime du sujet spirituel:

((Celui-ci) se forme de ne rien vouloir et d'&tre seulement le repondant du pur signifiant "Dieu" ou "Yahve" dont le sigle depuis le Buisson ardent, est I'acte de brihler tous les signes: Je n'ai de nom que ce qui te fait partir.~ (p. 243).

Pour M. de Certeau done, quelle que soit, chez le mystique, l'importance de son experience personnelle, il ne contribue pas a l'individualisme moderne - et son (a priori de l'unite individuelle , ayant le <privilege de la conscience))- mais, au contraire, le conteste d'emblee.

Cette ambiguite radicale du sujet mystique structure l'ensemble de son dis- cours. On la retrouve lorsque le mystique cherche a fonder la place d'ou il parle et ea rendre croyable le lieu d'oti le texte parle >. Dans la topique de l'6noncia- tion mystique, construite a partir de diverses operations textuelles que M. de Certeau analyse minutieusement, le ((je >> si formidablement present, parle en fait pour un autre:

(Dans la position forte du texte, leje est une sorte de lapsus. Il se contente de representer ce qui parle, ou de se substituer a ce qui le fait parler (...).

Puisqu'il doit y avoir de la parole alors mime qu'elle devient inaudible, il (le mystique) substitue transitoirement son je locuteur a l'inaccessible divin Je ~. (p. 256-57).

Ce (je qui parle dans et a la place de l'Autres c'est par la fiction de l'&me comme chateau interieur que Therese d'Avila le met en scene. Tantit cristal et diamant, tantit chiteau, la figuration theresienne ((pose le principe de l'im- possible identite (p. 270). Ce chiteau-cristal, comme le montre l'echec des mul-

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MYSTIQUE ET MODERNITE

tiples tentatives qui ont voulu lui donner forme sur un plan, n'est pas representa- ble. II est ouverture d'un espace, ouverture de nouveaux possibles. Il n'est pas une image mais une fable-fiction, chargee d'instaurer et de fonder un commence- ment quand l'usure du temps a deteriore l'Eglise et les Ecritures. (p. 257-73).

Sur ce sujet egalement, M. de Certeau suggere une perspective compara- tive. En effet, les contemporains des mystiques ont, eux aussi, elabore <d'innom- brables "palais d'amour", "jardins", "retraites", "forteresses", "bulles"... pour repondre & la mime question sur le sujet ,. Mais lI encore, a c6te des similitu- des s'observent des differences essentielles qui font que ces fictions tendent de plus en plus a se refermer sur des certitudes. Par exemple, quand elles veulent dresser des cartes de ces lieux imaginaires. C'est encore plus le cas, quand, comme dans le mythe de Robinson Crusoe, devient dominante une problemati- que de l'appropriation par la production,,:

((C'est toujours du sujet qu'il s'agit, mais le sujet economique remplace le sujet mystique (...). La figure du je, toujours constructrice d'un roman biographi- que, s'est autonomisee de ce qui la constituait autre qu'elle-mime> (p. 273).

On l'aura saisi: ce n'est pas seulement comme d'une autre epoque que le discours mystique peut nous interpeller. C'est comme pratique qui a tente d'arti- culer ce qui, dans la foulee de la contestation des visees de maitrise et de trans- parence, fait violemment retour sur la scene contemporaine: une sensibilite exa- cerbee a la division, a l'alterite, a un invisible -de l'homme et de la societe- devine mais qui echappe. Parmi les ((sciences humaines,, la psychanalyse, en tant qu'elle s'est focalisee sur cet invisible -pour ce qui la concerne, du c6te du sujet individuel: l'inconscient- occupe une place a part. Dans son mouvement pour apprehender l'obscur, elle a ete amenee i subvertir la science et la logique dominantes -la relation sujet-objet (non separes), le statut de la verite...- et a creer des concepts et des modeles theoriques susceptibles d'approcher le fonc- tionnement de l'inconscient qui ignore notamment la contradiction, la tempora- lite.

On comprend aisement que M. de Certeau, captive par l'entreprise mysti- que en tant qu'elle se constitue de cela mime qui lui echappe, trouve en la psy- chanalyse un point d'appui precieux pour son etude. Mais, pour M. de Certeau, psychanalyse et mystique ne se trouvent pas simplement reliees par le travail d'interpretation: elles entretiennent un rapport d'affinite. Celui-ci tient en parti- culier a la similarite de leur situation historique: toutes les deux minent du de- dans le monde dans lequel elles se developpent. Ii tient aussi a ce que pour l'une et I'autre les representations sont ((produites par les affects et par les "ruses" qui montrent les quiproquos d'un cache et d'un montre >. M. de Certeau souligne en- core et tres fortement le privilege donne de part et d'autre a une <problematique de l'enonciation (1' "oraison" ou le "transfert") qui fait que leur discours "echap- pe" a la logique des enonces n, celle de la science (p. 16-18). Pour M. de Certeau rien dans la psychanalyse ne releve de l'imaginaire scientifique. Certes, elle est nee dans le champ scientifique mais n'en procede aucunement car elle en dete riore tous les postulats e. Dans un autre texte (1) il s'exprime encore plus nette-

(1) Le Roman psychanalytique et son institution n, Rene Major (ed.), Geopsychanalyse, Journees ((Confrontation) de fevrier 1981, p. 129-45.

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ment: Freud ~s'exile de la science, ((trahit la norme scientifique . En ren- voyant du c6te des traites pedagogiques ou des dictees dogmatiques la me- tapsychologie freudienne, il peut mime dire que Freud se ( convertit au genre lit- teraire . M. de Certeau gomme egalement de la psychanalyse son projet de transformation du sujet vers un ((mieux n, qui l'apparente notamment, quelles que soient par ailleurs les differences, a la pedagogie, et marque son apparte- nance a l'imaginaire moderne de formation et de transformation des individus.

Mais pourquoi done insister ici sur le statut que M. de Certeau donne a la psychanalyse? C'est qu'il revele ce qui sous-tend la confrontation mystique- modernite au travers de La Fable mystique. S'y manifeste, tout d'abord, le ca- ractere categorique des positions de l'auteur devant le monde moderne. Deja, quand M. de Certeau brossait, aux fins d'une comparaison avec la mystique, le tableau de la modernite, celui-ci n'etait guere contraste. Le monde moderne s'y reduisait au systeme bourgeois i,

au ((productivisme n, au a developpement de l'appareil etatique n, a l's individualisme qui postulait des ( atomes conscients et autonomes . Mais on pouvait penser qu'il s'agissait la d'une systematisation ideal-typique, destinee a marquer sommairement I'ecart entre la mystique et les courants dominants du monde moderne, sans exclure pour autant ce qu'il pou- vait y avoir de contradictoire ou ambigu dans la modernite. Or, manifestement, celle-ci n'a pas pour M. de Certeau le privilege d'&tre equivoque, et ne connait pas l'auto-contestation. La maniere dont l'auteur refuse que la psychanalyse soit redevable, d'une quelconque maniere, de cette modernite le montre a l'evidence. Pour M. de Certeau, la science moderne se laisse entierement saisir par son ob- jet et ses ( langues ) bien definis, par ses procedures strictement reglees pour pro- duire des enonces clairs et distincts, vrais ou faux.

De plus, avec la psychanalyse posee comme ((roman ) ou ((fiction theori- que s, alors mime que le discours mystique des XVIe et XVIie siecles n'est pas vu comme simple parole d'un sujet mais comme ((figure epistemologique n, il apparait entre les deux discours une identite de nature. La maniere de proce- der)) de M. de Certeau qui consiste en passages, echanges de l'un a l'autre peut alors apparaitre legitime. M. de Certeau fait parler le mystique avec les mots de l'analyste et il nous rend plus sensible le discours analytique (lacanien), en lui substituant la beaute et la force du discours mystique. Il arrive souvent qu'on ne sache de qui sont les mots. Dans ces conditions, non seulement l'affinite entre les deux discours devient saisissante, mais, de plus, la mystique apparait, sinon comme origine, du moins comme inspiratrice souterraine de la psychanalyse. Plus generalement, pour M. de Certeau, elle est I'inspiratrice de cet esprit de ( re- partir sans cesse ) qui fonde le travail analytique, mais, qui se retrouve aussi ail- leurs -surtout dans la poesie-, comme si, nous dit-il, certaines experiences contemporaines avaient garde de la mystique, non pas le contenua mais la ( forme ) (p. 411). Par son style d'une grande seduction, et par son recours au genre litteraire M. de Certeau nous fait sentir le mouvement de cette quite qui mene toujours ailleurs. A ce mouvement qui, a la fois, I'enivre et l'amarre, il donne une valeur absolue. II est evident que pour lui la mystique n'est pas sim- plement (figure ) susceptible d'accompagner le re-examen de la modernite mais qu'elle est l'inspiratrice du meilleur de notre monde actuel. C'est 1a un chemin sur lequel nous ne le suivrons pas. En effet, si le rapprochement qu'il opere entre mystique et psychanalyse est eclairant, il ne saurait, neanmoins, faire oublier,

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Page 10: La "fable mystique" et la modernité

MYSTIQUE ET MODERNITf

ni l'inexistence de marques tangibles d'une filiation, ni l'h~trogeneite des prati- ques sociales dont procedent leurs deux discours et qui donnent a l'un et i l'au- tre des sens tres differents. En outre, peut-on vraiment soutenir que les inven- tions de la modernite ne visent qu'a conjurer ou denier l'incertitude partout ad- venue a la fin du Moyen-Age ? L'imaginaire moderne ne se caracterise-t-il pas, aussi, par une interrogation sans limites et sans cesse relance ?

Frangoise CHAMPION Groupe de Sociologie des Religions

C.N.R.S.

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