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La fabrique du droit français

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Professeur Antoine LECA

LA FABRIQUE DUDROIT FRANÇAIS :

Naissance, précellenceet décadence d’un système juridique

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Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L.122-5, 2° et 3° a) d'une part que les "copies ou reproductions strictement réservées àl'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective" et, d'autre part,que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, "toutereprésentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement del'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite" (art. L 122-4).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants duCode de la propriété intellectuelle.

LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉPRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLE - 2007

3, AVENUE ROBERT SCHUMAN - 13628 AIX-EN-PROVENCE CEDEX

Page 5: La fabrique du droit français

Antoine LECAProfesseur à la Faculté de Droit

et de Science Politique d'Aix-Marseille

([email protected])

LA FABRIQUE DU DROITFRANÇAIS

Naissance, précellence et décadence d’un système juridique

LIBRAIRIE DE L'UNIVERSITÉ12, rue Nazareth

13100 Aix-en-Provence

PRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLEFaculté de Droit et de Science Politique

3, avenue Robert Schuman13628 Aix-en-Provence Cédex 1

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DU MÊME AUTEUR

- Lecture critique d'Alexis de Tocqueville, Collection d'Histoire des IdéesPolitiques, P.U.A.M., Aix, 1988 (Premier prix de Thèse d'Histoire de laFaculté de Droit et de Science Politique, Prix Peiresc de l'Académied'Aix-en-Provence)

- Les principes de la Révolution dans les droits civil et criminel, in : "Lesprincipes de 1789", ouvrage collectif, Collection d'Histoire des IdéesPolitiques, P.U.A.M., Aix 1989 (traductions italiennes : ArnaldoLombardi, Syracuse-Milan, 1990 et EURED, Milan, 1991).

- L'esprit du droit corse à travers le plus ancien code insulaire, La Marge,Ajaccio, 1990 (ouvrage couronné par l'Assemblée de Corse).

- La "Franco-Gallia" de François Hotman, édition critique (introduction,notes et index) du manuscrit de 1574 - Collection d'Histoire des IdéesPolitiques, P.U.A.M., Aix 1991

- L'Europe entre deux tempéraments politiques, idéal d'unité et particu-larismes régionaux, ouvrage collectif co-dirigé et préfacé (avec M.Ganzin), Collection d'Histoire des Idées Politiques, P.U.A.M., Aix 1994.

- Institutions publiques françaises (avant 1789), Librairie de l'Université-P.U.A.M., Aix, 2° édition 1996.

- Histoire des Idées Politiques (des origines au XX° siècle), Ellipses,collection Université/Droit, Paris, 1997.

- La république européenne, vol. 1: L'unité perdue (476-1806), Librairiede l'Université-P.U.A.M., Aix, 2000.

- La genèse du droit, Librairie de l'Université - P.U.A.M., Aix, 3°édition,2002.

- Introduction historique au droit, (avec B. Durand et C. Chêne) éd.Montchrestien, collection Pages d'Amphi, Paris, 2004.

- Droit de la médecine libérale, Librairie de l'Université, Aix, 2005.

- Le droit médical en Nouvelle-Calédonie, ouvrage collectif, C.D.P.N.C.,Collection Université, Nouméa, 2005.

- Droit pharmaceutique, P.U.A.M., Aix, 3° éd., 2006.

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OUVRAGES PARUSDANS LA MÊME COLLECTION

Christian ATTIAS- Précis élémentaire de contentieux contractuel – 3ème éd. 2006

Jean DEBEAURAIN,- Théorie et pratique des institutions juridictionnelles – 5ème éd. 2006

Alexis BUGADA- Politiques de santé dans l’entreprise.- Le chef d’entreprise face à l’obligation de sécurité, 2006

Raphaël DRAÏ- Grands problèmes politiques contemporains, 2000- Science administrative. Éthique et gouvernance, 2002

Richard GHEVONTIAN,- Droit des relations internationales - 3° éd. 2000

Antoine LECA,- Institutions publiques françaises (avant 1789) 2° éd. 1996 (épuisé)- La république européenne, (vol. 1)

Introduction à l’histoire des institutions publiques et des droitscommuns d’Europe – I – L’unité perdue (476-1806), 2000

- Droit de la médecine libérale - 2005.

Jean-Yves NAUDET,- Économie politique – Grands problèmes économiques- Les acteurs de lavie économique, 5ème éd. 2004

Gilles TAORMINA- Introduction à l’étude du droit, 2005- Théorie et pratique du Droit de la consommation, 2004

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A mon ami, le Professeur François Burdeau (1939-2006).

« La vie signifie ce qu’elle a toujours signifié. Ellereste ce qu’elle a toujours été. Le fil n’est pas coupé ».

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"Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura un hommepossédant la connaissance…de toutes les choses dont je parle à

présent. Même si par hasard il se trouvait qu’il dît l’exactevérité, lui-même ne saurait en prendre conscience : car tout

n’est qu’opinion"

Xénophane de Colophon (VI° siècle av. J.-C.)

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AVANT-PROPOS

L’intitulé de ce livre est susceptible « d’interpeller » lelecteur et appelle certainement deux précisions.

1 - Pourquoi une nouvelle histoire du droit français ? - Ilest d’abord permis de s’interroger sur l’utilité d’un nouvelouvrage en histoire du droit, alors que les livres existantaujourd’hui en la matière n’ont jamais été aussi nombreux.

La raison est simple : l’auteur a voulu présenter quelquechose de différent. Et de neuf. Tant il est vrai que, pourreprendre une formule bien connue, celui "qui suit un autre, il nesait rien, il ne trouve rien, voire il ne cherche rien" (1).

Le but de cette oeuvre n’est pas de décrire l'évolutionpassée du droit et, en particulier l’histoire des institutions del’époque franque à la Révolution, même si, après discussionavec l’éditeur, il a dû opérer une longue mise au pointdescriptive destinée aux étudiants de premier année de droit,dans le cadre d’un enseignement désormais semestriel. Il va sansdire que ce refus n’implique pour l’auteur aucune critique àl’égard des historiens l’ayant précédé, qui ont livrés des écritsremarquables et d’une documentation sans faille. Au demeurant,on ne cherchera pas à dissimuler une seule seconde qu’on leur afait ici des emprunts larges et fréquents. Enfin, antérieurement àla réforme de 1997, l’auteur a lui-même publié un manuel quis’inscrit dans cette tradition universitaire (2) tout à fait respec-table.

Mais autre est l’objectif de ce volume : il n’est pas nonplus de chercher à comprendre les racines du "droit positif" enprenant appui sur une vision rétrospective (3).

Le postulat de départ est ici que l’actuel point d’arrivéeimporte assez peu, car celui-ci ne mérite pas un tel honneur.Notre droit en effet ne reflète plus les lignes pures de ce que (1) Montaigne, "Essais", LI, 26. (2) A. Leca, "Institutions publiques françaises (avant 1789)", PUAM, 2°éd., Aix,1996. (3) Voir dans ce sens : A. Leca, "La genèse du droit", PUAM, 1°éd., Aix, 1998(3°éd., Aix 2002).

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devrait être le Droit : sinon des règles absolument fixes, commeune étoile dans le ciel (4), du moins des normes stables, généraleset permanentes encadrant de manière raisonnable et cohérente lavie en société. Il faut s’y résoudre : Satanas transfigurat se inangelum lucis, Satan lui-même se déguise en ange de lumière.Notre société a déprécié la règle juridique. Il faut certes faire lapart du mouvement incessant propre à notre temps, qui induitdes changements permanents, encore amplifiés par le systèmepolitique démocratique. Mais il y a plus que cela : le droit estdevenu chez nous un simple procédé d’administration, voire unoutil politique, utilisé dans l’immédiat, destiné à résoudre uncertain nombre de questions pratiques de manière ponctuelle etstrictement provisoire, pour ne pas dire dans l’improvisation laplus totale. D’où la piètre qualité technique des textes et leurprolifération anarchique.

En premier lieu, jamais nos lois n’ont été aussi mal écrites,lorsqu’elles ne sont pas tout bonnement illisibles (5). En effet lelégislateur multiplie les bévues. Ainsi, le 17 décembre 1991, leParlement a abrogé par erreur les dispositions relatives auxcompétences des tribunaux de commerce, privant le fonction-nement de ceux-ci de toute base légale jusqu'à la loi du 15 mai2001 qui la leur a rétabli rétroactivement. Nombreux d’ailleurssont les textes qui génèrent la confusion : ainsi la loi du 3janvier 2003 a-t-elle suspendu des textes législatifs en vigueur,ressuscitant des dispositions abrogées et renvoyé à une légis-lation future, appelée à être pré-élaborée par les partenaires

(4) C’est la belle métaphore à laquelle recourt la décrétale Super specula (1219) duPape Honorius III : …velut splendor fulgeant firmamenti…qui, velut stellae, inperpetuas aeternitates mansuri... (…"comme brillant de la splendeur d'un fir-mament…comme une étoile pour des éternités sans fin" (Décrétales de Grégoire IX,livre.V, tit.5, chap.V). (5) On en donnera pour exemple, pris au hasard, la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002,rendue partiellement applicable à la Nouvelle-Calédonie par l’ordonnance nº 2003-166 du 27 février 2003. En son article 10 I, celle-ci transpose en ces termes le contenudes nouveaux articles L. 1110-1 à L. 1110-11 du code de la santé publique métro-politain : "Les dispositions suivantes du chapitre préliminaire du titre Ier du livre Ierde la présente partie sont applicables en Nouvelle-Calédonie :- la première phrase de l’article L. 1110-1 ;- les articles L. 1110-2 et L. 1110-3 ; - l’article L. 1110-4, à l’exception de la dernière phrase de l’alinéa 4 ;- les premier, troisième et quatrième alinéas de l’article L. 1110-5, à l’exception desmots : ni des dispositions du titre II du livre Ier de la présente partie du présentcode…etc…."

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Avant-propos 13

sociaux (6). Lors du "toilettage" du code de la propriété intellec-tuelle, inspiré par une intention louable, l’article L611-7 a perduune ligne concernant l’attribuabilité des inventions hors mission,plongeant les spécialistes dans l’incertitude (7). Les mots eux-mêmes sont parfois utilisés à rebours des conceptions juridiquesles plus élémentaires, tantôt par ignorance, tantôt par volontédélibérée de travestir la réalité. On croyait savoir que l'eu-thanasie désignait la mort donnée à autrui avec son consen-tement et dans le but d'abréger ses souffrances, mais la loi neparle-t-elle pas aujourd'hui "d'euthanasier" les animaux dange-reux (8)? On s'imaginait que la notion de thérapie renvoyait àl'idée de soins, mais dans deux avis du 5 mai 1997, le Comitéconsultatif national d'éthique pour les sciences de la vie(CCNE) a pu valablement se prononcer en faveur de "la cons-titution de collections d'organes d'embryons à des fins "théra-peutiques" (en fait : scientifiques) et l'IVG d'un foetus atteint demalformation est actuellement qualifiée de "thérapeutique"(alors qu'il faudrait dire : eugénique, terme politiquementincorrect depuis le sinistre engouement que les nazis ontéprouvé jadis pour ce procédé). On savait les mineurs et lesmajeurs sous tutelle "incapables" et ce mot a un sens privatif trèsprécis, aujourd’hui le CCNE explique qu’ils peuvent cependantêtre "compétents" (9) et le législateur invite à recueillir leurconsentement dans un certain nombre de cas, ce qui donne àpenser que les "incapables" sont …partiellement capables. Pourrester dans le domaine du droit de la santé, il est pénible pour unprofesseur de droit médical d’expliquer à ses étudiants, no-tamment à de futurs médecins, que, quoiqu’il fasse un profes-sionnel de santé peut se voir reprocher son attitude (10) et que les

(6) L. n° 2003-6 du 3 janvier 2003 portant relance de la négociation collective enmatière de licenciements économiques (cf N. Molfessis, "La loi suspendue", D. 2003,n°3). (7) C. Blaizot-Hazard, "Droit de la recherche scientifique", P.U.F., Thémis, 2003,p. 131. (8) Loi n° 99-5 du 6 janvier 1999 (JO 6 janvier 1999). (9) Avis n° 58 du 12 juin 1998 du CCNE "Consentement éclairé et information despersonnes qui se prêtent à des actes de soin ou de recherche". (10) Dans certains cas, le professionnel de santé est autorisé à révéler des faitsnormalement couverts par le secret médical, mais il n’en a pas l’obligation, sonattitude étant librement décidée en conscience. Ce qui signifie que, quelle que soit ladécision prise à cet égard, un médecin ne devrait plus être théoriquement en situationd’avoir commis une faute. Mais ce n’est pas le cas en ce qui concerne les

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mêmes faits pourront être jugés diversement par deux tribunauxdifférents (11) ou par la même instance dans deux dossiersdistincts étonnamment proches (12) du fait de "l’appréciationsouveraine des juges du fond" et au motif que "nul ne peut seprévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée" (

13) ? On seconsolera peut-être en songeant que, d’une certaine manière, le"droit positif" n’existe pas. En effet, avant que d’être, le droit envigueur en un temps T s'enfuit déjà. C’est aujourd’hui une ligned’horizon qui se dérobe chaque fois qu’on se rapproche d’ellepour la saisir. Car la fréquence et l’ampleur avec laquelle lesnormes juridiques changent aujourd’hui ne permettent plus àune intelligence humaine de les appréhender.

En second lieu en effet, la production de règles est tellequ’on a pu parler de "diarrhée" normative. A peine les nouveauxtextes sont-ils édictés que déjà ils sont en train de changer. Entremai et décembre 2006, le droit de la recherche biomédicale a étémodifié à dix-huit reprises (14). Lors de la codification du codecivil de 1804, les juristes gouvernementaux avaient introduit une

maltraitances (voir par ex. Cass. crim., 8 octobre 1997, Bull. criminel 1997 n° 329p. 1079 ). La raison est simple : aucune règle de droit ne permet de trancher le conflitqui existe entre l’exigence de secret et l’obligation d’assistance à personne en péril(ou celle d’informer les autorités de police). Quoiqu’il fasse un professionnel de santéayant constaté ce qui peut être une maltraitance s’expose toujours au danger d’unepoursuite. De même un médecin qui se serait abstenu de soigner un malade rejetantclairement son concours, conformément à la loi du 4 mars 2002 sur le refus de soins,court inéluctablement le risque de voir une procédure engagée contre lui pourmanquement à l’obligation de secours, déontologiquement et pénalement sanctionnée. (11) Force est de constater que des médecins peuvent être condamnés pour des fautesque l’on pourrait considérer comme minimes (CA Reims, 28 mars 2001, Juris-Data n°2001-151104), tandis que d’autres, dont le comportement s’est avéré manifestementinapproprié, font l’objet de la clémence des magistrats (Cass. crim., 18 juin 2003, n°02-85-1999, Juris-Data n° 2003-019617) . (12) Le 9 novembre 2004, la première chambre civile de la Cour de cassation a jugéqu’une sage-femme salariée d’une clinique, qui agissait sans excéder les limites de lamission qui lui était impartie par l’établissement de santé, n’engageait pas saresponsabilité à l’égard du patient (n° 01-17168), mais le même jour, la mêmechambre, constatant un concours de fautes multiples, a condamné in solidum uneéquipe médicale, au sein de laquelle on comptait une sage-femme salariée d’uneclinique s’étant comportée sans excéder les limites de la mission qui lui était assignée(n° 01-16739). (13) Cass. 1° civ., 9 octobre 2001, n° 0014564, D. 2001.3470, relativement à unmédecin condamné pour un comportement remontant à 1975 qui était alors licite. (14) Trois arrêtés du 19 mai, trois arrêtés du 24 mai, un arrêté du 24 août et deuxarrêtés du 4 septembre, un arrêté du 11, un arrêté du 15 du même mois, deux arrêtésdu 23 octobre, trois du 13 novembre 2006, un du 23 novembre et un du 15 décembre (RGDM, Chr. Droit pharmaceutique, n°20, 21 et 22).

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numérotation continue des articles de 1 à 2281. En 2000, leurssuccesseurs, confrontés au droit de la santé publique, ima-ginèrent d'anticiper sur l'inflation existant en la matière, enadoptant d’emblée une numérotation à quatre chiffres et unexposant (ex. art. L1142-1). Las, dès 2003, le système volait enéclat pour passer à deux exposants (ex. art. L1421-3-1), quicréent un obstacle supplémentaire à la consultation de l'ouvrage.Même un spécialiste, surveillant un pan disciplinaire bien précis,peut aujourd'hui s'y perdre. Un exemple frappant, déjà ancien,est celui d'une loi interprétative à effet rétroactif, ignorée par laCour de Cassation elle-même ! (15). Heureusement, il y a l'outilinformatique. Mais, hélas, lui-même peut faillir. Ainsi au débutde l'année 2001, le dernier alinéa d'un article du Code civil,vieux de 63 ans, a été "oublié" sur le site legifrance.gouv.fr (16).

Pourtant il n’existe rien de plus complet que ce site gouverne-mental qui contient soixante-et-un codes, renouvelés chaquejour.

Dans ces conditions, l’important n’est pas de savoir oùl’on est momentanément, mais où l’on va inexorablement.L’objectif de ce volume est de tenter d’y répondre en établissantles liens nécessaires entre le présent et le passé (17), livrer unaperçu d’ensemble des métamorphoses du droit français pourcomprendre le sens de l’évolution générale, ouvrir des pistesprospectives et susciter le débat.

En effet, l’histoire du droit doit sortir du calme descimetières pour apporter sa contribution à la vie tumultueuse,présente et future de la société.

La thèse que sous-tend ce livre est que le droit français estune notion non pas juridique mais politique (18). Fruit d’unegestation longue et incertaine, à l’instar du royaume capétien etde la Nation française, qui en est sorti, ses débuts ont étémodestes. Puis il a fini par acquérir une remarquable cohérence

(15) F. Terré, "Le rôle actuel de la maxime 'nul n'est censé ignorer la loi'", "Études dedroit contemporain", XXX, 1966, p. 95. (16) H. Groutel, "Perdu sur le Web", dans "Responsabilité civile et assurances",éditions du Juris-classeur, janvier 2001, p. 3. Il s'agit du dernier alinéa de l'article1384, introduit par la loi du 5 avril 1937, exigeant la preuve d'une faute pour mettreen jeu la responsabilité d'un instituteur. (17) P. Ourliac, "L’objet de l’histoire des institutions", dans "Etudes de droit etd’histoire", t.2, Paris, Picard, 1980, p. 129.. (18) L’observation pourrait être étendue à tous les autres droits étatiques (NDLA).

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au confluent des XVIII° et XIX° siècles et se hisser à un trèshaut niveau, sans doute le plus élevé jamais atteint depuis ledroit romain, grâce à des régimes autoritaires qui ont sus’entourer de juristes de qualité ayant eu pour eux le temps et lesmoyens. En d’autres termes, ce droit est né d’une idée avant dedevenir, heureusement servi par les circonstances, une réalité (19)

et une réalité de première importance. Mais ce système juridiqueaujourd’hui se délite. L’élément essentiel n’est pas ladémocratisation des institutions, quoique la prolifération des loissoit liée à la croissance des Parlements élus au suffrageuniversel et bien que l’instabilité politique qui s’y greffe parfoisexplique bien des contradictions, comme la piètre formation denombreux élus éclaire souvent les défauts de la législation. Lacause fondamentale parait se situer dans l’inadéquation de notreordonnancement juridique à une réalité et à un avenir quiéchappe de plus en plus à toute autodétermination nationale etétatique dans laquelle les Français cherchent encore à l’en-fermer. Ceci explique que la France n’exporte plus ses modèlesjuridiques et que désormais elle les importe. En cachette,comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse.

2 - Peut-on parler d’une décadence du droit français ?- Ala différence de la plupart de nos voisins continentaux, lesFrançais, comme les Russes et bon nombre de nations balka-niques, sont restés un peuple très imprégné de nationalisme. Cesont eux d’ailleurs qui ont inventé et la notion et le mot lui-même (comme d’ailleurs celui de chauvinisme). De plus, cheznous, à la différence de l’Allemagne ou de l’Italie, cette attitudeétroite n'a pas subi le discrédit de la seconde guerre mondiale etle nationalisme en est même sorti renforcé, du fait d’unphénomène de compensation, qui s'explique par le caractèrehumiliant de la défaite de 1940, le rôle modeste joué par notrepays dans le déroulement ultérieur du conflit et les cuisantespéripéties de la décolonisation, principalement en Indochine eten Algérie. Que cette attitude persiste quarante ans après ladisparition de de Gaulle, qui a très bien personnifié cetteposture, ne fait aucun doute. Sans même évoquer l’importance

(19) J. Declareuil, "Quelques remarques sur la théorie de l’institution… ", MélangesM. Hauriou, Paris, Sirey, 1929, p. 182 : "toute institution est une idée réalisée".

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Avant-propos 17

chez nous de forts courants souverainistes et antieuropéens, àdroite et à gauche de l’échiquier politique, il suffit de considérerle gigantesque effort financier que consent obstinément laFrance, pourtant avare de ses deniers, afin de maintenir dans songiron les confettis de son Empire colonial dans les Antilles, dansl’Océan indien et au cœur du Pacifique-sud, mais aussi pourentretenir la flamme vacillante de la francophonie à travers unréseau ample et coûteux de lycées français aux coins du monde.Dans notre pays, l’attachement au droit français se nourrit auxmêmes sources idéologiques. On pourrait en donner commeexemple un étonnant rapport du Conseil d’État préconisant "lapromotion des modèles juridiques français...face au dynamismed’un droit d’origine américaine". Dans ces conditions, la thèsed’un déclin de notre système juridique paraîtra certainementinacceptable et choquante aux tenants de que B.-H. Lévy adénommé "l’idéologie française", dans un livre célèbre, déjàancien (20), qui a d’ailleurs causé un vif scandale en son temps.Au demeurant, il aurait été plus conforme au style feutré del’Université d’évoquer pudiquement "les difficultés d’adap-tation" du droit français aux exigences du XXI° siècle, voire "lacrise" dans laquelle il serait entré, sans suggérer que celle-cipourrait bien être mortelle.

Mais l’auteur de ces lignes abandonnera cette prudentemesure aux diplomates. Le rôle d’un professeur de droit est destimuler les esprits, pas de les assoupir. Ceci étant son proposn’est nullement d’ordre militant. L’hypothèse qu’il défends’appuie, non sur ses préférences personnelles, mais sur soninterprétation des données juridiques : à force d’enfler comme lagrenouille de la fable au fil du "gavage" normatif et d’intégrerdes apports divers, parfois contradictoires entre eux, souventd’origine étrangère, pour s’adapter aux besoins de l’époque, ledroit français est présentement en train de se dissoudre. Cettedissolution est-elle vraiment irrémédiable où est-ce une crisegrave qui pourra être surmontée demain? Ce sont des questionsauxquelles il est impossible de répondre avec une absoluecertitude. Mais il ne fait aucun doute que, sans une modificationdu cadre d’ensemble, caractérisé par une surproductionnormative, la prolifération des textes inutiles, contradictoires et

(20)"L'Idéologie française", Grasset, Paris, 1981.

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abscons, une pénétration croissante des règles communautaireset européennes dans notre ordre juridique interne (plusnombreuses que les mesures d’initiative nationale depuis ledébut des années 1990), ainsi que par un assujettissementgrandissant à une mondialisation incitant à l’alignement sur lessolutions juridiques les plus libérales, le droit en France auraperdu ses grands traits distinctifs traditionnels : la cohérence etla clarté "latine", héritées de Rome, des ordonnances royales etdes codes napoléoniens, son caractère "modéré" (21) et, malgrél’indépendance vis-à-vis de l’Eglise, le poids sur l’individud’une tutelle sociale qui s’est toujours voulue bienveillante, dontla teneur a varié, mais dont la légitimité n’a jamais été vraimentdémentie.

Cela ne sera pas nécessairement un recul. En effet, toutordre juridique n’en disparaîtra pas pour autant. On verrasimplement émerger à la place d’un droit national fortementtypé, un jus commune à différents pays européens, voireoccidentaux. Celui-ci aura un autre profil, tant technique queculturel, avec respectivement l’irrésistible ascension du droitprétorien et l’hypertrophie de l’individualisme. Il restera cheznous des variations locales, tout comme aujourd’hui, pour desraisons d’ordre historique, le droit privé de l’Ecosse se distingueencore au sein du Royaume-Uni et celui de la Louisiane sedifférencie obstinément à l’intérieur de l’Union américaine.Mais ces particularités en quelque sorte régionales joueront unrôle secondaire. Comment d’ailleurs s’en étonner dans la mesureoù ce rapprochement s’opère déjà dans les mœurs et la manièred’être ?

La vie continuera lorsque cette évolution sera achevée. Iln’y aura rien là de bien dramatique, d’autant qu’à l’échelleuniverselle le pluralisme juridique dont on connaît le rôlestimulant, continuera à s’exercer. Seulement, une page se seratournée pour nous. Elle se tourne d’ailleurs déjà sous nos yeux.Et il appartiendra à la génération qui nous succédera de dire ounon si le meilleur est avenir (22).

(21) Voir sur cette notion : infra §. 273. (22) La formule est empruntée à l’ouvrage optimiste et tonifiant du Doyen JacquesMestre "Le meilleur est avenir", PUAM, Aix, 2006.

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PARTIE PRÉLIMINAIRE :TROIS GENITEURS ET UN COUFFIN

OU LA PRÉHISTOIRE DU DROIT FRANÇAIS

(des origines à l’an mil)

Le droit français n’est pas né à partir de rien, sansgéniteurs connus. Ceux-ci sont au nombre de trois : Rome,l’Eglise chrétienne et les Germains.

3 - La période gauloise n’intéresse pas la question -Malgré l'étonnante identification qu'ont opéré les Français àl'égard des Gaulois (23), en dépit de la célébrité de Vercingétorix(et d’Astérix), l’époque celtique (500-52 A.E.) a peu comptédans l’histoire de notre droit. Au demeurant, objectivement,cette période reculée n'intéresse même pas l'histoire de la nationfrançaise. En effet, à aucun moment, les populations celtiquesinstallées dans cette partie de l'Europe ne furent centrées surl'Hexagone et celles qui s'y fixèrent n'eurent aucune spécificité,aucune unité par rapport à celles qui étaient établies dansd'autres régions du monde celtique. Le nom même de cespeuples leur a été donné par des étrangers : Galates pour lesGrecs, Galli (les coqs) pour les Romains. L'Hexagone, avant laconquête de César, n'avait pas de nom pour se désigner et c'estle conquérant qui imposa celui de Gallia, la Gaule, commed'ailleurs celui de Germania, le pays voisin (germanus = voisin).Les habitants de ce qui devint un jour futur la France n'avaientaucune conscience collective d'ensemble. Que même la dernièrelutte héroïque d'un Vercingétorix ne nous soit connue que par lerécit du vainqueur est un fait significatif. Dans ces conditions, ilne faut pas s'étonner de la rapidité avec laquelle le pays futconquis. Comme le disait l'Empereur Claude, né à Lugdunum (23) Les Français auraient pu se trouver d'autres ancêtres. Sans même parler desTroyens (leurs aïeuls présumés selon de nombreux auteurs médiévaux), ils auraient puse choisir les Francs. Après tout, les Espagnols regardent ainsi les Wisigoths. Ou bienles Romains, comme les Roumains qui insistent beaucoup sur cette filiation (sansmême parler des Italiens). À compter du XVI° siècle, à la suite d'un processus com-plexe (et essentiellement politique), les Français ont préférés se considérer comme lesdescendants des anciens Gaulois.

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(Lyon), "aucune guerre n'a duré si peu que la guerre des Gaules,aucune n'a été suivie d'une paix aussi continue, ni aussi fidèle".De même, il ne fait pas être surpris de l'acculturation rapide desGaulois après la conquête romaine. Quoique l'immigrationlatine, par l'installation de colons et de soldats romains, fut trèslimitée, la langue celtique recula assez vite. Elle s'éteignitcomplètement aux V°-VI° siècles. Le phénomène fut certai-nement plus rapide pour le système juridique des Gaulois, dontnous connaissons fort peu de choses. Par le fait même de laconquête, selon le droit de la guerre tel que le connut l'antiquité,les populations celtes de l'Hexagone perdirent la jouissance deleurs droits coutumiers. Au V° siècle, lorsque les Germainsenvahirent le pays, le droit gaulois avait depuis longtempsdisparu (24). Aussi bien, s'il serait certainement injuste deprétendre que l'époque celtique n'a absolument rien légué à notrepatrimoine (25), l'historien du droit peut la laisser de côté.

4 - Les trois acteurs essentiels ayant concourus àl'élaboration ultérieure d'un droit et d'une identité français - Sinotre identité culturelle et notre droit ne doivent pas grand choseà un énigmatique substrat indigène et à l'occupation celtique, ilssont largement redevables à trois apports fondamentaux, dontles influences, initialement distinctes, ont commencé à s'amal-gamer progressivement dès avant les grandes invasions du V°siècle. Il s'agit de la contribution de Rome, de l'apport constituépar le Christianisme et l'Église catholique, puis enfin de l'em-preinte germanique. Par souci de clarté, on peut les examiner demanière distincte, à condition de ne pas oublier qu'en pratiqueces influences se sont entrecroisées sans cesse. Ainsi, en 380,l'Empereur romain Théodose I° rendit l'édit de Thessaloniquequi fit du Christianisme la seule religion officielle de l'Empireet, à y regarder de près il n'est pas toujours aisé, nous le verrons,de distinguer les caractères romains et les traits germains.

(24) Tout au plus peut-on supputer la survivance de certaines institutions fortementancrées dans les moeurs. Tel est vraisemblablement le cas du régime de communautéentre époux. Ce système matrimonial, inconnu des Romains, est peut-être à l'originede la communauté du très ancien droit français. (25) Pour ne donner qu'un exemple, la survivance des mesures celtiques tout au longde l'Ancien Régime est incontestable : la leuga gauloise (d'où le français a tiré lalieue) a éclipsé le mille romain et l'arepennis (= arpent) a été encore plus vivace.

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CHAPITRE 1

L'APPORT ROMAIN

5 - La profondeur de l'empreinte romaine - La marquelaissée sur l'Hexagone par un demi-millénaire de présenceromaine a été considérable.

Elle est aisément quantifiable en matière linguistique.Ainsi, à la différence de ce qui s'est passé en Angleterre et enAllemagne occidentale avec les langues germaniques, ou enAfrique du nord avec l'arabe, dans les siècles ultérieurs aucunelangue n'est jamais parvenu à supplanter le latin. Simplement, lerecul de l'écrit et le primat de l'oralité ont induit tout autour de laMéditerranée un morcellement dialectal, qui a donné naissanceaux langues dites romanes, toutes filles du latin et soeurs entreelles : le français, l'espagnol, l'italien, le portugais et le roumainpour ne citer que les plus importantes.

Il est plus difficile de faire la part de la marque imprimée àla manière d'être et aux façons de penser. Mais il est certain quela grande césure linguistique qui traverse l'Europe et sépare leslangues romanes des langues germaniques renvoie à desdifférences profondes. Ainsi, à l'exclusion de la Roumanie, l'airelinguistique des langues romanes se situe toute entière dans lamouvance territoriale du catholicisme romain. Et, à l'exceptionde sa lisière occidentale, où l'influence romaine a été la plusforte (Flandre, Allemagne du sud-ouest, Autriche), le mondeanglo-germanique est tout entier d'obédience protestante. Onpourrait également tenter d'autres parallèles et d'autres élémentsd'opposition. Ainsi, les États unitaires et centralisés sont unetradition de l'Europe latine, que le monde anglo-germanique apeu pratiqué. A l'inverse le self-government et le fédéralisme ontété inconnus du monde méditerranéen jusqu'à une période trèsrécente. Les pays de tradition latine ont toujours conféré laprééminence à la loi écrite et celle-ci y a presque toujoursprédominé sur la coutume. Mais il s'agit là de constructionshypothétiques. Pour l'heure, on peut s'en tenir à une observationconcrète et incontestable : tout l’Empire a été soumis à un droitunifié et celui-ci a été d’une importance décisive dans lagestation ultérieure du droit français. Sa consistance mérite donc

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d'être un peu détaillée. On le fera successivement au plan desinstitutions publiques, puis de l'ordre juridique privé.

SECTION 1L'HÉRITAGE ROMAIN DANS L'ORDRE POLITIQUE

ET ADMINISTRATIF

Rome a introduit chez nous l'idée de res publica, parlaquelle les Romains désignaient ce que nous appelonsaujourd'hui l'État (§ 1), mais aussi une certaine formed’organisation administrative, l’État unitaire centralisé (§ 2).

§ 1. L'héritage politique : le concept d'État, une inventionromaine

6 - La définition de l'État - Le concept d'État désigne unepuissance de commandement et d'organisation distincte de lapersonne des individus mortels qui s'en trouvent momenta-nément investis. Cette notion, qui nous parait théoriquementévidente, était inconnue des Gaulois, comme elle le sera plustard des envahisseurs germains après le V° siècle. C'est le droitromain qui l'a introduite dans notre pays et, après la longueparenthèse "barbare", qui a permis de la rétablir avec la redé-couverte du droit romain à partir du XII° siècle.

Il peut bien sûr exister plusieurs types d'États. Rome nousa d'ailleurs légué une riche expérience institutionnelle : laroyauté (des origines, en 753 A.E., jusqu'en 509 A.E.), larépublique (509-27 A.E.) puis l'Empire, qui a lui-même revêtudeux formes assez nettement caractérisées: le Haut-Empire ouPrincipat (27 A.E.-284 E.C.), qui fut une monocratie de droitpopulaire, et le Bas-Empire ou Dominat (284-476 E.C.), qui serapprochait plutôt d'une monarchie absolue de droit divin.

Chacun de ces régimes a exercé une vive influence sur lapostérité. Tel est le cas du Dominat sur l'ancienne monarchiefrançaise, de la république sur les institutions révolutionnairesjusqu'au Consulat (1799-1804), ou du Principat sur l'Empirenapoléonien (1804-1815).

Le point essentiel est, qu'au delà de cette diversité poli-tique, certains caractères de la puissance publique romaine onttraversés les siècles et méritent de ce fait une attentionparticulière, notamment lorsqu'ils sont parvenus jusqu'à nous. Ilfaut mentionner à ce titre l'idée selon laquelle le peuple était à

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l'origine de la souveraineté (n°7), et celle qui reconnaissait àl'État la charge et la représentation de l'intérêt général (n°8).L'une et l'autre éclairaient les pouvoirs exorbitants qui étaientreconnus à la puissance publique (n°9), avec cette réserve queles organes de l'État restaient toutefois soumis au droit (n°10).

7 - Les caractères de l'État : le fondement populaire de lasouveraineté - La puissance publique dans la tradition romainerevêtait un caractère original, encore que celui-ci soit vraisem-blablement un emprunt à la Grèce et qu'il se soit atténué aucours des siècles. C'est l'idée que la res publica est la res populi(la chose du peuple) et que la souveraineté étatique procède duconsentement du populus romanus. Il peut bien sûr exister desformes d'État très diverses, la monarchie, l'aristocratie ou ladémocratie, il n'empêche que, dans cette conception, il n'y atoujours qu'une seule volonté initiale, celle du peuple, lequels'est donné un jour la forme de gouvernement de son choix. End’autres termes, même sous l’Empire il n’y a jamais eu à Romela moindre trace de l’idée de droit héréditaire et patrimonialattaché au pouvoir. Cette conception se retrouve jusque dans lacompilation de Justinien au VI° siècle E. C., qui a codifié ledroit romain parvenu à son état ultime. Mais à supposer qu'elleait eu au début quelque effectivité, sous l'Empire romain, quiétait devenu une monarchie absolue, il est incontestable que laportée d'une telle affirmation était devenue à peu près nulle.Avant d'inscrire cette observation au passif des Romains, ilfaudrait sans doute se demander si la souveraineté du peuple estvraiment plus effective dans notre démocratie contemporaineque dans l'Antiquité.

L'idée que l'origine des lois réside dans la volonté dupeuple découle évidemment de la proclamation de la souverai-neté du peuple. Elle est à l'origine d'une définition de la loi quen'aurait pas désavoué la république française: Lex est quodpopulus jubet (la loi est ce que veut le peuple). Elle est éga-lement à l'origine de son corollaire : tout ce que veut le peuple aforce de loi. Dans le droit romain, aux derniers siècles de larépublique, il suffisait que paraisse le jussum populi (la volontédu peuple), pour que cède toute barrière juridique. Le peuplepouvait donc voter n'importe quelle loi, fut-ce en violation desrègles qu'il s'était lui-même donné, par une loi antérieure

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explicitement présentée comme inabrogeable. Le peuple pouvaitégalement rejeter un jugement criminel rendu en son nom par unmagistrat agissant dans le cadre de ses compétences légales.Cette conception survit largement dans notre droit public positif.Tout d'abord, jusqu'en 1958 le Parlement pouvait légiférer entoute liberté, fut-ce en violation de ses lois antérieures et mêmede la constitution. La création d'un conseil constitutionnel par laconstitution du 4 octobre 1958 a mis un terme à cette possibilitépratique, mais selon une jurisprudence constante du dit conseil,les lois référendaires, c'est à dire les lois directement adoptéespar le peuple français, échappent à tout contrôle et peuvent doncvioler impunément la constitution.

8 - Les caractères de l'État : la charge et la représentationde l'intérêt général - L'État a la charge de l'intérêt général et ilest seul à représenter celui-ci. C'est d'ailleurs ce mythe del'utilité commune, cet article de Foi, vrai "mystère de la Chosepublique", qui justifie les pouvoirs exorbitants qui sont ceux del'État.

9 - Les caractères de l'État : les pouvoirs exorbitants dudroit commun et la puissance suprême - Face aux particuliers,assujettis au droit privé, le droit romain a conçu avec la respublica une personne morale exorbitante du droit commun.

De manière générale, celle-ci est soumise à un droitspécial, le droit public, qui lui confère d'abord et surtout desprivilèges. Le premier de ceux-ci est le pouvoir d'action unila-térale, qui caractérise en Occident tous les systèmes de droitcontemporains, imprégnés par le droit romain, et qui ne seretrouve pas ailleurs (en Angleterre, aux États-Unis et enScandinavie), où, par voie de conséquence, l'administration esten principe assimilée à une personne privée.

De manière particulière, la puissance publique détientseule l'imperium, la puissance absolue de commandement. C'estce qu'on appelait la plenitudo potestas dans le latin du MoyenÂge et, en français, depuis Bodin au XVI° siècle, la souve-raineté. Il n'y a pas d'État sans souveraineté et la souverainetéest le propre de l'État. Ces deux données de droit positif, tant dedroit interne que de droit international, sont deux principesromains.

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La filiation entre l'imperium et la souveraineté apparaîtmême dans les symboles que connaissaient les Romains et dontcertains subsistent toujours aujourd'hui. L'imperium était symbo-lisé par un faisceau de licteurs entourant une double hacheceinturée de verges. Cette représentation figurée sera reprise parla Révolution française, mais elle n'a plus guère été employéedepuis que l'Italie fasciste en a fait l'emblème de son régime. Enrevanche d'autres marques de la souveraineté ont traversé lessiècles : l'aigle, qui a été repris par Napoléon I° et que l'onretrouve dans les armoiries de différents pays (États-Unis,Allemagne, Autriche, Espagne), le siège curule, récupéré par lesPapes, la couronne d'or, devenue l'apanage exclusif des monar-chies, ou la couleur pourpre, qui est celle du pouvoir, comme entémoignent les tapis rouges qui accueillent les chefs d'États.

10 - Les caractères de l'État : La soumission des pouvoirspublics au droit - La chose publique n'appartenant pas auxgouvernants, ceux-ci ne peuvent pas en disposer librement. Ilssont soumis au droit. Ce principe recevait deux domainesd'applications en droit romain, que l'on retrouve largement dansnotre droit positif.

Tout d'abord en ce qui concerne le gouvernement etl'administration. Les agents publics, ceux qu'on appelait lesmagistrats sous la Rome républicaine (509-27 A. E.), nepouvaient pas legem dicere (légiférer). Ils devaient respecter leslois existantes. Tout au plus pouvaient-ils proposer une nouvelleloi aux assemblées du peuple. Exactement comme aujourd'hui.Le gouvernement, qui doit respecter les lois en vigueur, a lapossibilité de déposer un projet de loi devant le Parlement, pourmodifier l'ordre normatif. Il faut toutefois savoir qu'en pratique,cette barrière était aussi perméable que de nos jours en raison dela prééminence des magistrats, tout à fait comparable à celle denotre pouvoir exécutif. Sous l'Empire (27 A. E. - 476 E.C.),l'Empereur conquit peu à peu le pouvoir législatif, dont ils'assura la maîtrise exclusive à partir du III° siècle. Toutefois, ildemeurait toujours lié par le droit en vigueur, aussi longtempsqu'il ne l'avait pas modifié. Au Bas-Empire (284-476 E.C.) deuxtendances cherchèrent à imposer leur point de vue. Pour lesjuristes impériaux, qui s'appuyaient sur la Lex Regia, la loi dedévolution de la souveraineté, votée à l'investiture de chaque

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Empereur, il ne faisait aucun doute qu'en droit strict le principeétait : Quod principi placuit legis habet vigorem (ce que veut lePrince a force de loi) (26). D'où la conséquence : Princepslegibus solutus (le Prince est délié des lois) (27). Selon eux,l'Empereur était lex animata, loi vivante (28). Incontestablementcette conception (dite de la solutio legibus) a infléchi le droit del'époque (29). Mais, dans le même temps, l'influence duChristianisme a contribué à tempérer l'arbitraire impérial. Dansles années 420, elle s'exprima dans le droit par l'affirmationd'une obligation morale liant l'Empereur à ses lois et par lerappel de l'origine légale du pouvoir impérial (30).

Le second domaine d'application de cette soumission auxlois concernait la répression des crimes (crimina). A l'époquerépublicaine, quoique les Romains n'aient jamais songés àrédiger un code pénal systématique, les différents crimesfaisaient l'objet d'une énumération limitative et relevaient d'ins-tances dans lesquelles poursuite et répression étaient lemonopole de l'État, comme dans notre droit pénal contemporain.Les magistrats investis de la répression criminelle, consuls etprêteurs, s'ils disposaient d'un droit de contrainte (coercitio)illimité à l'égard des étrangers, qu'ils jugeaient au terme d'uneinstruction accélérée (quaestio), étaient tenus par les lois pénalespositives, dès lors que l'inculpé était un citoyen romain. Sil'adage fameux Nullum crimen, nulla poena sine lege (Nulcrime, nulle peine sans loi) était inconnu de la Rome antique, laréalité qu'il recouvre n'en était donc pas absente à l'époquerépublicaine. En effet, les crimes, alors en petit nombre,comportaient chacun une sanction précise et il n'était paspossible de frapper d'une peine un fait qui n'avait pas étélégalement interdit. Mais les contemporains n'ont pas insistés

(26) Digeste (D) , I, 4, 1. (27) D, 1, 3, 31. (28) Nov, 105, 2, 4. (29) Ainsi, au plan pénal, toutes les peines pouvaient désormais être remises parl'Empereur. L'indulgentia du prince effaçait à la fois la sanction et, de manièrerétroactive, les diverses conséquences de la condamnation. (30) C'est ce qui apparaît très nettement dans une constitution impériale de 429,célèbre sous le nom de Lex digna : "C'est une chose digne de la majesté d'un princequi domine sur les autres que de déclarer qu'il est prince lié aux lois (legibusalligatus). Aussi notre autorité dépend de l'autorité du droit. Et à la vérité, c'est unechose plus excellente que la dignité de l'Empire même d'assujettir la Principauté auxlois" (Code Justinien (C.) , I, 14, fr. 4)

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sur cet aspect de la sûreté publique. Sans nul doute ce principede légalité criminelle avant la lettre ne leur paraissait pasconstituer une limite à la répression pénale, dans la mesure où laliste des infractions pouvait toujours être augmentée -comme denos jours- parfois de manière rétroactive (31), ce qui n'est pluspossible aujourd'hui en principe.

En revanche, les Romains de l'Antiquité, comme plus tardles Anglais, ont été beaucoup plus sensibles aux garantiesprocédurales offertes dans le cadre du procès. En effet, enmatière criminelle, le magistrat était lié par certaines formes :avant de rendre sa décision, il devait obligatoirement conduireune instruction publique (anquisitio) susceptible d’être sous lecontrôlée par les assemblées du peuple, voire les tribuns de laplèbe (ce qui devait être rare et exceptionnel). En cas decondamnation, le consul ou le prèteur n'avait le choix qu'entre lapeine de mort ou une amende. En toutes hypothèses, lescondamnations étaient susceptibles d'un appel suspensif devantl'assemblée du peuple (provocatio ad populum). Celle-ci neconstituait pas un nouvel ordre de juridiction : les comicespopulaires ne rejugeaient pas l'affaire, ils se bornaient àconfirmer la sentence ou à la casser.

Attachés à ce système, tenu pour "la parfaite et complètemanifestation de la liberté civique romaine" (Th. Mommsen), lesRomains ne se sont pas inquiétés de voir parfois éluder les pres-criptions pénales, dans des conditions qu'une proclamationstricte de la légalité des infractions et des peines n'aurait paspermis (32). Si, à partir de la seconde moitié du II° siècle A. E.,un mouvement graduel étendit le système de la quaestio à unnombre croissant d'infractions, entraînant progressivement ledéclin, puis, au dernier siècle de la République, la disparition duvieux régime de l'anquisitio et de la provocatio ad populum, ce

(31) A Rome, on appliquait sans hésiter aux infractions commises depuis lapromulgation d'une loi toutes les modifications législatives de la forme d'action,comme le dit clairement Cicéron pour les lois de Sylla sur le faux en matière demonnaie et de testament. En ce qui concerne les infractions elles-mêmes, il fautdistinguer deux types de lois susceptibles de réprimer des actes commisantérieurement à leur adoption: s'agissant de crimes religieux, la rétroactivité ne seheurtait à aucune obstacle, comme en témoignent deux cas d'espèce dont l'authenticitén'est pas douteuse, pour les autres infractions, elle était "anormale" (Mommsen) alorsmême qu'on pourrait en citer quelques cas. (32) Tel est le cas notamment de la rétroactivité de certaines lois spéciales et del'extension de la portée des différentes lois par voie d'analogie.

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qu'on peut appeler avant la lettre et de manière approximative leprincipe de légalité fut respecté, dans la mesure où chaqueextension se fit par une loi nouvelle d'application ponctuelle,assortie de peines clairement spécifiées, prononcées par desjurys criminels, qui n'avaient d'autre choix que d'appliquer lasanction légale ou relaxer le prévenu.

§ 2. L'héritage administratif : l’État unitaire centralisé,une innovation romaine

Ce qui caractérise le système administratif romain, c'est laconcentration du pouvoir décisionnel en un point unique duterritoire. Compte-tenu de l'immensité des territoires à admi-nistrer, le pouvoir central déléguait une fraction de ses com-pétences à une série d'autorités, nommées par lui et responsablesdevant lui, dans des ressorts géographiques chaque fois demoins en moins étendus.

Après l'an 395, date de la séparation définitive de l'Empireromain en deux parties pratiquement indépendantes, l'ouestlatinophone avec Rome pour capitale, et l'est, de langue et deculture grecques avec Constantinople pour capitale, la Gaule setrouva comprise dans l'Empire romain d'Occident.

11 - Les vecteurs de la centralisation : les structures del'administration générale - De même que l'Empire d'Orient,l'Empire d'Occident était subdivisé en deux très grandescirconscriptions, appelées préfectures. A la tête de chacuned'elles se trouvait une sorte de vice-empereur, le Préfet duprétoire (Praefectus praetoris). La préfecture des Gaules en-globait, avec la Gaule proprement dite, la Bretagne (c'est à direla Grande-Bretagne actuelle), la péninsule ibérique tout entière,et la Mauritanie (Maroc). Sa capitale, initialement fixée àTrêves, se déplaça à Arles au début du V° siècle.

De même que les autres préfectures, la préfecture desGaules était distribuée en diocèses administrés par des vicairesreprésentant le préfet, à l'exception toutefois du diocèse danslequel se trouvait le chef-lieu de préfecture, qui était administrédirectement par le préfet. Depuis la délocalisation de la capitalesur Arles, la Gaule proprement dite ne formait plus qu'undiocèse, gouverné par le préfet.

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Les diocèses étaient divisés en provinces, administrées parun gouverneur (praeses ou rector provinciae). Au V° siècle, lediocèse des Gaules comprenait de la sorte 17 provinces.

Enfin, chaque province comptait un nombre variable dedistricts (civitates) comprenant une ville et son arrière-pays. AuV° siècle, on en comptait en Gaule 125. Chaque district étaitadministré par des magistrats élus, au nombre de deux ou dequatre, suivant les lieux, auxquels s'ajoutait un Sénat de ville quidésignait d'ailleurs les dits magistrats pour une durée d'un an. CeSénat (ou Curie) comportait un nombre variable de membres(appelés curiales ou décurions) dont la dignité était héréditaire.Les attributions de tous ces organes ne doivent pas dissimuler lepoids de la centralisation impériale : en fait, les tâches desmagistrats se bornaient aux jeux publics et aux jugements despetits procès, celle du Sénat au recouvrement l'impôt réparti parses soins, ce dont les Curiales étaient responsables sur leursfonds propres.

12 - Les vecteurs de la centralisation : l'administration dela justice - Si l'administration de la justice avait été séparée desfonctions administratives et politiques à l'époque de la répu-blique, il n'en était plus de même dans la romanité tardive. Lesfonctionnaires du Bas-Empire étaient juges des procès entreparticuliers.

Si l'on met de coté les justices municipales, qui n'avaientqu'une compétence limitée, le tribunal de droit commun étaitcelui du gouverneur de province. Sa compétence s'étendait àtoutes les affaires civiles et criminelles. Pour s'acquitter de cettetâche, le gouverneur faisait des tournées d'inspection dans sacirconscription, et tenait des assises dans les principales villes.

Ses sentences étaient susceptibles d'appel devant le préfetdu prétoire et de ce dernier, sous certaines conditions, àl'Empereur.

13 - Les vecteurs de la centralisation : l'administrationfinancière - L'administration d'État avait la charge exclusived'un grand nombre d'impôts impériaux, tant directs qu'indirects.

Au titre des impôts directs, le plus important était lacapitatio. Au Bas-Empire, c'était un impôt de répartition : unédit impérial fixait, pour une période de quinze années, leproduit annuel de la capitation. C'était l'indictio qui déterminait

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ainsi la somme à fournir par chaque préfecture. A son tour, lePréfet répartissait la somme entre les provinces de son ressort.Puis, le gouverneur procédait de même à l'égard des districts.L'assiette de l'impôt variait suivant les lieux : tantôt elle frappaitles revenus fonciers, suivant le nombre de jugum ou capita(sing. caput), c'est à dire le nombre d'unités imposables et l'onparlait alors de capitatio terrena, tantôt elle frappait les hommeslibres en fonction du produit de leur travail et l'on parlait alorsde capitatio plebeia.

Au titre des impôts indirects, l'un mérite l'attention, leportorium, qui était une sorte de droit de douane perçu auxfrontières et dans les ports.

En dépit de la puissance des organes de l'administrationgénérale, le commandement militaire et l'administration desdomaines du fisc impérial échappaient à leur autorité.

14 - Les vecteurs de la centralisation : l'administrationmilitaire - Le commandement des forces armées stationnéesdans les Gaules était confié à un Magister militum per Gallias età ses subordonnés. Cette distinction entre le pouvoir civil et lepouvoir militaire était le meilleur aspect présidant à l'organi-sation de l'armée. Le pire était certainement le mauvais recru-tement des troupes : le service militaire obligatoire avait disparudepuis longtemps et l'armée de métier comprenait de plus enplus de recrues forcées (33) et de barbares.

SECTION 2L'HÉRITAGE ROMAIN

DANS L'ORDRE JURIDIQUE PRIVÉ

15 - L'importance de l'apport de Rome à l'ordre juridiqueprivé - Le droit romain n'est pas un système juridique parmid'autres. Transformé et admirablement systématisé par plusieurssiècles d'efforts doctrinaux, il s'est voulu l'expression même dela justice, définie comme une volonté constante et perpétuelled'attribuer à chacun son dû: Justicia est constans et perpetua

(33) Les fils de vétérans devaient obligatoirement faire le métier des armes. Parailleurs, pour avoir des effectifs suffisants, les autorités imposaient aux patrones, auxpropriétaires fonciers, de fournir à l'armée des hommes dont la prestation était poureux une sorte d'impôt en nature.

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voluntas jus suum cuique tribuens (34). En d'autres termes, c'estun ensemble de règles qui ont été conçues pour dépasser lasimple réglementation technique, dictée par les contingences detemps et de lieu, et fournir un cadre universel et intemporel,susceptible de servir à tous les hommes à tous les temps. Le plusextraordinaire est que cet idéal audacieux s'est partiellementréalisé. En effet, le droit privé romain n'a pas disparu avec lachute de Rome en l'an 476. Sans même parler de l'Orient (oùl'Empire a subsisté jusqu'en 1453), il est demeuré en vigueur enOccident de longues décennies après cette date. Ainsi, aux VI°et au VII siècles, les rois barbares ont, nous le verrons,promulgués une foule de textes, reprenant ses règles, dont ilsgarantirent l'application à leurs sujets "romains". A compter dela découverte par l'Occident dans la seconde moitié du XII°siècle de la codification de Justinien, entreprise dans la parsorientalis au VI° siècle, le droit romain a accompli un étonnantretour en force, qui s'intensifia encore au XVI° siècle. Sesqualités techniques inégalées n'ont eu aucune difficulté pours'imposer dans un très grand nombre de domaines. En Franceméridionale, ce qu'on appelait "le droit écrit" par excellence estdemeuré en vigueur jusqu'en 1789. Lors de la proclamation del'Empire allemand en 1871, le droit romain est devenu le droitsupplétif du nouvel État, jusqu'à sa chute en 1918. Mêmeaujourd'hui, quoique entièrement occulté par les droits internes,le droit romain est resté le fond de notre système juridique.Ainsi, dans notre pays, le régime de la propriété privée et celuides principaux contrats sont presque entièrement issus des règlesromaines. Bien sûr, tout n'a pas survécu. Le temps a opéré unrude travail d'émondage et il a coupé bien des branches mortes,notamment en ce qui concerne le droit des personnes. En effet,sans même mentionner l'institution de l'esclavage, le droitromain était trop inégalitaire pour continuer à inspirer notresystème actuel qui repose sur des bases philosophiques diamé-tralement opposées. Pourtant, même en ce domaine, la filiationentre les deux systèmes juridiques est bien visible. Ainsi en est-il du mariage.

(34) Cette définition, dûe à Ulpien (m.228) figure en tête des Institutes (533) quel'empereur Justinien avait fait rédiger pour servir de manuel aux étudiants en droit.

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16 - L'exemple du mariage - Dans leur physionomiegénérale, les règles françaises actuellement en vigueur sontdemeurées très proches des règles romaines. On aurait pufournir bien d'autres exemples. Celui du mariage est particu-lièrement intéressant, car les règles romaines ont incontesta-blement une allure plus "moderne", mieux adaptée à notrementalité actuelle que notre droit positif, demeuré plus rigide etbureaucratique. Ainsi à Rome, au moins à l'époque classique (II°s. A.E. / II° s. E.C.), la conclusion du mariage était un actepurement privé qui ne nécessitait pas l'intervention des pouvoirspublics. Il fallait le conubium (la capacité juridique), la pubertas(l'âge requis) et le consensu (le consentement) qui est trèslongtemps demeuré le consentement du chef de famille,engageant ses enfants. C'est l'Église qui a en effet, mis en avantl'exigence révolutionnaire du consentement des conjoints.Évidemment, jusqu'à la christianisation, cette union pouvaittoujours être remise en cause par les conjoints ou l'un de ceux-cisouhaitant retrouver sa liberté. Il s'agit là respectivement dudivorce (divortium) et de la répudiation (repudium) qui n'a passurvécu en droit français. Si l'on écarte l'hypothèse d'une rupturedu lien matrimonial, la vie des époux était gouvernée par desrègles qui dénotent un individualisme très vif. Dans le mariagedit sine manu, qui était la règle à l'époque classique, la femme,qui conservait son nom de famille, n'était pas soumise à sonmari, comme dans notre droit français jusqu'au milieu du XX°siècle. Elle disposait librement de ses biens propres(parapherna) et pouvait s'obliger librement. La liberté demoeurs de la femme romaine à cette époque est d'ailleurs sanséquivalent dans notre partie du monde jusqu'au XX° siècle. Ilfallut pour y mettre un terme l'époque barbare, encore que lamisogynie des Pères de l'Église n'ait pas joué un rôle indifférent.

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CHAPITRE 2

L'ÉLÉMENT CHRÉTIEN

Son apport est à la fois idéologique et juridique.

SECTION 1L'ASPECT IDÉOLOGIQUE

DE LA RÉVÉLATION CHRÉTIENNE

Sur le plan idéologique, le message évangélique a revêtuune importance incomparable, qui a fortement contribué àfaçonner le monde occidental. Mais cette importance n'est quepartiellement originale. Il apparaît en effet opportun dedistinguer ce que le Christianisme a lui-même hérité de ce qu'il aspécifiquement apporté.

17 - L'héritage reçu par le Christianisme - LeChristianisme est né comme une simple dissidence à l’intérieurde la vieille religion juive, qui a fortement contribué à lemodeler. Mais c’est au contact de l’Empire romain qu’il agrandi : il est devenu catholique à Rome. Là il a découvert laphilosophie alors dominante, le Stoïcisme, qui lui a légué uncertain nombre de traits modelant sa physionomie.

Le Christianisme a donc repris au Judaïsme et auStoïcisme un certain nombre de principes, tantôt de manièrepure et simple, tantôt en les infléchissant.

Tout d'abord le Christianisme a opéré des emprunts sans yapporter de modifications capitales.

Il est redevable au Judaïsme de tout un pan de sathéologie. C'est vrai de son monothéïsme, qui démarque celui duJudaïsme, lequel n'était pas unique dans l'Orient ancien, commel'atteste l'Egypte, avec le culte d'Aton. Il en est de même del'idée de transcendance divine: alors que le paganisme était unnaturalisme, le Judaïsme (puis le Christianisme) situent Dieu endehors de la nature visible et au dessus d'elle. A une mythologie,ils substituent une métaphysique. Le Christianisme reprend etavalise l'idée juive d'une nature bonne à l'origine, puiscorrompue par le péché, ainsi que celle de la chute

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originelle (35), qui mit fin à l'innocence première, ce quicorrespond en outre à des thèmes stoïciens.

Le second héritage reçu par le Christianisme vient duStoïcisme. On retrouve son personnalisme, repris et amplifié, ence sens que la Révélation évangélique affirme l'autonomie de lavie spirituelle de chaque être humain et proclame le caractèrestrictement individuel du salut éternel. D'où l'idée que chaquehomme, image de Dieu, trouve en lui sa fin, possède une valeurabsolue et qu'aucun ne peut, sous quelque prétexte que ce soit,être réduit au rôle de simple instrument de la communautépolitique. On voit reparaître en lui l'idée stoïcienne de laprimauté de la loi naturelle, universelle, gravée dans le coeur del'homme, sur les lois positives, particulières à chaque peuple. Etpar voie de conséquence, on retrouve enfin la liberté et l'égaliténaturelle: elles survivent à l'état de nature, perdu à la suite dupéché, et elles continuent de s'imposer, comme des valeurssupérieures à tout ordre social conforme à la justice.

En outre le Christianisme a infléchi de façon substantielleun certain nombre de notions qu'il a puisé dans ce doublehéritage, juif et païen. C'est le cas de l'affirmation du caractèresacré de la personne humaine, faite "à la divine image", par delàses particularités de race, de classe ou de nation et celle del'égalité des hommes, tous fils de Dieu et frères en Jésus Christ.Certes, sous une forme profane, cette double affirmation étaitdéjà présente chez les Stoïciens. Mais le Stoïcisme s'adressait àune élite, tandis que le Christianisme s'imposa dans les masses.De même le Judaïsme avait déjà accordé un caractère sacré àl'homme, créé à l'image de Dieu, et affirmé l'égalité des hommesface à leur Créateur. Mais dans la Bible, il faut attendre lesEvangiles pour voir des femmes qui ne soient pas vouées austatut inférieur auquel les relègue la vieille loi juive et mêmel’Islam (36). Par ailleurs, le Judaïsme était la religion nationaled'un peuple élu, qui se voulait retranché de la corruption desautres peuples, alors que la Révélation chrétienne s'adresse (35) A ce sujet, le Christianisme s'écarte toutefois du Judaïsme dans la mesure où,selon lui, la passion du Christ a racheté tous les hommes. (36) En effet le Coran sacralise l'inégalité des sexes, notamment dans la sourate desfemmes, qui rappelle que les hommes ont autorité sur elles "en vertu de la préférenceque Dieu leur a accordé". Les conséquences de cette infériorité de droit divin touchentd'ailleurs tous les domaines du droit: le statut de la personne bien-sûr, le mariage, lessuccessions, mais aussi la procédure.

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indistinctement à tous les nations. Elle ne véhicule même pasl’exclusivisme ethnique qui est parfois perceptible dans l’Islamarabe, avec un certain nombre de hadiths (dires et exemplesattribués au Prophète Mahomet) à l’authenticité controverséedans le reste du monde musulman. On pourrait mentionner à cetitre la prééminence reconnue aux Arabes, "les premiers despeuples" et parmi ceux-ci celle des "Kuraïshites", membres de latribu du Prophète, qu’il faut aimer "car qui les aime est chéri deDieu".

Il ne faut pourtant pas se tromper sur le sens qu'il fautaccorder à l'égalité chrétienne; en principe elle se définit commel'égalité des âmes devant Dieu et, en aucune façon, une égalitésociale, ou même une promesse d'émancipation ici-bas pour lesfemmes, les pauvres, voire les esclaves. L'égalité concerne leroyaume de Dieu, cette cité céleste, comparable à la citéinvisible des Stoïciens, qui ignorait aussi les barrières sociales,comme les frontières. Il n'est pas question que les cités terrestressoient tenues à une réforme égalitaire. C'est tellement vrai quel'Eglise antique a parfaitement admis l'institution de l'esclavage.En dépit de cette importante limitation, on ne saurait pour autantcontester que le Christianisme ait introduit l'idée d'égalité dansla culture intellectuelle et collective et favorisé des"glissements" ultérieurs, dès le I°siècle de notre ère et surtout auMoyen Âge, comme le prouvent le nombre et la variété deshérésies égalitaires, qui se développèrent dans le sillage desordres mendiants, fondés dans les années 1210.

18 - L'apport spécifique du Christianisme- L'apport spéci-fique du Christianisme est double.

C'est d'abord le dualisme de Dieu et de César (37), de deuxautorités, l'une spirituelle, l'Eglise, l'autre temporelle, l'État, quirompt avec le monisme païen, qui faisait de l'État-Cité uneEglise, voire du Roi, un dieu vivant, mais aussi le monisme juif(que l'on retrouve dans l'Islam) qui ne concevait pas laséparation du politique et du religieux. Aujourd'hui encore, enIsraël, comme dans tous les pays arabes musulmans, la religionet l'État restent indissolublement unis.

(37) "Rendez les choses de César à César et les choses de Dieu à Dieu" (St Luc, 20,25).

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C'est ensuite une théorie subtile concernant l'origine del'autorité, Comme le Judaïsme avant lui (et comme l'Islam aprèslui), le Christianisme pose d'abord le principe de l'origine divinedu pouvoir, qui est "un instrument de Dieu pour nous conduireau Bien" et qui requiert l'obéissance des hommes. C'est le sensde la maxime de saint Paul : Omni potestas a Deo (tout pouvoirvient de Dieu). Mais, depuis saint Augustin au V°siècle etsurtout saint Thomas d'Aquin au XIII°, l'Eglise a toujourstempéré cette idée par la reconnaissance d'une médiationhumaine: la nécessité du pouvoir vient de Dieu, mais ce sont leshommes qui se choisissent leurs lois et leurs chefs. Tel est lesens de l'adage: Omni potestas a Deo sed per populum (toutpouvoir vient de Dieu mais par le peuple). Cette théorie seprésente ainsi de manière dualiste: son premier aspect est favo-rable à l'absolutisme de droit divin, que l'on rencontrera souventdans la théologie politique chrétienne, d'Eusèbe de Césarée àBossuet, le second tend au droit populaire et même à la démo-cratie. La démocratie qui, jusqu'à aujourd'hui, n'est apparuespontanément que dans les pays de tradition chrétienne. Dans lesrares États d'Afrique, d'Asie et d'Océanie, où elle a pu s'enra-ciner, elle a d'abord été importée par des peuples chrétiens oumarqués par la civilisation chrétienne, ce qui n'est certainementpas un hasard. Car il y a des cultures religieuses qui sont compa-tibles avec la démocratie, comme d'autres y sont incompatibles.

SECTION 2L'APPORT JURIDIQUE DE L'EMPIRE CHRÉTIEN

19 - Les conséquences politiques de la rencontre deséléments romain et chrétien - Malgré le loyalisme strict despremiers Chrétiens, qui, appliquant à la lettre la séparation duspirituel et du temporel, acceptaient le pouvoir politique de l'Étatpaïen "car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu et cellesqui existent sont constituées par Dieu" (St Paul), l'Egliseprimitive se heurta très tôt à l'hostilité de l'État. Cette animositétient au fait que l'Empire et les élites païennes reprochaient auxChrétiens leur intolérance et leur refus de servir activementl'État. En effet, ceux-ci ne voulaient pas adorer les autresdivinités, ne participaient pas au culte impérial et refusaient lescharges municipales, les fonctions de juge et le métier des armes(qui impliquaient tous un serment de fidélité aux dieux de Rome

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et à l'empereur). Certes c'était aussi le cas des Juifs. Mais leJudaïsme était la religion d'un peuple distinct qui ne remettaitpas en cause les fondements de l'Empire, car il n'aspirait pas à serépandre, alors que le Christianisme s'adressait à tous, y comprisaux citoyens romains. Il représentait donc une menace spéci-fique. C'est la raison pour laquelle le premier fut toléré et lesecond, proscrit.

Les persécutions, initialement dépourvues de base juri-dique précise, commencèrent sous Néron. A sa mort, le régimerevint à la tolérance, mais, de 68 à 305, les Chrétiens affron-tèrent encore neuf périodes de persécutions, entrecoupées d'èresd'accalmie. Au plus tard en 249, le Christianisme devint uneinfraction. En 257, ses prêtres furent obligés à sacrifier auxdieux païens sous peine de mort. Mais ces textes ne furent pastoujours appliqués. La répression la plus sanglante intervint sousle règne de Dioclétien et de Galère, qui promulguèrent quatreédits en 303-304. Le Christianisme fut à nouveau interdit, leséglises furent détruites, leurs biens confisqués, les membres duclergé arrêtés et plusieurs milliers de croyants mis à mort. Aaucun moment toutefois, l'Eglise ne remit en cause le principed'obéissance à l'État dans le domaine profane et le Christianismene cessa de progresser, notamment parmi les couches les plusdéfavorisées des grandes villes. Il rencontra davantage dedifficultés au sein de la haute société et dans le monde rural, trèsattachés à leurs traditions. Le mouvement en vint tout de mêmeà gagner les élites intellectuelles, relayant l'influence spirituelledu Stoïcisme. Le premier empereur à se convertir -on ne saurajamais si c'était par calcul ou par adhésion sincère- futConstantin I° (38) en 312, qui reconnut à chacun la liberté depratiquer le culte de son choix, par l'édit de Milan de 313. Dèslors le souverain s'entoura de conseillers chrétiens, tels Eusèbede Césarée, et prit à son compte la christianisation de l'Empire.L'influence spirituelle des prédications fut désormais appuyéepar l'autorité temporelle de l'État, suivant un processus quiaboutit à l'édit de Thessalonique de 380 qui fit du Christianismela seule religion de l'Empire: celui-ci devenait officiellementchrétien (39).

(38) (v. 280-306-337) (39) Rome avait été précédée dans cette voie par l'Arménie (295) et l'Éthiopie (328).

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§ 1. Les conséquences de la christianisation de l'Empire

20 - L'institution d'une religion d'État - L'édit de 380imposa le Christianisme à tous. Il devint universel (en grec :katholicos). D'où la dénomination nouvelle d'Eglise catholique.

Les autres religions furent en principe interdites et lesdéviations hérétiques (condamnées par l'Eglise) sanctionnées.En 382, les vestales, les anciens ministres du culte païen et lesderniers signes publics des anciennes divinités furent supprimés.En 391, l'État punit pénalement ceux qui pratiquaient encore lesreligions traditionnelles. L'année suivante, l'édit de Constan-tinople assimila le paganisme au crime de lèse-majesté. A partirde 415, toute carrière administrative fut théoriquement interditeaux païens. Ces mesures accélérèrent l'évangélisation, quipourtant n'était pas absolument complète lors de la chute del'Empire, notamment dans les campagnes.

L'Eglise "romaine" se vit reconnaître différents privilèges,fiscaux et judiciaires, notamment la reconnaissance officielle(dès 333) des tribunaux que les évêques avaient mis en placepour trancher les litiges entre croyants. Ce tribunal (episcopalisaudientia) rendait des sentences arbitrales (dont le principe avaitété préalablement approuvé par les parties) et ses peines, d'ordrespirituel, supposaient que les plaideurs en acceptent ensuitel'exécution. Il devint une institution dont la compétence futétablie par l'État, qui prit à son compte l'exécution de sessentences. Il fut supprimé à la fin du IV° siècle.

Mais en contrepartie, il se produisit un recul incontestablede la distinction entre le domaine de Dieu et celui de César.

21 - L'affaiblissement de la distinction entre le pouvoirtemporel et le pouvoir spirituel - A partir du moment ou l'empe-reur et a fortiori l'Empire se convertirent au Christianisme, larépartition des pouvoirs entre l'Eglise et l'État devint plus déli-cate.

Dès la première moitié du IV°siècle, deux tendancescontradictoires se dégagèrent, l'une favorable à l'indépendancede l'Eglise face à l'État, l'autre exaltant la puissance de l'Empirechrétien, au détriment de l'Eglise.

Pour certains, animés par la crainte d'une immixtion deslaïcs dans l'Eglise, il fallait réaffirmer l'indépendance de celle-ci,

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car "les choses d'Eglise sont aux hommes d'Eglise" (Hosius deCordoue).

Pour d'autres, l'Eglise devait s'en remettre à l'empereurchrétien, car "c'est du Seigneur de l'univers et à travers lui quel'empereur reçoit et revêt l'image de sa suprême royauté"(Eusèbe de Césarée). Il est donc le représentant de Dieu surterre.

A partir de l'extrême fin du IV°siècle et surtout du V°, cesdeux attitudes finirent par déboucher sur deux doctrines biendifférentes, qui s’épanouirent au Moyen Âge.

Par un "glissement" remarquable, les tenants de l'indépen-dance de l'Eglise en vinrent à placer celle-ci au-dessus de l'État,puis finalement à soumettre le pouvoir temporel au contrôlespirituel de l'Eglise (de plus en plus largement entendu), abolis-sant ainsi toute véritable séparation des pouvoirs au profit del'autorité spirituelle. Leur doctrine est celle de la théocratie(terme auquel les puristes préfèrent celui de sacerdotalisme).Elle triompha dans l'Occident médiéval.

Les partisans de la toute-puissance de l'Empereur chrétienaboutirent à une confusion diamétralement opposée, puisqu'elleen vint à reléguer l'Eglise au rang de ministère des affairesspirituelles de l'État et à hisser le chef de celui-ci au niveau dechef religieux suprême. C'est le césaro-papisme, qui s'imposadans la partie orientale de l'Empire romain et parmi les peupleschristianisés par les Byzantins. Dans cette partie de la chrétienté(de langue grecque), qui se sépara de Rome au XI°siècle, pourembrasser le Christianisme "orthodoxe", il s'établit ainsi unesolide tradition de soumission de l'Eglise à l'État, qui s'épanouiraun jour en Russie, dont le souverain devint finalement le chefsuprême de l'Eglise (de 1722 à 1917).

La christianisation de l'Empire eut aussi pour conséquencela romanisation de l'Eglise catholique.

§ 2. Les conséquences de la romanisation de l'Église

Pour s'en tenir au domaine juridique, qui nous intéresseici, l'Eglise se dota d'une organisation (n°22) et de règles defonctionnement (n°23) tirées du droit romain.

22 - L'emprunt des structures impériales dans l'organi-sation de l'Eglise : l'organisation centralisée du catholicisme

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romain - L'Église a progressivement emprunté à l'Empireromain son organisation définitive, "monarchique" et centra-lisée.

A sa tête, à compter de la fin du IV° siècle, l'évêque deRome a savamment utilisé le prestige attaché à la filiation apos-tolique et à son ressort géographique, du fait du rayonnementprofane qui était celui de la capitale impériale, pour imposer sonautorité à l'Église. Sa prétention à la primauté sur les autresévêques, exprimée par Calliste dès les années 220, fut reconnueau IV° siècle par le concile de Nicée de 325. Mais les chrétiensd'Orient, de langue grecque, répugnaient à se soumettre à unévêque latin et ils s'efforcèrent de limiter la primauté romaine audomaine moral, ce qui ne cessa pas de créer des conflits, jusqu'àla consommation du schisme en 1054. Désormais la Chrétientédite "orthodoxe" rompit toute relation avec l'Église catholiqueromaine.

Un peu comme l'Empereur dans l'ordre juridique laïque, lePape s'était vu reconnaître, au cours du IV° siècle, un pouvoirjuridictionnel en matière religieuse, puis un pouvoir exécutif etmême un pouvoir législatif, qui s'exerçait dans la vie interne del'Église par des décrétales. La première règle daterait de 385 etaurait été prise par Sirice qui est d'ailleurs le premier évêqueromain a avoir porté le titre de Pape. Dans la première moitié duV° siècle, le pontificat organisa à son profit l'ensemble de lahiérarchie ecclésiastique. En principe, le Pape était élu par lepeuple, comme les autres évêques, en pratique le pouvoireffectif de désignation appartenait aux dignitaires impériaux etecclésiastiques résidant à Rome (40).

Au dessous du Pape, les évêques constituaient le rouagefondamental de la hiérarchie ecclésiastique.

L'Église commença par établir un évêque par district, puis,elle préféra en installer un dans chaque diocèse. Il s'agissait làd'une circonscription administrative de l'État. L'Église l'adoptaet l'a conservée jusqu'à nos jours, quinze siècles après la chutede l'Empire romain d'Occident.

L'évêque était désigné clero et populo, c'est à dire élu parle peuple des chrétiens. En fait l'intervention de celui-ci se

(40) Ce n'est que depuis le XI° s. qu'il appartient à un collège de cardinaux élus par lepape (V. infra § 134).

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bornait à des acclamations, confirmant le choix préalable duclergé, opéré dans l'aristocratie. Au point qu'on peut mêmeparler de "familles épiscopales" qui monopolisèrent un siègependant plusieurs générations. La plus fameuse est celle del'historien Grégoire de Tours, lequel était très fier de rappelerque parmi les dix-huit évêques à l'avoir précédé dans son siègetourangeau, treize appartenaient à sa famille. Son cas estprobablement courant.

Enfin, l'élu était confirmé par son supérieur hiérarchique,l'évêque métropolitain (41). Ce n'est qu'au XIII-XIV° siècles quese généralisèrent les nominations par provision pontificale, quiparachevèrent cette structure centralisée.

Les attributions des évêques étaient immenses. L'épiscopatconférait en effet la plénitude du sacerdoce. En principe donc,l'évêque était souverain dans son diocèse et il le demeuraeffectivement jusqu'à ce que la centralisation romaine nedétruise cette fédération de diocèses qu'était l'Église primitive.En pratique les tâches des évêques étaient de deux types :l'administration des sacrements (le baptême et l'eucharistie) etun pouvoir juridictionnel sur tous les clercs et laïques de lacirconscription dans laquelle ils étaient établis. La seule sanctionapplicable était d'ordre spirituel: l'excommunication, c'est à direl'exclusion de la communauté des fidèles. Mais comme celle-cis'identifiait à la communauté tout court, ses conséquencesmatérielles étaient redoutables.

L'importance de ces fonctions explique l'habitude, déjàbien établie sous l'Empire, d'élire comme évêques des hommesd'âge mûr et d'une compétence administrative et politiqueéprouvée. Si certains parvenaient à la dignité ecclésiastiqueaprès avoir été lecteur et prêtre, comme Nivard de Reims ouHéraclius d'Angoulême, il semble que leur cas soit si peurépandu que lorsqu'ils se produisaient les hagiographes pre-naient la peine de le commenter. La plupart avaient remplis des

(41) L'Eglise établit très tôt des instances intermédiaires entre les sièges épiscopaux etle Saint-Siège (romain): les plus anciennes ont été les patriarcats (Alexandrie,Antioche, Constantinople, Jérusalem et Rome), les plus éphémères, les vicariats(Arles et Thessalonique), les plus systématiques, les métropoles, regroupant plusieursdiocèses dans une province ecclésiastique, placée sous l'autorité de l'un des évêques,appelé métropolitain.

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tâches politiques et administratives à caractère profane, ce quin'était pas sans créer quelques problèmes (42).

Le clergé inférieur était de deux types : le régulier et leséculier.

Le clergé régulier était constitué de moines, dits encore"réguliers", car ils vivaient conformément à une Règle particu-lière, par exemple la Règle de saint Benoit de Nursie, fondateurde l'Ordre des Bénédictins au VI° siècle.

A côté d'eux, d'autres clercs vivaient au milieu des fidèles,on disait alors "dans le siècle". Les séculiers se composaient desprêtres et de diacres, pour s'en tenir aux ordres "majeurs" (43).Les prêtres furent établis dans toutes les villes, puis, dans toutesles communautés, même rurales. Ce n'est que plus tard qu'ilsreçurent le nom de curés, car ils avaient, disait-on, la curaanimorum, le soin des âmes.

En même temps qu'elle fondait une organisation complexeet hiérarchisée, qui fournira bientôt un modèle aux États laïques,l'Église adopta un système juridique: ce fut le droit romain,auquel elle apporta de très substantielles modifications.

23 - L'utilisation du droit romain dans les règles defonctionnement de l'Église : l'émergence du droit canonique-Pour remplir sa mission, qui est pour elle le salut des âmes,l'Église dut se doter graduellement d'un droit spécifique.Historiquement, on pourrait le définir comme une synthèse entrele droit romain, les règles juridiques de l'Ancien Testament etles préceptes éthiques des Pères de l'Église. Ce droit, apparu peuà peu à partir de l'an 49 (44), était souvent coutumier, mais ils'exprimait également par des actes écrits, notamment lesrésolutions votées par les Conciles, et appelées Canons. Il s'agitlà d'un mot d'origine grecque qui signifie règle : c'est à partir delui qu'on a forgé l'expression droit canon ou plus courammentencore droit canonique. Ce terme s'est maintenu malgré le

(42) Certains étaient mariés. Lorsque leurs femmes étaient toujours en vie, ellesdevenaient episcopa (femme de l'évêque), continuaient à vivre près d’eux, sans bien-sûr avoir des relations sexuelles. (43) Les ordres mineurs s'entendaient, par ordre hiérarchique décroissant, des sous-diacres, des acolytes, des lecteurs, des exorcistes et des portiers. (44) Cette année-là, le concile de Jérusalem posa un certain nombre de règlesfondamentales et notamment que les chrétiens n'avaient plus à se soumettre aux ritesdu Judaïsme (par exemple la circoncision).

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développement croissant , à partir du IV° siècle, d'une autresource du droit, les décisions unilatérales des Papes, qui, aprèsavoir connu des dénominations fluctuantes, furent finalementappelées Décrétales (decretalis). A l'origine, c'était des réponsesdonnées par la papauté à des questions particulières, mais ellesfinirent par poser des règles de portée générale et apparaîtrecomme de véritables lois, au plus tard au début du V°siècle. Enprincipe, le droit canonique était un droit interne, prévu pours'appliquer aux clercs. Mais les premiers chrétiens prirentl'habitude de soumettre leurs litiges à l'arbitrage de leur évêque.L'Empereur Constantin, qui fut le premier souverain romain à seconvertir au Christianisme, érigea son tribunal (l'audientiaepiscopalis) en juridiction officielle. L'appel contre ses sen-tences était sans doute possible, mais on en connaît mal lesmodalités. Plus tard, dans le royaume franc, un édit de ClotaireII de 614, confirma sa compétence et l'élargit à tous les péchéspublics. Il en résulta l'apparition d'un droit pénal canoniqueapplicable aux croyants. De nouvelles incriminations appa-rurent, qui passèrent un jour futur dans le droit profane. Ils'agissait tantôt de protéger la foi, comme dans la répression dublasphème, défini comme un outrage public à la divinité, tantôtd'interdire des péchés, par exemple le prêt à intérêt jugéimmoral, ou l'adultère considéré comme une violation grave del'obligation de fidélité. Pour la première fois dans l'histoire, onplaça sur le même plan l'adultère de la femme et celui del'homme. Par ailleurs et c'est encore plus important historique-ment, la juridiction de l'évêque étant compétente pour connaîtredes sacrements, elle attira à elle le mariage et, par extension,tout le droit de la famille, favorisant ainsi l'émergence d'unvéritable droit privé canonique. Son rôle a été capital danscertains domaines. Ainsi le droit du mariage a-t-il étémétamorphosé par la consécration de deux règles : le libreconsentement des époux à l'union et l'indissolubilité absolue dulien matrimonial noué devant Dieu. Progressivement, ledéveloppement de ces règles exigea une codification. Lespremières compilations, appelées "collections canoniques",apparurent. La plus ancienne est celle dite d'Antioche, dont lapremière version circulait en Orient au milieu du IV°siècle.

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CHAPITRE 3

LA CONTRIBUTION GERMANIQUE

24 - L'importance de l'élément germanique - L'arrivée desGermains dans l'Empire a profondément infléchi le cours del'histoire européenne. Négativement, elle a provoqué l'effondre-ment de l'État romain et le recul général de la civilisation.Positivement, les Germains ont introduit chez nous le sens del'indépendance, de la liberté et de la dignité individuelles. Pourbien mesurer cet impact, il parait utile de distinguer deux épo-ques : d'une part celle qui précède les grandes migrations du V°siècle, d'autre part celle qui s'ouvre lorsque les nouveauxarrivants commencèrent à se mêler aux populations vaincues,jusqu'à ce qu'ils s'y fondent, au plus tard au X° siècle.

SECTION 1L'ARRIERE-PLAN DE LA GERMANIE PAÏENNE

(jusqu'aux invasions du V° siècle)

25 - Généralités - Le nom de "Germains" fut répandu parles Romains qui l'utilisèrent pour indiquer que ces peuplesétaient "voisins" (germani) des Gaulois. Au début de l'ère histo-rique, ils paraissent avoir été distribués en trois grands groupeslinguistiques : les Germains du nord, en Scandinavie, lesGermains orientaux, comme les Ostrogoths, les Vandales et lesBurgondes, dans l'actuelle Pologne, et les Germainsoccidentaux, tels les Wisigoths, les Saxons, les Bataves, lesAlamans, les Lombards et, bien sûr, les Francs, établis enAllemagne, en tout une bonne cinquantaine de peuplades. C'estdire qu'à côté de la romanité, on rechercherait en vain ungermanité homogène. Ou, si l'on préfère, il n'existait pas decaractères communs à tous les Germains, qui fussent étrangersaux autres peuples. En dépit de cette diversité, les Germainspartageaient des traits voisins. Leurs dialectes étaient trèsproches les uns des autres et relevaient tous de la même langue,appelée en latin theodiscus ou theotisca lingua (qui donneradans sa forme germanique l'allemand moderne : Deutsch).

Ce sont évidemment les Francs qui intéressent le plusnotre histoire juridique. Comme les Alamans, ils ne sont pas un

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peuple à proprement parler, mais une ligue. A l'origine, leurnom leur fut donné parce qu'ils étaient restés libres de ladomination romaine, frank en langue germanique signifiantlibre. Ils domineront notre propos, car ce sont eux qui ont le pluspesé sur les destinées de la France, qui perpétue d’ailleurs leurnom, à cause de leurs rois (45).

Notre propos sera axé sur deux points, d'une part l'état dela société germanique, d'autre part celui de son systèmejuridique.

SOUS-SECTION 1L'ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ GERMANIQUE AVANT LES INVASIONS

On peut brièvement l'envisager au plan économique etsocial, puis au niveau politique et idéologique.

26 - L'ancienne société germanique au plan économiqueet social - Sa cellule de base était la tribu. Chacune comptait 3 à8000 individus. Les tribus étaient distribuées en Gaus, auxquelsTacite donnait le nom de pagi. Le pagus était une circons-cription à base géographique, qui correspondait à un cadrenaturel, tel qu'une vallée ou une chaîne montagneuse. Il sembleen avoir été de même de la centaine, qui, si l’on suit César,parait avoir été une subdivision du pagus. A la base enfin, lesGermains étaient regroupés en familles de type patriarcal: lessippe. Chacune réunissait tous les descendants issus d'un mêmeancêtre par voie patrilinéaire (c'est-à-dire par les hommes).

Ces peuples étaient des nomades en voie de sédenta-risation. Leur agriculture était itinérante. D'ailleurs leursméthodes d'exploitation étaient si primitives que les clairièresqu'ils cultivaient étaient épuisées après avoir donné quatre oucinq récoltes d'avoine ou de seigle. Ils pratiquaient égalementl'élevage. Le prestige d'un homme libre se mesurait d'ailleurs aunombre de têtes de bétail possédées (46). En revanche, les

(45) Ceux-ci s’appelaient Rex Francorum (Roi des Francs) et le titre fut portéjusqu’au cœur du Moyen Age. Mais à cette époque le terme Francia a fini pardénommer le royaume franc. D’où la dénomination plus tardive Rex Franciae,apparue sous le règne de Louis VI le Gros (1108-1137). (46) Nos langues contemporaines témoignent toujours de ce rôle fondamental joué parle bétail comme indicateur de richesse : le bas-latin captale signifiait la propriété engénéral et le bétail en particulier. Il a donné les vocables de "capital" et de "cheptel".Le terme germanique fihi (vieh en allemand) signifiait de la même manière à la fois larichesse et le bétail.

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anciens Germains ignoraient l'industrie, hormis celle des forges,dont ils tiraient des épées d'un acier soudé d'une qualité certaine,puisque leurs aciers trempés restèrent inégalés jusqu'au XIX°siècle. Ils ne pratiquaient pas le commerce en numéraires, maisseulement le troc. Au demeurant, l'écriture leur était inconnue.Les runes, qui ont surtout servi à la magie et à la religion,n'apparurent qu'à la fin du II° siècle E. C.

27 - L'ancienne société germanique au plan culturel etpolitique - Les concepts d'État et de chose publique étaientinconnus dans l'antique Germanie. Ses habitants ne connais-saient que la soumission personnelle et volontaire envers unchef qui avait su s'imposer parmi les autres guerriers, en raisonde ses aptitudes intellectuelles et physiques. C'est l'institution ducompagnonnage (Gefolgschaft), qui a été décrit par Tacite, sousle nom de comitatus. La société barbare était distribuée en troisgroupes : les nobles, qui se réclamaient volontiers d'une ascen-dance divine, les hommes libres et les autres... essentiellementles femmes, les enfants, les affranchis et les esclaves. Lareligion était polythéiste et le culte, souvent cruel.

28 - L'organisation politique - En général, chaque tribuavait son roi, choisi par l'assemblée des guerriers dans unefamille de la noblesse, mais, dès le I° siècle de notre ère, il nejouait plus qu'un rôle secondaire. Suivant les peuples, son rôles'était limité à la religion ou à la guerre. Nulle part, il nelégiférait. En ce qui concerne le gouvernement, le roi était eneffet entouré de compagnons de haute extraction qui parti-cipaient à la prise de décisions et il devait de surcroît composeravec les hommes libres, dès que ceux-ci étaient en âge de porterles armes. Ils formaient d'ailleurs une assemblée tribale : laThing ou le Ding. Celle-ci désignait le chef du pagus, auquelTacite donne le nom de princeps, qui parait avoir eu desfonctions militaires. A la différence du Centenier (le Thunghinusfranc), dont la tâche était judiciaire.

Chez les anciens Francs, le Roi était essentiellement unchef de guerre, il n'était pas un législateur (47), la noblesse était

(47) L'anecdote célèbre du vase de Soissons montre clairement que Clovis lui-même(qui ne nous a laissé aucune loi) n'avait pas de pouvoir législatif, il devait se soumettreaux coutumes, comme chacun des Francs.

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faible et elle disparut d'ailleurs à l'époque des invasions, si bienqu'à cette époque, tous les hommes libres étaient considéréscomme des égaux.

29 - Les institutions privées - La structure familiale debase était la maisonnée, qui était assez comparable à la domusdes Romains, quoique le pouvoir du père y ait été plus réduit : iln'avait pas le droit de vie et de mort sur les membres de safamille, sauf à l'égard des nouveaux-nés et dans des casexceptionnels, par exemple en cas de flagrant délit d'adultère dela part de l'épouse. Inversement, les prérogatives des membresde la maisonnée n'étaient pas toujours négligeables. Certes, leconsentement de l'épouse n'était pas requis pour le mariage qui,jusqu'à l'époque carolingienne, pouvait procéder d'un achat. Onpeut noter que lorsque ceci disparut, le "prix de la mariée"(pretium uxoris) se transforma en une dot versée par l'époux(dos ex marito), qui étonnait beaucoup les Romains accoutumésà voir la dot constituée par la famille de la fille.

Certes, la femme mariée était généralement placée sous lemundium, la protection tutélaire de son époux, toutefois l'épousen'était pas une chose : elle gardait sa personnalité juridique etelle était ainsi propriétaire de sa dot. Cela se révélait appré-ciable, car elle pouvait toujours être répudiée par son mari,notamment en cas d'adultère.

Si les enfants, quel que soit leur âge, étaient placés sous lemundium de leur père, il leur était cependant reconnu unecertaine capacité juridique et ils pouvaient toujours s'émanciperde la tutelle paternelle, en portant les armes ou en fondant leurpropre maisonnée.

En matière de droit du patrimoine, il convient de soulignerque les Francs ignoraient la propriété privée du sol et desmaisons. Ils gardèrent pendant très longtemps des vestiges decommunisme agraire : à l'époque qui nous occupe, il s'agissaitd'une part de biens communs mis à la disposition de tous,comme les forêts, les landes et les pâturages, et d'autre part dedroits d'usage collectifs sur des terres privées, par exemple undroit de libre pâture. A côté de ceci, les Francs connaissaient lapropriété privée des meubles. Aussi bien ceux-ci étaient-ilssouvent brûlés ou enterrés avec le propriétaire défunt.

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La sanction du droit était confiée aux intéressés eux-mêmes, qui avaient le droit de se venger de tout préjudice subisur la personne du coupable ou sa famille. Il s'agit de lavendetta, connue sous le nom de faida chez les peuplesgermaniques. Mais les Francs en atténuèrent assez tôt la rigueuren admettant son remplacement éventuel par un wehrgeld (prixdu sang), une composition pécuniaire, dont les coutumesfixaient le taux, selon les délits et les personnes concernées.

SOUS-SECTION 2LES GRANDES MIGRATIONS

ET L'ÉTABLISSEMENT DES GERMAINS EN GAULE (IV°-V° SIÈCLES)

30 - Caractères généraux - Dans notre pays, la pénétrationgermanique a été progressive, souvent brutale, mais parfoisaussi pacifique. D'un point de vue général, les "Barbares" étaientnombreux sur les terres de l'Empire, dès avant la chute de celui-ci. Leurs premières incursions massives remontent aux années257. Dès 288, l'Empereur permit à des immigrés alamans etburgondes de se fixer en Champagne, que des troubles avaitdépeuplée et la même chose survint dans de nombreuses régionsde l'Empire d'Orient.

Rome utilisa à cet effet l'institution de l'hospitalité (hospi-talitas), qui concernait jusque là l'hébergement des soldats. Ellefut dénaturée pour assigner un territoire à un peuple, à l'intérieurduquel une partie des domaines impériaux et même despropriétés privées lui était donnée en pleine propriété. Ils'agissait de sédentariser et de pacifier les Barbares, qui deve-naient théoriquement les hôtes et les alliés (foederati) du peupleromain.

On aurait pu penser que les immigrés s'assimileraient aumilieu des autres peuples. En fait, ce fut plutôt l'inverse qui seproduisit, car ils éliminèrent la romanité des régions qu'ilsoccupèrent en masse. Dans ces conditions, on comprend mieuxl'âpreté des heurts entre populations romanisées et barbares. Onest mal renseigné du côté de ceux-ci, car ils ne disposaient pasd'une littérature écrite, mais l'on sait parfaitement quel'antigermanisme était un sentiment fort répandu dans l'Empireet notre pays n'y fit certainement pas exception. Il vitl'établissement des Wisigoths et des Burgondes, puis des Francs.

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31 - L'établissement des Wisigoths et des Burgondes- Ileut lieu à la fin du IV° siècle, c'est à dire à l'époque où les Hunspénétraient en Germanie, chassant devant eux des populationsen quête de sécurité. Cette raison n'est pas étrangère auxmodalités relativement pacifiques de l'installation en Gaule desdeux peuplades.

Alors qu'ailleurs en Europe, des peuples comme lesVandales, les Lombards ou les Anglo-Saxons s'imposèrent parla conquête et pratiquèrent la dépossession unilatérale et forcéedes propriétaires romains, les Wisigoths et les Burgondess'infiltrèrent dans l'Empire et conclurent des traités avec celui-ci.

Les Wisigoths franchirent le Danube en 376. Après avoirerré au hasard dans l'Empire, durant plusieurs décennies, ilss'installèrent, au début du V° siècle, dans le sud-ouest de laGaule. En 418, ils conclurent à cette fin un traité avec Rome, quipermit à leur chef, Théodoric I°, de créer un royaume distinct enAquitaine, à partir de Toulouse. Ils y obtinrent les 2/3 des terresen pleine propriété, tandis que les gallo-romains n'enconservèrent que le tiers.

Entre temps, en 406-407, les Vandales, les Suèves et lesAlains passèrent le Rhin et traversèrent la Gaule. Mais ils ne s'yfixèrent pas et gagnèrent l'Espagne et, pour une partie d'entreeux, l'Afrique du nord.

A peu près à la même époque, les Burgondes s'installèrenten Champagne, où ils participèrent aux côtés des Wisigoths etdes Gallo-Romains à la défense de la région contre les hordesd'Attila. Une fois celles-ci repoussées, vers 443, les Burgondesfurent installés en Savoie, au terme d'un traité, analogue à celuiqui avait été précédemment conclu avec les Wisigoths.Quelques années plus tard, ils se fixèrent dans les vallées de laSaône et du Rhône. Comme les Wisigoths, ils ne s'installèrentpas dans notre pays à la suite d'une conquête armée. Ils n'étaientpas des ennemis, mais des alliés du peuple romain. Leurs piècesde monnaie comportaient d'ailleurs l'effigie de l'empereur.

Aussi importante soit-elle, l'importance de leur établis-sement ne doit pas être exagérée. En effet, ses effets furentrelativement limités pour trois raisons.

En premier lieu, ces Barbares étaient peu nombreux. Lenombre des Burgondes établis en Bourgogne oscille entre10 000 et 25 000 selon les estimations. On sait que les

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Ostrogoths purent s'enfermer plusieurs mois durant à l'intérieurdes remparts de Pavie. Leur nombre pouvait-il alors dépasserdes effectifs modestes ? C'est peu probable. On a avancé à leurpropos le chiffre de 20 000 âmes. Les Vandales qui traversèrenttoute l'Europe, étaient au maximum 80 000 lorsqu'ils franchirentle détroit de Gibraltar, pour s'établir en Afrique du Nord. Certes,le nombre des Wisigoths était probablement plus élevé (peut-être jusqu’à 100 000 personnes). Mais c'est peu pour un payscomme la Gaule qui comptait peut-être huit millions d'habitants(sans la Narbonnaise) et l'on sera sans doute au dessus de lavérité si on estime l'apport germanique à 5% de la population dece qui sera un jour notre pays.

En second lieu, ni les Burgondes ni les Wisigoths netouchèrent aux structures romaines de la Gaule : ils n'avaientaucune hostilité à l'égard de celles-ci, même s'ils étaientréticents à s'assimiler. Le loyalisme des Burgondes ne fut jamaisdémenti. Celui des Wisigoths ne fut remis en cause qu'une fois,lorsqu'ils se rendirent indépendants sous le règne d'Euric (466-484).

Enfin et surtout, la dernière grande migration germaniquequ'ait connu notre pays à cette époque, qui se fit sous le signe dela conquête, balaya, non seulement les derniers vestiges de ladomination romaine en Gaule, mais encore les royautés bur-gondes et wisigothiques qui lui avaient succédées. Il s'agitévidemment de l'entrée des Francs, dont la portée fut incompa-rablement plus importante.

32 - L'établissement des Francs - Les Francs, qui s'établi-rent d'abord en Belgique, restèrent longtemps en bons termesavec les Romains, auprès desquels ils commencèrent às’acculturer avant l’époque des grandes migrations. C'est demanière pacifique et progressive qu'ils s'étendirent dans laseconde moitié du V° siècle, dans le nord de la Gaule, puis lesrégions de la Seine et de la Loire. Leur premier roi à avoir fouléle sol de notre pays, Childéric, fut promu général romain et c'esten qualité de fédérés que les membres de sa tribu s'y installèrent.Ce n'est qu'en 486 que son fils, Clovis, entra en conflit avecSyagrius, qui était le dernier symbole vivant de cinq siècles dedomination romaine en Gaule. Il ne s'agissait pas d'une invasiondélibérée, mais d'une lutte d'influence entre deux chefs d'armées,

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dont l'enjeu était la domination du pays situé au nord de laSeine. Elle trouva son terme à la bataille de Soissons, qui vit lavictoire de Clovis. Puis, en 496, celui-ci écrasa à Tolbiac lesAlamans qui cherchaient à leur tour à s'infiltrer en Gaule. Il étaitdésormais maître de tout le territoire situé jusqu'à la Loire. En507, Clovis conquit l'Aquitaine, repoussa les Wisigoths enEspagne et, en 534, ses fils annexèrent le royaume burgonde etenlevèrent même la Provence aux Ostrogoths. En l'espace dedeux générations, le royaume franc avait à peu près absorbél'ancienne Gaule et était devenu la plus grande puissanced'Occident.

Il ne faut pas y voir l’esquisse de la France à venir : cetespace territorial demeurait foncièrement hétérogène et les gensdu sud, Aquitains ou Provençaux, étaient et resteront jusqu’auXIII° siècle au moins des peuples conquis et opprimés. LesFrancs, comme leurs prédécesseurs, étaient peu nombreux.Cependant leur domination s'ancra solidement. Les descendantsde Clovis régnèrent en Gaule jusqu'au VIII° siècle et lamonarchie qu'ils instaurèrent dura, dans ses grandes lignes,jusqu'au X° siècle. A peu près jusqu'à cette époque, les rois quise succédèrent furent donc des étrangers, différents de la massede leurs sujets gallo-romains, tant par le sang, que par la langue.La royauté franque aurait pu gouverner la Gaule comme les roisvandales ont tenu l'Afrique, sans s'assimiler aux autochtones eten les traitant toujours en vaincus. Ce ne fut pas le cas. LesFrancs de Clovis s'ouvrirent très tôt aux traditions de leur paysd'accueil. Clovis, le premier, rompit définitivement avec lepaganisme de ses ancêtres : il épousa une princesse chrétienned'origine burgonde, Clotilde, puis se convertit à son tour à l'issuede la bataille de Tolbiac, avec 3.000 de ses guerriers. Désormais,les Francs saliens, les seuls parmi les Barbares à s'être convertisau Christianisme romain, reçurent le soutien de l'Église. Laroyauté franque adopta également divers caractères à l'Empireromain : son chef prit les titres de Dominus et d'Augustus. Il seprésenta à ses sujets comme le successeur des Césars etrevendiqua nombre de prérogatives romaines, comme le droit delever des impôts ou de punir les crimes de lèse-majesté. Dèsl'époque de Clovis, des Gallo-romains entrèrent dans l'armée et,sous le règne de ses fils et petits-fils, ils eurent même obligationde le faire.

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SECTION 2L'HÉRITAGE FRANC (V°-X° SIÈCLE)

Il ne faut pas chercher à suggérer de fausses symétries : samarque n’est pas comparable à l’importance de l’empreinteromaine et même chrétienne. Toutefois l’évocation de cettepériode est capitale pour comprendre dans quelles conditions etavec quelle physionomie première émergeront, à compter du X°siècle, des règles de droit nouvelles de part et d’autre de laMeuse et du Rhin. En effet, malgré l’assimilation contemporainequi a été faite entre les Francs et les Français, il faut garder àl’esprit que Clovis, Charlemagne (48) et les Francs n'étaient niFrançais, ni Allemands, car cette distinction n’existait pasencore. D’ailleurs, à tout prendre, leur langue (le Francique)serait plus proche du Néerlandais actuel.

Bien que cette distinction, empruntée au droit romain, soitétrangère au droit franc, on examinera successivement l’organi-sation publique et privée, après avoir précisé quelles étaient lessources juridiques des institutions franques.

Paragraphe préliminaire -Les sources juridiques des institutions franques :un droit d’application essentiellement ethnique

A cette époque, il existait de plus en plus deux domainesjuridiques régis par des sources différentes : le domaine laïque,en principe réglementé par le pouvoir royal, et le domaine"sacré" qui tendait à passer dans la compétence exclusive dudroit canonique.

Les sources profanes étaient principalement les coutumesrédigées propres à chaque groupe ethnique et, d’une moindremesure, les ordonnances -en petit nombre- prises par les princesfrancs applicables à tous leurs sujets.

33 - Les coutumes rédigées propres à chaque groupe :l’ethnisation du droit - Alors qu'à l’époque romaine (commechez nous aujourd'hui), le droit privé, cristallisé au niveauétatique, était d'application territoriale, à l'époque franque, pourl’essentiel, il était d’origine coutumière et variait suivant (48) Il est intéressant d’observer que pour le Franc Angilbert (m.814), comme pour leSaxon Widukind (m.1004) Charlemagne était le "chef", le "maître de toute l'Europe".

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l’appartenance ethno-culturelle des personnes. C'est le systèmedit de la personnalité des lois, auquel la romanité tardive avaiten quelque sorte ouvert la voie, en laissant aux peuples barbaresqui s'installèrent sur son sol leurs droits traditionnels, et c'est lerégime que l'on retrouve encore de nos jours dans certains paystrès composites, comme le Liban.

A titre marginal, notre droit contemporain a lui-mêmelaissé subsister des "îlots juridiques" de personnalité. Tel est lecas Outre-Mer, par exemple en Nouvelle-Calédonie, où ce sontdes coutumes autochtones (et non le Code civil) qui s'appliquentaux indigènes dans certains domaines. Même en métropole, lesimmigrés conservent la partie de leur statut personnel qui n'estpas jugée incompatible avec l'ordre public; d'où lareconnaissance, au profit des Musulmans, de certains effets dumariage polygamique.

Chaque peuple (gens) était régi par un droit propre, celuides "Romains", des Wisigoths, des Burgondes, des FrancsSaliens (= Francs du nord), auxquels appartenait la lignée deClovis, et des Francs Ripuaires (= Francs rhénans), auxquels serattachait celle de Charles Martel, le grand-père deCharlemagne. La transcription des coutumes se fit par vaguessuccessives du V° au IX° siècle.

Si l'on met de côté l'ancienne loi des Bretons d'Armorique,qui aurait été promulgué en 445 par les autorités romaines àl'attention de soldats barbares (Calédoniens, Hibernes et autres)installés dans la péninsule armorique, la plus ancienne,promulguée en 476, est la première version de la "loi" wisigo-thique, le code d'Euric. Puis viennent les "lois" burgonde etsalique qui remontent à l'extrême fin du V° siècle. Le bréviaired'Alaric adopté dans le royaume wisigothique leur estlégèrement postérieur (506). La "loi" ripuaire daterait environ de635. L'Édit de Rothari, qui concerne les Lombards, fut rendu en643. La loi des Alamans et celle des Bavarois auraient étérespectivement rédigées vers 725 et 743. Les "lois" les plusrécentes furent transcrites pour la première fois sousCharlemagne, c'est le cas de la loi des Thuringiens, des Saxonset peut-être de celle des Frisons.

Un certain nombre d'idées générales dominent cette diver-sité. Toutes les coutumes transcrites à cette époque reflètent plusou moins des influences romaines. Sans même parler de l'idée

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d'une transcription et du nom de leges (lois) qui leur fut donné,ces textes sont tous rédigés en latin. Selon que les peuples aux-quels ils s'appliquaient avaient subi plus ou moins profondémentl'influence romaine, le caractère, le contenu de leurs loisvariaient. Là où la romanisation avait été forte, le roi avaitacquis, à l'imitation de l'Empereur, une compétence législativegénérale. La lex était donc son oeuvre en totalité, ou tout aumoins pour la plus grande part. Tel était le cas chez lesWisigoths d’Espagne ou chez les Ostrogoths d'Italie. Leurs"lois" se présentent comme des recueils de constitutions royales.En revanche, chez les Francs, tout comme chez les Anglo-Saxons ou les Lombards d'Italie, les idées romaines avaient fortpeu pénétrées sur ce point. C'est ainsi que la lex salica (49) et, àun moindre degré, la lex ripuaria se contentent apparemment deconstater des coutumes. Pour le reste, ces textes peuvent sediviser en deux grandes catégories : les "lois" applicables auxpopulations germaniques et celles qui s'adressent aux"Romains".

34 - Les "lois" relatives aux populations germaniques -C'est ce qu'on appelait les leges barbarorum. S'agissant de laGaule franque, à laquelle on va se tenir, on pourrait en citerplusieurs (comme la "loi Gombette" des Burgondes, ou le LiberJudiciorum des Wisigoths), mais la plus importante est celle desFrancs saliens.

La célèbre lex salica a été transcrite huit fois, entre le V°et le IX° siècle. Le texte le plus ancien compte 65 titres, maiscertaines éditions en comprennent jusqu'à 107. La dernièrerédaction, dite Lex salica emendata fut réalisée à l'époque deCharlemagne et comportait 72 titres. Cette loi est, pour unebonne partie, un tarif de compositions pécuniaires : elle indiqueavec minutie, pour toutes espèces de délits, la somme que lecoupable devait payer à sa victime ou à la famille de celle-ci.Elle contenait également quelques règles de droit privé. Si onvoulait à tout prix la comparer à un texte romain, il faudrait lefaire avec l'archaïque loi des XII Tables (en 451 A.E.), dont (49) Le préambule de la première rédaction de la Loi salique qui nous est parvenudispose que "cherchant une justice selon les coutumes. . . quatre hommes élus parmiplusieurs par les chefs de ce peuple, ont... décrété ce qui suit". La Loi a doncapparemment une origine populaire. Mai, bien-sûr, il ne faut pas accorder une créanceabsolue à ce préambule.

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l'économie générale est identique. Malgré son importance histo-rique, elle ne s'appliqua jamais qu'aux Francs saliens qui repré-sentaient peut-être 2 % de la population de l'ancienne Gaule.

Au-delà de leur diversité et des progrès réalisés au fil desdécennies, les différentes lois germaniques restent très prochesles unes des autres si l'on considère les pénalités, la solidaritéfamiliale et le régime des preuves en justice. Le régime despénalités tout d'abord suggère deux observations.

En premier lieu, les lois germaniques, comme tous lesdroits primitifs, nous apparaissent surtout sous forme de longues(et ennuyeuses) listes d'interdits assortis de sanctions. La plupartétaient des délits privés, dont la répression supposaitl'intervention des particuliers. Les délits publics, mettant encause les droits du roi, étaient peu nombreux, encore que leurliste se soit allongée à l'époque carolingienne.

En second lieu, depuis la disparition de la faida (50), lespénalités privées donnaient lieu en principe au paiement d'unwehrgeld (prix du sang), c'est-à-dire une composition pécu-niaire: le coupable était condamné à payer à la victime ou à sonreprésentant une somme déterminée par la loi, dont une partielui était destinée (le faidus) et l'autre (le fredus), attribuée au roi.Leurs tarifs variaient suivant la nature du délit et la personne dela victime.

Ainsi, si d'après la loi salique le meurtre d'un Franc salienétait tarifé à 200 sous d'or, celui d'un Gallo-romain de naissancelibre n'en valait que 100 et la somme tombait à 50 pour unaffranchi, libéré suivant le droit romain. La loi wisigothiquefixait les barèmes suivants : meurtre d'un homme de 20 à 25ans : 300 sous ; de 50 à 65 ans : 200 sous ; celui d'un jeunehomme de 15 à 20 ans : 150 sous, et, au dessous de 15 ans, letarif décroissait de 10 sous par année ; les filles jusqu'à 15 ansvalaient moitié prix du tarif des garçons ; mais la femme de 15 à40 ans : 250 sous. Les peines pécuniaires variaient égalementsuivant la qualité sociale : pour un évêque ou pour un comte, letarif était triple. Enfin elles dépendaient du groupe ethnique :dans la loi salique, le wehrgeld du Franc était double de celui duGallo-Romain, mais il n'en était pas ainsi chez les Wisigoths et

(50) Elle s'est opérée à une époque incertaine. Certains rois mérovingiens ont tentéd'interdire la vengeance (par exemple Childebert II en 596) mais c'est Charlemagnequi a réaffirmé la prohibition (779) et l'a rendu effective ... pour peu de temps.

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les Burgondes, sans doute parce que la densité proportionnelledes Barbares était plus faible chez eux que chez les Francs.

Les tarifs du vol témoignaient de variations analogues.Dans la loi salique, le vol d'un porcelet encore à la mamellevalait trois sous, s'il était déjà sevré la peine était d'un sou, le vold'un porcelet au milieu d'un troupeau coûtait 15 sous.

Quoique la dimension pécuniaire prédominait, les peinespubliques n'étaient pas obligatoirement payables en argent.Même si elles étaient moins nombreuses, les "lois" prévoyaientaussi des peines corporelles, telles que la mort, la mutilation, oule bannissement chez les Francs.

L'institution de la solidarité familiale était très forte danstoutes les lois germaniques. En droit criminel, elle s'était mani-festé successivement par l'exercice d'une vengeance collectivepour tous les préjudices causés à l'un des membres du groupe, àl'époque de la faida, puis, après l'interdiction de celle-ci, parl'obligation collective de payer pour un délit commis par unmembre du groupe, en cas d'insolvabilité de son auteur. En cecas, l'individu affirmait son impossibilité de payer par unedéclaration appelée chrenecruda. Sa famille assurait alors lepaiement de sa dette. Elle pouvait éventuellement s'en dégagerpar une déclaration qui plaçait l'individu hors de sa famille,c'était la forisfamiliatio. A partir de 596, en droit salien, cesdispositions tombèrent en désuétude car la charge des délits futdésormais personnelle.

Le système des preuves enfin nous apparaît toujoursprofondément archaïque et formaliste. Les droits germaniquesignoraient largement la preuve par témoins. Le système le pluscourant était celui de l'ordalie bilatérale. C'était un duel organiséentre les parties en litige, au terme duquel celui qui remportait lecombat était regardé comme le vainqueur du procès, car onn'imaginait pas que Dieu ait pu faire perdre la partie à celui quiétait dans son droit.

35 - Le droit applicable aux populations gallo-romaines -Comme les autres peuples, les Gallo-Romains continuèrent àsuivre leur droit traditionnel. Mais la maîtrise de celui-ci étaitdevenue trop difficile pour des praticiens de moins en moinsinstruits. D'autant qu'ils ne disposaient d'aucune compilationd'ensemble du niveau de l'oeuvre de Justinien, que l'Occident ne

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découvrit qu'à partir du XI° siècle et la France à partir du XII°.Les juristes utilisèrent le Code Théodosien (promulgué en 438),mais comme celui-ci était vieux et incomplet, ils recoururent àdes compilations très sommaires mais plus récentes.

Deux de ces textes furent composés sous forme de lois.Suivant l'historiographie traditionnelle, ils auraient étépromulgués par des rois barbares à l'intention de leurs sujetsgallo-romains.

La loi romaine des Burgondes aurait été établie sur l'ordredu roi Gondebaud, qui régna de 474 à 516. On l'appelle éga-lement "livre de Papinien" ou, plus simplement encore, lePapien, du nom de la personne à laquelle on a longtempsattribué (à tort) la rédaction de l'oeuvre. Il semblerait aujourd'huique ce recueil ait été purement privé.

La loi romaine des Wisigoths, dite souvent "Bréviaired'Alaric", parce qu'elle fut rédigée sur l'ordre du roi Alaric II en506, était d'un niveau supérieur et continua à être appliqué cheznous après la bataille de Vouillé en 507, au cours de laquelle leroi wisigoth fut battu et tué par Clovis. Elle finit même par êtreutilisé par l'ensemble des populations gallo-romaines sous formede résumés de plus en plus brefs (épitomés). En 768 encore,Pépin le Bref reconnut le droit de l'utiliser.

36 - Le système de la personnalité des lois - Sous cerégime, la loi était déterminée, pour chaque personne, d'aprèsune qualité qui lui était attachée : son appartenance ethnique outribale, qui pouvait parfois être présumée par le lieu denaissance.

En d'autres termes, la personnalité des lois n'était pasabsolue. D'autant que pour les institutions politiques etadministratives, la loi était d'application territoriale. Il est deplausible de surcroît que les solutions du droit romain aientprévalu pour tous, dans certains domaines sur lesquels les textesbarbares étaient silencieux (notamment le droit des contrats).Enfin on suppute l’existence de coutumes territoriales (51) dontla teneur nous est entièrement inconnue.

Dans tout procès, il y avait lieu de rechercherl'appartenance ethnique des parties afin de désigner la loi qui

(51) Une formule angevine de 515 fait référence à une énigmatique "coutume de la citéd’Angers".

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devait leur être appliqué. Cela se faisait par la professio legis,une déclaration orale par laquelle le justiciable affirmaitsolennellement quelle était la loi de ses ancêtres. En effet, lesenfants suivaient toujours la loi de leur père, du moins s'ilsétaient légitimes. Car évidemment, il existait des cas parti-culiers.

C'est ainsi que l'enfant illégitime, dont le père étaitinconnu, vivait sous la loi de sa mère, l'affranchi avait la natio-nalité à laquelle se rattachait le mode d'affranchissement choisipar son maître. Par exemple, le maître romain qui libérait sonesclave suivant la loi salique faisait de lui un Franc salien.L'épouse avait la nationalité de son époux, mais, après 822, lesveuves recouvrèrent celle dont elles disposaient antérieurementà leur mariage. Les Juifs étaient soumis au droit romain. Unrégime spécial était enfin reconnu à l'Église. En tant que corps,elle était régie par le droit romain, dont l'évolution, sous lapression des nécessités ecclésiastiques, allait engendrer le droitcanonique. En revanche, pris individuellement, chaque clercétait personnellement soumis à la loi déterminée par sonascendance.

En certaines hypothèses, lorsqu'un procès s'élevait entredeux personnes de nationalité différente, il y avait un conflit delois. A l'origine, on appliquait alors la loi franque, en signe desupériorité des conquérants. Puis, au VIII° siècle, on en vint àappliquer à ces procès la loi du défendeur, mais cette règlesouffrait des exceptions.

Ce système de la personnalité des lois déclina dès le VI°siècle, mais survécut dans notre pays jusqu'à la fin de l'époquequi nous occupe, c'est à dire le X° siècle. Puis il fut victime dumélange croissant entre les populations gallo-romaines etgermaniques.

Il y a deux manières d’apprécier cette évolution. Pour lesuns, partisans du pluralisme juridique, le système de lapersonnalité des lois n'a pas empêché la fusion de se produire,alors que les techniques plus assimilatrices qu'auraient utilisé lesRomains pour intégrer les Barbares se seraient soldées par unéchec. Pour les autres, défenseurs d’un droit unitaire et unifié, lepluralisme juridique du royaume franc a retardé l'évolutionpuisqu’il a maintenu pendant un demi-millénaire la spécificité

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de 350 000 Germains vivant au milieu de huit millions de Gallo-Romains et nécessairement appelés à s’y confondre.

D’autant que les ordonnances royales s’adressaient déjà,indifféremment, à tous les sujets.

37 - Les ordonnances des princes francs - Quels quesoient leur type, elles s'appliquaient en principe à tous les sujetsdu royaume, sans distinction d'appartenance ethnique. Al'époque mérovingienne, on donnait encore à ces actes, très peunombreux, des noms empruntés au langage de la chancellerieimpériale romaine, comme édits, constitutions ou décrets. Puis,à l'époque carolingienne, le terme de capitulaire, apparu en 779,s'imposa de façon exclusive. Dans le même temps, ces textes semultiplièrent. On en a recensé 275 pour la période 751-884

Ils concernaient volontiers l'organisation politique. Beau-coup, appelés capitulaires ecclésiastiques, concernaient l'Église.Il s'agissait de dispositions promulguées sous l'autorité du Princequi, généralement, reprenait à son compte des décisionsadoptées par les conciles. Enfin certains complétaient ou modi-fiaient les lois personnelles des peuples. Par souci de commo-dité, des recueils de capitulaires, furent composés à la manièredes codes romains. Les principaux furent celui de l'abbé deFontenelle en 827 et celui de Benoît le Diacre vers 847-852. Lepremier recueil recense 29 capitulaires de Charlemagne et deLouis le Pieux. Le second est plus important, mais il compte denombreux faux.

Le volume de cette législation témoigne de la reconquêtepar le roi de la capacité législative. Mais celle-ci doit êtrenuancée. Tout d'abord, les capitulaires n'exprimaient pas unpouvoir unilatéral. Ils étaient rendus "par le consentement dupeuple et l'ordonnance du roi. Par ailleurs et surtout, ils nereprésentent qu'une (brève) parenthèse dans l'histoire du droitpublic. Dès la seconde moitié du IX° siècle la vieille conceptiongermanique du prince administrateur de la loi revint en force. Ledernier capitulaire édicté en Francia occidentalis date de 884 et,avec un certain décalage, ce phénomène s'observe partout enEurope continentale

38 - Les sources ecclésiastiques - Les canons conciliaireset les décrétales pontificales firent l'objet de plusieurscodifications.

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La plus ancienne est la collectio dyonisiana, réalisée dansla première moitié du VI° siècle, par le moine Denys le Petit.C'est ce moine d'Asie Mineure auquel on doit d'avoir substitué àla numérotation des années partant de la fondation de Rome(753 A. E.), une nouvelle numérotation fondée sur la naissanceprésumée du Christ. Celle-ci se généralisa au VIII° siècle. Sacompilation était constituée de 40 décrétales, 50 canons que l'onappelait apostoliques, bien qu'ils n'eussent pas été rédigés par lesapôtres, environ 340 canons provenant des conciles oecumé-niques et locaux. En 774, le Pape Hadrien I° compléta l'en-semble et le recueil prit désormais le nom de Codex Hadrianus.Il se répandit bientôt dans toutes les Églises de l'Empire franc.

La plus étonnante de ces collections est celle des "FaussesDécrétales", qui remonte au milieu du IX° siècle et fut connuechez nous au X°. Elle portait le nom d'Isidorus Mercator et lebut visé par son auteur (inconnu) était de soutenir un certainnombre de réformes : protéger les personnes et les biens d'Églisecontre les entreprises d'une féodalité naissante, limiter lepouvoir des métropolitains sur les évêques et mettre l'accent surl'autorité pontificale. Dans cette perspective, elle mêlait auxtextes authentiques un certain nombre de faux.

§ 1. L’organisation politique et administrative

38 - Les cadres chronologiques de la période - C'estl'étude des institutions de la Francia occidentalis (la Gaulefranque) et de la Francia orientalis (la Germanie) du V° au X°siècle. Mais afin d’être plus concis, on se centrera sur leroyaume occidental en reprenant les dates habituellementfournies par les historiens, (476 à 987) qui sont évidemment desdates purement conventionnelles.

La première ne concerne même pas un événement interneà l’Hexagone. Le pouvoir impérial ne s'exerçait plus vraiment enGaule (au plus tard depuis 461). La date de 476 renvoieseulement à la déposition de Romulus Augustule, le dernierEmpereur romain d'Occident, par le chef hunnique Odoacre.Elle passa totalement inaperçue. En effet, il y avait déjà bienlongtemps à cette époque que Rome n'était plus la capitale del'Empire et que le titre impérial avait perdu toute significationconcrète en Occident, car il dépendait désormais presqueentièrement du bon vouloir des rois barbares, dont l'autorité se

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trouvait renforcée par les titres romains que leur conféraient lesEmpereurs d'Orient. Aux yeux des populations, le passage de ladomination romaine à la royauté barbare dut être totalementimperceptible. Nous en avons un exemple très éclairant. Aumilieu du V° siècle, à la cour du roi des Burgondes, un grandpropriétaire gallo-romain taquinait ainsi un saint homme qui, il ya bien longtemps, avait prédit la chute de l'Empire romain : "Ehbien, disait l'aristocrate, l'Empire tient toujours, n'est-ce pas ?"Son statut n'ayant pas changé, le roi burgonde se parant d'untitre romain, ce haut personnage ne s'était pas aperçu duchangement opéré.

La seconde date se réfère à l'avènement à la royautéd'Hugues Capet en 987. Mais ce n'était pas la première foisqu'un roi appartenant à cette famille montait sur le trône, lepremier précédent remontant à 888. Par ailleurs, Hugues Capet,qui était moitié-franc, moitié saxon, n’était pas plus français queses prédécesseurs. Enfin son élection ne changea rien àl'institution et à la politique royales. Ce n'est que beaucoup plustard que l'on attribua de l'importance à cet événement. Lorsqu'ons'aperçut d'une part que les Carolingiens avaient été définiti-vement privés de leurs droits dynastiques à cette date, d'autrepart quand il s'avéra que la dynastie capétienne s'établissaitdurablement à la tête de la France.

Il n'est certainement pas inutile de retracer brièvement lecontexte historique de cette période.

39 - Le contexte historique de l'époque franque - Durant ledemi-millénaire de l'époque franque, la couronne passa successi-vement à deux familles.

La première fut les Mérovingiens, du nom de Mérovée qui-s’il a vraiment existé- aurait régné sur les Francs Saliens vers lemilieu du V° siècle. C'est son fils Childéric (?-482) qui installason peuple en Gaule et son petit-fils, Clovis (482 ?-511), quirégna le premier sur notre pays. Sous son règne et celui de sesfils (qui, les premiers, portèrent le titre nouveau de RexFrancorum, les Mérovingiens étendirent leur influence sur toutel'ancienne Gaule. Mais, dès la fin du VI° siècle, des querellesfamiliales commencèrent à affaiblir la dynastie. Puis, après lerègne de Dagobert I°, mort en 639, sans laisser de fils en âge degouverner, le processus s'accéléra sous la pression de deux

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phénomènes. Au plan local, c'est l'émergence progressive depuissances régionales, qui s'enracinèrent fortement, vidant de sasubstance l'idée d'une unité du royaume franc : sur les 263 ansde royauté mérovingienne, le Regnum Francorum n'a eu querarement un seul roi à sa tête : sous Clothaire I° de 558 à 561,sous Dagobert I° de 613 à 639, sous Clothaire III de 657 à 673,sous Childéric II en 673-675 et apparemment après 687, soit 72ans en tout. Dans le même temps, l'Austrasie a eu son propre roipendant 138 ans, la Neustrie 119 ans, la Bourgogne 49. Auniveau central, c'est la montée du pouvoir des maires du Palaiset l'avènement de rois connus sous le sobriquet de "roisfainéants".

La seconde dynastie fut celle des Carolingiens, du nom deson représentant le plus illustre, Charlemagne. Sa familles'illustra d'abord en 732, lorsque Charles Martel, Maire du Palaisaustrasien, battit les Sarrasins d'Abd-al-Rahman, lors de labataille décisive de Poitiers, capitale pour l'histoire de l'Europe,puisqu'elle arrêta l'expansion arabe. En 751, Pépin le Bref, lepropre fils de Charles Martel, également Maire du Palais,renversa Childéric III, le dernier roi mérovingien, et monta surle trône à sa place. La même année, il se fit sacrer roi parl'archevêque de Reims, puis en 754 par le pape Étienne II,introduisant ce cérémonial d’origine biblique dans l'histoire denos institutions. C'est surtout avec son fils, Charles, plus connusous son surnom de Charlemagne, que la dynastie parvint à sonapogée avec, en 800, la restauration de l'Empire en Occident. Ala différence de celui de son prédécesseur antique, l'Empirecarolingien n'engloba jamais l'Italie du sud, l'Espagne, laGrande-Bretagne, l'Afrique du nord, la côte adriatique etl'Orient. Mais il intégra dans sa mouvance toute la Germanie,jusqu'à l'estuaire de l'Elbe, ainsi que les pays danubiens. On avite fait de le qualifier d'éphémère. Il est vrai que, dès Louis lePieux, le premier successeur de Charlemagne, l'autorité publiquecommença à se désagréger. Les Grands, ecclésiastiques etlaïques, imposèrent un véritable partage du pouvoir. Au coursdu IX°siècle, de nouvelles invasions, avec les Arabes au sud, lesVikings au nord et les Magyars à l'est précipitèrent l'effon-drement de la puissance publique, rééditant le drame qui avaitété celui de l'État romain.

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Toutefois, cette seconde vague d'invasions n'aboutitfinalement qu'à l'installation de nouvelles entités territoriales àla périphérie de l'Empire. Les Vikings constituèrent des princi-pautés dispersées, notamment en Normandie (911). LesMagyars se fixèrent en Hongrie (v. 896 ?). Les Arabes fondèrentdes émirats en Espagne méridionale et en Sicile. Seuls parmitous ces envahisseurs, ils ne se convertirent pas et assujettirentles chrétiens au statut inférieur de dhimmi.

Dès 843, l'Empire se disloqua (52) et la Franciaoccidentalis, la future France, eut dès lors, un destin séparé,malgré quelques brèves périodes de réunification. Il n'empêcheque la construction de Charlemagne a duré un demi-siècle,beaucoup plus que l'empire napoléonien qui n'a vécu qu'unedécennie. On n'objecte jamais à Napoléon cette brièveté et on luiimpute au contraire le mérite d'avoir jeté les "masses de granit"qui ont servi de fondation à la France contemporaine. Il en a étéde même pour Charlemagne si l'on considère la longévité desstructures et des innovations de son règne : que ce soit l'admi-nistration généralisée des comtés, celle des missi dominici, cespréfets carolingiens, l'écriture caroline qui va durer avec sesvariantes jusqu'à nos jours, la réforme monétaire qui laissera destraces jusqu'au XX° siècle (53) ou le système des tribunauxconstitués d'échevins. En effet, tous ces traits marqueront lesroyautés "nationales" qui se constituèrent sur les ruines del'Empire à partir de la déposition de Charles le Gros ennovembre 887 : les royaumes de France, de Germanie, deNavarre, d'Italie et de Provence.

Par delà les différences dues au contexte historique, d'é-troites ressemblances lient ces deux dynasties. Certes, laconception de la royauté n'était pas exactement la même sous lesMérovingiens et les Carolingiens, mais l'institution royale étaitsimilaire. C'est ce que nous allons voir en abordant l'organi-sation politique.

(52) Malgré la partition, un certain nombre de princes carolingiens portèrent le titreimpérial. Le dernier roi à le porter en Francie occidentale fut Charles le Gros, déposéen 887. Le dernier souverain à le porter fut Bérenger I°d'Italie (915-924). (53) Il s'agit de la division du sou en 12 deniers. Offa (757-796), roi des Angles,introduisit dans son royaume ce système duodécimal, qui restera en vigueur jusqu'en1971, date de l'abolition de la division de la livre anglaise en 12 shillings et de celle dushilling en 12 pennies.

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Sous-paragraphe 1 : L'organisation politique

Après avoir dessiné les contours généraux de l'organi-sation politique (A), on s'attachera à préciser deux pointsparticulièrement importants : les règles de dévolution de lacouronne (B) et l'étendue du pouvoir royal (C).

A. L'esprit des institutions politiques

Le royaume franc s'inspira de principes romano-germa-niques, traduisant un syncrétisme précoce. La tendance actuelleprivilégie fortement l'héritage romain. Mais cette observation nedoit pas dissimuler la nature fondamentalement germanique dela royauté mérovingienne.

41 - La nature fondamentalement germanique de laconception de la monarchie sous les Mérovingiens - Certes leroyaume franc avait le latin pour langue officielle, sesinstitutions puisèrent largement dans le droit et le vocabulaireromains et avec l'altération de la conception romaine du pouvoirau Bas-Empire, on peut se demander si nombre de traits"barbares" ne procèdent pas en réalité de la romanité tardive.

Mais les caractères dominants de la royauté méro-vingienne demeurèrent germaniques. On peut les envisager enles regroupant autour de deux axes: les traits germaniquesspécifiques à la première dynastie franque et les caractéristiquesbarbares communes aux deux races, qui se sont succédées à latête du royaume franc.

Au titre des aspects originaux, il faut signaler trois carac-tères germaniques, propres à la monarchie de la premièredynastie franque.

La royauté mérovingienne était fondée sur le droit deconquête et revêtait un vif accent militaire. En effet, la fonctionroyale consistait d'abord dans la conduite de la guerre(Heerkonigtum), qui était naturellement primordiale au sein d'unpeuple où, traditionnellement, cette activité était tout à la fois unmoyen d'expansion, un procédé de survie et un style de vie.Ainsi, lorsque Childéric donna en mariage sa fille Rigonthe auroi des Wisigoths Reccarède, il lui constitua pour l’honorer...unesuite de 4000 guerriers.

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Par ailleurs, la royauté franque sous la première race était,sinon laïque, du moins étrangère au spiritualisme chrétien.

Enfin, elle était attachée à l'idée germanique de "raceroyale", comme en témoigne l'hérédité absolue du pouvoir. Auxusages germaniques, il faut également rattacher le port descheveux longs: dépouillé de sa longue chevelure, unMérovingien perdait tous ses droits dynastiques, tel Clodoaldpeu après 524 et Childéric III en 751, qui se retirèrent l'un etl'autre dans un monastère.

Au titre des traits communs aux deux dynasties franques,quatre points méritent d'être examinés.

Il convient en premier lieu de mentionner l'idée germa-nique (que le Christianisme réorientera sous les Carolingiens),selon laquelle le roi était porteur du salut pour son peuple. Ilétait le garant indispensable de l'harmonie cosmique et de lapaix. On ne pouvait pas s'en passer.

En second lieu, le concept romain de respublica s'étaitévanoui. Il n'était plus pour les Mérovingiens qu'une abstractionthéorique dépourvue de sens. Toute la riche substance quecontenait ce terme s'était réduite à son expression la plusconcrète et la plus primitive : le regnum n'était plus qu'unpatrimoine comportant un titre, des terres, des peuples dont onexigeait des tributs et le service militaire. En clair, le royaumeétait désormais propriété du roi : il n'existait aucune distinctionentre le titulaire du pouvoir et le pouvoir lui-même. Malgré larésurrection de l'idée d'État sous les Carolingiens, ceux-ci neparvinrent jamais à s'abstraire tout à fait de cette conceptionpatrimoniale du pouvoir.

Il parait opportun de citer en troisième lieu le caractèrepersonnel de la souveraineté. Le pouvoir royal ne reposait plussur une base territoriale, comme à Rome, il liait des individus àun autre, le Prince. Ce dernier ne s'intitulait pas Roi de tel pays,mais Roi des Francs (Rex Francorum), ce qui est très signi-ficatif. Sous la première race, chaque sujet libre devait d'ailleursjurer un serment unilatéral de fidélité à son roi, c'était leleudesamio. Ce serment fut encore demandé par Charlemagne...et même Hugues Capet.

Au titre des traits communs aux dynasties mérovingienneet carolingienne, il faut enfin faire état du caractère patronal de

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l'institution royale : le roi était le maître, ses sujets, ses leudes,ses hommes (leute en Allemand moderne).

42 - La rencontre des traditions germanique et romano-chrétienne dans la conception de la royauté sous les Carolin-giens- La conception de la royauté sous la seconde dynastiefranque reposait sur divers caractères empruntés à la traditionromaine ou chrétienne.

C'était tout d'abord le retour à la conception romaine de lasouveraineté, s'exerçant sur tous les individus vivant sur unmême territoire. Cela ne se fit pas sans à-coups. C'est ainsi quele serment d'allégeance, tombé en désuétude sous les derniersMérovingiens, fut exhumé par Charlemagne dans les années780.

La dynastie carolingienne retrouva également (de façonéphémère) les concepts d'État, de chose publique et de bienpublic. Comme l'Empereur de Rome, le souverain carolingienexerçait les regalia, c'est à dire les droits régaliens.

Ils comportaient le droit de commandement, l'exercicesuprême de la justice, le pouvoir de créer et de faire payerl'impôt, le monopole de la frappe des monnaies et de sa mise encirculation, le privilège de participer à la désignation desévêques. Toutefois, la monarchie carolingienne ne parvintjamais à éliminer complètement les vieilles traditions barbares.

C'était une royauté théocratique, du moins chez lesCarolingiens occidentaux : le souverain n'était plus un Prince élupar les hommes, mais le représentant de Dieu, comme lerévélaient son titre de Dei gratia rex Francorum (systématique àpartir de Charlemagne), le sacre qui, à partir de Pépin le Bref, en751, fut repris par tous nos rois jusqu'en 1824, et le sermentd'intronisation, que Charles le Chauve fut le premier à prêter en869. En contrepartie, les Carolingiens donnèrent un caractèreobligatoire aux prescriptions religieuses, comme le paiement dela dîme par Pépin et surtout Charlemagne. Cette contreparties'avéra plus durable que le renforcement du pouvoir d'État. Eneffet, la dépendance du souverain à l'égard des Grands reprit ledessus à partir du règne de Louis I° le Pieux, pâle successeur deCharlemagne.

Enfin, la monarchie carolingienne n'était pas une royautéethnique. A compter de la restauration impériale de 800 et des

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conquêtes de Charlemagne, l'Empereur était devenu le souverainde peuples multiples (plurimae nationes). Ainsi, ses successeurss'intitulèrent-ils à plusieurs reprises rex Francorum etGothorum. Mais cette idée s'estompa à partir de la fin du IX° s.

En effet, ces éléments de renouveau ne résistèrent pas àl'éclatement de l'Empire de Charlemagne et au processus deféodalisation qui s'ensuivit. Mais, avant d'en venir à cette pério-de, il convient d'entrer véritablement dans l'analyse de l'insti-tution royale, en abordant le problème de la transmission de lacouronne, celui des prérogatives et des moyens reconnus au roi.

B. La transmission du pouvoir royal

43 - La nature héréditaire de la succession royale chez lesMérovingiens - A cette époque, le roi succédait à son père à latête du royaume, comme n'importe quel héritier à la mort duchef de famille. En d'autres termes les mêmes règles régissaientles hérédités privés et la succession au trône et celle-ci se faisaitsuivant un mécanisme de droit privé.

C'est ainsi que, lorsqu'il y avait plusieurs enfants mâles,légitimes ou naturels, le royaume était divisé en autant de parts.Aussi bien, en 511, le royaume de Clovis fut-il démembré entreses quatre fils, Thierry, Clodomir, Childebert et Clothaire.Même si plusieurs indices révèlent la nostalgie d'un "royaumeentier et intact" et s'il y eut aussi des périodes de réunification(de 558 à 561 sous Clotaire I°, l'un des copartageants de 511,qui survécut à ses trois frères) et de 613 à 639 sous les règnes deClothaire et de son fils Dagobert), l'égalité successorale pré-valant entre les fils ne fut jamais remise en cause. Tout au plusle processus de démembrement à l'infini, génération après géné-ration, fut-il entravé par le fait que lorsqu'un roi mourrait, sa partretournait à ses frères survivants. Cette règle est intéressante caron ne la rencontre pas pour les héritages des particuliers.

Aussi bien la couronne n'avait-elle pas le caractère électifque certains commentateurs ont voulu lui donner. L'élévation duroi sur un bouclier porté par ses hommes et les acclamations deson peuple n'étaient guère qu'une mesure de publicité et non latrace d'une élection populaire, à la différence des règles envigueur dans le royaume wisigoth d'Espagne ou dans celui desLombards d'Italie.

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44 - La part de l'hérédité et de l'élection dans lasuccession royale chez les Carolingiens - Du VIII° au X° siècle,le régime successoral évolua assez nettement.

A l'origine, la nouvelle dynastie, installée grâce à l'usur-pation de 751, était trop mal assurée pour invoquer à son profitle principe de l'hérédité. Elle s'efforça de le rétablir sous couvertd'élection et de sacre anticipés. Le système fut mis sur pied avecPépin le Bref. C'est ainsi que Charlemagne fut élu, puis sacré duvivant même de son père. Il en fut de même de son fils Louis I°le Pieux. L'un et l'autre bénéficièrent de deux éléments de faitqui leur permirent de succéder seuls à leur père : celui-ci était unsouverain puissant et ni Charlemagne en 771, ni Louis en 814n'eurent de frères pour leur disputer le trône (54). Lothaire, le filsaîné de Louis I° le Pieux n'eut pas cette double chance. Son pèreavait davantage l'étoffe d'un saint que celle d'un monarque et sesdeux frères puînés aspiraient au pouvoir. Aussi, malgrél'ordinatio imperii de 817, qui (pour la première fois dans notrehistoire monarchique) disposait qu'au décès du souverain, sonfils aîné, Lothaire, exercerait seul la dignité impériale, les cadetsde celui-ci contestèrent ses droits et se dressèrent même contreleur père (822). Jusqu'à la mort de ce dernier (840), l'Empire futdéchiré par la guerre à laquelle mit fin une conventionfondamentale pour l'avenir de l'Europe, le traité de Verdun (843)qui cantonna chacun des trois prétendants (Lothaire, Louis leGermanique et Charles le Chauve) dans une zone territoriale:c'était apparemment le triomphe de l'hérédité dans sa forme laplus primitive, exempte du contrepoids de la primogéniture.

En fait, le partage avait été rendu possible par l'appuidonné par les Grands. Il est très significatif de noter qu'enfévrier 842, lorsque Charles le Chauve et Louis le Germaniques'allièrent pour exclure tout arrangement séparé avec Lothaire,chaque roi proclama à ses hommes que s'il venait à violer sesengagements, ils seraient déliés de leur soumission envers lui etceux-ci jurèrent qu'ils refuseraient toute obéissance à leur roi s'il

(54) A l'origine, il était prévu que chacun partagerait son pouvoir, conformément à latradition mérovingienne. En 754, Pépin le Bref fit sacrer Charlemagne et son frèreCarloman, qui se partagèrent le royaume en 768. Mais Carloman mourut en 771 et leterritoire fut réunifié. En 806, Charlemagne promulgua la Divisio imperii qui devaitpartager l'Empire entre ses trois fils légitimes, (Louis Pépin et Charles), mais seulLouis I° le Pieux était toujours en vie à son décès, en 814.

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violait ses engagements. Le fondement du pouvoir royalévoluait donc vers une sorte de contrat.

Dans ces conditions, on comprend mieux que l'hérédité neparvint pas à s'enraciner. Si les quatre premiers (et éphémères)successeurs de Charles le Chauve, parvinrent au pouvoir sansélection anticipée, ils le durent, non à leur naissance, mais àl'appui des Grands et la preuve en fut administrée avec le dernierde ceux-ci, Charles le Gros, qui fut appelé par eux au trône deFrancie occidentale en 883 et fut déposé de son vivant, par ladiète de Tribur en novembre 887. Le 29 février 888, le principeélectif fut consacré de manière encore plus spectaculaire : eneffet, les Grands élirent pour roi Eudes, un prince qui nedescendait pas de Charlemagne, ce qui créa des difficultés entrelégitimistes, partisans de la dynastie carolingienne, et robertiens,du nom de Robert le Fort, le père d'Eudes. Les comtes refusèrentsouvent de reconnaître les "usurpateurs" qui n'appartenaient pasà la descendance de Pépin le Bref. Ainsi, pendant le règne durobertien Raoul (923-936), les comtés catalans s’abstinrent dedater les actes officiels du règne du roi en titre. Ce n'est qu'en987, avec l'élection d'Hugues Capet (55), arrière petit-fils deRobert le Fort, que les Carolingiens furent définitivementécartés du trône. Un nouveau lignage royal leur succéda, celuides Capétiens, dont le dernier prince régnant (issu d'une branchecadette) fut Louis-Philippe I°, renversé par la révolution defévrier 1848.

C. L'étendue du pouvoir royal

45 - L'étendue des prérogatives royales sous les dynastiesfranques - A l'époque barbare, le Roi était un maître absolu,comme en témoigne l'étendue de ses prérogatives. Certaines deses attributions se rattachent aux traditions germaniques, d'autresaux traditions romaines.

L'étude des premières est celle du mundium et du bannus,qui désignent le pouvoir de commander, la distinction entre l'unet l'autre n'étant pas parfaitement claire. Le mundium signifiaitl'autorité qui s'exerce par la bouche (mund), c'est à dire lapuissance personnelle. Le roi l'exerçait sur ses hommes, exac-

(55) Il reçut le surnom de Capet en raison des nombreuses chapes d'abbé laïc dont il serevêtait.

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tement comme le père sur ses enfants ou le mari sur sa femme.Le bannus était le pouvoir de donner des ordres et celuid'interdire. C'était quelque chose de semblable à l'imperiumromain, à ceci près que c'était un pouvoir qui n'était nicirconscrit par des limites légales, ni finalisé par l'intérêt public.

En vertu des traditions romaines, les rois francs empruntè-rent à l'Empire détruit sa titulature et diverses institutions,comme le droit de légiférer, celui de lever l'impôt et laprotection conférée par l'incrimination de lèse-majesté.

Mais, ces données juridiques ne suffisent pas à restituer laréalité de l'époque. Celle-ci allait parfois au-delà: ainsi, enviolation des règles canoniques, certains rois désignèrent direc-tement des évêques. A l'inverse, d'autres souverains n'exercèrentpas la plénitude de leur puissance, car il existait des limitespolitiques à leur pouvoir.

46 - Les limites au pouvoir monarchique - Elles tenaientessentiellement à l'influence de l'Église et des Grands.

La première cherchait à mettre un frein à l'arbitraire enrappelant que tout pouvoir comportait des devoirs, ce qui eutpeu d'écho sous les Mérovingiens, mais davantage sous leurssuccesseurs.

A compter du règne de Louis le Pieux, l'Eglise développal'idée jusqu'à s'efforcer de contrôler activement l'exercice de lafonction royale, n'hésitant pas à prononcer des sanctions(spirituelles) contre l'Empereur, comme le montre la Pénitenced'Attigny, en 822 (56).

Les Grands utilisèrent volontiers ces doctrines ecclésiasti-ques tendant à limiter le pouvoir royal afin d'accroître le leur.Dans le royaume franc, au cours du IX° siècle, l'aristocratieimposa l'idée que ce serment n'était pas un acte unilatéral, mais

(56) En 817, Bernard (roi) d'Italie s'était soulevé vainement contre l'empereur. Après sadéfaite, en 818, il fut jugé et condamné à mort. Louis le Pieux le gracia, en secontentant de lui faire arracher les yeux. Mais le condamné ne résista pas à cetraitement et mourut trois jours plus tard, à l'issue d'une atroce agonie. En 822, lesévêques répliquèrent en imposant à l'empereur, en raison de sa cruauté, un acte depénitence publique à Attigny. Une décennie plus tard, après une nouvelle crise, uneassemblée de Grands (dont de nombreux évêques), tenue à Compiègne en 833, déposal'empereur. Les ecclésiastiques qui y participèrent présentèrent leur rôle dans le cadrede la pénitence: le pouvoir de l'Empereur lui avait été ôté à titre de sanction, car ils'était à leurs yeux révélé incapable d'exercer le ministère que l'Eglise lui avait confiéen le sacrant..

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un contrat, selon une idée qui s'épanouit au siècle suivant et toutau long de l'âge féodal.

47 - Les organes du gouvernement royal - Le roi francavait à ses côtés ce qu'on appelait son "palais" (palatium). Cen'était pas un établissement permanent, mais l'ensemble desfidèles qui vivaient auprès de lui et le suivaient dans sesdéplacements, ainsi que ses officiers, dont les plus importantsétaient choisis parmi eux.

Les fidèles étaient appelés domestici, car ils vivaient dansla domus du roi. Ils étaient dits aussi nutriti (nourris), parce quele prince pourvoyait à leur subsistance.

A l'époque mérovingienne, on pouvait distinguer parmieux deux catégories de personnes, d'une part les "antrustions",qui étaient des guerriers et constituaient la garde personnelle dumonarque, d'autre part les convives du roi (convivae Regis) quimangeaient à la table du prince et assistaient celui-ci en qualitéde conseillers.

A l'époque carolingienne, tous les fidèles qui servaientdirectement le roi furent qualifiés de vassaux (vassi dominici ouvassi regales). Tantôt ceux-ci vivaient à ses côtés (vassidomestici), tantôt ils avaient été établis par le souverain dans sesdomaines (vassi casati).

Les officiers royaux étaient eux-mêmes de deux caté-gories.

Les agents les plus subalternes étaient préposés auxécritures. On leur donnait le nom générique de chanceliers(cancellarii), parfois de notaires (notarii).

Sans entrer dans le détail de la nomenclature, les autresofficiers remplissaient certains services domestiques, tout enassurant une fonction dans le gouvernement du royaume. Ils'agit là d'une conséquence extrême de la patrimonialisation dupouvoir; non seulement le royaume est le bien du roi, maisencore, il utilise ses serviteurs personnels pour le gérer.

Sous les rois mérovingiens, le plus important de cesofficiers était le chef de la domesticité royale, le Maire du Palais(major palatii ou major domus). A l'origine, cet agent surveillaitle personnel palatial, comme un majordome. Le terme françaisvient d'ailleurs de là. Par la suite, son rôle s'accrut progres-sivement et il devint de facto un véritable premier ministre. Au

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VII° siècle, le maire du palais obtint le gouvernement duroyaume en cas de minorité du roi et une forte indépendance àl'égard du prince. En effet, la charge devint héréditaire dans lafamille de Pépin d'Héristal, dont Pépin le Bref était le petit-fils.Lorsqu'il destitua le dernier monarque mérovingien en 751,Pépin réconcilia le droit et les faits, car la mairie du Palais étaitdevenue le véritable centre d'impulsion politique du royaume.Connaissant trop bien la puissance de cette institution, lepremier Carolingien l'abolit.

A côté du palais royal, il faudrait également citer desassemblées, d'une part les traditionnelles assemblées de guer-riers qu'on appelait Champs de Mars sous la première race etChamps de Mai sous la seconde, d'autre part des assembléesplus restreintes, les plaids, qui étaient des réunions générales deGrands qui se tenaient périodiquement dans le Palais du Roi.

48 - Les assemblées de guerriers et les plaids à l'époquemérovingienne - Les premières, comme leur nom l'indique,rassemblaient tous les guerriers, une fois l'an, le 1° mars, pourune vaste revue militaire qui permettait au prince de connaîtrel'état d'esprit de ses hommes. C'était les Champs de Mars. Cetteassemblée ne participait plus à la conduite des affaires.

Le roi avait pour cela les plaids, dont les membres, desnotables ecclésiastiques et laïques, étaient convoqués individuel-lement par le souverain. Ils ne jouaient qu'un rôle consultatif. Eneffet, le plaid donnait un avis que le roi n'était pas tenu desuivre. Toutefois, lorsque les princes étaient faibles, les Grandsne craignaient pas de lui résister. Si l'on considère les actes àportée législative promulgués par les Mérovingiens, on peututilement remarquer que les plus anciens, dans la premièremoitié du VI° siècle, se présentent comme l'oeuvre du roi, alorsque les suivants, font état de l'intervention des grands à leurélaboration.

49 - Les assemblées de guerriers et les plaids à l'époquecarolingienne - L'usage du Champs de Mars tomba en désuétudedès le VI° siècle, mais au VIII°, les Carolingiens s'efforcèrent deressusciter l'institution. Dès l'époque de Pépin le Bref, cesvieilles assemblées de guerriers se tinrent désormais au mois demai. D'où leur nouvelle appellation de "Champs de Mai". Eneffet, l'armée comptait de plus en plus de cavaliers qui dépen-

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daient de la pâture de printemps pour la subsistance de leurschevaux. Cette tentative fut cependant de courte durée et, dès leIX° siècle, on ne rencontre plus de telles assemblées.

En revanche les plaids continuèrent à se tenir périodi-quement, en principe à l'automne et au printemps. Mais leur rôleévolua. Sous Charlemagne, il était effacé mais, avec son fils,Louis I° le Pieux, il s'accrut. En 830, les Grands imposèrentainsi au souverain de déclarer que, désormais, il ne décideraitplus rien d'important sans leur consentement. Sous Charles leChauve, son successeur, les plaids arrachèrent en fait au roi unepartie de son pouvoir législatif: de nombreux capitulairescontinrent par la suite deux parties qui en témoignent : le cahierde revendications des Grands et l'ordonnance proprement ditequi était en réalité la réponse du roi aux notables, par laquelle illeur donnait souvent satisfaction. En contrepartie, les Grandsfournirent au prince leur appui dans l'administration duroyaume.

Sous-paragraphe 2 : L'organisation administrative

Son étude est celle des structures de l'administration et dupersonnel administratif.

50 - Les structures de l'administration générale - Onremarque à l'époque franque la disparition des anciennesstructures administratives romaines, à l'exclusion toutefois desdistricts (civitates).

Comme on l'a déjà vu, à la veille des invasions, la Gaulefaisait partie d'une des deux préfectures du prétoire que comptaitl'Empire romain d'Occident. Chacune était divisée en diocèses,deux pour notre pays, eux-mêmes distribués en provinces, 17pour toute la Gaule, divisées en districts, dont le nombre aoscillé entre 112 et 125. Tous ces cadres et les fonctionnairesqui étaient placés à leur tête furent balayés par les invasions.Tous sauf les districts formés d'une ville importante et de sonpays environnant. Bien souvent le chef-lieu urbain de celui-cifinit par prendre le vieux nom pré-romain de l'ancien district, enraison du retour du centre de gravité de l'élément urbain àl'élément rural : c'est ainsi que Lutèce, capitale du peupleceltique des Parisii et du district du Parisis, devint Paris,Caesarodunum, chef-lieu de celui des Turones, Tours,

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Caesaromagus, chef-lieu de celui des Bellovaci, Beauvais. Onpeut penser que c'est son ancienneté qui a permis à cettestructure administrative de survivre à l'ordre romain et que lachute de l'Empire a rendu la plus grande partie de la Gaule aumonde primitif des civilisations rurales traditionnelles, ancréesdans la préhistoire.

Dès son origine, le royaume franc adopta pour divisionadministrative l'antique distribution en districts, rebaptiséestantôt pagi, mot qui a donné en français le terme de "pays",tantôt, à une époque plus récente, comitatus, car le fonctionnaireplacé à leur tête était le comes, ce qui a engendré les vocables decounty en langue anglaise et "comté" dans la nôtre.

A l'époque carolingienne, le système administratif se pré-cisa. Le nombre des pagi fut porté à 700 en raison de l'extensionterritoriale et 500 comtes furent nommés à leur tête. Par ailleurs,ces pays furent eux-mêmes divisés en circonscriptions pluspetites, qui furent qualifiées tantôt de centaines (centenae),tantôt de vigueries (vicariae). Ensuite, sous Charlemagne, futconstitué un corps d'inspecteurs chargés de surveiller lesfonctionnaires locaux : les missi dominici, littéralement lesenvoyés du Seigneur. L'Empire fut divisé en plusieurscirconscriptions d'inspection (missatica) et chacune d'elles futrégulièrement visitée par deux inspecteurs, généralement unévêque et un comte, choisis parmi les représentants les plusdignes de confiance des deux corps. Ceux-ci tenaient des assisesitinérantes qui rendaient la justice au lieu et place des tribunauxordinaires. Mais, dès le règne de Louis I° le Pieux, l'institutiontomba en décadence et le pouvoir des fonctionnaires locaux serenforça, ce qui allait déclencher le processus de féodalisation,qui allait faire de ceux-ci de véritables seigneurs sur leurs terres.

Ceci nous invite déjà à aborder l'étude du personneladministratif à l'époque franque.

51 - L'organisation hiérarchisée du personnel adminis-tratif- A l'intérieur de chaque pagus, le comte était chargé de lajustice et de l'administration ordinaire. Ses moyens étaientconsidérables car, en qualité de délégataire du roi, il exerçaitdans son ressort territorial le mundium et le bannus. Comme unetelle charge était fort lourde pour un seul homme, il était assistéd'auxiliaires qu'il nommait et révoquait à son gré. A l'époque

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carolingienne, on donna à ces fonctionnaires comtaux le nomqu'avaient déjà pris les agents du Roi : on les appela des vassi.

Le comte n'avait en principe aucun autre supérieur que leRoi. Cependant, dans certaines régions, il s'interposait entre euxun intermédiaire, appelé le duc. Tel était le cas au VIII° siècle enAquitaine, puis aux IX° et X° siècles, en Bretagne, en Gascogneet en Normandie.

En fait, cette administration était plus oppressive quetutélaire et ses agents commettaient toutes sortes d'abus audétriment de leurs administrés. Les souverains de l'époque cher-chèrent à réagir en organisant une administration extraordinaire.

On a déjà rencontré l'une de ses deux composantes, celledes missi dont un capitulaire de 802 précisa le rôle et les pou-voirs. Dans le monde franc, l'institution tomba assez rapidementen décadence.

En revanche, la seconde institution prit rapidement unegrande extension. Il s'agissait des chartes d'immunité qui accor-daient à des notables locaux, surtout des dignitaires ecclésias-tiques, de voir placer leurs domaines en dehors de la puissancedes fonctionnaires royaux. En effet, toutes ces chartes conte-naient une clause qui interdisait à tout agent public d'entrer surles terres de l'immuniste pour quelque cause que ce fut. End'autres termes, elle faisait de ces territoires des enclavesindépendantes au milieu des pagi. L'autorité qui, ailleurs,revenait au Comte, était conférée au propriétaire immuniste.Celui-ci administrait son territoire et y rendait la justice, au lieuet place du tribunal de droit commun. Certes les droits del'immuniste ne pouvaient faire obstacle à ceux du souverain,mais celui-ci était loin. Cette technique administrative éclaire lafaiblesse de l'État, même si l'on admet qu'elle était ingénieusepuisque les immunistes devaient alors assurer par leurs propresagents la perception des revenus publics pour le compte duTrésor royal, en gardant pour eux la rémunération de cette tâchede gestion.

§ 2. L’ordre juridique privé et l’organisation judiciaire

Sous-paragraphe 1 : L’ordre juridique privé

Certaines institutions apparues à l'époque franque ont deséquivalents dans nos droits contemporains.

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Le plus souvent, il s'agit d'un rapprochement circons-tanciel, qui ne doit rien à l'époque barbare et à son influenceéventuelle. Tel est le cas de la personnalité des lois, dont ladisparition a laissé subsister un petit nombre d'"îlots juridiques"ou de l'idée que les châtiments corporels sont indignes d'unhomme libre, qui irrigue toujours notre droit pénal, même sicelui-ci en a tiré des conséquences très différentes (avec l'incar-cération inconnue de la période franque).

En revanche, dans certains domaines, les traditions germa-niques sont incontestablement à l'origine de traits durables dansnotre civilisation juridique. Le plus évident est l'attachement à lafamille par le sang, qui a fortement imprégné (et imprègneencore) notre droit privé.

Sous-paragraphe 2 : L'organisation judiciaire

Son examen est celui des différents tribunaux et de laprocédure suivie devant ceux-ci.

52 - Le pivot de l’organisation judiciaire : le mallus - Letribunal de droit commun était, dans le ressort de chaquecentaine, le mall, en latin mallus. C'était une assemblée dupeuple qui siégeait à ciel ouvert, conformément aux anciennestraditions des peuples germaniques. A l'époque mérovingienne,le mallus devait être présidé par le centenier (centenarius, ditencore thunginus) qui était, semble-t-il, élu par les hommeslibres de la circonscription. Mais ce magistrat disparut dans laseconde moitié du VI° siècle. Désormais, la charge de con-voquer et de présider le mallus passa au comte ou son déléguépermanent dans la centaine, le viguier (vicarius). Le tribunalétait composé d'hommes libres, les rachimbourgs (dits aussiboni viri ou viri sapientes), qui étaient choisis par le comte.Compte tenu de la variété des droits applicables, celui-cichoisissait des hommes d'ethnies différentes, ainsi vit-onsouvent se côtoyer, comme à Toulouse, des jurés goths, romainset même saliens. Le mallus était compétent pour juger tous leshabitants de la circonscription, tant barbares que gallo-romains,sous réserve d'un recours devant le tribunal du Palais: en effet,en cas de déni de justice patent, le plaignant pouvait s'adresserau roi. Un édit de Clotaire II de 614 prescrit d'ailleurs qu'en cecas le souverain (ou en l'absence de ce dernier l'évêque)

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châtierait le coupable. Comme les sessions du mallus étaientfréquentes, les rachimbourgs se trouvaient souvent dérangésdans leurs occupations, ce qui amena une réforme importantesous les Carolingiens. A cette période, les réunions du mallusfurent limitées à trois sessions l'an. Comme il fallait bien assurerla justice dans l'intervalle des réunions de la cour, Charlemagneinstitua vers 780 des juges de profession, dans chaque centaine :les scabini, d'où est venu en français le mot échevin. Unchangement fut également opéré pour la présidence. Pour lesgrandes affaires, les meurtres, incendies, rapts et vols au pénal,les questions d'état et de propriété au civil, la présence obli-gatoire du Comte fut exigée. Pour les litiges de moindreimportance, celle du viguier suffisait.

53 - Le tribunal du palais - En toutes hypothèses, lemallus relevait du Tribunal du Palais, dans la mesure où toutplaideur ayant à reprocher aux rachimbourgs ou aux témoins,non point une erreur de droit, mais des manquements gravespouvait les poursuivre devant lui. La compétence de cetteinstance, pas plus que celle des Assises des missi dominici,n'était pas déterminée par des règles fixes : il appartenait au Roiou à son représentant en mission d'accueillir toute affaire digned'être élevée à lui. En règle générale, certaines étaient reçues dèsla première instance, tantôt en raison de la nature du litige,tantôt en considération de la qualité des personnes concernées.Dans le premier groupe, il faut citer les cas de trahison, dedésertion, de lèse-majesté et les litiges relatifs au domaine duRoi. Dans le second groupe d'affaires, on englobait les litigesauxquels les clercs ou les comtes étaient parties.

54 - La procédure judiciaire privée - La procédure privée,relative aux délits privés, était celle dans laquelle deux partiess'affrontaient sur un pied d'égalité. Elle s'appliquait, nonseulement aux affaires civiles, mais encore à toutes les affairescriminelles ne mettant pas en cause l'institution royale.

C'était une procédure accusatoire. Elle nécessitait l'inter-vention d'un accusateur. Sans lui, le juge ne pouvait pas se saisird'office.

C'était également une procédure formaliste. Chacune desparties devait accomplir certains rites et prononcer certainesparoles prévues par le cérémonial, à peine de perdre son procès.

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La procédure débutait par une citation opérée par ledemandeur au domicile du défendeur. Si celui-ci n'y répondaitpas dans un délai fixé par la loi salique à sept nuits, il étaitcondamné à une amende de quinze sous d'or. Après quoi, ledemandeur pouvait procéder à une seconde tentative. Après troiscitations infructueuses, le requérant pouvait faire citer sonadversaire devant le Roi qui, pour peine de sa contumace,pouvait le mettre hors-la-loi, entraînant ainsi la confiscation deses biens.

C'était enfin une procédure primitive. En effet, alors qu'àRome, la justice était appliquée avant tout par des spécialistes,sous les Francs, les tribunaux se trouvaient entre les mains d'unearistocratie, souvent inculte.

Les modes de preuve étaient très divers. Il s'agissait,comme aujourd'hui, de l'aveu ou du témoignage.

Ce pouvait être aussi un serment purgatoire, prêté avec unnombre rituel de cojureurs (cojuratores). Ces cojureurs n'étaientpas des témoins (testes), ils n'attestaient pas de la véracité desfaits, mais se portaient garants de la moralité de l'accusé.

L’outil probatoire le plus usuel était certainement l'ordalie,appelée aussi le jugement de Dieu (judicia Dei), auquel ondemandait d'intervenir par un signe. Tantôt, c'était dans le cadred'une ordalie unilatérale. La plus courante, prévue dans la Loisalique, était l'épreuve de l'eau bouillante (aqua fervens). Unepierre était mise par le juge au fond d'une cuve pleine d'eaubouillante. Le défendeur devait la retirer avec la main. Unpansement était fait immédiatement, fermé par le sceau du juge.Au bout de quelques jours, on examinait la plaie. Si elle était envoie de guérison, c'était signe que le défendeur avait le bon droitpour lui. Si la plaie avait mauvaise apparence, c'était la preuvequ'il avait tort. Plus pénible encore était l'épreuve du fer rouge(ferrum candes). Le défendeur devait prendre un fer rouge à lamain et faire neuf pas. Il y avait lieu aussi à l'examen de la plaieau bout de quelques jours. Tantôt l'on organisait des ordaliesbilatérales. Il s'agissait soit de duels judiciaires, dans lesquels lapartie vaincue était considérée comme ayant tort, soit del'épreuve de la croix (judicium crucis), introduite sousCharlemagne : l'accusé et les plaideurs se mettaient les bras encroix et le premier qui les laissait tomber ou s'effondrait étaitprésumé coupable. Ces pratiques ont marqué profondément

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l'inconscient collectif. D'ailleurs, dans la langue courante, on ditencore : "mettre sa main au feu" et "baisser les bras". Ces méca-nismes nous paraissent aujourd'hui parfaitement absurdes. Maisils ne l'étaient pas pour les hommes de l'époque, dont la foinaïve ne leur permettait pas de concevoir une abstention divine.D'autant que ces règles obéissaient à une certaine rationalité:ainsi, pour les ordalies unilatérales, les juges déterminaient lanature de la preuve (plus ou moins difficile) suivant l'idée qu'ilsavaient de la culpabilité de la personne.

Il résulte de ce système qu'il n'y avait pas d'appel. Dans unrégime de preuve où prédomine le jugement de Dieu, lapuissance de l'au-delà est censée avoir tranché le débat, qui nesaurait être remis en question. Par la suite, l'Église condamna lesordalies, notamment au IX° siècle.

Les peines applicables dans le cadre de cette procédureétaient, on l'a vu, exclusivement pécuniaires. Une partie allait àla victime, l'autre au roi. Dans le cadre de la procédure publique,l'amende était entièrement versée au souverain.

55 - La procédure judiciaire publique - Dans le cadre de laprocédure applicable aux délits publics, il n'y avait plus deuxparties formées l'une contre l'autre : il n'y avait qu'un défendeur,qui était cité par l'autorité publique à l'aide d'une bannitio, unban, par lequel le roi ou le Comte sommait le défendeur decomparaître devant son tribunal dans un certain délai. Cettecomparution était assurée par diverses garanties, dont pouvaituser l'autorité publique, qui pouvait prendre des gages sur lesbiens de l'inculpé ou caution parmi ses voisins, dits alorsfidéijussores, c'est à dire des répondants. Les modes de preuveétaient similaires. En revanche, les pénalités pouvaient être desamendes ou des peines corporelles, notamment la mort.

Avec eux s'achève ce panorama des institutions franques.A partir du X° siècle, celles-ci perdirent la précision de leurscontours. Plus généralement, les traits romains et germaniquesde ces institutions perdirent de leur netteté : la fusion entre ceux-ci était achevée. Une nouvelle société commençait à s'élaborer.Un nouveau système juridique également. Il n'était plus ni gallo-romain, ni franc. Peut-il pourtant être qualifié de français ?

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PREMIÈRE PARTIE

LA LENTE GESTATION DU DROITFRANÇAIS A L’EPOQUE

SEIGNEURIALE ET FÉODALE (XI-XII°siècles)

Le trait le plus remarquable des institutions, qui se sontétablies à compter de l’An Mil, est qu’elles sont dépourvues detout caractère national. En effet d'un bout à l'autre de l'Occidentelles ont revêtues des formes très voisines, que séparenttoutefois certaines différences aux plans régional et local. End’autres termes, il serait vain de chercher à individualiser à cetteépoque un droit français un tant soit peu substantiel. La notionétait inconnue et l’expression, également. Ce n’est que d’unpoint de vue rétrospectif qu’on peut parler pour cette périoded’une gestation, dont sortirait un jour prochain un ordrejuridique à la physionomie insoupçonnée.

56 - Les cadres conceptuels: les distinctions théoriquesentre féodalité et vassalité, entre organisation féodo-vassaliqueet institution seigneuriale- Vers le X° siècle, sur les décombresde l’organisation politique carolingienne émergea un nouveausystème. C’est le régime féodal ou seigneurial. Ces notionsposent des problèmes ardus, car elles ont souvent été histo-riquement confondues.

Telles les deux faces d'une pièce de monnaie, féodalité etvassalité renvoient aux deux aspects d'une même réalité. Eneffet la soumission d'un vassal envers son seigneur (le vasse-lage) s'y accompagnait de la supériorité de celui-ci et assezgénéralement de la remise d'un fief (l'inféodation). Nulle partcette corrélation n'a été aussi claire qu'en Normandie. Mais iln'existe aucun lien théorique entre ces deux notions. Ainsi, enEspagne (si l'on exclut la Catalogne) les rois conservèrent leurautorité sur leurs vassaux, en évitant de leur abandonner desfiefs, préférant leur verser de l'argent, si bien que l'Espagne aconnu le vasselage sans être jamais féodalisée à proprementparler. En Provence (terre d'Empire), jusqu'au milieu du

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Première Partie 81

XII°siècle, coexistèrent des vassaux sans fiefs et certainspersonnages qui n'étaient pas des vassaux mais n'en possédaientpas moins des tenures se présentant comme des fiefs.

Organisation féodo-vassalique et institution seigneurialeont également été souvent confondus. Certes l'une et l'autresupposent des relations hiérarchiques (respectivement entreseigneurs et vassaux d'une part, seigneurs et paysans d'autrepart). Pourtant, dans son acception initiale, l'institution féodalerenvoie à un système de rapports personnels, fondé sur leconsentement mutuel, et l'institution seigneuriale fait référence àl'organisation territoriale des seigneuries, qui repose sur lacoutume. Par ailleurs le pouvoir "seigneurial" d'un seigneur surses paysans n'a rien à voir avec le pouvoir "féodal" d'un seigneursur ses vassaux.

Dès lors comment dénommer avec exactitude cettepériode nouvelle? Si on écarte le vocable de vassalité, dont laréalité existait déjà à l'époque franque, il reste deux appellationspossibles: seigneuriale (en raison de la situation déterminantequ'occupe désormais la seigneurie dans les structures d'enca-drement des populations) ou féodale (compte tenu de la placeessentielle que finit par occuper le fief dans la relation entre levassal et son seigneur). Bien qu'aucune solution ne soit pasentièrement satisfaisante, on choisira de parler ici d'époqueseigneuriale et féodale.

57 - Les cadres chronologiques - La période qui vit sedévelopper l'organisation féodo-vassalique et l'institutionseigneuriale débute avec l'effondrement de l'autorité publiqueque les Carolingiens avait su reconstituer et l’histoire du sys-tème féodo-vassalique s'achève avec la renaissance de l'État.Mais il est difficile de dater ces deux réalités, qui correspondentchacune à des mutations de longue durée.

Dans ces conditions, si l'on veut fournir des repères clairs,il faut s'entendre sur des choix qui contiennent inévitablementune part d'arbitraire.

En amont, l’an mil ou l'établissement définitif de ladynastie capétienne, en 987, est généralement admis commepoint de départ. Dans le Regnum Francorum cette datecommode renvoie d'ailleurs à une période qui marque le point leplus bas de la décadence de la royauté en face des Grands. Les

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actes qui nous sont parvenus de la chancellerie de Hugues Capeten disent long : ils ne comptent plus qu'un seul notaire et aucundiplôme ne fut adressé dans le sud du Royaume, pratiquementsoustrait à l'autorité de la couronne, jusqu'au XII° siècle.L'entourage princier du roi se borne désormais à des seigneurs etchâtelains de la région parisienne.

En aval, en revanche, la détermination d'une césureindicative d'une "renaissance" du pouvoir royal, fait l'objet debien des dissensions.

En règle générale, après que la spirale descendante aittrouvé ses limites au XI° siècle, on assiste dans la plus grandepartie de l'Europe au début d'une dynamique de regroupement etde renforcement des gouvernements centraux. Son cadre géogra-phique varia. Là où la mutation s'opéra au plan "régional",notamment en Allemagne et en Italie, les États territoriauxdevinrent de plus en plus indépendants et la réalisation d'un Étatnational s'avéra impossible. Là où la modernisation s'effectua àun niveau plus élevé, comme en Angleterre, où une monarchiepuissante s'imposa très tôt (surtout avec la conquête de 1066),elle dégagea les voies à son émergence.

Dans le cas de la France, la difficulté tient au fait quel'évolution a été très progressive. Le rassemblement des terresdites après-coup "françaises" débute timidement sous le règnede Philippe I° (57). Sous celui de Louis VI le Gros (58), lesouverain prit le titre de Rex Franciae, Roi de France, depréférence à celui de Rex Francorum, le concept de couronneémergea et celui d'imperium resurgit. Mais c’est sous PhilippeAuguste (59), que commença vraiment le lent processushistorique qui conduisit à la reconstitution de la souverainetémonarchique. A son avènement, en 1180, la plus grande puis-sance de l'Hexagone était l'État anglo-normand. A cette époque,le domaine royal capétien, centré sur l'Île-de-France, couvraittout juste la superficie de quelques départements actuels etn'avait aucun débouché maritime. Le roi apparaissait en faitcomme un grand seigneur parmi d'autres. C'est lui néanmoinsqui entama la politique d'annexion des grands fiefs. En 1208,son domaine s'étendait au Berry et à l'Auvergne, la soumission

(57) (1060-1108) (58) (1108-1137) (59) (1180-1223),

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Première Partie 83

de l'Ouest et de la majeure partie de l'Aquitaine était opérée et laCouronne contrôlait désormais tout le littoral septentrional del'Artois à la Saintonge. Elle avait enlevé leur prépondérance auxAnglo-normands. Par ailleurs, l'autorité monarchique étaitconsidérablement raffermie (60) : le roi était bel et bien redevenule premier dans son royaume et, sous saint Louis (61), il fit mêmefigure de premier roi chrétien. En dépit de tous ces éléments, ilfaut néanmoins observer qu'à la fin du règne de Philippe-Auguste, en 1223, les cadres institutionnels du royaume étaienttoujours féodaux et que le roi, dont toutes les guerres furentmenées contre des vassaux rebelles et jusqu'à la complèterestauration du droit féodal, n'était jamais, en droit et en fait, quele premier seigneur du Royaume. D'où l'idée que c'est le règnede Philippe IV le Bel (62), qui marqua le tournant capital. Aveclui la royauté changea de nature et se dépouilla de sonrevêtement féodal : le roi de France se dota des moyens idéolo-giques et matériels de passer au dessus de tous ses barons pourexercer son emprise sur ses sujets, retrouvant "une certaineplénitude des fonctions régaliennes", et soumit la féodalité,comme d'ailleurs l'Église. On pourrait en fournir plusieursexemples. Ainsi, en 1300, Philippe le Bel préféra une aidefinancière à la levée d'une armée, c'est à dire qu'il s'adressa àtous ses sujets au lieu d'en appeler à ses seuls vassaux. End'autres termes, le lien d'homme à homme sur quoi se fondait lastructure féodale commença à s'effacer derrière le ressortterritorial dans lequel s'exerçait la puissance publique. Désor-mais, le roi était davantage que le suzerain "fieffeux" de tout leroyaume, il n'était plus seulement au dessus de la pyramideféodale, mais à côté d'elle : ses prérogatives relevaient d'uneessence supérieure à celle des seigneurs et s'inscrivaient au-delàdes droits nés du contrat féodal-vassalique. Enfin, la France étaitdevenue dans l’intervalle le plus grand royaume d'Occident.C'est donc la montée sur le trône de Philippe le Bel dont onusera pour délimiter la fin de la période seigneuriale et féodale.

(60) L'affaire de l'annulation du mariage du roi et d'Ingeburge du Danemark le prouveamplement : pendant vingt ans (1193-1213), Philippe Auguste, soutenu par le clergéfrançais, refusa d'obtempérer aux admonitions des papes, qui lui demandèrent dereprendre auprès de lui son épouse légitime. (61) (1226-1270) (62) (1285-1314)

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SOUS-PARTIE 1

LES ORIGINES HISTORIQUESDES INSTITUTIONS SEIGNEURIALES

ET FÉODALES

Ces institutions, qui se sont établies d'un bout à l'autre del'Occident, procèdent de causes communes, qui n’excluent pascertaine spécificités locales..

58 - L'existence de certaines causes particulières d’unerégion à l’autre - Souvent les seigneuries sont apparues demanière très diverse d'un endroit à l'autre. Suivant les lieux,l'usurpation de la puissance publique s'est opérée par un grandpropriétaire, un agent administratif de haut rang ou un guerrier,qui sans aucun mandat public s'est construit une place fortifiée.D'une contrée à l'autre, la transformation a été rendue possiblepar l'évolution d'un grand domaine rural, celle qui a affecté ladétention de fonctions publiques, la construction spontanée d'unchâteau ou la nécessité de défendre une terre d'Eglise. De même,les liens de fidélité se sont nouées ici et là de façon variable. Ilne parait pas absolument indispensable de détailler toutes cesmodalités propres à telle ou telle région. Mieux vaut s'en tenir àdes lignes générales, en s'efforçant de ne trop sacrifier le "réelde la vie sociale", car le nouveau système procèdeprincipalement de causes générales.

59 - La prévalence de certaines causes générales dansl’espace de l’ancien Empire carolingien - Le nouveau régimen'est pas issu de l'apparition d’institutions nouvelles, mais del’évolution qui a affecté les institutions existantes. La traditiona-étatique des Germains lui a offert un terreau propice (chap. 1),et la désagrégation du pouvoir central carolingien, qui a entraînél'indépendance croissante de ses agents, en a été le catalyseur(chap. 2).

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CHAPITRE 1

LA TRADITION GERMANIQUE

La prépondérance des liens de dépendance personnelle etla patrimonialité du pouvoir politique, caractéristiques de latradition germanique, ont certainement ouvert la voie à laféodalité (d’autant qu'elle a bénéficié d'une évolution parallèledu monde romain, avec le patronat du Bas-Empire).

SECTION 1LA PRÉPONDÉRANCE DES LIENSDE DÉPENDANCE PERSONNELLE

60 - La "commendatio" franque - La vieille traditiongermanique du Gefolgschaft (compagnonnage) s'est perpétuéetout au long de l'époque franque, à travers la commendatio, quidésignait dans les coutumes franques la soumission d'un certainnombre d'hommes à un chef plus puissant auquel ils serecommandaient. Le procédé consistait pour le commendatus(ou vassus) à s’en remettre à son senior dont il reconnaissait laprééminence. En contrepartie -car la commendatio à ladifférence du leudesamio en comportait une- le senior prenait lerecommandé sous sa protection. Cette technique fut utiliséeprimitivement par les personnes de rang inférieur. Mais peu àpeu le procédé se généralisa à tous les échelons de la société,gagnant les "Romains" libres, mais aussi l'aristocratie germa-nique. Ces nouveaux commandés donnèrent à leur engagementun sens différent.

Pour les "Romains", la commendatio ne pouvait pas avoirle caractère inégalitaire qu'elle comportait chez les Francs. Ils enfirent un accord librement consenti avec un égal, dont l'élémentessentiel était la foi, obligeant chacun à une fidélité réciproque.

Pour l'aristocratie germanique, l'engagement pouvaitparfaitement consacrer une subordination, mais pas ses aspectsles plus infâmants : il n’était certainement pas héréditaire pourépargner au commendé la choquante condition d'une contraintehéritée avec le sang.

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61 - L'évolution de la "commendatio" franque vers leseniorat et la vassalité - Dans l'Empire carolingien, il étaitentendu que le commendé de haut rang s'engageait en principepour la vie, mais il devait servir son maître dans la mesure quiconvenait à un homme libre, ce qui imposait des limitations. Or,ces limitations étaient assez peu précises et même le capitulairede Mersen de 847, qui s'efforça de généraliser le système à tousles hommes libres, nous éclaire peu de ce chef. Au bout ducompte, le processus engendra les vassi, c'est à dire la vassalitéde l'époque féodale.

En revanche, il n'est pas douteux que l'engagement desdépendants de rang inférieur n’avait pas besoin d’être renouveléde génération en génération. Il débouchera sur la "commendise"féodale qui ne concernait plus que les hommes "in poesté".

SECTION 2LA CONCEPTION PATRIMONIALE DU POUVOIR

Cette caractéristique de la société franque s'est exprimée àl'époque carolingienne avec le système bénéficial (n°62),introduit par les Mérovingiens, et le système des immunités(n°63), que connaissait déjà le Bas-Empire.

62 - Le système des bénéfices - A l'origine, sous lesMérovingiens, le beneficium n'était qu'un bienfait unilatéralconsenti par le roi, généralement des terres données en pleinepropriété à ses fidèles.

Sous les premiers Carolingiens, il se transforma en uneconcession viagère, consentie aux serviteurs du roi, au premierrang desquels les vassi dominici, investis d'un honor, une chargepublique. Honor et Beneficium étaient donc deux chosesjuridiquement distinctes : la fonction et le traitement accom-pagnant celle-ci. Mais, à la fin du IX° siècle, la confusion entreles charges publiques et les bénéfices se généralisa, d'autant queles uns et les autres devinrent héréditaires. Honor et Beneficiumfurent tenus pour synonymes et la confusion s'établit entre lafonction et son propre traitement. Le système des fiefs,caractéristique de l'ordre féodal, s'appuya sur ce précédent et enpratique, bien souvent on dut passer insensiblement de l'un àl'autre.

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63 - Le système des immunités - Au Bas-Empire et àl'époque mérovingienne, la caractéristique essentielle del'immunitas était l'exemption d'impôt. A partir de Charlemagne,l'essentiel du privilège devint la clause interdisant l'accès dudomaine "immune" aux agents royaux. Sa conséquence concrètefut d'accroître la potestas un peu vague que le propriétaireexerçait sur les habitants du territoire concerné. Il en vint de lasorte à exercer des pouvoirs de police et à juger des délits privésainsi que des litiges peu importants qui s'élevaient parmi cesgens. En d'autres termes, dès avant la féodalisation, la plupartdes grands ecclésiastiques et nombre de puissants laïquesavaient reçu la délégation d'une fraction au moins des pouvoirsjudiciaires de l'État, ainsi que le droit de lever à leur profitcertains revenus publics. Dès lors, l'évolution fut souventimperceptible: lorsqu'à la fin du IX°siècle et au début du X° degrands monastères obtinrent la reconnaissance juridique decertains droits régaliens (notamment la justice criminelle), nulne dut y voir un changement radical.

La tradition germanique n'explique pas à elle seule lepassage à la féodalité. Il suffit pour s'en convaincre de noter quele système est né dans le centre et le nord de la France et pasoutre-Rhin, où il ne s'implanta que par imitation, d'une manièretardive. C'est dire qu'il faut compter avec un second facteur.

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CHAPITRE 2

LA DÉSAGRÉGATION DE L'ÉTATET L'INDÉPENDANCE POLITIQUE

CROISSANTE DU PERSONNELADMINISTRATIF

64 - L'importance essentielle de ce facteur - On ne peutpas expliquer la "mutation féodale" seulement par la généra-lisation des liens vassaliques et la croissance des prérogativesdes grands propriétaires fonciers.

Quoique la vassalité ait médiatisé le pouvoir du roi (auxIX°-XI°siècles), c'est elle aussi qui a lui permis de reconquérir leterrain perdu en permettant au prince de se poser en seigneur desseigneurs (aux XII°-XIII°siècles) D'ailleurs, la dépendancevassalique n'a sans doute jamais été aussi stricte qu'à cetteseconde époque. En d'autres termes, la vassalité s'est avérée uninstrument polyvalent qui a eu des effets variables, selon lafaiblesse ou la force de l'autorité monarchique. Livrée à elle-même, sans la déliquescence de l'autorité centrale et l'indépen-dance croissante de ses agents locaux, elle n'aurait sans doutejamais débouché sur la féodalité.

Même si la seigneurie hérita largement des caracté-ristiques des anciens domaines de l'époque franque (63), l'organi-sation de ceux-ci présente un certain nombre de spécificités (64)qui seraient incompréhensibles si l'on ne rattachait pas laféodalisation à ce déterminant fondamental qu'a été la conquêtede leur indépendance par les agents territoriaux carolingiens.

L'élément essentiel a été incontestablement l'indépendancepolitique croissante du personnel administratif. Ce phénomènedébute à partir de la fin de l'époque carolingienne, dans lesannées 870. (63) Tel est le cas de la distinction entre la réserve et le domaine concédé. De même,nombre de services et de redevances en nature exigés par les seigneurs trouvent desprécédents dans les villae, par exemple l'organisation des banalités de moulins, defours ou de pressoirs. (64) Le cens n'est pas seulement une redevance domaniale : il représente aussi, aumoins partiellement, l'ancien impôt foncier que le roi ne percevait plus. Par ailleursles dîmes inféodées n'avaient rien à voir avec le régime domanial.

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65 - L'affirmation de l'hérédité des fonctions publiques (2°moitié du IX° siècle) - Les premiers signes de l'indépendancecroissante du personnel administratif local se rencontrent vers lemilieu du IX°siècle, lorsque les comtes obtinrent des garantiescontre la révocabilité de leurs fonctions. Mais l'illustration laplus marquante survint en 877. Jusqu'à cette époque, lesouverain avait conservé la possibilité de nommer et révoquerles honores, c'est à dire les charges publiques et naturellementles bénéfices, qui leur étaient attachés. En 875, à la faveur de lamort de Louis II le Germanique, le roi Charles le Chauves'efforça de reprendre la dignité impériale en marchant surl'Italie. A la veille de son départ pour Rome, en 877, il pro-mulgua le capitulaire de Quierzy-sur-Oise destiné, avec l'accorddes Grands, à régler la situation de son royaume en son absence.Le texte prévoyait notamment qu'en cas de décès d'un comte,son fils lui succéderait provisoirement. Or, après son triomphe àRome, Charles mourut de maladie dans un village des Alpes.Son fils, Louis le Bègue, ne put conserver l'ombre même de sapuissance et les dispositions provisoires du capitulaire de 877devinrent définitives. En 880 cette nouvelle situation fut léga-lisée : en effet les comtes furent expressément autorisés àdésigner leur fils (ou un autre parent) pour leur succéder. Avecl'hérédité des comtés, c'est le gouvernement de ceux-ci quiéchappait désormais au pouvoir impérial.

66 - L'apparition des principautés territoriales dans leressort des anciens comtés (2° moitié du IX° s. /1° moitié du X°s.) - La première grande étape du morcellement territorialsurvint à la fin du IX° siècle et au début du X°, avec laconstitution de vastes principautés, réunissant plusieurs pagi,volontiers situées à la périphérie du royaume. En Flandre avecBaudoin le Chauve (comte en 879-918), en pays bourguignonavec Richard le Justicier (comte d'Autun, puis duc deBourgogne en 887-921), dans le Midi avec Guillaume le Pieux(comte d'Auvergne en 886, puis duc autoproclamé d'Aquitaineen 898-918), des princes territoriaux de souche carolingienneaffirmèrent ainsi leur autonomie et revendiquèrent, non point letitre royal, mais la qualité de princeps. En Bretagne, à partir de851, en Provence à partir de 879, avec le comte Boson, qui se fitproclamer roi de Provence "pour le bien de l'Église et du peuple

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privés du secours d'un souverain et sous l'inspiration de Dieu" eten Normandie par le traité de Saint-Clair-sur-Epte de 911, entrele roi Charles le Simple et le chef scandinave Rollon, desprinces territoriaux étrangers au lignage pippinide affirmèrentégalement leur autorité. Dans le demi-siècle qui suivit Quierzy-sur-Oise, toutes les provinces de la périphérie du royaumedevinrent indépendantes.

Avec un certain décalage, le mouvement affecta ensuiteles comtés de l'Intérieur, à commencer par l'Anjou vers 920,dont la destinée s'avéra si importante, puisque la dynastie descomtes d'Anjou est à l'origine de la famille des Plantagenêts qui,par suite d'un mariage, est devenue la famille royaled'Angleterre, de 1154 à 1399 (65). Ces entités, de dimensions trèsvariables, comprenaient généralement un seul pagus. En d'autrestermes, cette vieille circonscription administrative carolingiennesurvécut à cette première étape du processus de dislocation del'autorité publique.

67 - L'émergence des seigneuries (fin X° - début XI°) - Ala fin du X° siècle et au début du XI°, le pagus commença à sedisloquer avec la seconde étape du processus de morcellement,qui se caractérisa par l'éclosion quasi-générale des seigneuries.L'émergence spontanée, au sein des principautés, de châteauxqui apparurent en raison de l'insécurité générale et engendrèrentles seigneuries, paracheva l'évolution amorcée au IX° siècle :l'émiettement de l'autorité publique avait atteint son pointultime. D'autant que l'apparition de la seigneurie châtelaineimpliquait souvent la rupture de toute subordination hiérar-chique, fondant, au profit de son détenteur, une totale libertéd'action. Dès les années 1000-1020, apparurent les premièresdynasties de châtelains. Dans les années 1020-1040, l'exercicede la justice qui relevait encore de la fonction comtale"descendit" au niveau des seigneuries, pour être donnée en fief. (65) Aussi bien, jusqu'au XIII° s, les rois d'Angleterre ne se sentaient pas Anglais.L'interrogation de Richard I° Coeur de Lion (1157-1189-1199) : "Me prenez-vouspour un Anglais ?" est d'ailleurs fameuse. La langue usuelle de la famille royale,l'anglo-normand, n'avait, malgré son nom, aucune parenté avec les dialectesbritanniques. C'était un idiome français. D'ailleurs, l'historien Ranulf Higden (v. 1299-1364) appelle cette langue, enseignée à tous les écoliers insulaires, le gallicumidioma. La langue anglaise, parlée par le peuple, ne sera admise dans les procès quesous Édouard III (1362) et dans les actes royaux sous Henri VII, plus d'un siècle plustard.

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Première Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 2 91

Le processus fut plus ou moins rapide. Ce fut alors l'apogée dusystème. Un temps somme toute assez bref, puisque, dès le XII°siècle, la tendance à l'émiettement des seigneuries s'inversa etl'emprise des principautés territoriales se renforça sur leschâtellenies, grâce à un développement du rapport de supérioritéde seigneur à vassal. A ces institutions inédites, correspondentde nouvelles sources du droit.

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SOUS-PARTIE 2

LES SOURCES DU DROIT A L'ÉPOQUESEIGNEURIALE ET FÉODALE :

UN DROIT D’APPLICATIONPRINCIPALEMENT RÉGIONALE

ET LOCALE

68 - Si les deux sources du droit profane à l'époquefranque (les coutumes ethniques et les capitulaires royaux)perdirent leur autorité au X° siècle, le vide ainsi créée profita àde nouvelles coutumes, d'assise non plus ethnique maisterritoriale, puis, dans une moindre mesure, à partir du XII°siècle, aux ordonnances royales et seigneuriales (chap. 1). Mais,dans l'intervalle, le droit canonique tira partie du phénomène,ainsi que du morcellement et de l'affaiblissement de l'autoritécivile, pour étendre sa sphère de régulation (chap. 2).

Le trait fondamental n’en est pas moins le rôle essentieldes coutumes territoriales et la "régionalisation" du droit. Cettediversité était ressentie par les contemporains, comme aussinaturelle que la diversité linguistique. D’ailleurs, les souverainsde l'époque ne cherchèrent pas à y porter atteinte. L'un d'eux,Étienne de Hongrie, disait même qu’un royaume était faible etfragile s'il ne s'y trouvait qu'une seule langue et une seulecoutume. En effet, dans l'esprit du roi, cela signifierait qu'ilserait très petit.

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CHAPITRE 1

LES SOURCES DU DROIT PROFANE

69 - Généralités - Les lois barbares furent victimes de lafusion mutuelle des différentes ethnies et les capitulairestombèrent en désuétude avec l'autorité royale. Mais il n’enrésulta pas l’avènement d’un droit unifié dans le futur royaumede France (dit alors Francia occidentalis). Une loi de 1251utilise bien l’expression de consuetudo gallicana pour l’opposerau droit romain, mais, comme on va le voir, ce n’est qu’uneformule de style qui recouvre un groupe de coutumeshétérogènes. Aucune source d’époque ne parle jamais de jusgallicanus. Tout au plus trouve-t-on parfois celle de jusfrancorum, pour désigner, le droit des fiefs more francico (dansles coutumes dites des Francs). L’expression se retrouve souventen Italie pour l’opposer au jus langobardorum, le droit des fiefsdes coutumes lombardes. Même dans le domaine limité du fief,elle n’a jamais permis de distinguer un droit français d’un droititalien. Les règles que l’on va examiner relèvent d’un droitcommun, transnational, sujet à des variations locales, d’ordrerégional, voire micro-régional. C’est le "droit commun desfiefs" (66), "une espèce de jus commune feudorum" (67).

Jusqu'au XII° siècle, les rapports juridiques se réglèrent àpeu près exclusivement sur des précédents qui finirent pardevenir de véritables coutumes au sein d'un groupe social donnédans un espace géoculturel restreint : en théorie il fallait unesérie d'actes publics et paisibles, c'est à dire une pratiquecontinue dont toute violence était exclue. Mais en fait tout acte,une fois accompli ou, mieux, trois ou quatre fois répété, avaittoutes les chances de se muer en précédent, même s'il avait été, àl'origine, exceptionnel, voire abusif (68). D'où la notion de

(66) E. Bournazel, J.-P. Poly (dir.), "Les féodalités", P.U.F., 1998, p.246. (67) ibid., p.243. (68) Il était d'usage, en Catalogne, lorsqu'une terre était aliénée, de stipuler, en uneformule singulièrement cynique, qu'elle était cédée avec tous les avantages dont sonpossesseur avait eu la jouissance, "gracieusement ou par violence" ?

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"mauvaises coutumes" que le roi se reconnut un jour futur ledroit écarter au nom de l'équité (69).

Dans l'esprit du temps, le droit coutumier occupait doncune place primordiale. C'est tellement vrai qu'on plaçaitd'ailleurs la coutume au sommet de la hiérarchie des normes.

SECTION 1LES COUTUMES TERRITORIALES

70 - L'émergence des coutumes territoriales - Malgrécertaines mentions éparses antérieures au XI° siècle, c'estprincipalement à partir des années 1210-1220 que l'on pritconscience de l'existence d'un nouveau droit coutumier, d'appli-cation territoriale et articulé sur une principauté ou un petitterroir. C’est la "régionalisation" du droit. Dans le nord del'Hexagone, où se situe le royaume de France, la plus anciennemention de la Coutume de Paris se rencontre en 1212, celle deTouraine, Maine et Anjou en 1213, celle de Champagne en1224, celle de Poitou en 1227, de Flandre en 1235.

L'aire de ces nouvelles coutumes épousa naturellement lesfrontières politiques de l'époque.

Ainsi, en Normandie, il n'y eut qu'une seule coutume,apparue au début du XI° siècle, dont le ressort coïncide trèsexactement avec les frontières du duché à ce moment. Il en futde même en Angleterre : celle-ci a réalisé son unité politique dèsla conquête normande, ce qui a permis une unité coutumièreavec le common law, qui a survécu à décroissance de l'autoritéroyale à partir de 1215.

Inversement, dans le bassin parisien, les coutumes, trèsnombreuses, sont le reflet du morcellement politique extrême duroyaume à l'époque. Ces limites coutumières se perpétuèrentjusqu'à la Révolution, bien après que la carte politique qui avaitprésidé à leur élaboration ait été effacée par la centralisationmonarchique.

71 - La question de la preuve des nouvelles coutumes -L'oralité du droit coutumier posa très vite un problème de

(69) Ce n’est qu’en 1081 que, pour la première fois, le roi Henri I° supprima unecoutume injuste qui avait cours à Orléans. En 1298, saint Louis, sans renoncer à cetteprérogative qu'il utilisa maintes fois, permis à sa cour de Parlement d'écarter, sans luien référer, une coutume jugée par elle déraisonnable.

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preuve. En principe, le fondement des coutumes résidant dansl'ancienneté, on prouvait le contenu de celles-ci en faisant étatde précédents aussi anciens que possibles. D'où l'appel auxpersonnes les plus âgées par le jeu d'une enquête.

Le Midi pratiquait l'enquête par témoins singuliers. Lejuge entendait les témoins séparément et on appliquait la règlede droit commun suivant laquelle deux témoignagesconcordants étaient nécessaires.

Le Nord connaissait l'inquisitio per turbam, (l'enquête partourbe), réglementée pour la première fois par une ordonnancede 1270. Le juge n'interrogeait pas des individus, mais une foule(turba) qui était censée représenter le peuple. Plus tard, au XIV°siècle, on appliqua à cette enquête un texte du Digeste, d'aprèslequel il fallait au moins dix personnes pour former une turba.Parmi celle-ci, l'un des tourbiers, élu par les autres, venait, aprèsdélibération, répondre aux questions du juge, au nom de tous. Ildéclarait en particulier si la tourbe tenait la coutume pourexistante ou non existante, étant précisé que les tourbiersdevaient être "concordants en un même dire", c'est-à-dire una-nimes.

Toutefois, les coutumes n'acquirent vraiment de laprécision qu'avec les premières transcriptions et les plus ancienscoutumiers.

72 - Les premières codifications des coutumes territorialeset les premiers coutumiers - Les coutumiers sont, comme leurnom ne l’indique pas, des recueils privés. Le plus vieil ouvrageest indéniablement le "Très Ancien Coutumier de Normandie",une oeuvre anonyme et brève, dont on connaît deux éditions,l'une en latin, l'autre en franco-normand. Le livre remonte, danssa partie la plus ancienne, à 1200 environ, à une époque où leduché de Normandie était encore indépendant et ne subissaitguère l'influence du royaume de France. Il faisait alors partie desvastes possessions de la dynastie anglo-normande desPlantagenêts, qui était à cette époque le royaume le plus puissantet le mieux structuré d'Extrême-Occident. Un tel contexteéclaire évidemment la précocité de la codification du droitnormand : l'étendue du pays a très tôt sensibilisé les juristes auxdiversités des droits coutumiers et à l'originalité de ceux-ci.

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Le second code normand, qui date des années 1250 est uneoeuvre beaucoup plus ample, qui existe dans une version latineet une version française. L'oeuvre est connue sous les noms de"Grand Coutumier", Summa de Legibus ou encore "SommeMaucaël", du nom du clerc qui en serait l'auteur. L'ouvrage, detout premier ordre, eut un grand succès. On en connaît mêmeune version en vers! Du XIV° au XVI° siècle, les tribunauxnormands y cherchèrent l'expression autorisée des coutumes duduché.

Dans le domaine royal des Capétiens, des textes compa-rables apparurent après un certain décalage. Leur élaborations'explique par deux facteurs : l'extension des possessionscapétiennes, à partir de Philippe II Auguste (1180-1223), quis'effectua précisément au détriment des Plantagenêts, et ledéveloppement de l'enseignement du droit, qui débuta dans lesannées 1230 à Montpellier, Toulouse et Orléans (70). Les plusanciens coutumiers français concernent la région orléano-parisienne et remontent à la seconde moitié du XIII° siècle:

Le plus ancien est peut-être le "Conseil à un ami", écrit enfrançais entre 1254 et 1258 par Pierre de Fontaines, bailli deVermandois, qui fait déjà de larges emprunts au droit romain.

Le "Livre de Jostice et de Plet", rédigé entre 1255 et 1260,par un auteur inconnu, s'inspire aussi largement du droit écrit.

Les "Établissements de saint Louis", écrit au début desannées 1270 par un auteur également ignoré, s'efforcent deconcilier le droit écrit avec deux compilations coutumièresantérieures. Il s'agit d'une coutume de Touraine-Anjou datée de1246 et des Usages d'Orléanois, vers 1250.

Les "Coutumes de Beauvaisis" sont l'oeuvre de Philippede Beaumanoir. Rédigées en 1283, elles dépassent la simplecompilation du droit de la région de Beauvais, pour apparaîtrecomme le premier véritable ouvrage de réflexion sur le droit.

Dans le Midi, qui n'était pas encore uni au royaume deFrance et relevait de plusieurs souverains (le duc d'Aquitaine,

(70) C'est également à cette époque que commence l'enregistrement des arrêts renduspar la Cour du roi en ses sessions judiciaires : les premiers registres datent de 1254.Ils sont donc très postérieurs aux résumés des arrêts de l'Échiquier Ducal de Rouenqui remontent à la fin du XII° siècle. Une ordonnance de 1258 rendit cette pratiqueobligatoire. Ces registres furent appelés Olim en raison du premier mot du premierarrêt.

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les comtes de Provence, de Barcelone et de Toulouse), quoiquele fond du droit soit resté romain, des inflexions coutumièresapparurent très tôt : les "Usages de Barcelone et d'Urgell" sontattestés au XI° siècle, les coutumes du sud-ouest (demeuréesorales) au XII°, la rédaction primitive de la coutume de Mont-pellier remonterait aux années 1190, celle de Toulouse à 1286.

Vers 1250, un fait essentiel domine ces diversités, le "chocromain", dû à la renaissance du droit écrit et à la diffusion de lacompilation justinienne à compter du début du XII° siècle. Alorsqu'un pays unifié comme l'Angleterre (où Henri III prohiba ledroit romain) réagit de manière unitaire, dans l’Hexagone divisé,le phénomène aboutit à individualiser des pays de coutumes(patria consuetudinaria), au nord, et des pays de droit écrit,dans le Midi (71). En dépit de la mauvaise volonté de la royautéet de l'opposition de la noblesse (72), dès 1251, Blanche deCastille dut reconnaître qu'une partie du royaume de France étaitrégie par le droit romain, tandis que le reste obéissait à ce que letexte de l'établissement appelait la "coutume française"(consuetudo gallicana), dont la couronne réglementa l'appli-cation et qu'elle s'efforça de protéger. C'est ainsi qu'en 1278, elleinterdit que le droit romain soit invoqué à leur encontre.

A l'époque féodale, le droit coutumier avait un rôled'autant plus essentiel que les premières manifestations dupouvoir législatif n'apparurent vraiment qu'au XII° siècle (73).

SECTION 2LES ORDONNANCES ROYALES ET SEIGNEURIALES

73 - La renaissance du droit de légiférer- Le pouvoirlégislatif royal tomba en désuétude dès le début du IX° siècle. Ilréapparut dans le sillage de la renaissance du droit romain.

Celle-ci survint en Italie au XI°siècle. Classiquement, onla faisait remonter à 1076, date de la sentence de Marturi, où,

(71) Le juriste auvergnat Masuer écrivait au XV° siècle : Patrias juris scripti id estlinguae occitanae, les pays de droit écrit, c'est à dire de langue d'oc. (72) Une protestation de seigneurs français de 1245 est très révélatrice de cettehostilité à l'égard du droit romain et de ceux qui contribuaient à le répandre : "Noustous, grands du royaume, qui réfléchissons avec attention que le royaume a été acquis,non par le droit escrit ou par l'arrogance des clercs, mais par les sueurs desguerriers..." (73) Il faut tempérer cette observation par le maintien d'un certain pouvoir normatifavec le ban seigneurial.

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pour la première fois, après des siècles d'oubli, un auteur seréférait au Digeste. En réalité, sa redécouverte remonte peut-êtreplus haut, vers les années 1030. En tous cas, c'est en 1037 quel'empereur Conrad II promulgua la première loi impériale,encore isolée dans le temps.

Le droit royal de légiférer se développa très tôt dans lesroyaumes et principautés centralisés, nés d'une conquête,comme l'Angleterre et la Sicile, prises (en 1066 et 1130) par lesNormands, et où ceux-ci, après avoir fait table rase, purent, pluslibrement que d'autres ailleurs appliquer les règles romainesqu'ils venaient de redécouvrir.

Dans l'Hexagone, le mouvement fut plus lent et progressif.Dès la fin du XI° siècle, en Normandie et en Bretagne, lesprinces régionaux prirent l'habitude de promulguer desordonnances, après avoir réunis auprès d'eux une cour devassaux. Chacun de ceux-ci pouvait y souscrire et s'engageait ence cas à la faire exécuter sur ses terres. Mais le texte n'était pasd'application générale car il était rare que tous les vassauxapprouvent l'acte qui, de toute manière, n'engageait pas leurspropres vassaux. Parmi les textes les plus anciens, on peutmentionner les Consuetudines et justicie de Normandie, vers lemilieu du XI° siècle, et l'assise dite du comte Geoffroy deBretagne , célèbre pour y avoir introduit le droit d'aînesse, en1085.

74 - Le retour à une législation d'application territoriale -Dans l'ensemble, ce n'est que dans les dernières années du XII°siècle que les hauts seigneurs, ayant plus d'autorité sur leursbarons, imposèrent l'idée que ceux-ci devaient faire appliquerl'ordonnance à laquelle ils avaient souscrits dans les fiefs deleurs vassaux et aider le seigneur à la faire adopter à ceux qui nel'avaient pas acceptée. C'est en procédant de la sorte que les roisde France arrivèrent à prendre des ordonnances applicables àtout le royaume, qui prirent des dénominations assez variées,notamment établissements et assises.

Les plus anciennes remontent au milieu du XII° siècle, cesont les textes de 1144 sur le bannissement des juifs relaps, de1147 sur l'organisation du royaume durant l'absence du roi partià la croisade et de 1155 sur la paix générale de dix ans. Au XIII°siècle, elles furent plus nombreuses et abordèrent parfois des

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questions de droit privé. Leur modeste série débute en 1197avec le privilège de désignation d'un baillistre par testament enprésence d'enfants mineurs accordé aux habitants de Bourges...ets'achève avec l'ordonnance de 1278 sur le retrait lignager enNormandie. C’est trop peu pour parler d’une étatisation du droit.

Faute de pouvoir irriguer l’ensemble des relationsjuridiques, le droit canonique lui-même ne parvint pas à unifierla diversité des coutumes locales.

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CHAPITRE 2

LES SOURCES DU DROIT CANONIQUE

75 - Les nouvelles collections canoniques - La multipli-cation des canons conciliaires et, après la réforme grégoriennedes constitutions pontificales, appelées décrétales (74) ou, plusimproprement, "bulles" (75), par référence au mode de scellement(opéré avec une bulle de plomb), amenèrent la rédaction denouvelles collections.

Une quarantaine de celles-ci ont été dénombrées. Malgréleurs mérites, elles furent éclipsées par le "Décret de Gratien",dont la compilation, vers 1150, fournit un fondement solide audroit de l'Église, analogue à celui que le Digeste avait donné audroit romain. Le recueil, qui doit beaucoup à celui-ci, réunit unnombre de textes sans précédent (près de quatre mille) classéspar thèmes. Il est très favorable aux droits du Pape dans l'Egliseet aux droits du pouvoir religieux sur les autorités profanes.

Après la publication du "Décret", des copistes prirentl'habitude de lui annexer les actes les plus récents des papes etdes conciles. Ces textes étaient disséminés en dehors du Décret(extra Decretum vagantes), d'où leur nom d'"Extravagantes". Apartir de 1190, des canonistes en firent, à titre privé, descompilations et certains papes ordonnèrent la réunion de leurstextes, pour les envoyer aux universités. Ces efforts débou-chèrent sur la promulgation des "Décrétales de Grégoire IX", en1234, qui rassemblèrent toutes les compilations antérieures,ainsi que les décrétales du dit pape.

76 - Le recours croissant au droit romain - Dans unpremier temps, l'Église se méfia du droit romain pour desraisons à la fois spirituelles et temporelles : d'une part elleappréhendait que l'étude du droit -comme celle de la médecine-ne détourne les clercs de la théologie et d'autre part, comme lamonarchie française l’a éprouvé à certains moments, elle (74) Le terme désigne les constitutions postérieures au Décret de Gratien. (75) En effet, on appelle ainsi tous les actes scellés d'une bulle : les constitutions, maisaussi les simples collations de bénéfice et les actes d'administration scellés de lamême manière.

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craignait que l'application du jus scriptum ne serve l'hégémoniede l'Empereur.

Cette attitude n'empêcha pas l'Église de s'intéresser audroit écrit dès le XII° siècle et de chercher à le récupérer. Il nefaut donc pas s'étonner que Gratien ait inséré dans son Décretbeaucoup de textes romains, dont un certain nombre concernantla procédure et spécialement l'appel. Il en résulta la réception dudroit processuel romain dans le droit canonique. En fin decompte, les tribunaux d'Église, au premier rang desquels lesofficialités, devinrent finalement le véhicule privilégié du droitécrit. C'est tellement vrai que, dans un second temps, l'influencede l'Église entraîna l'introduction de ces règles dans la procéduredes cours laïques. Ainsi le Parlement de Paris adopta-t-il laprocédure dite "romano-canonique". Ceci nous amène à évoquerle contenu des institutions de l’époque.

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SOUS-PARTIE 3

LE CONTENU DES INSTITUTIONSSEIGNEURIALES ET FÉODALES

77 - Une évolution institutionnelle controversée- Il estdevenu classique de présenter les institutions de cette époque,féodales notamment, comme une régression après la tentativecarolingienne de restauration de l'État. Or, il ne s'agit là que d'unjugement de valeur idéologique. En effet, dans les circonstancesconcrètes de l'époque, il faut d'abord souligner les avantages dela mutation féodale : elle fut une adaptation réussie à la situationréelle de l'Occident. Devant les menaces des Normands, desArabes et bientôt des Hongrois, seules les forces régionalespouvaient effectivement réagir et réagirent effectivement.Aucun roi, fut-il Charlemagne, n'aurait pu avoir l'ubiquiténécessaire pour parer aux dangers, partout et toujours. La"féodalité", qui est parvenue à intégrer les individus dans samouvance de façon beaucoup plus complète qu'aucun Étatdepuis Rome, a sauvé l'Occident à une époque où l'Empireunitaire, qui subsistait à Constantinople, prouvait son impuis-sance face aux Barbares, jusqu'à succomber finalement sous lescoups des Turcs musulmans en 1453.

Même si elle est née dans le désordre, l'époqueseigneuriale et féodale n'a point été vouée à l'anarchie et aucunhistorien ne se hasarde plus à la présenter ainsi. C'est tout aucontraire une organisation complexe, centrée sur la seigneurie,qui a sa propre cohérence (chap. 1) et qui a donné naissance à unordre féodal, dont l'importance et sa valeur ont été telles que laroyauté et l'Église en subirent la contamination (chap. 2) et quele mouvement d'émancipation des villes, quoique dirigé contrelui, s'inspira étroitement de ses structures (chap. 3). C'est ce quenous allons examiner.

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CHAPITRE 1

L'ORGANISATION LOCALEDE LA SEIGNEURIE

78 - La seigneurie, comme cellule de base de la sociétéoccidentale des XI°-XII° siècle - L'organisation seigneuriale s'estétablie d'un bout à l'autre de l'Occident avec partout de trèsfortes similitudes.

En d'autres termes, l'organisation seigneuriale n'a aucuntrait spécifiquement français. D’ailleurs, des différences d’inten-sité ont existé dans le "pré carré", que les Capétiens réunirent aufil des siècles et au hasard des circonstances En pays d’oc, parexemple, la fidélité entre égaux (inter pares), la fidélité fondéesur le paratge l'a emporté sur la vassalité d'un bout à l'autre del'époque dite féodale. En Languedoc, l'hommage, longtempsconsidéré comme "la dépendance des esclaves", et l'investis-sement de fief, ne se sont généralisés qu'au XIII° siècle avec laconquête armée de Simon de Montfort. En Provence, il a fallutrente ans de lutte pour que les comtes de la maison deBarcelone imposent leur autorité sur des seigneurs contraints dedevenir leurs vassaux. Si l’on préfère, la féodalité ou ce qui entient lieu dans le sud-est de l'Hexagone s'apparente beaucoupplus aux institutions en vigueur dans différentes parties de lapéninsule italique, qu'à celles de la France proprement dite, aunord de la Loire. De même, les ressemblances entre lesstructures respectives de la Normandie, de l'Angleterre et de laGuyenne, alors placées sous la domination anglo-normande desPlantagenêts (76), sont plus fortes que les similitudes avec les

(76) Le duc de Normandie, Guillaume le Bâtard, conquit l'Angleterre en 1066 (d'oùson surnom de "Conquérant") et se fit sacrer roi à Westminster. Certes, à sa mort(1087), les deux pays eurent chacun leur prince : son fils aîné reçut la Normandie, soncadet, l'Angleterre. Mais, moins d'un siècle plus tard, les deux territoires furentréunifiés par le duc Henri Plantagenêt qui se fit reconnaître roi d'Angleterre (1154),après avoir annexé la Guyenne, grâce à son mariage avec Aliénor d'Aquitaine (1152).Son génie organisateur transforma ces possessions en un État divers mais cohérent,plus centralisé que le royaume capétien. D'où les similitudes organisationnelles qu'onrencontre de la frontière pyrénéenne à celle de la Tweed. A sa mort (1189), son filsRichard Coeur de Lion reçut tout l'héritage, jusqu'à son décès en 1199. Son frère,jusque-là écarté du pouvoir, Jean sans Terre, lui succéda, mais ne put conserver le

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structures en vigueur dans les possessions capétiennes. Rienn'est plus normal car la France, dans les limites qui seront unjour les siennes, n'existait pas encore. Seuls existaient ledomaine royal, à peine plus étendu que l'actuelle région d'Ile-de-France (77), et l'espace de suzeraineté du Roi, dont les limitesorientales n'atteignaient même pas la Meuse au nord et le Rhôneau sud. Dans l'Hexagone, la principauté la plus puissante, dansla seconde moitié du XII° siècle, n'était pas ce royaumecapétien, mais le duché de Normandie.

On ne peut donc présenter les institutions capétiennesnaissantes comme les institutions de la France et encore moinscomme un droit français. En conséquence, il apparaît opportunde partir d'un cadre général, occidental, pour souligner, au caspar cas, les particularités existant dans le domaine royal et danstelle ou telle grande principauté extérieure, qui se fondra un jourdans l'ensemble français, mais qui aurait très bien pu ne pas lefaire, voire même absorber à son profit l'Ile-de-France. D'unbout à l'autre de l'Europe, de l'Irlande aux confins de la Pologneet même de la Palestine, où les Croisés créèrent au XII° siècleun royaume chrétien (78), la seigneurie était toujours un territoiredont le propriétaire était, à bien des égards, le véritablesouverain, du fait de ses prérogatives. Il convient d'en étudierl'organisation générale (sec. 1) avant d'examiner ensuitel'organisation particulière de la justice (sec. 2).

SECTION 1L'ORGANISATION GÉNÉRALE DE LA SEIGNEURIE

Les liens féodo-vassaliques (nés de l'acte de foi et d'hom-mage) couvraient la société d'un réseau de rapports tissés à partirde chaque seigneur (n°79), qui finirent par dessiner à compterdu XII°siècle, une hiérarchie complexe (n°80).

domaine continental qui, Guyenne exceptée, passa entre les mains de PhilippeAuguste. (77) Ce n'est qu'en 1185 avec le rattachement d'Amiens et du Vermandois que ledomaine capétien toucha pour la première fois la mer. (78) L'introduction de la féodalité en Palestine se fit à l'occasion de la premièreCroisade (1096-99) et de la naissance du royaume de Jérusalem, qui subsista deuxsiècles (1099-1291). Son importance juridique est considérable : en effet, le régimeféodal y fut transplanté en bloc et y atteignit immédiatement une définition et unecohérence inconnue en Europe, où il s'était établi progressivement et sans aucun pland'ensemble.

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79 - Le groupe féodal - Normalement, des X°-XI° siècles,époque de la généralisation des châteaux-forts, jusqu'à la fin duXII°, lorsque les constructions nouvelles se raréfièrent, lemoindre seigneur qui eut plusieurs vassaux dans sa dépendanceavait sa place forte, son château. D'où son nom de châtelain,synonyme de baron (79).

Or il était rare qu'un seigneur -ou baron - n'eut qu'un seulvassal : normalement, il groupait sous sa puissance plusieursvassaux qui étaient juridiquement égaux entre eux. Mais en fait,il existait des différences immenses entre les vassaux domes-tiques, qui vivaient près de leur seigneur, dans une dépendancematérielle totale, et les vassaux chasés, à la tête d'un fief dontl'importance pouvait lui conférer une très large autonomie.D'autant que la logique originelle du lien d'homme à homme futparfois bafouée par la prolifération des hommages (80), quin'étaient pas régis par les conditions strictes qui avaient étéautrefois appliquées aux recommandations accompagnées debénéfices (81). C'est ainsi que des hommes en vinrent à se donnerà plusieurs seigneurs. Le premier exemple que l'on connaisse enFrance remonte à 895. Mais ce qui était rare et exceptionnel àl’orée du X° siècle devint usuel et fréquent aux XII° et XIII°siècles, l'hommage se mua alors en une simple formalitépréalable à la concession d'un fief. On glissa du don de soi auservice tarifé et chacun eut intérêt à prêter le plus grand nombrepossible d'hommages.

L’échec des tentatives de redonner au lien vassalique uncaractère exclusif aboutirent à conforter l'autonomie du vassal,le laissant "libre en pratique de choisir parmi ses seigneurs, en

(79) Primitivement, le terme baro signifiait l'homme. Beaumanoir s'en sert encore en1283 pour désigner le mari, chef de la communauté conjugale. Ce n'est que dans unsecond temps que le mot "baron" désigna tout seigneur qui possédait un château, aupoint que ces deux termes devinrent synonymes. Enfin au XIII° s. le titre fut réservéaux seigneurs possédant au moins deux châteaux et la baronnie devint un fief titréjuste au dessous de la vicomté. Sa caractéristique par rapport aux seigneuriesinférieures était la haute justice. (80) Le vassal d'un seigneur pouvait avouer un fief ou le concéder à un autre vassal dumême seigneur. Par ailleurs, un baron pouvait, pour un fief, se trouver vassal d'unplus faible que lui, voire de celui qui était déjà son vassal pour un autre fief. (81) Depuis 806 (et encore 817), les hommes de chaque souverain ne pouvaientrecevoir de bénéfices que dans le territoire de leur maître. Le capitulaire de Mersen de847 interdit à un vassal de changer de maîtres et à ceux-ci de débaucher l'hommed'autrui.

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fonction de son seul intérêt, celui qui ayant sa préférence et, à lalimite, de se conduire en fait comme s'il n'était le vassal depersonne.

Grâce aux services vassaliques, le seigneur disposaitd'organes de gouvernement, d'administration et de justice, ainsique d'une armée. Ce groupe féodal élémentaire n'était passpontanément désireux de s'intégrer dans une plus vaste hiérar-chie. Mais c'est ce qui lui advint lorsqu'à compter du XII°siècleles autorités princières (puis le roi) parvinrent à étendre àl'échelle de leur principauté (et à celle du royaume) ces"emboitements" de personnes et de fiefs .

80 - La hiérarchie féodale - A l'aboutissement (tardif) dusystème, chaque seigneur, hormis le roi et les alleutiers, faisaitpartie d'un autre groupe, comme vassal d'un seigneur pluspuissant appelé suzerain (du latin superanus: supérieur). Lepremier groupe se rattachait ainsi à un second, le second à untroisième et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on arrivât au roi,suzerain fieffeux de tout le royaume. Au fur et à mesure ques'élevait cette pyramide, nombre de seigneurs portaient des titresde dignité hérités de l'époque carolingienne : vicomte, comte,marquis ou duc, dont la hiérarchie s'établit peu à peu. Dans leroyaume, à l'apogée du système (XI°-XII° siècles), ondénombrait quatre duchés, dix comtés... et peut-être 10 000 fiefsordinaires.

A la base, les seigneurs n'avaient plus nécessairement derapports directs avec l'autorité royale : en effet, en France aumoins (82), il n'existait aucun lien entre un seigneur et sesarrières-vassaux, c'est à dire les vassaux de ses vassaux. Chacunde ceux-ci n'était tenu qu'envers celui auquel il avait prêtéhommage. D'où la maxime : Vassalus mei non est meus vassalus(le vassal de mon vassal n'est pas mon vassal).

D'un point de vue socio-politique, les pouvoirs desseigneurs procédaient de leur prépondérance de fait dans unezone territoriale donnée. D'une région à l'autre, les coutumesterritoriales ont fixés des rapports sociaux très variables, maispar delà cette diversité, il est possible de dégager un corps derègles générales communément admises. On peut les regrouperautour de deux axes distincts : les rapports seigneuriaux qui (82) Mais cette règle n'existait pas en Normandie (ni donc en Angleterre).

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concernent les relations entre le seigneur local et les habitants desa seigneurie (sous-section 1) et les rapports contractuels, quiunissent le dit seigneur à certaines personnes qui se sontdélibérément associées à lui (sous-section 2).

SOUS-SECTION 1LES FONDEMENTS UNILATÉRAUX :

LES DROITS SEIGNEURIAUX

81 - Les deux types de droits seigneuriaux - C'est ce quel'on appelait au XI° siècle, les consuetudines (= coutumes), cequi en dit long sur l'altération des droits de la puissancepublique. En effet, cette évolution sémantique signifie que lespouvoirs d'essence régalienne ne se fondaient plus sur unedélégation expresse de la souveraineté, mais sur l'habitude et letémoignage de la mémoire collective. En d'autres termes, onavait perdu l'idée de la délégation publique à l'origine des droitsseigneuriaux pour ne plus fonder ceux-ci que sur la coutume.

Ces droits seigneuriaux s'avéraient théoriquementdualistes. En effet, on trouvait parmi eux des droits de naturepublique, procédant d'une délégation de souveraineté, et desdroits de nature domaniale, puisant leur origine dans lapropriété, qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer en pratique,ce qu’on va tenter de faire par souci de clarté.

§ 1. Les droits seigneuriaux de nature domaniale

82 - La distinction du domaine retenu et du domaineconcédé - Il s'agit des droits qui découlaient de l'exploitation dela terre. La seigneurie de l'époque connaissait une distinctionfondamentale entre le domaine retenu, c'est à dire la réserve, etle domaine concédé.

La réserve englobait le château, un jardin clos de mur, leseaux, les bois, les pâturages et des terres arables disséminées surle terroir de la seigneurie. Celles-ci étaient exploitées grâce auxprérogatives domaniales des seigneurs. Il en résultait qu'enpratique les seigneurs proportionnaient l'étendue de leur réservearable aux possibilités de travail gratuit qu'il trouvait auprès deleurs hommes. Les serfs, qui étaient unis au domaine etsuivaient son sort, étaient astreints à différentes obligations do-

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maniales, parmi lesquelles les corvées (83) et la taille servile (84)méritent d'être mentionnées.

Le domaine concédé, de loin le plus important, comprenaitles fiefs et les censives, dont l'étude relève des fondementscontractuels de l'organisation de la seigneurie.

§ 2. Les droits seigneuriaux de nature publique

83 - Généralités - Le fondement des pouvoirs d'État déte-nus par les seigneurs résidait dans l'accaparement des anciennesprérogatives publiques des comtes, qui les avaient eux-mêmesusurpés, au détriment des derniers rois francs. L'étendue de cetteusurpation a varié suivant les régions : ainsi, en Normandie, lesducs maintinrent à leur profit les droits régaliens qui avaient étéceux des rois carolingiens. On s'en tiendra ici au cas de figure leplus général.

Quant au contenu de ladite puissance, trois prérogativesdistinctes (85) doivent être distinguées : le droit de comman-dement, c'est à dire le ban proprement dit (n°84), la justice(n°85), qui parait en découler (86), et la garde (n°86).

84 - Le droit de ban - Le pouvoir de commandementpermettait au seigneur de promulguer des actes normatifs dansle cadre de la seigneurie (les statuts), de prendre des mesures

(83) Il ne faut pas confondre ces obligations domaniales, profitant au seigneur, avecles corvées publiques, qui concernaient, depuis l'époque franque, l'entretien deschoses affectées à la commodité publique. (84) Celle-ci doit être distinguée de la taille levée sur les hommes libres, au motif quecelle-ci était d'origine publique et fortement réglementée. Elle disparut au XV° s.lorsque l'impôt redevint un monopole royal. En revanche, jusqu'à la fin de l'AncienRégime, tout seigneur qui avait des serfs conserva le droit de leur imposer la tailleservile. (85) La justice et la garde n'étaient pas obligatoirement impliquées l'une par l'autre :on pouvait avoir la première sans la seconde ou l'inverse. En certains pays frontières,comme les marches séparantes de deux comtés ou duchés, la garde et la justiceappartenaient à deux seigneurs qui ne relevaient pas du même supérieur. (86) En réalité, c'est là une apparence trompeuse. En effet, la présentation adoptée iciest anachronique : suivant un langage déjà usité à l'époque franque, la prérogativeessentielle était la judicaria potestas, la justice, qui commandait toutes les autres, ence qu'elle englobait, non seulement le pouvoir de juger, mais encore celui d'ordonner,d'interdire (par voie d'établissements, souvent publiés au cours d'une session dejustice) et même de lever les impôts, pour le bien commun. C'est ainsi en usant deleurs droits de justice que les seigneurs ont pu développer les banalités. Aussi bien, laFrance, où l'accaparement des justices avait été poussés le plus loin, fut la patried'élection de celles-ci.

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individuelles et de faire respecter ses décisions. Parmi diffé-rentes prérogatives spéciales qui s'y rattachent, deux méritentune mention particulière : les banalités et le ban de l'impôt.

*Le terme de banalités désigne les droits à caractère écono-

mique qu’on a fait alors procédé du ban, ce qui explique leurnom. Il s'agit de droits de péage, de transit, d'entrepôt sur lesmarchandises, ainsi que de monopoles divers -mouture du grain,pressage du raisin, forges, poinçonnage des poids et mesures,animaux de reproduction, autorisations économiques - qui mê-laient de manière inextricable le souci du bien commun (87) àl'appât du gain (88). L'autorisation donnée par le seigneur devendanger le raisin et de vendre le vin obéissait ainsi au désird'éviter les récoltes prématurées, mais aussi au souci de favo-riser les produits de sa réserve, qui étaient mis en vente avantceux de ses paysans.

*Juridiquement, le pouvoir financier découlait aussi du ban.

Si l'on exclut les bénéfices tirés du droit, marginal (89), de battremonnaie (90), les ressources fiscales des seigneurs entraient dansdeux catégories : les impôts et les profits des biens vacants.

Les impôts étaient soit des tailles, qui prenaient la formed'impôts directs, soit des taxes, c'est à dire des impôts indirects.

La dénomination de taille est empruntée à l'usage courant.Elle désigne en fait toutes sortes d'obligations de payer dontl'exécution était certifiée par une taille, c'est à dire une encochefaite sur un bâton. La taille qui nous occupe ici procède dudétournement de l'ancien impôt d'État, tel que le connaissait le

(87) Selon Beaumanoir, le seigneur peut, en cas de disette, obliger le récoltant àvendre tout ce qui excède sa consommation familiale (n°1511). (88) Le seigneur déterminait ainsi la date à laquelle les agriculteurs étaient autorisés àfaire leurs récoltes ou leurs vendanges : c'était le "ban de moisson" ou le "ban devendange". Il fixait aussi le moment auquel ils pouvaient vendre leur vin (le "banvin")ou d'autres denrées. Il le faisait après avoir écoulé sa propre production. (89) Au début du XIV° siècle, 32 seigneurs avaient usurpé la moneta, l'ancien droitrégalien de battre monnaie ou avaient obtenu la concession royale leur permettantd'émettre celle-ci. (90) Le seigneur qui la frappait bénéficiait de l'écart existant entre la valeur mar-chande du métal qu'elle contenait et sa valeur nominale : c'est le droit de monnéage oude seigneuriage. Il tirait également profit de la fixation du taux de change avec lesautres monnaies, dont il pouvait interdire la circulation, excepté la monnaie royale.

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droit romain (91). Elle était dûe par tous les roturiers libres et lesserfs, habitant dans la seigneurie. C'était une contribution levée,soit en nature, soit en argent, à titre périodique ou exceptionnel,en contrepartie de la protection offerte par le seigneur.

Les impôts indirects, qui procédaient des anciens tonlieuxde l'époque franque, étaient des taxes levées sur l'ouverture desboutiques, la circulation ou la consommation des marchandises,principalement imposées aux commerçants.

Les profits des biens vacants, c'est à dire les biens sansmaître, allaient aux seigneurs. Ceci concernait les terres désertesà la périphérie de la seigneurie, les épaves et les successions endéshérence.

Dans l'esprit du temps, on rangeait fréquemment parmi lesprérogatives fiscales les justitiae, les droits de justice, qui étaientpour les seigneurs une importante source de revenus (92).

85 - Le droit de justice - Depuis qu'aux X°-XI° siècles, lescomtes avaient concédés aux châtelains l'exercice de la justice,les seigneurs administraient celle-ci à travers un tribunal quiavait succédé au mallus de l'époque franque.

Les prérogatives de cette cour seigneuriale variaientsuivant la nature de la concession : on distingue ainsi une hauteet une basse-justice.

Celle-ci concernait les causes mineures, c'est à dire tousles litiges civils, à l'exclusion de ceux concernant l'état despersonnes et la propriété, et les infractions pénales puniesd'amende. Cette concession, réduite, permettait tout de même auseigneur de percevoir les frais de justice, ainsi que les amendesplafonnées à un certain montant.

La concession pouvait aussi s'étendre aux causes dites"majeures", c'est à dire la haute-justice, dite également justicia

(91) Ceci étant il ne faut pas confondre la taille payée par tous les habitants d'uneseigneurie, de nature publique et étatique, avec la "taille servile", versée par les serfs àleur seigneur foncier, d'origine purement domaniale. Leur seul point commun tient àleur nom. Il en est de même de la confusion faite entre le cens, le nom romain del'ancien impôt public, et le cens domanial et contractuel dû par le roturier libre quis'était vu concéder une censive. (92) Le haut justicier avait notamment le droit de percevoir les amendes et deconfisquer les biens du coupable ayant été condamné à mort. C'est ce qu'exprima plustard l'adage : "qui confisque le corps, il confisque les biens".

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sanguinis. Le seigneur qui en bénéficiait était dit "hautjusticier" : il avait la plénitude du droit de juger, ce qui englobaitau civil les questions de propriété et d'état (celles où il s'agissaitde savoir si une personne était de condition libre ou de conditionservile), et au pénal, les infractions graves punies de peinescorporelles. Elles correspondaient à quatre grands cas : l'homi-cide, le rapt, l'incendie et le vol. Chacun comportait le plussouvent une peine corporelle : les trois premiers étaient généra-lement punis de mort, le vol, quant à lui était assez commu-nément sanctionné par une mutilation, voire par la peine capitaleen cas de récidive.

En toutes hypothèses, comme la jurisdictio était devenueun objet de propriété, le seigneur pouvait la transmettre à seshéritiers, l'aliéner ou la démembrer en la concédant en partie àses vassaux.

86 - Le droit de garde - Les hommes situés dans le détroit(= district) d'un seigneur bénéficiaient de sa protection: à tous ildevait garantir la sûreté, le "sauvement" comme on disait alors.Dans ce but, le seigneur disposait d'un vaste pouvoir militaire,qui comportait deux aspects bien distincts.

En premier lieu, comme tout homme, depuis la résurgencede la "faide" (93) au X° siècle, le seigneur avait la faculté derecourir à la force et aux armes pour défendre son droit. A cettedifférence près, qu'il engageait son vasselage, en plus de sonlignage (jusqu'au degré où le mariage était permis sans dispense)et que cette faculté se conserva plus longtemps que la vengeanceprivée reconnue à tout homme. En effet, alors que celle-cidisparut dans le courant du XIII° siècle, avec la solidarité fami-liale qui en était l'instrument, la faculté ouverte aux seigneurssubsista encore de longs siècles, malgré bien des tentatives faitespour l'extirper.

En second lieu, le châtelain disposait d'un pouvoirmilitaire, dont la consistance variait suivant les personnes surlesquelles il s'exerçait :

- au regard des chevaliers, les prérogatives du seigneurétaient limitativement et soigneusement fixées. Elles avaient un

(93) Théoriquement, le système des compositions pécuniaires avait fini par exclure lafaide. En pratique, il est douteux qu'elle ait vraiment disparue. Les textes poursuivantle vengeur, permettent d'ailleurs d'abonder dans ce sens.

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caractère contractuel, qui procédait des relations féodo-vassaliques.

- au regard des roturiers, le pouvoir du seigneur, beaucoupplus vague, n'était qu'une application particulière du pouvoirunilatéral de contrainte qu'il exerçait sur les hommes soumis à sapuissance.

*

Le service militaire des vassaux était une obligationdécoulant du contrat de fief. Suivant les coutumes locales (94) etle type d’inféodation (95), ce service était plus ou moins rigou-reux. Quelques traits généraux transparaissent cependant :presque partout les vassaux avaient deux obligations principales,le service de garde, le service d'ost et chevauchée.

Le service de garde avait un caractère strictement défensif.Il obligeait le vassal à prendre son poste dans un lieu déterminédu château. Originellement, il devait être aussi illimité, que ledon de soi. Puis, à partir du XII° siècle, il fut fixé à six moisdans l'année, puis trois mois, pour tomber finalement à quarante,voire quinze jours.

Les services d'ost et de chevauchée impliquaient desexpéditions guerrières à caractère offensif.

La chevauchée se faisait dans l'intérêt du seigneur qui lademandait et elle s'exerçait dans la seigneurie ou dans sonvoisinage immédiat. En général, elle était limitée à une semaine,mais le seigneur fieffeux pouvait la réclamer aussi souvent qu'ille souhaitait.

L'ost, qui ne pouvait être exigé que par les hauts seigneurs,tels que les rois, ducs ou comtes, était une expédition de pluslongue distance et durée. Le procédé permettait aux hautsseigneurs de convoquer leurs vassaux directs, qui devaient venirpersonnellement à leur semonce, puis ceux-ci l'exigeaient deleurs propres vassaux (96) dans l'intérêt du suzerain dont ils

(94) Au XIII° s., vraisemblablement en souvenir des incursions normandes, desvassaux du Comte de Flandre devaient encore fournir à celui-ci des barques de guerreau titre du service militaire. (95) On distinguait ainsi les fiefs de haubert (imposant aux vassaux de se déplacerseul avec leur équipement) et les fiefs de châtelains (supposant que les vassauxemmènent leurs propres vassaux) (96) Pas tous ses vassaux, mais une partie de ceux-ci : vers la fin du XI° s., le seigneurde Bayeux disposait d'une centaine de vassaux, mais, au titre de l'ost, il n'était astreint

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relevaient. Primitivement, le service d'ost n'avait aucune limite.Ce n'est qu'à la fin du XI° siècle en Normandie, au XII° dans ledomaine capétien, qu'on le borna à quarante jours l'an. Passé lequarantième jour, le haut seigneur pouvait toujours prolongerl'ost, mais les vassaux n'étaient plus obligés de le suivre. C'estainsi qu'avec ses hommes, en 1226, le comte de Champagneabandonna brutalement l'armée royale, conduite par Louis VIII.Si les vassaux acceptaient une prolongation, le haut seigneurdevait alors prendre en charge leurs dépenses d'équipement et deravitaillement, ainsi que leur verser une indemnité. Il estdouteux que ces atténuations aient permis de sauver l'institutionqui se heurtait à la mauvaise volonté, au retard et à l'indisciplinedes barons. En France comme en Angleterre, le roi ne pouvaitcompter que sur l'aide de quelques feudataires, ceux quin'étaient pas trop éloignés du champ des opérations, et chacunde ceux-ci n'amenait avec lui qu'un petit nombre de vassaux, lui-même ayant dû laborieusement négocier à cette fin. Même entemps de guerre, Philippe Auguste parvenait rarement à réunirpour son ost plus de 350 ou 400 chevaliers.

*

Le service militaire des sujets roturiers du seigneur avaitdes modalités assez différentes, qui variaient selon les régions.

En règle générale, ses limites étaient beaucoup plusimprécises que celles prévalant pour les chevaliers. Le plussouvent, ils pouvaient être convoqués qu'ad defensionem terrae,pour la défense de la terre, mais non ad depredationem, pourravager la terre d'autrui. A la différence des chevaliers, ilsservaient à pied (armés d'arcs et d'épées).

Finalement, au XIII° siècle ce service militaire en naturetomba en désuétude.

Les carences de l'aide vassalique et les limites affectant leservice des roturiers eurent pour conséquence la pécuniarisationdu service. De la sorte, on aboutit à faire payer un impôt à tousles hommes libres, pour verser des soldes à des mercenaires, quiétaient soldats de métier.

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à n'en fournir que 20 à son seigneur, le duc de Normandie, et 10 à son suzerain, le roide France.

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Outre ces pesanteurs sociales, les pouvoirs militaires desseigneurs étaient affectés de limitations d'origine ecclésiastiqueet royale, destinées à éradiquer les guerres privées et favoriser lapaix.

Au titre des limitations imposées par l'Église, il faut citerla "paix de Dieu" (apparue en Aquitaine dès la fin du X° siècle)et la "trêve de Dieu" (établie dans le second tiers du XI°), dontles règles furent réunies et codifiées aux conciles de Narbonne(1054) et de Clermont (1095).

La "paix de Dieu" avait pour but de soustraire aux guerres,de manière permanente, certaines personnes, réputées non-belligérantes, et certains lieux, proclamés inviolables. Les per-sonnes protégées étaient les clercs, les moines, les pèlerins, leslaboureurs au travail, les marchands, les femmes et les enfants.Les lieux interdits aux belligérants et les biens soustraits à leursatteintes étaient les établissements ecclésiastiques et lescimetières. En raison de leur importance économique la "Paix deDieu" fut étendue ensuite aux animaux domestiques, auxrécoltes, aux instruments agricoles et aux moulins.

La "trêve de Dieu" obligeait les belligérants à suspendreles hostilités pendant certaines périodes. En raison de leur im-portance religieuse, la guerre devait s'arrêter chaque semainedepuis le vendredi soir jusqu'au lundi matin, puis (depuis ledébut du XIII° siècle) entre le mercredi soir et le lundi matin (ensouvenir du jeudi et du vendredi saint, marquant l'arrestation etl'exécution du Christ). Les hostilités devaient également cesserchaque année au temps de l'Avent, de Noël, de Carême et dePâques.

L'une et l'autre de ces deux institutions imposées parl'Église étaient assorties de sanctions. Au commencement, lesfidèles devaient prêter un serment et la violation de celui-cientraînait l'excommunication. Puis, à l'extrême fin du X° siècle,les évêques constituèrent des ligues de la paix qui déférèrentdevant des tribunaux spécifiques tous les contrevenants, quipouvaient être excommuniés ou poursuivis par l'armée de lapaix.

D'abord respectées et efficaces, d'autant que les princesterritoriaux en profitèrent pour mieux encadrer leurs vassaux,dont les turbulences étaient source de désordre, ces règlestombèrent en désuétude au début du XIII° siècle. Elles furent

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victimes d'un excès d'interdictions et de l'hostilité des grandsféodaux qui ne voulaient pas se soumettre à l'Église à traverselles. En tout état de causes, un fait est très significatif : lagrande bataille de Bouvines (27 juillet 1214) qui mit aux prisesles plus puissants princes d'Occident, eut lieu …un dimanche.

La même impuissance sanctionna l'interdiction par l'Églisede certaines armes jugées trop meurtrières. L'arbalète, qui segénéralisa à partir des dernières décennies du XI° siècle, futinterdite dans les guerres entre chrétiens par le second concileoecuménique du Latran, en 1139, qui alla jusqu'à étendre laprohibition à l'arc. Mais ces dispositions restèrent lettre morte.Entre mille exemples, on pourrait rappeler le plus connu de tous,celui du roi d'Angleterre Richard Coeur de Lion, qui futmortellement blessé par un trait d'arbalète en 1199.

Au titre des limitations d'origine profane, il fautmentionner les bannissements des faidits qui se multiplient dansles ordonnances seigneuriales à partir du XII° siècle et surtoutles limitations aux guerres privées introduites par le pouvoirroyal à partir du règne de Philippe Auguste, au début du XIII°siècle.

L'institution (dans le seul domaine capétien) de la"quarantaine-le-roi" interdit d'attaquer les parents d'un adver-saire pendant un délai de quarante jours après la déclaration deshostilités. Au XIII° siècle, la coutume introduisit même unerestriction nouvelle : les parents des belligérants ne furent plusautomatiquement entraînés dans la guerre, dont ils purents'exonérer par une déclaration de neutralité.

L'institution de la "sauvegarde royale" donna à unepersonne, un groupe ou un établissement la possibilité d'êtreplacée sous la protection spéciale du roi, qui délivrait une lettre.L'attaquer revenait à attaquer le souverain.

La royauté recourut enfin à la technique de "l'asseurementroyal", qui était une garantie offerte par le roi à un pacte de nonagression conclu entre un seigneur et une communauté.

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SOUS-SECTION 2LES FONDEMENTS CONTRACTUELS

87 - L'incidence de l'inféodation et de l'accensement sur lerégime de la propriété - Les fondements contractuels des droitsdes seigneurs résident dans les conventions conclues entre ceux-ci et des tenanciers : pour autant que l'on puisse toujoursdistinguer clairement les deux, il s'agit d'une part des contratsféodaux stricto sensu, c'est à dire des conventions d'inféodationconclues avec des chevaliers, à des fins politiques, et d'autre partdes contrats d'accensement, conclus avec des roturiers à des finséconomiques.

*

Avant d'envisager la teneur des uns et des autres, ilimporte de signaler leur incidence sur le régime de la propriété :la généralisation du système de concessions de terres a amenéun démembrement de ce droit réel. Dès lors, la propriétéexclusive et perpétuelle sur le sol a fini par disparaître, au profitd'une propriété directe (dominium directum), caractérisant ledroit du concédant, et d'une propriété utile (dominium utile),désignant le droit du concessionnaire. C'est ce qu'on appelle lathéorie du double domaine (97).

Si la féodalité politique a été anéantie à la fin du MoyenAge, ces aspects strictement civils se sont perpétués jusqu'à laRévolution qui, en transformant le "domaine utile" des tenan-ciers en propriété pleine et perpétuelle, est revenue à laconception pré-féodale de la propriété, emportant pour sontitulaire, l'usus, le fructus et l'abusus, comme en droit romain.

*

Quoique tous deux contractuels et constitutifs d'unetenure, l'inféodation et l'accensement méritent d'être soigneu-sement distingués :

- l'étude du premier est celle des droits féodaux, propres àla concession d'une tenure noble, le fief (§. 1)

- l'examen du second est celui des droits censuels, carac-térisant la concession d'une tenure roturière, la censive (§. 2).

(97) Seul, l'alleu, survivance de la propriété pleine et entière, y fit exception, mais sonimportance était restreinte.

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§ 1. Les droits féodaux-vassaliques

Après en avoir précisé la genèse (A), on examinerasuccessivement le contenu de ces droits (B), leur mode parti-culier de transmission (C) et leur sanction (D).

A. La genèse des droits féodaux-vassaliques

Les droits féodaux-vassaliques procèdent d'alliancesprivées qui engageaient à une fidélité réciproque deux chevalierset introduirent un premier élément d'ordre dans la sociététroublée de l'époque. Suivant les lieux, suivant le niveau auquelon se trouvait dans l'échelle sociale ces liens revêtirent des traitsvariables.

Cette fidélité n'était pas dénaturée par des concessions debiens. Lorsque celles-ci se généralisèrent, le lien personnel jadisessentiel (n°88), perdit progressivement de son importance auprofit de l'élément matériel, représenté par l'inféodation (n°89).Le lien vassalique s'affermit, la dépendance fut plus stricte entrele seigneur (féodal) et son vassal (son féal), ce qui implique quel'on précise la notion centrale de fief (n°90), qui a joué un rôledécisif dans cette évolution.

88 - La prééminence initiale du don de soi dans l'entrée envassalité - Originellement, l'élément primordial était incontes-tablement le don de soi et l'union des cœurs Dans la lettrecélèbre qu'il écrit vers 1020 au duc d'Aquitaine, Fulbert deChartres insiste sur la fidélité mutuelle que se doivent les partiesau contrat. La concession d'une terre n'intervient qu'ensuite,comme une grâce. L'importance de ce lien personnel expliquepourquoi, aux premiers âges féodaux, le pire des crimes était detuer son maître. On ne peut guère comparer un tel acte qu'auparricide, étant précisé que les hommes de l'époque, lorsqu'ilscherchaient à définir la révérence d'un fils envers ses parents, lacomparaient fort significativement à celle d'un vassal pour sonmaître.

89 - Le renforcement ultérieur de l'élément matériel: leprimat final de la concession de fief dans l'entrée en vassalité -Le lien de fidélité se transforma lorsqu'il s'accompagna systéma-tiquement de la concession d'un fief et, plus encore, lorsquecelui-ci devint patrimonial et héréditaire. Dans ces conditions,

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l'hommage devint peu à peu la cause même de la concession. Ondisait d'ailleurs que l'hommage était dû en raison de tel fief etl'héritier n'acceptait le vasselage que comme une formalitéindispensable à la conservation du bien concédé à son père.Cette mutation se renforça au XII° siècle, lorsque l'argentredevint le nerf du pouvoir et triompha complètement au XIII°.Ce renversement de perspective dénatura l'essence de l'acte : onpassa du don de soi au "service tarifé".

90 - La notion de fief - D'un point de vue sémantique, lanotion de fief, qui apparut en Francie peu avant 900 et supplantacelle de "bénéfice" à partir du XI° siècle, désignait d'abord uneconcession à charge de service noble. Mais le mot a fini parsignifier également l'objet de la concession, c'est à dire un biendurable productif de revenu -généralement une terre, plusrarement un rente- concédé à charge de foi, d'hommage et deservices nobles (c'est à dire de service non patrimoniaux, nipécuniaires) par un seigneur à un vassal. On disait de celui quitenait une terre en fief qu'il avait un fief. Ce double sens est lesigne d'une réussite de l'institution. Il s'est passé pour le termede fief au Moyen Age ce qui s'est passé plus tard pour le mot depropriété, qui est à la fois un droit et l'objet de ce droit.

La concession d'un fief conférait des droits au seigneur(féodal), comme à ses vassaux (feudataires). Elle avait un carac-tère synallagmatique, même si les droits et obligations des uns etdes autres n'avaient pas la même valeur (98), ni surtout le mêmecontenu.

B. Le contenu des droits féodaux-vassaliques

91 - Les droits des seigneurs fieffeux - Il s'agit du servicemilitaire et de conseil, ainsi que d'un certain nombre de droitsfinanciers casuels, apparus par la suite.

*

Primitivement, on ne connaissait que le service militaire,le devoir judiciaire de conseil, qui subsistèrent jusqu'au XVI°siècle, et les droits de justice.

(98) Comme l'écrivait Fulbert de Chartres au duc d'Aquitaine, en 1020, le seniorn'avait que promis, alors que le vassal avait juré. Parjure, il était donc passible deschâtiments infligés par la "loi divine".

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Le service militaire qui apparut initialement sous le nomd'"aide", avant que ce terme ne revête un sens strictementfinancier, était un service d'assistance offensive ou défensive.

Le service de conseil, dit encore service de cour, seconcrétisait dans l'assistance portée au seigneur dans ses tâchespolitiques, administratives et juridictionnelles.

Les droits féodaux de justice méritent de ne pas êtreconfondus avec les autres droits de justice des seigneurs quin'avaient aucun rapport avec l'inféodation. Les historiens dudroit contemporains distinguent avec peine -et encore leursdistinctions sont assez arbitraires- trois sortes de justicesexercées par les seigneurs : ce qu'ils appellent la justiceseigneuriale ou justicière, la justice foncière et la justice féodalequi, seule, procède du contrat de fief :

- La justice féodale en effet est la seule à dériverdirectement de l'hommage, du lien d'homme à homme: c'estcelle qui pèse (contractuellement) sur les vassaux.

- La "justice seigneuriale" ou "justicière" (sic), dite aussi"territoriale", n'est autre que la justice de droit public dérivant decelle qui était exercée par les fonctionnaires carolingiens : c'estla justice qui s'exerce (unilatéralement) sur tous les habitants"levants et couchants" de la seigneurie, du moins dans leroyaume de France et que nous avons déjà eu l'occasion derencontrer.

- La "justice foncière ou domaniale" est celle qui déri-verait de la concession d'une terre en fief ou en censive ouseulement, ce qui est plus logique, de la concession d'une tenureroturière. En effet, si elle procède du fief, elle est féodale etentre dans la première catégorie. Cette justice ne peut donccorrespondre qu'à ce qu'on pourrait dénommer la justicecensuelle. Il parait souhaitable de s'en tenir à cette dénominationqui a pour elle l'avantage de la clarté.

*

Les droits financiers étaient essentiellement les droits demutation, appelés "reliefs". A l'origine, leur montant était arbi-traire, puis après quelques tâtonnements, on les fixa partout aurevenu de la première année. Si le vassal ne voulait pas payercette somme, le seigneur gardait le fief entre ses mains, pendantun an et un jour, en en conservant ses fruits.

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92 - Les droits des vassaux fieffés - Il s'agit de droits fixeset de droits éventuels. Par delà une certaine variété, liée à lanature de l'inféodation ou, si l'on préfère, à l'étendue des droitsqui avaient été concédés on peut souligner que tout vassal avaitdroit à la protection de son seigneur et à la "propriété utile" ou,comme on disait à l'époque, au "domaine utile" du fief qui luiavait y été attribué à titre perpétuel. Cette notion de "domaineutile" englobait l'intégralité de l'usus et du fructus, c'est à dire ledroit complet de se servir du bien et d'en tirer des fruits, ainsiqu'une fraction de l'abusus, à savoir le droit limité d'en disposer.Ce droit de disposition restreint offrait au vassal le droitd'aliéner le bien entre vifs, moyennant quelques restrictions, etcelui de l'aliéner à cause de mort, sous réserve de certaineslimitations. C'est ce que nous allons voir en abordant la questionde l'hérédité des fiefs.

C. La transmission des droits féodaux-vassaliques

93 - Les règles régissant l'hérédité du fief - A partir dumoment où l'hérédité des fiefs a été admise (99) dans l'intérêt desvassaux et de leurs familles, dénaturant la philosophie initiale del'acte de foi et d'hommage, des règles de dévolution excep-tionnelles ont été adoptées pour ne pas léser complètement leseigneur : l'aînesse (100) et la fixation d'un revenu minimumconstitutif du fief (101), afin de ne pas morceler les tenuresconcédées et affaiblir trop gravement leur potentiel militaire.

Même après qu'elle se soit imposée, l’aînesse ou primo-géniture eut rarement le caractère absolu qu'on est tenté de lui (99) Il semble que le droit d'aînesse ait été établi dans la vicomté de Narbonne dès leX° siècle. Les comtes de Toulouse l'imitèrent vers la fin du XI°. Toutefois c'est sonintroduction dans tous les fiefs normands par une ordonnance de Henri I° d'Angleterre(m. 1135), qui est à l'origine de son développement dans l'ouest de la Francecoutumière. Dans l’Hexagone, le premier acte législatif en la matière remonte à uneassise bretonne de 1185. L'aînesse se diffusa ensuite dans l'ensemble des pays decoutumes, où elle n'atteignit jamais la même rigueur que dans l'ouest. (100) Le droit d'aînesse ou de primogéniture, inconnu à l'époque franque, n'apparutqu'au X°-XI° siècles. (101) Les possesseurs de fiefs ne gardèrent la qualité de chevaliers que si le revenu deleur (s) fief (s) atteignait un certain niveau, leur permettant d'accomplir leur servicemilitaire : 60 £ d'abord, puis 200 au XIII° s. Au dessous de ce minimum, ils n'étaientplus qualifiés de chevaliers, mais de sergent, de damoiseau ou d'écuyer, termes quidésignaient le noble placé au dernier degré de son ordre. Toutefois, leur tenure n'étaitpas dénommée fief de sergent, de damoiseau ou d'écuyer. Ils ne devaient pas deservice militaire spécial, seulement des prestations partielles.

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attribuer. Ainsi, dans le Midi de la France, comme en Italie, il seheurta vainement à la tradition romaine du partage égal entre lesdescendants et ne parvint pas à s'installer vraiment. Les LibriFeudorum lombards disposent ainsi que le fief est transmis adomnes (filios) aequaliter, à tous (les fils) également, ce qui futinterprété comme signifiant soit qu'il était divisé entre eux, soitque tous les fils devenaient co-seigneurs. C'est ce secondsystème qui prévalut en France méridionale : tous les frèressuccédaient aux fiefs avec des droits égaux : ils en étaient co-seigneurs. Il n'y avait pas entre eux de partage, tout au plus unexercice alternatif des services vassaliques. En outre l'aînesse neconcernait en principe que les biens nobles, à l'exclusion destenures roturières.

Sauf dans les rares fiefs régis par le principe de masculi-nité, qui perpétuèrent peut-être un état ancien du droit, l'héritagedu vassal pouvait échoir à sa fille, qui faisait alors porterl'hommage et remplir les services féodaux par son mari.

L'éventuelle sanction de l'irrespect des obligations duseigneur posa infiniment plus de difficultés.

D. La sanction des droits féodaux-vassaliques

94 - La sanction des droits du seigneur : la commise- Lasanction des droits du seigneur lésé par son vassal ne soulevajamais aucune contestation de principe : en effet, la commise (leretrait unilatéral du fief) fut communément acceptée. C'est ainsiqu'en 1202, Philippe Auguste somma le roi Jean sans Terre decomparaître devant sa cour, en sa qualité de duc d'Aquitaine. Cedernier fut condamné par défaut à la commise de ses fiefscontinentaux. C'est le premier exemple connu en France d'unetelle sentence à l'encontre d'un Grand.

95 - La sanction des droits du vassal : le désaveu -Primitivement, sous l'influence des conceptions germaniques,relatives à l'indépendance et à la dignité individuelles, on admitassez largement que le vassal puisse unilatéralement résister àun seigneur indigne et que celui-ci puisse faire l'objet d'undésaveu, ses droits passant à son propre seigneur, suzerain duvassal ayant subi le préjudice.

Le Sachsenspiegel (= Miroir de Saxe), un coutumiergermanique du milieu du XIII° siècle dispose ainsi que

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"l'homme peut résister à son roi et à son juge, quand celui-ci agitcontre le droit et même aider à lui faire la guerre". Dans un autrepassage, il érige même cette possibilité en une véritableobligation : "Le vassal doit résister à son roi ou à son juge quandcelui-ci commet une injustice et prêter main-forte contre lui,même quand ce dernier est son parent ou son suzerain. Et par làil ne viole pas son devoir de fidélité". Or, cette procédure n'étaitguère satisfaisante. D'abord, elle était largement inopérante vis àvis du roi au-dessus duquel on ne trouvait aucun autre seigneurauquel transférer sa foi. Ensuite elle pouvait donner lieu à desabus. D'où l'idée de confier ces litiges à la cour du seigneur, quiréunissait tous ses vassaux. Les "Établissements de saint Louis"interdisent au roi et à son conseil de trancher un tel différendsans les Pairs (102) et ils admettent que le vassal lésé, auquel lesouverain ne voudrait pas accorder justice, puisse lui faire laguerre, en appelant auprès de lui ses propres hommes. Le ju-gement que l'on peut porter sur ce système mérite d'être nuancé.Certes, il ne fonctionna jamais de manière tout à fait satis-faisante. On a d'ailleurs écrit que le grand vice de la féodalité futprécisément son inaptitude à construire un système judiciaireefficace : en fait l'individu, victime de ce qu'il estimait ouaffectait d'estimer une atteinte à ses droits, décidait de rompre etl'issue du conflit dépendait de la balance des forces. Cependant,il faut souligner les mérites historiques des solutions qu'on tentad'appliquer à ces litiges. L'idée, ancienne, que le vassal lésépuisse recourir à la résistance est remarquable. Certes le droit àla résistance à l'encontre du Pouvoir était apparu avant laféodalité. Mais celle-ci fut la première à le faire vivre. Et lesannales de l'époque montrent que cette faculté "révolutionnaire"a été très largement utilisée par les seigneurs révoltés. Laconception, plus récente, selon laquelle le vassal lésé pouvait

(102) La présence des Pairs signifie que le règlement de l'affaire doit échapper à laseule justice du Roi. On peut aussi en déduire que le litige relève d'une Cour desPairs, distincte de la Cour royale. Malheureusement la rareté des cas d'espèce nepermet pas de prouver cette seconde interprétation. S'agissant des vassaux directs duRoi, on ne dispose en effet que de deux différends ayant débouchés sur une solutionjuridictionnelle. Dans le cas du Comte Robert d'Artois en 1315, le jugement renducontre lui fut présenté comme celui des Pairs "et de la cour garnie". Mais dans le casdu Duc de Bretagne en 1378, la procédure se déroula devant le Roi et son Parlement,dans lequel les Pairs de France furent convoqués. Il n'est sans doute pas inutile depréciser que les dits Pairs protestèrent que le jugement ait été rendu, non par eux, maispar le Roi en son Parlement.

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s'adresser à une instance juridictionnelle distincte du seigneur,lequel ne pouvait pas être juge dans sa propre cause, préfigure lathèse suivant laquelle la solution des litiges entre gouvernants etgouvernés, ou administrateurs et administrés, ne peut êtrepurement et simplement abandonnée aux titulaires du pouvoir,mais dévolue à des tribunaux indépendants du gouvernement, oude l'administration active.

Comme les droits féodaux dans l'ordre politique, les droitscensuels ont laissé des traces dans notre droit privé.

§ 2. Les droits censuels

96 - La notion de censive - C’est la tenure-type des paysde coutumes. Dans la censive, appelée également "roture" ou"vilenage" aux XII°-XIII° siècles, c'est l'aspect économique quiapparut le premier. En effet, la terre était concédée à fin deculture et à charge du paiement d'une redevance, généralementun cens (103) -d'où l'appellation générique de censive- Le dit censétait payé en argent ou en nature (voire partiellement en argentet en nature). Il n'entraînait aucune servitude personnelle. Eneffet, à la différence de l'inféodation, l'accensement n'a jamaiscréée ou supposé aucun lien personnel. Le censitaire avaittoujours la faculté de "déguerpir".

Pour le reste, la censive évolua, comme le fief, vers lapatrimonialité et l'aliénabilité.

Dès le XII° siècle, elle devint héréditaire et, du fait del'absence de lien personnel, aucun agrément seigneurial ne futjamais requis. Tout au plus l'héritier fut-il tenu de verser un droitde mutation (104), qui n'était même pas systématique.

L'aliénabilité fut également admise moyennant l'interven-tion du seigneur et le paiement d'un droit de mutation. En cas decession onéreuse, il s'agissait des lods et ventes.

(103) Ce cens contractuel (dit "droit cens", "chef cens", "menu cens") mérite de ne pasêtre confondu avec le cens provenant du détournement de l'ancien impôt romain, quiétait dû par tous les habitants roturiers d'une seigneurie, alors même qu'ils n'eussentbénéficié d'aucun accensement. (104) Il portait les noms de "relief" et de "rachat" en pays de coutumes, d'"acapte"dans le Midi (également utilisé pour désigner la tenure elle-même). Son montant étaittrès inférieur au droit de succession des fiefs, puisqu'il était généralement égal aumontant annuel du cens.

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97 - Les droits des seigneurs censiers - Pour les censives,les droits des seigneurs censiers consistaient dans le droit auversement du cens et à l'accomplissement de diverses rede-vances en nature.

Les seigneurs disposaient de surcroît d'un droit de justicemineur, la justice censuelle, qui permettait de trancher descontestations relatives à la terre, au bornage et aux redevancesfoncières. Ce droit de justice restreint s'ajoutait éventuellement àleurs droits de justice publique.

98 - Les droits des tenanciers censitaires - Le tenancierlibre avait certaines obligations et d'indéniables avantages.

Outre ses obligations seigneuriales, découlant de sonrattachement à la districtio d'un seigneur, et la dîme, qui n'a rienà voir avec les rapports féodaux et seigneuriaux, le censitaireavait l'obligation de cultiver, de s'acquitter du cens, de sesredevances coutumières et, éventuellement, de payer les droitsde mutation. La sanction de ces obligations résidait dans lacommise censuelle. Sa situation était très différente de celle deses ancêtres du VIII° siècle. D'un côté, elle était plus pesantedans la mesure où ceux-ci ignoraient la taille, les banalités (et ladîme). De l'autre, elle était plus légère car, les réserves ayant étéréduites par le développement des tenures, les corvées dûes surcelles-ci s'étaient allégées. Malgré le développement des droitsseigneuriaux, le paysan disposait donc à la fois de plus de tempset plus de terre. Par ailleurs, il avait désormais des droits trèsprécis.

En contrepartie de l'accensement, le paysan censitairedisposait de la plupart des avantages que l'on peut tirer de laterre : l'usus, le fructus et même un certain abusus, puisqu'ilpouvait aliéner le bien et même, selon le Grand Coutumier deFrance, démolir sa maison dans la mesure où la concessionopérée ne portait que sur la terre. Toutefois, les tenanciers nepouvaient pas aliéner séparément une partie du sol concédé etdémembrer juridiquement leur tenure. En effet, en principe untel "abrègement" supposait le consentement du seigneur. L'irres-pect de cette règle était sanctionné par la justice de ce dernier.

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SECTION 2L'ORGANISATION PARTICULIÈRE DE LA JUSTICE

Son étude est celle de l'administration de la justice, dupersonnel judiciaire et de la procédure.

§ 1. L'administration de la justice

99 - La compétence de la cour du seigneur - La cour duseigneur siégeait le plus souvent en plein air, sous un grandarbre. Elle connaissait des litiges relevant de sa compétence, aumoins la basse justice. Le seigneur la présidait ou confiait cettetâche à un officier nommé par lui (sénéchal, prévôt ou maire). Ilétait assisté dans ces fonctions par des conseillers qui avaientparfois voix délibérative. Le choix de ceux-ci variait suivant quele défendeur (au civil) ou l'accusé (au pénal) était noble ouroturier.

Le jugement des nobles relevait des pairs, en l'occurrenced'autres chevaliers nobles, vassaux du même seigneur. Leurparticipation à ce tribunal découlait d'ailleurs d'une obligationvassalique, le service de cour. Leur rôle était primordial car leseigneur était tenu de prononcer une sentence conforme à leurdélibération. Dans les cas où celui-ci était partie au litige,notamment lorsque sa cour était saisie contre lui par un de sesvassaux, il ne prenait pas part au jugement.

En principe toute contestation entre un seigneur et sonvassal ne pouvait être jugée en première instance que par la courdu seigneur. Normalement le roi ne pouvait en connaître qu'àtitre d'appel, jamais omisso medio, immédiatement en sautant lesdegrés intermédiaires. Toutefois il était possible de s'adresser auroi dans un cas, au moins dans le Midi, celui de la "simplequerelle", qu'utilisèrent en 1202 les vassaux poitevins de Jeansans Terre, duc de Guyenne et roi d'Angleterre, qui s'adressèrentà Philippe Auguste, leur suzerain (105). Ce n'était pas un appel, au

(105) Les barons poitevins s'étaient révoltés contre leur seigneur pour des raisonsassez obscures : on parle généralement de l'enlèvement par le roi d'Angleterre d'unejeune fille promise à un de ses vassaux. Craignant une félonie, ils refusèrent de seprésenter devant Jean sans Terre qui les cita à comparaître, puis envahit leurs terres.Cette voie de fait décida les seigneurs poitevins à porter leur cause devant PhilippeAuguste. Celui-ci se reconnut compétent et exigea de son vassal qu'il fasse justice àses gens. Après deux sommations et deux défauts, Philippe Auguste cita Jean sans

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sens où nous l'entendons, mais plutôt une plainte, puisque cettevoie ne nécessitait aucune sentence préalable. Elle était adresséedirectement à l'autorité suprême et supposait un grief(gravamen), né de la négligence du juge.

A moins d'un privilège spécial, le jugement des roturierslibres ne relevait jamais d'un collège de pairs analogue, quelquesoit le système de jugement consacré par la coutume des lieux.En gros, deux systèmes coexistaient :

Le premier consistait à déférer le justiciable à un collègede jugeurs, dits également "hommes jugeants". Dans le nord-estde la France, le système carolingien des échevins avait étéparfois maintenu : ils étaient alors nommés (à vie) par le sei-gneur. Ailleurs, cette fonction était dévolue à la cour desvassaux.

Le second système, le plus répandu, était tout simplementle jugement par un officier du seigneur (prévôt ou maire). Celui-ci prenait l'avis de prud'hommes, choisi cas par cas, sans êtrecependant lié par eux.

Le jugement des serfs relevait du seigneur foncier (106).

100 - Les voies de recours - La décision rendue par la courdu seigneur était en principe définitive. Tout d'abord, chaquecour était théoriquement souveraine. Par ailleurs, comme àl'époque franque, la prédominance du jugement de Dieu excluaitl'idée d'appel. Il n'y avait qu'une situation où l'on pouvait saisirune autre juridiction: lorsqu'il y avait un déni de justice évident,lorsque le seigneur s'était scandaleusement mal acquitté de sesdevoirs de justice. Il y avait alors une véritable prise à partie dujuge. Tel était le cas dans les deux actions judiciaires admises àcette époque: le recours pour défaute de droit et le recours defaux-jugement.

Si le seigneur refusait de rendre justice à son vassal ou àson sujet, s'il y avait défaute de droit, le justiciable pouvaits'adresser au seigneur supérieur dans la hiérarchie, en remontantau besoin jusqu'au roi.

Terre devant sa cour et prononça, malgré l'absence de celui-ci, la commise de ses fiefsaquitains. (106) Si le seigneur justicier et le seigneur foncier étaient deux personnes distinctes, leserf relevait tout de même du second.

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Si le justiciable alléguait l'évidente partialité du seigneur,il pouvait "fausser" le jugement et provoquer un duel judiciaire.

A la différence de l'appel hiérarchique de droit romain, cesdeux actions consistaient à "appeler" du juge lui-même (et nonde la sentence rendue) et elles supposaient sa mauvaise foi : lerefus de juger ou le faux-jugement. D'où leur portée pratiqueassez restreinte. Cette situation changea lorsque la renaissancede l'appellatio, intervenue sous l'influence du droit canonique,réintroduisit l'idée d'appel dans le droit profane.

§ 2. Le personnel de justice

101 - Les différents officiers de justice - Les seigneursadministraient la justice à l'aide d'officiers qui portaient desnoms divers. Dans le domaine royal capétien, où ils sont attestésdès 1046, on les appelait des prévôts (praepositi), dans le duchéde Normandie, il était question de vicomtes, dans le comté deToulouse et en Catalogne, de viguiers, dans le comté deProvence, de bayles. Bien qu'il eussent des noms variables, cesofficiers avaient des caractères communs dans tous ces pays,que ce soit au point de vue de leur statut, ou, plus encore, duchef de leurs attributions.

102 - Le statut des officiers - Sous l'angle de leur statut, ladiversité se ramenait à trois grands types.

Le premier (et le plus ancien) était celui de l'office patri-monial, de l'officier qui possédait un office inféodé. Le systèmeexistait notamment en Normandie.

Le second type, apparu au XI° siècle dans les prévôtésd'Ile-de-France et les comtés anglais, était celui de l'officeaffermé, qui traduisait un renforcement de l'emprise du seigneur:dans l'inféodation, celui-ci cessait d'être maître de l'affectationde l'office, régie par les lois de l'hérédité, dans l'affermage, ill'aliénait aux enchères pour une période déterminée (dix ans engénéral), lui permettant de le recouvrer à l'expiration de celle-ci.

Le dernier système, apparu au XII° siècle en Angleterre,est celui de l'office gagé, de loin le plus efficace. Son titulaireétait nommé et révoqué par le seigneur, qui lui versait pério-diquement des gages en argent, constituant un véritable trai-tement.

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103 - Les prérogatives des officiers - Sous l'angle de leursattributions, ces officiers représentaient le seigneur et réunis-saient par là même de vastes attributions, non seulementjudiciaires, mais aussi administratives, militaires et fiscales.

§ 3. La procédure

104 - Les caractères généraux de la procédure - Ilsconnurent une évolution remarquable au XIII° siècle.

Avant cette époque, la procédure était orale, formaliste etaccusatoire. Les parties devaient comparaître en personne ("Nulne plaide par procureur"), prononcer certaines paroles ouaccomplir certains gestes consacrés par la coutume, à peine deperdre leur procès. Le juge n'avait pas la faculté de se saisir lui-même : il ne pouvait connaître que des litiges déférés par unepartie.

A partir du XIII° siècle, des emprunts au droit canoniqueouvrirent la voie à d'incontestables progrès dans la techniqueprocédurale : l'admission de la représentation, le recours pluslarge à l'écrit et l'accroissement des pouvoirs du juge en sont lesmanifestations les plus importantes. La représentation judiciaire,qui se pratiquait déjà devant les officialités, fut admise devantles cours royales par une ordonnance de 1274 de Philippe III leHardi. L'accroissement des pouvoirs du juge dans la procédurecriminelle, qui avait affecté les juridictions d'Église, à partir de1199, aboutit à l'établissement d'un système inquisitoire. Tradi-tionnellement, on considérait que l'ouverture de toute procédurecriminelle impliquait qu'il y eut plainte d'un particulier. Lespremiers tribunaux séculiers à admettre le droit du juge de sesaisir furent les juridictions d'Empire, après que Frédéric II l'aitautorisé pour les fautes les plus graves.

Malgré ces progrès, la procédure comportait encorebeaucoup d'archaïsmes. Ainsi, la détention provisoire de l'accuséétait encore l'exception (107). En effet, celui-ci était ordinaire-ment "ajourné à comparaître" et on exigeait seulement qu'ilfournisse une caution, personnelle ou réelle.

Les cautions personnelles (ou plèges) étaient des parents,des amis, des voisins qui avaient accepté de garantir la com-parution ultérieure de l'inculpé et s'étaient engagé à le

(107) L'ordonnance de 1498 en fit la règle

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représenter "corps pour corps, avoir pour avoir". Ce système nese concevait que dans une société fermée, où tout le monde seconnaissait, où la solidarité de la rue et celle du métiercomplétaient ou remplaçaient la solidarité familiale.

La caution réelle consistait le plus souvent, vu la rareté dunuméraire, en la remise d'un objet précieux ou d'un outilindispensable au travail de l'accusé.

Le régime des preuves, même rénové, ne connut qu'unemodernisation partielle.

105 - Le renversement de la charge de la preuve - Lamodification la plus importante ayant affecté le systèmeprobatoire est le renversement de la charge de la preuve. Alorsqu'à l'époque franque, celle-ci incombait au défendeur, on la fitpeser désormais sur le demandeur, solution retenue par nosdroits contemporains. Les différentes preuves admises en justiceévoluèrent de façon moins radicale.

106 - La preuve par bataille - Si les ordalies unilatéralesdisparurent au tout début du XIII° siècle, il n'en fut pas de mêmedes ordalies bilatérales : en effet, le jugement de Dieu survécut,sous la forme du duel judiciaire. A une période où l'appareil dejustice était réduit à sa plus simple expression, les procédésd'investigation étaient limités : le duel était une solutioncommode pour déterminer le coupable. D'autant que la mentalitéde l'époque se montrait plus accessible aux manifestations demerveilleux qu'à des démonstrations rationnelles. Avec lesprogrès de la civilisation et du droit, la "preuve par bataille"cessa d'être universellement admise. En France le duel futrestreint aux cas de haute justice, si celui qui le sollicitait étaitde franche condition et ne le demandait pas à l'encontre de sonseigneur. Elle fut interdite dans le domaine capétien par saintLouis, mais fut rétablie par l'ordonnance de Philippe le Bel de1306, pour les crimes de sang. Elle disparut vers la fin du moyenâge, malgré une occurrence fameuse en 1549.

107 - Les autres preuves - Celles-ci, inconnues à l'époquefranque, étaient la preuve testimoniale, la preuve scripturale etl'aveu obtenu par la torture.

La preuve par témoignage supposait au moins deuxtémoins oculaires. Le demandeur pouvait empêcher leur

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comparution en provoquant le défendeur en duel, et, mêmeaprès l'audition du premier témoin, il pouvait encore défier lesecond en bataille.

La preuve par écrit était la moins répandue, à une époqueoù l'analphabétisme prédominait jusque dans les couches lesplus élevées de la société. Elle n'était admise par elle même quesi les écritures étaient validées par le sceau authentique d'unepersonne connue (comme un seigneur justicier).

Enfin, malgré les réticences de certains canonistes, à unedate qu'il est difficile de préciser, l'aveu par la torture futintroduit, sous l'influence du droit romain, qui l'appliquait auxesclaves, et des tribunaux d'Inquisition, qui généralisèrent sonemploi contre les hérétiques (108). A la faveur de la "croisade desAlbigeois" et de la répression de l'hérésie cathare, l'institutionfut consacrée dans le Midi de la France au milieu duXIII°siècle (109). Elle se répandit surtout au XIV° siècle.

(108) Innocent IV (1243-54) dans la Bulle Ad extirpanda l'autorisa pour les casd'hérésie et sous réserve du respect de la vie. (109) C'est la charte octroyée en 1246 à Aigues-Mortes et l'ordonnance de 1254 pourle Languedoc qui contiennent les plus anciennes allusions à la torture judiciaire enFrance.

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CHAPITRE 2

LA CONTAMINATION DU RÉGIME FÉODAL

Elle n'a épargné ni la royauté, ni l'Église. Mais, à toutprendre, la première a encore plus souffert, car en France jamaisles pouvoirs du roi n'ont été aussi faibles.

SECTION 1LA FÉODALISATION DE LA ROYAUTÉ

108 - Décadence du pouvoir monarchique et persistancedu mythe royal - A cette époque, la royauté d'origine purementgermanique demeurait l'idéal de l'organisation politique, mêmesi elle était de moins en moins liée à la race et s'enracinait deplus en plus dans un territoire (110). Les clercs, dépositaires de latradition historique, et le menu peuple, par instinct, lui restaientprofondément attachés. Les féodaux eux-mêmes ne pouvaientconcevoir l'organisation politique sans un roi en son sommet.S'ils n'hésitèrent pas à s'approprier le nom de princeps (prince),pour qualifier leur prééminence et signifier que leur pouvoir,d'essence monarchique, était détenu de manière patrimoniale ethéréditaire, ils ne revendiquèrent jamais le titre royal. D'ailleursdès qu'ils furent les maîtres de la Palestine en 1099, ilschoisirent d'élire un roi pour le placer à leur tête. La persistanced'un tel attachement contraste vivement avec l'abaissement de lafonction royale. Le moment venu, cette persistance idéologiquepermettra le relèvement de l'institution.

109 - Les modestes débuts du royaume capétien - A sonpoint de départ, la couronne capétienne était plus faible queplusieurs royautés voisines, la Castille et surtout les monarchiesanglo-normande et sicilio-normande, fondées l'une et l'autre surla conquête et dotées d'une savante organisation administrativeet financière. La royauté française était même plus faible que la (110) Si l'on met de côté la péninsule italique, l'idée de royauté enracinée dans unterritoire n'apparaît vraiment qu'au début du XIII° s. En 1214, Jean sans Terre, quis'intitulait jusqu'alors roi des Anglais, prend le titre de roi d'Angleterre. Dès 1204 enFrance, la formule Rex Franciae apparaît parfois au lieu de Rex Francorum dans lesactes royaux. Avant la fin du règne de Philippe-Auguste, la chancellerie renonce -aumoins en français- au titre de roi des Francs pour utiliser celui de roi de France.

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monarchie allemande, qui, en dépit d'une multiplication ana-logue des duchés, marquisats, comtés, baronnies et simplesseigneuries, avait mieux conservé ses possessions territoriales etses prérogatives régaliennes. Mais, au XIII° siècle, la situationse retourna au profit des rois de France. La royauté anglaise setrouva aux prises avec une aristocratie puissante et tenace.Depuis Othon I° à la fin du X° siècle, la monarchie allemandes'épuisa à poursuivre la réalisation de l'Empire universel quil'amena à lutter contre la papauté.

A ses débuts, la royauté capétienne eut à défendre lanature même de sa couronne face aux prétentions doctrinales del'Empereur germanique. Les Carolingiens de l'ouest qui régnè-rent sur la Francia occidentalis à partir de 843 n'avaient jamaiscessé d'appartenir à l'Empire. Les Capétiens eux, se voulurenthors de l'Empire des Othons. La France ne se reconnut jamaissujette de celui-ci. La papauté, soucieuse d'empêcher toutehégémonie impériale, reconnut d'ailleurs l'indépendance tempo-relle du roi de France au début du XIII° siècle (111).

C'est sous le règne de saint Louis (112)que, malgré ladéfiance à l'égard du droit écrit, trop lié à l'hégémonisme impé-rial, les légistes commencèrent à revendiquer pour le Capétienune souveraineté inspirée de la charge historique de la respublica (113). Seul, jusque là, l'Empereur avait alors invoquécette prestigieuse tradition romaine. Désormais le roi de Francese proclama, au temporel, absolument indépendant de touteautre autorité sur la terre (114). A partir du XIII° siècle, le pouvoir

(111) Innocent III, dans la célèbre décrétale Per Venerabilem, admit à titre incidentque "le roi de France ne reconnaissait pas de supérieur au temporel". C'est vainementque la glose ordinaire sur les Décrétales de Grégoire IX annota cette incidence demanière à lui ôter sa portée : "C'est exact en fait, mais en droit il est soumis àl'empereur romain". (112) (1214-1226-1270) (113) On rencontre antérieurement un certain nombre d'indices isolés. Le premierremonte au sacre de Philippe I° (1059) qui s'était prévalu d'une auctoritas lors de saprestation de serment. Vers 1165, le canoniste Etienne de Tournai reconnaissait au roile droit de légiférer à l'instar de l'Empereur. On peut mentionner ensuite le surnomd'"Auguste" donné (dès avant 1204) à Philippe II par Rigord, son biographe officiel.Le terme d'imperium, appliqué au pouvoir royal, apparaît d'ailleurs à cette époque. (114) D'où les adages : "Li rois ne doit tenir de nuil" et "Le roi ne tient de nului, forsde Dieu et de lui". Ces deux formules ont encore un double sens, en ce qu'ellesmarquent à l'intérieur du royaume la supériorité du roi sur les grands et, à l'extérieur,son indépendance. La maxime la plus connue, "Le roi est empereur en son royaume"est plus claire. Comme sa formulation l'indique, elle a été forgée contre les prétentions

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royal se sentit même suffisamment fort pour affirmer son droit àfaire de nouveau, par sa propre autorité, des ducs, des comtes etdes barons.

SOUS-SECTION 1LA TRANSMISSION DE LA COURONNE

Tout au long de l'époque qui nous occupe, s’il est aiséd'observer qu'en fait les Capétiens se succédèrent de père en filsaîné, il est plus difficile de dire quel était exactement l'état dudroit.

110 - La combinaison initiale de l'élection et de l'hérédité-D'un point de vue théorique, il est incontestable qu'à l'origine lacouronne se transmettait par l'élection. Toutefois, la mentalité del'époque était incapable de dissocier les idées de pouvoir et denaissance illustre. Après tout, Hugues Capet fut choisi dans unefamille qui avait déjà donné au royaume franc deux rois (Eudesen 888 puis Robert en 922) et son compétiteur carolingien,Charles de Lorraine, n'avait pas des droits successorauxabsolument incontestables, dans la mesure où il n'était pas lefils, mais seulement l'oncle du roi défunt. En tous cas, de 988 à1179, le principe électif avait encore assez de vigueur pour quetous les souverains aient pris soin de faire élire et sacrer leursuccesseur de leur vivant

Que serait-il advenu sans cette précaution? Même s'il n'estpas certain que les Grands auraient eu l'audace d'élire un princed'un autre lignage, il est probable qu'en présence de plusieursfils, les droits de l'aîné auraient pus être contestés par le (s) cadet(s) qui aurai (en)t pu revendiquer le titre de roi, voire un partagesuccessoral. Toujours est-il qu'avec cette pratique prudente, lorsdu décès du roi, son successeur (son fils unique ou l'aîné de sesfils) pouvait se prévaloir du serment d'allégeance que les grandsdu royaume lui avaient prêté. Répété à six reprises, ce procédépermit aux Capétiens de renforcer le principe successif et lanotion de primogéniture, jusqu'à abandonner complètement etdéfinitivement la pratique de l'élection et du sacre anticipés. Ilva sans dire qu'en agissant de la sorte ils n'eurent pas en vue lebien public, mais l'intérêt particulier de leur famille. Néanmoins

impériales, même si sa portée a ensuite été élargie, pour servir contre le pape au XIV°s., puis pour renforcer l'emprise royale à l'intérieur du royaume au XV°.

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la monarchie "héréditaire" a eu ce génie à cette époque d'avoirsu lier l'intérêt privé d'une dynastie à l'intérêt public de l'État. Eneffet la dévolution successorale a rendu un grand service à celui-ci, en lui épargnant les désordres inhérents aux élections royales,dont la Pologne fut un jour la plus éclatante illustration.S'agissant des règles de transmission de la couronne de France,toute la difficulté consiste à déterminer à partir de quandl'élection des fils de roi a créé une coutume successorale, qui avidé le rituel électif de toute substance.

111 - L'établissement progressif du phénomène dynas-tique- Au fil des changements de roi, le principe successorals'est renforcé peu à peu, jusqu'à rendre inutile, dans la secondemoitié du XII° siècle, le recours au simulacre de l’élection et dusacre anticipés.

A cette époque, les écrits contemporains de la naissancedu prince Philippe, en 1165, indiquent clairement que celui-ciétait destiné à la royauté et qu'un consensus était établi en cesens et nul ne conteste plus qu'à cette époque la couronne setransmette de père en fils. Il suffit pour s'en convaincre designaler que Philippe II Auguste partit pour la croisade, aurisque d'y perdre la vie, laissant derrière lui pour héritier unenfant de moins de trois ans, qui n'était ni sacré, ni même élu. Ilest évident que personne ne discutait plus les droits du futurLouis VIII. Après six précédents successifs (115), la coutume dela dévolution successorale en ligne directe était assez enracinéepour lui permettre de monter sur le trône en 1223 sans avoir étéexpressément élu du vivant de son père, il est vrai que Louis,étant le seul fils légitime de Philippe Auguste, n'avait pas decompétiteur sérieux. L'idée d'une "lignée royale" était désormaisfortement ancrée.

Ce triomphe précoce de la succession par primogénituremérite d'être souligné, dans la mesure où il était encoreexceptionnel dans l'Occident de l'époque.

(115) Robert II le Pieux en 988, Henri I° en 1027 (après la mort d'Hugues son frèreaîné), et Philippe I° en 1059, alors âgé de 7 ans, furent ainsi élus et sacrés du vivant deleur père. Louis VI le Gros, à une date indéterminée (1108?) et Louis VII le Jeune, en1131 (après la mort de Philippe, son frère aîné) furent désignés du vivant de leurprédécesseur, quoique sans cérémonie, ni sacre. Philippe II Auguste enfin fut sacré en1179, du vivant de Louis VII. Cette date tardive n'est certainement pas étrangère aufait que Philippe Auguste n'avait aucun frère.

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112 - La survivance du rituel électif et sacral aprèsl'instauration du régime successif - Le sacre intervenait aprèsl'élection. Il fallait que le Roi Très Chrétien, tel un évêque, eutreçu l'onction de l'huile sainte.

Le sacre était accompli par l'archevêque de Reims, quiobtint le privilège d'oindre les nouveaux rois. L'ultimeapplication de ce rite remonte au sacre de Charles X en 1824.

Jusqu'au début du XIII° siècle, il était incontestable que leroi ne pouvait pas exercer ses fonctions avant d'avoir été sacré,quoique des légistes aient commencé à soutenir la thèse inverse.Ce n'est qu'à la mort de Philippe II Auguste en 1223, que sonfils Louis VIII lui succéda de plein droit et fit fonction de roiavant d'être même sacré trois semaines plus tard. Puis, lors dudécès de Louis IX à Tunis en 1270, son fils Philippe III, qui étaiten Afrique du nord, exerça la plénitude de ses droits sansattendre la cérémonie du sacre qui fut organisée un an après.Dès lors, ce rituel cessa de faire le roi, même si la consciencepublique en demeura longtemps imprégnée et ne considérajamais le sacre comme une cérémonie purement ornementale.

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SOUS-SECTION 2LES POUVOIRS DU ROI

113 - Le problème théorique - La nature des pouvoirs duroi et au delà celle de l'institution royale au Moyen Âge féodal aalimenté une longue controverse entre deux écoles historiques :celle qui voit dans la royauté de cette époque une simplesupériorité féodale et celle qui y devine déjà une véritablesouveraineté monarchique (116).

Aujourd'hui, la tendance actuelle est plutôt à la tran-saction.

Certes, il existait des caractères propres à la royauté, à lafois éthique, religieux et même magiques. Le roi seul était sacré,même s'il n'avait pas le monopole de la pompeuse formule pergratiam Dei, il avait des pouvoirs thaumaturgiques et tout cecile distingue des grands féodaux. Par ailleurs, il avait desprérogatives spécifiques: il ne devait d'hommage à personne (117)mais tout hommage qui lui était prêté était un hommageprioritaire, nul ne pouvait le menacer dans sa personne, sadignité, son corps, ce qui, en deux occasions au moins (1151 et1159) paralysa, face à Louis VII, les propres vassaux d'Henri IId'Angleterre, il avait un droit de garde général sur tous lesétablissements ecclésiastiques, le droit de lever l'arrière-ban,dont la royauté fit usage deux fois (en 1124 et 1214), celui defaire régner partout la justice et de juger en dernier ressort, la

(116) Cette controverse en dissimule une autre sur la nature de l'institutionmonarchique en France : pour les uns, elle aurait connu des "formes successives" etdifférentes (A. Esmein), pour les autres, ses caractères généraux n'auraient paschangés depuis les origines, à commencer par l'absolutisme qui aurait été dès le début"un trait essentiel et permanent de la monarchie", même si les circonstances de fait nelui auraient permis de s'épanouir vraiment qu'à une époque plus récente (F. Olivier-Martin). Sans entrer dans le débat, on peut considérer qu'il est assez artificield'appréhender l'histoire des institutions monarchiques de notre pays depuis le V° ou leX° s. en la faisant entrer dans un cadre unique et homogène, même si d'une époque àl'autre on rencontre certains points communs. En effet, cela reviendrait à négligerl'évolution historique et il n'est pas de meilleure façon de restituer celle-ci que deprésenter cette histoire en distinguant certaines "phases". (117) L'idée fut exprimée pour la première fois par Suger (v. 1081-1151) vers 1145, àpropos du Vexin que le Capétien tenait de l'abbaye de Saint-Denis : après avoir relevéque le roi était au sommet de la hiérarchie féodale, Suger en déduisait qu'il ne devaitl'hommage à personne. Adoptée par Louis VI, la thèse fut reprise par PhilippeAuguste. D'où la règle consacrée par le Livre de Jostice et Plet vers 1260 : "Li rois nedoit tenir de nuil".

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faculté de ne pas plaider en cour sujette (devant la cour d'un deses seigneurs) et peut-être même celle de légiférer pour tout leroyaume, encore que ce dernier point soit vivement contesté. Ala différence des seigneurs féodaux dont le pouvoir sur lesvassaux procédait d'un échange de consentement, la royautéfrançaise n'a jamais admis l'existence d'un contrat synallag-matique entre elle et les grands ou le peuple.

Il n'empêche que les hommes soumis au pouvoir du roi selimitaient à ceux qui étaient "couchants et levants" sur leursdomaine et sur celui de leurs vassaux directs (118). La pratiquefranque du serment exigé de tous les sujets s'était perdue dès lafin du X° siècle. En d'autres termes, les pouvoirs effectifs despremiers Capétiens étaient en fait très proches de ceux desgrands seigneurs : ainsi, en matière fiscale, ils ne pouvaientprélever que des aides féodales et des tailles seigneuriales.

Ceci nous amènera à envisager successivement lespouvoirs de droit commun féodal et les prérogatives exorbi-tantes de droit royal.

§ 1. Les pouvoirs de droit commun féodal

Le roi, suzerain fieffeux de tout le royaume jusqu'à laMeuse et au Rhône (119), avait, comme tout seigneur, desvassaux nobles et des sujets roturiers. Mais son action ne sefaisait pas sentir de la même façon dans son domaine et àl'extérieur de celui-ci.

114 - Les pouvoirs de droit commun féodal exercés par leRoi dans son domaine - Au départ, il n'exerçait une puissanceeffective que dans le domaine royal, c'est à dire l'ancienterritoire qu'Hugues Capet gouvernait en qualité de duxFrancorum, qu'on appelle parfois la France mineure. En effet, iln'avait pas les moyens d'intervenir dans les fiefs de ses vassauxet moins encore dans ceux qui relevaient de ceux-ci. Dans son

(118) On ne manque pas de rappeler à ce sujet la maxime encore exprimée au XIII° s.par le canoniste Guillaume Durand (1230-96), Homines barorum non sunt hominesipsius regis (les hommes des barons ne sont pas des hommes du roi), qui est le calquede l'adage féodal, suivant lequel "Le vassal de mon vassal n'est pas mon vassal". (119) Le nord-est de l'Hexagone (depuis 923) et le sud-est (depuis 1033) étaientrattachés aux royaumes de Lorraine, de Bourgogne et de Provence, qui étaient terresd'Empire.

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domaine, le roi avait les droits immédiats d'un seigneur foncieret d'un seigneur justicier.

115 - Les pouvoirs de droit commun féodal exercés par leroi dans le domaine de ses vassaux - Dans les fiefs de sesvassaux, les pouvoirs du Roi variaient selon qu'on considère sespetits vassaux immédiats ou ses grands vassaux titrés, prochesou lointains.

Dans les petites seigneuries avoisinant le domaine royal etrelevant immédiatement du monarque, celui-ci pouvait réclamerl'ost et le service de cour, exactement comme n'importe quelprince régional. Jusqu'au XII° siècle la fidélité de ces baronsétait fragile, mais à partir de cette époque, le pouvoir du rois'accrut, tout comme celui des princes régionaux dans leurs airesd'influence respectives.

Dans les grandes seigneuries dont les titulaires comptaientparmi les principes regni, le roi ne parvint pas à imposer sonautorité effective à ses vassaux. En 1108, les ducs d'Aquitaine,de Normandie et de Champagne allèrent même jusqu'à refuserl'hommage. D'autres, sans en contester le principe, ne prêtaientjamais l'hommage en raison de l'éloignement. C'est ainsi qu'aufil des ans, le lien de vassalité unissant le comte de Barcelone auroi de France tomba en désuétude. La politique de retour à laCouronne des grands fiefs ne débuta que sous Philippe Augustequi parvint à démembrer les vastes possessions des Plan-tagenêts.

Dans les fiefs de ses arrière-vassaux, le roi n'avait enprincipe aucun droit de commandement et de justice, mais ilcommença à s'y ingérer en revendiquant des prérogativesexorbitantes, impensables en droit féodal.

§ 2. Les prérogatives exorbitantes du droit royal

116 - Les prérogatives traditionnelles- Les rois de Francedisposaient de privilèges honorifiques qui ne leur ont jamais étécontestés, notamment la prérogative d'éponymie en vertu delaquelle tous les actes conclus dans le royaume étaient datés desannées de leur règne.

A la différence de tous ses vassaux, fussent-ils pluspuissants que lui, comme Henri I° Plantagenêt qui, au milieu duXII° siècle, avait un domaine six fois plus étendu que celui des

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Capétiens, le roi de France était, en raison du sacre, le repré-sentant de Dieu. C'est à cette aura religieuse qu'il faut d'ailleursimputer ses pouvoirs magiques. Contemporain d'Hugues Capet,Abbon de Fleury en déduisait que l'office royal consistait à fairerespecter la religion, maintenir la paix et la justice et défendre lapatrie contre les ennemis extérieurs.

Le roi avait par ailleurs sous sa garde les faibles et lesopprimés, ce qui rejoignait d'ailleurs la vieille tradition dumundium royal.

Cet arrière-plan non négligeable permit à la royauté de sedégager des cadres de la féodalité, d'abord en les assouplissant,puis en les écartant.

117 - Les prérogatives nouvelles en matière judiciaire,fiscale et monétaire - La royauté s'efforça de réduire les grandespossessions féodales par la voie de transactions diverses.

Les Capétiens utilisèrent fréquemment la technique dupariage, consistant à s'associer à un autre seigneur, jusque-làseul en place, en se réservant les attributions les plus larges.

La royauté chercha également à renforcer ses pouvoirs. Lamission de paix et de justice dévolue au roi lui permit, à partirdu XII° siècle, de châtier ses vassaux lorsque ceux-ci serendaient coupables de félonie sur leurs propres hommes. Lechâtiment le plus connu contre un vassal direct du Roi est celuide Jean sans Terre auquel Philippe Auguste infligea la commiseen 1202.

A compter du XIII° siècle, le Roi se reconnut en outre lafaculté de punir ses arrières-vassaux, en violation de toutes lestraditions féodales. L'exemple le plus ancien d'une sanctionprononcée contre un arrière-vassal remonte à Louis VI leGros (120) qui punit le comte d'Auvergne, que son seigneur, leduc de Guyenne, ne voulait pas châtier. Philippe-Auguste lepremier se saisit d'une plainte d'un arrière-vassal (le comte de laManche), portée à l'encontre d'un de ses vassaux directs (le ducd'Aquitaine). La nouvelle règle fut exprimée vers 1260 :"Châtelain, vavasseur, sont soumis à ceux que nous avonsnommés et tous sont sous la main du Roi".

En somme, la politique des Carolingiens, qui avaient rêvéde construire leur gouvernement sur la vassalité, ne se révéla pas (120) (1108-1137)

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aussi chimérique à longue échéance. Le même idéal de justicepermit à la royauté d'étendre sa compétence judiciaire grâce à larésurrection de l'appel hiérarchique de droit romain, aux théoriesde la prévention (121) et des cas royaux (122).

A la différence de la royauté anglaise, la monarchiefrançaise parvint également à assouplir les cadres fiscauxcontraignants qui bornaient ses impositions directes aux aidesféodales. A l'occasion des croisades, la monarchie se reconnut ledroit de lever un impôt général, à deux reprises (123). Si cettefaculté lui fut contestée au point que la Couronne choisit de nepas les maintenir, au XIII° siècle, elle ne les invoqua pas moinscomme des précédents.

Enfin la royauté établit la prééminence de la monnaieroyale, qui coexistait, depuis le IX° siècle, avec celle quefrappaient un certain nombre de Grands, et était encore peurépandue au XII° siècle. Au milieu du XIII° siècle, saint Louisimposa qu'elle ait cours dans tout le royaume. Dès lors elledevint la seule monnaie légale là où n'existait pas de frappebaronniale.

SOUS-SECTION 3LES ORGANES DU POUVOIR ROYAL

Les premiers Capétiens héritèrent, comme les grands feu-dataires, des organes du gouvernement de la monarchie caro-lingienne.

(121) Un juge royal pouvait "pré-venir" un juge seigneurial (= se saisir avant lui d'uneaffaire) si l'une des parties le souhaitait ou en cas de négligence de la justice duseigneur. Jusqu'à la fin du XIII° s, cette prévention n'était que relative, dans la mesureoù le juge royal devait se dessaisir de l'affaire si la cour seigneuriale le lui demandait.Mais, dès la fin du XIII° s, la prévention devint absolue dans les affaires réclamantprompte justice, par exemple dans les actions possessoires engagées en cas de"dessaisine" par quelqu'un qui avait été spolié de ses droits. (122) C'est la théorie normande des cas ducaux qui inspira celle des cas comtaux enFlandres et des cas royaux chez les Capétiens. Leur liste ne fut jamais fixée nettementdans le royaume afin d'assurer la meilleure protection possible au roi, à sa personne,ses biens, son autorité et ses représentants. (123) En 1146, Louis VII voulut percevoir sur tous les habitants du royaume une aidedestinée à financer les frais de la seconde croisade, mais la perception fut si longue etdifficile qu'elle ne fut pas reconduite. En 1188, Philippe Auguste voulut lever uneimposition analogue pour la troisième croisade, la "dîme saladine" (destinée à luttercontre le sultan Saladin). Mais il engendra un tel mécontentement que dès 1189 le roidut rapporter son ordonnance.

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§ 1. Les organes de gouvernement du Roi

Il s'agit de l'hôtel et de la cour du roi.

Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi

118 - Définition - L’Hôtel comprenait tous les gens del'entourage permanent du roi. Quoique les déplacements royauxcontinuèrent comme jadis, une partie de ses gens commencèrentà se fixer. A partir du milieu du XII°siècle, la garde du Trésorroyal fut confiée aux Templiers de Paris et, à la fin du siècle,Philippe-Auguste déposa les archives royales au palais de laCité, ce qui amena peu à peu Paris à prendre figure de capitale.L'Hôtel eut lui même tendance à se sédentariser au Louvre. Demanière significative, on l'appelait souvent le Palais (d'un termeromain qui désignait la résidence de l'Empereur sur le montPalatin).

119 - Composition - Si l'on met de côté la famille royale,au sommet de l'Hôtel, il y avait les cinq grands officiers dupalais, qui avec quelques autres domestici formaient le conseildu roi : le sénéchal, le connétable, le chancelier, le chambrier etle bouteiller. Au mépris de toute classification, l'importance et lecontenu de l'office dépendaient essentiellement de lapersonnalité de son titulaire. En effet, il n'y avait plus derépartition fixe : les tâches pouvaient être également rempliespar tous et, selon la volonté royale, le chambrier commandaitl'armée à la place du sénéchal.

Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi

120 - Présentation générale - Héritière du plaid carolin-gien, la curia regis des premiers Capétiens était une assembléede fidèles et de vassaux, qui ressemblait à une cour féodalequelconque. En principe, sauf excuse légitime, tous les vassauxconvoqués devaient venir, à peine de commise. Mais enpratique, tous ne pouvaient siéger et les Capétiens eurent assezde sens politique pour ne convoquer que ceux de leurs vassauxqu'ils savaient prêts à obéir ou dont ils étaient en mesure dechâtier la désobéissance. Aussi bien la cour ne réunissait-elleque les domestici et les vassaux les moins éloignés de France

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mineure, plus rarement des principes regni. La dégradation del'entourage royal transparaît fortement à ce propos.

La cour se tenait partout où le roi le jugeait bon, souvent àOrléans, puis, à partir du règne de Philippe I° (124) à Paris pourles réunions solennelles. Elle n'avait aucun pouvoir propre. Maisil était d'usage que le souverain la consulte pour toutes lesaffaires de la res publica, ainsi qu'on peut le lire dans un acteroyal de 987. Comme le roi pouvait porter devant elle toutes lesquestions relevant de sa compétence, sa cour avait des attribu-tions politiques, judiciaires et administratives. Il en résulta unediversification fonctionnelle qui à partir du XIII° siècle, amenala mise en place progressive d'organes nouveaux.

A. Les attributions politiques

121 - La cour comme conseil gouvernemental - Pour lesaffaires politiques les plus importantes, la cour assistait le roicomme conseil de gouvernement -de préférence au conseilordinaire permanent, dans son Hôtel- En effet, la coutumevoulait que le roi ne prenne aucune décision importante sansavoir sollicité au préalable l'aide et le conseil de ses fidèles et deses vassaux, même s'il restait toujours maître de ses choix.

122 - La cour comme conseil législatif - A l'origine etjusqu'à la fin du règne de Philippe Auguste en 1223, lespremières ordonnances royales n'étaient exécutoires que sur lesterres des barons qui les avaient souscrites. C'est ce querappellent encore les Etablissements de saint Louis. Il était doncindispensable d'associer ceux-ci à la prise de décision. C'est laraison pour laquelle les textes les plus anciens prenaient soin dementionner la liste des présents ayant donné leur accord. Apartir de 1223 (125), l'habitude de consigner ceux-ci disparut etpeu à peu tout le monde reconnut avec Beaumanoir que lesétablissements royaux étaient obligatoires par eux-mêmes.

(124) (1060-1108). (125) L'ordonnance de 1223 (sur l'interdiction de la rétention par un seigneur des Juifsde l'autre), souscrite par une vingtaine de barons, précisait qu'elle s'appliquerait "tant àceux qui ont juré l'établissement qu'à ceux qui ne l'ont pas juré". L'ordonnance de1230 (qui renouvela la précédente prohibition et incrimina l'usure) fut encore plusexplicite, puisqu'elle indiquait "que si quelque baron ne veut pas l'observer, le roi etles autres barons l'y contraindront".

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B. Les attributions juridictionnelles

Formellement elles sont restées les mêmes tout au long del'époque féodale, mais la dénaturation de l'appel de faux-jugement et l'accroissement du contentieux ont entraîné uneévolution importante.

123 - Le rôle juridictionnel modeste de la cour du Roijusqu'au règne de saint Louis - La cour concourait à l'exercicedu droit royal de justice. Certes, le roi pouvait toujours jugerseul, notamment s'il était directement abordé par ses sujets.L'image de saint Louis jugeant sous un chêne, suivant une sym-bolique tirée de l'Ancien Testament, est d'ailleurs bien connue.Mais, normalement, le souverain jugeait au sein de sa cour. Levolume des affaires resta longtemps modeste (126). Mais il necessa de s'accroître à partir de la seconde moitié du XIII° siècle.

La curia regis jugeait en dernier ressort, soit en premièreinstance, soit en appel.

En premier et dernier ressort, elle jugeait les affairesrelevant de la compétence royale, conformément aux principesordinaires du droit féodal.

En appel, la cour connaissait traditionnellement desrecours de défaute de droit ou de faux-jugement contre lesvassaux du roi.

124 - Le rôle juridictionnel croissant de la cour du roisous le règne de saint Louis - L'antique curia regis se divisa enplusieurs formations de jugement, de manière à s'adapter à laspécificité des litiges qui lui étaient déférés. Cette mutation futfacilitée par l'absence de toute règle fixe de composition, quipermit au roi d'appeler à lui qui bon lui semblait.

Mise à part la cour des Pairs, qui n’a pas joué un grandrôle en France, il faut parler de la cour en parlement (Curia inParlamento ou Curia Parlamenti).

Le Parlement s'est constitué vers le milieu du XIII° siècle.Il est né de l'usage de faire étudier les affaires judiciairesdéférées à la cour du roi par des palatins spécialisés. Cestechniciens jouèrent un rôle croissant avec les perfection-nements de la procédure et ils allèrent finalement jusqu'à

(126) De 1137 à 1180, on a relevé 85 arrêts, soit 2 par an.

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présenter des projets de jugement. Cependant, en droit, seule laCour décidait.

Les réunions devinrent régulières sous Louis IX (4sessions l'an) et se tinrent systématiquement dans une pièce dupalais royal. C'est également sous son règne que l'on sepréoccupa d'archiver les décisions rendues (127).

La cour de Parlement devint autre chose que la cour du roiqui ne se concevait pas sans la présence physique du monarque.En effet, l'on admit qu'elle avait reçu du roi délégation dupouvoir de juger.

C. Les attributions administratives

125 - Le contrôle sur les prévôts - Au point de vueadministratif, il faut indiquer que c'est dans le cadre desréunions solennelles de la Curia Regis que les prévôts royauxapportaient le loyer de leurs fermes et que les plaintes contreceux-ci étaient déférés devant elle.

§ 2. Les organes d'administration du Roi

126 - Vue d'ensemble - Les premiers Capétiens, comme leshauts seigneurs, confièrent d'abord l'administration de leurdomaine à des vassaux nobles : vicomtes ou châtelains, qui netardèrent pas à inféoder leurs fonctions, comme l'avaient fait lesducs et les comtes auparavant. Leurs successeurs s'efforcèrentd'éviter cette situation avec les prévôts apparus sous Henri I° aumilieu du XI° siècle, les baillis institués par Philippe-Auguste àla fin du XII°, et les enquêteurs royaux créés par saint Louis aumilieu du XIII°.

Sous-paragraphe 1 : Les prévôts

127 - L'établissement des prévôts - A partir de Henri I°(1008-1031-1060), les rois, à l'exemple des seigneurs ecclésias-tiques qui avaient été plus prudents, confièrent l'administrationdomaniale à des "préposés" (praepositi) de condition plusmodeste, les prévôts, dont les fonctions furent affermées pour unpetit nombre d'années (jamais plus de trois ans) : le roi mettait

(127) Les premiers rôles (= rouleaux de parchemin) remontent à 1254, les premiersregistres reliés, qu'on appellera Olim (litt. : autrefois, du premier mot par lequelcommençait l'un d'eux), datent de 1263.

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périodiquement en adjudication la perception de ses revenusdans chaque châtellenie (ou prévôté) et concluait avec ceux quilui offraient le prix le plus élevé.

128 - Les insuffisances de l'institution - Malgré sa généra-lisation, ce système ne fut pas entièrement satisfaisant.

Tout d'abord la prévôté était un cadre trop exigu et iln'existait aucun organe intermédiaire entre elle et le roi. Un telsystème n'était concevable qu'à l'échelle d'un territoire restreintcomme la France mineure, qui correspondait au domaine royal,centré sur l’Ile-de-France. Or, avec l’accroissement de celui-ci,le nombre des prévôtés augmenta considérablement, passant de24 en 1125 à plus de 80 en 1285.

Par ailleurs les prévôts étaient des roturiers, mal acceptéspar les seigneurs locaux.

Enfin, c'étaient des hommes d'affaires qui, s'ils ne son-geaient pas à empiéter sur les prérogatives royales, cherchèrentcependant à réaliser des bénéfices aux dépends des administrés.D'autant plus aisément qu'ils étaient chargés de recouvrer uncertain nombre de revenus et d'impôts royaux. La justice qu'ilsexerçaient en premier instance gagna à passer sous le contrôledes baillis par voie d'appel.

Sous-paragraphe 2 : Les baillis

129 - L'instauration des baillis - A partir de PhilippeAuguste, apparurent les premiers signes de centralisation politi-que : il a déjà été indiqué qu'en 1185, le roi choisit de remplacerle chancelier Hugues du Puiset par un simple "garde du sceau"révocable à volonté et qu'en 1191, il supprima en fait la chargede sénéchal de France. A peu près à la même époque, vers 1190,il créa les baillis.

Afin de prévenir les collusions d'intérêts, ces représentantsroyaux, auxquels le roi avait "baillé" ses droits, n'étaient pas desfermiers, comme les prévôts, ni même des officiers : c'étaientdes commissaires (128), librement nommés et révoqués par le roi,qui étaient rémunérés par des gages fixes. A l'origine, ils étaient

(128) L'opposition entre l'office et la commission subsista jusqu'à la Révolution.L'office était une fonction régulière et permanente, la commission, une fonctiontemporaire et extraordinaire.

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des envoyés extraordinaires du souverain. Ils reçurent pourmission de surveiller les prévôts et les seigneurs, de prélever lesrecettes fiscales que la Couronne ne souhaitait plus affermer auxprévôts, de publier et de faire appliquer les établissements duroi, enfin de recevoir les plaintes des administrés.

130 - L'évolution de l'institution - Les baillis, qui opéraientd'abord collégialement, ne tardèrent pas à se séparer, approxima-tivement vers 1230. Chacun d'eux inspecta un ressort déterminé,constitué de plusieurs prévôtés, puis il s'y fixa à demeure, dansles années 1260. Il apparut de la sorte une circonscriptionadministrative nouvelle, le bailliage. Elle ne fut pas généraliséeà tout le royaume (129), car les rois conservèrent les sénéchauxdans les pays qui s'en étaient déjà dotés, notamment dans le suddu royaume.

La stabilisation des baillis et sénéchaux transforma peu àpeu cette institution de contrôle en une instance d'impulsionpositive, dont la sphère d'action était aussi large que celle du Roiqu'ils représentaient. En matière juridictionnelle, outre la facultéde connaître des appels élevés contre les jugements des prévôtset des cours seigneuriales, ils reçurent le droit de juger enpremière instance certains litiges importants (tels que les procèsentre nobles, ôtés à la justice prévôtale). Ils reçurent égalementdes fonctions militaires : ce sont eux qui levaient les contingentsroyaux. Les baillis publiaient enfin leurs propres ordonnancesqui devaient se conformer au droit royal.

Afin d'éviter une nouvelle collusion d'intérêts, saint Louismultiplia les mouvements de baillis et de sénéchaux. On lui doitégalement l'éphémère institution des enquêteurs royaux.

Sous-paragraphe 3 : Les enquêteurs royaux

131 - Une création exceptionnelle - En 1247-48, Louis IXenvoya dans tout son domaine deux enquêteurs (inquisitores)chargés d'aller tenir des assises dans chaque prévôté, pourrecevoir les plaintes éventuelles de la population contre les

(129) En raison de la présence habituelle de la cour du roi, il ne fut pas établi debailliage à Paris. C'est la raison pour laquelle le Prévôt royal, qui siégeait au Châtelet,se transforma en véritable bailli, sans jamais en recevoir le titre. Il dut notammentremplir les fonctions d'un bailli en subordonnant les autres prévôts de Paris,notamment lorsque l'appel s'introduisit.

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agents royaux : prévôts, baillis, sénéchaux et sergents, lesauxiliaires des précédents. Ils ne furent pas choisis parmi lesadministrateurs, mais chez les franciscains et les dominicains,des ordres religieux réputés sévères. Cette mesure, prise par leRoi à la veille de son départ en croisade devait êtreexceptionnelle. Mais son succès le détermina à envoyer denouveaux enquêteurs jusqu'à la fin de son règne.

132 - Une création sans lendemain immédiat - L'insti-tution ne survécut guère à saint Louis. Philippe le Bel ôta auxenquêteurs royaux le droit de statuer seuls et leur fit obligationd'en référer au Conseil du roi. Puis, l'institution tomba endésuétude.

SECTION 2L'ÉGLISE ET LA TENTATION FÉODALE

133 - L'Eglise seul véritable élément d'unité de la commu-nauté occidentale et première puissance temporelle du temps -Si la royauté avait été désagrégée par la féodalité, l'Egliseconserva ses structures unitaires fortement organisées. Celles-cilui conférèrent d'ailleurs un pouvoir politique immense, qui fitapparaître le Saint-Siège comme le seul véritable élément d'unitéde la communauté occidentale et la première puissance tem-porelle du temps. La Papauté fut ainsi à l'origine de la création(ou de la reconnaissance) d'un certain nombre de royaumes,comme la Hongrie, la Pologne, la Serbie ou la Lituanie, dont lessouverains reçurent leur couronne du Saint-Siège. Plusieurs,parfois à cette occasion, se reconnurent ses vassaux, mais ce futaussi le cas de la Croatie en 1076, de la Sicile en 1130, duPortugal en 1144, de l'Angleterre en 1213 et de l'Aragon en1303.

Seul l'Empire héritier de Charlemagne, entre les mains deprinces germaniques à partir de 962, lui disputa cette préémi-nence et lui opposa sa propre vocation à l'universalisme. Maisl'idée impériale qui le sous-tendait se dégrada très vite en unerevendication d'hégémonie pour le souverain allemand à la-quelle la Papauté fit barrage, en favorisant l’émergence denouveaux royaumes et en s'appuyant sur le particularisme descités italiques.

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Cette prééminence de l’Eglise fut possible car elle sut serégénérer avec la réforme grégorienne à la fin du XI° siècle.

134 - La réforme grégorienne - La réforme grégorienne(du nom de Grégoire VII, pape de 1073 à 1085) débuta enréalité dès le pontificat de Léon IX qui affirma la primauté del'évêque romain (consommant en 1054 la rupture avec lesEglises d'Orient). Elle fut caractérisée par des transformationsd'ordre organisationnel et spirituel.

Au plan spirituel, la réforme condamna la simonie, letrafic des choses saintes, et le nicolaïsme, le relâchement desmoeurs des religieux (130), auquel on assimila le mariage desclercs, après la consécration du célibat ecclésiastique (131), ausecond concile du Latran (1139).

Au plan organisationnel, la réforme s'incarna à troisniveaux. D'abord, la réforme de l'élection pontificale dès 1054-1059. Jusqu'alors le pape, qui n'avait plus à être confirmé parl'Empereur, était élu par le peuple de Rome et les évêques.Désormais il fut désigné par les seuls cardinaux, réuni dans cequ'on appellera bientôt un conclave (132). Il faut mentionnerensuite la conquête, plus tardive, de la suprématie pontificale.Alors qu'à l'origine, l'Eglise catholique était une sorte defédération de diocèses avec, à leur tête, des évêques ayant unpouvoir législatif, administratif et judiciaire souverain, elle setransforma en une monocratie, en puisant largement dans ledroit public romain du Bas-Empire (133). Cette transformations'exprima dans un texte célèbre, les Dictatus Papae ("Dits du (130) Ces deux termes viennent respectivement de Simon le Magicien qui, au tempsde l'Eglise primitive, avait offert aux apôtres de l'argent pour obtenir d'eux le pouvoirde communiquer la grâce et (semble-t-il) du diacre Nicolas qui menait une viesexuelle peu conforme à son idéal. (131) A compter du concile de Rome de 1049, la condamnation du mariage des clercsse retrouve dans une foule de textes, qui restèrent longtemps lettre morte. (132) Etymologiquement le terme signifie: (enfermé) avec une clef. La règle selonlaquelle le collège des cardinaux devait se réunir dans les dix jours du décès dupontife, s'enfermer en commun, sans contact possible avec l'extérieur, et élire unnouveau pape fut posée au II°concile de Lyon de juillet 1274. (133) Elle puisa également dans les ressources de la théologie. Ainsi c'est d'elle queprovient le principe de l'infaillibilité pontificale qui émerge sous la plume d'un certainnombre de théologiens (et non de canonistes): saint Bonaventure et le franciscainPierre Olivi qui, dans la seconde moitié du XIII° siècle, écrivent que le Pape ne peutpas se tromper et, au début du siècle suivant, Guy Terré qui use le premier du termeinfaillible. Mais ces théories n'eurent aucune consécration juridique jusqu'à uneépoque très récente.

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Pape") de 1095, qui résument les prétentions pontificales envingt-sept propositions brèves et souvent tranchantes.

135 - L'Eglise touchée par le contrecoup de la féodalitéenvironnante - L'Eglise subit tout de même l'influence indirectede la féodalité. Le phénomène est perceptible dans lecérémonial.

La religion se formalisa en empruntant aux rites féodaux :désormais Dieu était avant tout le "Seigneur" et l'agenouillementdu fidèle, ainsi que la prière les mains jointes (apparue au XII°siècle), démarquèrent des gestes propres aux relations vassa-liques.

Au delà du rituel, l'empreinte féodale toucha l'Eglise danssa hiérarchie même, par le biais de son patrimoine : en effet,c'est à travers les propriétés ecclésiastiques que l'Eglise s'intégralargement à la féodalité. Toutefois, elle parvint à défendre sonpatrimoine foncier et à maintenir le prélèvement de la dîme,qu'elle jugeait indispensables pour remplir ses devoirs sociaux.

SOUS-SECTION 1L'INSERTION DE LA HIÉRARCHIE ET DU PATRIMOINE

ECCLÉSIASTIQUE DANS LA FÉODALITÉ

136 - Le rôle des bénéfices dans l'insertion de l'Eglisedans le régime féodal - Le bénéfice ecclésiastique (commel'honneur carolingien) était une universalité juridique qui com-portait à la fois un office et un temporel indissociablement unis.Le temporel était un bien lucratif destiné à assurer la subsistancedu titulaire de l'office, généralement des biens-fonds, qui,relevant d'un seigneur laïque, s'analysaient la plupart du tempscomme une seigneurie.

Or, qui disait seigneurie disait, non seulement redevancesdomaniales, mais droits de puissance publique, notamment decommandement. Les chefs du clergé eurent donc des dépendantslaïques, depuis les vassaux militaires, indispensables à la dé-fense des terres, jusqu'aux commendés de rang inférieur, nonmoins nécessaires pour les cultiver.

En effet, au sein des domaines ecclésiastiques, l'autoritécléricale fut amenée à assurer toutes les tâches d'un seigneurindividuel, fut-ce les moins compatibles avec son état. Elleexerçait notamment le droit de garde et le droit de justice.

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Aux X°-XI° siècles, certains évêques et abbés accom-plirent directement leurs obligations militaires, jusqu'à aller à laguerre et se battre comme des laïques. Ainsi, au milieu du XIII°siècle, l'abbé de Moissac entra en guerre contre l'évêque deCahors, avec l'aide de ses frères. Mais, à cette époque, la plupartse sentaient retenus par leur état ecclésiastique et se faisaientreprésenter.

Pour ce qui touche à la justice seigneuriale, cetteattribution doit être distinguée de la juridiction ecclésiastique.C'était une justice temporelle qui n'appartenait pas à l'Eglise enfonction de son autorité spirituelle, mais par concession de lapuissance publique. En d'autres termes, elle ne différait en riende celle qui appartenait aux seigneurs séculiers dans leurbaronnie ou au roi dans son domaine. Elle était d'ailleurs tenuepar des officiers laïques. Le droit qui y était applicable étaitcelui de la coutume du lieu, la procédure qui y était suivie étaitcelle des cours seigneuriales et on y appliquait même le dueljudiciaire. L'autorité cléricale s'y faisait représenter par unavoué. On pouvait donc exercer l'appel de défaute de droit etl'appel de faux jugement devant la cour du seigneur supérieur.

Il en résulta l'insertion de l'Eglise dans la hiérarchieféodale.

Par ailleurs, la provision d'un bénéfice, c'est à direl'affectation d'un titulaire, donna donc lieu à un conflit entred'une part l'autorité profane, qui entendait désigner le feudataire,compte tenu de ses prérogatives temporelles, et d'autre partl'autorité sacrée, qui voulait nommer le bénéficiaire, en raison deses fonctions spirituelles. Certains titulaires de bénéficesecclésiastiques furent choisis par le pouvoir civil parmi les laïcs,notamment Hugues l'Abbé, qui doit son surnom à ses nom-breuses abbayes et, bien sûr, Hugues Capet, qui doit le sien à lachape (cappa) de saint Martin, conservée à l'abbaye de Tours,dont il était le titulaire. Par ailleurs, à une époque où le célibatecclésiastique ne s'était pas encore pleinement imposé (134),certains clercs, notamment des évêques, revendiquèrent etobtinrent parfois l'hérédité de fait de leurs fonctions. Le pro-blème et les solutions apportées divergent sensiblement selon le

(134) En 1074, encore le concile de Paris refusera l'obligation du célibatecclésiastique.

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type de bénéfice: on s’en tiendra ici aux plus importants, lesbénéfices épiscopaux et abbatiaux.

§ 1. La répartition des compétences ecclésiastique et royaledans l’affectation des bénéfices épiscopaux

137 - Le poids des ingérences profanes dans la nomi-nation des évêques jusqu'à la réforme grégorienne - A l'origine,l'évêque était élu, dans chaque diocèse par le clergé et le peupledes croyants (cum clero et populo), puis il était confirmé etconsacré par l'autorité ecclésiastique supérieure. Mais ces règlescanoniques furent troublées très tôt par les interventions desGrands.

Dès l'époque franque, on sait que des rois nommèrentdirectement des évêques. Par ailleurs, nommant ceux-ci, lesprinces estimèrent que les évêques devaient partager leur tempsentre leur charge pastorale et le service royal : ils les convo-quèrent donc à la cour, les chargèrent de missions adminis-tratives et politiques. En contrepartie, l'État prit en main lesintérêts de l'Eglise : en 779, Charlemagne institutionnalisa ladîme et confia à ses agents le soin de punir les réfractaires. Maisle phénomène aboutit surtout à insérer la hiérarchie ecclésias-tique dans la hiérarchie de l'État, au point que Charlemagne lui-même commença à s'inquiéter de l'extension du rôle temporeldes hommes d'Eglise.

Avec l'époque féodale, les ingérences profanes s'accrurentencore. Non seulement, le roi continua à nommer des évêques,mais nombre de princes régionaux se reconnurent la mêmefaculté, soit par usurpation d'une prérogative royale, soit parcequ'ils assimilèrent le temporel épiscopal à un fief situé dans leurmouvance. En toutes hypothèses, ils exigeaient de l'évêque qu'ilse plie aux règles de l'investiture féodale afin de recevoir sontemporel.

138 - La réforme grégorienne et le difficile établissementdu droit pontifical à la collation des bénéfices épiscopaux - Aumilieu du XI° siècle, lorsque commença le mouvement deréforme de l'Eglise, le Saint-Siège protesta contre la nominationet l'investiture laïques. Il apparut impensable que le princetemporel nommât les évêques et leur conférât sa fonction spiri-tuelle. L'hommage et la dation des mains, impliqués par

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l'investiture, parurent non moins choquants : un clerc au servicede Dieu ne pouvait pas devenir l'homme d'un laïque et mettreses mains dans celles d'un homme de guerre. Le pape GrégoireVII interdit l'investiture laïque au concile romain de 1075 et sonsuccesseur Urbain II défendit au clercs de prêter l'hommage àdes autorités séculières au concile de Clermont en 1095. Cetteréaction déclencha dans toute l'Europe la querelle dite desinvestitures.

En France, elle fut évitée par un compromis. L'accord de1107 entre le roi Philippe I° et le Pape Pascal II en posa lesbases : les évêques du royaume étaient élus dans les formescanoniques, mais leur élection devait se faire avec la licenciaeligendi, l'autorisation préalable du souverain, qui lui permettaitde faire connaître ses préférences. L'Eglise consentit même queles regalia (les prérogatives publiques attachées à l'officespirituel) soient remises à l'élu par le roi, après engagement defidélité et par les gestes coutumiers de l'investiture féodale, cequi assurait le retour des "régales" dans la main royale, lors de lavacance du poste.

§ 2. Le compromis entre les seigneurs et les religieux dansla provision des bénéfices abbatiaux

139 - L'essor et la création successive des ordresreligieux- Les monastères connurent à cette époque un essorconsidérable dû au discrédit profond qui frappa le clergéséculier, trop impliqué dans les affaires temporelles et accuséd'avoir succombé à l'esprit de jouissance. Les créations denouveaux ordres furent nombreuses et diverses. Toutesprocèdent d'une même volonté de rigueur et de sacrifice.

Ces idéaux se retrouvent dans les ordres guerriers dont ledéveloppement à partir des années 1110 est lié aux croisades:l'ordre de Malte, l'ordre du Temple (ou Templiers), lesHospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, les Chevaliers Teuto-niques, tous constitués pour la libération de la Palestine, et lesChevaliers Porte-Glaive, plus tardifs (1202), dont l'ordre futfondé pour combattre les Slaves païens (et fusionna avec lesTeutoniques lorsque ceux-ci furent appelés en Prusse dans lesannées 1230).

Le courant essentiel était animé d'une volonté de retour àla pureté primitive de l'Eglise. Il conduisit les frères à se doter

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de règles internes de plus en plus contraignantes et à se libérerde la tutelle honnie des évêques par le biais de l'exemption, c'està dire la soustraction aux pouvoirs d'ordre et de coercition del'évêque diocésain.

Le meilleur exemple est peut-être celui du monastère deCluny, placé dès son origine sous la protection de Rome (910) etbénéficiaire d'une exemption (996-997), bientôt étendue à toutesses filiales (1024), qui prépara le terrain à la Réformegrégorienne.

Il en résulta la création successive d'ordres indépendantsne relevant que du Pape dont le radicalisme religieux ne cessade croître du X° au XIII° siècle. Les premiers, aux X° -XI°siècles, furent les Clunisiens (dont la maison-mère fut fondée en910), qu'on appelle "moines noirs" (en raison de la couleur deleur robe). Puis, lorsque l'ardeur réformatrice de Cluny s'éteignitau XII°, le moteur du renouveau monastique passa auxCisterciens, dont l'ordre fut créée en 1098 (et adopta initialementune tunique marron). Enfin, au début du XIII° siècle ceux-cis'essoufflèrent à leur tour, ce qui amena la création des ordresmendiants, particulièrement rigoristes : les Franciscains (moinesblancs) et les Dominicains (frères gris), respectivement fondéspar saint François d'Assise (1210) et saint Dominique deGuzman (1216). Ces nouveaux ordres se singularisèrent d'abordpar leur volonté de ne plus vivre à la manière des seigneurs. Lerefus de posséder des terres et des maisons, de prélever desdîmes ou des cens les contraignirent à vivre de la mendicité, quicorrespondait à une double nécessité : la subsistance, mais aussil'humilité. Malgré leurs efforts, ces congrégations furentdépassées dès le milieu du XIII° siècle par des mouvementspolitico-religieux, qui visaient à détruire les hiérarchies fondéessur la naissance et la richesse, pour réaliser ici-bas l'égalitéabsolue.

140 - L'échec de toutes les tentatives de réforme monas-tique - Cette radicalisation croissante des Réguliers et l'émer-gence de "sectes" déclarées hérétiques reflètent un double phé-nomène : la persistance d'un profond souci de pureté, mais aussil'échec répété de toutes les tentatives de purification. En effet,les ordres finirent tous par s'impliquer dans les affaires tempo-relles et certains, clunisiens et cisterciens, s'intégrèrent même au

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système bénéficial. En effet, les moines, retenus par leurs tâchesspirituelles, n'avaient pas la possibilité de pourvoir eux-mêmes àleur subsistance. Les rénovateurs du monachisme tentèrent bien,à diverses reprises, d'amener les religieux à ne se nourrir que desfruits de champs cultivés de leurs bras. Mais l'expérience seheurta toujours à la même difficulté fondamentale : le tempspassé à ces besognes matérielles était du temps enlevé à l'étude,à la méditation et au service divin. Dès lors, il fallut bien que lesmoines vécussent eux aussi de la "fatigue" des autres hommes.Les monastères reçurent donc des biens fonciers.

141 - Le patrimoine des ordres monastiques, comme enjeuéconomique et politique - La nomination aux bénéfices abba-tiaux fut, comme celle des évêchés, la source de conflitsimportants entre l'Eglise et les puissances temporelles, en raisonde l'importance du temporel attaché aux offices d'abbés, quicomprenait des propriétés foncières et des seigneuries.

D'après le droit canonique, l'abbé devait être élu par lesmoines et confirmé par l'évêque. Mais, avec la féodalisation, lesGrands s'ingérèrent dans le processus de désignation, soit enqualité de patron fondateur, soit en qualité de seigneurprotecteur. On en vint même aux IX° -X° siècles à voir deslaïques usurper le bénéfice abbatial, comme Hugues l'Abbé ouHugues Capet. Evidemment, ils ne se souciaient pas de mener lavie conventuelle et se déchargeaient des tâches spirituelles surun moine choisi par eux, qu'on appela le doyen.

Dès la fin du X° siècle, le mouvement de réforme imposaaux laïques de renoncer à toute fonction abbatiale. Mais ceux-cicontinuèrent à intervenir, exactement comme dans les électionsépiscopales, et firent nommer les candidats ecclésiastiques deleur choix, exigeant d'eux l'acte de foi et d'hommage, ainsi quel'investiture. Ce n'est qu'au XII° siècle que la plupart des sei-gneurs renoncèrent à l'hommage et à l'investiture des abbayes,pour se contenter d'un serment de fidélité.

SOUS-SECTION 2LA JURIDICTION ECCLESIASTIQUE

142 - A partir du IX°siècle, la juridiction spirituelle del'Eglise s'étendit, en raison de l'obscurcissement de la notiond'État, du morcellement des justices seigneuriales et de la

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supériorité technique des cours ecclésiastiques sur les tribunauxprofanes. Le mouvement, qui s'amplifia au XII°siècle, atteignitson apogée à l'époque d'Innocent III (1198-1212).

§ 1. L'organisation des cours d'Églises

143 - Les officialités épiscopales - Le tribunal de droitcommun était celui de l'évêque, installé dans chaque diocèse. Enpratique, l'évêque déléguait le soin de juger à des clercs de ranginférieur, nommés et révoqués ad nutum : les officiaux.

On rencontre un official vers 1170 à Reims, vers 1210 àBourges, vers 1220 à Sens et Lyon, vers 1230 dans tous lesdiocèses de la France du nord. Le Midi s'en dota un peu plustard.

Leur succès fut tel qu'ils attirèrent à eux toutes les affaireset on prit l'habitude en France de nommer officialité la cour del'évêque. En 1246, le pape Innocent IV reconnut officiellementcette création empirique, qui se diffusa progressivement danstoute l'Europe, à l'exception de l'Italie.

144 - La rote pontificale – Le Pape a Rome avait lui-même son propre tribunal qu'on appellera plus tard (au XIV°siècle) la Rote (Sacra Rota Romana). Jusqu'au X° siècle, cetteinstance ne pouvait être saisie qu'en appel d'une sentence del'archevêque. A partir du XI°, il fut permis d'appeler directementde l'évêque au pape omisso medio, c'est à dire en omettant lamédiation de l'archevêque. Les Dictatus Papae (1095) consa-crèrent en outre le droit à l'appel au Siège Apostolique et lasouveraineté des sentences rendues par le Pape.

La compétence des tribunaux d'Eglise se définissaitratione personae et ratione materiae.

Sous-paragraphe 1 : La compétence ratione personae

Elle concernait les procès des clercs, à titre exclusif, etceux de certaines personnes protégées par l'Eglise, en concur-rence avec la justice profane.

145 - La juridiction exclusive sur les clercs - Les clercsjouissaient d'un privilège absolu de juridiction pour toutes lespoursuites civiles ou criminelles intentées contre eux: c'était leprivilegium fori (forum = tribunaux), ou privilège de clergie, dit

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encore privilège de for. Non seulement les juges laïques nepouvaient pas connaître des actions dans lesquelles les religieuxse trouvaient engagés, mais il leur était de surcroît interdit detenir les ecclésiastiques en prison ou de saisir leurs meubles.Tout au plus pouvait-on les arrêter en flagrant délit et àcondition de les remettre immédiatement à l'officialité.

Toutefois, comme la plus lourde sanction pénale qu'unecour ecclésiastique puisse prononcer était un longemprisonnement au pain et à l'eau, il appartenait au juge d'Eglisede dégrader les clercs ayant commis les crimes les plus gravespour qu'ils soient "livrés au bras séculier" afin que la justicelaïque leur infligeât une peine plus adaptée, généralement lamort.

146 - La juridiction concurrente sur certains laïcs - Leprivilège de la juridiction ecclésiastique s'étendait égalementaux personnes dignes de pitié que l'Eglise avait le devoir dedéfendre : les veuves, les orphelins, les pauvres, les croisés et lesécoliers. Certes, en matière pénale, ils relevaient exclusivementdes cours séculières. Cependant, en matière civile, ces personnesprotégées pouvaient choisir entre le tribunal laïque et le tribunald'Eglise.

Sous-paragraphe 2 : La compétence ratione materiae

Elle concernait des procès laïques intervenant dans desmatières où la religion se trouvait impliquée. Tantôt le lien étaitassez fort pour fonder un monopole juridictionnel au profit del'Eglise, tantôt il lui permettait seulement d'avoir une compé-tence concurrente à celle de la justice profane.

147 - La juridiction exclusive - Elle concernait les crimescontre la religion et les litiges mettant en jeu un sacrement.

En premier lieu, seule l'Eglise pouvaient connaître desdélits violant la foi ou commis contre Dieu : l'hérésie, le sacri-lège, la sorcellerie. Lorsque le procès aboutissait à reconnaître laculpabilité de l'accusé, celui-ci était livré à la justice séculièrequi lui infligeait, depuis le XI° siècle, la peine de mort par lefeu.

En second lieu, l'Eglise connaissait aussi exclusivement detout ce qui concernait les sacrements : d'une part les questions

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relatives à la validité et à la nullité du mariage et d'autre part lesmatières connexes à ce dernier : fiançailles, séparation de corps,filiation et légitimité. Les questions concernant les bénéficesecclésiastiques relevaient aussi du domaine exclusif del'officialité, à l'exclusion toutefois des questions féodales.

148 - La juridiction concurrente - La compétenceecclésiastique était concurrente à la justice laïque dans certainesmatières mixtes. En matière civile, il s'agissait du testament etdes contrats confirmés par un serment. Au pénal, la compétenceconcurrente concernait quelques délits comme l'usure etl'adultère.

§ 2. La procédure ecclésiastique

A la différence de ce qui se passait devant la juridictiontemporelle, l'Eglise avait deux procédures différentes : l'unepour les matières civiles, l'autre pour les matières criminelles.

Sous-paragraphe 1 : La procédure civile

Le droit canonique emprunta dans ses grandes lignes laprocédure romaine, telle qu'elle existait au Bas-Empire. Ledemandeur saisissait la cour par un libelle (souvent rédigé parun avocat), où il désignait son adversaire et l'objet de sademande. Le juge citait les parties à comparaître et les invitait àproduire leurs preuves (par aveu, témoignage ou serment). Lasentence, qui pouvait être rendue par défaut (après trois citationsinfructueuses ou une péremptoire), était toujours susceptibled'appel.

Sous-paragraphe 2 : La procédure pénale

Le droit canonique connut successivement deux espècesde procédure criminelle : accusatoire et inquisitoriale.

151 - La procédure accusatoire - Cette procédure, em-pruntée au droit romain, qui l'admettait au Bas-Empire pour lescrimes dits "ordinaires", fut d'abord la seule. Elle supposait quele demandeur se portât partie contre le coupable. Il était permis àtout chrétien de se porter accusateur, même s'il n'avait pas étépersonnellement lésé par le délit qui était venu à sa con-naissance. La procédure se déroulait ensuite de façon contra-

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dictoire, comme un procès civil ordinaire entre un demandeur etun défendeur. Aussi bien, le juge n'avait-il qu'un rôle passif : ilne prescrivait aucune recherche d'office et rendait sa sentenced'après les preuves fournies par les parties. Celles-ci étaientlimitativement énumérées car à la différence de notre systèmeactuel qui repose sur l'intime conviction, le droit canoniqueconsacrait le système des preuves légales: en matière criminelle,il fallait l'aveu du coupable ou la déposition de deux témoinsconcordants. Afin de pallier les carences des accusateurspopulaires, on consacra vers 1200 un nouveau système procé-dural.

152 - La procédure inquisitoriale - La procédureinquisitoire (per inquisitionem, littéralement "par enquête") seprésente de manière dualiste, en ce qu'il faut distinguer laprocédure inquisitoriale de droit commun et la procédure inqui-sitoriale spéciale (en matière d'hérésie)

La procédure inquisitoire de droit commun reflète l’in-fluence de la procédure d'office qu'on appliquait au Bas-Empireappliquait aux infractions "extraordinaires", punies suivant lelibre arbitre du juge.

Cette procédure inquisitoire se généralisa à l'ensemble desprocès criminels suivis devant les cours d'Eglise, à partir d'unesérie de décrétales vers 1200 (135).

Elle permit aux juges de procéder à des enquêtes sansattendre de dénonciation.

La découverte d'un cadavre ou même une simple rumeurau magistrat permettait de déclencher la procédure. Certes, ilfixait d'abord un délai pour permettre à un éventuel accusateurde se faire connaître, la procédure accusatoire restant la voieordinaire. Mais si personne ne se présentait, le juge pouvaitcontinuer. Si sa présomption était légère, il se bornait à exigerdu suspect un serment purgatoire. En revanche, si les présomp-tions paraissaient graves, le juge procédait à une enquêtesecrète, recherchant lui-même des témoins. Il les entendait endehors de la présence du suspect et enregistrait leurs dépositionspar écrit.

(135) En d'autres termes la procédure d'office n'apparut au sein des cours d'Eglisequ'après avoir été reçue dans les tribunaux des villes italiennes et provençales.

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L'enquête terminée, il communiquait à l'inculpé les chefsd'accusation, les noms des témoins et le contenu de leurs déposi-tions. Celui-ci était alors admis à présenter tous ses moyens dedéfense et, s'il le voulait, demander l'assistance d'un avocat.

A l'issue de cette seconde phase, le juge prononçait sasentence. Si la preuve du délit n'avait pas été faite, c'était unesentence d'absolution. Dans le cas contraire, il était condamné etéventuellement livré au tribunal profane.

Une procédure inquisitoire spéciale s'imposa, à partir desannées 1230, pour réprimer diverses hérésies en Allemagne, enItalie, en France du nord et dans le Midi, où florissait lecatharisme. C'est l'inquisitio hereticae pravitatis, plus couram-ment appelée l'inquisition.

Le tribunal n'était plus obligatoirement composé desévêques et de leurs officiaux, car ils pouvaient être remplacéspar des commissaires extraordinaires, les "inquisiteurs de la foi",qui recevaient une délégation directe du souverain pontife. Ilsétaient choisis en général dans l'ordre des dominicains.

Le caractère inquisitorial et secret de la procédure étaitaggravé de multiples manières. On ne communiquait pas àl'inculpé le nom des témoins, mais seulement le contenu de leurdéposition, afin d'éviter des représailles. L'accusé n'avait pas lapossibilité de bénéficier de l'assistance d'un avocat. Afin deréprimer les hérétiques contre lesquels on n'avait réuni aucunepreuve, le juge pouvait ordonner la quaestio, c'est à dire latorture, pour les forcer à avouer.

Le procès pouvait se terminer par absolution, parabjuration ou par condamnation. Quand il n'y avait pas depreuve de culpabilité l'accusé était renvoyé absous. Lorsqu'ilreconnaissait son erreur, il s'exposait à des peines très légères,comme des pèlerinages ou à des processions expiatoires.Lorsque le juge avait obtenu la preuve de la culpabilité et quel'accusé refusait l'abjuration, il prononçait la sanction. Celle-cine sortait pas en principe du cadre des pénitences ecclésias-tiques, ordonnées en confession : les aumônes, les pèlerinages etles jeûnes. Dans les cas graves, la sanction était la prison, qui segénéralisa à partir du XIII°siècle. Cette peine est remarquablecar elle n'existait pas en droit profane, qui ne connaissait que laprison préventive, destinée à s'assurer que l'accusé resterait à la

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disposition de la justice. Enfin, pour les fautes les plus graves,qui étaient loin d'être les plus nombreuses (136), le coupable étaitlivré au bras séculier. Son sort variait alors suivant sa condition.S'il était un clerc, il encourrait la peine de mort. S'il était laïque,seul le "relaps" (récidiviste), "retombé" (relapsus) dans l'hérésie,encourrait la peine capitale. En toute hypothèses, celle-cis'exécutait par le feu.

(136) Les auteurs qui ont étudié l'Inquisition s'accordent sur le fait qu'elle n'a fait quepeu de victimes. Ainsi, sur les 930 condamnations portées par l'inquisiteur BernardGui durant sa carrière, 42 seulement entraînèrent la peine capitale.

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DEUXIÈME PARTIE

LA NAISSANCE DU DROIT FRANÇAISÀ LA FAVEUR DE LA MUTATION

MONARCHIQUE (XIII°-XVI° siècles)

153 - Les cadres chronologiques de la mutation monar-chique - Sans revenir sur le débat concernant la nature dusystème monarchique (137), il est incontestable que c'est à l'au-tomne du Moyen Age que le roi se subordonna toutes lesanciennes institutions, même s'il ne chercha pas à les anéantir :pourvu que sa supériorité fut reconnue, il respectait les libertéset les privilèges de la féodalité, des églises, des villes et bien-sûrles coutumes locales. Ce qui caractérise cette époque c'est unesociété organisée en Corps, États, Ordres subordonnés certes,mais pleinement autonomes. Il n'est pas utile de chercher si cesystème était désiré ou subi par les rois de cette époque, s'il étaitune survivance résiduelle du passé (féodal) ou une préparation àl'avenir (Monarchie absolue): il est un régime à caractèreparticulier, qui doit être envisagé comme un régime spécifique.Ce système correspond à la royauté française jusqu’au XVI°siècle et on parle à son propos de monarchie tempérée.

C'est seulement au XVI° siècle, que de nouvelles ten-dances apparurent qui orientèrent la monarchie vers l'absolu-tisme ou, du moins, si l'on considère que ces principes existaientdéjà dans la théorie royale, c'est à cette époque que les roisparvinrent à en user. La royauté ne se contenta plus d'être l'ins-tance suprême, elle voulut être l'instance unique, abolir lepluralisme traditionnel et ramener à elle l'origine de toutes lesautres institutions, au motif qu'"il est de l'essence de laMonarchie que toute espèce de pouvoir réside sur la tête du Roiseul, et qu'il n'y ait ni corps ni particuliers qui puissent se

(137) supra note n° 116.

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maintenir dans l'indépendance de son autorité" (138). A unesociété organisée en soi, se substitua la société organisée parl'État. D’où l’idée nouvelle d’un droit unifié, d’un "droitfrançais".

154 - L’émergence de l’idée de droit français - La préco-cité d’un État royal fort dans l’Hexagone a permis l’émergence,plus tôt que dans le reste de l’Europe continentale, de l’idéed’un droit propre aux habitants de cet espace politiquementunifié. Certes, de bonne heure, il a été question du droit de laFrance, mais cette spécification géographique, usitée en droitpublic pour parler des institutions du royaume (139), n’étaitutilisée en droit privé que pour évoquer le droit de l’Ile-de-France (140). L’expression "droit français" pour désigner le droitapplicable en France n’apparaît que dans les années 1570, dansle sillage des écrits de François Hotman(141), avant d’êtrevulgarisée vers 1600 et reprise dans le titre d’une fouled’ouvrages (142). Elle était rien moins qu’évidente car, à ladifférence de l’Angleterre, dotée d’un common law vraimentunifié, le prétendu "droit français" renvoyait en réalité à unemultitude hétérogène de coutumes. C’est ce que montrel’examen des sources du droit.

(138) J.-N. Moreau, "Les devoirs du prince...", Versailles, 1775, pp. 192-193. (139) Le Songe du Vergier (1378) parle de la "coutume et constitution de France", àlaquelle il se montre très attaché. (140) C’est le cas du Grand Coutumier de France de Jacques d'Ableiges (v. 1389),bailli d'Evreux, qui n’est qu’une compilation du droit applicable en Ile-de-France. LaSomme rural de Jean Boutillier (v. 1395), qui est légèrement postérieure, est lepremier ouvrage français à ne pas traiter spécialement du droit d'une province déter-minée, mais il ne se présente pas formellement comme un miroir du droit du royaume.(141) Mais l’expression est absente de son œuvre. Son Antitribonian (1567) use destermes "coustumiers de France". La Supplication et remonstrance adressee au Roy deNavarre (1560) mentionne le "droit ou coustumes de France". Sa Francogallia (1573)se réfère au ius Francogalliae et au Francogallico iure. Et sa traduction française de1574 est décevante : l’expression ius Francorum, par exemple, y est restituée par"police des François". Le Monitoriale adversus Italogalliam (1575) n’évoque que lesveterum consuetudinum regni Franciae, les Galliae consuetudines et les regni Galliciconsuetudines & mores. Enfin l’édition posthume de ses Œuvres complètes (1599-1600) comporte un volume dénommé : De antiquo iure regni Galliae. Quoique l’idéede "droit français" soit omniprésente, nulle part il n’en est fait mention formelle.(142) L. Charondas Le Caron, "Responses du droict françois, confirmées par arrestsdes cours souveraines de France…", 1579-1582 et, du même auteur, "Pandectes dudroit français", 1596 ; G. Coquille, "Institution au droit des Français", 1607 ; P. deL’Hommeau, "Maximes generalles du Droit François", 1610…

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SOUS-PARTIE 1

LES SOURCES DU DROIT À L'ÉPOQUEDE LA MONARCHIE TEMPÉRÉE :Un droit d’application principalementrégionale et locale, désormais reconnu

et protégé par l’État royal

En 1312, une ordonnance de Philippe le Bel déclarait quele royaume était principalement régi "par les coutumes et lesusages". Assurément, à cette époque, la première source du droitapplicable restait les coutumes territoriales (chap. 1), quidemeurèrent la source la plus importante jusqu'au XVI° siècle,voire jusqu'à la Révolution, malgré l'essor du droit romain(chap. 2) et du droit royal (chap. 3). En revanche, le déclinrelatif du droit canonique (chap. 4) ne servit pas le droitcoutumier.

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CHAPITRE 1

LE DROIT COUTUMIER,SOURCE FONDAMENTALE

155 - La notion de coutume - La coutume est un usagerépété ayant force obligatoire. A l'origine, le droit coutumierétait un droit oral et populaire, fortement enraciné dans unterritoire de dimension restreinte. Ces caractères initiauxcontinuèrent à le caractériser aux XIII°-XIV° siècles (sec. 1),mais le développement de la doctrine, l’interventionnisme royalet la codification lui donnèrent une nouvelle physionomie auxXV°-XVI° siècles (sec. 2).

SECTION 1LES CARACTÈRES TRADITIONNELS

DU DROIT COUTUMIER DES XIII°-XIV° SIÈCLES

156 - Un droit oral - Le droit coutumier était fondamen-talement un droit oral, même si, déjà, aux XII°-XIII° siècles, unpetit nombre de coutumiers (privés) avaient vu le jour et siquelques villes méridionales avaient (officiellement) transcritsleurs coutumes (143).

L’avantage essentiel de cette oralité était son extrêmesouplesse, sa capacité évolutive car, comme le disaient les ju-ristes, "coutume se remue".

Son inconvénient principal tenait à son imprécision, quel'on s'efforça de surmonter, en précisant les modes de preuve eten introduisant pour la première fois l'intervention directe de lapuissance publique.

Sauf si la coutume était notoire, la preuve s'opérait par uneenquête, dont les modalités différaient toujours au nord et au sudde l'Hexagone (144).

(143) Statuts d'Arles (v.1142) et d'Avignon (v.1154), coutume de Montpellier (1204),statuts de Marseille (v.1250), coutumes de Cahors (v.1260) et Toulouse (1285), etc... (144) supra §. 71. L’enquête par tourbe subsista formellement jusqu’à l’ordonnance de1667.

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Deuxième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1 165

Partout, on exigea désormais que la coutume fussereconnue par l'autorité publique (145), soit par une décisionjudiciaire, soit par une charte. L'approbation de la coutume, parune charte émanée d'un roi, d'un seigneur ou d'une ville libre,très courante dans les villes du Midi, demeura toutefois assezrare dans le Nord.

157 - Un droit territorial - La territorialité des coutumesfut appliquée strictement jusqu'au XIII° siècle : quelles quepussent être les parties en cause, dès lors que le litige survenaitdans une châtellenie donnée, on appliquait la coutume de celle-ci. Mais à partir du moment où la mobilité démographiques'accrut, on s'aperçut qu'il était aberrant qu'en passant d'un paysà l'autre, le mineur devienne majeur, la femme mariée soitplacée sous la puissance maritale ou soustraite à celle-ci. Pourparer à de tels inconvénients, on distingua dans chaque systèmejuridique le statut réel, c'est à dire les règles s'appliquant auxchoses (rei) immobilières, du statut personnel, à savoir lesdispositions concernant les personnes qui suivirent désormais lapersonne.

SECTION 2LES NOUVEAUX CARACTÈRES DU DROIT COUTUMIER

DES XV°-XVI° SIÈCLES

Le développement des coutumiers, la rédaction des coutu-mes et l'avènement d'une doctrine coutumière entraînèrent unemétamorphose complète de cette branche du droit.

158 - Un droit plus doctrinal - Les principaux coutumiersdu bas Moyen Âge, au nombre de cinq, traduisent déjà unethéorisation accrue.

La Très Ancienne Coutume de Bretagne, composée ano-nymement vers 1325, est à la fois un ouvrage de morale et dedroit : à plusieurs reprises, on rencontre des homélies et desprières au milieu de discussions juridiques, par ailleurs claires etraisonnées.

(145) "Coustume est un raisonnable establissement approuvé par le prince gardé"(J. d'Ableiges, "Le Grand Coutumier de France", v.1389).

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166 La fabrique du droit français

Le Stilus Curiae Parlamenti de Guillaume Dubreuil (? - v.1345) est l'oeuvre d'un avocat qui expose la procédure suiviedevant le Parlement de Paris.

Le "Grand Coutumier de France" de Jacques d'Ableiges,bailli d'Evreux en 1389, est une compilation de l'essentiel dudroit applicable en Ile-de-France.

La "Somme rural ou grand coustumier général de prac-tique civil et canon" de Jean Boutillier (? - v. 1395) est lepremier ouvrage français à ne pas traiter spécialement du droitd'une province déterminée : c'est une véritable synthèse, quireflète une volonté de conciliation entre le droit romain (d'où leterme de Somme) et le droit coutumier (c'est là le sens du motrural). Malheureusement l'ouvrage manque souvent de clarté.

La Pratica forensis de Jean Masuer (?- 1449) est, commeson nom l'indique (forum = tribunaux), un ouvrage de pro-cédure. Mais il expose aussi la coutume d'Auvergne. Au pointque jusqu'à la codification de 1510, on considéra presquel'ouvrage comme une rédaction officielle de celle-ci.

159 - Un droit codifié : la rédaction des coutumes et sesconséquences - Le phénomène le plus marquant de l'histoire dudroit coutumier du XV° siècle demeure sa transcription. Eneffet, en dépit de quelques précédents, c'est surtout à partir decette époque, que les autorités publiques ordonnèrent la mise parécrit des coutumes.

Les raisons sont multiples. Elles tiennent sans doutedavantage aux considérations d'ordre politique qu'aux préoccu-pations techniques. Pour la puissance publique, il s'agissaitd'abord d'affirmer son emprise sur le droit. Les premièrescodifications officielles dans la moitié nord de l'Hexagonesurvinrent dans les duchés de Normandie et de Bretagne avec larédaction des coutumes d'Anjou (1411), de Poitou (1417) et deBerry (1450). Dans ces conditions, il importait à la royautécapétienne d'intervenir à son tour, à peine de se priver d'uneprérogative essentielle. Elle réagit avec l'ordonnance de Montils-les-Tours (1454), dont l'application occupa plusieurs décennies(146) parfois jusqu'à la veille de la Révolution.

(146) Les premiers résultats de l'ordonnance de Montils-lez-Tours furent limités, enraison de la lourdeur de la procédure initialement prévue. Quelques coutumesseulement s'y conformèrent: Bourgogne (1459), Touraine (1461), Anjou (1463). Ce

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La première conséquence de la rédaction fut de trans-former le droit coutumier initialement oral et spontané en undroit rédigé sous tutelle étatique. Certes, en théorie, les cou-tumes codifiées demeuraient un droit d'origine populaire. Mais,en pratique, la coutume mise par écrit n'avait plus la mêmeautorité qu'autrefois : elle tenait désormais sa force obligatoire,non plus du consensus populi, mais de la puissance du roi, quien avait arrêté la teneur. C'était quasiment une loi comme uneautre, même si le roi prit soin de préciser que chacune serait"gardée et observée" de façon "irrévocable".

La fixité des textes rédigés eut pour effet d'entraîner unecertaine sclérose, très évidente en ce qui concerne cet archaïsmeque représentait l'organisation seigneuriale. En effet, le roi deFrance était considéré comme leur gardien et à ce titre il interdit"d'alléguer et prouver autre coustume". Les codificationsrégionales, si elles réduisirent le nombre des coutumes, consa-crèrent aussi un cloisonnement juridique, qui interdit l'unifi-cation du droit privé applicable dans le royaume. Dès la secondemoitié du XV° siècle, Louis XI, si l'on en croit le chroniqueurCommines, aurait désiré qu'il n'y eut qu'une seule coutume pourtout le royaume, mais ce projet, s’il a vraiment existé, n’a pasété suivi d’effets. A la diversité des coutumes, les dernierssiècles d'Ancien Régime ne purent guère apporter que descorrectifs, avec d'une part des ébauches de codification généralepour tel ou tel domaine du droit et d'autre part la théorie du droitcommun coutumier.

Toutefois, la rédaction eut pour mérite de livrer auxjuristes des textes officiels et certains, qui permirent l'apparitiond'une véritable doctrine. Jusqu'alors les véritables jurisconsultes

n'est qu'après l'adoption d'une procédure plus souple (1499) que le mouvements'amplifia: entre 1506 et 1540, la plupart des coutumes du nord de la France (Artois,1509; Amiens, 1507), de l'Ile-de-France (Sens, 1506; Chartres, Touraine, 1507;Orléans, 1509 ; Paris, 1510) et du Centre (Auvergne, 1510 ; Nivernais, 1534), ainsique quelques coutumes du Sud-Ouest (Bordeaux, 1520) furent officiellementdécrétées.Assez rapidement ces premières rédactions parurent insuffisantes et dépassées, ce quiamena la réformation des principales coutumes entre 1555 et 1581, suivant laprocédure de 1499. Plusieurs coutumes furent réformées sans difficulté, comme cellesde Sens (1555) ou d'Amiens (1567), mais d'autres en posèrent davantage, commecelles de Bourgogne (1575), de Paris et de Bretagne (1580) qui furent parmi lesdernières à être réformées, l'une par Christofle de Thou, premier président duParlement de Paris, l'autre par Bertrand d'Argentré.

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étaient les romanistes et les canonistes. Le premier grand auteurcoutumier fut Charles Dumoulin. Son principal ouvrage est uncommentaire de la coutume de Paris de 1510, qui influença lesauteurs de la coutume réformée de 1580. A sa suite, un certainnombre de jurisconsultes coutumiers, d'opinions variées,s'attelèrent à commenter leur propre coutume notammentBertrand d'Argentré avec la coutume de Bretagne de 1539 dontil inspira la réformation en 1580 et Guy Coquille avec celle duNivernais.

Si l'on excepte la Très Ancienne Coutume de Bretagne,qui a été rédigée très tôt (vers 1325) et qui est d'essentiellementd'esprit breton, les coutumes codifiées témoignent d'uneinfluence accrue du droit romain.

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CHAPITRE 2

LE DROIT ROMAIN,SOURCE CONTROVERSÉE

Le droit romain est une source essentielle des droitseuropéens. Mais la France, pour des raisons politiques, fut, avecl'Angleterre, l'un des rares pays qui y résista le plus.

160 - La France face à la première renaissance du droitromain (XII-XIII° siècle) - La codification monumentale du droitordonnée par l'Empereur Justinien ne fut connue en Occidentque dans la seconde moitié du XI° siècle. Dès les XII-XIII°siècles, ce "droit écrit", qu'enseignait les romanistes, avait atteintun prestige considérable et ce droit savant se posait en rival dudroit vulgaire représenté par les coutumes. La royautécapétienne réagit à cette situation de manière subtile. Tout ens'efforçant de récupérer les principes absolutistes, qu'elledécouvrait dans le droit public romain, et de les incorporer auxinstitutions françaises, elle s'efforça de maîtriser la réception dudroit écrit. En effet, malgré ses incomparables avantages, sacollusion avec les revendications hégémoniques de l'Empereurgermanique, qui fondait son dominium mundi sur le droitromain, pouvait légitimement inquiéter. L'interdiction del'enseignement du droit écrit à Paris en 1219 a été rapprochée decette crainte (147). De plus, le droit privé romain était perçucomme un droit étranger, par opposition à la consuetudogallicana, la coutume du pays. Une ordonnance de saint Louisde 1254 précisa qu'il était appliqué dans le Midi "non parce queson autorité nous y oblige ou nous y astreint, mais parce quenous ne jugeons pas que là et pour le moment on doive modifierses dispositions". Une ordonnance de Philippe le Hardi de 1278

(147) Cette explication apparaît d'ailleurs dans les ordonnances d'avril 1250, juillet1254 et juillet 1312. On la retrouve encore dans un édit d'Henri IV en 1609. Toutefoisl'interprétation de la Décrétale a été très controversée. Certains auteurs y ont vu uneinitiative politique de la royauté, d'autres une mesure émanant du Saint-Siège).Onpense aujourd'hui que la prohibition de 1219 répondait à une initiative du Pape,soucieux de défendre la théologie, menacée dans l'université par l'essor du droitromain…même si la royauté n'a pas cherché à maintenir l'étude du droit écrit dans sacapitale.

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interdit aux avocats de l'invoquer ailleurs, dans les pays decoutumes.

161 - Le droit romain en France à la fin du Moyen Âge(XIV-XV° siècles) - A partir du règne de Philippe le Bel, l'idée,désormais courante, que le roi est "empereur en son royaume",permit de puiser plus librement dans le droit public romain.Mais la méfiance à l'égard du droit privé ne disparut pas.D'autant qu'aux XIV-XV° siècle, les romanistes, moins attachésque leurs devanciers à la lettre des lois antiques, adaptèrentcelles-ci aux besoins nouveaux, accentuant la pression qu'ellesexerçaient sur les droits coutumiers.

Dans les pays du Midi, le droit romain continua natu-rellement à s'appliquer en qualité de coutume locale. Toutefois,il n’y joua pas le rôle unificateur qu'on aurait pu lui prêter, car,jusqu'au XVI° siècle, un grand nombre de coutumes locales ydérogeaient sur des domaines variés et, jusqu'à la Révolution,chaque Parlement méridional appliquait le jus scriptum à samanière.

En France coutumière, sauf exceptions (148), le droitromain ne se vit même pas reconnaître un rôle supplétoire, alorsqu'aux Pays-Bas et en Allemagne cette solution s'imposa sansdifficulté. Dans le nord de la France, il était tout au plus ratioscripta, la raison écrite à laquelle le juge pouvait recourir, pourcorriger ou compléter la coutume (149). D’ailleurs, la plus grandeinfluence du droit romain est à rechercher, dans l'imprégnationqu'il exerça sur les juristes, surtout avec sa seconde renaissanceau XVI° siècle.

162 - La France face à la seconde renaissance du droitromain - Au XVI° siècle, l'autorité du droit romain s'accrutdans le sud, mais aussi en pays de coutumes, où le jus scriptumfut appliqué presque sans contestation dans les vastes domainesdes contrats et plus généralement des obligations.

(148) Il se vit reconnaître officiellement un rôle supplétoire en Flandre et en Alsace,alors que celles-ci étaient encore terres d'Empire et cette situation persista sous lerégime français. (149) Selon l’Italien Balde, les Français ne suivaient pas les solutions romaines enraison de l’Empire, mais sous l’empire de la raison (non ratione imperii sed imperiorationis) : ils s’y référaient non point par obligation mais parce que la rationalité les yincitait.

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CHAPITRE 3

LE DROIT ROYAL, SOURCE EN EXPANSION

Il s'agit d'une part de la jurisprudence des tribunauxroyaux, d'autre part des ordonnances royales.

163 - La jurisprudence des tribunaux royaux - Depuis uneordonnance de saint Louis de 1258, le Parlement était tenu deconsigner par écrit et de conserver ses jugements, ainsi qu'unesorte de résumé des phases de la procédure qui avaient conduit àl'arrêt. Toutefois, deux caractéristiques interdirent à la jurispru-dence d'exercer une influence juridique générale: le défaut demotifs des jugements rendus par les cours souveraines, exigé parune ordonnance de 1344 destinée à maintenir le secret dudélibéré, et la difficulté de prendre connaissance des décisions,du fait de l'interdiction par les Parlements de toute publicationde leurs arrêts sans leur autorisation. Des initiatives privéess’efforcèrent imparfaitement d’y remédier.

A partir du XIV° siècle, les registres des Parlements, lesOlim, devenant de plus en plus nombreux et touffus, certainspraticiens se mirent à rédiger des "recueils de notables", c'est àdire d'arrêts dignes d'être notés. Puis, à la fin du XIV° siècle, lesarrêtistes cessèrent de livrer le contenu intégral des jugementspour restituer l'essentiel, le raisonnement juridique. Le premierest l'oeuvre de Jean Le Coq, avocat au parlement, qui, à partird'arrêts jugés importants, a relevé le pro et le contra, selon laméthode des dialecticiens, et mentionné la solution apportée enl'accompagnant d'une note interprétative. Leur oeuvra contribuaà faire connaître la jurisprudence, notamment parisienne.

164 - La législation royale - Jusqu'au XIII° siècle, le roin'avait que rarement promulgué des ordonnances exécutoires partout le royaume. Il n'avait de pouvoir législatif que là où il déte-nait la justice, c'est à dire dans son domaine : il ne l'avait pasdans les terres de ses vassaux. Dès l'époque de Philippe le Bel,quoique les ordonnances mentionnent encore le principe del'adhésion expresse des barons, le pouvoir législatif des rois est(re)devenu absolu. D'ailleurs, au cours du XIV° siècle les

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documents cessèrent de faire mention de l'approbation des sei-gneurs.

Les ordonnances royales intervinrent progressivementdans les domaines les plus divers, en évitant toutefois le droitprivé (150) et les matières sacrées jusqu'au XVI° siècle.

A cette époque, quelques édits, à vrai dire peu nombreux,modifièrent l'état du droit antérieur.

Les uns prirent acte d'une évolution des moeurs, commel'ordonnance de février 1556, qui constitue la première intrusionde l'État en matière de mariage (151). Le texte, pris après unmariage clandestin célèbre en son temps, s'efforça d'empêcherles mariages secrets (152), tenus pour valides par l'Église.

D'autres actes expriment la volonté du roi de ployer lasociété à ses desseins. Le cas le plus typique est l'édit de mai1567, dit "édit des mères", qui prétendait étendre aux pays dedroit écrit une règle successorale propre aux pays de coutumes.

En revanche, un très grand nombre de réformes furentadoptées à la suite d'une tenue d'états généraux, ce qui les rap-prochent des ordonnances de la fin du Moyen Âge, même sielles s'en éloignent en fait, si l'on remarque que, sous couvert deréformation, ces ordonnances fourre-tout (notamment en 1539,1561, 1564, 1566 et 1579) contenaient d'importantes innova-tions.

(150) Aucune loi n'est intervenu en droit privé entre 1278 et 1498. (151) D'autres suivront: l'édit de Fontainebleau de juillet 1560 limitant les libéralitésqu'une veuve ayant des enfants d'un premier lit pouvait consentir à son nouvel époux,l'ordonnance de Blois de 1579, qui introduit en France les nouvelles règles de validitédu mariage, inspirées dans une large mesure des décrets du concile de Trente et fitobligation aux curés de tenir registre de ces unions. (152) L'ordonnance qui n'osa pas remettre en cause la validité des mariages clandestinsdéclara que les garçons jusqu'à 30 ans et les filles jusqu'à 25 ans qui s'étaient mariéssans le consentement de leurs parents, pourraient être exhérédés. Cette disposition està rapprocher d'un certain nombre de prescriptions similaires prises dans d'autres pays,par exemple les statuts de Gênes de 1567.

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CHAPITRE 4

LE DROIT CANONIQUE, SOURCE EN DÉCLIN

Certes le droit canon n’a connu aucun déclin technique àla fin du moyen âge, mais son influence sur le droit profane acommencé à s’affaiblir à cette époque.

165 - La formation du Corpus Juris Canonici - Lessources du droit canon s'enrichirent de plusieurs strates succes-sives. Au "Décret de Gratien" composé vers 1150, s'ajoutèrentquatre collections successives de décrétales qui formèrent lesdifférentes parties de ce que l'on commença à appeler aux XII°-XIII° siècles, le Corpus Juris Canonici, pour faire pendant àl'appellation de Corpus Juris Civilis, désignant la compilation deJustinien. Grégoire XIII codifia officiellement l'ensemble en1582(153).

166 - Les matières soumises à la législation canonique -La vocation universelle de ce droit ne pouvait que concurrencerles droits laïques. A l'apogée de son influence sur la sociétécivile, aux XII°-XIII° siècles, il réglementait, outre la vie internede l'Église, les questions relatives au mariage, à la dévolutiontestamentaire et aux contrats passés sous serment, ainsi quecertaines infractions. Mais le déclin des cours d'Église quirésulta de la restauration de l'État affecta la place du droitcanonique. On proclama qu'il n'était applicable dans le royaumequ'avec la permission du souverain. Certes les tribunaux d'Étatcontinuèrent à l'appliquer dans les matières qu'ils ôtèrent àl'Église, mais sans craindre de l’interpréter à leur manière (154),ce qui donna naissance à partir du XVI° siècle, à un droit ecclé-siastique français unifié.

(153) Depuis sa première édition imprimée (à Paris, en 1499-1502), on n'a plus jugénécessaire de lui ajouter les nouvelles décrétales publiées par les souverains pontifes C'est seulement au XX° siècle que les papes Benoît XV en 1917 et Jean-Paul II en1983 ont refondu le droit ancien et ordonnés la publication de Codes canoniques,semblables aux codes modernes. (154) En effet le droit canonique admis devant les juridictions d'État l'était "selon lesmaximes gallicanes" : on estimait que les décrétales des papes et les décrets desconciles n'obligeaient les Français qu'autant qu'ils avaient été reçus dans le royaume.C'était donc l'autorité royale qui donnait sa force aux règles du droit canonique.

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SOUS-PARTIE 2 :

LE CONTENU DES INSTITUTIONS

167 - La montée en puissance de l'État royal - Durantcette période, la royauté française entama son (irrésistible ?)ascension, réussissant notamment à étendre sa domination endehors des frontières que le traité de Verdun avait assigné à laFrancia occidentalis. L'accroissement territorial concerna no-tamment le Dauphiné (1349), la Provence (1481) et la Bretagne(1532). Cette expansion ne doit pas dissimuler des reculs : ainsi,par exemple, la Flandre, passa à la maison d'Autriche par lemariage de Marie de Bourgogne et de Maximilien en 1477.

L’unification politique du royaume progressa. Dès lesecond tiers du XVI° siècle, il n'y avait plus guère dansl'Hexagone de grands fiefs remontant à l'époque féodale. Ledernier fief d'importance qui subsista jusqu'à la fin de l'AncienRégime était le duché de Nivernais, dont l'autonomie était assezréduite.

L’expansion et la subordination par la monarchie de toutesles anciennes institutions -qui caractérise la période qui nousoccupe- ont abouti à ce que la France s'est dotée de bonne heured'un État fort et que c'est lui qui, dans une large mesure, a fait lanation. La preuve en est que celle-ci a intégré des régions delangues et de culture très différentes (à commencer par le Midi)alors que certaines populations de langue "française", pour êtreplus précis de langue d'oïl, ne se sont jamais regardées commefrançaises (notamment dans la Belgique actuelle et en Suisse).

Certes, ni la centralisation politique, ni l'antériorité del'État sur la nation ne sont une spécificité française, dans lamesure où la plupart des nations d'Europe -l'Angleterre,l'Espagne, le Portugal, le Danemark, la Pologne ou la Hongrie-sont (incontestablement) des créations étatiques. Et celles qui nele sont pas (apparemment) ont été remodelées par la créationd'un État, puisque certaines populations exclues de celui-ci ont

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fini par sortir de la nation dans laquelle elles auraient dû sefondre en raison de leurs affinités ethno-culturelles. C'est ainsique l'Autriche n'appartient pas à la nation allemande et que laCorse ne s'est jamais sentie italienne.

Mais l'antériorité et l'importance de l'État dans notre paysont tout de même rendu la France très différente de ceux où lesentiment de l'existence d'une communauté nationale a pré-existé à la construction étatique, comme l'Italie et surtoutl'Allemagne.

168 - L’idée naissante d’un droit unifié dans le cadreétatique et national - La France est -avec l’Angleterre, elle aussiun État précocement doté d’une armature politico-administrativevertébrée et efficace, où le sentiment national a émergé debonne heure, à l’occasion de la guerre de Cent Ans (1337-1453)- le seul pays qui ait exprimé de bonne heure le souhait dese doter d’un droit unifié. Dès la seconde moitié du XV° siècle,Louis XI aurait désiré qu'il n'y eut qu'une seule coutume pourtout le royaume. Au siècle suivant, le juriste Charles Dumoulin,qui tenait la coutume de Paris pour la plus parfaite de toutes(regina et caput consuetudinum), prôna, à partir d'elle, uneunification réalisée par le roi, agissant par voie d'autorité. Unpeu plus tard, François Hotman proposa que les États générauxdressent "un ou deux beaux volumes en langue vulgaire etintelligible, tant du droit public qui concerne les affaires del'État et de la couronne, que toutes les parties du droit desparticuliers, et accommodant le tout à l'état et forme de la répu-blique française". Dès 1567, dans l'"Antitribonien ou Discourssur l'étude des lois" il appela à la confection d'un code civilunique pour toute la France. On ne dira pas qu’il s’agissait là depoints de vue de juristes isolés. En effet les États Générauxd'Orléans de 1560 et de Blois de 1576 appelèrent officiellementà l'unité des lois, des coutumes et des styles de procédure. Maistout ceci resta, à l’époque, de pures vues de l’esprit. La royautéavait d’autres priorités.

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CHAPITRE 1

LA ROYAUTÉ REDEVENUEINSTANCE SUPRÊME

169 - La réapparition de l'idée d'un État distinct de lapersonne du prince - Dans le sillage des vieilles conceptionsgermaniques, réactivées par la féodalité, l’idée abstraite d’États’était dissoute dans la personne du roi. Le phénomène le plusmarquant dans l'histoire du droit public de la fin du Moyen Âgeest incontestablement la réapparition, à partir du XIV° siècle, del'idée d'un État distinct de la personne passagère du roi. On laretrouve en France, comme en Angleterre, sous des formes trèsdiverses. En effet, les textes s'efforcèrent d'exprimer la perma-nence de la chose publique à travers différents concepts, no-tamment celui de la couronne, emblème de la dignité royale.

Outre-Manche, la distinction aboutit à la théorie des deuxcorps du roi -d'une part le corps naturel et mortel, d'autre part, le"corps politique", ou "corps mystique", immortel- qui a étédéveloppée à partir de la seconde moitié du XVI° siècle etpréparé très tôt l'idée d'une limitation de la prérogativeroyale (155). On ne la retrouve pas dans le royaume capétien.

En France, la distinction amena à la théorie du mariagemystique du roi et de la couronne. La couronne y fut considéréecomme une créature mystique, presque une personne, qui, autravers des siècles, demeurait immuable, tandis que les rois sesuccédaient les uns aux autres. Comme entité juridique, elleavait des droits et des prérogatives, auxquels le roi, volontierscomparé à son époux, ne devait pas porter atteinte. Il devait lestransmettre intégralement à son successeur.

Mais la séparation en France ne fut jamais totale. D’ail-leurs les auteurs de l'époque ne sont guère posés la question desconséquences d'une violation par le roi des droits de la

(155) La distinction des deux corps du Roi permit de ne pas identifier la souveraineté àla personne du monarque, mais de l'attribuer au "Roi en Parlement". Cette entité,moins abstraite que la Couronne ou l'État, dut très tôt habituer les Anglais à ne pasconcevoir l'autorité monarchique sans le Parlement. Par ailleurs, la distinction permitde sauver l'idée monarchique en 1649, lorsque les révolutionnaires exécutèrent le"corps naturel" de Charles I°, sans porter d'atteinte irrémédiable au "corps politique"du Roi, à la différence de ce qu'il advint en France en 1793.

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Couronne. Pour eux, le fait de n'être pas une seule et mêmechose n'impliquait pas un véritable détachement et a fortiori uneopposition de l'un et l'autre. Pas plus que la distinction du Pèreet du Fils dans la théologie chrétienne, ou celle de l'État et de laNation dans notre droit public contemporain, n'implique l'éven-tualité d'une disjonction ou d'un conflit entre eux.

En d’autres termes, l’État est demeuré partiellement dansla mouvance du prince et il n’a trouvé en France son indépen-dance complète qu’avec l’abolition de la royauté.

SECTION 1LES RÈGLES DE TRANSMISSION DE LA COURONNE, OU

L'ÉMERGENCE D'UN DROIT PUBLIC ETCONSTITUTIONNEL SPECIFIQUE AU ROYAUME

En règle générale, la solution la plus répandue en Europeétait que les rois accédaient au trône par un droit de naissance,leur vocation à régner leur venant par transmission lignagère dusang royal. C'est ce qu'explique encore Coke à propos du droitanglais... en 1603. Les rivalités couramment suscitées par ladévolution de la Couronne interdirent le plus souvent laformation de règles successorales stables.

La France connut une évolution atypique car elle se dotad'un système successif coutumier, que l'on finit par placer au-dessus de la volonté du roi et hisser au rang de "coutume etconstitution de France" ("Songe du Vergier", 1378).

Sa première composante était l’exclusion des femmes.

§ 1. L'exclusion des femmes et des parents par les femmes

170 - L'état de la question avant 1316 - Au commen-cement du XIV° siècle, un seul principe était coutumièrementacquis touchant la transmission de la couronne: elle passait deplein droit au fils aîné du roi, dès la mort de son père, sansélection ni sacre anticipés. Il est vrai que, jusqu’en 1316, tousles rois laissèrent à leur mort un fils mâle. Naturellement l'on nese posa jamais la question de savoir ce qui se serait passé s'il n'yavait eu que des filles ou des collatéraux. Si l'on met de côté unproblème assez controversé, la difficulté ne se posa vraimentpour la première fois qu’à la mort de Louis X le Hutin, le filsaîné de Philippe le Bel.

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171 - Le cas de 1316 - A sa mort, le 5 juin 1316, Louis Xle Hutin laissait une fille, âgée de quatre ans, la petite Jeanne,suspectée de bâtardise, une épouse enceinte, Clémence deHongrie, et deux frères, Philippe le Long, comte de Poitiers, et,le plus jeune, Charles le Bel, comte de la Marche. Philippe seproclama alors régent et convoqua une assemblée de prélats etde barons qui, réunie le 16 juillet 1316, entérina cette situationjusqu'à l'accouchement de la reine. D'ores et déjà il fut décidéque, si elle donnait le jour à un fils, Philippe conserverait lagarde du royaume jusqu'à sa majorité et que, si c'était une fille,on ajournerait la décision définitive jusqu'à la majorité de laprincesse Jeanne. Quelque mois après, le 13 novembre 1316, lareine accoucha d'un fils, Jean I°, qui mourut au bout de cinqjours. Après quelques hésitations, Philippe le Long prit le titrede Roi de France et, pour couper court aux protestations desGrands, il se fit sacrer à Reims le 9 janvier 1317. Trois semainesplus tard, il convoqua une assemblée de nobles, prélats, docteursde l'Université et bourgeois de Paris, qui entérina son actecontroversé. D’ailleurs Eudes (duc) de Bourgogne, onclepaternel de la fille de Louis X, protesta, soutenant que lacouronne devait revenir à la petite Jeanne.

Et effectivement, à cette époque, la capacité politique desfemmes était admise : elles succédaient assez largement auxfiefs, en Aquitaine, en Flandre ou en Artois et même auxroyaumes, comme la Castille, l'Aragon, la Navarre, l'Angleterre,la Pologne, la Hongrie, y compris les royaumes capétiens deNaples et du Portugal et l'Empire latin d'Orient. Seul faisaitexception le Saint Empire Romain Germanique, mais il étaitélectif.

Or, la réunion des prélats et des barons convoqués en 1317par Philippe V déclara que "femme ne succède pas à la couronnede France".

En réalité aucun argument juridique à cette époque nepermettait de fonder cette exclusion.

En d’autres termes, celle-ci procédait de motifs, non pointjuridiques, mais politiques et religieux.

Politiquement, on pensa sans doute qu'une femme ne pou-vait pas gouverner véritablement le royaume, qu'elle se feraitdominer par un favori, qu'il y avait à craindre que, par son ma-riage, elle ne fit passer la couronne dans une famille étrangère.

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Cl. de Seyssel écrivait en 1519 que "tombant en ligne féminine,la couronne aurait pu venir au pouvoir d'un homme de nationétrangère, chose dangereuse et pernicieuse". On retrouve lamême idée chez J. du Tillet en 1580 : "Les femmes sontperpétuellement exclues par la coutume et loi particulière de lamaison de France, fondée sur la magnanimité des Français nepouvant souffrir d'être dominés par femmes, ni de par elles, etaussi qu'elles eussent pu transférer la couronne aux étrangers".Or ces raisons politiques n'expliquent pas tout.

Religieusement, les ecclésiastiques, qui, du fait du sacre,considéraient la royauté comme une fonction quasi-religieuse,inclinaient naturellement à en écarter les femmes, qui étaientexclues de la hiérarchie de l'Église. Cette explication a le méritede faire comprendre pourquoi les femmes étaient écartées dutrône, qui était un office sacral, mais pouvaient très bien êtrerégentes ou pairs de France.

Finalement un arrangement survint avec Eudes deBourgogne et l'affaire s'acheva sur le triomphe du doubleprincipe de l'exclusion des filles et de la dévolution de lacouronne vacante au plus âgé des frères du roi défunt. En 1322,lorsque le roi Philippe V mourut, il ne laissa que des filles et nulne soutint leur cause. La couronne passa donc sans difficulté autroisième frère de Louis X, Charles IV le Bel. Le principe del'exclusion des femmes était bel et bien fixé dans la coutume.

172 - Le cas de 1328 - A la mort de Charles IV, celui-ci,comme ses deux frères pré-décédés, ne laissa aucun fils mâle.Nul ne songea à ses filles. En l'état du droit à cette époque, letrône aurait dû revenir au plus proche parent mâle, Édouard IIId'Angleterre, neveu du défunt par sa mère, Isabelle, et seul petit-fils de Philippe le Bel. Il n'en alla pas ainsi et la couronne futattribuée à un neveu de celui-ci, Philippe de Valois, plus procheparent par les mâles, qui fut sacré roi le 29 mai 1328, sous lenom de Philippe VI.

On fit bien état d'un argument juridique : aux partisansd'Édouard III, qui estimaient que les femmes pouvaient faire"pont et planche" à leurs descendants mâles, on répliqua qu'ellesne pouvaient donner à leurs descendants des droits qu'ellesn'avaient pas. Mais ce n'était pas là la raison véritable, qui futd'ordre politique. La vraie parait être celle que les barons del'époque exprimèrent sans détour : "Il n'a jamais été vu ni su que

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le royaume de France ait été soumis au gouvernement du roid'Angleterre". Jean de Venette (156) écrivit dans le même sensque "les Français n'admettaient pas sans émoi l'idée d'êtreassujettis à l'Angleterre" et, comme le dit la Scala Chronica,"Philippe de Valois fut couronné parce qu'il était né duroyaume".

Après bien des tâtonnements et des recours plus ou moinsheureux au droit romain et au droit canonique, un auteur plusingénieux -et aussi moins scrupuleux - Richard le Scot imaginaen 1358 de fonder l’exclusion sur un texte alors assez largementoublié : la loi salique. C'est à lui que l'on doit le rajout des motsin regno qui modifient totalement la teneur du texte franc :Mulier vero (in regno) nullam habeat portionem, en véritéaucune part ne reviendra à une femme (dans le royaume).L'explication avait le mérite de fournir une base juridique àl'exclusion des femmes qui ne remettait pas en cause le principehéréditaire et permettait d'éviter que l'on puisse dire que cetteexclusion procédait de l'élection des Grands. Le succès de cettelégitimation après-coup fut tel qu’au XV° siècle on s’imaginaqu’elle avait servi à régler les différends de 1316 et 1328 etl'appellation de "loi salique" finit par désigner abusivement lasuccession royale. Curieusement, cette prétendue loi demeuraorale tout au long de l'Ancien Régime et fut transcrite pour lapremière fois dans la constitution du 3 septembre 1791.

§ 2. La représentation successorale à l'infini

173 - Un mécanisme original - En droit privé, la parenté etla représentation successorale sont limités (au 7°, au 10° ou auplus au 12° degré). La règle de la représentation successorale àl'infini est un principe original qui permettait à un descendantroyal d'être substitué dans les droits de son ascendant, lui-mêmedécédé avant d'avoir accédé au trône, sans aucune limitation dedegré. D'où l'adage : "Le sang de France est perpétuel aumillième degré".

C’est ainsi qu’en 1328, Philippe de Valois, parent au 4°degré du roi défunt, ceignit ainsi la couronne. En 1498, LouisXII, cousin au septième degré du défunt Charles VIII, succéda àce dernier. En 1589, Henri de Navarre succéda à Henri III, bien

(156) (vers 1307-1370)

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que plus de dix générations les séparassent de leur ancêtrecommun, saint Louis, et que les deux souverains n'aient étéparents qu'au 21° degré.

§ 3. L'indisponibilité de la Couronne

La question se posa aussi de savoir si le roi ne pouvait pas,de sa seule volonté, changer l'ordre de succession.

174 - Le cas de 1420 - Le 21 mai 1420, le pauvre roi fouCharles VI, manipulé par son entourage, signa avec l'Angleterrele traité de Troyes. L'accord excluait de la succession au trônede France le dauphin Charles, fils du roi régnant, et instituaitcomme héritier le roi Henri V d'Angleterre (157) et après lui tousles "hoirs de son corps", c'est à dire ses descendants. Ce traitén'était pas aussi mauvais qu'on l'a dit. Il mettait un terme à laguerre de Cent Ans. En raison du mariage d'Henri V et de la filledu roi de France, il rattachait leur descendance à celle deCharles VI (en violation de la loi salique cependant). Enfin, ilunissait les deux royaumes sans subordonner l'un à l'autre.Incontestablement, s'il avait été appliqué (ce qui est douteux),l'Angleterre aurait été inéluctablement absorbée par la France,en raison de la supériorité démographique et culturelle de celle-ci. Ce n'est donc pas un hasard si à Paris les plus hautes autoritésde l'État et de l'Église se rallièrent au traité.

A l'issue du décès d'Henri V, en août 1422, son jeune fils,Henri VI (158), qui était également le petit-fils de Charles VI,devint l'héritier de la couronne de France. A la mort de CharlesVI, le 21 octobre 1422, on le proclama roi d'Angleterre et roi deFrance. Un peu plus tard, il fut d'ailleurs sacré à la cathédraleNotre Dame de Paris (1431). Toutefois, dès la nouvelle de lamort de son père, le dauphin Charles se proclama roi sous lenom de Charles VII. Une lutte commença aussitôt entre lesAnglais qui, avec leurs alliés, les Bourguignons, occupaient laFrance du nord de la Loire, et les partisans du "Roi François",les Armagnacs, qui tenaient la moitié-sud du royaume. Laguerre demeura indécise jusqu'à l'apparition de Jeanned'Arc (159), qui ranima les énergies découragées, prit Orléans en

(157) (1387-1422). (158) (1421-1471). (159) (1412-1431).

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mai 1429 et fit sacrer Charles VII à la cathédrale de Reims, enjuillet de la même année.

Ses partisans, notamment Jean de Terrevermeille, avocatd'origine nîmoise, et l'archevêque Jean Juvénal des Ursins,émirent une doctrine ingénieuse pour démontrer que l'exclusionque le roi Charles VI avait faite de son fils était sans valeur.C'est ce que les juristes ont appelé la théorie statutaire de lacouronne. On partit du droit canonique, dont on tira l'idée trèsféconde au point de vue du droit public, que le roi n'était pas lepropriétaire du royaume, mais seulement l'usufruitier et l'admi-nistrateur. Ainsi ne pouvait-il pas en disposer par testament ouautrement, comme il aurait pu le faire d'une chose patrimoniale.L'héritier devait être considéré comme un héritier nécessaire,parce qu'il ne tenait pas son droit de la volonté du défunt, maisde la coutume. Dès le vivant de son prédécesseur, il avait undroit ferme, un droit réel, auquel le roi ne pouvait pas porteratteinte, en le déshéritant, pour quelque raison que ce soit. Lesuccesseur désigné de la couronne différait donc de l'héritier dedroit privé qui n'avait qu'une simple expectative qu'il pouvaitperdre par exhérédation. Par ailleurs, le successeur au trône nepouvait pas refuser celui-ci ou abdiquer. Enfin, il n'était pasjuridiquement lié par les obligations de son prédécesseur, à ladifférence d'un héritier ordinaire. Ainsi Jean de Terrevermeilleécrivait-il qu'il n'était pas tenu par les dettes de son devancier. Iln'était pas davantage obligé de respecter les traités conclus parses prédécesseurs (160). Dans ces conditions, l'ordre de succes-sion à la couronne était régi par une coutume supérieure à lavolonté du roi que celui-ci ne pouvait pas changer. Cet ordren'était pas établi dans l'intérêt du titulaire mortel de la souve-raineté, mais pour le "commun profit" de cette personne pérennequ'était la couronne de France.

§ 4. La continuité de la fonction royale

175 - L'établissement graduel du principe de la successiondirecte sans la médiation du sacre (1270-1407) - Jusqu'au XIII°siècle, en France (comme en Angleterre) le sacre faisait le roi et,en toute logique, la couronne devait être considérée commevacante dans l'intervalle, plus ou moins long, qui séparait la (160) Mais on admit que les traités seraient considérés comme perpétuels pour peuqu'ils aient été approuvés par les États généraux ou enregistrés au Parlement.

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mort du souverain du sacre de son successeur. Il est même arrivéque des foules en profitent pour commettre toutes sortes dedélits car, croyaient-elles, les lois du roi cessaient alors d'exister.Une telle situation présentait donc des risques certains pour lasûreté publique. Un événement imprévu allait permettre d'yrépondre. A la mort de Louis IX, en 1270, l'intervalle entre ledécès du roi et le sacre de son fils fut anormalement long pourdes raisons de fait : le jeune Philippe était à Tunis, près de sonpère, lorsque celui-ci mourut. Toutefois il émit des documentssous le nom de Philippe III dès avant son sacre, qui n'intervintqu'à l'issue de l'inhumation du défunt, neuf mois après sa morten Afrique. C'est depuis ce précédent que l'on considèrerétrospectivement que le sacre ne fait plus le roi en droit fran-çais. Il en est de même en Angleterre qui a connu en 1272 unesituation analogue. Cependant, le principe de la successionimmédiate, apparu à cette occasion, avait encore l'inconvénientd'être privé de toute base juridique incontestable. Cette faiblessedisparut avec les ordonnances de Charles VI de 1403 et 1407qui consacrèrent en droit la règle de la succession immédiate duDauphin "en quelque petit âge qu'il soit ou puisse être".

176 - L'établissement progressif du principe de la succes-sion instantanée (1498-1610) - Ce système comportait toujoursune lacune de fait, car il subsistait un "quasi-interrègne" entre ledécès du roi et l'avènement de son successeur qui supposait toutde même le constat officiel de la mort du défunt, prononcé lorsde ses funérailles, et l'inauguration du nouveau roi. L'incon-vénient n'apparut pas tout de suite, car, longtemps, l'intervallefut toujours très réduit et donc négligeable. Mais en 1422, troissemaines s'écoulèrent entre la mort et l'enterrement de CharlesVI, qui précéda d'une journée la proclamation de la royauté deson successeur, le jeune Henri VI d'Angleterre. Cette année-là ily eut donc un "quasi-interrègne" de plusieurs semaines, durantlequel on fut bien obligé de prendre des actes royaux au nomd'un défunt, pour montrer qu'il n'y avait aucune vacance dutrône. En 1461, Charles VII mourut à cent-cinquante kilomètresde Paris, la nouvelle de son décès mit deux à trois jours pourparvenir à la capitale et les funérailles ne furent organisées queplus de deux semaines après. Le Parlement de Paris, ayant à seprononcer sur la validité des actes pris au nom de Charles VIIpostérieurement à son décès, fut bien obligé de reconnaître leur

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légalité. Mais en 1498, après le décès de Charles VIII, il décidaqu'entre le trépas et l'inhumation du roi, les actes devaient êtrepris au nom de son successeur non encore entré en fonction.C'était là une mutation radicale qui donna naissance à ce qu’on aappelé plus tard le principe d’instantanéité de la succession.Dans un discours devant le Parlement de Rouen en 1563, lechancelier Michel de l'Hospital l’a formalisé en ces termes : endroit français, "jamais le royaume n'est vacant, mais il y acontinuation de roi à roi et si tôt que le roi a l'oeil clos, aussitôtnous avons seigneur et maître, sans attendre couronnement,onction, ni sacre". Deux adages expriment cette situation : "Leroi ne meurt jamais" et, surtout, "Le mort saisit le vif".

Le principe de continuité a été malmené pendant lesguerres de Religion, qui ont par ailleurs permis l'affirmation dela règle de catholicité.

§ 5. Le principe de catholicité

177 - Les premières formulations sous le règne d'Henri III(1575-1589) - Sous le règne d'Henri III, on se demanda si unprotestant pouvait accéder au trône de France. En effet, le roin'avait pour descendants que des filles et, en l'hypothèse d'unprédécès de son seul frère, le duc d'Anjou, lui-même sans des-cendant, le successeur le plus proche aurait été un huguenot,Henri de Navarre. Dès qu'elle fut posée, la question reçut uneréponse négative : en 1576, les États Généraux de Blois cons-tatèrent l'existence d'une loi fondamentale de catholicité.

En 1584, le décès du duc d'Anjou donna brutalementconsistance à ce qui n'était alors qu'une hypothèse d'école. LaLigue, constituée en 1576, pour défendre la religion catholique,réaffirma le principe de catholicité et proclama premier Princedu Sang le vieux cardinal de Bourbon, oncle du Navarrais, maisissu d'une branche cadette, à la différence d’Henri de Navarre.

L'édit royal (dit édit d'Union) de juillet 1588, pris à l'insti-gation de la Ligue, réaffirma le principe de catholicité et désignapour successeur au roi régnant le candidat des Guise, le vieuxcardinal de Bourbon. Aux États Généraux de Blois, quis'ouvrirent en octobre de la même année, le roi proclama ànouveau, avec l'accord des trois ordres, la loi fondamentale decatholicité.

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Le conflit politique ne s'acheva pas pour autant, en raisondes ambitions du duc Henri de Guise, héritier prévisible ducardinal de Bourbon, mais aussi de la duplicité d'Henri III, quin'avait pris l'Edit d'Union qu'à contre-coeur. Il déboucha sur ladécision du roi de faire assassiner le duc de Guise ainsi que sonfrère, Louis, le cardinal. Le double meurtre survint en décembre1588. Toujours à l'instigation du Roi, les autres chefs importantsde la Ligue se retrouvèrent en prison, notamment le cardinal deBourbon. Cette réaction brutale relança le conflit : le Papeexcommunia Henri III et la Ligue embrassa la voie révolu-tionnaire. Dès lors Henri III rechercha le soutien d'Henri deNavarre, accréditant un peu plus les accusations portées par lesLigueurs à l'encontre du Roi. La crise éclata le 1° août 1589,lorsque un catholique fanatique assassina Henri III. Henri deNavarre réclama alors la couronne de France. Le prince pro-testant avait pour lui l'état de la coutume successorale, letestament verbal d'Henri III, qui à son lit de mort l'avait désignépour son successeur, et bien sûr l'appui du parti huguenot. Ilavait contre lui la "loi de catholicité" invoquée dans l'édit dejuillet 1588 et dans les résolutions des premier et second ÉtatsGénéraux de Blois en 1576 et 1588.

178 - La consécration à l'issue du "temps des troubles"(août 1589 -mars 1594) - Le 5 août 1589, les Ligueurs procla-mèrent roi sous le nom de Charles X, le cardinal de Bourbon. Ilsn'eurent cependant pas le temps de le faire sacrer, car le vieilhomme mourut en mai 1590. Le duc de Mayenne, de la grandefamille des Guise, se fit nommer "Lieutenant-général de l'État etCouronne de France" par les insurgés parisiens et convoqua lesÉtats-Généraux à Paris pour le début de l'année 1593, tout en sedéclarant prêt à reconnaître l'aîné des Bourbons comme roi, s'ilabjurait le protestantisme.

Faute de réponse, les États se tinrent à l'époque prévue,mais ils ne réunirent que des partisans de la Ligue. On y proposade remettre la couronne à Isabelle, fille du roi d'Espagne, quiétait, par sa mère, la petite-fille d'Henri II (ce qui revenait àvioler doublement le principe de masculinité!). Les députésl'auraient peut être fait si l'on avait pu lui donner un princefrançais pour époux. Les catholiques modérés firent alors réunirle Parlement de Paris, qui siégea en assemblée générale le 28juin 1593, sans l'autorisation du Lieutenant général, ni des États.

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Il rendit l'arrêt dit de la Loi Salique (ou arrêt Lemaistre, du nomdu président qui le prononça). Celui-ci rappela les règlestraditionnelles de dévolution de la couronne et interdit paravance que "sous prétexte de la religion, la couronne ne soittransférée en mains étrangères... au préjudice de la loi salique etautres lois fondamentales du royaume de France". Le conflit sedénoua lorsque Henri de Navarre abjura le protestantisme(juillet 1593), déclenchant un mouvement qui allait progres-sivement l'imposer à la tête du pays : il se fit sacrer à Chartres(avril 1594), entra à Paris (mars 1594) et obtint du pape la levéede son excommunication (1595). L'abjuration de 1593 accréditaen retour, d'une manière définitive, le principe de catholicité.

Désormais, les règles de dévolution de la couronne furentdéfinitivement et complètement (161) fixées. La France étaitd'ailleurs le seul pays d'Europe à s'être doté en la matière d'uncorps de règles placé au dessus de la volonté des gouvernants :pour faire un roi, désormais, la nature suffisait.

SECTION 2LE DOMAINE DE LA COURONNE

179 - La théorie de l'union à la couronne du patrimoineprivé du roi - Le domaine royal était l'ensemble des terres surlesquelles le roi exerçait son autorité sans l'intermédiaire d'unbaron.

La distinction entre le Roi et l'État eut des incidences surla nature juridique du domaine. En Angleterre, elle engendraune différenciation entre le domaine patrimonial du roi et ledomaine de la Couronne. En France, après deux précédents, en1498 et en 1515, elle aboutit au XVI° siècle à la théorie del'union à la couronne du patrimoine privé du roi. Cette solutionexpressément dans l'édit de juillet 1607. Dès lors le principe nefut plus jamais contesté.

Assurément, ce succès aurait été illusoire, sans celui del'idée d'inaliénabilité du domaine de la Couronne.

(161) Un point demeura obscur jusqu'en 1717 celui de la dévolution de la couronne enl'absence de "prince salique", c'est à dire en cas d'extinction de la dynastie royale. Parailleurs, la question de la régence n’a jamais été clairement réglée.

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§ 1. Le principe de l'inaliénabilité du domaine de laCouronne

180 - La lente émergence du principe - Au début duMoyen Age, le domaine royal était à la fois patrimonial etaliénable. A partir du XIII° siècle et jusqu'au XVI°, afin d'éviterde ruiner les assises de la puissance publique, plusieursprincipautés s'inspirèrent des droits savants, romain et cano-nique, pour interdire les donations faites aux dépends du do-maine.

En Angleterre, l'idée émerge dès les années 1200, encoreque le premier document faisant clairement état de l'inaliéna-bilité date de 1257.

En France, malgré quelques indices antérieurs, le principene commença à prendre corps que sous le règne de Philippe leBel, au début du XIV° siècle. Il aboutit à l'ordonnance de 1318par laquelle Philippe V le Long révoqua toutes les aliénationsfaites depuis la mort de saint Louis. Toutefois, ce texte ne posaaucune règle générale : sans invoquer de principe nouveau, ildéclarait que les donations faites par les rois concernés avaientété excessives ou qu'elles avaient été captées.

Les rois qui succédèrent suivirent cet exemple. Peu à peutoutes ces révocations accréditèrent l'idée que le domaine royalétait d'une nature différente de celle d'un domaine féodal et qu'ilétait inaliénable.

Cette thèse fut soutenue pour la première fois en 1329devant Philippe VI de Valois par le légiste Pierre de Cugnières,dans une assemblée tenue à Vincennes.

Plusieurs tentatives furent faites pour donner une basejuridique solide à l'interdiction faite au roi d'aliéner le domaine.A partir de 1364, l'inaliénabilité du domaine fut garantie par uneformule-type ajoutée au serment du sacre (162). Désormais savaleur juridique devenait incontestable et progressivement l'oncommença à parler du domaine de la couronne, plutôt que dudomaine du roi, en transposant l'idée que le roi n'était pas lepropriétaire du royaume mais son administrateur ou sonusufruitier.

(162) 0n discute le point de savoir si l'introduction de cette clause date du sacre deCharles V (1364) ou si elle est légèrement postérieure (1369).

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Malgré les progrès de l'idée d'inaliénabilité, son fon-dement résidait uniquement dans l'engagement volontaire duRoi le jour de son sacre et comme le prince n'était pas juri-diquement lié par les actes de ses prédécesseurs, aucuneobligation ne pesait sur lui s'il n'avait rien juré. Tous les princesn'en acceptèrent pas moins de prêter serment, au moins jusqu'àCharles IX en 1560. Ce système, qui ménageait la souverainetéroyale, ne permettait pas de garantir efficacement l'intégrité dudomaine.

On chercha à y suppléer en consacrant l'interdiction parvoie d'ordonnances. Leur répétition révèle que le principe étaitfréquemment transgressé. Mais la conjonction entre ces diffé-rents textes et la doctrine ancra l'idée que l'inaliénabilité dudomaine de la couronne était comme une règle supérieure que leroi ne pouvait enfreindre ou abroger. On le vit clairement le 10décembre 1527, lorsque le Parlement de Paris jugea "contraireaux lois fondamentales" la clause du traité de Madrid (1526) parlequel François I° avait cédé la Bourgogne à Charles-Quint.

181 - La consécration du principe - Il fallut toutefoisattendre l'édit de Moulins de février 1566, confirmée parl'ordonnance de Blois de mai 1579, pour que les aliénations dudomaine commencent à se faire plus rares. Pourtant, on avait eula prudence d'assouplir l'interdiction.

§ 2. Les limites au principe d'inaliénabilité

Elles sont au nombre de trois : la réserve coutumière desapanages (n° 182), celle du domaine casuel (n° 183) et l'excep-tion pour les nécessités de guerre (n° 184), l'une et l'autreédictées par voie législative en 1566.

182 - La pratique des apanages - La vieille pratique desapanages, apparue en 1225, consistait à remettre gracieusementaux fils puînés du roi des terres, prises sur le domaine de lacouronne, pour leur subsistance. Ils étaient "apanagés" enduchés, comtés ou autres seigneuries. La doctrine les analysacomme une dérogation au principe au principe de l'inaliénabilitédu domaine royal. Mais ce n’était qu’une exception limitée catles apanages, qui étaient indivisibles, retournaient au domaineen l'absence d'héritiers en ligne directe.

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183 - La théorie du domaine casuel - C'est l'ordonnance deMoulins de 1566 qui distingua le domaine fixe et le domainecasuel, suivant une idée inspirée de la distinction entre lespropres et les acquêts en droit privé.

Le domaine fixe était l'ancien domaine de la couronne,réuni sous les règnes successifs des rois ayant précédé lesouverain actuel. Sauf consentement des États Généraux, il étaitabsolument inaliénable.

Le domaine casuel était composé des acquisitions réaliséesdu vivant même du roi régnant. Le souverain pouvait endisposer raisonnablement. Toutefois s'il restait pendant dix anssans aliéner son domaine casuel, celui-ci est incorporé audomaine fixe. Par ailleurs, il pouvait toujours par lettres patentesincorporer au domaine fixe telle ou telle acquisition qu'il venaitde réaliser.

184 - Les engagements pour nécessités de guerre - L'éditde Moulins de 1566 autorisait encore le roi à aliéner des terresdu Domaine "pour cause de nécessité de guerre", c'est à direpour se procurer des ressources pécuniaires en temps de conflit.

La jurisprudence en conclut que de tels actes n'étaient pasde véritables aliénations, mais seulement des engagementsprovisoires : l'acquéreur apparent ne devenait pas propriétaire, iln'était qu'un créancier gagiste (163). En d'autres termes, il n'avaitqu'un droit de gage sur la seigneurie qu'on lui avait cédée et iln'en percevait les fruits qu'à titre d'intérêts de la somme avancéeau trésor.

SECTION 3LA SOUVERAINETÉ DE LA COURONNE

C'est dans le courant du XIII° siècle que la royauté parvintà surmonter le problème de la médiatisation féodale en com-mandant directement à tous les sujets, par delà les seigneursintermédiaires. A la fin du siècle, comme le remarquaitGuillaume Durand, évêque de Mende, si tous les habitants duroyaume n'étaient pas à proprement parler les hommes du roi,tous étaient sous sa puissance, sous son pouvoir de comman-dement. On dira bientôt : soumis à sa souveraineté.

(163) La distinction contemporaine du gage (mobilier) et de l'hypothèque(immobilière) n'apparut qu'à compter du XVI° siècle.

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SOUS-SECTION 1LA NOTION DE SOUVERAINETÉ

Il convient de définir le concept (§ 1) et de précisercomment il incarnait, c'est à dire qui était le dépositaire de lasouveraineté royale (§ 2).

§ 1. La définition de la souveraineté

185 - Le sens initial - Étymologiquement, les termessynonymes de suzerain et de souverain étaient des vocablescomparatifs, signifiant supérieurs. On n'était pas suzerain ousouverain en soi, mais par rapport à quelqu'un: "chaque baronest souverain en sa baronnie, disait Beaumanoir au XIII° siècle,mais le roi est souverain par dessus tous". Et cette supériorité sefondait sur l'idée qu'il avait en charge les intérêts du royaumetout entier.

186 - Le passage à la conception moderne - Ce n'est qu'auXIV° siècle que le mot souverain, sans cesser de signifiersupérieur, devint un superlatif et qu'il ne s'appliqua plus guèrequ'à celui qui n'avait pas de supérieur au dessus de lui etconstituait l'instance suprême: le Roi. La souveraineté devint la"plénitude de puissance", pour utiliser un vocable de droitcanonique, forgé pour définir le pouvoir pontifical. Non lapuissance illimitée, mais la puissance suprême, élément "cohé-sif" du corps politique.

§ 2. Le fondement de la souveraineté

La monarchie tempérée n'a jamais clairement tranché ledébat sur le fondement du pouvoir royal, comme si elle n'y avaitvu qu'une spéculation purement théorique.

187 - La persistance de la théorie traditionnelle du droitpopulaire - La thèse du fondement populaire du pouvoir prédo-mina largement au Moyen Âge et jusqu'aux guerres de religion.L'idée que la transmission du pouvoir s'opérait par le peupleétait d'ailleurs un lieu commun de la doctrine romaine, maiségalement de la théologie chrétienne, au moins depuis saintThomas d'Aquin, auquel est attribué la formule : omni potestas aDeo, sed per populum (toute puissance vient de Dieu, mais parl'intermédiaire du peuple).

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A partir de ce postulat, deux tendances se séparèrent :celle qui voyait dans la transmission un acte unilatéral etinconditionnel, celle qui l'interprétait comme un contrat.

La doctrine de la délégation unilatérale fut majoritaire auMoyen Âge, car elle reçut en l'adhésion de la plupart deslégistes, depuis Irnerius le maître de Bologne, qui fondait lepouvoir sur la lex regia, par laquelle la souveraineté du peupleromain était inconditionnellement transférée à chaque Empereurlors de son intronisation.

Mais la doctrine du contrat avait également ses partisans.Toutefois son audience ne se répandit vraiment qu'avec lesguerres de religion, d'abord dans les années 1570 dans les rangsdes Monarchomaques protestants, hostiles à la collusion entre lamonarchie et l’Eglise, puis après 1584 chez les catholiquesradicaux de la Ligue. Le radicalisme de cette théorie étaitconsidérablement atténué par le fait que tous ces courantsdemeuraient très modérés sur la définition du peuple, commu-nément assimilé à une personne morale composée de corps et decommunautés hiérarchisées, et sur les mécanismes concrets parlesquels s'exprimait la communauté politique, à travers les Étatsou les élites traditionnelles. Ces théories du droit populaire ontlongtemps coexisté avec celle du droit divin.

188 - L'émergence de la théorie du droit divin - L’idée quel'autorité était d'origine divine, que l’on retrouve dans la Bible,était une conviction évidente et largement partagée. Tellementévidente qu'elle ne donna lieu à aucune grande constructionidéologique, ni à un réel approfondissement. Ses contours exactsdemeurèrent donc assez vagues, pour se concilier avec lacroyance en l'origine populaire du pouvoir. L'adage vox populivox Dei exprime bien ce syncrétisme, auquel saint Thomasd'Aquin a apporté ses lettres de noblesse.

Mais l'idée de l'origine divine fut récupérée par desauteurs profanes qui l'infléchirent de manière à affirmerl'indépendance de la Couronne …à l'égard de l'Église (ou àl'égard des Grands). Ainsi, en 1267, Johannes Blancus deMarseille (alors terre d'Empire) écrivait que l'empereur tenaitdirectement de Dieu imperium et potestatem. Au siècle suivant,Guillaume d'Ockam, théologien anglais au service de l'empereurLouis de Bavière, disait dans le même sens que "l'empereur ne

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tient pas de l'homme son suprême pouvoir laïque, il le tient deDieu seul".

En France, à l’occasion du conflit entre Philippe le Bel etBoniface VIII, en 1302, le roi indiqua avec force qu'il voulaitprotéger l'indépendance de "ce royaume de France que nosprédécesseurs, avec la grâce de Dieu, ont conquis sur les bar-bares... (et) qu'ils n'ont jamais tenu de personne que de Dieu... ".

Dans ces conditions, on comprend mieux qu'au XIV°siècle l'Église en vint à rejeter cette doctrine. Cette hostilitémarquée de l'Église ne suffit pas à éradiquer la conception, quiparait avoir progressé en France au XV° siècle. Mais elle ne sedéveloppa fortement qu'à partir du XVI° siècle, pour garantirl'indépendance et la supériorité de la royauté, malmenée par lesguerres de religion.

SOUS-SECTION 2LES POUVOIRS DU ROI

§ 1. L'étendue des pouvoirs royaux

Les rois développèrent ceux-ci, en s'appuyant sur laconception selon laquelle, au nom de la paix et de la justice, illeur appartenait de corriger leurs inférieurs ou se substituer àeux s'ils n'accomplissaient pas leur devoir, ainsi que sur l'idéequ'ils pouvaient prendre des décisions pour le commun profit detout le royaume.

189 - L'extension fondée sur la justice - Comme on l’a vu,si la cour seigneuriale ne faisait pas son devoir (en particulier sielle commettait un flagrant déni de justice) la victime pouvaits'adresser au seigneur supérieur. Et de seigneur supérieur enseigneur supérieur, l'affaire pouvait arriver au sommet, jusqu'auroi "souverain par dessus tout". Les légistes en tirèrent laconclusion que celui-ci était la source de toute justice et que leseigneur justicier n'avait qu'une justice concédée. Les Capétiensne se servirent pas de cette théorie pour supprimer celle-ci, maispour se la subordonner. Ils durent pour cela revendiquer le"dernier ressort" et s'arroger le monopole du droit de grâce, dontle principe fut posé par l'édit de 1498.

190 - L'extension du pouvoir législatif fondée sur le "com-mun profit" - Pour le Roi, le problème initial n'était pas de

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promulguer des ordonnances, mais de "faire ordonnances quivaillent loi" (J. Boutillier). Aussi bien, l'évolution affecta-t-ellela force obligatoire des ordonnances et la sanction de celle-ci.

Comme on l’a vu, au cours du XIII° siècle, le roi imposal'application de ses ordonnances dans toutes les seigneuries deses vassaux, alors même qu'ils n'auraient pas approuvées celles-ci en conseil. Le passage aux conceptions contemporaines futassuré par les légistes de Philippe le Bel qui revendiquèrent pourle souverain le droit de "faire les lois, les interpréter, lesmodifier, les aggraver" et qui posèrent implicitement pourprincipe le droit exclusif du roi de légiférer. Cependant,jusqu’aux XIV°-XV° siècles, quelques grands feudataires,comme le duc de Bourgogne et le duc de Bretagne, légiférèrentencore dans leur seigneurie.

191 - L'extension du pouvoir financier fondée sur le"commun profit" - L'évolution en la matière s'avéra plus diffi-cile. Traditionnellement le roi, comme tout seigneur, percevaitde ses vassaux l'aide aux quatre cas. Dans le courant du XIV°siècle, notamment pendant la guerre de Cent Ans, il obtint uncinquième cas, spécifiquement royal : la défense du royaume.Toutefois, cette aide ne pouvait pas être levée d'office etnécessitait le consentement des vassaux qui était donné parl'organe des États Généraux. Par ailleurs elle était levée par lesseigneurs qui percevaient sur leurs hommes une somme égale àcelle qu'ils adressaient ensuite au roi. Ce n'est qu'au XIV° siècleque l'aide fut levée "par la main du roi", en pratique par desofficiers royaux. Puis, en 1439, en pleine guerre de Cent ans, laroyauté obtint des états généraux le droit de lever de sa propreautorité le principal impôt direct, la taille, pour financer unpremier noyau d'armée permanente. Mais, la royauté n'a jamaisdisposé du droit de créer de nouvelles impositions par voied'autorité. Son pouvoir en la matière était limité.

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§ 2. Les limites du pouvoir royal

Elles procèdent de la tradition féodale et font de lamonarchie française une monarchie tempérée, que l'influence dudroit romain contribua à orienter vers l'absolutisme.

Sous-paragraphe 1 : L'influence limitatrice du droit féodal

Elle tient à la multiplication des privilèges de tous ordreset au système de gouvernement "à grand conseil".

192 - Le réseau des privilèges - La féodalité avait couvertle royaume d'un réseau de privilèges au profit des seigneurs etdes églises, auxquels s'ajoutèrent à partir du XII° siècle ceux desvilles, des corps de marchands, d'artisans et d'écoliers, puis, auXIII°, les privilèges des provinces. Dans l'esprit du temps, laprotection de chacun venait de cette structure plurale de lasociété, qui échappait largement à la puissance publique. Eneffet, ces privilèges procuraient aux intéressés des libertés et desfranchises qui réduisaient d'autant l'autorité du Roi. Car celui-ciétait, dans l'opinion générale, tenu de garder les privilèges de sessujets. Si une ordonnance y portait atteinte, les intéresséspouvaient faire opposition au parlement. Dans ce cas, elle n'étaitpas enregistrée et n'était pas exécutée. Cette conception se situeaux antipodes de nos conceptions contemporaines, qui postulentque les droits des individus doivent être protégés par l'État,l'encourageant ainsi à étendre son emprise sur le droit et lasociété.

193 - Le système de gouvernement "à grand conseil"-D'après la coutume, l'autorité royale n'était pas solitaire, elledevait s'exercer "à grand conseil".

En premier lieu, le Roi devait obligatoirement consulterles grands officiers de la Couronne, les membres du Conseil etdes Parlements, même s'il n'était pas lié par leurs avis. Lesofficiers royaux n'étaient pas tenus à l'obéissance passive. Ilsavaient, le droit, et au fond le devoir de faire au roi desremontrances, s'ils estimaient que l'ordre donné était contrejustice ou contre raison. C'est le régime dit du franc parler.

En second lieu, le roi était aussi tenu d'écouter les"doléances" de ses sujets et de ses vassaux, soit individuel-lement, soit collectivement, quand il les réunissait en états

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généraux et quiconque avait à se plaindre d'un abus avait pleineliberté de lui en demander la réforme.

Sous-paragraphe 2 : L'influence absolutiste du droit romain

194 - Le rôle des légistes dans le renforcement de l'Étatroyal - La méfiance à l'égard du droit romain, suspecté de servirles prétentions universalistes des Empereurs germaniques, sedissipa totalement sous le règne de Philippe le Bel : en effet,l'idée de tenir le roi comme "empereur dans son royaume"permit d'invoquer à son profit tous les textes antiques traitant delui. Cette imprégnation romanisante, qui se retrouve jusque dansla titulature, mit en avant le rôle des légistes, ces juristesspécialisés dans l'étude de la lex, c'est à dire le droit romain, quifurent les plus précieux auxiliaires de la monarchie française,dans sa construction d'un État royal fort.

195 - Les sources juridiques de l'absolutisme - Parmi lesformules tirées de la compilation justinienne, deux, attribuées àUlpien et figurant au Digeste, méritent d'être rappelées : c'est leQuod principi placuit legis habet vigorem (Ce que veut le roi aforce de loi) et le Princeps legibus solutus est (Le prince estdélié des lois). Isolées de leur contexte, elles fondèrent l'idée dela toute-puissance législative des rois.

Mais aucun juriste n'en a jamais déduit la notion d'unpouvoir illimité. Il a toujours été entendu que l'empereur et lesrois devaient respecter l'ordre divin et naturel. Par ailleurs, auxderniers siècles du Moyen Âge, on admettait généralement quele roi devait conserver les lois et qu'une fois édictées la raisonlui interdisait de les rompre à tout moment. Enfin, la volontéroyale était également limitée par l'obligation dans laquelle setrouvait le roi de garder les coutumes, privilèges et libertés descorps et communautés, réserve faite des "mauvaises coutumes".Dans ses conditions, on comprend mieux qu'à rebours depréjugés tenaces, la plus importante conception politique duMoyen Âge ait été la conception de la suprématie du droit, quiétait l'expression, pas seulement de la volonté des gouvernants,mais de la vie de la communauté.

En d'autres termes, les théories "régalistes" extrémistes nedoivent pas être prises au pied de la lettre. Jusqu'au XVI° siècle,l'absolutisme royal ne fut pas pleinement réalisé, bien qu'il fut(incontestablement) dans les visées des légistes et (peut-être)

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dans la logique de la voie française de reconstruction de lasouveraineté étatique, opérée au profit du roi. En effet, lestraditions féodales maintenaient une situation de fait quis'imposait même au roi le plus autoritaire. Il n'avait pas non plusde moyens suffisants pour obtenir une stricte obéissance.

SOUS-SECTION 3LES MOYENS DU ROI : LE GOUVERNEMENT

ET L'ADMINISTRATION DU ROYAUME

Les pouvoirs du roi n'auraient jamais atteint l'extension àlaquelle ils parvinrent sans les serviteurs de la couronne, cesofficiers, qui occupèrent une place si importante dans legouvernement (§. 1) et l'administration (§. 2).

§ 1. L'organisation du gouvernement et de l'administrationcentrale

196 - L'évolution de la distinction traditionnelle entrel'Hôtel et la Cour - A l'époque féodale, le roi avait deux sortesd'organes de gouvernement : son palais (ou hôtel), constitué parson entourage permanent, et sa cour, réunion plus ou moinsnombreuse de vassaux qui venaient temporairement auprès delui. Certes, dans la pratique, ces deux expressions se prenaientparfois l'une pour l'autre. Mais, il s'agissait bien de deux institu-tions différentes, appelées à jouer leur rôle propre.

C'est ce qui apparut nettement à l'époque qui nous occupe.L'Hôtel du roi devint au XVI° siècle l'ensemble des organes etdes services, ayant pour objet le service de la personne royale,ce que l'Ancien Régime dénommera la Maison du Roi. Al'inverse, la Cour se voua au service de la Couronne, à traversles principales institutions qui en furent démembrées (leParlement, les États Généraux, la Chambre des Comptes... ).

Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi

197 - La transformation de l’Hôtel du Roi - La plupart desmembres de l'Hôtel ne surent pas sortir du service domestique etleurs offices furent atteints d'une décadence progressive.

Le chambrier, par exemple, conserva jusqu'au XII° sièclela garde du Trésor. Puis il n'eut qu'un titre honorifique (hérédi-taire dans la maison de Bourbon à partir de 1312). L'édit de

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François I° de 1545 le supprima, pour lui substituer un grandchambellan.

On pourrait rapprocher celui-ci d'offices plus récents dontla finalité a toujours été exclusivement domestique: le Grand-Maître de France, qui dirigeait l'Hôtel, le Grand Aumônier, leGrand Écuyer, le Grand Veneur, sans parler de charges trèssubalternes, comme les offices de "physicien et apothicaire",d'astrologue et même...de fou de cour.

Certains officiers échappèrent à ce déclin, en conservantdes fonctions politiques, qui aboutirent à les soustraire de ce quidevenait la Maison du Roi : il s'agit notamment des membres duConseil (privé).

198 - Le Conseil du Roi - C'est au cours du XIII° sièclequ'il commença à prendre la forme d'une institution distincte.Au début du XIV° siècle, on lui donna le nom de Conseil privé.Pour les gens de l'époque, cette dénomination signifiait qu'ils'agissait d'un conseil particulier au Roi, distinct du conseil pluslarge qu'il pouvait prendre dans sa cour. Comme cette appel-lation malheureuse est génératrice de confusion, on l'écarteracomplètement.

Le Conseil du Roi ne fut jamais régi par des règles fixes.Toutefois, l'on peut déterminer les grandes lignes prévalantquant à sa composition et ses attributions.

199 - La composition du Conseil - Il fallait avoir été choisipar le roi, d'ailleurs la règle a toujours été que nul ne pouvaitsiéger au conseil, s'il n'y avait été convoqué par le roi. Ceciexplique un certain flottement : le roi pouvait "retenir" unpersonnage pour une séance et ne plus jamais l'appeler ensuite.Ceci éclaire également les variations du nombre des conseillers :les effectifs varièrent de douze à une centaine. Il n'en demeurepas moins que l'on trouve constamment au conseil un doubleélément : 1° des chevaliers et des clercs gagés par le roi quiétaient de véritables professionnels appelés en raison de leurscompétences, pour la plupart des légistes, 2° des seigneurslaïques et ecclésiastiques qui étaient de hauts dignitaires appelésen raison de leur rang. L'élément aristocratique conseillait le roisurtout dans les affaires politiques. Il joua encore un rôleimportant au XIV° siècle, notamment sous Louis X, mais aussisous des rois d'esprit "féodal". Puis, il déclina, si l'on met à part

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la fin du règne de Charles VI, durant laquelle le conseil fut auxmains des princes du sang et de leur clientèle. Désormais lesconseillers de haut rang reçurent ce titre pour des raisonsessentiellement honorifiques.

200 - Les attributions du Conseil - Avant toutes choses, ilfaut rappeler que les attributions du Conseil étaient strictementconsultatives. Elles étaient d'ordre politique, administratif etjudiciaire.

Le (Roi en son) Conseil dirigeait la politique intérieure etextérieure. Le Conseil participait aussi au pouvoir législatif : ildélibérait sur les ordonnances que le roi promulguait et lepréambule de chacune de celles-ci précisait d'ailleurs qu'elleavait été longuement délibérée avec lui.

En outre, le Conseil avait la direction de toute l'adminis-tration du royaume, y compris l'administration financière. Lesbaillis et sénéchaux étaient d'ailleurs nommés par le roi à la suited'une délibération du conseil.

Le Conseil avait enfin des attributions judiciaires. Eneffet, le roi ne pouvant renoncer à ses droits de justice, n'importelequel de ses sujets pouvait s'adresser à lui en son Conseil. En cecas, il examinait les requêtes adressées au souverain et tranchaitles litiges élevés jusqu'à lui.

201 - Le sectionnement du Conseil - Tout en restantjuridiquement un corps unique, le Conseil du Roi fut affecté parun processus de spécialisation qui amena l'émergence de fait deformations différenciées : le Grand Conseil et le Conseil desparties pour la justice, le Conseil des Affaires pour le gouver-nement et le Conseil des Finances pour le Trésor royal.

Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi et le service de la Couronne

Son évolution engendra elle-même plusieurs institutionsqui accédèrent progressivement à l'autonomie: les cours souve-raines et les États Généraux.

I. Les cours souveraines

La première différenciation interne, qui commença avecl'apparition de sessions spéciales de la cour réservées au juge-ment des procès et à la vérification des comptes, aboutit dès lapremière moitié du XIV° siècle à l'émergence de trois

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institutions nouvelles, le parlement chargé de la justice, lachambre des comptes compétente pour les finances et la courdes aides pour les impôts.

202 - La naissance du Parlement - Dès le règne de saintLouis (1226-1270), la Cour du Roi comprenait une formationspécialisée, dite "en Parlement", qui comptait de nombreuxjuristes à coté des Grands. Philippe V le Long donna en 1316son statut quasi définitif à ce Parlement : une grande chambrepour écouter les plaidoyers et rendre les arrêts, une chambre desenquêtes pour instruire les affaires, et une chambre des requêtespour connaître de la recevabilité des causes. En outre, sesmembres se transformèrent en véritables officiers.

203 - La formation de la chambre des comptes - Lachambre des comptes émergea de la même manière de l'antiqueCour du Roi, à l'extrême fin du XIII° siècle. En effet, cetteformation spécialisée s'imposa pour l'audition des comptesrendus par les baillis. C'est encore Philippe V le Long, en 1320,qui la dota d'un statut et la pourvut d'un personnel permanent,chargé d'entendre les comptes et de juger la gestion.

204 - L'apparition de la Cour des Aides - Afin d'organiserles impôts et d'inspecter les services de perception, la Couronnecréa des "généraux députés des subsides". Au XV° siècle, ilsreçurent une compétence territoriale dans une circonscription duroyaume, bientôt appelée la généralité. Certains d'entre eux, les"généraux conseillers des aides" furent réunis pour former unecour de justice, la Cour des Aides, constituée vers 1390.

II. Les États Généraux

205 - L'émergence des États Généraux (1302) - L'"assem-blée des trois états", comme l'on disait au Moyen Âge, réunissaitdes gens des trois ordres (ou états) de la société : le clergé, lanoblesse et le commun, dit aussi tiers-état. L'institution procèdedes assemblées politiques que les rois, comme nombre deprinces territoriaux, convoquaient par intervalles, pour de-mander l'aide et le conseil à l'ensemble de leurs vassaux laïqueset ecclésiastiques, qui ne pouvaient pas vivre dans leurentourage permanent. Ces assemblées, introduites dès la fin duXII° siècle dans plusieurs pays d'Europe, apparurent en France

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dans la seconde moitié du XIII° siècle, à l’échelon régional oulocal. Les rois les convoquèrent pour entraîner le soutien de leurroyaume ou, plus simplement, pour se faire accorder dessubsides. Les villes libres qui s'intégrèrent dans la hiérarchieféodale en qualité de seigneuries collectives y participèrentassez tôt. Plusieurs fois d'ailleurs saint Louis requit les com-munes du nord de la France de lui envoyer des députés pouravoir leur avis sur ses ordonnances monétaires.

En 1302, Philippe le Bel, qui voulait donner plus d'am-pleur à la réunion de cette cour plénière, invita tous les barons,les grands ecclésiastiques et fit siéger les députés de ses "bonnesvilles". Les historiens s'accordent assez généralement à consi-dérer cette assemblée comme la première tenue d'états géné-raux (164), ce dont évidemment nul n'eut idée à l'époque. En touscas, jusqu'à la fin du Moyen Âge, les réunions de ce type furentfréquentes, sans devenir pour autant régulières.

206 - Les vicissitudes historiques de l'institution – Dans leroyaume capétien, à la différence de l'Angleterre ou del'Espagne, les réunions des États ne devinrent jamais régulièrespour trois raisons essentielles.

Tout d'abord l'état médiocre des communications,l'étendue de la France, jugée très vaste et très peuplée, posaientdes problèmes pratiques. Dès 1316, en Languedoc, on seplaignait de la longueur du trajet que la réunion des ÉtatsGénéraux imposait aux députés du pays et, deux ans plus tard,les méridionaux n'allèrent pas à l'assemblée générale projetée.Les seuls États Généraux du règne de Louis XI, ceux de Toursen 1468, demandèrent à ne plus être convoqués "pour ce queaisément ils ne se peuvent pas assembler". Aussi bien lesassemblées générales de tout le royaume furent-elles assez peunombreuses jusque vers 1420, la royauté préférant assembler lesÉtats de langue d’oïl, c'est à dire les pays de la moitié nord duroyaume.

(164) Le tout est de s'entendre sur une définition. On peut caractériser les assembléesd'États par un, deux ou trois critères. Si l'on s'en tient à la réunion simultanée de gensdes trois ordres de tout le royaume, l'institution remonte au règne de Philippe le Bel.Si on ajoute l'exigence d'un représentation distincte qui permet de distinguer les Étatsgénéraux des assemblées de notables, où le roi appelait des membres à titre individuelet discrétionnaire, tout en respectant la différenciation en ordres, l'institutionn'apparaît qu'en 1484, avec la généralisation du principe électif. Enfin si l'on ajoute larédaction de cahiers de doléances, les États n'apparaissent qu'au XVI° siècle.

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Ensuite les hommes de l'époque ne se sentaient pas liéspar les membres qui siégeaient dans de telles assemblées,surtout lorsque leur cadre territorial dépassait le seul horizonconcret de la plupart des gens, celui de leur petit pays, de leurterroir.

Enfin la royauté se méfiait des États Généraux. Car il estarrivé que cette institution créée par la monarchie ait, dans despériodes difficiles, cherché à s'imposer au roi, par exemplependant la guerre de Cent ans (au milieu du XIV° siècle), puis àla fin du XV° et surtout durant les guerres de religion (1562-94) : en 1588, les États de Blois soutinrent qu'ils "avaient tout lepouvoir (et) que le roi en était comme président seulement" etposèrent le principe de l'effet direct de leurs décisions, en 1593,les États de Paris (dits "États de la Ligue") refusèrent dereconnaître Henri IV et tentèrent d’élire un nouveau roi de leurchoix.

Tout ceci explique que la monarchie, après avoir cherché às'appuyer sur ces assemblées, n'y vit plus qu'une entrave et undanger : c'est la raison pour laquelle ils n'eurent jamais qu'uncaractère extraordinaire et, excepté en 1614, ils ne furent plusréunis avant la Révolution.

207 - Composition des États généraux - Elle connut uneévolution importante. Jusque dans la première moitié du XV°siècle, les États conservèrent la physionomie d'une cour féodale.Puis, à partir de la réunion de 1484, ils se transformèrent de plusen plus en assemblée représentative, encore qu'ils n'aient jamaiseu pour objet principal de représenter la nation, mais deconseiller le roi.

Les personnes convoquées par le Roi, jusqu'au règne deLouis XI (1461-83) étaient ses vassaux et ses fidèles, qui étaientconvoqués individuellement. Pour la noblesse, le roi neréunissait que les plus importants de ses vassaux. Pour le clergé,les clercs n'étaient pas convoqués en qualité d'ecclésiastiques,mais comme seigneurs tenant leur temporel du roi, ce quilaissait de côté la partie la plus nombreuse de l'Église. Enfin,dans l'ordre du Tiers, les convocations ne concernaient que les"bonnes villes" qui envoyaient des députés, désignés de la mêmemanière que les officiers municipaux.

Le cercle de convocation était extrêmement variable.Hormis en 1308, où le roi s'efforça de réunir tous ses vassaux,

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ordinairement, les états étaient restreints aux pays de langued'oïl. Dans la seconde moitié du XV° siècle, à partir de 1468 etsurtout de 1484, le cercle de comparution comprit tout leroyaume.

Les États entrèrent dans une phase pré-représentative,avec la réunion de 1468, décidée par Louis XI pour l'appuyerdans sa lutte contre le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire,et les forces féodales coalisées dans un dernier sursaut contre lacouronne. Cette année là, pour la première fois, le roi demandaaux bonnes villes de lui "députer" des notables des trois ordres"gens d'Église, bourgeois, nobles". Mais la mutation décisive futconsommée aux États suivants (1484), réunis pour se prononcersur le gouvernement de la France durant la minorité de CharlesVIII. A cette époque, la féodalité politique était ruinée, la nationtoute entière, immédiatisée: le roi préféra avoir en face de luides représentants de ses peuples que des feudataires dontl'autorité était diminuée. Pour la première fois, on procéda à uneélection au sein des quelque soixante bailliages et sénéchausséesdu royaume.

Le nouveau système continua l'ancien, parce qu'il prit pourbase la division de la France en trois ordres. En effet, les ÉtatsGénéraux français n'évoluèrent jamais vers une structure uni-taire ou bipartite, comme les Cortès d'Espagne ou le Parlementde Londres.

Mais le système des convocations individuelles disparut etl'élection prévue pour les bonnes villes en 1468 fut généralisée.Il s’agissait de contrecarrer l'influence des privilégiés, la hautenoblesse surtout, susceptible de s'emparer du Conseil. Il nefaudrait pas y voir d’intention démocratique, car la masse desFrançais à cette époque (les paysans, représentés par leursseigneurs) ne pouvaient pas concourir à la désignation desdéputés.

Jusqu'à la seconde moitié du XVI° siècle, les députés seréunissaient, non par états, mais par "nations" (Ile-de-France,Normandie, Bourgogne, Aquitaine...) et l'on n'a pas de tracesd'un éventuel antagonisme entre les ordres.

208 - Les pouvoirs des États-Généraux - Ils étaient d’ordreconsultatif. La date et le lieu de la réunion étaient fixés par leroi, qui se réservait le droit exclusif de suspendre la session oude renvoyer les participants. Après la séance inaugurale, durant

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laquelle les trois ordres étaient regroupés en un lieu géogra-phiquement variable, chacun se réunissait séparément pourdélibérer et élaborer son propre cahier de doléances. Ce n'estqu'à la fin que les trois ordres se regroupaient pour la seconde etdernière fois : chacun d'eux n'avait qu'une seule voix,déterminée à la majorité des suffrages à l'intérieur de chaqueétat. En d'autres termes, deux ordres unis pouvaient imposer leurvolonté au troisième. Ce n'est qu'à compter de l'ordonnance de1561 (rendue sur plainte du Tiers aux États de 1560) quel'unanimité fut exigée en matière fiscale. Les États ne pouvaientpas être maîtres de leur ordre du jour. Ils ne pouvaient s'occuperque des questions que le roi leur proposait et qui gravitaientnormalement autour de deux notions, l'aide et le conseil. L’aideétait le droit de consentir à l’impôt. Cela nécessitait à chaquefois une tenue et un vote. Mais, en pleine guerre de Cent Ans,les États de Tours de 1435 adoptèrent des aides sans limitationde durée et, en 1439, les états d'Orléans firent de même avec lataille. Désormais le principe de la permanence de l’impôtaccordé était acquis. Deux motifs l’imposèrent : la nécessitéd'entretenir une armée à temps complet et l'impopularité desfréquentes tenues d'états.

A l'origine, comme les vassaux à titre individuel, les étatsdonnaient leur avis au roi sur les questions particulières qui leurétaient soumises. A la longue, le pouvoir de conseil se déve-loppa et les états exercèrent deux sortes de prérogatives : unpouvoir ordinaire de doléance et un pouvoir extraordinaire quine se manifesta que dans certaines circonstances exceptionnelles(la faculté d'organiser le conseil du roi, en cas de minorité oud'absence du souverain et celle de ratifier un traité comportantun transfert de souveraineté).

§ 2. L'organisation administrative locale

Au cours de cette époque, la royauté affermit son emprisedans le royaume grâce à ses agents administratifs et mit soustutelle les organes autonomes de vie régionale et locale.

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Sous-paragraphe 1 : Les agents administratifs du Roi

I. Les Baillis et Sénéchaux

Les baillis continuèrent à être institués dans les pays quientrèrent dans le domaine capétien et les sénéchaux, lorsqu'ils yexistaient, furent maintenus comme officiers gagés. Ainsi lenombre de ces agents passa-t-il de 23 vers 1285 à 75 vers 1461.Dans l'intervalle, leur statut et leurs attributions évoluèrentsubstantiellement.

209 - L'accroissement de l'emprise royale sur les baillis etsénéchaux - En ce qui concerne leur recrutement, deux ordon-nances de 1287 et 1329 interdirent aux clercs d'être officiers duroi. Puis, à partir de 1303, de nombreuses textes prohibèrentd'envoyer un bailli dans une province dont il était originaire, etmultiplièrent les précautions, en lui interdisant notamment de semarier, d'établir un de ses enfants ou d'acquérir des biens dansleur ressort sans l'autorisation du roi. Enfin, chaque année, lesbaillis furent astreints à se rendre devant le parlement et lachambre des comptes.

210 - La perte d'attributions - Les baillis et sénéchauxperdirent progressivement une grande partie de leurs attribu-tions. L’apparition progressive de nouveaux agents spécialisésles cantonna peu à peu dans un rôle de direction générale et desurveillance. Ces nouveaux agents étaient soit des commis,nommés par eux, afin de se décharger de certaines tâches jugéessubalternes, soit de nouveaux officiers créés par le roi, qui finitpar désigner lui-même les agents subalternes de ses officiers.

C'est ainsi que les receveurs (ou trésoriers), nommés parles baillis pour prélever les impôts, à compter des années 1290,se virent investis d'un monopole par l'ordonnance de Philippe leLong de janvier 1320, qui dorénavant interdit aux baillis des'immiscer dans le maniement des deniers. Désormais, les rece-veurs durent répondre personnellement de leur gestion devant lachambre des comptes, ce qui les rendit complètement indé-pendants des baillis. Vers le milieu du XIV° siècle, ils setransformèrent d'ailleurs en officiers royaux. Les lieutenants (165) (165) Le terme vient de l'expression latine : locus tenens, littéralement, (celui qui) tientle lieu. Dans le Midi de la France, ce terme ne se rencontre pas et l'auxiliaire dusénéchal est appelé juge-mage (du latin judex major, grand juge).

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des baillis nommés par eux pour rendre la justice en leur nom, àpartir de la fin du XIII° siècle, connurent une évolutionanalogue, consommée par une ordonnance de Louis XII de juin1510, qui transforma la lieutenance en office royal.

De nouveaux officiers furent créés par la monarchie lorsde la création des nouveaux impôts. De même, la levée descompagnies soldées qui fournirent progressivement l'essentiel del'armée royale fut confiée non pas aux baillis mais à descapitaines.

II. Les prévôts et autres officiers inférieurs

Les fonctions des prévôts, comme celles des autresofficiers inférieurs de même rang (vicomtes, châtelains, baylesou viguiers), évoluèrent tant du point de vue de leur statut, quede leurs attributions.

211 - L'évolution du statut - Quant à leur statut deux traitsméritent d'être soulignés. Les prévôts devinrent des agentsroyaux, soustraits à toute emprise seigneuriale, et leurs fonctionscessèrent d'être obligatoirement affermées à temps au plusoffrant, mais, de plus en plus, elles furent concédées en régie (ouplutôt, comme on disait alors "mises en garde"). Leur titulaireétait payé par le roi qui lui octroyait des gages fixes. Ce nouveausystème, apparu dans le courant du XIII° siècle, fut généralisépar une ordonnance de 1493.

212 - L'altération des attributions - L'évolution tenditaussi à diminuer les fonctions des prévôts. Déjà leur autoritéavait été réduite par l'institution des baillis, qui avaient été créésspécialement pour les surveiller. Ils cessèrent de surcroît d'avoirdes attributions militaires avec la disparition du service militaireféodal et seigneurial au XV° siècle.

Finalement, il ne resta plus aux prévôts que leurs attribu-tions judiciaires. Au XVI° siècle, ils rendaient encore la justice àtous les roturiers qui se trouvaient domiciliés dans leur châtel-lenie, quoique leur compétence ait été réduite au profit du bailliet du lieutenant de bailliage.

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III. Les "Commissaires départis pour l'exécution des ordresdu Roi"

Il s'agissait d'agents de caractère provisoire dont lespouvoirs étaient déterminés par les lettres de commission qui lesinstituaient.

Parmi ceux-ci, certains jouèrent un rôle très importantdans l'administration du royaume, parce qu'ils avaient autoritésur les baillis et sénéchaux : il s'agit des commissaires réfor-mateurs, qui préfigurent les intendants du XVII° siècle, et deslieutenants généraux, qui donnèrent naissance aux gouverneursau XVI° siècle.

213 - La filiation avec les intendants - Dans la premièremoitié du XVI° siècle, les Rois chargèrent des maîtres desrequêtes de l'Hôtel de "chevauchées" d'inspection. Ces commis-saires furent bien accueillis par l'opinion et un édit d'Henri II de1553 les généralisa. Dès lors l'institution fonctionna avecrégularité. Ces agents prirent d'abord le nom de "commissairesdépartis pour l'exécution des ordres du roi", puis, sous Henri IV,ils furent progressivement qualifiés d'intendants de justice ou definance ou d'armée. Ainsi s'amorça une nouvelle institution, quideviendra l'intendance de province lorsqu'elle se sera localementstabilisée, au XVII° siècle.

214 - La filiation avec les gouverneurs - L'institution deslieutenants généraux gouverneurs apparut à partir des années1340, dans les régions où les circonstances imposaient uneadministration d'un genre différent, notamment les pays nouvel-lement réunis à la couronne. La technique consistait à regrouperplusieurs bailliages ou sénéchaussées sous le commandementtemporaire d'un grand personnage, muni, par commissionextraordinaire, de pleins pouvoirs, quasiment un véritable vice-roi.

Dans la seconde moitié du XV° siècle, ces commissairesextraordinaires et temporaires tendirent à se stabiliser et, audébut du XVI° siècle, leur ressort territorial devint peu à peu unenouvelle circonscription administrative, les gouvernements, aunombre de douze. Puis, dans le courant du XVI° siècle, destextes successifs réglementèrent leurs pouvoirs, pour lescantonner à un rôle essentiellement militaire.

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Sous-paragraphe 2 : L'organisation municipale

La reconstitution de la souveraineté monarchique laissasubsister la différence entre les villes et le plat pays. Lespremières reçurent une administration permanente, tandis queles communautés rurales continuèrent à n'avoir pour la plupartqu'une organisation intermittente.

I. Les bonnes villes placées sous la tutelle royale

215 - Les bonnes villes - La reconstruction de la souve-raineté royale laissa subsister la différence entre les consulats,les communes et les bonnes villes, mais toutes furent placéessous la tutelle royale, à compter de la seconde moitié du XIII°siècle. D'ailleurs, tout en conservant leurs appellations, lesanciennes villes libres furent incluses dans la catégorie géné-rique des "bonnes villes". Le phénomène mérite que l'ons'attarde un instant sur ses modalités.

216 - Les modalités de l'établissement de la tutelle royalesur les villes - Le contrôle s'exerça sur les offices municipaux etsur les affaires municipales.

Certes les offices municipaux n'étaient pas conférés par leroi, mais par voie d'élection. Toutefois, il appartenait ausouverain d'en surveiller l'attribution, en sa double qualité dechef de l'administration et de juge, ce qui lui permit d'intervenirindirectement dans la désignation, à compter du XV° siècle. Uneanecdote est célèbre : il s'agit de Louis XI qui demanda auxadministrateurs de Poitiers de confier un poste d'échevin à sonvalet de chambre qui venait de se marier dans leur cité.

Le contrôle des matières municipales concernait essentiel-lement les finances, la police et la justice.

Les finances firent l'objet d'un contrôle rigoureux qu'inau-gura une ordonnance de 1256. Celle-ci interdit aux officiers deville de prêter de l'argent et de consentir des dons sans autori-sation royale et les obligea à venir chaque année rendre leursregistres devant la chambre des comptes. Les ressources nou-velles durent obligatoirement être approuvées par le roi.

La police locale resta l'affaire de la milice urbaine. Maiscelle-ci fut placée sous la surveillance du roi et si elle se trouvaitincapable de réprimer les troubles, il appartenait à la Couronned'intervenir à sa place et d'envoyer des troupes royales.

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Enfin, la justice urbaine resta toujours soumise à l'appel duroi. L'édit de Moulins de 1566 ôta aux villes leur compétencecivile en première instance et l'édit de Saint-Maur de 1580 limitaleur compétence criminelle.

II. Les simples communautés d'habitants réduites au rangde collectivités locales

Les simples communautés d'habitants, qu'elles fussenturbaines (comme les villes prévôtales) ou rurales (comme lesparoisses), étaient soumises, directement ou indirectement, à lajustice du roi ou du seigneur qui les administrait. Au cours del'époque qui nous occupe, le plat pays rural se dota progres-sivement et spontanément d'une organisation spécifique, autourde la paroisse (n° 217), que le pouvoir royal détourna de sonobjet initial pour l'utiliser à son profit dans l'administrationlocale (n° 218).

217 - La paroisse, centre d'intérêts collectifs - La cir-conscription qui servit de cadre aux populations rurales fut laparoisse, qui était une structure purement ecclésiastique.Chacune comportait une église où tous les membres de la com-munauté se rencontraient les dimanches à la sortie de la messe :c'est tout naturellement qu'ils s'accoutumèrent à discuter de leursaffaires sur la place de l'église. Ils prirent ainsi conscience deleurs intérêts communs et songèrent à s'organiser pour lesdéfendre. Les organes d'action qui émergèrent peu à peu de cesréunions villageoises sont d'une part l'assemblée générale deshabitants (en fait : les chefs de famille) et d'autre part lesprocureurs (ou syndics).

218 - L'utilisation de la paroisse par le Roi - A partir durègne de Charles VI, le pouvoir royal utilisa de plus en plus laparoisse comme circonscription administrative de base pourl'accomplissement des prestations ou des services publics qu'ilexigeait des campagnes, notamment la perception de la tailleroyale et la levée de francs archers, dont la finalité communeétait de pourvoir aux besoins de l'armée royale.

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Sous-paragraphe 3 : L'organisation provinciale

219 - La province : un anachronisme utile - Dans denombreux pays soumis à la Couronne de France et qualifiésaprès-coup de provinces, on rencontre des organes d'autonomielocale, que nous appelons rétrospectivement États provinciauxou, mieux, États particuliers. L'adoption de la dénomination deprovince, ne pose pas de problèmes, si l'on garde à l'espritqu'elle est pédagogiquement commode... mais en fait anachro-nique. Pour s'en tenir au vocabulaire juridique, le mot n'apparaîtqu'à la veille de la Révolution. Et l'expression d'Éta tsprovinciaux est inconnue de l'Ancienne France. Mieux vautd’ailleurs l'écarter, car un certain nombre d'assemblées d'états,notamment dans les vallées pyrénéennes, peuvent difficilementêtre qualifiées de la sorte, compte tenu de l'exiguïté de leur airegéographique. La langue de l'époque nous offre deux autrespossibilités : soit celle d'États particuliers, qui est attestée dansplusieurs textes (Traité de Cambrai du 5 août 1529, art. 35) etchez nombre d'auteurs de l'époque, soit l'expression d'ÉtatsGénéraux, utilisée dans de vastes pays comme la Normandie oule Languedoc. Comme ce second vocable crée une confusionavec l'assemblée générale des Trois Ordres, on lui préféreral'appellation d'États particuliers.

220 - Les États particuliers - Ces assemblées d'États ontdes origines multiples. Tantôt, elles résultent de l'initiative d'unprince territorial, antérieurement à la réunion à la couronnecapétienne (Provence, Bretagne, Béarn), tantôt de celle du roi deFrance (Languedoc, Dauphiné).

L'organisation des États particuliers était si diverse selonles régions qu'on ne peut s'en tenir qu'à des idées assez géné-rales. Ainsi la composition de ces assemblées refléta toujoursleur origine féodale. Le droit de comparution resta personnel etl'élection ne parvint jamais à s'imposer.

Le fonctionnement de ces assemblées était dominé par lamême diversité. Leur périodicité était très variable. Les États deLanguedoc, Artois, Béarn se réunissaient tous les ans, ceux deBretagne tous les deux ans, ceux de Bourgogne, tous les troisans. Mais, dans tous les cas, la réunion ne se faisait que surordre du roi et elle durait peu, rarement plus de deux semaines.

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La présidence appartenait traditionnellement au prélat leplus éminent ou au gouverneur de province, généralement issude la noblesse locale.

Comme aux États Généraux, la délibération se faisait parordres : la majorité de deux ordres faisait loi, sauf en matièrefiscale où l'unanimité était requise. La prééminence de tel ou telordre était très variable. Généralement la noblesse était legroupe prépondérant. Mais la bourgeoisie prédominait net-tement aux États de Languedoc.

Dans l'intervalle des sessions, l'action des États se poursui-vait. Des organes, diversement composés et dénommés, d'unpays à l'autre, assuraient l'exécution des résolutions de États et lapréparation de la session suivante : la Chambre des élus enBourgogne, les trois "députés ordinaires" en Artois, ou les troissyndics généraux en Languedoc. Cet organe permanent avaitparfois la direction d'un certain nombre d'officiers des États :receveurs, trésoriers, vérificateurs, greffiers, ingénieurs, parfoisofficiers de la maréchaussée, comme en Artois.

Les attributions des États particuliers étaient originel-lement liées à la collecte des subsides. Si la liberté du vote del'impôt était toute relative, car les assemblées ne pouvaient endiscuter le montant que dans une marge très étroite, leur rôledans la levée était fondamental. Alors que dans les paysd'élection et d'imposition, l'État royal prélevait lui même lesimpôts, pour en rétrocéder éventuellement une fraction à desinstances locales, dans les pays d'États, la répartition et laperception des subsides étaient l'affaire des organes permanentsdes assemblées, qui pouvaient donc déterminer librement la partdes autorités locales, dès lors que le Roi avait reçu le montantexigé. Les États pouvaient aussi adresser des doléances,remontrances ou représentations au roi. Dans l’ensemble, cesassemblées déclinèrent après la guerre de Cent ans et nombred’entre elles disparurent.

SOUS-SECTION 4LES SERVICES PUBLICS SPÉCIAUX

Compte tenu des limites imparties à cet ouvrage, on s'entiendra à la justice (§ 1), à l'armée (§ 2) et aux impôts (§ 3), quiont été très inégalement affecté par la reconstruction de lapuissance publique.

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§ 1. L'organisation judiciaire

Elle fut la première à se transformer par les effets conju-gués de la reconstitution de l'État et de la renaissance du droit.L'une et l'autre ne pouvaient se satisfaire de l'indépendance desarchaïques justices seigneuriales (§§ 1) et aspiraient naturel-lement à une refonte de l'organisation des tribunaux (§§ 2) et dela procédure suivies devant eux (§§ 3).

Sous-paragraphe 1 : Le déclin des justices concédées

221 - L'organisation archaïque des cours seigneuriales -Dès le bas Moyen Âge, les justices seigneuriales apparaissaientde plus en plus arbitraires et archaïques avec leur personnel peuqualifié et leur procédure primitive, dont la pièce essentielleétait le duel judiciaire, si bien ancré dans les mentalités, qu'aprèsune tentative en 1258 (rapportée en 1306), la royauté renonça àl'abolir par acte d'autorité (166). Ceci permit de soumettre cestribunaux aux cours royales.

222 - La subordination des tribunaux seigneuriaux auxtribunaux royaux - Dès le XIII° siècle, par souci de justice etaussi par parti-pris monarchique, la doctrine posa le principeque, dans le royaume de France, toute justice était tenue du roien fief ou en arrière-fief. La théorie mit un terme à l'idée que lescours des seigneurs étaient souveraines. Techniquement, lesjustices royales appliquèrent cette conception grâce à diversmoyens, notamment l’appel de degré en degré de la hiérarchiejuridictionnelle, que connaissait jadis le droit romain et quepratiquaient toujours les juridictions canoniques. Il s'imposa àpartir de la fin du XIII° siècle d'abord en matière civile etensuite au criminel. Malgré ses ressemblances avec le droit écritet notre droit positif, il conserva toujours une spécificité liée à laféodalisation : en matière civile, il ne pouvait pas en principeêtre porté omisso medio au roi (en court-circuitant toute lahiérarchie juridictionnelle), il devait d'abord épuiser toutes les

(166) La dernière application connue de l'institution remonte à 1549. Après cette date,le duel survécut, non plus comme un mode de preuve judiciaire pour la culpabilité oul'innocence d'une partie, mais, à l'imitation des Italiens et des Espagnols, comme"arbitre de l'honneur de deux adversaires", au demeurant illégal, puisqu'il fit l'objet demaintes prohibitions, notamment depuis 1566.

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juridictions intermédiaires, en gravissant la pyramide féodalesans omettre un seul degré. Aussi bien il ne s'analysa jamaiscomme une voie de recours unique : l'appel -ou plutôt lesappeaux- pouvaient être interjetés devant un grand nombre dejuridictions, en général cinq à sept. L'effet pervers de cettedisposition était encore accru par le délai imparti à l'action quiétait de trente ans (jusqu'en 1667). Ce n'est qu'au pénal et auXVI°siècle que les appelants bénéficièrent de la facultéd'appeler directement devant une cour souveraine.

Sous-paragraphe 2 : La croissance de la justice royale

Cette croissance est d'abord une donnée numérique. Avecla reconstitution de la souveraineté monarchique, l'adminis-tration royale connut un développement qui se répercuta sur lesstructures juridictionnelles. En effet, au Moyen Âge, l'adminis-tration et la justice étaient deux choses liées et chaque officierroyal était un juge. Il en résulta que les officiers ordinaires duroi furent juges de droit commun et les officiers à attributionsspéciales (financières, militaires ou autres), des juges d'excep-tion.

I. Les principes généraux aux juridictions de droitcommun et aux juridictions d'exception : le statut desmagistrats royaux

Les magistrats royaux étaient des juges professionnels,titulaires d'un office. Ils rendaient leurs décisions collégialement(sauf dans les prévôtés où siégeait un magistrat unique) sansl'assistance de jurés populaires. Ils jugeaient. Les jugeursformaient la "magistrature assise", qui tire son nom du fait queses membres suivaient les débats assis. Les magistrats repré-sentant le roi, chargés des poursuites criminelles, qui reçurentsuccessivement plusieurs dénominations, notamment celle deprocureurs du Roi, formaient le ministère public, communémentappelé le "Parquet", sans doute parce qu'ils prenaient place dansun parc, ou la "magistrature debout", car ils se levaient pourparler.

II. Les juridictions de droit commun

223 - Des juridictions diverses - A l'origine, toutes lesjustices royales relevaient en dernière instance de la Cour du

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Roi. A l'issue de la différentiation intervenue au sein de celle-ci,caractérisée par l'émergence du Parlement, de la Chambre desComptes et de la Cour des Aides, cette attribution de dernierressort passa au Parlement, qui seul fut considéré comme unejuridiction souveraine de droit commun, placée au sommet de lahiérarchie des tribunaux ordinaires.

L'étude des juridictions de droit commun est donc celle :1° du parlement, 2° des juridictions de bailliage et desénéchaussées, 3° des justices subalternes tenues par les prévôts,bayles, châtelains et autres officiers de rang inférieur. On s’entiendra ici au seul Parlement.

224 - Le Parlement - C'est l'institution la plus originale dela France monarchique. En effet, sa double nature de cour dejustice et d'organe politique participant à la fonction législativefait qu'elle n'avait pas d'équivalent exact à l'étranger.

Par souci de clarté pédagogique, on peut étudier cetteinstitution en envisageant successivement son organisation etses attributions, encore qu'une telle présentation tienne de lareconstruction a posteriori. En effet, dans la pratique, ce sont lesattributions qui se sont imposées les unes après les autres et quiont entraîné des conséquences sur l'organisation de la Cour.C'est ainsi que c'est l'existence d'un contentieux régulier qui aentraîné l'institutionnalisation du Parlement. Si l'on garde enmémoire cette restriction, on peut en revenir à l'étudediscriminée de l'organisation et des attributions, sans jamaisperdre de vue ce qu'elle peut avoir d'arbitraire.

225 - L'organisation du Parlement - Au début, les mem-bres du Parlement variaient à chaque réunion. A la fin de chaquesession, le Roi dressait la liste des personnes qui devaient tenirle prochain Parlement, à la fois des vassaux, désignés du fait deleur rang, et des légistes, choisis en raison de leur compétenceprofessionnelle et rémunérés par le Roi. Mais l’élémentaristocratique ne tarda pas à décliner, au profit des légistes. Dèsle XIV° siècle, le roi ne convoquait plus que quelques vassauxpour la forme et au XV°, cet usage cessa. A compter del’ordonnance de Philippe VI de Valois de 1345, qui nomma uncertain nombre de conseillers sans limitation de durée, ceux-citendirent à devenir des agents permanents. Mais ils n'en étaientpas pour autant inamovibles. En effet, le roi conservait toujours

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la faculté de les révoquer à son gré. D’ailleurs, jusqu'au XV°, ilétait d'usage que le roi renvoie la plupart des officiers de sonprédécesseur. Charles VI, le premier, introduisit la pratique dene plus dresser à l'ouverture de chaque session du Parlement denouveaux rôles de conseillers, ces derniers étant dès lors censésse perpétuer par reconduction tacite du roi. Louis XI fut ledernier à révoquer tous les officiers de son père, lorsqu'il montasur le trône en 1461.

Ce n'est qu'après avoir recruté ses propres officiers que leroi prit l'ordonnance du 21 octobre 1467 "sur l'inamovibilité desofficiers de judicature et autres". Son idée-force était d'assurer laqualité et la continuité du service public en garantissant à sesagents la stabilité de l'emploi. En effet, désormais les officesn'étaient plus attribués à de nouveaux titulaires que dans troiscas : la mort de l'officier en service, la "résignation faite de bongré et consentement" et la "forfaiture préalablement jugée etdéclarée judiciairement, selon les termes de justice, par jugecompétent". Désormais, la destitution au bon plaisir du princedisparaissait définitivement du droit. On a pu écrire à ce proposque Louis XI inventa alors le statut de la fonction publique. Entous cas, l'évolution ultérieure des offices n'allait pas cesser deles soustraire de plus en plus à l'autorité royale, au point qu'ilsdevinrent des offices patrimoniaux, avec la déclaration royale du12 décembre 1604, qui apporta la touche finale à la patrimo-nialisation, en admettant l'hérédité de tous les offices, moyen-nant le versement volontaire d'un droit annuel, la "paulette". Leprocédé offrit des recettes appréciables au Trésor royal en quêtechronique de liquidités et un moyen d'ascension sociale à labourgeoisie aisée. D'où le nom de "savonnette à vilains" donné àl'anoblissement par voie d'office.

La vénalité a été vivement critiquée, dès Cardin le Bret quiy voyait "une infinité de pernicieux et dommageables effets",notamment celui d'ôter au roi le choix de ses officiers (167). Tous

(167) Il faut pourtant remarquer qu'à chaque mutation, le roi pouvait exercer une sortede retrait en remboursant la valeur de l'office pour en dédommager l'ayant-droit etpourvoir la charge à son gré. En fait sa trésorerie rendit cette faculté largementirréalisable. Par ailleurs, la monarchie a prudemment laissé hors du systèmepatrimonial les charges les plus importantes, même érigées en offices, quitte à lesattribuer à vie, comme celles du chancelier, des premiers présidents des courssouveraines, des grands Officiers de la Maison du Roi, des conseillers d'État. "Servicedu prince ne tombe en héritage", disait Loisel. En effet, ces fonctions touchaient detrop près au roi. Comme le disait Loyseau, "c'était des morceaux de l'État".

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les grands auteurs politiques, à l'exception de Montesquieu, ontrepris ce reproche majeur. On pourrait lui ajouter un certainnombre de griefs, tels que l'impossibilité d'un quelconqueavancement, l'absence d'un système de retraite et la multipli-cation excessive des officiers.

Pourtant, il résulta de ce système d'évidents avantages aupremier rang desquels l'alimentation régulière du Trésor. En1580, le produit de la vénalité publique représentait ainsi le tiersdes recettes de l'État. L'hérédité permit en outre la constitutiond'un milieu parlementaire caractérisé par ses traditions, son sensde l'honneur et du devoir public et, même si cela n'a jamais étél'objectif souhaité, le système a assuré une indépendance dupouvoir judiciaire, qu'on a jamais vu avant et qu'on a plus puretrouvé depuis. D'autant que le roi ne s'immisçait pas dans lavérification des compétences de l'acquéreur. Dès le XVI° siècleen effet, cette tâche fut réservée au corps auquel appartenaitl'officier

226 - Les attributions juridictionnelles du Parlement- Al'origine, toutes les requêtes de justice adressées en premièreinstance au Roi étaient portées devant sa Cour qui jugeait enpremier (et dernier) ressort. L'institution locale des baillis etsénéchaux eut pour conséquence pratique que la plupart desjusticiables portèrent leurs litiges devant eux et les affairesn'allaient plus en Parlement que par voie d'appels, interjetés àl'encontre des décisions de ceux-ci. L'ordonnance de janvier1278 consacra cet usage. Mais des dérogations coutumièresfurent introduites : toute une série d'affaires restèrent dans lacompétence du Parlement en première instance et un certainnombre d'appels lui furent réservés omisso medio (sans passerpar l'intermédiaire des baillis et sénéchaux).

Au point de vue juridictionnel, la compétence duParlement en dernier ressort était universelle, comme celle de laCour du Roi, dont il était issu. En d'autres termes, les autresjuridictions, qu'elles fussent de droit commun ou d'exceptionrelevaient du Parlement par voie d'appel. Cependant certainsmembres de la Cour du Roi avaient été délégués pour connaîtredes questions financières, ce qui avait amené la création auXIII° siècle de la Chambre des Comptes et, au XIV°, de la Courdes Aides. Ces deux cours étaient, comme le Parlement, desdémembrements de l'antique curia regis et furent comme lui

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élevées au rang de cours souveraines. Les matières financières etfiscales qui leur étaient réservées échappaient évidemment à lacompétence parlementaire, mais c'était la seule exception auprincipe de la compétence universelle du Parlement en dernierressort.

227 - Les attributions extra-juridictionnelles - Il s'agitd'une part du droit d'enregistrement et de remontrances, d'autrepart du droit de faire des arrêts de règlement.

Dès le début du XIV° siècle, le roi prit l'habitude de fairelire en Parlement ses lettres patentes. Pour conserver le texte deslettres ainsi reçues, qu'elle devait appliquer et faire respecter, lacour de Parlement prit elle-même l'habitude de les fairetranscrire sur des registres tenus par son greffier. Le droit deremontrances s'y ajouta ensuite. D'un point de vue général, ilexprimait le devoir de conseil. D'un point de vue technique leroi, voulant assurer le bon ordre et écarter les surprises, crut bonde confier au Parlement un contrôle sur les actes de sachancellerie. Il s'agissait d'éviter qu'une lettre contenant uneclause contraire aux droits du roi ou contrariant involon-tairement un texte antérieur, fut promulguée. C'est ainsi que lacour vérifiait les "lettres royaux" avant de les enregistrer et, sielle le jugeait bon, elle adressait des remontrances. En attendantla réponse du roi, les lettres n'étaient pas mises en exécution.Peu à peu le Parlement en vint à proclamer qu'elles n'étaientexécutoires qu'après avoir été enregistrées. Puis, au début duXV° siècle, il franchit une étape de plus, en se reconnaissant ledroit de censurer des ordonnances prises délibérément parl'autorité royale. Le Roi ne considérait pas cependant que laCour put empêcher définitivement l'exécution de ses lettres. Ases yeux, les remontrances que lui adressaient les gens duParlement étaient, comme toutes celles que lui faisaient sesofficiers, de simples conseils qu'il lui était permis de prendre àson compte ou d'écarter. En pratique d'ailleurs, il disposait dedeux moyens pour contraindre sa cour : les lettres de jussion etla tenue d'un lit de justice. Les lettres de jussion étaient denouvelles lettres que le roi adressait à la cour pour lui donnerl'ordre formel d'avoir à enregistrer ses lettres précédentes surl'heure et sans modification. Au début, le parlement obéissait etprocédait alors à l'enregistrement : mais il notait sur les registresque celui-ci avait eu lieu de l'exprès mandement du roi. Par la

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suite, la cour se fit plus audacieuse et, refusant l'enregistrementforcé, adressait au roi de nouvelles et itératives remontrances.Le roi répliqua alors par des lettres d'itérative jussion. Il advintmême que l'affaire se prolonge avec des réitératives remon-trances et des lettres de réitérative jussion. En dernier recours laprocédure du lit de justice consistait pour le roi à se rendre luimême devant sa cour de parlement, où il prenait séance sur untrône placé sous un ciel de lit, qu'on appelait le "lit de justice".Là, il donnait lui-même, de sa propre bouche, ordre au greffierde procéder à l'enregistrement. Aucune délibération n'étaitpermise en sa présence. Les gens du parlement n'étant que sesmandataires, la présence du mandant suspendait leur pouvoir etles lettres ainsi enregistrées devaient immédiatement être misesà exécution.

En second lieu, le Parlement pouvait prendre des actes quiétaient organiquement des arrêts, mais qui, matériellement,étaient de véritables lois : en effet, ces actes étaient pris hors detout litige et ils valaient, non pas inter pares (entre les parties),mais erga omnes (à l'égard de tous). Ce pouvoir remontait auXIII° siècle, à l'époque où le parlement n'était pas encore séparécomplètement du conseil du roi. A ce moment, les gens quitenaient la cour de parlement étaient des conseillers du roi. Parla suite, le procédé fut très largement utilisé pour régler desquestions sur lesquelles ni la coutume, ni la législation royalen'avaient apporté de solution. Du fait de l'apparition desParlements de province, ces actes étaient limités au ressort de lacour qui les édictait.

228 - La situation des Parlements de provinces - Al'origine, le Parlement étant la cour du roi en sa fonctionjudiciaire, il ne paraissait pas concevable qu'il puisse y en avoirplusieurs. Jusqu'au XV° siècle, il n'y eut d'ailleurs qu'un seulParlement. Mais lors de la guerre de Cent Ans qui amenaCharles VII à se replier dans la partie méridionale de sonroyaume, tandis que les Anglo-bourguignons tenaient la moitiénord et, bien sûr, Paris, les Assises de Toulouse furent érigées enun véritable Parlement (1420) et, lorsque le roi réinvestit Paris,il confirma la création du Parlement de Toulouse en donnant àcelui-ci ressort sur tout le pays de langue d'oc (1443). Unedécennie plus tard, lorsque la Couronne récupéra la Guyenneanglaise, Charles VII créa les Grands Jours de Bordeaux (1453)

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qui ressortirent au Parlement de Toulouse, avant de devenir eux-mêmes un Parlement distinct (1462).

En d'autres termes, la création de plusieurs parlementsreflète également le souci de ne pas heurter les sensibilitéslocales. De toute évidence, cette explication éclaire latransformation de l'ancien Conseil delphinal en Parlement deGrenoble (1453), celle des Grands Jours de Dijon en Parlementde Bourgogne (1477), du Conseil éminent en Parlement deProvence (1501), de l'Échiquier ducal de Normandie enParlement de Rouen (1515) et des Grands Jours de Rennes enParlement de Bretagne (1554).

Tous les Parlements de Provinces furent agencés sur lemodèle du Parlement de Paris, avec les mêmes prérogatives.D’ailleurs, juridiquement, on mettait en avant la fiction selonlaquelle il n’y avait qu’un seul Parlement.

III. Les juridictions d'exception

229 - Des juridictions très nombreuses - L'étude des juri-dictions d’exception est celle : 1° des juridictions relevant desParlements, les principales étant les juridictions de la table demarbre (la connétablie, l'amirauté et la grande maîtrise des eauxet forêts) et celles des conservateurs des privilèges, 2° desjuridictions indépendantes du Parlement : les trois Cours finan-cières souveraines la Chambre des Comptes, la Cour des Aideset la Cour des Monnaies.

IV.La justice retenue

230 - La théorie de la justice retenue - D'après les légistesqui avaient puisé la théorie dans le droit romain, le Roi était lasource de toute justice et le pouvoir judiciaire résidait tout entierdans sa personne. Il en résultait qu'il pouvait toujours retenir lajustice qu'il avait à exercer ou, s'il l'avait déléguée, la reprendre,pour juger le litige directement ou indirectement (en confiant leprocès à un délégué spécial).

La mentalité de l'époque n'y voyait pas une menaced'arbitraire, mais une garantie de justice. Comme l'écrivait Jeande Mille, "l'institution royale n'a pas d'autre fondement... qued'établir un homme... près de qui puisse trouver asile le pauvrepeuple écrasé par les puissants, un homme qui garde les hum-

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bles de toute injustice et qui, ayant posé l'équité pour règle,contienne grands et petits dans les bornes d'un même droit".

231 - Les différentes possibilités pour le roi d’exercer lajustice retenue - Concrètement, le Roi pouvait juger personnel-lement, juger en son conseil ou faire juger par des commissairesad litem.

En premier lieu, le Roi était théoriquement en droitd'exercer la justice en personne, sans être astreint par les règlesordinaires de la procédure, tel saint Louis sous son chêne deVincennes.

En second lieu, le roi exerçait la justice retenue enréunissant son conseil pour connaître un procès par voie d'évo-cation ou de cassation.

L'évocation était une mesure par laquelle les juges ordi-naires étaient dessaisis d'une affaire avant d'avoir statué (mêmesi la procédure était déjà engagée). Le Conseil du Roi tranchaitalors le litige.

La cassation annulait la décision de la juridiction quiavait statué au fond, sans en principe rejuger l'affaire, ce quiaurait violé le principe de souveraineté judiciaire du Parlement.Le premier texte qui la mentionne est une ordonnance de mars1302 qui, tout en reconnaissant la souveraineté juridictionnelledu Parlement, prévoit qu'en cas d'ambiguïté ou d'erreur, lesarrêts pourront faire l'objet par le Conseil d'une "interprétation",d'une "correction", voire d'une "révocation".

Enfin, le Roi pouvait toujours donner à une ou plusieurspersonnes le pouvoir de trancher souverainement une ouquelques affaires déterminées, par une commission extraor-dinaire, par exemple pour des individus inculpés de hautetrahison.

§ 2. L'organisation militaire

Longtemps le Roi n'a eu d'armée que les troupes que luipermettaient les institutions féodales de l'ost et de la che-vauchée. A partir du XIII° siècle, la monarchie commença àengager des troupes soldées afin de contourner les règles tropcontraignantes du droit féodal et disposer de forces plusdisciplinées. Elle s'engagea dès lors dans une évolution qui allait

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conduire à la substitution de l'élément féodal par l'élémentprofessionnel.

Sous-paragraphe 1 : La disparition de l'élément féodal

Dès la fin du XIII° siècle, l'ost tomba en désuétude pourles roturiers et ne survécut que pour les gentilshommes. Lorsqueque leur service féodal arrivait à son terme de 40 jours, le Roileur proposait de les garder moyennant une solde journalière.

232 - L'apparition du principe du service militaire obliga-toire - De tels effectifs ne suffisaient pas. A compter del'ordonnance de mai 1316, nobles, roturiers et clercs, entre 18 et60 ans, furent en principe mobilisables. En réalité, il étaitimpossible de lever tous les hommes en état de servir. Aussibien, le Roi admit-il en même temps le rachat du service mili-taire.

233 - L'institution des troupes soldées - En contrepartie,ceux qui répondaient à la convocation royale reçurent une soldejournalière. Le système permit un temps d'adapter l'organisationmilitaire féodale aux nouveaux besoins de l'État. Mais lesdéveloppements de la guerre de Cent Ans, notamment lesdéfaites de Crécy (1346) et Poitiers (1356), imposèrent d'allerplus loin vers la professionnalisation, à l'imitation des Anglais.

Sous-paragraphe 2 : Le développement de l'élément profes-sionnel : des troupes soldées à l'armée demétier

234 - Les troupes soldées de mercenaires - Ces combat-tants, appelés "soudoyers" en ancien français, étaient recrutéspartout et surtout à l'étranger dans des régions pauvres, grandesexportatrices d'hommes, comme la Corse, la Navarre oul'Écosse. Le plus souvent, ces combattants étaient organisés encompagnies. La compagnie (ou "route") était une troupe dontl'effectif allait de vingt à cent hommes ("routiers"), avec à leurtête un capitaine. Ce dernier n'avait pas pour seule tâche de lescommander : il était aussi chargé de recruter des hommes aunom du Roi.

235 - L'armée de métier permanente - L’avènement d’unimpôt permanent dans les années 1430 permit d’instituer une

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armée permanente, dans la cavalerie (les "compagnies d'ordon-nances"), puis dans l'infanterie (la milice des francs-archers).Sous Louis XI, la monarchie entretenait, de manière perma-nente, 20 à 25.000 hommes. Il fallait pour cela réunir denouveaux moyens financiers.

§ 3. L'organisation financière

236 - Généralités - Jusqu'au XIII° siècle, il n'y avait pas enFrance d'impôt général que le roi put percevoir par tout leroyaume, mais seulement des droits particuliers levés par tousles seigneurs justiciers dans le détroit de leur justice. Le roin'avait pas d'autres revenus que ceux que pouvaient avoir toutseigneur foncier ou justicier. Les ressources normales, lesfinances "ordinaires" étaient les revenus fonciers. D'ailleurs,l'opinion exigeait alors que le roi vive "du sien", comme ondisait alors et n'impose pas ses sujets. L'existence même d'unprélèvement fiscal fut longtemps perçue comme un signe demauvaise gestion financière.

Toutefois, à partir du règne de Philippe le Bel la royautéchercha à généraliser de nouveaux modes de financement, avecnotamment les emprunts et les impôts. Ce n'est qu'à la fin duXV° siècle que ceux-ci, jusque là tenus pour des recettes"extraordinaires", devinrent réguliers et permanents et que leurimportance économique devint prépondérante.

Sous-paragraphe 1 : Les finances ordinaires : les revenus dudomaine

237 - La nature des ressources domaniales - Les revenusdu domaine étaient de deux types : les droits fonciers et lesdroits de justice.

238 - L'administration du domaine - Jusqu'au règne dePhilippe le Bel, les fonds du trésor royal, placés jadis dans lachambre du Roi, étaient confiés à l'ordre du Temple. En 1295,Philippe le Bel retira à celui-ci la gestion de ces fonds, qu'ilremit à deux officiers, les trésoriers de France. D'où le nom deTrésor donné à l'administration du domaine. La gestion du trésordonna lieu, dès le commencement du XIV° siècle, à unedistinction entre deux sortes d'officiers : les administrateurs etles gens de recettes.

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239 - Le contentieux du domaine - Il relevait des trésoriersde France qui étaient à la fois administrateurs et juges.Toutefois, avec le temps, on en vint à distinguer les "trésorierssur le fait des finances", qui demeurèrent cantonnés dans lesfonctions administratives, des "trésoriers sur le fait de justice",qui se spécialisèrent dans les affaires contentieuses. Leur acte denaissance est l'ordonnance de Charles VII de 1390, qui créa lesChambres du Trésor sous le contrôle du Parlement.

Sous-paragraphe 2 : Les finances extraordinaires : la fiscalitéroyale

240 - La nature des ressources fiscales - La fiscalitéroyale se borna longtemps aux aides traditionnelles. La nécessitéde lever des impôts sur tout le royaume est née de l'insuffisancechronique des ressources du domaine, aggravée par la guerre deCent Ans. Au début, ces impositions ne pesaient que sur lesvassaux du Roi et se présentaient comme des levées extraor-dinaires. D'où leur nom d'aides, emprunté au vocabulaire féodal.Mais cette dénomination traditionnelle ne doit pas dissimuler lanouveauté de l'exigence. D'autant qu'au cours du XIV° siècle,ces prélèvements frappèrent tous les sujets et finirent parconstituer les ressources normales de la royauté. En 1375, ilsreprésentaient ainsi 85% des recettes publiques. Toutefois, laCouronne devait obtenir à chaque fois le consentement des inté-ressés en convoquant les États généraux ou provinciaux. C'est lesens de l'ancienne maxime : "N'impose qui ne veut".

241 - L’avènement d’une taille royale permanente - Cen’est qu’à partir de l'ordonnance de 1439 que la royauté obtien-dra le droit de lever périodiquement la taille.

Mais la permanence de l'impôt fut obtenue au détriment deson universalité. Jusqu'au milieu du XIV° siècle, nul ne contestale principe de la contribution de tous les ordres et classes à ladéfense du royaume. A partir de 1355, la situation se modifiapour faire apparaître des exemptions de détails pour lesecclésiastiques versant des décimes au pape ou les noblesservant personnellement à la guerre. Mais le développement desexonérations générales se fit surtout à partir de l'établissementde l'impôt permanent (1439).

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Le clergé, la noblesse et différents corps parvinrent à yéchapper en invoquant plusieurs arguments. L'Église fit valoirqu'elle ne pouvait pas payer des impôts sur des biens dont ellen'était pas propriétaire et qui étaient voués au service de Dieu, àl'assistance et à l'enseignement. La noblesse prétendit que lataille royale étant affectée à l'armée, elle ne pouvait repayer enespèces ce qu'elle acquittait déjà en nature, d'autant qu'elledevait financer son équipement, sans pouvoir désormais lerépercuter sur les roturiers vivant sur ses terres, du fait de l'abo-lition de la taille seigneuriale.. En d'autres termes, la royauté aremporté une grande victoire (l'impôt permanent) au prix d'unedéfaite majeure (l'exemption). "Le jour où la nation... permit auxrois d'établir un impôt général sans son concours, et où lanoblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers état pourvu qu'onl'exceptât elle-même; de ce jour-là fut semé le germe de presquetous les abus qui ont travaillé l'Ancien Régime pendant le restede sa vie et ont fini par causer violemment sa mort" (168). Ilsprocèdent de l'égoïsme nobiliaire et de la faiblesse du trône.

242 - Les différents impôts - Les finances extraordinairescomportaient les impôts directs et les impôts indirects.

Les impôts directs étaient la taille et, ce qui la remplaçaitpour l’Eglise qui en était exonérée, les décimes ecclésiastiques.Après le concordat de 1516, l'État les préleva sans plus solliciterd'autorisation pontificale et les décimes ecclésiastiques setransformèrent en un impôt régulier.

Les impôts indirects étaient innombrables. Mais ils'agissait pour l'essentiel des aides, de la gabelle et des traites.

Les aides désignaient tout impôt indirect perçu par le roi àl'occasion de la vente ou du transport des denrées et des mar-chandises, par exemple sur les vins et les boissons alcooliquesqui de tout temps ont eu la prédilection du fisc.

La gabelle dont le terme renvoyait initialement à toutessortes d'impôts de consommation, finit par désigner stricto sensula taxe sur le sel, instituée dans le domaine royal par uneordonnance de 1341, qui fut étendue à tout le royaume par lesÉtats Généraux de langue d'oïl, en 1355, et les États Générauxde langue d'oc, en 1369. Il ne s'agissait que d'un établissement

(168) A. de Tocqueville, "L'Ancien Régime et la Révolution", 1856, liv. II, chap. X.

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temporaire, mais il devint permanent. La gabelle du sel semaintint ainsi... jusqu'en 1789.

Les traites étaient des sortes de droits de douane perçus àla sortie sur des marchandises qui passaient la frontière duroyaume, ou d'une province à l'intérieur de celui-ci.

Malgré le rapprochement entre les deux grands types deressources royales, domaniale et fiscale, le poids de la traditionfit que jusqu'au XVI° siècle, l'extraordinaire, c'est à direl'administration chargée de la levée des finances extraordinaires,conserva une organisation distincte de celle de l'ordinaire.

Dans la première moitié du XVI° siècle, les recettesdomaniales (ordinaires) et les recettes fiscales (extraordinaires)furent confondues dans chaque généralité et chacune eut à satête un bureau des finances.

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CHAPITRE 2

L'ÉGLISE, ENJEU DE LA QUERELLEENTRE LA COURONNE ET LE SAINT-SIÈGE

243 - Généralités - En dépit de l'esprit chrétien de lamonarchie française, que celle-ci a conservé jusqu'à sa chute, lareconstitution de la souveraineté monarchique a provoqué desconflits entre l'État et l'Église. D'autant que ce processus débutaà une époque où la papauté s'efforçait de centraliser à son profitles structures ecclésiales. En somme, l'autorité se concentra dansl'État entre les mains du Roi au moment où elle se concentraitdans l'Église entre les mains du Pape et l'un et l'autre sedisputèrent le pouvoir sur l'Église de France. Du côté du Roi, leslégistes s'efforcèrent de montrer que le prince, qui avait laqualité de prélat, pouvait intervenir en matière de discipline etd'organisation ecclésiastique. Du côté pontifical, les canonistesaffirmèrent la primauté du Pape, du "pouvoir spirituel supérieur"sur le "pouvoir spirituel inférieur". Assurément, la volonté depuissance des deux parties n'a pas été le seul ressort de ladiscorde. A la base, la compétition entre les agents royaux et lesévêques, les officiaux et les abbés a également joué son rôle.Les uns et les autres étaient pour le moins aussi soucieuxd'étendre leur autorité, leur prestige et leurs ressources que defaire triompher les principes du sacerdotalisme ou de lasouveraineté royale. En tout état de causes, grâce à l'allianceentre la Couronne et l'Église de France, gagnée aux idéesgallicanes d'autonomie à l'égard de Rome, le conflit s'acheva parla victoire de l'État royal. C'est particulièrement net en ce quiconcerne la provision des bénéfices (sec. 1) et la juridictionecclésiastique (sec. 2). Il en a résulté le recul du droit canoniqueau profit d’un droit ecclésiastique purement français, qui aconcouru au processus de nationalisation du droit, qu’onobservera à l’époque suivante.

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SECTION 1L’ENJEU DES BÉNÉFICES ECCLÉSIASTIQUES

244 - Rappel des règles traditionnelles - Jusqu'au XIII°siècle, le Pape n'avait aucun droit direct dans la provision desbénéfices ecclésiastiques.

Les bénéfices électifs, c'est à dire les évêchés et lesabbayes, étaient pourvus par le libre choix des clercs qui dissi-mulait celui du Roi, lequel imposait son candidat aux chapitresde chanoines et aux couvents de moines.

Les bénéfices collatifs, les cures paroissiales et les pré-bendes dans les chapitres relevaient de la nomination del'évêque.

§ 1. Le rôle accru du Saint-Siège en matière de nominationet de fiscalité des bénéfices

245 - Le Pape, juge suprême du contentieux bénéficial -Le souverain pontife était juge suprême du contentieux desbénéfices. Ce système permit au Pape de s'immiscer dans laprocédure de provision et d'y jouer un rôle actif, qui alla parfoisjusqu'à réformer complètement le système de désignation. C'estce qu'il convient d'examiner en envisageant successivementl'immixtion du Saint-Siège dans l'attribution des bénéfices et lapratique des réserves pontificales. Puis, afin d'avoir une vued'ensemble de la croissance du pouvoir papal, on dira quelquesmots de la fiscalité de l'Église.

246 - Les réserves pontificales - Aux XIII°-XIV° siècles lePape s’arrogea le droit de pourvoir à certains bénéfices, jusquelà tenus pour des bénéfices électifs, notamment les évêchés etles abbayes d'hommes, dont le revenu dépassait un certainmontant.

247 - La prévention et les mandats apostoliques - Lesprogrès du pouvoir pontifical s'opérèrent aussi par des voiesdifférentes suivant les bénéfices.

Relativement aux bénéfices électifs, le Pape s’arrogea ledroit de confirmer les élections et celui de pourvoir directementaux bénéfices en cas d'élection irrégulière ou d'absence d'élec-tion dans les délais prévus.

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Concernant les bénéfices collatifs, le Pape usa de deuxpratiques spécifiques : la prévention et les mandats apostoliques.

Le premier procédé consistait à conférer un bénéficevacant à un nouveau titulaire avant le collateur ordinaire. Ils'appuyait sur l'idée que, dans l'intérêt de l'Église, un bénéficedevait rester vacant le moins longtemps possible.

La seconde technique consistait à adresser un mandatapostolique, c'est à dire une lettre mandant au collateur ordinairede nommer un certain candidat. Si le collateur désobéissait auxordres du souverain pontife, la nomination qu'il faisait étaitfrappée de nullité.

La centralisation pontificale est à l'origine de l'établis-sement d'une administration, la curie romaine, pour l'entretiende laquelle la papauté fut amenée à faire des levées de denierspar toute la chrétienté. Les premières levées prirent la forme dedécimes, qui étaient un impôt d'un dixième des revenusecclésiastiques. Au XIII° siècle, le Pape en levait pour sonpropre compte, en même temps qu'il donnait au Roi de Francel'autorisation d'en percevoir pour le profit du royaume. Cesperceptions durèrent jusqu'au règne de Philippe le Bel qui lesinterdit dans son royaume.

§ 2. Les réactions croissantes à l'encontre de la centra-lisation pontificale

249 - Des résistances d’origines diverses - Les premièresrésistances apparurent d'abord dans le clergé, chez tous lesbénéficiers qui supportaient le poids de la fiscalité pontificale(décimes et annates prélevées à l’occasion de toue mutation debénéfice), mais aussi chez les évêques dont les prérogativesavaient été réduites.

A compter du règne de Philippe le Bel il s’y ajoutal’hostilité de la Couronne dont on a vu qu’elle interdit lesdécimes et même, un temps, en 1438, le versement des annates.Cette situation générale fut aggravée pendant le Grand Schisme.

250 - Le Grand Schisme d'Occident (1378-1417) - Il n'estpas possible de reprendre ici le déroulement des événements del'époque. Toutefois, il faut se souvenir que pendant cette pé-riode, l'Église fut écartelée entre deux Papes, l'un installé àAvignon pour se soustraire aux intrigues romaines, l'autre à

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Rome pour échapper à l'influence française. La situation futencore exacerbée par l'élection simultanée d'un troisième Papequi était supposé réconcilier les deux adversaires. Durant cettecrise, deux puis trois Papes exigèrent le paiement des annates,multiplièrent les réserves et les préventions.

Le Grand Schisme provoqua un certain nombre d'effets,dont deux, d'apparence purement circonstancielle, eurent lesplus grandes répercussions. Le premier est la reconquête de seslibertés par l'Église de France.

A deux reprises (en 1398 et en 1407), le Roi de Frances'affirma neutre dans le conflit ecclésiastique et, pendant letemps de la soustraction d'obédience, à défaut de pape officielle-ment reconnu, il rétablit les élections et la collation par lesordinaires. On disait que, sous ce régime, l'Église de France (quitombait sous le joug de l'État) reprenait sa "anciennes etlégitimes libertés". Les termes d'Église gallicane et de galli-canisme (pour désigner l'idéologie qui la sous-tendait) expri-mèrent cette attitude, très hostile au pouvoir romain "ultra-montain" (de l'autre côté des monts, de l'autre côté des Alpes).

Ce courant d'idées n'est pas propre à la France. On leretrouve également en Angleterre où, dès la fin du XIV°siècle,le catholicisme était organisé en l'évolution conduisit jusqu’à larupture pure et simple, consommée, par Henri VIII avec l'Actede Suprématie de 1531, qui fit du roi "le chef suprême del'Eglise anglaise et de son clergé".

La seconde conséquence remarquable est l'affirmation dela primauté de l'assemblée des évêques sur le Pape. En effet,pour mettre fin au schisme, un concile fut réuni à Constance en1414. Le 30 mars 1415, ce synode proclama que le concilegénéral était la puissance suprême dans l'Église universelle etque toute personne, fut-elle revêtue de la dignité pontificale, luidevait obéissance. Il s'agissait évidemment de se donner lesmoyens de déposer simultanément les Papes rivaux et dedésigner un pontife incontesté. C'est ce qui fut fait en 1417 avecla déposition et l'élection de Martin V. Reste que pour certains,le concile de Constance avait posé une loi fondamentale del'Église.

251 - La Pragmatique Sanction de 1438 - L'idée futd'ailleurs reprise à l'assemblée du clergé de France réunie par

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Charles VII à Bourges en 1438, à l'issue de laquelle le Roipublia le 7 juillet 1438 une ordonnance solennelle, décorée dutitre de "Pragmatique Sanction" qui, après avoir réaffirmé leprincipe de la supériorité du concile général sur le Pape, rétablitles élections ecclésiastiques en France, supprima les réservespontificales et les annates, au grand dam du pouvoir pontifical.De manière originale, elle légitima le droit de présentation duRoi en déclarant qu'il ne fallait pas considérer commerépréhensibles les "recommandations amicales et bienveillantes"adressées par le Roi en faveur de candidats "zélés pour le biendu royaume", ce qui allait permettre de facto de donner au Roi lepouvoir de nommer les évêques. Certes le Parlement de Parisenregistra le texte avec enthousiasme et se considéra désormaiscomme le défenseur des libertés gallicanes. Mais la PragmatiqueSanction ne fut jamais sérieusement appliquée. Le Papauté latint pour nulle et non avenue et continua logiquement à nommerdes titulaires de bénéfices. Il en résulta une profonde anarchiecar nombre de postes furent pourvus simultanément par deuxclercs, l'un nommé par le Pape, l'autre conformément à laPragmatique. Aussi bien, le Roi rechercha-t-il un compromis,qui aboutit à la signature d’un accord en 1472.

252 - Le concordat d'Amboise de 1472 - C'est le premierdu genre, du moins avec la France. Désormais, ni la puissanceséculière, ni la puissance spirituelle ne prétendront plus disposersouverainement des bénéfices ecclésiastiques. Ce traité fut à peuprès appliqué tant que vécut Louis XI. Mais, après sa mort, il futemporté par la réaction qui suivit. Il en résulta sous Charles VIIIet Louis XII une situation très incertaine à laquelle mit fin leConcordat de 1516, promulgué à Rome comme une bullepontificale et publié en France comme une loi d’État, maisnégocié en fait par François I° et le Pape Léon X, comme untraité international.

253 - Le concordat de Bologne de 1516 - Ce texte, quiallait régir les relations de l'Église et de l'État jusqu'à sonabrogation unilatérale par la France en 1790, procura de sub-stantiels avantages aux deux parties.

C'est vrai pour le Pape qui obtint des concessions qui luitenaient à coeur, comme l'abandon de la thèse conciliaire et lasuppression de la Pragmatique. Certes, il dut admettre que les

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bénéfices consistoriaux (évêchés, archevêchés et abbayes), quiavaient été autrefois électifs, recevraient désormais leurprovision du Roi, sous réserve de l'institution canonique. Maiscelle-ci lui permit de retrouver un droit de regard sur lesbénéfices ecclésiastiques majeurs et de se voir reconnaître unpouvoir de ratification qui au Moyen Âge appartenait à l'ar-chevêque.

Le Roi n'en fut pas moins le premier bénéficiaire du traité.Désormais la traditionnelle élection des bénéfices majeurs futdéfinitivement enterrée et on ne discuta plus le droit pour le Roi,dans les six mois suivant la vacance d'un évêché ou d'un siègeabbatial, de "présenter et nommer" au Pape, pour qu'il soitcanoniquement institué par lui, un candidat ayant les qualitéscanoniques requises.

Ce système transforma le haut-clergé français. Le Roi,nommant aux bénéfices supérieurs, eut désormais à sa dispo-sition un patrimoine considérable, qui lui permettait de payer lesservices rendus et d'entretenir des dévouements. En fait, il enusa de plus en plus pour s'attacher la noblesse : il n'accordaitguère les évêchés et les abbayes qu'aux fils de familles noblesayant des appuis à la cour. Il en résulta que le haut-clergé prit àpartir du XVI° siècle un double caractère qu'il n'avait pas dans lepassé : il devint un appendice de la noblesse et un corps docile.Dans ces conditions, il est évident que l'Église de France neretira pas du concordat une véritable autonomie.

SECTION 2LE DÉCLIN CROISSANT DE LA JURIDICTION

ECCLÉSIASTIQUE FACE A LA JUSTICE ROYALE

254 - La justice, un enjeu de pouvoir - La justice d'Égliseavait manifestement étendu à l'excès sa sphère de compétence.Aux XIII°-XIV° siècles, cela suscita un mouvement de rejetvenu de la société profane, non point par souci de laïcisation,mais pour restituer aux tribunaux d’État des prérogativesregardées comme usurpées par l’Eglise.

Dans l'Empire, la dualité de juridiction fut contestée parles auteurs gibelins (=favorables au pouvoir impérial), notam-ment Marsile de Padoue, qui aspirait à confier à l'État l'exercice

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exclusif de la justice, et, dans une moindre mesure, Guillaumed'Occam.

En France, la première attaque en règle contre la juri-diction ecclésiastique fut celle de Pierre de Cugnières à l'assem-blée de Vincennes de 1329. Il s'agissait essentiellement d'uncatalogue de récriminations qui énonçait au cas par cas les griefstechniques que portaient les juges royaux aux officialités. Cen'était pas une remise en cause de l'existence de ces coursd'Église, même si le discours contenait l'ébauche d'une théorieimpliquant la disparition des tribunaux religieux. En effet, leslégistes français se refusèrent à condamner les privilèges juridic-tionnels de l'Église et préférèrent les rendre illusoires parplusieurs théories qui, sous prétexte de lutter contre les abus,aboutirent à subordonner la justice ecclésiastique à la justiceroyale, puis à enlever aux officialités la plupart des matières quileur revenaient.

§ 1. La subordination de la justice ecclésiastique à la justiceroyale

255 - Pour réprimer les abus qui, à tort ou à raison, étaientimputés aux gens d'Église, faute de pouvoir faire répondre lesclercs devant la justice laïque, en raison du privilège de clergie,les officiers royaux eurent recours à deux moyens successifs : lasaisie du temporel et l'appel comme d'abus.

Ce second procédé était une voie de recours qui consistaità déférer au conseil du Roi ou au Parlement un acte abusif del'autorité ecclésiastique, aux fins d'annulation ou de cassation etqui s'apparente fortement au recours pour excès de pouvoirexistant dans notre procédure administrative contemporaine.

§ 2. La réduction de la compétence ecclésiastique

Dès avant le Grand Schisme, qui entraîna un déclin tem-porel de l'Église, la question d'une réduction de sa sphère decompétence judiciaire fut posée en son propre sein.

Il n'en demeure pas moins que le recul du pouvoir juridic-tionnel de l'Église fut principalement imputable à l'action del'État. C'est ce que l'on va voir en examinant successivement laréduction de la compétence juridictionnelle ratione personae etcelle de la compétence ratione materiae.

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Sous-paragraphe 1 : La réduction de la compétence rationepersonae des Cours d'Église

256 - En matière criminelle - Les cas privilégiés (notam-ment les cas royaux) et les infractions communes au droit pénalcanonique et au droit pénal profane passèrent dans la compé-tence de l'État.

257 - En matière civile - La règle suivant laquelle le clercdéfendeur à une action personnelle et mobilière ne devait êtrejugé que par une cour d'Église fut tournée par la jurisprudenceroyale dans deux domaines importants : les contrats notariés etles causes bénéficiales.

Sous-paragraphe 2 : La réduction de la compétence rationemateriae des Cours d'Église

Traditionnellement, la compétence ratione materiae descours d'Église était tantôt exclusive, tantôt concurrente.

258 - La réduction de la compétence ratione materiaeexclusive - Traditionnellement, les cours d'Église jugeaient aupénal les infractions à l'orthodoxie religieuse et au civil leslitiges concernant le mariage, le serment et le testament.

Certes, le Parlement respecta longtemps la compétenceexclusive des tribunaux ecclésiastiques quant aux crimes contrela foi. Mais il dut appliquer la législation royale. Or, dès saintLouis, le sacrilège et le blasphème incriminés par ordonnancesrelevèrent des cours laïques. A la fin du XIV° siècle, l'hérésiefut rangée parmi les cas royaux. A la même époque, lesjuridictions laïques qui se chargeaient d'arrêter les suspects pourle compte des cours d'Église, en profitèrent pour exercer enl'espèce un contrôle sur la matérialité des faits, qui aboutit àdonner aux justices royales compétence sur les questions desorcellerie et les affaires de Juifs, à l'extrême fin du XIV° siècle.

La compétence exclusive en droit privé concernaittraditionnellement le mariage, considéré comme un sacrement,et des actes d'essence spirituelle, comme le serment et letestament, conçu à l'origine comme une disposition prise pour lesalut de l'âme. Mais, à partir du XVI° siècle, la justice royale semit à connaître du mariage, non pas directement, mais par lavoie de l'appel comme d'abus : on portait une cause de mariage

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devant le Parlement lorsqu'on estimait que le juge d'Églisen'avait pas interprété d'une façon correcte le droit canonique.Seule la question de la validité du lien, à l'exclusion de tous lesproblèmes d'ordre patrimonial, générés par celui-ci, resta dans lacompétence ecclésiastique.

La compétence ecclésiastique exclusive qui existait pourle serment et le testament fut également battue en brèche.

259 - La réduction de la compétence ratione materiaeconcurrente - La compétence pénale concurrente comprenaitquelques délits, dont les deux plus importants étaient l'adultèreet l'usure. Cette concurrence subsista mais, de plus en plus, lesjuges ecclésiastiques furent prévenus par les juges royaux.Notamment pour l'adultère, qui devenu cas royal en 1264,relevait depuis des cours laïques, malgré les protestations desjuges d'Église.

La compétence civile concurrente comportait les prin-cipales obligations (assorties d'un serment), le testament et desaffaires réelles, touchant aux biens et à la propriété en général.La juridiction ecclésiastique se vit progressivement retirer toutdroit de regard, en raison de la nature exclusivement temporellede ces causes.

C'est également en insistant sur le caractère purementprofane de certains actes, que les cours laïques firent entrer dansleur compétence le jugement de certains clercs qui se livraient àune activité profane illicite, par exemple le port d'armes.

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TROISIÈME PARTIE

L’AFFIRMATION DU DROIT FRANÇAISSOUS LA MONARCHIE ABSOLUE

(XVI°-XVIII° siècles)

La notion de droit français, apparue au XVI° siècle, n’étaitinitialement qu’une pure vue de l’esprit. L’Ancien Régime valui donner un commencement de consistance interne. Avec cetteaffirmation, la nationalisation du droit s’amorce. Encore un peuet l’abbé Claude Fleury s’essaiera à la publication d’uneHistoire du droit françois (1674), la première du genre, et LouisXIV introduira un enseignement de droit français à l’Universitéde Paris (1679).

Clôturant l’expérience révolutionnaire (1789-1799), leConsulat et l’Empire opéreront les conceptualisations décisiveset porteront le modèle français à son apogée.

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SOUS-PARTIE 1

LES SOURCES DU DROIT A L'ÉPOQUEDE LA MONARCHIE ABSOLUE :

La nationalisation croissante du droit

Les quatre sources principales du droit subsistèrent auxdeux derniers siècles de l'Ancien Régime, avec toutefois deuxinflexions.

En premier lieu, leur importance respective s’esttransformée. En effet, le rôle primordial appartint désormais audroit étatique, c'est-à-dire au droit royal, devant lequel durentcéder les droits (transnationaux) romain et canonique, mais aussiles coutumes (régionales et locales).

En second lieu, cette évolution traduit une nationalisationcroissante du droit, qui cependant demeurait inachevée à laveille de la Révolution.

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CHAPITRE 1

LES LOIS DU ROI,SOURCE DÉSORMAIS PRÉPONDÉRANTE

260 - Une pratique législatrice nouvelle - Malgré lesthéories des légistes sur la souveraineté législative du roi,l'activité normative des princes était demeurée fort modérée.Jusqu'au XVI° siècle, elle s'attacha surtout aux institutionsmonarchiques, notamment la justice, les finances, l'adminis-tration et l'armée. En d'autres termes, les rois n'intervinrent querarement dans les matières gouvernées par les coutumes ou ledroit canonique. Au XVI° siècle, le droit royal s'était permisd'intervenir en droit privé. Quelques édits, à vrai dire peunombreux, modifièrent l'état du droit antérieur.

Nombre de ces textes n'étaient pas de véritables initiativesroyales et furent publiés à l'issue de tenues d'États Généraux. Ils'agit des ordonnances de réformation, destinées à éliminer lesabus et à redresser les institutions. Cette technique, plusieursfois utilisée de 1510 à 1579, disparut avec l'ordonnance de Parisde janvier 1629, dite Code Michau, qui clôt la série des grandesordonnances générales, en s'efforçant de donner satisfaction auxdoléances des États généraux de 1614.

A partir de la seconde moitié du XVII° siècle, s'agissantdu droit privé, la monarchie procéda à un certain nombre decodifications. Certes en théorie, les lois du roi ne cherchèrentpas à poser des principes nouveaux dans ce domaine. D’autantque l’esprit du temps était hostile à l’idée d'"introduire un droitnouveau". Mais ces codifications partielles furent l’occasion deréduire les disparités coutumières et de favoriser une unifor-misation, qui donna peu à peu consistance à l’idée d’un "droitfrançais".

261 - Des ordonnances annonciatrices des codesmodernes - Parmi ces différentes codifications, deux groupes detextes méritent d'être étudiées avec plus de détails : il s'agit desgrandes ordonnances de Louis XIV et de Louis XV. Elles neprétendirent plus opérer de réforme générale et se bornèrent à unobjet déterminé : la clarification d'une matière. Techniquement,

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il s'agissait, non seulement d'harmoniser les ordonnancessuccessives, mais également de clarifier certaines dispositionscoutumières et de régler les désaccords entre le droit royal et lescoutumes. Politiquement, la volonté de donner une loi communeà tout le royaume a certainement joué son rôle. Par leur ampleur,ces ordonnances furent de véritables codes, distribués en titres eten articles. Elles annoncent nos codes modernes, dont certainsn'en sont que les éditions remaniées, notamment le code decommerce de 1807, qui imite parfois textuellement l'ordonnancede mars 1673.

SECTION 1LES GRANDES ORDONNANCES DE LOUIS XIV

L'initiative des ordonnances appartint à Colbert. Ce grandministre présida toutes les commissions qui les rédigèrent. Il eutpour principaux collaborateurs son oncle Pussort, conseillerd'État, Lamoignon, premier président au Parlement de Paris, LeTellier et le chancelier Séguier.

Il s’agit de cinq grands textes pris en quatorze ans,auxquels on ajoutera une sixième œuvre propre à l’Outre-Mer.

262 - L'ordonnance "touchant la réformation de la jus-tice" d'avril 1667 - Cette ordonnance, dite "code Louis", est unvéritable code de procédure civile, détaillé en 35 titres. Cettecodification, qui fut avant tout l'oeuvre de Pussort, est d'espritnettement absolutiste. Elle tend à limiter les pouvoirs desparlements et interdit notamment les arrêts en équité, suivantune prohibition toujours en vigueur aujourd'hui (169). Cetteoeuvre a servi de modèle au chapitre du code de 1804 relatif auxpreuves et surtout au code de procédure civile de 1806, qui enemprunte littéralement de nombreux articles.

263 - L'ordonnance portant règlement général pour lesEaux et Forêts d'août 1669 - Ce texte réglementaminutieusement l'administration et le contentieux dans cette

(169) Si l'équité peut être prise en compte par le juge dans le silence de la loi (C. civ.,art. 4), ainsi que dans deux cas expressément mentionnés dans le Code de 1804,l'accession à la propriété des choses mobilières appartenant à deux maîtres différents(art. 565) et l'interprétation des conventions, qui obligent, non seulement à ce qui y estexprimé, mais encore à toutes les suites que leur donne l'équité (art. 1135), elle nepermet jamais d'écarter la loi.

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matière. Il posa également les règles de protection desdomaines. Il s'agit essentiellement d'une oeuvre de synthèse, quiservit de modèle au Code forestier de 1827.

264 - L'ordonnance criminelle d'août 1670 - Elle ne fitque régulariser la procédure pénale, sans en changer substan-tiellement l'esprit. C'est ainsi qu'à l'instigation de Pussort ellereprit le principe de l'instruction secrète (consacré en 1498),l'interdiction pour l'accusé d'avoir un défenseur (posée en 1539)et le système des preuves légales. De celui-ci découle le main-tien de la torture (170) que pourtant Lamoignon et Pussortauraient souhaité supprimer. De même, "la grande Ordonnance"reconduisit un certain nombre d'institutions médiévales endésaccord croissant avec les moeurs d'alors, comme les procèsaux cadavres. Cette institution choque nos sensibilités contem-poraines car nous sommes habitués à l'idée que la mort éteignel'action criminelle. Mais elle n'est pas absurde. A tout prendre,l'extravagance tient plutôt à la position de notre droit positif, quise refuse à punir les morts, mais accepte de les réhabiliter (enadmettant les actions en révision) et de les honorer (par desdistinctions à titre posthume).

Il faut toutefois noter quelques changements ponctuels,imposés par Lamoignon qui se fit le défenseur de réformes dansl'intérêt des inculpés: la plus importante, qui couronna unejurisprudence remarquable, assura le passage du droit à l'appel àl'appel de droit : c'est l'institution de l'appel obligatoire auparlement lorsqu'il y avait condamnation à une peine capitale.

Dans l'ensemble, l'ordonnance influença fortement leCode d'instruction criminelle de 1808.

265 - L'ordonnance du commerce de mars 1673 - Ce texte,auquel on donna les noms de Code marchand ou CodeSavary (171), régularisa et uniformisa les règles de droit relativesau commerce terrestre. Le projet initial subit l'influence de (170) En effet, le système des preuves légales interdisait au juge de se prononcer en sefondant sur son intime conviction, même s'il existait de très fortes présomptions deculpabilité. En ce cas, la torture paraissait alors la seule possibilité d'obtenir un aveuet donc une "preuve pleine", permettant une juste condamnation. En d'autres termesles indices "suffisants à la torture" étaient ceux qui suffiraient aujourd'hui pourentraîner la conviction des jurés d'assises et fonder une condamnation. (171) Du nom d'un marchand parisien, Jacques Savary, juge consul à Paris, qui publiaensuite "Le parfait négociant" (1675).

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Pussort, qui introduisit une répression vigoureuse des faillites,prévoyant même la peine de mort pour les banqueroutesfrauduleuses. L'ordonnance innova particulièrement en matièred'effets de commerce en autorisant l'endossement infini et enimposant la règle de la solidarité entre tous les souscripteurs.Toutefois, hormis un statut de la société en commandite et ennom collectif, le Code marchand ne contient pas une réglemen-tation générale des sociétés de capitaux qui connurent un réelessor au XVIII° siècle. Ce texte servit de modèle au Code deCommerce de 1807, qui souvent se contente d'en reproduire lesarticles (et les lacunes).

266 - L'ordonnance de la marine d'août 1681 - Elle fitl'objet de recherches particulièrement élaborées. Son texte estdistribué en cinq livres et cinquante trois titres, qui réglemententle droit et le commerce maritime du point de vue du droit privé.René Valin, procureur du roi à la Rochelle, en donna unremarquable commentaire en 1760. Il fut, en raison de sonexcellence reprise à peu près textuellement dans le livre II duCode de Commerce de 1807, où elle demeura en vigueurjusqu'en 1918. Certaines de ses dispositions sont d'ailleurs tou-jours de droit positif, notamment en ce qui concerne la délimi-tation du domaine public maritime, dont le Conseil d'État amême élargi le champ d'application dans un arrêt rendu en1973 (172).

267 - L'ordonnance de mars 1685 - Ce texte, plus connusous le nom de Code Noir, est la seule codification dont Colbert(m. 1683) ne fut pas l'initiateur. Il réglemente l'esclavage enmaintenant un esprit de rigueur, tout juste tempéré par le soucide christianiser les Noirs et de leur reconnaître des droitsélémentaires, comme une certaine sûreté physique et la facultéde vivre en famille. Ce texte de 60 articles, abrogé avecl'abolition formelle de l'esclavage le 16 pluviôse an II (4 février1794), fut globalement rétabli le 30 Floréal an X (20 mai 1802)et subsista jusqu'à la suppression définitive de l'esclavage en1848.

(172) C.E., 12 octobre 1973, Kreitmann (étendant les règles de l'ordonnance de 1681aux rivages méditerranéens...jusque là délimités conformément aux règles posées parle Digeste de Justinien).

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Il est remarquable de noter qu'aucune de ces grandesordonnances ne touche le fond du droit privé. Ce n'est que sousLouis XV que le législateur s'y attaqua.

SECTION 2LES GRANDES ORDONNANCES DE LOUIS XV

Les grandes ordonnances du règne furent prises àl'instigation du chancelier d'Aguesseau, chancelier de 1717 à1750. Elles codifièrent et unifièrent trois domaines du droitprivé qui créaient le moins de difficultés : les donations, lestestaments et les substitutions. Quelques articles des deuxpremiers textes ont passé à peu près textuellement dans le codecivil de 1804.

268 - L'ordonnance sur les donations de février 1731 -L'oeuvre, essentiellement imprégnée de droit romain, dontl'hégémonie en la matière n'était guère contestée, rendit lesmêmes règles applicables par tout le royaume, quitte à opérerquelques suppressions, notamment les donations à cause demort.

269 - L'ordonnance sur les testaments d'août 1735 - Ellelaissa coexister un système coutumier unique dans le nord et laréglementation de "droit écrit", plus rigide, dans le sud.

270 - L'ordonnance sur les substitutions d'août 1747- Elleclarifia la matière et, faute de pouvoir supprimer cette pratiquetestamentaire, elle renforça les restrictions déjà introduites en1566 et 1579.

271 - Les autres textes de moindre portée - Pris à l'insti-gation du chancelier Daguesseau, ils concernent d'une part laprocédure pénale, avec la contumace (1730) et le délit de faux(1737), d'autre part le droit judiciaire privé avec le règlement dejuges (1737) et la procédure devant le Conseil du Roi, qui ainspiré la procédure actuelle devant la Cour de Cassation.

Tous ces textes contribuèrent à une nationalisation crois-sante du droit qui s’exprima également au travers du droitcoutumier.

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CHAPITRE 2

LE DROIT COUTUMIER,SOURCE TOUJOURS FONDAMENTALE

272 - L'émergence de la notion de droit communcoutumier - La rédaction des coutumes permit aux juristes decomparer leurs dispositions respectives. Ils firent des "confé-rences", par quoi on entendait des ouvrages où, sur les mêmespoints, les solutions des diverses coutumes étaient rapprochéesles unes des autres. La voie fut tracée lorsque Pierre Guenoyspublia à Paris "La Conférence des Coutumes tant générales quelocales et particulières du Royaume de France" (1596). On envint à considérer que des principes généraux dominaient ladiversité de détails : la prise en compte de ceux-ci aboutit à lanotion de droit commun coutumier. Celle-ci avait une portée quidépassait la spéculation théorique. En effet, on remédiait ausilence de telle ou telle coutume en se référant à ce droitcommun.

273 - L'importance croissante du droit parisien - Dès lecommencement du XVII° siècle, on prit pour type du droitcommun coutumier la coutume de Paris, codifiée en 1510 etréformée en 1580. Ce parti-pris s’explique par un certainnombre de raisons. D'abord la centralisation croissante quiprivilégia le droit du centre politico-administratif du royaume.Le même facteur favorisa la diffusion de la langue française,c'est-à-dire le dialecte en usage dans le bassin parisien. L'Ordon-nance de Villers-Cotterets (1539) exigea des curés qu'ilstiennent les registres d’état-civil, non plus en latin, mais "enlangage maternel François". Par ailleurs, depuis qu'elle avait étéréformée suivant l'enseignement de Charles Dumoulin, en 1580,la coutume de Paris était techniquement supérieure aux autres.En outre le droit parisien était "modéré", sans exagérationsféodales ou municipales. On parlait ainsi du "climat doux etsalubre" de sa coutume. En tous cas, elle tenait le juste milieuentre les coutumes les plus opposées. Enfin, depuis 1580, ellecomportait peu de dispositions originales et une coutume localepouvait souvent en être rapprochée, sans que cela choque le

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particularisme des hommes du pays qu'elle régissait. Ons'efforça de ramener à celle-ci les autres droits coutumiers, dèslors que ceux-ci n'en divergeaient pas radicalement. Cette faveuraccordée à la coutume de Paris alla jusqu'à l'introduire auxAntilles et au Canada, où elle est toujours à la base du droit civildu Québec. Par une ultime inflexion, le droit parisien devint lapierre de touche du "droit français" pour de nombreux juristesde l’époque et même, ce qui est plus étonnant, chez denombreux historiens du droit contemporains. Négativement,cette attitude a conduit à déprécier, non seulement le droitméridional, mais aussi celui des coutumes des Pays-Bas et desterres d’Empire de l’est, réputées "étrangères". Positivement,cette manière de voir a abouti à cibler tout particulièrement lespays régis par la coutume de Paris, où le prétendu "espritjuridique national" se serait manifesté avec le plus de pureté.

274 - La tendance à l'unification du "droit français"- Cetteévolution correspond à un souci qui affleura maintes fois depuisla fin du Moyen Âge (173). Elle exprime aussi une préoccupationtrès largement partagée parmi les jurisconsultes depuis le débutdu XVII° siècle, les grands serviteurs de l'État et, plus tardi-vement, les défenseurs des Lumières, les uns et les autres pourdes raisons variables et parfois même divergentes. Les juristesavaient surtout en vue la clarification du droit applicable. Lesserviteurs du Trône songaient avant tout à l’unité du royaume.Dans son "Mémoire sur la réformation de la justice", remis àLouis XIV le 15 mai 1665, Colbert écrivait que "l'unité de lalégislation serait assurément un dessein digne de la Grandeur deVotre Majesté et lui attirerait un abîme de bénédiction et degloire". Au XVIII° siècle, l'unification du droit apparut commeun préalable à la diffusion des Lumières, dans l'oeuvre d'auteursdivers, notamment des philosophes comme Voltaire ou Diderot,mais aussi des juristes, tel l'avignonnais Jean-de-Dieu Olivier,qui publia un "Essai sur la conciliation des coutumes", ainsiqu'un "code civil proposé à la nation française" paru en 1789.

Toutefois, cette tendance n’aboutit pas à une véritableunification. Cet échec est imputable à l'enracinement trop vivacedu pluralisme coutumier, qui ne permit pas de dépasser le stade

(173) supra §.168.

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des codifications ponctuelles et partielles. Tout au plus peut-onobserver que le rythme des rédactions de coutumes territorialesse ralentit à partir du règne d'Henri IV. On en retrouve que septapplications au XVII° siècle et cinq, dont quatre seulementaboutirent, au XVIII°. La dernière rédaction intervenue sousl'Ancien Régime fut celle de Hattonchâtel en Lorraine, achevéeen 1788. En d'autres termes, les textes réformés au XVI° sièclerestèrent-ils en vigueur jusqu'à la fin de l'Ancien Régime. Cetterigidité fut (très partiellement) compensée par l'évolution de ladoctrine.

275 - La doctrine coutumière - La doctrine des XVII°-XVIII° siècles n'a pas eu la richesse et la diversité qu'on a purencontrer auparavant.

Mais c’est une doctrine nationale, qui doit peu à l'école dedroit naturel qui s'est développée au XVII° siècle avec HugoGrotius (De jure belli ac Pacis, 1625) et Pufendorf (De jurenaturae et gentium, 1672), pour triompher au siècle suivant enAllemagne et en Suisse avec Wolff, Vatel ou Burlamaqui.

Si l’on met de côté Domat, ses représentants se sontsurtout intéressés au droit coutumier.

Au début du XVII° siècle, deux noms émergent, ceux deLoisel et de Loyseau.

Antoine Loisel (174), avocat au Parlement de Paris, quientendait-il "réduire à la conformité... d'une seule loi (lescoutumes) plongées sous l'autorité d'un seul Roi", nous atransmis un recueil d'adages, les "Institutes coutumières" (1607).Les brocards qu'il recense avaient pour but de résumer les règlesde droit d'une manière à la fois concise et pittoresque, demanière à mieux les retenir. Un grand nombre sont toujours dedroit positif.

Charles Loyseau (175) est l'auteur de plusieurs maîtrestraités de droit public : le "Traité des Ordres", celui des "Sei-gneuries" et des "Offices". Mais en droit privé, il n'a laissé qu'unouvrage important, le "Traité de déguerpissement".

La littérature juridique du "Grand Siècle" a été essentiel-lement représentée par deux grands jurisconsultes: Lamoignonet Domat.

(174) (1536-1617), (175) (1564-1627)

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Guillaume de Lamoignon (176), premier président auParlement de Paris (1658), est à l'origine des grandes ordon-nances de 1667 et de 1670 sur la procédure civile et criminelleet nous a laissé un projet de code de droit commun coutumier,les "Arrêtés de M. le Premier Président de Lamoignon", publiéspour la première fois en 1702.

Jean Domat (177) est l'auteur d'un grand ouvrage, publié de1689 à 1694, "Les lois civiles dans leur ordre naturel", quis'efforce de donner un tableau d'une législation conforme à lanature humaine et à la raison, embrasant tout la sphère du droit.Mais Domat prend appui, non sur le droit coutumier, mais sur ledroit romain.

On doit à la doctrine du XVIII° siècle les premiers recueilsde jurisprudence et au moins deux auteurs d'importance,d'Aguesseau et Pothier.

Le chancelier Henri François d'Aguesseau (178) a laissédivers ouvrages qui, sans être des traités d'ensemble, sont desmémoires précis sur une foule de questions.

Robert-Joseph Pothier (179) conseiller au présidial et pro-fesseur à l'université d'Orléans, est l'auteur d'une oeuvreconsidérable, qui intéresse aussi bien le droit romain que le droitfrançais. S'agissant de celui-ci, il a publié une série de traités quiembrassent un grand nombre de matières : les obligations, lavente, le louage, le mariage, la propriété et la communauté entreépoux. Dans chacun de ces domaines, il donne un exposécomplet où il compare les coutumes les unes aux autres. Adéfaut d'être originale, son oeuvre est à la fois vaste et claire.Certains des disciples de Pothier, comme Portalis, Tronchet etMalleville furent chargés en 1803 de codifier le droit français,ce qu'ils firent en s'inspirant fortement de l'oeuvre de leurmaître.

(176) (1617-1677) (177) (1625-1696) (178) (1668-1751) (179) (1699-1772).

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CHAPITRE 3

LES SOURCES COMPLÉMENTAIRES

Il s'agit du droit romain (sec. 1), du droit canonique(sec. 2) et, dans une moindre mesure, de la jurisprudence descours souveraines (sec. 3).

SECTION 1LE DROIT ROMAIN : UNE SOURCE TOUJOURS

SOLIDEMENT IMPLANTEE, NOTAMMENT DANS LE MIDI

276 - Le dualisme de la doctrine d'Ancien Régime - Tandisque les romanistes médiévaux n'avaient étudié le droit romainque pour les besoins de la pratique, les jurisconsultes humanistesdu XVI° siècle, à partir d'Alciat et surtout de Cujas l'étudièrentpour lui-même, scientifiquement. Mais au XVII° siècle, onassista à un regain de méthode scolastique, encouragée par lespraticiens. En effet, ceux-ci n'avaient nullement besoin de voirpréciser le sens originel de telle ou telle disposition romaine,mais d'en exploiter les possibilités concrètes, fussent-elles tout àfait contraires à leur portée initiale. Cette tendance "utilitariste",qui s'illustra chez Domat, finit par triompher de la conception"savante", qui disparut en France.

277 - L'application du droit romain en France : lemaintien du clivage entre pays de droit écrit et de coutumes -Comme au Moyen Âge et à la Renaissance, le droit écrit, enprincipe inapplicable dans la moitié septentrionale du royaume,demeura la coutume générale du Midi. Le principe en futréaffirmé par un édit d'Henri IV de 1609.

Il ne faudrait pas croire pour autant qu'il n'ait eu aucuneinfluence dans la moitié nord du royaume. En effet, il y joua unrôle doctrinal de premier plan.

Deux types de situations méritent cependant d'être dis-tinguées :

1°) L'application du droit écrit comme droit supplétoireimpératif dans le silence de la coutume locale. C'était la solutionappliquée dans l'Empire et dans les anciennes terres d'Empire,rattachées à la France, comme l'Alsace et la Flandre. C'était

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enfin la règle que des auteurs fortement romanisants, commeCh. Loyseau, auraient voulu généraliser en France coutumière.Une telle solution aurait conféré au droit romain la mêmeautorité théorique qu'en pays de droit écrit.

2°) L'application du droit écrit comme droit supplétoireindicatif dans le silence de toutes les autres sources de droit(coutume locale, droit royal, coutume générale de la province etcoutume de Paris, éventuellement complétée par la jurispru-dence du Parlement). C'est le système qui s'imposa dans laquasi-totalité de la France coutumière (à l'exclusion de l'Alsaceet de la Flandre).

Quoique le droit coutumier ait fait son miel du droitromain, celui-ci ne s’en trouva pas moins adapté, absorbé, voireocculté par celui-là : d’où l’idée dans l’historiographie du droitfrançais, exprimée dès Henri Klimrath (180), pionnier de ladiscipline, de la faible implantation du droit romain sur le solnational et la focalisation mise sur les "pays coutumiers deFrance".

Pour autant, il ne faudrait pas non plus s'imaginer que ledroit de Justinien ait été reçu en bloc dans le Midi. En effet,deux tempéraments furent apportés à sa réception.

En premier lieu un certain nombre d'institutions ne furentjamais ressuscitées, notamment l'esclavage (181), et la plupart desautres furent appliquées suivant un usus modernus souvent fortéloigné des règles antiques.

En second lieu, dans chaque ressort de Parlement, lescours supérieures comprirent chacune le droit écrit à leurmanière.

Toutefois, par un phénomène paradoxal, son applicationdans le Midi s'élargit. En somme, plus on s'éloignait de

(180) (1807-1837). (181) L'esclavage, qui, au Moyen Âge, avait sinon disparu tout à fait, du moins étaitborné au littoral méditerranéen en contact avec l'Islam, réapparut au XVI° s., mais lephénomène resta très limité. Au XVII° s., il ne survivait plus que dans les coloniesd'outre-mer. En France métropolitaine, sauf permission expresse (édit de 1716), on nepouvait pas introduire d'esclaves et ceux qui y entraient perdaient de plein droit leurcondition servile. Le principe apparaît (avec une restriction) sous la plume d'A.Loisel : "Toutes personnes sont franches en ce Royaume, et sitôt qu'un esclave aatteint les marches d'iceluy, se faisant baptiser, est affranchi" ("Institutes coutu-mières", 1611, I, I, VI).

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l'Antiquité, plus les pays de droit écrit se rapprochaient du droitde Justinien.

SECTION 2LE DROIT CANONIQUE : UNE SOURCE TOUCHEE PAR LASECULARISATION ET LA NATIONALISATION DU DROIT

Le Corpus juris canonici, édité officiellement à Rome en1582, après une sérieuse révision, resta formellement la base dudroit canonique tout au long de l'époque qui nous occupe (etmême au-delà, puisqu'il demeura en vigueur jusqu'en 1917). Cemaintien n’empêcha pas en France la réduction du champd'application du droit de l'Église (n° 278) et une nationalisationinsidieuse (n° 279).

278 - La restriction de la sphère de compétence reconnueau droit canonique - Le processus n'aboutit pas à uneélimination complète. En effet, malgré le déclin des tribunauxd'Église et la sécularisation croissante du droit privé, la sphèrede compétence du droit canon n'en devint pour autant négli-geable. La royauté intervint même pour la défendre lorsque lescours supérieures s'ingérèrent dans des questions qui con-cernaient le spirituel, notamment quand le Parlement de Pariss'occupa de la discipline ecclésiastique, puis de l'administrationdes sacrements.

En premier lieu, les juges ecclésiastiques demeurèrentcompétents dans les affaires exclusivement cléricales, et, dansune moindre mesure, en matière bénéficiale et matrimoniale. Ilsleurs appliquaient naturellement le droit de l'Église.

En second lieu, les juges laïques appliquèrent le droitcanonique dans certain litiges : les affaires matrimoniales, lesbénéfices ecclésiastiques, les dîmes et les prêts à intérêt, quidemeurèrent illicites jusqu'en 1789. Toutefois ils firent subir uncertain nombre d'inflexions au droit de l'Église.

279 - L'application du droit canonique devant les jugeslaïques - Cette application s'opérait "selon les maximes galli-canes". En d'autres termes, les règles du droit de l'Églisen'étaient mises en oeuvre qu'autant qu'elles avaient été reçuesdans le droit de l'État. Cette règle apparut aux XVII° et XVIII°siècles comme le principe fondamental des "libertés de l'Église

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de France". En réalité, elle était appliquée avec plus ou moins derigueur suivant qu'il s'agissait du droit ancien ou nouveau.

Pour ce qui relevait du droit ancien, compilé au MoyenÂge et inséré dans le Corpus de 1582, la situation était claire :quoiqu'il n'ait jamais fait l'objet d'une réception expresse par ledroit royal, il était intégralement appliqué depuis des siècles, àl'exclusion du Sexte, promulgué par Boniface VIII à l'époque duconflit entre l'Église et le royaume (182). On considérait qu'il yavait là une réception tacite qu'il n'y avait plus lieu de discuter.

S'agissant du droit nouveau, postérieur à l'achèvement duCorpus, il n'avait de valeur exécutoire que revêtu de la sanctionroyale et celle-ci devait être opérée en la même forme que lesordonnances royales, ce qui impliquait qu'elles fussentenregistrées par les Parlements gallicans (183). C'est ainsi que leconcordat de Bologne de 1516 n'eut force de loi en Francequ'après avoir été accompagné de lettres patentes (difficilement)enregistrées au Parlement de Paris.

L'application du droit canonique devant les juges laïquesaboutit à la formation d'un droit ecclésiastique français,constitué par la législation directe du roi sur les matièresecclésiastiques. En effet, la royauté ne se borna pas à reproduireles actes pontificaux, elle en occulta et n'hésita pas à lescompléter. Ce fut le cas pour les modalités de création desnouveaux établissements religieux ou la réglementation desvacances de bénéfices.

(182) L'insertion opérée par Boniface aboutit à faire passer la bulle Unam Sanctam etses formules tranchantes concernant le contrôle temporel de la papauté sur les mo-narchies dans le Corpus constitué au XVI° siècle. (183) Conformément à cette règle, les décrets du concile de Trente ne furent jamaisofficiellement reçus en France, contrairement à ce qui eut lieu dans la majorité desautres pays catholiques. Ils ne furent appliqués qu'autant qu'ils avaient été repris parles ordonnances, au premier rang desquelles celle de Blois de 1579. Il reste quelquechose de cette exigence dans nos principes contemporains gouvernant les ratificationsdes traités internationaux, qui requièrent une approbation "en vertu d'une loi" (C. 4octobre 1958, art. 53).

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SECTION 3LA JURISPRUDENCE DES COURS SOUVERAINES,

UNE SOURCE LIMITÉE

280 - Les raisons de cette influence limitée - Si la nature etle mécanisme de formation de la jurisprudence étaient sensi-blement les mêmes que de nos jours, son importance scienti-fique était moindre en raison de trois facteurs : le défaut demotivation des jugements (184), la difficulté d'en prendre connais-sance, du fait de l'interdiction de toute publication sansl'autorisation des Parlements, et la possibilité des cours sou-veraines "de s'écarter de la rigueur de la loi" pour juger enéquité (185), jusqu'à l'interdiction définitive de cette faculté en1667.

Toutefois les premiers recueils de jurisprudence commen-cèrent à exercer de l’influence. Les plus complets sont le "Dic-tionnaire des arrêts" de P.-J. Brillon (1711), réédité en 1727 ensix volumes, qui fit l'objet d'une refonte inachevée par Prost duRoyer en 1781-1784 et la "Collection des Décisions nouvelles"de Denisart (1754-56), dont la dernière édition (1783-1790)comporte neuf volumes.

(184) Influencée par l'exemple des pays environnant, la France imposa partiellement lamotivation des arrêts en matière criminelle par l'édit du 8 mai 1788. La généralisationd'une telle exigence dut attendre la loi des 16-24 août 1790 qui étendit le principe àtous les juges, quel que soit le degré de juridiction concerné. La loi du 20 août 1810fit de sa violation un cas d'ouverture du recours en cassation. Toutefois, une exceptionsubsiste aujourd'hui avec les jugements des cours d'assises, intervenant en matièrecriminelle en premier et dernier ressort. (185) On ne saurait oublier que jusqu'à la réforme du droit coutumier au XVI° siècle,les jugements en équité améliorèrent le droit applicable, notamment dans la construc-tion de la responsabilité civile.

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SOUS-PARTIE 2

LES INSTITUTIONSDE LA MONARCHIE ABSOLUE

Elles sont centrées sur la royauté (chap.1), d’où procèdentl’organisation du gouvernement et de l’administration centrale(chap.2), celle de l’administration locale (chap.3), de la justice(chap.4) et de plus en plus la hiérarchie de l’Eglise de France(chap.5).

C’est à propos de ces institutions royales qu’est née debonne heure l’idée d’une "constitution de France" et d’un droitnational. Pourtant, si l’on met de côté quelques traitsincontestablement originaux, au premier rang desquels figure latransmission de la couronne, la physionomie d’ensemble resteproche du droit commun des monarchies de l’Europe del’époque.

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CHAPITRE 1

LA ROYAUTÉ EN SA MAJESTÉ

281 - La France à peu près parvenue à ses frontièresdéfinitives - Le royaume de France poursuivit son agrandis-sement territorial.

Cette extension progressive et mesurée permit l'intégrationdurable de toutes ces régions. Après-coup cette réussite con-traste avec l'échec d'entreprises plus audacieuses comme cellede l'Espagne, qui s'épuisa à vouloir tenir le Portugal, l'Italie etles Pays-Bas. A la veille de la Révolution, le royaume couvrait528.000 km2 et l'Hexagone que nous connaissons aujourd'huiétait à peu près tracé. Il lui manquait encore quelques rectifica-tions sur la frontière nord-est, Avignon, le Comtat Venaissin(1792), Nice et la Savoie (1860).

Dans ses nouvelles frontières, la France était de loin lepays le plus peuplé d'Europe, dont elle groupait à elle seule lequart de la population.

282 - Le passage à la conception contemporaine de l'État-Les derniers siècles du Moyen Âge avaient dégagé la notiond'État, le XVI° siècle fournit le mot lui-même, en lui donnantavec Jean Bodin en 1576 son sens moderne: celui d'une organi-sation politique "avec puissance souveraine", c'est à dire unepuissance "absolue". Par cette définition, la notion se dégageaitentièrement des conceptions féodales qui l'avaient vu naître,pour s'identifier à la plenitudo potestas que le droit canoniquereconnaissait aux papes, et à l'imperium que le droit romainaccordait aux Empereurs. Les deux derniers siècles de l'AncienRégime permirent d'incarner la notion. En effet, il apparutdésormais évident que le souverain pouvoir était un.

"La souveraineté n'est non plus divisible que le point engéométrie" écrivait Cardin Lebret en 1632. Dorénavant, il étaitaussi clair que ce pouvoir appartenait au Roi seul. Comme lemartelait Guy Coquille, en 1607, "le Roi est monarque et n'apoint de compagnon en sa majesté royale". C'est précisément ceque disait Ch. Loyseau : de même que l'on ne peut plus parler decouronne s'il y manque un seul fleuron, de même la souveraineté

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n'existe qu'en l'absence de toute trace de division ou de partage,"la souveraineté n'est point si quelque chose y défaut". C'est ceque Louis XV proclama à sa manière devant le Parlement deParis en 1766 : "C'est en ma personne seule que réside l'autoritésouveraine...C'est à moi seul qu'appartient le pouvoir législatifsans dépendance et sans partage. L'ordre public tout entierémane de moi".

Hormis le titulaire du pouvoir, on rejoint ici nos concep-tions contemporaines, qui ne sont pas assises sur une redéfi-nition de la souveraineté, dont le contenu n'a pas été modifié,mais sur un transfert de puissance (du roi au peuple). A unabsolutisme princier s'est substitué un absolutisme démocra-tique, qui comme son devancier exclue toute limitation depuissance imposée de l'extérieur, mais admet des restrictionslibrement consenties (aujourd'hui la conservation des droits del'homme). C'est dire l'importance historique de la royauté desXVII° -XVIII° siècles, qui a conditionné ce passage.

Ce renforcement de la souveraineté royale, dont la no-blesse fut la principale victime (suivie par l'Église qui perdit saliberté) a été appuyé par le peuple, instinctivement favorable à laroyauté et méfiant, voire hostile envers les Grands. Ce n'est doncpas un hasard si Louis XIV s'est entouré de nombreux ministresbourgeois (Le Tellier, Louvois, Lionne, Fouquet et bien-sûrColbert) et si tous les grands défenseurs du pouvoir absolu sontissus du Tiers.

En dépit de son rôle historique immense, la monarchie ab-solue n'a pas reconnu au Roi des pouvoirs plus importants quedans le passé. Elle n'a pas non plus apporté une nouvelle idéo-logie royale. Le vocable "absolutisme" qui pourrait le laissersupposer n'est apparu dans la langue française qu'après-coup(1796 ?). Ce sont les progrès des notions d'État, de pouvoir sou-verain et le perfectionnement de l'emprise exercée sur la sociétéqui caractérisent ce régime. Cependant, cette évolution est insé-parable d'une inflexion dans le discours sur l'origine du pouvoir.

SECTION 1LES FONDEMENTS DE L'AUTORITÉ ROYALE

Ils furent âprement controversés aux XVII°-XVIII°siècles. Les différentes théories se rattachent à deux grandes

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Troisième Partie – Sous-partie 2 – Chapitre 1 253

familles : celle de l'origine populaire et celle de la provenancedivine.

§ 1. Les théories du droit populaire

283 - Des théories au contenu multiforme - La thèse dufondement populaire du pouvoir avait prédominé largement auMoyen Âge. Mais elle ne résista pas à l'essor de la monarchieabsolue, qui répugnait à admettre que le roi tienne son pouvoirdu peuple.

A cette époque, parmi les (rares) défenseurs du droitpopulaire, la vieille doctrine de la délégation unilatérale futcomplètement supplantée par celle du contrat social.

Les tenants de l'origine contractuelle du pouvoir politiquese séparaient eux-mêmes en deux tendances, suivant qu'ilstenaient la délégation de souveraineté pour totale ou limitée.Incontestablement, dans cette famille de pensée, c'est le secondterme de l'alternative qui l'emporta.

Par delà leurs différences, mise à part celle de Rousseau,ces doctrines demeuraient toujours très modérées sur la défi-nition du peuple, communément assimilé à une personne moralecomposée de corps et de communautés hiérarchisées, et sur lesmécanismes concrets par lesquels s'exprimait la communautépolitique (186). Seul Rousseau se distingue par deux positionsradicales : la définition du peuple comme une somme d’indi-vidus et l’hostilité à l’égard du système représentatif.

284 - Des théories aux conséquences comparables - Iln'empêche qu'elles avaient pour effet de distinguer voire d'op-poser les droits de la Nation et ceux du Roi. La traditionmonarchique d'après laquelle le Roi et la Nation ne formaientqu'un seul corps ne pouvait pas s'accommoder de telles doc-trines. Cette tradition n'a jamais admis l'existence d'un enga-gement synallagmatique entre le roi et la nation. Les théoriescontractualistes durent donc marquer le pas à la fin des guerres

(186) Locke parle de "la volonté et la détermination du plus grand nombre".Puffendorf se satisfait "d'un consentement exprès ou tacite, de tous en général et dechacun en particulier". Burlamaqui, examinant l'hypothèse d'un monarque élevé autrône hors des suffrages populaires veut bien présumer que le peuple s'accommode desa domination.

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de religion. C'est précisément à cette époque que les doctrinesdu droit divin connurent leur essor.

§ 2. Les théories du droit divin

285 - Des conceptions anciennes - L'idée avait étédéfendue dès les Pères de l'Église. Mais elle ne donna lieu àaucune grande construction idéologique et, à partir du XIV°siècle, inquiète de l'ascendant extrême qu'elle pouvait conférer àl'autorité profane, l'Église s'y était montrée hostile.

286 - Un triomphe récent et éphémère - Cette conceptionne progressa fortement qu'à partir du XVI° siècle, pour garantirl'indépendance et la supériorité de la royauté, malmenée par lesguerres de religion. Ce n'est qu'au XVII° siècle qu'elle trouva saformulation définitive. Celle-ci repose sur l'idée que le roi reçoitdirectement son pouvoir de Dieu, qu'il en est responsable devantLui seul, à l'exclusion de toute autorité humaine. Il en résulteune sacralisation du pouvoir et de son titulaire, ainsi que lanégation de tout droit de contrôle ou de sanction terrestre (duPape ou du peuple).

En France, si la noblesse désireuse de conserver ses droitspolitiques et le clergé attaché au Saint-Siège se montrèrentréservés ou hostiles, la théorie rencontra des échos favorablesdans l'entourage des rois, dont elle renforçait le pouvoir. Elle futégalement reçue avec faveur dans les rangs de la bourgeoisiequi, jusqu'au milieu du XVIII° siècle, a toujours soutenu unpouvoir fort, capable de contraindre la noblesse à l'obéissance etde garantir l'ordre intérieur, indispensable à la prospéritééconomique. D'ailleurs, depuis Bodin, Loisel et Le Bret, jusqu'àBossuet, tous les grands doctrinaires de l'absolutisme de droitdivin sont issus de la bourgeoisie. Il n'est pas fortuit de noteraussi qu'à l'opposé tous les grands auteurs favorables à la limita-tion des pouvoirs du roi et à un partage des pouvoirs se recrutentdans la noblesse (Fénelon, Saint-Simon, Boulainvilliers,Montesquieu).

Ce n’est que sous le règne de Louis XIV que l’Eglise deFrance se rallia au droit divin.

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Certes la théorie n’a jamais été juridiquement consacréecomme loi fondamentale du royaume (187). Mais à partir deLouis XIV les derniers rois furent incontestablement pénétréspar la conviction d’avoir été porté au trône par la providencedivine. Louis XV, en 1766, rappela au Parlement de Paris "lepouvoir que j'ai reçu de Dieu" et affirma, dans un édit de 1770,que "nous ne tenons notre couronne que de Dieu". Louis XVI,dans son premier édit (1774), se disait "assis sur le trône où il aplu à Dieu de nous élever..."

Si cette théorie n'a pas conféré aux Rois de France denouvelles prérogatives (ni au fond ajouté quoique ce soit à leurdimension religieuse traditionnelle), elle leur a offert uneidéologie qui a renforcé leur indépendance, permettant à lamonarchie de résister aux théories qui la menaçaient et derenforcer son emprise sur la société. Toutefois, avec la déchris-tianisation qui s'amorça dès le début du XVIII° siècle, ellecommença à apparaître archaïque et dépassée. Il n'est pas sûrque les derniers Rois, qui avaient abandonné Paris et le palais duLouvre, pour se fixer à Versailles vers 1678-80, aient sentis laprofondeur et l'importance de la mutation.

SECTION 2LE CONTENU DE L'AUTORITÉ ROYALE

287 - La liste définitive des droits régaliens - Il s'agit del'étude de ce qu'on appelait les "régales" au Moyen Âge et queBodin dénommait "les marques de souveraineté".

Le pouvoir législatif était le premier des droits régaliens. Ilétait au fond illimité et, dans sa forme, il n'était lié par aucunerègle particulière.

Le droit de grâce, contrepartie du pouvoir législatif, étaitle pouvoir de dispenser à son gré de l'application de la loi. Le roipouvait également dispenser les hommes condamnés par lescours souveraines des peines qui leur avaient été régulièrementinfligées. Il en est resté dans notre droit contemporain l'insti-tution du droit de grâce présidentiel.

(187) En 1614, Louis XIII refusa (à l’instar du clergé) le fameux "article du serment"qui, inscrit en tête du cahier des doléances du Tiers aux États Généraux, demandaitqu'il fut proclamé que le roi ne tenait sa Couronne que de Dieu et que ceci soit tenupour "une loi fondamentale du Royaume ...inviolable et notoire".

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Le pouvoir judiciaire du roi découlait de l'idée qu'il étaitsource de toute justice. Il en résulte que seule la justice royaleétait rendue en dernier ressort, qu'elle n'était pas liée par desformes particulières (188) et que toutes les autres justices étaientprésumées concédées par le roi.

Le droit de guerre était également monopole royal. Demême, seul le roi pouvait lever une armée.

Il était également seul à pouvoir battre monnaie.En revanche, le droit d'imposer unilatéralement ne fut

jamais admis. Certes en fait, aux XVII° et au XVIII° siècles, denombreux impôts furent établis par la seule volonté du roi. Maiscela ne suffit pas pour réformer un système fiscal profondémentarchaïque et inadapté aux nouveaux besoins de l'État.

288 - L'inaliénabilité et l'imprescriptibilité de la souve-raineté - L'inaliénabilité et l'imprescriptibilité de la souverainetéinterdisaient au roi de disposer des droits régaliens.

C'est ce que disait le jurisconsulte Merlin en 1786 : "Ainsiun seul roi, indépendant, absolu, qui ne tient que de Dieu unpouvoir dont il ne doit compte qu'à lui seul ; pouvoir qu'il nepeut ni diviser, ni détruire, et qu'il transmet nécessairement à sonsuccesseur légitime dans toute sa plénitude, comme il l'a reçu deses ancêtres, pouvoir qui soumet indistinctement et également àson autorité le premier prince de son sang et le dernier de sessujets ; pouvoir dont il doit à la vérité, pour les besoins de l'État,communiquer une portion à ceux qu'il honore de sa confiance,mais dont la plénitude réside toujours dans sa personne ; pouvoirqui ne peut être restreint que par lui-même, sans qu'aucunevolonté particulière ou générale ait le droit d'en arrêter le cours.Telle est la constitution d'une monarchie". On pourrait analyserce principe comme une loi fondamentale.

(188) Au besoin le roi pouvait donner l'ordre de mettre à mort un individu dangereuxpour la sûreté de l'État : le cas du duc de Guise exécuté sur l'ordre d'Henri III en 1588est l'exemple classique. De façon moins dramatique, mais aussi plus répandue, le roipouvait toujours faire embastiller arbitrairement un individu, par lettre de cachet.

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SECTION 3LES LIMITES À L'AUTORITÉ ROYALE

289 - La monarchie absolue n'était pas un régimearbitraire- Elle n'était pas un régime arbitraire, au sens que nousdonnons aujourd'hui à ce mot. Étymologiquement le termedésignait une royauté déliée (soluta) de toute soumissionextérieure, une royauté indépendante. Ceux qui s'en sontréclamés n'ont jamais contesté que le pouvoir royal soit limitépar des lois : des lois divines et naturelles, mais aussi desnormes profanes : les "lois fondamentales".

SOUS-SECTION 1LES LIMITES DIRECTES : LES LOIS FONDAMENTALES

§ 1. La notion de la loi fondamentale

290 - L'apparition de la notion en droit français -L'expression apparaît pour la première fois en 1575. Le termedésigne la "constitution" coutumière de l'État. Le terme mêmede "constitution", utilisé dans son sens actuel, apparut dans unedéclaration royale du 25 avril 1723.

291 - Une notion puisée dans le droit de l’Eglise - Les loisfondamentales ou la constitution du royaume désignent desnormes juridiques placées au dessus de la volonté du Roi, qu'ilse trouve dans l’impossibilité de changer, à l’instar du Pape, quine peut modifier un certain nombre de règles fondant l’Eglise.La théorie des lois fondamentales est d’ailleurs tirée de ladoctrine canonique du XV° siècle. La distinction du roi et de lacouronne reprend celle du pape et de l'Église. Pour la monarchiecomme pour l'Église, la première loi fondamentale ne peut êtreque la loi de succession. Vient ensuite la loi d'inaliénabilité quiprotège le patrimoine de l’institution contre la possible impéritiede son chef passager.

Il s'agit de coutumes qui se sont progressivement déve-loppées pour régler certains rapports entre le Roi et l'État. Ellesdoivent être considérées comme des restrictions apportées àl'exercice du pouvoir royal ou plutôt comme des modalités dansl'exercice de ce pouvoir, entièrement acceptées par le Roi dansl'intérêt du Royaume.

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Ni la notion, ni même le terme de "loi fondamentale" nesont spécifiques à la France. Mais celle-ci leur a donné uncontenu spécifique.

§ 2. Le contenu des lois fondamentales

292 - Un contenu par nature controversé - Les lois fonda-mentales de la couronne de France n'ont jamais fait l'objet d'uneénonciation limitative. Tout au plus avons nous quelques textescomme l'édit de Moulins de 1566, l'édit d'Union de 1588 etl'arrêt de la Loi salique en 1593.

La force juridique de ces normes et leur relativeimprécision incitèrent les auteurs les plus variés à ériger en loisfondamentales ce qu'ils avaient intérêt à promouvoir à cettedignité. Il est vrai que la plus minime disposition de droit publicpouvait être, si on le désirait, une loi fondamentale. LesParlements en abusèrent largement Ainsi le 3 mai 1788, leParlement de Paris proclama lois fondamentales le droit de laNation d'accorder librement les subsides par l'organe des ÉtatsGénéraux, les coutumes et les capitulations des provinces,l'inamovibilité des magistrats, la "libre vérification" des lois duRoi devant les Parlements, maîtres de leur enregistrement, et ledroit de chaque citoyen a comparaître devant ses juges naturels.

Ces tentatives d'extension sont restées marginales et, sil'on se réfère à leur application réelle, on doit réserver ladénomination de lois fondamentales aux dispositions qui règlentla dévolution du trône (et ses corollaires) et à celle qui imposel'inaliénabilité du domaine de la couronne.

Sous-paragraphe 1 : La loi de succession à la couronne

La loi de dévolution s'était constituée coutumièrementdepuis le XII° siècle. Aux XVII° -XVIII° siècles, l'accord s'étaitopéré sur son contenu et, sous le terme impropre de "loi sa-lique", on désignait la succession par ordre de primogénitureavec représentation à l'infini, à l'exclusion perpétuelle desfemmes et de leurs descendants. Toutefois deux difficultésd'application survinrent au début du XVIII° siècle : l'affaire dela succession d'Espagne et celle des princes légitimés.

293 - L'affaire de la succession d'Espagne - Le petit-filsde Louis XIV, Philippe, duc d'Anjou, fut appelé en 1700 au

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trône d'Espagne par le testament de Charles II le dernierHabsbourg. Il y devint roi sous le nom de Philippe V. Endécembre de la même année, Louis XIV déclara maintenir aunouveau roi d'Espagne et à ses descendants tous leurs droits desuccession. Afin d'éviter une éventuelle union des couronnesd'Espagne et de France, les autres puissances européennes,conduites par l'Angleterre, déclarèrent alors la guerre à laFrance. La guerre de succession d'Espagne dura douze années(1702-1714), au terme desquelles Philippe dut renoncer à lacouronne de France pour lui-même et ses descendants.

Les Cortès d'Espagne et le Parlement de Paris enregis-trèrent sa déclaration. Enfin, les belligérants signèrent plusieurstraités, notamment celui d'Utrecht d'avril 1713, qui contenaitune clause par laquelle Philippe V d'Espagne réaffirmait sarenonciation au trône de France pour lui même et ses descen-dants.

Il ne fait aucun doute que cette renonciation était incons-titutionnelle. A ses yeux, comme à ceux de l'opinion françaised'alors, Philippe V conservait tous ses droits. Toutefois laquestion est restée théorique car, ni lui, ni ses successeurs ne setrouvèrent jamais en position d'accéder au trône de France.

294 - L'affaire des princes légitimés - En juillet 1714, leroi prit un édit habilitant deux enfants légitimés qu'il avait eusde Mme de Montespan à succéder à la Couronne, en l'absencede descendant légitime : le duc du Maine et le Comte deToulouse. Le Parlement enregistra l'acte sans aucune résistance.Il n'y eut pas davantage de difficultés lorsque le roi leur accordaen mai 1715 la qualité de Princes du Sang.

Un tel choix n'avait rien d'un caprice : c’était un actepolitique réfléchi, dont la genèse reste cependant controversée(189).

(189)Durant les années 1711-12, Louis XIV avait vu disparaître trois Dauphinssuccessifs, son fils aîné, son petit-fils et son arrière petit-fils, ainsi que quatre Princesdu Sang. On en a déduit que le vieux Roi appréhendait l'extinction de la dynastie quiaurait pu résulter du décès prématuré de son unique arrière petit-fils, le futur LouisXV, un enfant en bas-âge (né en 1710) de santé délicate. Son but aurait été d'établirun second ordre de successeurs à la Couronne en cas d'extinction du premier. On peutégalement considérer que le véritable objectif de Louis XIV était de "donner aux deuxprinces légitimés la position la plus élevée possible" afin de résister aux Orléans,Condé et Conti qu'il détestait.

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Après la mort de Louis XIV (1° septembre 1715), lesautres Princes du Sang protestèrent, demandant l'annulation del'édit. Leur protestation s'appuya sur le principe de l'indispo-nibilité de la couronne et sur l'impossibilité pour le roi régnantd'élargir l'ordre successoral déterminé par la loi fondamentale. Al'instigation du régent, le duc d'Orléans, le Conseil du roirévoqua l'acte incriminé par l'édit de juillet 1717.

Sous-paragraphe 2 : La loi d'inaliénabilité du domaine de lacouronne

295 - L’intangibilité de l'ordonnance de Moulins defévrier 1566 - Le principe d'inaliénabilité, qui s'était établiprogressivement, du XIV° au XVI° siècle, jusqu'à sa consé-cration par l'ordonnance de Moulins de février 1566, ne fut pasremis en cause. Mais il n'était encore que négatif.

296 - La théorie du domaine de la couronne - Le XVII°siècle le renforça en élaborant une véritable théorie du domainede la couronne. Son sens profond était de fondre la personneprivée du Roi dans sa personne publique, ou, pour être plusconcret, de fondre le Roi dans l'État. Comme l'indiquait l'édit de1605 les souverains "sont dédiés et consacrés au public, duquelils n'ont rien voulu avoir de distinct et de séparé". Dans cesconditions, il ne faut pas s'étonner qu'ils n'aient rien pu posséderen propre et que tous leurs biens éventuels se soient intégrés auDomaine.

Si l'inaliénabilité du domaine ne fit pas l'objet de con-troverse, la théorie de la directe royale universelle fut toujourscontestée.

SOUS-SECTION 2LES LIMITES INDIRECTES : LA TRADITION

Fondée sur la tradition, la monarchie laissait subsisterd'anciennes institutions, qui atténuaient son autorité, sans luifaire barrage, ni même amoindrir son prestige.

Il s'agissait des privilèges (§ 1) et des organes modérateursde la royauté, les États et les Parlements (§ 2). Certains auteurscherchèrent à l'époque à élever ces institutions au rang de loisfondamentales, mais ceci fut toujours controversée.

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§ 1. Les privilèges

297 - Un mot ambigu - Le concept de privilège avaitplusieurs sens.

Dans son acception initiale, qui était conforme à l'étymo-logie, on entendait par ce terme une loi privée (lex privata), unstatut particulier régissant la situation d'une personne physiqueou morale. Les privilèges s'opposaient à la loi générale, au droitcommun.

Dans un sens dérivé, on comprenait par ce mot les avanta-ges divers que les intéressés retiraient de leurs statuts parti-culiers. Privilège dans cette acception était synonyme de liberté,franchise, exemption : c'était le droit de ne pas payer l'impôt, dene pas relever du juge ordinaire ou de ne pas subir certainespeines. C'était surtout dans cette perspective que l'on peut direque les privilèges modéraient l'absolutisme royal.

Dans un sens péjoratif et tardif (dans la seconde moitié duXVIII° siècle), le mot finit par désigner un avantage particulierinjustifié. Sieyès s'en est fait l'écho dans son "Essai sur lesprivilèges" en 1789.

298 - Le fondement des privilèges - En principe, ils étaienttous censés provenir d'une concession royale. En effet, commeils dérogeaient au droit commun, il paraissait logique de lesplacer sous la dépendance de l'autorité investie du pouvoirnormatif. En fait, ils venaient de la coutume, aussi bien que deslettres patentes du roi.

En effet, le roi concédait des privilèges par lettrespatentes. Suivant les cas ces lettres étaient concédées gracieu-sement ou moyennant finance, elles étaient délivrées pour valoir"à toujours" ou pour n'avoir qu'une application temporaire.

299 - Les diverses catégories de privilèges - On peutdistinguer les privilèges collectifs et les privilèges individuels.

Les privilèges collectifs étaient de loin les plus nombreux.En effet, un grand nombre d'habitants du royaume se trouvaientcompris dans le cadre de collectivités privilégiées.

Tantôt ces communautés étaient des "ordres" ou "états",dotés chacun d'un statut, comme le clergé et la noblesse.

Tantôt les collectivités privilégiées avaient une basegéographique. C'était d'abord les provinces qui, au moment de

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leur réunion à la couronne, avaient reçu du roi expressément etsolennellement confirmation de leurs privilèges. C'était aussi les"bonnes villes" auxquelles le roi avait concédé des franchises auprofit de leurs bourgeois.

Les privilèges individuels étaient reconnus dans deuxtypes de situation.

Tantôt le roi changeait l'état d'une personne par lettre enforme de charte : il s'agissait essentiellement des lettres d'ano-blissement, à l'intention des roturiers, des lettres de naturalité,pour les étrangers, et de légitimité, pour les bâtards.

Tantôt il s'agissait seulement de permettre à un individu defaire quelque entreprise contra legem. A cette époque, la libertédu commerce et de l'industrie qui, en droit commun, était entra-vée par toutes sortes de règlements, ne se concevait que sousforme de privilège : un particulier ou une compagnie decommerce pouvait obtenir du roi un acte qui lui permettaitd'échapper à certaines contraintes de la législation en vigueur. Ilen allait de même pour la liberté de la presse : depuis 1626 aumoins, il était interdit d'imprimer un livre sans une autorisationpréalable, un "privilège", qui protégeait ensuite l'auteur etl'éditeur contre la concurrence et les contrefaçons.

300 - Une évolution paradoxale - Ce système de privilègesavait ses avantages et ses inconvénients. Ses défenseurs disaientqu'il répondait aux besoins d'une nation qui, quoique unifiéesous l'autorité du roi, était composée d'éléments hétérogènes. Enapparence c'était la confusion, mais de cette espèce de confusionnaissait une harmonie, une adéquation des lois différentes à lavariété des situations. Ses détracteurs du XVIII° siècle faisaientvaloir qu'une organisation qui remontait au Moyen Âge nepouvait plus être adaptée. Dans une nation qui s'était faiteprogressivement, les avantages reconnus aux uns avaient fini pardevenir des charges pour les autres.

L'édifice fut aboli par la Révolution. Mais depuis, lesystème du droit commun indifférencié a montré ses incon-vénients : de plus en plus, on se rend compte qu'à des situationsdifférentes conviendraient des règles différentes. Notre droitmoderne revient peu à peu à un régime de statuts particulierspour chaque condition, pour chaque profession : sans en

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prononcer le mot, il rétablit les privilèges... au sens initial duterme.

§ 2. Les organes modérateurs de la monarchie

301 - Vue d'ensemble - L'absolutisme royal se heurta à desassemblées qui, à différentes époques, lui servirent de frein : lesÉtats généraux et les Parlements. Après la tenue de 1614, laCouronne cessa complètement de réunir les États généraux ets'efforça de faire disparaître le plus grand nombre possibled'États particuliers. Mais, dans sa lutte contre les Parlements,elle ne rencontra pas le même succès, puisque la résistance descours souveraines est à l'origine de la convocation des Étatsgénéraux de 1789 et de la chute de la monarchie traditionnelle.

Sous-paragraphe 1 : Les assemblées d'États

Au cours de cette période, les États Généraux sont entrésen sommeil et les États particuliers ont assez largement con-firmé leur déclin.

I. La disparition apparente des États Généraux

302 - La mise en sommeil pratique de l'institution (1615-1788) - Après 1615, le Roi s'abstint de réunir les États, mêmepour établir de nouveaux impôts. La crainte de voir cetteinstitution outrepasser leur rôle explique en partie le phéno-mène. Mais il faut y voir également l'expression de raisons plusprofondes. Récusant la différenciation entre le Roi et la Nation,l'absolutisme ne pouvait pas tolérer l'existence d'assembléesreprésentatives. Il ne pouvait concevoir que la représentation dela Nation par le Roi, ou plutôt (puisque l'un et l'autre sont un), sapersonnification dans le prince. C'est la raison pour laquelle tousles souverains absolus cherchèrent à faire disparaître cesinstitutions. La révolution anglaise de 1640 démontra a contrarioque l'enracinement d'une assemblée représentative ne pouvaitaboutir qu'à ôter de toute substance la prérogative royale. A lafin du règne de Louis XIV, il y avait un tout petit peu plus decent ans que l'assemblée des trois états n'avait pas étéconvoquée. La monarchie affectait de dire qu'elle était tombéeen désuétude.

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303 - Une institution qui a survécu dans la littératurenobiliaire - Mais quelques auteurs appartenant à l'oppositionaristocratique, des "opposants de droite", comme Fénelon etSaint-Simon, rêvaient de réunir à nouveau les États. Leursprojets, loin d'être des spéculations sans portée pratique,maintinrent l'institution en vie et fournissent un excellentexemple de la capacité des idées politiques à corriger le droitexistant, voire même à s'opposer à celui-ci pour finalement lechanger. Ce sont d'ailleurs des nobles qui poussèrent l'assembléedes notables, réunie en 1787 pour discuter des réformes néces-saires, à demander à Louis XVI de convoquer des ÉtatsGénéraux. En août 1788, le Roi accepta de les assembler pour lemois de mai 1789, après 175 ans d'interruption.

II. Le déclin des États particuliers

Ils connurent un déclin assez général, si l'on met de côtéquatre cas particuliers.

304 - La disparition de l'institution dans la majeure partiedu pays - Le phénomène a débuté très tôt, dès les années 1451,lorsque la royauté introduisit l'administration financière des Élusdans plusieurs pays d'États (Limousin, Marche, Anjou,Guyenne), dont ils minèrent peu à peu les assemblées locales.Mais le déclin fut surtout visible au XVI° siècle avec lespremières suppressions d'assemblées.

Il s'accéléra ensuite. La technique du pouvoir royal étaitd'essayer d'introduire partout sa propre administration fiscale,avec notamment les Élus. Quand l'opération réussissait, les Étatsse trouvaient dessaisis de leurs prérogatives fiscales : leur rôle etleur prestige étant amoindris, ils dépérissaient, puisdisparaissaient. Ainsi disparurent les États du Dauphiné, deTouraine, d'Orléanais, d'Auvergne, de Normandie, de Guyenne,du Périgord, du Quercy, du Berry, du Maine... Tous finirentdans une indifférence quasi-générale, à l'exception des États deFranche-Comté supprimés en 1704.

A l'inverse, d'autres pays ont su garder leurs assemblées.

305 - La survivance des assemblées locales à la périphériedu royaume - Le phénomène est propre aux régions périphéri-ques, dont le particularisme culturel demeura vivace : notam-

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ment la Bourgogne, la Bretagne, le Languedoc et laProvence (190).

L'organisation des états était fort différente d'une contrée àl'autre. Toutefois, on rencontre partout un certain nombre depoints communs.

Tout d'abord, si la périodicité variait d'un lieu à l'autre(d’un à trois ans), dans tous les cas, la réunion ne se faisait quesur ordre du roi, qui mandatait à cet effet un commissaire, legouverneur, l'intendant, ou le premier président du Parlementlocal. Ce haut personnage présidait les États, à moins que cettetâche ne fut dévolue au prélat le plus éminent, comme enLanguedoc.

De même, partout la représentation élective n'avait quasi-ment aucune place et le droit de comparution demeura per-sonnel. En effet la structure de ces assemblées n'évolua pas : ellerefléta jusqu'à la veille de la Révolution le caractère primitif desvieilles assemblées féodales dont elles étaient issues.

Ensuite toutes connaissaient la traditionnelle tripartition enordres.

Dans l'intervalle des sessions l'action des États se pour-suivait avec une commission intermédiaire permanente commeles trois syndics généraux en Languedoc ou la Chambre des Élusen Bourgogne. La commission administrait ce qui était de lacompétence des États. Elle procédait notamment à la levée desimpôts et surveillait leur emploi. Enfin ses membres avaient ladirection d'un certain nombre d'officiers, notamment enLanguedoc.

Les États, liés dans leur origine à la collecte des subsides,consentaient à l'impôt et en assuraient directement la perception.

D'autres fonctions s'ajoutaient très diversement d'un pays àl'autre, formant les "libertés", les particularismes locaux aux-quels chaque province était attachée. Elles s'articulaient autourde l'idée de défense des intérêts de pays : les États adressaientannuellement au roi un cahier de voeux de la province. Il leurfut même reconnu le droit de faire opposition aux textes portantpréjudice aux droits de leur région.

(190) La Provence est à mettre à part, car, depuis 1639, les États avaient été remplacésde facto par une Assemblée des communautés de Provence réunissant les repré-sentants de 37 villes et bourgs du comté.

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Sous-paragraphe 2 : Les Parlements

Ils sont restés une institution unique en Europe, même sidivers États européens ont établis des cours de justicesouveraines dotées d'attributions extra-juridictionnelles. Eneffet, celles-ci n'ont jamais joué le rôle politique des Parlementsfrançais.

306 - Le rôle juridictionnel et administratif des Parle-ments - Outre leurs prérogatives juridictionnelles, les Parlementsjouaient traditionnellement un rôle important en matièreadministrative et gouvernementale. Celui-ci fut naturellementaffecté par l'absolutisme royal.

Certes, au plan juridictionnel, ils gardèrent leurs attribu-tions, y compris le droit (controversé) d'écarter l'applicationd'une loi pour juger en équité. Toutefois, il faut exclure de leurcompétence les "affaires d'État". La Couronne avait tentéplusieurs fois d'opérer cette soustraction, depuis le XVI° siècle.L'édit de Saint-Germain de 1641 rappela aux Parlementsl'interdiction de connaître à l'avenir "d'aucunes affaires... quipeuvent concerner l'État, administration et gouvernement". Larègle (violée sous la Fronde) fut reprise dans une déclaration de1652 et deux arrêts du Conseil, en 1656 et 1661. A partir de1661, les cours souveraines assistèrent impuissantes àl'évocation par le Conseil du Roi de toutes les litiges danslesquelles les intérêts de l'État se trouvaient impliqués.

Au plan administratif, les Parlements conservèrent leurpouvoir normatif. Ainsi, au moyen des arrêts de règlementexercèrent-ils un large pouvoir réglementaire qui leur permitd'adopter de nombreuses mesures concrètes d'administration,dans les domaines les plus variés, comme le maintien de latranquillité publique, la lutte contre les incendies et les épi-démies, la règlementation de certaines professions, la surveil-lance des cabarets, des marchés ou des transactions.

Mais au plan politique, leurs revendications étaient incom-patibles avec les principes de l'absolutisme royal.

307 - Les prétentions politiques des Parlements - Uneancienne tradition leur reconnaissait des prérogatives politiquesimportantes, notamment la faculté d'adresser des remontranceslors de l'enregistrement des textes législatifs. Les cours souve-

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raines cherchèrent à fonder sur elle une véritable participationaux fonctions gouvernementales. D'autant qu'il est arrivé parfoisque, négligeant le long terme pour des impératifs immédiats, àdifférentes périodes de crise, le gouvernement ait lui-mêmesollicité les Parlements pour prendre position en matièrepolitique et interpréter les lois fondamentales.

C'est ainsi qu’en 1593, la cour de Paris rendit l'arrêtLemaistre, qui réaffirma le contenu de la "loi salique" aubénéfice d'Henri IV, dont la légitimité était contestée. En 1715,elle annula le testament de Louis XIV. Marie de Médicis en1610, Anne d'Autriche en 1643 et le duc Philippe d'Orléans en1715 s'adressèrent au Parlement pour se voir reconnaître larégence (1610) ou, dans l'exercice de celle-ci, une liberté demanoeuvre, que les testaments royaux leur avaient refusé (1643et 1717).

Les parlementaires s'efforcèrent d'utiliser ces précédents,pour s'ingérer dans les affaires d'État, participer à la fonctionlégislatrice et se soumettre l'autorité royale au nom des loisfondamentales.

En ce qui concerne la participation générale au pouvoirpolitique, dès 1615 le Parlement se permit d'affirmer qu'il étaitl'organe le plus apte à conseiller le roi sur les grands problèmes.

S'agissant de la participation particulière au pouvoir légis-latif, en 1643, l'avocat général Omer Talon fut le premierparlementaire à défendre l'idée selon laquelle les cours souve-raines possédaient une "puissance seconde", destinée à modérerla puissance du roi et s'exerçant par des remontrances et desrefus d'enregistrement. Plus tard, les parlementaires revendi-quèrent un droit absolu de refuser l'enregistrement législatif,quelque ordre que le roi leur donnât. Des lois imposées d'au-torité étaient des "voies de fait" (191), qui devaient donc êtretenues pour "nulles, illégales et inconstitutionnelles" (192). Dansce système, le pouvoir législatif du roi se réduisait en dernièreanalyse à la simple faculté de proposer les lois. C'est ce queremarquait Louis XV dans le préambule de l'édit de décembre1770 : "Ils élèvent leur autorité à côté et même au dessus de lanôtre, puisqu'ils réduisent par là notre pouvoir législatif à la

(191) Parl. Paris, 13 février 1766 (192) Parl. Rouen, mai 1788.

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simple faculté de leur proposer nos volontés, en se réservantd'en empêcher l'exécution". La thèse de la couronne, indénia-blement mieux fondée, était que le droit de remontrance des"cours supérieures" ne saurait faire obstacle à l'exercice exclusifpar le roi de la fonction législative. En vertu de sa puissance, lesouverain se reconnaissait le droit et le devoir de requériréventuellement l'exécution forcée.

Pour ce qui a trait à la défense des lois fondamentales, àpartir de 1732, les cours souveraines s'affirmèrent de plus enplus comme l'incarnation d'un pouvoir judiciaire indépendant,et, à compter des années 1750, elles s'attachèrent à construire unvéritable droit constitutionnel jurisprudentiel destiné à limiterl'absolutisme royal. Dans ce but, les cours s'efforcèrent desubordonner l'enregistrement des lois à un contrôle de constitu-tionnalité avant la lettre, voire même à un examen d'opportunité.C'est ainsi qu'en 1787, ayant à se prononcer sur l'institutiond'une taxe, le Parlement de Paris entendit contrôler la nécessitéde l'impôt (193).

401 - La "querelle du greffe et de la couronne" - Ellepassa par différentes phases successives au cours desquelleschaque partie eut tour à tour l'avantage.

De la fin du XVI° siècle jusqu'au milieu du XVII°, lesParlements imposèrent leurs vues.

Mais sous le règne personnel de Louis XIV (1661-1715),les magistrats parisiens furent réduits au silence. L'ordonnancecivile d'avril 1667 et la déclaration du 24 février 1673, qui lacomplétait, instituèrent le régime de l'enregistrement préalable etautomatique, qui, sans supprimer les remontrances, les rendirentinopérantes, car, passé un certain délai, variant suivant ladistance (environ une à six semaines), chaque Parlement étaitcensé avoir enregistré le texte de loi..

Sous la plus grande partie du règne de Louis XV, lesParlements recouvrèrent leur antique prérogative. En effet, ladéclaration royale du 13 septembre 1715, prise à l'instigation duRégent, rétablit le Parlement dans son droit ancien, enrécompense de l'annulation par la Cour du testament de LouisXIV. Le texte alla même jusqu'à lui reconnaître (pour lapremière fois) le droit d'adresser des remontrances avant enre- (193) Parl. Paris, 6 juillet 1787.

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gistrement. Ses conséquences furent désastreuses pour lerégime.

Dans la seconde moitié du XVIII°siècle, les remontrancesse multiplièrent et, quoiqu'elles auraient dû rester secrètes, ellesne le furent pratiquement plus: aussitôt rédigées, elles étaientimprimées, publiées et vendues au public, malgré toutes lesinterdictions. Dans les dernières années du règne de Louis XV,les conflits se multiplièrent, pour culminer en 1771. Endécembre 1770, Louis XV vint tenir au Parlement de Paris un litde justice, afin de faire enregistrer un édit condamnant les thèsesparlementaires. Pour protester contre cet acte, les officiers duParlement donnèrent leur démission en masse. Le roi les prit aumot : le 19 janvier 1771, ils furent exilés de la capitale et, lelendemain, un arrêt du conseil déclara leurs charges confisquées.Bientôt, de février à avril 1771, une série d'édits dont l'insti-gateur fut le chancelier Maupéou, réorganisèrent la hautemagistrature : le Parlement de Paris fut reconstitué avec unpersonnel nouveau de juges pris dans le grand Conseil etnommés par le roi et six "Conseils supérieurs" furent crées dansle reste du pays, suivant un système analogue. La patrimonialitédes offices de judicature avait vécue.

La maladresse de Louis XVI allait la ressusciter. En 1774,l'un des premiers actes du nouveau Roi fut de revenir sur laréforme Maupéou afin de se rendre populaire. Divers édits,enregistrés en lit de justice le 12 novembre 1774, rétablirent lesanciens Parlements et les anciens officiers dans leur situationd'avant 1771. Il en résulta le retour à la situation antérieure. En1775, pour la première fois depuis la Fronde, une cour souve-raine (en l'occurrence la Cour des Aides) appela publiquement àla convocation des États généraux. De là résulta une agitationqui, finalement, amena Louis XVI à un coup de force analogue àcelui de son prédécesseur. L'édit de mai 1788, enregistré en litde justice, enleva aux Parlements l'enregistrement des ordon-nances, qui fut attribué à un corps constitué à cet effet, la "courplénière". Il en résulta un durcissement de l'oppositionparlementaire et des soulèvements populaires qui décidèrent lefaible Louis XVI à revenir sur cette réforme par un arrêt duconseil du 8 août 1788. Celui-ci annonça la réunion d'Étatsgénéraux, préconisée par les Parlements pour se prononcer sur leconflit.

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CHAPITRE 2

L'ORGANISATION DU GOUVERNEMENTET DE L'ADMINISTRATION CENTRALE

402 - Le rôle de la Cour - Aux premiers siècles de laroyauté capétienne, l'organisation du gouvernement et de l'admi-nistration centrale reposaient sur l'Hôtel du Roi et sur sa Cour.

L'Hôtel du Roi avait donné naissance à la Maison du Roidès la fin du Moyen Âge. Aux XVII° -XVIII° siècles, celle-cis'occupait essentiellement du service de la personne royale etregroupait des institutions de caractère domestique, quipourvoyaient aux divers besoins du prince (aumônerie, vénerie,écuries, etc.), ainsi qu’une "maison militaire" réunissant descorps d'élite (gardes du corps, gendarmes, chevau-légers,mousquetaires et suisses). En d'autres termes, globalement, ellene s'occupait pas du gouvernement, sortant ainsi du cadre de cetexamen.

La Cour, qui avait donné naissance, dans le courant duMoyen Âge au Parlement, à la Cour des Comptes, à celle desAides et également au Conseil du Roi, survécut. D'ailleurs, plusque jamais, un grand nombre de personnes vivaient dansl'entourage du Roi. Mais elle cessa d'être à proprement parler uncentre d'impulsion politique. L'entrée des femmes et le goût deLouis XIV pour la splendeur et la magnificence en firent unrassemblement mondain. La cour continua à suivre le Roi dansses pérégrinations, puis se stabilisa à partir de Louis XIII etsurtout avec Louis XIV, qui l'installa définitivement àVersailles. Il ne faudrait pas s'imaginer pour autant qu'elle n'aitpas eu de fonction politique. En effet, elle joua un rôled'intégration et de domestication de la noblesse. Le systèmeavait l'avantage qu'en surveillant étroitement les chefs les plusen vue, on annihilait toute possibilité d'opposition importante. Ilavait l'inconvénient de replier la royauté sur elle-même. Ainsi,Louis XV et Louis XVI furent-ils élevés dans l'atmosphèreconfinée de la Cour de Versailles, à la différence des troispremiers Bourbons. D'ailleurs, l'échec de la fuite de Louis XVI àVarennes (1791) est dûe pour une part à une ignorance totale dela topographie parisienne, qui lui fit perdre de précieuses heures.

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Il en résulta une coupure mortelle entre la royauté et le peuple.A la différence de Louis XIV, qui ne choisit jamais ses hautsfonctionnaires dans la cour, ses deux successeurs et surtoutLouis XVI ne recrutèrent que des nobles. En plus, ce dernier(qui n'était pas le fils aîné) n'assista jamais au Conseil avant dedevenir Roi.

§ 1. Le Conseil du Roi

403 - L'unité juridique du Conseil - Le Conseil du Roi -désigné primitivement sous le nom de Conseil privé, puis, àpartir du XVI° siècle, de Conseil d'État- avait toujours eu desattributions universelles, calquées sur celles du Roi avec lequelil formait corps. Cette conception subsista jusqu'à la fin del'Ancien Régime. "Mon Conseil n'est ni un corps, ni un tribunalséparé de moi, disait Louis XV, c'est moi-même qui agit parlui". Le Conseil conserva donc sa compétence illimitée. Mais ildevint nécessaire d'en organiser les différentes séances demanière spécifique. On donne parfois à ces différentes forma-tions le nom de Conseils du Roi, comme s'il s'agissait dedifférentes institutions. Si en fait cela est vrai, en droit strict iln'y a toujours eu qu'un seul Conseil. Au risque de schématiser àoutrance, ce Conseil unique était à la fois le Conseil desMinistres, le Conseil d'État et la Cour de Cassation de l'époqueactuelle.

404 - Une pluralité de fait - La nécessaire division dutravail s'imposa de façon coutumière. Elle s'établit pour troismotifs. Le Conseil privé était un organe trop lourd à manier enraison du nombre excessif de ses membres (plus de centpersonnes à la fin du XVI° siècle), il avait trop de travail et onne pouvait plus espérer y préserver le secret des affaires.Dessinée dès la première moitié du XVI° siècle, ladifférentiation se perfectionna sous Louis XIII et Louis XIV.

Peu à peu, le Roi prit l'habitude de réunir régulièrementson Conseil de deux manières différentes :

- sous forme de conseils restreints, en sa présence et afinde trancher des questions de gouvernement et de haute adminis-tration,

- ou sous forme de conseil traditionnel, pour s'occuper detâches secondaires de finances et de justice. On donna à cette

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formation l'appellation de Conseil d'État privé, finances etdirection. C’était la plus ancienne de toutes. C'est d'elle que ses’étaient détachés, en l'appauvrissant, les conseils de gouver-nement. Plus encore que toutes ces différenciations organiques,l'absentéisme royal modifia les caractères du Conseil d'Étatprivé dès le XVI° siècle. En effet, il en vint à ne traiter que desquestions techniques de justice et d'administration, qui sup-posaient l'existence d'un personnel professionnel, mais n'exi-geaient plus la présence du souverain. De plus en plus, ilapparaissait comme une cour suprême aux pouvoirs délégués.Les arrêts du conseil étaient signés par le Roi jusqu'à Henri IVqui est le premier souverain à avoir cessé d'en prendreconnaissance. Par la suite les conseillers d'État délibérèrentseuls, à la pluralité des voix des membres présents.

§ 2. Les hautes charges de l'État

413 - Le déclin général des grands offices de laCouronne- Jusqu'au XVI° siècle, le Chancelier, qui faisaitsouvent figure de Premier Ministre, et les autres grands officiersde la couronne dirigeaient toute l'administration. Mais cesgrands officiers étaient trop indépendants en raison de leurinamovibilité, de leur recrutement nobiliaire et de la traditionmédiévale qui se perpétuait dans leur droit de remontrance. Laroyauté chercha à réduire leur influence. Elle y parvint ensupprimant leur charge, ou en restreignant leurs pouvoirs. Telest le cas pour l'office de chancelier (n° 414), qui dut se départird'une partie de ses compétences au profit des secrétaires d'État(n° 415) et du chef de l'administration financière (n° 416).

414 - L’évolution de l'institution de chancelier - Lachancellerie était un office viager et inamovible (depuis 1551).Plusieurs chanceliers furent même rabaissés en raison de leurtrop grande indépendance. Si le Roi ne supprima jamais l'office,par respect de la tradition, il lui ôta parfois la garde dessceaux (194), vidant son rôle de l'essentiel de sa substance.Parfois même, le chancelier indocile était exilé de la cour etrecevait l'ordre de se retirer sur ses terres. En pareille circons-

(194) De 1551 à 1790, 24 commissaires nommés à la garde des sceaux interférèrent oususpendirent la magistrature de 17 chanceliers.

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tance, le Roi confiait temporairement les sceaux à un com-missaire amovible, le Garde des Sceaux, qui exerçait la fonctionde chancelier, sans en avoir le titre. C'est ce qu'il advint de 1774à la fin de l'Ancien Régime.

Par ailleurs, avec la complexité croissante des affaires del'État, il s'opéra une division du travail au profit des quatresecrétaires d'État et du chef de l'administration financière, quiétaient tous des commissaires révocables ad nutum. Il en résultaque les fonctions du Chancelier se circonscrirent à trois pôles:l'initiative de la loi, le contrôle de celle-ci s’il avait la garde dessceaux, et enfin la surintendance des cours souveraines et duconseil du Roi.

Initiateur de la loi, le chancelier conserva la faculté deproposer et de préparer les lois, même s’il n'en avait plus lemonopole, notamment à l'époque de Louis XIV, lorsque despersonnalités comme Colbert et Pussort éclipsèrent largement lechancelier Séguier. A l’exception du chancelier Daguesseau, quiest à l'origine d'une oeuvre normative considérable, on retientl'impression globale que le chancelier a été réduit au rôled'exécutant, parfois totalement dépassé par le volume de laproduction normative.

Censeur de la loi en sa qualité de garde des sceaux, lechancelier vérifiait les lettres patentes. En effet, pour revêtirforce exécutoire, celles-ci devaient porter le visa du chancelier.Ce dernier n'était qu'une formalité pour les textes émanantdirectement du Roi, depuis le règne personnel de Louis XIV,mais, pour les autres, rédigées sur les instructions d'un service,le contrôle était plus sérieux. Le fait n'est pas négligeable car cesactes, très nombreux, concernaient les concessions de privilègeset les provisions d'office.

La surintendance des conseils et des cours souverainespermettait au chancelier de présider ces deux institutions et desurveiller leurs membres, en veillant à ce qu'ils rendent la justiceconformément aux ordonnances. "Chef-né de la Justice", commeon disait alors, il gérait un véritable département ministérielavant la lettre.

415 - Les Secrétaires d'État - Depuis le XVI° siècle, lesSecrétaires d'État devinrent des chefs de service à la tête de leurdépartement et s'émancipèrent du chancelier. Même s'ils

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n'eurent jamais aucun pouvoir décisoire propre, à la différencedes ministres (195) actuels, leurs fonctions étaient capitales.

Leur première tâche était l'expédition des actes royaux encommandement, qui étaient scellés par le chancelier. Ilsdevaient contresigner l'acte afin, non pas d'en contrôler lateneur, mais d'authentifier la signature royale. A l'origine endroit et en fait ils n'étaient que des exécutants, puis dans lapratique ils prirent des initiatives et agirent au nom du Roi

Leur seconde tâche était la direction des affaires pu-bliques, sous les ordres du Roi. Les départements desSecrétaires d'État apparurent pour la première fois dans unrèglement de 1547 en tant que répartition strictement géo-graphique. Cette solution comportait un double inconvénient:elle requérait de chacun des compétences universelles, rarementréunies chez un même homme, et elle nuisait à l'unité dedirection, car des questions semblables qui se posaient dansdeux pays voisins recevaient des réponses différentes.

Un mode de répartition fonctionnel finit peu à peu pars'imposer. Le système définitif, établi par Louis XIV, reposaitsur quatre Secrétariats: la Maison du Roi (faisant imparfaitementfonction de ministère de l’Intérieur), les affaires étrangères, laguerre et la marine.

416 - Le chef de l'administration financière - - Jusqu'audébut du XVI° siècle, il n'y avait eu aucune structure unifiée del'administration financière. La nécessité de surveiller et dediriger la caisse unique qui fut créée en 1523 (le Trésor del'Épargne) amena des créations successives qui débouchèrent surl'institution de la première structure unifiée de l'administrationfinancière: la Surintendance des Finances (1562-1661). En1661, averti des malversations du surintendant Fouquet, LouisXIV le fit arrêter et juger, puis il supprima sa charge. Colbert futbientôt nommé Contrôleur général des finances et donna à cettecharge une importance qu'elle n'avait jamais eue. En effet, il

(195) Il faut d’ailleurs se garder de les désigner sous le nom de ministres. En effet, cemot existait déjà sous l'Ancien Régime et avait un tout autre sens que celui que nousconnaissons depuis la Révolution : il désignait exclusivement les membres du Conseild'En haut, qui était le plus important des conseils de gouvernement. Certes lesSecrétaires d'État (comme d'ailleurs le chancelier) étaient souvent ministres, parcequ'ils avaient été appelés au Conseil d'En-Haut. Mais ce n'était pas obligatoire.

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s'arrogea la direction et le contrôle de toutes les questionsd'argent, c'est à dire l'administration publique toute entière,supplantant définitivement le chancelier dans ses fonctions depremier ministre.

Après Colbert, les Contrôleurs des finances héritèrent dela situation qu'il avait créée. Toutefois, il demeura toujours desdifférences entre eux et les anciens surintendants. En effet, leContrôleur général était un commissaire, nommé librement parle Roi et révocable à tous moments. De plus, alors que lesurintendant avait le pouvoir de signer des mandats de paiement,le contrôleur général ne reçut jamais cette prérogative quidemeura le monopole du Roi. Il ne pouvait même pas prendreun arrêté dans le cadre des lois et décrets, comme un ministre dela République, Stricto sensu, il n'avait d'ailleurs aucun pouvoirde décision : en matière financière, comme en d'autres, leprincipe était que la décision relevait du Roi. Toutefois, lecontrôleur général était le principal conseiller financier du Roi etil avait en fait avant la lettre un véritable ministre de l'Économieet des Finances.

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CHAPITRE 3

L'ORGANISATIONADMINISTRATIVE LOCALE

417 - Une organisation commandée par un renforcementcroissant, mais circonscrit - L'essor de l'administration sousl'Ancien Régime a fait qualifier la royauté française de cetteépoque de "monarchie administrative" et l'on a fréquemmentparlé de "centralisation administrative" à son propos.

Certes les progrès de l'emprise étatique sur la société,intervenus à cette époque, sont incontestables. Toutefois lamaîtrise du pays par le pouvoir royal demeurait limitée.

En effet celui-ci était gêné par l'extrême diversité desstructures administratives, si différentes de l'uniformité actuelle,née de la Révolution française et de l'Empire. Dans le Midi, à lapériphérie de l'Hexagone, l'État rencontrait des différences delangue et de moeurs, qui l'empêchait d'appliquer partout lesmêmes décisions. A quelques lieues de Paris, Louis XIV étaitharangué en picard. Au-dessous de la Loire, il avait besoin d'uninterprète. Selon l'enquête de l'abbé Grégoire, à la veille de laRévolution, un tiers des habitants du royaume ignoraient ou nefaisaient que balbutier le Français. Et l'estimation est peut-êtresous-évaluée.

La royauté avait de surcroît des moyens restreints. Lescompétences étatiques, centrées sur la gestion du domaine, lajustice, les finances et l'armée, excluaient un grand nombre dematières qui se sont avérées d'efficaces vecteurs de centra-lisation au XIX° et au XX° siècles. L'exemple le plus évident estcelui de l'éducation, qui échappait à peu près complètement àl'État. Mais il ne faudrait pas oublier l'économie, dont lesPhysiocrates désengagèrent l'État au nom de la liberté deséchanges, dans les années 1770. Dans son étroite sphère decompétence, la monarchie disposait de possibilités fort comp-tées. Au sommet, elle n'avait pas de ministère de l'Intérieurunifié, que le Secrétaire de la Maison du Roi ne remplaçaientqu'imparfaitement. A la base, exception faite des Intendances, laCouronne ne possédait pas de personnel administratif dépendantet révocable. Dans les provinces, les Intendants disposaient bien

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de la maréchaussée, chargée du maintien de l'ordre, mais elle necomprenait qu'un peu plus de 3.000 hommes pour l'ensemble duroyaume. Enfin il ne faut pas négliger l'incidence des contraintestechniques imposées par l'époque. La France du XVII° siècleétait un pays où l'on voyageait en carrosse à cinq ou sixkilomètres à l'heure. Il fallait vingt jours pour faire un aller-retour entre Paris et Lyon, en utilisant la combinaison diligence-coche d'eau. Faute de cartes et de statistiques sûres, l'État neconnaissait que très imparfaitement son territoire et sa popu-lation. Au début du XVII° siècle, on croyait en France qu'il yavait 17 millions de paroisses : une enquête de Sully en ramenale nombre à 40 000. En 1684, une nouvelle carte apprit à LouisXIV que la superficie de son royaume était d'1/3 inférieure à ceque l'on s'imaginait. De même, jusqu'au milieu du XVIII° siècle,on vivait sur l'idée d'une dangereuse dépopulation de la France,alors que sa croissance démographique était très forte.L'administration royale n'a jamais pu mener à bien un véritablerecensement, à la différence de certains pays mieux administrés(et moins peuplés) comme l'Espagne et la Suède.

Aussi bien parait-il anachronique et dangereux d'utiliser leterme de centralisation administrative (apparu après 1815) pourrendre compte de l'ancienne administration française.

Celle-ci concernait d'une part les pays ou provinces(sec.1), d'autre part les villes et villages (sec.2).

SECTION 1L'ADMINISTRATION PROVINCIALE

418 - Un cadre territorial imprécis - Le vocabulaireadministratif de l'État ignorait les appellations de pays et deprovinces. Au-dessus des villes et villages, il ne connaissait quedes prévôtés, des bailliages, des sénéchaussées et des ressorts deParlements dans l'ordre judiciaire, des généralités (196) et desélections en matière financière, des gouvernements pour lesaffaires militaires. En d'autres termes, chaque administrationavait ses propres structures et il n'a jamais existé de relai unique,analogue à nos régions actuelles.

(196) La généralité était une grande circonscription financière. En 1789, leur nombres'élevait à 26. Dans chacune se trouvait un bureau des finances, composé de trésoriersde France, et, de manière tout à fait fortuite, un intendant.

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La rationalité administrative pure aurait dû conduire à uneharmonisation, mais le poids de la tradition et le particularismede chaque service public l'ont empêché. D'ailleurs, aujourd'huiencore, malgré la création des régions (1972), chaque adminis-tration ou presque conserve son propre découpage territorial(ressorts des Cours d'appel, Recettes des Impôts, Régions mili-taires de défense, Académies, etc...).

Dans la langue courante, les termes de pays et provincesétaient utilisés génériquement pour désigner toutes espècesd'entités régionales d'origine très diverses.

Historiquement, on y rencontrait d'antiques districts ro-mains (Périgord, Rouergue, Vivarais, Maine ou Anjou), devieux pagi de l'époque franque, perpétués sous la forme d'uncomté demeuré homogène (Boulonnais ou Poitou), et d'an-ciennes créations féodales (duché de Normandie, de Bretagne,comté de Provence ou vicomté de Béarn). Cependant certainesprovinces n'étaient pas d'anciennes circonscriptions et puisaientleur identité dans un même fond ethno-culturel (Labourd ouSoule).

Leurs limites étaient extrêmement floues, car elles seconfondaient souvent avec des circonscriptions administrativesvariées.

Certes, la Bourgogne, la Provence et la Bretagne s'étaientincorporées à l'administration monarchique sans subir demodifications territoriales et formaient tout à la fois un ressortde Parlement, un pays d'États, un gouvernement, une généralitéet une intendance.

Mais la plupart des autres pays avaient moins de con-sistance. Il y avait plusieurs degrés dans cette incohérence quiétait le fruit de l'histoire.

La portée du nom de Languedoc a beaucoup varié dans letemps. Au XIV° siècle, il désignait l'ensemble des pays du Midiunis au domaine royal. On parlait également dans le même sensde "pays d'oc". Au XV° siècle, on l'appliquait cette dénomi-nation au ressort du Parlement de Toulouse, qui était très étendu.Par la suite, le nom fut donné à un gouvernement qui allaitseulement du Toulousain au Vivarais et c'est ce territoirerestreint qui servit de base aux États provinciaux, à l'Intendancedu Languedoc et aux deux généralités languedociennes.

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Plus confuse était la situation de la province à laquelle ondonnait le nom de Guyenne et Gascogne, sans qu'il fut possiblede préciser avec certitude quelle différence comportait ces deuxappellations. L'époque féodale avait connu deux duchésdistincts : au sud de la Garonne, la Gascogne avec Bordeauxpour capitale, au nord, la Guyenne centrée sur Poitiers. Unis auXI° siècle, ils passèrent ensemble aux mains des Plantagenêts.En 1204, Philippe Auguste ayant confisqué la plupart des paysau nord de la Garonne, ce qui restait de la Guyenne fut confonduavec la Gascogne. Lorsque l'ensemble revint à la couronne deFrance, à l'issue de la guerre de Cent Ans, Bordeaux devint unsiège de Parlement, de gouvernement militaire, de généralité etd'intendance...mais aucun de ces cadres territoriaux ne coïncidaitplus avec les limites de l'ancien duché de Gascogne.

Les pays situés dans le ressort du Parlement de Paris, quicouvraient à peu près la moitié du royaume, posaient égalementbeaucoup d'incertitudes. Dans cette partie de l'Hexagone, lesanciennes entités féodales n'avaient pas, pour la plupart, prisplace dans l'administration monarchique. Ainsi, les bailliages,gouvernements, généralités avaient-ils été délimités sans tenircompte des traditions. A l'ouest, des pays comme le Maine,l'Anjou ou la Touraine n'avaient plus aucune vie propre. A l'est,la Bourgogne traditionnelle ne coïncidait ni avec le ressort duParlement de Besançon, ni avec la généralité de Dijon, ni avecle gouvernement militaire.

Le nombre des provinces était lui-même incertain.Lorsque l'Assemblée constituante voulut les recenser, elle en dé-nombra cinquante-deux en novembre 1789 ... et quatre-vingt-neuf en février 1790. Dans ces conditions, on ne s'étonnera pasque le contenu des autonomies provinciales ait été très variable.

Sous-paragraphe 1 : La diversité des autonomies provinciales

La plupart des provinces se prévalaient de privilèges quele Roi avait promis de respecter, quand elles étaient (r)entréesdans le royaume. Quelques-unes mêmes, comme le Béarn ou laProvence, considéraient que cette union ne les avait pasincorporées à la France, mais unies "en qualité de co-État, denation principale et non subalternée".

Par-delà cette disparité, on peut mesurer le degré d'autono-mie des provinces en s'attachant à deux privilèges essentiels (qui

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se recoupaient largement) : le droit de consentir et de leverl'impôt, le droit d'avoir une représentation autonome.

419 - Les pays d'élection - Ils devaient leur nom à celuid'"Élus" (197) que portaient les agents qui composaient le bureaudes finances, installé dans chaque généralité. Toutefois, il yavait bien longtemps qu'ils n'étaient plus choisis par les ÉtatsGénéraux et étaient devenus des officiers royaux. Ces provincesn'avaient aucun organe d'autonomie provinciale, soit qu'ellesn'en eurent jamais, du fait de leur rattachement direct audomaine de la couronne, soit qu'elles perdirent le bénéfice de latenue de leurs États. Les pays d'élection se trouvaient pour laplupart dans les ressorts des Parlements de Paris et de Bordeaux.Au XVIII° siècle, ils couvraient les deux tiers du royaume.

420 - Les pays d'États - Ils se caractérisaient par uneassemblée des gens des trois états, qui délibérait et consentaitaux impôts, en jouant parfois un rôle très actif.

421 - Les pays de conquête ou d'imposition - C'étaient lesprovinces réunies à la couronne depuis 1648 (Alsace, Trois-Evêchés, Roussillon, Flandre, Artois, Franche-Comté, Corse etLorraine). Dans plusieurs de ces pays, les impôts étaient àl'entière disposition du Roi, d'où l'appellation de pays d'impo-sition.

Aucun de ces pays ne possédait d'élections ou de bureauxdes finances antérieurement à leur union à la France. Le roi nejugea pas utile d'en établir. Il se contenta de faire administrer cespays par des intendants qui avaient toute sa confiance, plusrarement d'y établir des états. Mais dans les années 1770, cetteemprise fut de plus en plus contestée.

Sous-paragraphe 2 : L'uniformité dans la représentation du roidans les provinces

421 - Des créations successives - La monarchie a créésuccessivement des prévôts, des baillis, des gouverneurs et enfindes intendants.

(197) Les Élus, qui remontaient aux états généraux de 1355 qui les avaient désignésétaient nommés par le roi depuis la fin du XIV° siècle. Ils n’en conservèrent pasmoins leur nom initial.

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Ces différentes créations s'expliquent par une doubledynamique.

La première est l'indépendance croissante des agents del'administration locale, qui a conduit le roi à nommer de nou-veaux agents, plus liés à l'État central, avant que ceux-ci ne s'enémancipent à leur tour.

Le second élément à prendre en compte est la tendance àla division des fonctions qui tendait à dépouiller les agentsd'administration générale au profit de techniciens plus spécia-lisés, rendant nécessaire l'institution de nouveaux agents généra-listes afin de coordonner l'action de fonctionnaires tropétroitement spécialisés. C'est ainsi que les baillis et sénéchaux,qui étaient initialement des officiers à tout faire, avaient étéprogressivement écartés des services spéciaux, au point qu'auXVI° siècle, la royauté créa les gouverneurs et, au XVII° , lesintendants.

Il est évident qu'avec un tel système les conflits d'attri-bution étaient fréquents. Il revenait au roi de les régler. De plusen plus, ses préférences allèrent aux intendants au point que lesbaillis, les sénéchaux et les gouverneurs finirent par être réduitsà peu près à une sinécure.

422 - L'institution des intendants - C'est sous le longministère du cardinal de Richelieu (1624-1642) que la fusionentre les maîtres de requêtes en tournée et les "intendants dejustice à la suite des armées" déboucha sur l'institution des"intendants de justice, police et finances", investis à la fois depouvoirs de surveillance et de réformation. Sous les noms lesplus divers, ces agents furent envoyés de tous côtés pour affer-mir la centralisation politique. Louis XIV se borna à en établirsystématiquement un dans chaque généralité. Puis, l'institutionsubsista sans véritables changements jusqu'à la fin de l'AncienRégime.

Les pouvoirs des intendants transparaissent clairementdans leur titre officiel : "intendants de justice, police et finances,commissaires départis pour l'exécution des ordres du roi". Onpeut reprendre tous ces termes.

Le substantif d'intendants", qui procède du verbe latinintendere (veiller à, s'appliquer à), indique que ces agents étaient

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initialement des surveillants, des contrôleurs et non des organesd'impulsion positive. Le glissement ne survint qu'ensuite.

Les intendants étaient en outre des commissaires, dont unecommission royale déterminait le statut et fixait les pouvoirs. Al'origine la lettre était prise pour un temps limité et, même par lasuite, lorsque la limitation de durée disparut, à partir de 1661,les commissaires restèrent en fonction pour un temps assez bref,deux à cinq ans. A tous moments, ils pouvaient être révoquéspar le roi. En fait, la précarité de leur statut n'empêcha pas unestabilité croissante de leurs fonctions. Certains restèrent en postevingt et même trente ans (comme Basville en Languedoc de1685 à 1718). L'hérédité de fait dans la fonction devintcommune et à la fin du XVIII° des intendants en vinrent àsuccéder à leurs pères dans leur propre intendance.

La lettre de commission déterminait leurs prérogatives, dufait de l'absence de toute loi définissant les attributions dévoluesà ces agents. Mais on constate que les compétences exercées parles intendants, surtout au XVIII° siècle, étaient infiniment pluslarges que ne le laisserait croire la lecture de ces lettres. Lacause de ce décalage est que le style des lettres de commissions'est figé au XVII° siècle, si bien qu'au siècle suivant lesattributions y figurant restèrent celles des intendants du tempsde Richelieu.

Les intendants étaient "départis" en un lieu précis, dont leressort prit parfois le nom de département. Mais le terme ne fitpas fortune et cette assignation territoriale, qui correspondaitordinairement à la généralité, reçut plus volontiers l'appellationd'intendance.

L'exécution des ordres du Roi était la vocation première del'intendant, départi en province à cet effet. Il était donc interditaux autorités locales de s'immiscer dans son administration. Il enrésultait que les Parlements ne pouvaient recevoir aucun appelformé contre une mesure quelconque d'un intendant. Celui-cin'avait pas en principe de pouvoir décisoire dans les matières quirelevaient de la compétence des autorités locales qu'il avait àsurveiller. Mais, sans même parler de situations d'exception où ilassuma les pleins pouvoirs, il obtenait facilement du Conseil cequ'il demandait. Par ailleurs, les nombreux services publicsspéciaux qui furent crées dans les deux derniers siècles de lamonarchie, pour lesquels les anciens officiers n'avaient pas de

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compétence, furent attribués à l'intendant qui reçut en la matièreun pouvoir de décision autonome.

SECTION 2L'ADMINISTRATION DES VILLES

ET DES COMMUNAUTÉS RURALES

Les derniers siècles de l'Ancien Régime maintinrent ladistinction entre les villes et les villages.

§ 1. Le statut des villes

423 - Un arrière-plan institutionnel demeuré appa-remment inchangé - En apparence, les villes conservèrent leurstatut traditionnel. Un tout petit nombre de communes disparut :une sous Henri IV, deux sous Louis XIII.

424 - Un statut affecté par la patrimonialité des offices etle renforcement de la tutelle administrative - A la fin du XVII°siècle, Louis XIV établit un nouveau système qui, malgréquelques interruptions, se maintint jusqu'à la Révolution : lesmagistratures urbaines furent transformées en offices patri-moniaux.

En outre l'administration urbaine fut affectée par uneréduction de l'autonomie des villes et un commencement d'uni-formisation administrative.

Désormais, un certain nombre de dépenses furent sou-mises à une autorisation générale : les députations de la ville, lesdéplacements, les engagements de procès. Par ailleurs et demanière plus générale, les villes durent fournir l'état de leursrecettes et de leurs dépenses chaque année à l’intendant pour lesrendre exécutoires. Celui-ci arrêtait lui-même l'état, lorsqu'il nedépassait pas une certaine somme, sinon il le soumettait auconseil du roi, autant dire au contrôleur général des finances. Demême, en cas de levées de nouvelles taxes, l'intendant s'enremettait au Conseil du Roi. En somme, les villes étaientmineures, les intendants, leurs tuteurs et le Conseil du Roi, unjuge des tutelles.

§ 2. Les communautés rurales ou paroisses

425 - L'émergence progressive d'une nouvelle collectivitélocale - Au début des Temps Modernes, la plupart des

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communautés rurales n'avaient jamais obtenu de charte et étaientrestées soumises à l'autorité des seigneurs justiciers. Malgré lerenforcement de la tutelle étatique, les seigneurs conservaientdonc sur les habitants de leur seigneurie des droits de puissancepublique, notamment le jugement de tous les procès civils etcriminels et la faculté de lever des tailles, des péages et autrestaxes.

Cependant, ces communautés n'en disposaient pas moinsd'une existence propre qui s'était développée par la force deschoses. Cette association spontanée se cristallisa autour d'inté-rêts économiques, l'administration des "communaux", et spiri-tuels, l'entretien de l'église. Les habitants d'une même paroisses'assemblaient pour délibérer sur leurs intérêts communs. S'ilsne pouvaient pas nommer de magistrats, ils pouvaient toujoursdésigner des procureurs, comme n'importe quelle personneprivée. Leur personnalité juridique émergea peu à peu et on envint même au XVIII° siècle à la considérer comme de droitnaturel. La reconnaissance administrative couronna cetteévolution. Si la monarchie absolue la favorisa, elle n'omitcependant pas de soumettre les communautés à sa tutelle, qui futaussi étroite que sur les bonnes villes.

426 - L'organisation des communautés rurales - L'assem-blée générale et les procureurs qui étaient déjà apparus auMoyen Âge prirent davantage de régularité. La couronne s’enservit comme relais de l’administration monarchique.

Du point de vue religieux, l'État avait transformé enobligations juridiques positives un certain nombre d'obligationsmorales posées par l'Église. Les habitants de la paroisse furentainsi tenus par la "fabrique" d'une église là où il n'y en avait paset par son entretien, ainsi que celui du presbytère et ducimetière. Ils devaient également d'autres obligations, telle quel'assistance des indigents et l'entretien d'une école.

D'un point de vue strictement temporel, les représentantsde la communauté pourvoyaient à l'entretien des ouvragespublics, dressaient le rôle des tailles et géraient les bienscommunaux. Mais aucune de leurs délibérations n'était souve-raine. A compter d’une déclaration royale de 1659, elles nefurent exécutoires qu'après avoir été approuvées par l'intendant.

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CHAPITRE 4

L'ORGANISATION JUDICIAIRE

L'organisation judiciaire fut parmi les institutions léguéespar le Moyen Âge à la monarchie absolue celle qui connut lemoins de transformations. Jusqu'à la fin de l'Ancien Régime,elle demeura dans ses grandes lignes au point où elle était déjàau commencement du XVI° siècle.

La continuité organisationnelle de l'administration judi-ciaire procède essentiellement de la patrimonialité des offices.Les magistrats propriétaires de leurs charges furent en effet lesmeilleurs garants du statu-quo, de crainte qu'une réforme dusystème ne les privent des droits qu'ils avaient sur leurs offices.

SECTION 1LE STATUT DES MAGISTRATS

427 - Les conditions d'accès à la magistrature : l'acqui-sition de la finance et la délivrance du titre - A l'exclusion dupremier président de chaque cour supérieure, tous les jugesétaient propriétaires de leur charge, ou plus précisément de lafinance que comportait celle-ci. En effet, la doctrine avait eneffet dégagé ingénieusement deux éléments, constitutifs del'office : le titre et la finance. La finance était l'élément patri-monial de l'office. Le titre était l'office proprement dit, le droitd'exercer les prérogatives de puissance publique qui lui étaientattachées. En théorie, il n'était pas vénal: on disait qu'ils'obtenait exclusivement par lettres de provision émanées du roi.Pour cela le candidat devait satisfaire à un certain nombre deconditions. Outre les conditions d’âge, de catholicité et demoralité, le futur officier devait être gradué en droit, c'est à direau moins licencié.

En principe, il fallait trois ans d'études pour soutenir sathèse et accéder ainsi à la licence, mais les Facultés de droit étaitd'aussi piètre niveau que l'hypothèse d'un échec paraissaittotalement exclue des préoccupations des familles. D'autant queles assouplissements n'étaient pas rares. J.-M. Roland, ministre

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sous la Révolution, a raconté qu'en 1770 il avait passé sa licenceà Reims en sept jours.

Malgré cela, le niveau moyen des juges n'en était pasmoins correct. En effet, pas plus qu'il ne viendrait à l'esprit des'improviser menuisier sans avoir jamais touché une pièce debois, nul ne briguait la magistrature sans avoir des notionssuffisantes de droit. Il y allait de l'amour-propre personnel maisaussi de l'honneur familial.

428 - Les droits et devoirs des officiers de justice - Unefois en possession du titre, l'officier disposait de la plus grandeindépendance, en raison de la règle d'inamovibilité.

Celle-ci ne pouvait être écartée qu'en cas de crime flagrantet gravissime, comme la forfaiture. La destitution entraînait laconfiscation du titre, mais, sauf en cas de crime de lèse-majesté,elle laissait subsister la finance. L'officier destitué conservaitdonc le droit de présenter un candidat pour lui succéder.

Le système ne connaissait pas de limite d'âge et excluaittoute possibilité de mise à la retraite anticipée. Les officierspouvaient rester en fonction jusqu'à la fin de leur vie. Affaire defamille, la justice des offices ressemble par certains côtés auxmanufactures du XIX° siècle, avec la même impatience deshéritiers attendant en vain l'effacement d'un patriarche biendécidé à rester le maître jusqu'au bout.

Les difficultés chroniques des finances royales ne per-mirent jamais d'envisager la rémunération des officiers sur lesseuls fonds publics. Certes les magistrats recevaient des gages,qui constituaient la rémunération officielle versée par le roi.Mais celle-ci était d'un montant très faible.

Cette situation amena inévitablement les officiers às'attribuer un complément de revenu payé par les administrés.En raison de la gratuité du service de justice, les magistrats, à ladifférence des officiers de finances et des officiers domaniaux,ne purent pas bénéficier d'un barème légal de rémunération desactes et des affaires traités. Il en a résulté le développement de lapratique des "épices".

Les "épices" étaient des redevances pécuniaires réservéesaux magistrats ayant accompli un travail supplémentaire dans lamise en état d'un procès, soit en faisant l'instruction d'une causecriminelle, soit en rédigeant un rapport destiné à ceux qui

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rendaient le jugement. Cette appellation vient du fait qu'auMoyen Âge, lorsque cette coutume n'était encore qu'un usagecourtois, elle était ordinairement acquittée en produits exotiques,alors fort rares. D'où le nom d'épices qui lui resta attaché, mêmeaprès que le poivre, le gingembre ou la cannelle se furentconvertis en sommes d'argent versées par les plaideurs. Demanière obligatoire. En effet, le cadeau spontané des justiciablesqui avaient gagné leur procès se transforma en une redevanceobligatoire versée aux magistrats à divers stades de la procédure.Malgré toutes les limitations, les juges purent tout de mêmemultiplier leurs gages par quatre à cinq.

SECTION 2L'EXERCICE DE LA JUSTICE

Il peut être envisagé en distinguant l'exercice de la justicedéléguée par les différents tribunaux du royaume et celui de lajustice retenue par le roi lui-même. Mais avant cela, il n'est pasinutile de brosser à grands traits les principaux caractères de laprocédure.

§. 1. Les grands traits du droit processuel

Il se caractérise désormais par deux procédures nettementtranchées: la voie ordinaire (de type civil), qui concernait leslitiges privés et les infractions mineures (donnant lieu à desamendes) et la voie extraordinaire (de type pénal), relatives à laplupart des crimes et délits.

429 - La procédure civile - C'est une procédure restéeorale, publique et contradictoire, conformément à la codificationréalisée dans l'ordonnance de 1667.

430 - La procédure pénale - Ses traits inquisitoriaux n'ontpas cessé de s'aggraver. C'est une procédure secrète, tant pourl'instruction que pour le jugement, (telle que l'avait consacrél'ordonnance de 1498). Les avocats en sont exclus (depuis1539).

Elle pouvait donner lieu à la torture, que l'ordonnancecriminelle de 1670 avait cru devoir maintenir, en l'entourantd'un certain nombre de garanties. L'ordonnance prescrit notam-ment l'appel automatique des jugements de torture.

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En pratique, la question préparatoire, qui avait pour objetd'obtenir l'aveu d'un accusé, contre lequel des charges lourdesmais insuffisantes avaient été réunies, devint de plus en plusrare. Louis XVI consacra cette évolution en abolissant leprocédé en 1780.

La question préalable, qui était infligée à un condamné àmort, avant son exécution, afin de lui faire dénoncer sescomplices, déclina également, quoique de manière moindre, caron la créditait d'une plus grande efficacité et surtout elles'exerçait sur un coupable avéré. Elle était encore en vigueur,lorsque Louis XVI la supprima en 1788 (198).

§. 2. L'exercice de la justice déléguée

431 - Un labyrinthe confus - L'effarante complexité desinstitutions juridictionnelles d'Ancien Régime est bien connue.Les tribunaux étaient trop nombreux avec des compétencesenchevêtrées.

L'exemple d'Arras est très révélateur. Cette petite ville de22.500 habitants à la fin du XVIII° siècle n'accueillait pas moinsde 13 juridictions où siégeaient 62 magistrats. Le service desauxiliaires de justice mettait en concurrence 87 avocats, 50procureurs et 25 notaires.

Même si notre système actuel est loin d'avoir réglé leproblème, celui d'avant 1789, qui s'était constitué au fil dessiècles sans aucun plan d'ensemble, y ajoutait apparemment uneabsence totale de rationalité. Il s'avère ainsi impossible dedresser une carte exhaustive des juridictions de l'ancienneFrance : dès que l'on quitte les vingt villes ou siégeaient lescours supérieures, pour s'aventurer à l'intérieur de chaqueressort, les pistes se brouillent de manière inextricable. C'estainsi qu'il y avait des prévôtés, des justices royales de premièreinstance, qui relevaient directement d'un Parlement par voied'appel, mais il y en avait d'autres qui ressortissaient à desprésidiaux ou à de simples bailliages...et même quelquefois àdes cours seigneuriales !

(198) Cette abolition était contenue dans la réforme Lamoignon, qui ne fut jamaisappliquée en raison de l'opposition des parlements.

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Si l'on s'en tient à un schéma assez général, on peutcommencer par distinguer les juridictions de droit commun etles juridictions d'exception.

I. Les juridictions de droit commun

On en rencontre à trois niveaux : au bas de l'échelle, dansle ressort des bailliages et enfin au sommet avec les "courssupérieures".

431 - Les juridictions inférieures et subalternes - A la baseet de manière générale, les petits tribunaux de droit communauxquels s'adressaient le plus souvent les plaideurs étaient lesjustices "inférieures" et, éventuellement, les justices "subal-ternes". Les unes relevaient directement du roi, les autres desseigneurs, par délégation du roi.

Les justices royales "inférieures" étaient les prévôtés. Leurcompétence civile excluait les causes privilégiées, les casroyaux, les causes bénéficiales et présidiales. Leur compétencepénale n'excluait que les jugements des crimes commis par lesvagabonds.

Les cours seigneuriales étaient toujours vivaces dans ungrand nombre de ressorts, en dépit de certaines velléités aboli-tionnistes de la royauté. On en comptait près de 4000 dans laseule Bretagne au début du XVIII° siècle. Là où elles existaient,elles recevaient en principe les procès en première instance.

La royauté n'alla jamais jusqu'à supprimer ces juridictions,dont les réformes successives avaient fait un tribunal quicontribuait utilement à la police des campagnes (et des petitesvilles). Une ultime retouche, en 1788, limita leur rôle à la justicecivile.

432 - L'appel à l'encontre des décisions rendues par lesjuridictions inférieures et subalternes - En général, un procèsjugé en première instance ne s'arrêtait pas là. Les plaideurspouvaient faire appel ou plutôt former des appeaux contre lesdécisions des juges inférieurs et subalternes. En effet ce plurielarchaïque d'appeaux souligne mieux que la forme actuelle l'unedes singularités de l'ancien droit. Sauf exception en matièrecriminelle, les plaideurs n'agissaient pas une fois et une seule,comme dans notre système qui n'admet normalement que deux

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degrés de juridiction. Ils pouvaient, s'ils le souhaitaient,accumuler les appels, les uns après les autres, sur plusieursdegrés...et parfois en rond, pendant un délai que l'ordonnance de1667 ramena de trente à trois ans.

Dans le cas d'un appel porté à l'encontre d'une décisionseigneuriale, la saisine de la cour prévôtale était la situation laplus fréquente. Mais, déjà à ce simple stade, les chosespouvaient se compliquer et le justiciable devait parfois passerpar plusieurs degrés de justices seigneuriales avant de pouvoirsaisir un tribunal royal.

En ce qui concerne un appel porté à l'encontre d'unedécision prévôtale, la saisine du tribunal de bailliage ou desénéchaussée compétent demeurait la situation la plus banale.

Jusqu'en 1522, les litiges en restaient souvent à ce stadecar le troisième degré de juridiction le plus courant, leParlement, n'était pas à la portée de toutes les bourses, comptetenu de son éloignement géographique.

Mais après que l'édit de 1552 eut créé soixante présidiauxcomme juridictions intermédiaires, le troisième degré dejuridiction se généralisa et permit l'appel en quatrième instance,voire en cinquième et plus.

433 - Les parlements et autres cours supérieures - Leréseau des Parlements et des cours supérieures comportait neufjuridictions au début du XVII° siècle. Cette augmentationcontinua en sorte qu'en 1789, le nombre des Parlements s'élevaità treize, avec des ressorts territoriaux très inégaux. Ainsi leressort du Parlement de Paris comprenait près de la moitié duroyaume, y compris quelques pays de droit écrit

Si les Parlements avaient une compétence extra-judiciairequi les faisait participer à la fonction législative, par le droitd'enregistrement, de remontrances et celui de prononcer desarrêts de règlement, ils étaient d'abord et surtout des cours dejustice.

Leur compétence était en principe une compétence d'ap-pel, mais, en raison de leur importance, un certain nombred'affaires leur étaient déférées en première instance.

Ratione personae, les Parlements connaissaient en pre-mière instance de certains procès, en raison de la condition dudéfendeur ou de l'accusé, soit qu'il fut un personnage de haut

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rang, prince du sang, grand officier de la couronne, duc ou pair,soit une personne morale privilégiée, bonne ville, université ouhôpital, soit enfin un officier royal du ressort, pour les causescriminelles.

Ratione materiae, les Parlements étaient compétents enpremière instance pour ce qui concernait les procès relatifs auxdroits du Roi, au domaine de la couronne et aux apanagesconcédés aux fils de France.

Nombreuses étaient les juridictions qui relevaient en appeldes Parlements : les plus importantes justices seigneuriales, lescours d'Église, les tribunaux royaux de droit commun, notam-ment les sièges de bailliages et de sénéchaussées, et diverstribunaux royaux d'exception, comme la connétablie, l'amirauté,la réformation des eaux et forêts et les juges des universités.

II. Les juridictions d'exception

Les justices "extraordinaires", dites également "d'excep-tion" ou "d'attribution", étaient spécialisées dans des litigesprofessionnels ou administratifs.

434 - Une ancienne raison d’être- Leur plus ancienneraison d'être était le respect de la vieille tradition coutumière dujugement par les pairs, que l'Église fut la première à invoquerpour justifier le privilège de clergie. Dans la société laïque, elles'est tout naturellement appliquée aux gens des métiers lorsquele litige ou l'infraction était lié à l'exercice de la profession :concurrence déloyale, situations de monopole, violation desstatuts du métier, fraudes et tromperies sur le travail ou lamarchandise relevaient ainsi de la compétence des Jurandes. Unraisonnement identique a donné naissance aux "juges etconsuls", ancêtres des tribunaux de commerce. De même lesprocès des gens de mer étaient portés devant des cours particu-lières, les amirautés, les affaires criminelles des gens de guerre,devant les prévôts des maréchaux et, en appel, devant laconnétablie, sorte de cour suprême des forces armées.

435 - La prolifération des juridictions d'exception enmatière administrative - En matière administrative, s'est peu àpeu forgée la règle coutumière suivant laquelle tout organeadministratif était juge du contentieux pouvant résulter de ses

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activités. Il en a résulté l'apparition d'autant de hiérarchies dejuridictions dans l'administration contentieuse qu'il y avait desecteurs dans l'administration active : les Greniers à Sel quigéraient la gabelle en étaient aussi les juges, les Tables deMarbre des Eaux et Forêts connaissaient des causes relatives àcette partie du domaine public. De même les Chambres descomptes en matière domaniale, les Cours des aides en matièrefiscale et la Cour des monnaies pour le monnayage et sescontrefaçons faisaient chacune figure de cour suprême dans leurpropre secteur. Il en était de même du Conseil du Roi, quirecevait les appels formés à l'encontre des décisions rendues parles tribunaux d'intendance.

Comme au Moyen Âge, les juridictions d'exception segroupaient en deux catégories : les juridictions dépendant desParlements et celles qui relevaient à des cours souverainesspéciales (en l'occurrence des cours financières).

§ 3. L'exercice de la justice retenue par le Roi

436 - Le principe de la souveraineté judiciaire du roi- Lasouveraineté judiciaire du roi impliquait que celui-ci restâtmaître de juger qui il voulait, quand il voulait et comme ilvoulait. Seul dans son cabinet, s'il le souhaitait, comme dansl'affaire du collier de la Reine en 1785-1786. C'est ce qu'illustrela réplique fameuse de Louis XIII : "C'est une erreur grossièrede s'imaginer que je n'ai pas le droit de juger qui bon me sembleoù il me plaît". Le souverain pouvait même retirer (par lemécanisme de l'évocation) un litige à l'un de ses juges. End'autres termes, un exposé de la justice retenue sous l'AncienRégime doit préalablement renoncer à tout esprit de système : lemonarque jugeait en utilisant les moyens d'intervention les plusvariés...et les plus inattendus. Quatre possibilités méritent d'êtreexaminées : la justice du roi en son conseil (n° 437), la justicedes maîtres des requêtes de l'hôtel du roi (n° 438) la justice descommissaires du roi (n° 439) et la justice par lettres royaux (n°440).

437 - La justice du Roi en son Conseil - Le Roi pouvaittoujours juger en premier et dernier ressort tout litige déféré àlui directement par un placet, c'est à dire une requête écrite

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remise dans la main du souverain, suivant un usage qui subsistajusque sous Louis XIV.

Pour jouer ce rôle, le roi avait d'abord songé à détacher deson conseil une cour spéciale de justice, le "grand conseil", quine tarda pas à entrer en décadence. Il le confia ensuite à sonconseil d'état privé.

En toutes hypothèses, les avocats au Parlement jugés tropâpres au gain furent exclus de la procédure. Celle-ci fut réservéà des avocats au Conseil. Apparus au XVI° siècle, leurs chargesfurent érigées en offices vénaux en 1643. Leur nombre définitiffut fixé à 70 par un édit de septembre 1738. Leur fonction et leurmonopole subsistent aujourd'hui dans les 60 charges d'officiersministériels, formant l'Ordre des avocats au Conseil d'État et à laCour de Cassation.

438 - La justice des commissaires du Roi - Il s'agissait leplus souvent d'une justice d'exception temporairement mise surpied pour traiter d'une catégorie d'affaires déterminées (souventdes crimes politiques), ou pour trancher toutes espèces de litigesde droit commun dans une région où des troubles interdisaientl'exercice normal de la justice. Les plus célèbres furent les"Grands Jours d'Auvergne" en 1665.

439 - La justice des maîtres des requêtes de l'Hôtel duRoi- Dès le XIII° siècle des "bourgeois du roi" avaient achetétrès cher le privilège de n'être jugé que par les tribunaux royaux.C'est à peu près à la même époque que la monarchie avait crééles maîtres des requêtes : des praticiens du droit chargésd'étudier les demandes de ceux qui s'adressaient au roi pour sefaire rendre justice. Par la suite, le souverain laissa à ces offi-ciers la tâche de juger à sa place les affaires qui lui étaientdéférées, ce qui aboutit à la formation d'une nouvelle juridictionles "Requêtes de l'Hôtel". Sa compétence s'étendit à un certainnombre de privilégiés du roi : les autres membres de son hôtel,ses officiers, puis la liste ne cessa de s'allonger.

440 - La justice par lettres royaux - Il s'agissait d'ordresponctuels adressés par le roi qui s'imposaient aux autoritéspubliques les ayant reçus. Les "lettres royaux" englobaient lesactes les plus variés, notamment les lettres de cachet et leslettres de grâce.

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Si les lettres de cachet pouvaient être rendues à l'initiativedu Roi (du lieutenant de police de Paris, ou des intendants desprovinces), afin d'assurer le maintien de l'ordre public (199), ellesétaient le plus souvent sollicitées par des particuliers pour desmotifs d'ordre privé, tels que le désir d'un père ou d'un procheparent de briser un projet de mariage, d'ôter à un prodiguel'occasion de dilapider ses biens ou d'empêcher une brute deterroriser sa femme et ses enfants. Elles émanaient souvent defamilles en vue, pour faire interner les fous, enfermer pourquelque temps les déviants graves dans l'espoir de les corriger,ou bien pour soustraire par un emprisonnement des délinquantsou des criminels à un procès dont le scandale éclabousseraittoute leur parenté. Ces internements n'étaient accordés qu'avecbeaucoup de prudence, à la suite d'une enquête sérieuse. Eneffet, la royauté délivrait beaucoup moins de lettres de cachetqu'il ne s'en demandait. Par ailleurs, d'une façon générale, lesdélinquants enfermés de cette manière se trouvaient moinssévèrement punis que s'ils avaient été traduits en justice. Lapersécution religieuse mise à part, ce procédé a été très rarementutilisé pour les affaires d'État ainsi que les délits d'opinion et ilparaît avoir été une institution socialement utile.

A compter de la seconde moitié du XVIII° siècle, l'opinionéclairée s'éleva contre la pratique. Mirabeau, qui avait étéinterné (à la demande de son père) au donjon de Vincennes de1777 à 1780 publia en 1782 son Essai sur les lettres de cachet etles prisons d'État, qui exacerba encore un peu plus lapolémique. Celle-ci déboucha sur leur abolition, le 23 juin 1789.

Celle-ci n'a pas suffi à tuer le mythe. C'est ainsi qu'entreun très grand nombre de dates possibles, la République françaisea choisi le 14 juillet 1789 pour fête nationale. Le jour de la prisede la Bastille, la célèbre prison d'État dans laquelle on retenaitles internés par lettres de cachet. Pourtant, ce jour là, lesémeutiers ne libérèrent que cinq criminels et deux fous (lesquelsfurent renfermés discrètement dès le lendemain).

(199) A ce titre, elles ont souvent été utilisées en matière politique. C'est ainsi queVoltaire fut embastillé à deux reprises (en 1717 et 1726), que Diderot fut enfermé àVincennes (1749) pour ses "Pensées philosophiques" et que l'avocat Linguet futincarcéré pendant deux années (1782-84) pour avoir critiqué le gouvernement au-delàdu tolérable.

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Les autres "lettres royaux" permettaient de gracier unprisonnier, de surseoir à l'exécution d'un arrêt civil ou criminel,de remettre sa faute à un condamné, de reprendre l'examen d'unecause perdue. Aucune formalité n'était requise, comme lemontre l'exemple de Louis XIV qui, rencontrant une chaîne degalériens qui se portèrent à ses genoux, choisit de les gracier.Sauf semble-t-il en un cas unique (dans la condamnation deFouquet en 1664), l'intervention du roi se fit toujours dans lesens de l'adoucissement. Comme on le voit, "l'arbitraire est untout où coexistent le meilleur et le pire". Il s'appliquaitégalement au civil et là où le triomphe du droit aurait été celuide l'injustice, l'intervention royale sauvait l'équité, en réouvrantdes délais forclos, en prenant des lettres de répit ou de surséancece qui permettait au débiteur de bonne foi d'obtenir un mora-toire.

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CHAPITRE 5

UNE ÉGLISE DÉSORMAIS SOUMISEÀ LA COURONNE

441 - La reconnaissance par l'État de la place éminentede l'Église - Le concordat de 1516 avait réglé le problèmeséculaire des rapports entre la monarchie et le Saint-Siège etnotamment la question de la provision des bénéfices.

La monarchie absolue résolut progressivement le conflitreligieux, né de la Réforme, en cantonnant le protestantismedans une aire délimitée, puis en le réduisant, avant de l'interdiretout à fait, avec l'édit de Fontainebleau (1685).

Ce n'est qu'en 1787 que l'édit de Versailles interdit que"ceux qui ne font pas partie de la religion catholique" soient"troublés et inquiétés". Il permit aux protestants d'accomplirtous les actes de la vie privée devant le curé, ou le juge royal(notamment de se marier, de déclarer la naissance de leursenfants et de disposer de leurs biens par testament sans avoir àrenier leur foi). Toutefois le culte public et l'accès aux chargesde judicature leur demeurèrent interdit.

En contrepartie de cette reconnaissance par l'État de laplace éminente de l'Église catholique et de ses droits exclusifs,la royauté entendit se la soumettre. Il en résulta un conflit entregallicans (favorables à l’indépendance de l’Eglise de France àl’égard de la Papauté) et les ultramontains. L'appui de laCouronne fut décisif dans la victoire des premiers.

Le phénomène peut être appréciée à trois niveaux : lepatrimoine ecclésiastique (§ 1), la discipline intérieure à l'Église(§ 2) et son système juridictionnel (§ 3).

§ 1. Le patrimoine ecclésiastique

442 - La fortune de l'Église - La richesse foncière etmobilière de l'Église de France était considérable à la fin del'Ancien Régime.

Les spécialistes évaluent son patrimoine foncier de 7 à11% de la superficie du territoire

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S'agissant de la propriété mobilière, le clergé percevait dela dîme un revenu considérable.

Globalement, les ressources annuelles de l'Église peuventêtre évalués à 175 M. l'an. En contrepartie, elle versait le "dongratuit" à l'État (3,4 M. en 1787) et assurait surtout un certainnombre de services publics : l'état-civil, l'assistance et l'ensei-gnement.

Les curés étaient officiers d'état civil. Depuis 1667, ilstenaient des registres en double (l'un pour la paroisse, l'autrepour le greffe du bailliage). Ceux-ci mentionnaient les baptêmes(qu'ils enregistraient depuis 1539), les mariages et les décès(enregistrés depuis 1579). Ils délivraient des copies et recevaientles testaments.

L'enseignement primaire était essentiellement assuré pareux. Depuis un édit de 1698 il devait exister une école parparoisse et, avec la collaboration des ordres religieux, sous lerègne de Louis XVI, il est probable que 75% des paroissesavaient une école et qu'un petit Français sur deux fréquentait unétablissement scolaire (200). L'enseignement secondaire, quiconcernait une cinquantaine de milliers de garçons, approxi-mativement un sur cinquante -à peu près le rapport en vigueurau milieu du XIX° siècle- était essentiellement dispensé par lescongrégations (qui géraient environ 350 collèges en 1760). Enrevanche, même si elles étaient presque toutes des fondationsd'Église (pontificales pour les plus anciennes) et si les Ordresmendiants y demeuraient présents, les universités, au nombre de24, avaient déjà un personnel presque entièrement laïcisé et le

(200) On a volontiers sur le rôle éducatif de l'Église une vision fausse et manichéenne,consistant à opposer un clergé obscurantiste aux Lumières, favorables à la diffusionde l'instruction. Sans vouloir remplacer un cliché par un autre, la réalité des chosesétait plus complexe. Ainsi l'Église considérait comme un devoir d'enseigner "nonseulement les points fondamentaux de notre Foi, mais encore, autant qu'il peut sefaire, à lire et à écrire..." (Statuts synodaux du diocèse de Coutances/ 1682) et saintJean-Baptiste de La Salle (1651-1719) fonda en 1691 la congrégation des Frères desécoles chrétiennes, destinée à assurer l'instruction gratuite des enfants pauvres. Al'inverse, plusieurs représentants des Lumières étaient hostiles à l'éducation desmasses. La Chalotais, dans son "Essai d'Éducation nationale" (1763), loué parVoltaire, reprochait ainsi aux Frères des écoles chrétiennes d'alphabétiser "des gensqui n'eussent dû apprendre qu'à dessiner et à manier le rabot et la lime...le bien de lasociété demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que sesoccupations". Et Voltaire lui-même estimait "essentiel qu'il y ait des gueux ignorants(...) Ce n'est pas le manoeuvre qu'il faut instruire, c'est l'habitant des villes (...) quandla populace se mêle de raisonner, tout est perdu".

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contrôle du Roi et de ses parlements s'était largement substitué àcelui de la papauté.

Les maisons de soins, que l'on appelait traditionnellementhôtels-Dieu, provenaient également de fondations pieuses. Leursqualités s'avéraient très inégales, entre ces deux extrêmesqu'auraient pu représenter l'hôtel-Dieu de Paris (tristementréputé pour sa vétusté, son manque d'hygiène et sa mortalité) etl'hôpital de la Charité (admirablement tenu par les frères deSaint-Jean de Dieu). Mais, en ce domaine encore, le dévelop-pement de la puissance étatique était bien amorcé. Ainsi dès leXVI° siècle, les maisons de soin furent placés sous la tutelle desjuges royaux et, dans la seconde moitié du XVII° siècle, l'Étatintervint directement, comme en témoignent la création desHôpitaux généraux (1656), chargés simultanément des soins etde l'enfermement, et celle des dépôts de mendicité (1769).

443 - Les droits du Roi sur le patrimoine de l'Église- Unprincipe reçu depuis longtemps voulait que le roi ait la hautemain sur le patrimoine ecclésiastique situé dans son royaume.Les thèses gallicanes vinrent réactiver cette doctrine et per-mirent de régler au profit du roi le problème de deux droits surles bénéfices qui n'avaient pas été mentionnés dans le concordat.

Sa prérogative traditionnelle lui permettant de pourvoir lesévêchés vacants fut étendue par une déclaration du 10 février1673.

Le droit non moins traditionnel d'obtenir du clergé dessubsides fut étendu. Certes, en principe l'Église, dont les biensétaient affectés au service de Dieu et aux pauvres, jouissait del'immunité fiscale et, en théorie du moins, ceci ne fut pas remisen cause sous l'Ancien Régime. Juridiquement le roi accepta quela contribution de l'Église de France prit la forme d'un "dongratuit", qui permit de sauver les apparences. En pratique, ils'agissait bel et bien d'un impôt et la Couronne se reconnutjusqu'au droit de lever une imposition d'office, sans requérir leconsentement des intéressés. Toutefois l'importance duprélèvement demeura modeste. On peut établir qu'il équivalait àpeu près à une charge moyenne de 3 à 4 M.£, soit 3% desrecettes royales pour les années 1775-1789.

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§ 2. La discipline ecclésiastique

444 - La représentation temporelle de l'Église -L'institution des assemblées du clergé de France est née au XVI°siècle de l'usage de réunir des prélats pour négocier lescontributions financières. Nées de préoccupations fiscales, ellesdemeurèrent des assemblées temporelles qui, à la différence desconciles nationaux, ne pouvaient pas -en principe- traiter dequestions spirituelles. Dans l'intervalle des sessions, l'ordre duclergé disposait d'un certain nombre d'institutions permanentes.

445 - La tutelle de l'État sur l'Église - Le roi se reconnutcompétent pour maintenir l'ordre religieux, surveiller les clercs,empêcher les schismes et toutes les occasions de scandale.

La surveillance du roi fut appliquée avec rigueur. En cequi concernait le clergé séculier, elle était particulièrementattentive à l'égard des évêques : obligation leur était faite devisiter et d'inspecter chaque année une partie de leur diocèse, ycompris les monastères. A contrario, il leur était défendu desortir du royaume sans autorisation royale. Il leur fallait aussicelle-ci pour se réunir en concile. Quant au clergé régulier,aucune corporation religieuse ne pouvait se constituer dans leroyaume sans une autorisation délivrée par lettres patentes et lescompagnies anciennes pouvaient être réformées par la seuleautorité du roi, voire supprimées. L’exemple le plus célèbre estl’interdiction des Jésuites par l'édit de novembre 1764.

La police temporelle s'étendit même à l'administration dessacrements. A partir de l'ordonnance de Blois de mai 1579 uncertain nombre de textes réglementèrent le consentement aumariage dans un sens très restrictif, conforme aux intérêts desfamilles, sinon à la liberté des intéressés. A l'époque de laquerelle janséniste, sous le règne de Louis XIV, la puissancelaïque s'immisça même dans l'administration de la pénitence etde l'eucharistie. Sous Louis XV, elle intervint dans la querelledu Quiétisme.

Comprises à la façon des légistes, si favorables au pouvoirroyal et si peu soucieux d'une quelconque autonomie de l'Églisepar rapport à la royauté, les "libertés de l'Église gallicane"n'étaient que servitudes.

Ces doctrines eurent, au moment de la Révolution, leuraboutissement logique dans la constitution civile du clergé du 12

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juillet 1790, par laquelle l'autorité temporelle prétendit organiserunilatéralement l'Église de France, sans s'occuper du Saint-Siège.

§ 3. La justice ecclésiastique

446 - Un déclin irrémédiable - Depuis le XVI° siècle, ledéclin de celle-ci avait relégué les officialités à un rôle second.Les règles fixant les relations juridictionnelles entre l'Église etl'État furent définitivement arrêtées dans l'édit portant règlementpour la justice ecclésiastique d'avril 1695.

447 - Des compétences résiduelles- En définitive, lesofficialités ne restèrent exclusivement compétentes qu'en ma-tière strictement spirituelle pour tout ce qui touchait auxsacrements et à la discipline interne, avec de surcroît des empié-tements inquiétants de l'État, concernant la révélation du secretde la confession.

Le privilège de clergie se réduisit à peu de chose. Aupénal, il n'avait plus guère de consistance depuis le XVI° siècle.Au civil, il fut écarté de toutes les causes immobilières et perditson caractère d'ordre public. Désormais tout clerc régnicole (=sujet du Roi) put y renoncer.

C'est à la Révolution qu'il appartint de franchir la dernièreétape en supprimant la juridiction ecclésiastique.

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QUATRIÈME PARTIE

L’APOGÉE DU DROITFRANÇAIS AU XIX° siècle

L’Ancien Régime avait conféré à la France un ascendantinternational considérable, notamment au point de vue de laculture, de la littérature et des arts. Par ailleurs, même s’il devaitde plus en plus composer avec l’influence anglaise aux planséconomique et politique, le pays avait acquis avant la lettre rangde superpuissance.

Certes la Révolution et l’Empire eurent de ce point de vuedes résultats vivement contrastés (sous-partie 1).

Mais ces vicissitudes n’entachèrent pas l’immense pres-tige du droit français au XIX° siècle (sous-partie 2).

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SOUS-PARTIE 1

LE PASSAGE DE L’ANCIEN OUNOUVEAU RÉGIME : LA RÉVOLUTION

ET L’EMPIRE (1789-1815)

Le passage de l’Ancien Régime au nouveau s’est réalisédurant la période de la Révolution et de l’Empire (1789-1815).Cette époque nous apparaît fondamentalement dualiste, dans lamesure où il convient de distinguer ces deux époques : lapremière a brisé l’ordre ancien en échouant à construire, laseconde s’est efforcé de bâtir un nouvel ordonnancement quis’est avéré durable au plan des institutions administratives etciviles.

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CHAPITRE 1

LA RÉVOLUTION : UN NOUVEL ORDREIDÉOLOGIQUE ET JURIDIQUE

La rupture révolutionnaire n’a ni été préméditée, ni mêmeprévue. Elle est née des circonstances qui ont précipité la find’un régime politique entré en crise (sec. 1). L’esprit du siècleaidant, elle n’en a pas moins débouché sur un nouvel agen-cement politique et juridique (sec. 2).

SECTION 1LA RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE

448 - La pré-révolution aristocratique (1787-1788)- Leshommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ilsfont. Le déclenchement de la Révolution illustre le phénomène,si l’on prend soin de rappeler deux observations paradoxales.

En premier lieu, personne en France ne voulait d'unerévolution. Même parmi les "philosophes", nul ne la souhaitaitet ne l'avait prévue (sauf peut-être Voltaire dans une lettre de1764). Selon d'Holbach, les révolutions étaient des "remèdesviolents... toujours plus cruels que les maux que l'on veut fairedisparaître". Rousseau lui-même, conseillant au Genevois deredevenir libres, leur précisait : "soyez plutôt esclaves que parri-cides" et il écrivait aux Polonais: "Je ris de ces peuples... qui...s'imaginent que pour être libres, il suffit d'être des mutins".Selon lui, "le sang d'un homme a plus de prix que la liberté dugenre humain". Les rares survivants des Lumières qui assistèrentau déclenchement de la Révolution, comme Marmontel ouRaynal, la condamnèrent. Morellet lui-même, dès le 14 juillet,voyait dans le peuple "une puissance aveugle et sans frein...levrai Léviathan de Thomas Hobbes". Les fils du destin allaient senouer sans eux et le cours des événements allait en déciderautrement.

En second lieu, à ses débuts, le mouvement fut l’œuvredes "Privilégiés", qui initièrent le processus qui allait lesconduire à leur ruine.

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En effet la Révolution est née de la conjonction entrel'opposition systématique des Parlements et la faiblesse de LouisXVI qui interdit l'adoption des réformes nécessaires, au point devue financier.

La monarchie ne parvint pas à maîtriser la croissance àpeu près inexorable des dépenses publiques. De 1600 à 1609,leur montant, endigué par Sully, n'atteignait pas vingt millionsde livres tournois. Au début du règne personnel de Louis XIV(vers 1661-1683), elles furent portées à près de cent millionsl'an. Puis, pendant la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697), elles s'élevèrent à environ 150 M., pour atteindre 228 M.avec la guerre de succession d'Espagne (1700-1713). Leslongues périodes de paix du XVIII° siècle permirent une baissedes dépenses, mais celles-ci s'accrurent avec la coûteuse inter-vention française (201) dans la guerre d'indépendance américaine(1779-1783) et, en 1788, elles grimpèrent à près de 630 M.£

Le résultat fut un déficit chronique. Il devait être de 20%en 1781 et grandit ensuite chaque année, car le seul moyen de lecouvrir consistait à emprunter, ce qui revenait à accroître lesdépenses de l'exercice suivant. De plus, faute de pouvoircompter sur une banque d'État ou même une organisation ban-caire sérieuse, la monarchie recourut aux emprunts privés,jusqu’à ce que les nouveaux emprunts ne servent plus qu'à payerles intérêts des anciens.

La croissance du rôle de l'État et des dépenses publiques,la succession des guerres extérieures auraient nécessité unerefonte complète du système fiscal. Celle-ci n'aurait pas ététechniquement irréalisable. La pression fiscale moyenne étaitmodeste. D’ailleurs la charge fiscale par habitant était une foiset demi plus élevée en Espagne, deux fois et demi en Angleterre.Mais en France les catégories privilégiées étaient nombreuses et,comme aujourd’hui d’ailleurs (202), beaucoup de Françaiséchappaient à l’impôt.

La royauté n'entreprit pas cette réforme pour des raisonsd'ordre exclusivement politique. En matière fiscale, plus qu'end'autres, apparaissait l'incertitude des lois fondamentales. Jamais

(201) Elle revint approximativement à 1200 millions de £, soit trois fois le budget del'État de l'époque. (202) En 2005, seuls 16 millions de foyers sur 35 étaient imposés au titre de l’impôtsur le revenu. Qui croira que la France compte 18 millions de foyers pauvres ?

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Quatrième Partie – Sous-partie 1 – Chapitre 1 305

la question du droit royal d'imposer ne fut résolue nettement,malgré les proclamations théoriques d'un certain nombred'auteurs, fondées sur le droit romain. La royauté voulut éviterune crise majeure. Elle s'abstint d'appliquer la taille(personnelle) à la noblesse, déjà sous-imposée au titre de lacapitation, elle accepta en 1711 que l'Église se rachète forfai-tairement de la capitation et du dixième, elle n'alourdit ni le"don gratuit" versé par le clergé, qui représentait à peine plus de3% de la fiscalité directe, ni les subsides votés par les paysd'États, qui payaient seulement 7% de la masse des impôtsdirects.

Pour imposer des réformes, il aurait fallu que le rois'appuie résolument sur le tiers état, qui avait toujours été l'alliétraditionnel de la monarchie, et en tire toutes les conséquencespolitiques. Notamment en abolissant les privilèges nobiliaires etféodaux, devenus insupportables à la bourgeoisie des villes etaux habitants des campagnes. Le mécontentent du tiers n'étaitpas dirigé contre le trône. En 1789 la personne et l'institutionroyale étaient hors de conteste et nul n'imaginait que la France,qui était une création de la royauté, pût cesser d'être monar-chique. Le décret du 4 août 1789 portant abolition de tous lesprivilèges proclamait le roi "restaurateur de la liberté française"et déclarait que l'assemblée nationale constituante irait présenterson décret à Sa Majesté, "lui porter hommage de sa plusrespectueuse reconnaissance, et la supplier de permettre que leTe Deum soit chanté dans sa chapelle, et d'y assister elle-même".

Le mécontentent de la bourgeoisie portait sur le visagenobiliaire et "aristocratique" de l'Ancien Régime, celui de lapaysannerie concernait son caractère "féodal".

Mais le pouvoir royal, qui en se retranchant à Versailless'était coupé de la nation, est toujours demeuré matériellement etmoralement dépendant d'une noblesse, repliée en caste, qui amaintenu le trône dans un environnement idéologique dépassé etentravé tout changement institutionnel.

En 1787, le gouvernement concéda à la fronde nobiliaire,la réunion d’États généraux en leur forme traditionnelle, garan-tissant la prépondérance à la noblesse et au clergé.

Mais, dès l'été 1788, la fraction la plus radicale de la bour-geoisie réclama des États d'un type nouveau, avec des effectifsdoublés pour le tiers, des délibérations en commun et le vote par

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tête. Le 25 septembre, le Parlement de Paris pouvait bien seprononcer pour des États traditionnels "suivant la forme ob-servée en 1614". L'évolution des esprits ne le permettait plus etl'aristocratie qui avait déclenchée la révolution se vit débordéepar le parti "national". Pour concilier des points de vuesobstinément divergents, le roi décida le doublement des effectifsdu tiers...tout en laissant aux États le soin de se prononcer eux-mêmes sur le système de vote qui serait appliqué en leur sein(27 décembre 1788). Il se contenta dans ses lettres de janvier1789 de fixer les grandes lignes du déroulement des électionsaux États. Aucune controverse ne s'éleva à ce sujet et pour letiers le suffrage fut pratiquement universel. Il en résulta unecomposition plus ouverte, marquée par la prédominance desprofessions libérales, des commerçants et des artisans. Lorsquel'assemblée s'ouvrit, le 5 mai, le fonctionnement de l'institutionn'était pas réglé et la révolution bourgeoise pouvait commencer.

449 - La révolution bourgeoise (1789) - Dès la premièreséance, à Versailles, éclata la querelle des ordres, dont l'enjeuétait le système de vote et donc la maîtrise politique del'Assemblée. Le Tiers souhaitait le vote individuel. Il comptaitenviron 600 députés sur 1200 et pouvait compter sur l’appui dela majorité du bas-clergé et de celui de quelques nobles libéraux.Les "aristocrates" de leur côté exigeaient qu'on s'en tienne auvote traditionnel par ordre, mais leur base numérique étaitrestreinte.

Le conflit se résolut par une véritable révolution juridique,la transformation unilatérale de l'assemblée du Tiers en assem-blée nationale.

Du 5 mai au 10 juin, alors que les ordres étaient invités àse réunir dans des locaux particuliers pour vérifier les pouvoirsde leurs élus, les représentants "des Communes" demeurèrentdans la Salle des Menus Plaisirs, tout en s'abstenant de secomporter en ordre distinct et en appelant les députés des autresOrdres à venir siéger avec eux. Il s'agissait d'obtenir de ceux-ciqu'ils rompent la distinction en Ordres, prélude à un vote partête.

Le 10 juin, le Tiers somma les "privilégiés" de se réuniravec lui. Quelques représentants du bas-clergé le rejoignirent.Le 17, le Tiers et cette poignée de transfuges se proclamèrent

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Assemblée nationale, par 491 voix contre 90. C'était là unerupture doublement décisive, dans la mesure où elle excluait lesopposants de la représentation et de la communauté nationales etaffirmait l'existence d'une nation, distincte du roi.

Le 20 juin, le roi répliqua en interdisant toute assembléed'ordres jusqu'à la séance royale. L'Assemblée nationale,trouvant porte close, se réunit alors dans la célèbre salle du Jeude Paume, où ses membres jurèrent alors de ne point se sépareravant d'avoir doté le royaume d'une constitution. Puis, installéedans l'Église Saint-Louis, l'assemblée fut rejointe le 22 par 150députés du clergé.

Lors de la séance royale du 23, le roi accepta de faire uncertain nombre de concessions. Il reconnut aux États le droit deconsentir à l'impôt et se déclara en faveur d'une certaine libertéindividuelle, de la liberté de la presse et de l'égalité fiscale. Maisil n'entendait pas revenir sur l'indivisibilité de la souverainetéroyale, sur la division en ordres, la "féodalité" et la dîme.D'ailleurs, il ordonna aux députés récalcitrants de se séparer toutde suite. Mais ceux-ci rejetèrent la sommation royale. Le 25, ilsfurent rejoints par une cinquantaine de députés nobles.

Le 27, le roi renouvela ses exigences et des troupesmanoeuvrèrent autour de Paris. Il est difficile de dire ce qui seserait passé en cas d'intervention. Toujours est-il que l'arméen'en reçut pas l'ordre, car Louis XVI répugnait à de tellesviolences contre ceux qu'il appelait ses "enfants rebelles".

Le 9 juillet, l'Assemblée nationale en tira parti pour seproclamer Assemblée constituante.

Le 11 juillet, les Parisiens, craignant une entrée en forcebrutale des troupes concentrées autour de Versailles et Paris,créèrent une milice bourgeoise, la future "Garde Nationale". Le14, le petit peuple de Paris, spontanément, se porta au secoursdes députés qu'il croyait menacé. Des armes furent dérobées auxInvalides, l'Arsenal fut investi, la Bastille prise. D'autant plusaisément que son gouverneur en ouvrit les portes aux émeutiers.En retour il fut massacré, comme le Prévôt des Marchands del'Hôtel de Ville, remplacé par un maire révolutionnaire.

Au lieu de répliquer, Louis XVI décida l'apaisement: le15, il accepta de se montrer en public, avec la cocarde

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tricolore(203), symbole de sa réconciliation avec la révolutionaccomplie par le tiers. Désormais, l'Assemblée avait la voie librepour accomplir son oeuvre normative, d'autant qu'en provincel'administration royale se décomposait et partout s'organisaientdes municipalités révolutionnaires et des milices armées.

Le 4 août, la révolte des campagnes, dirigée contre lerégime seigneurial, décida la Constituante à abolir les "droitsféodaux" et, dans la foulée, l'Assemblée abolit tous les privi-lèges sociaux et territoriaux. Le décret définitif ne fut voté quele 10 août et signé par le roi le 3 novembre. Il en résulta la fin dela noblesse et du clergé, dont la disparition en tant que personnemorale entraîna la mise à la disposition de la Nation des biensd'Église.

Le 26 août, l'Assemblée adopta la déclaration des droits del'homme et du citoyen, qui posa les principes du droit publicnouveau.

Dès septembre, elle entreprit l'élaboration de la nouvelleconstitution, qui fut entrecoupée par le vote de plusieurs grandeslois, avant d'être adoptée deux ans plus tard, les 3-14 septembre1791.

SECTION 2L’HÉRITAGE POLITIQUE ET JURIDIQUE

DE LA RÉVOLUTION

450 - La révolution n’est pas un bloc - L’héritage révolu-tionnaire n’est pas totalement homogène, car le contexte de1789 n’est pas celui du « dérapage » de 1793 et ce dernierdiffère de celui de la « normalisation » de 1795. Pour bien faire,il faudrait affiner l’inventaire (204) et rappeler d’abord le fil desévénements, ce qui n’est pas possible dans le cadre limité de cetouvrage. On ne bornera ici à une vision simplifiée.

451 - Un nouvel ordre idéologique en surplomb - Lesgrands principes du nouveau droit public sont essentiellementcontenus dans la "Déclaration des droits de l'homme et du (203) La cocarde bleu et rouge (aux couleurs de Paris) était le symbole de la GardeNationale. En l'unissant à la sienne (qui était blanche), Louis XVI, inventa les troiscouleurs du drapeau national. (204) On s’y est efforcé dans A. Leca, "Les principes de 89 dans le droit privé et ledroit pénal révolutionnaires" dans J. Imbert et alii, "Les Principes de 89", P.U.A.M.,Aix, 1989, pp. 113-149.

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citoyen" (205) du 26 août 89 et le titre I° de la constitution du 3-14 septembre 91. Il s'agit de la finalisation "lockienne" (206) dupouvoir politique voué à la "conservation des droits naturels etimprescriptibles de l'homme", l’unité (207) et la souveraineténationale, dont Siéyès avait élaboré la théorie, la séparation despouvoirs, dont Montesquieu avait fait un principe constitu-tionnel dont la nécessité transcende tout esprit de faction et biensur les grands thèmes de la philosophie des Lumières : l'idéerousseauiste que les hommes, naturellement bons, naissent libreset égaux en droits, la liberté individuelle, c'est à dire la sûreté, laliberté d'opinion "même religieuse", la liberté d'écrire, de parler,d'imprimer et de consentir à l'impôt On sent percer derrière euxles revendications plus concrètes de la bourgeoisie notammentavec l'égalité dans l'accès à toutes dignités, places et emploispublics, l'égalité fiscale et surtout le respect de la propriété"inviolable et sacré". La constitution de 1793 (dite de l’an I)affichera formellement la souveraineté du peuple, le suffrageuniversel et plus timidement le droit à l’assistance et àl’éducation (balayés dès la constitution de 1795, dite de l’an III).

Relativement au droit privé, si le temps fera défaut auxConstituants (et à leurs successeurs) pour réaliser leur promessede faire "un Code des lois civiles communes à tout le royaume",un certain nombre de réformes capitales modifièrent lalégislation privée de la France

452 - Un droit privé résolument individualiste etégalitaire- Le droit des personnes, jusqu’alors marqué par leChristianisme, le paternalisme et d’une certaine mesure les idéesaristocratiques (sur l’inégale condition des personnes et desbiens), devint résolument individualiste et égalitaire. En effettous les Français apparaissent désormais égaux devant la loi: lesdiscriminations héréditaires, les distinctions d'ordre, la noblesse,

(205) Il faut bien préciser "de l'homme et du citoyen", car les deux notions sont liées :dans l’esprit de 89, les non-citoyens (par exemple les esclaves noirs des colonies) nepouvaient pas se prévaloir des droits de l’homme… (206) Du nom de John Locke (1632-1704) théoricien anglais du libéralismecontemporain (A. Leca, "Histoire des idées politiques", Ellipses, 1997, n°°201-202). (207) Il y a désormais UNE Nation française. Dès lors la langue devait être une, ainsique le droit. De tels projets n’étaient pas évidents : en ce qui concerne la langue,d’après l’enquête de l’abbé Grégoire, seuls 15 des 85 départements parlaientcouramment le Français et il existait alors quelque 360 systèmes de droit privédifférents…

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la pairie, la chevalerie sont abolies. Tous les corps etcommunautés dotés de la personnalité morale disparaissent dudroit privé, comme les communautés territoriales en droitpublic: les Ordres, les corps et communautés professionnellessont abolis, la famille elle même perd sa personnalité juridique.

Le droit familial est en effet transformé dans le mêmesens. Le mariage n'est plus qu'un contrat civil, aussi bien ledivorce par consentement mutuel s'introduit-il dans le droit(1792). Toute puissance paternelle sur les enfants majeurs estabolie.

Le droit du patrimoine subit la même transformation. Lenouveau régime de la propriété est marqué par la consécrationde son caractère inviolable et sacré et par l'abolition de ce qu'onappelait alors la "féodalité" (L. 11 août-3 septembre 89). Leparadoxe est total, car les droits dits "féodaux" constituaient belet bien une propriété. Aussi bien, le Législateur révolutionnairea-t-il laborieusement cherché un critère permettant de distinguerla "bonne" propriété de la "mauvaise".

Le régime successoral fut bouleversé par le principed'égalité. L'abolition des privilèges emportait en effet celle desprivilèges successoraux procédant de l'aînesse et de la mascu-linité: elle va entraîner le morcellement croissant des grandespropriétés et priver définitivement la noblesse de sa richessefoncière.

Le droit des obligations vit la consécration du consen-sualisme, déjà en voie d'affirmation dans l'Ancien Droit, et de laliberté contractuelle. Mais là encore le législateur révolu-tionnaire entra en contradiction avec lui même, en proclamantd'une part cette liberté contractuelle et en interdisant de l'autreles contrats entraînant une servitude personnelle, au nomd’impératifs politiques.

Au lendemain du coup d’État de Brumaire an VIII, cesréformes -dont certaines pesaient problème (comme le divorcepar consentement mutuel)- étaient déjà disséminées dans unemultitude de textes. Le régime suivant, qui vit le jour avecNapoléon Bonaparte (consul puis empereur) opéra une remiseen ordre remarquable et corrigea ce qui était perçu à l’époquecomme excessif.

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CHAPITRE 2

LE CONSULAT ET L’EMPIRE (1799-1815) :UN NOUVEAU CORPUS JURIDIQUE

L'oeuvre normative du Consulat, poursuivie sous l'Empire,fut considérable, elle jeta "les masses de granit" sur lesquellesreposa le droit français pendant plusieurs générations, au plandes institutions privées, pénales et administratives.

SECTION 1L’APPORT DU NOUVEAU RÉGIME À L’ORDRE JURIDIQUE

PRIVÉ ET PÉNAL : LES CINQ CODES NAPOLÉONIENS

Dans l’ordre juridique privé et pénal, cinq codes furentpromulgués en cinq ans.

La réussite la plus évidente fut assurément le nouveauCode civil, la "constitution civile de la France", pour reprendrele mot de C. Demolombe, souvent repris après lui.

§ 1. L’œuvre centrale : le code civil de 1804

La rédaction fut confiée à une commission composée dequatre magistrats deux méridionaux (le Périgourdin Mallevilleet l’Aixois Portalis) et deux septentrionaux (le Parisien Tronchetet le Breton Bigot de Préameneu). Quatre mois après, le textepassa au Conseil d'État qui, sous la présidence soit deCambacérès, soit de Bonaparte, en répartit les 2281 articles (208)en 36 projets de lois. L’ensemble aboutit à la loi du 30 ventôsean XII (21 mars 1804) qui groupa tous ces textes dans un Corpsunique, le "Code Civil des Français" et abrogea le droit antérieurà 1803, notamment "les lois romaines, les ordonnances, lescoutumes générales ou locales ".

453 - Les caractères essentiels de la codification consu-laire - Ceux-ci sont au nombre de trois. C’est une œuvre

(208) Leur nombre marque un remarquable travail de synthèse si on le compare auxquelque 19 000 articles de l’ALR prussien (Allgemeines Land-Recht für diepreussischen Staaten) de 1794.

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d’héritiers, un travail de compromis et enfin une réalisationfoncièrement individualiste et libérale.

C'est d’abord un aboutissement. Le monument comportefort peu d’idées nouvelles. C’est un ouvrage "de disciples et nonde prophètes". En effet, on pourrait redire du Code civil cequ’on a déjà écrit de Pothier : à défaut d'être originale, sonoeuvre est à la fois vaste et claire (209). Les Quatre ont puisé dansles règles et les idées de ses prédécesseurs. Leur composition estredevable à la doctrine française d’Ancien Régime, notammentà Pothier et, dans une moindre mesure, à Domat. On ne dira pasqu’il ne doit rien à la doctrine européenne, car l’influence duHollandais Grotius, des Allemands Pufendorf et Wolff, duSuisse Barbeyrac, c'est-à-dire de la célèbre Ecole du droitnaturel est incontestable : elle est même évidente si l’onconsidère la notion centrale de droit de l’homme appréciésubjectivement, le triomphe du consensualisme dans le transfertde la propriété et l’avènement d’un principe général deresponsabilité pour les dommages causés à autrui. Mais cetteinfluence est surtout diffuse et n’est pas nécessairement directe.

C’est ensuite une oeuvre de compromis, de transaction,élaborée par des magistrats réalistes et modérés. Elle évite lesoutrances idéologiques du droit révolutionnaire et empruntelargement à l'ancien droit chaque fois que celui-ci se révélaitcompatible avec les principes de liberté et d'égalité juridiqueposés par la Révolution. Par ailleurs, au sein de ce dernier, elles'efforce de maintenir un certain équilibre entre les solutions dudroit coutumier et du droit écrit. Le cas le plus typique est celuides régimes matrimoniaux qui légalise à la fois le régimecoutumier de la communauté entre époux et le régime dotal dedroit romain. Globalement, le droit coutumier en général, laCoutume de Paris de 1580 en particulier, a fourni la plupart desdispositions sur la puissance maritale et paternelle, l'incapacitéde la femme mariée, nombre de règles successorales, mais aussiles dispositions relatives aux servitudes. Le droit romain asurtout inspiré le droit de la propriété et celui des obligations,lequel avait déjà été très largement reçue en pays de coutumes.

En dépit de sa misogynie et des conceptions encoreteintées d’un paternalisme certain dans l’ordre familial, le Code

(209) supra §. 275.

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civil est enfin une oeuvre individualiste et libérale, comme entémoigne son contenu.

454 - Le contenu de la codification consulaire - Celui-cine saurait faire l'objet ici que d'un bref tableau.

Le droit des personnes (art. 7 à 715) est assez fortementindividualiste. Il s'agit là d'un trait qui, non seulement aparfaitement survécu dans notre droit positif, mais s'est encoreaccru depuis 1804. Du chef de la personne, les principes deliberté et d'égalité civiles proclamés par la révolution, sontconsacrés, même si l'esclavage, rétabli dans les colonies en mai1802, dut attendre 1848 pour disparaître entièrement. De même,l'état civil est sécularisé, comme dans le droit intermédiaire,malgré le Concordat de 1801.

Du chef de la famille, si la personnalité juridique de celle-ci n'est pas rétablie, le Code s'en préoccupe, notamment enprotégeant les droits familiaux dans le cadre de la dot et dessuccessions ab intestat, puisque l'ordre des successibles estdéterminé par la parenté par le sang, reléguant le conjointsurvivant après les collatéraux ordinaires. Le Code redonnebeaucoup plus d'importance au mariage que le droit révolu-tionnaire. S'il maintient le divorce pour faute, il supprime ainsila clause dite d'"incompatibilité d'humeur" et par là même ledivorce par consentement mutuel. Les justes noces sont -avec lafiliation légitime- à peu près la seule source des relationsfamiliales. Toute recherche en justice de la paternité naturelleest interdite, car comme le disait crûment le Premier Consul "lasociété n'a aucun intérêt à ce que les bâtards soient reconnus".

Au sein de la famille, l’individualisme doit composer eneffet avec d’autres influences plus anciennes : empreint d’unétat d’esprit paternaliste, le Code consacre la supériorité du marisur sa femme et du père sur ses enfants.

L’épouse, soumise à la puissance maritale, doit obéissanceà son conjoint et est proclamée incapable de faire aucun actejuridique sans son autorisation. Dans le régime matrimonial dedroit commun, la communauté, c'est à dire les meubles et lesacquêts, est gérée par l'époux, qui en dispose seul, à son gré. Iladministre même les biens propres de sa femme, quoiqu'en cecas, il soit responsable et ses pouvoirs plus limités. Dans lesautres régimes, que les biens communs soient plus étendus

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(communauté universelle) ou plus réduits (communauté réduiteaux acquêts), le pouvoir du mari sur ceux-ci demeure identiqueset si la femme peut éventuellement administrer ses biens(régime de séparation), elle ne peut pas aliéner un de sesimmeubles sans l'autorisation de son mari et, même avec celle-ci, elle ne peut pas disposer d'un immeuble dotal.

Le Code consacre également la puissance paternelle dupère sur ses enfants, "nécessaire à la conservation des moeurs etau maintien de la tranquillité publique" (Malleville). Elleenglobe les droits de garde, de correction sur la personne desenfants et ceux d'administration et de jouissance légales surleurs biens, sans aucun contrôle. Elle prend cependant fin à l'âgede leur majorité, fixée à 21 ans, quoique le consentement desparents soit requis pour le mariage des filles jusqu'à l'âge de25 ans.

Le droit des biens et des obligations (art. 516 à 2281) estencore plus nettement individualiste.

Le Code consacre le droit de propriété privé individuel,défini comme un droit absolu (art. 544). Il ignore la propriétéprivée collective et ne la réglemente même pas.

Enfin il consacre l'autonomie de la volonté et la libertécontractuelle, qui étaient dans l’air du temps.

Ce Code fit en son temps l'objet d'un véritable culte. "Mavraie gloire n'est pas d'avoir gagné quarante batailles, diraNapoléon, Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires; ceque rien n'effacera, ce qui vivra éternellement, c'est mon Codecivil". Pour la première fois de son histoire, la France étaitsoumise à un droit privé uniforme et spécifique. Un droit privé,mis dans une forme remarquablement claire. Le Pr. Jean-JosephBugnet (210) s'exclamait d’ailleurs : "Je ne connais pas le droitcivil, je n'enseigne que le Code civil". Environ une centained’ouvrages furent publiés pour le commenter. Cet enthousiasmea même dépassé les frontières du droit, puisque l'oeuvre a attirél'attention des théologiens et des gens de lettres. Stendhal auraitécrit à Balzac qu’il en lisait quelques articles tous les jours pours'imprégner du style lapidaire de ses rédacteurs. Le Mercure deFrance a célébré sa promulgation par des odes, tant il est vrai,qu'entre ode et code, comme le rappelait Balzac, "il n'y a qu'un

(210) (1794-1866).

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C de différence". Le Code Napoléon, comme on l’a appeléjusqu’en 1815, a été traduit en latin (1806) réaménagé sousforme de "catéchisme" et trois auteurs au moins l’ont mis envers.

§ 2. Les autres réalisations : les codes de procédure civile(1806), de commerce (1807), d'instruction criminelle(1808) et le code pénal (1810)

455 - Cette première réalisation fut suivie par le code deprocédure civile de 1806. Ses 1042 articles largement rede-vables à l'ordonnance sur la justice de 1667 retracent la procé-dure suivie devant les tribunaux judiciaires.

456 - La codification continua avec le code de commercede 1807 dont les 648 articles doivent beaucoup à l'ordonnancedu commerce de 1673. L'oeuvre est celle qui a été le plus cri-tiquée pour ses lacunes et ses insuffisances. En effet, elle nes’attarde guère sur les sociétés commerciales et -tributaire d’uneordonnance vieillie en décalage avec les nouvelles réalitéséconomiques- elle est silencieuse sur les contrats commerciaux,le fonds de commerce, les banques, le crédit, les assurancesterrestres et les brevets d'invention. A rebours des tendanceslibérales, ce code, marqué par le colbertisme, exprime de laméfiance à l’égard des commerçants, comme en témoigne larigueur qui leur est imposé dans la tenue de leurs livres, leslongs développements sur les juridictions consulaires et surtoutles sanctions pénales qui accompagnent la faillite. Cettesuspicion atteint son paroxysme avec les sociétés anonymesdont la création est soumise à une autorisation gouvernementalepréalable.

457 - Après une tentative de code commun (211), l'oeuvrenapoléonienne s'acheva avec deux codes spécialisés, pourl'instruction criminelle en 1808 et le droit pénal en 1810.

Les 643 articles du Code d'instruction criminelles'inspirent fortement de l'Ordonnance criminelle de 1670,

(211) Il s'agit du projet de "Code criminel, correctionnel et de police" de l'an IX(1801), qui comptait 1169 articles. Il fut imprimé l'année suivante avec lesobservations du Tribunal de Cassation, des tribunaux d'appel et des tribunaux cri-minels (5 vol.).

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notamment pour tout ce qui relève de l'instruction préparatoire,qui renoue avec la règle du secret en usage dans l'AncienneProcédure pénale. En revanche, la procédure devant les juri-dictions de jugement est surtout inspirée par le droit intermé-diaire, quoique le Code supprime le jury d'accusation imposé parla Révolution.

Le Code pénal de 1810 est une oeuvre de 484 articles dontla construction est originale, bien qu'historiquement datée enraison de son parti-pris répressif. Cette observation n’empêchepas qu’au plan de la technique juridique, l’ouvrage a étédavantage inspiré par son devancier de 1791 que par l'AncienDroit criminel : comme lui, il établit un droit légaliste etégalitaire, fondé sur la responsabilité morale du délinquant. Il nefait pas renaître des infractions abolies par la Révolution,comme le blasphème ou le sacrilège, mais reprend nombred'incriminations introduites pour la première fois par le droitcriminel de la révolution, par exemple les prohibitions pénalesnées de la loi Le Chapelier sanctionnant "toute coalition de lapart des ouvriers pour faire cesser en même temps de travailler".Les principales différences avec le Code de 1791 tiennent àl'établissement de limites minima et maxima pour les peines, etsurtout à une répressivité accrue qui s'explique par les troublessociaux de l'époque : la peine de mort était fréquemment prévueet les autres peines criminelles (travaux forcés, réclusion àperpétuité ou à temps) se caractérisaient par une grande rigueurs'accompagnant parfois de manifestations infamantes plus oumoins douloureuses (marque au fer rouge, carcan...).

Malgré la rédaction successive de deux projets (1807 et1814), la codification du droit rural n'aboutit pas.

458 - Quant à la sanction du droit, le nouveau régime réglala question de l'organisation juridictionnelle. C’est la consti-tution de l'an VIII qui créa véritablement la fonction publiquejudiciaire en substituant aux juges élus des juges professionnelsnommés par l'exécutif et inamovibles.

Ses dispositions furent complétées par la loi du 27 ventôsean VIII (18 mars 1800) sur l'organisation des tribunaux et lerecrutement des magistrats, légèrement transformée en l'an X.

Au plan de l'organisation juridictionnelle, la loi apporta uncertain nombre de précisions.

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Au civil, elle doubla les justices de paix (dans chaquecanton) et les tribunaux d'instance (dans chaque arrondissement)par 29 tribunaux d'appel.

Au pénal, la justice de paix devint un tribunal de simplepolice, les tribunaux d'instance et d'appel reçurent une compé-tence correctionnelle et un tribunal criminel fut installé danschaque département.

Au sommet, elle maintint le Tribunal de Cassation, cons-titué en 1790.

Au plan du recrutement des magistrats, le système définitiffut arrêté avec la constitution de l'an X. Tous les juges furentnommés par le Premier Consul, depuis le juge de paix ducanton, jusqu'aux juges de cassation, de manière indirecte.

SECTION 2L’APPORT DURABLE DU SYSTÈME NAPOLÉONIEN

À L’ORDRE ADMINISTRATIF

459 - La "constitution administrative française" - Auniveau administratif ; l’apport capital fut la fameuse loi du 28pluviôse an VIII (17 février 1800) qui mit sur pied ce qu'on aappelé la "constitution administrative française". Les dépar-tements (dépourvus de la personnalité juridique jusqu’en 1838),furent administrés par un Préfet (jusqu’en 1983) et uneassemblée, le Conseil général.

Les départements furent divisés en quatre ou cinqarrondissements et un sous-préfet (nommé au niveau central) futinstitué dans chacun de ceux-ci.

Les communes (également dépourvue de personnalitémorale, jusqu’en 1834) furent administrées par un Maire et uneassemblée, le Conseil municipal. Tous ces agents furent nom-més par le Préfet sur les listes communales, à l'exception desmaires des villes de plus de 5000 habitants dont la nominationrelevait exclusivement du Premier Consul. A partir de laconstitution de l'an X, le choix se fit sur les listes de candidatsprésentés par les assemblées de canton et comptant parmi les100 contribuables les plus imposés du canton.

Le Consulat procéda également à une refonte durable desservices publics.

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460 - La refonte des grands services publics - Le nouveaurégime ne modifia pas les impôts en vigueur, mais les lois du 3frimaire an VIII (24 novembre 1799) et du 27 ventôse an VIII(18 mars 1800) sur l'administration financière et celle du 16nivôse an VIII (6 janvier 1800) sur la Banque de Franceréorganisèrent ce secteur.

La loi du 1° mai 1802 sur l'enseignement secondaire, quicréa les lycées, et celle du 10 mai 1806, qui mit en place lemonopole des universités impériales, réaménagèrent le systèmeéducatif.

La constitution de l'an VIII consacra enfin une règlemajeure de droit administratif, la garantie des fonctionnaires:"les agents du gouvernement, autres que les ministres, nepeuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions,qu'en vertu d'une décision du Conseil d'État; en ce cas, lapoursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires".

SECTION 3UN BILAN EN DEMI-TEINTE

461 - Des résultats vivement contrastés - La Révolution etl’Empire ont eu rétrospectivement des résultats vivementcontrastés. Indéniablement fécondes au plan civil, pénal etadministratif, ces années frappent par une remarquable carence :elles ne sont pas parvenues à doter le pays d’une constitutionstable. Et en 1814 et en 1827, la couronne de France échut àLouis et à Charles, les deux frères puînés de Louis XVI, quimaintinrent, à très peu de choses près, l’ossature civile, pénale etadministrative qu’ils avaient trouvé. La France a donc mis unquart de siècle de fer, de feu et de sang pour déboucher … surune monarchie constitutionnelle, peu différente de celles quiexistaient alors en Europe dans les années 1815 (212). Plutôtmoins libérale que la monarchie anglaise, par exemple. C’étaitévidemment un aboutissement contestable, eu égard aux

(212) Si l'on considère la république comme son aboutissement ultime, il fautremarquer que ce régime, malgré la parenthèse des années 1848-1852, ne s'estenraciné chez nous qu'à partir de 1870, à une époque où il était en voie de se banaliserhors de nos frontières. Si l'on tient la démocratie comme la fin dernière du processusouvert en 1789, il faut aussitôt remarquer que partout dans le monde occidentalexistent des démocraties qui ont fait l'économie d'une révolution, voire mêmel'économie d'une république. D’ailleurs sept pays de l'Union européenne, sept sont desmonarchies et onze membres de l'OCDE ont un roi ou un prince à la tête de l'État.

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espérances (mais aussi aux illusions) inspirées par la Révo-lution. Il en a résulté de nouveaux soubresauts révolutionnaires(1830 et 1848), le retour éphémère de la République (1848-51)…et même celui de l’Empire napoléonien (1852-70).

462 - Un bilan en demi-ton qui n’a pas entamé lerayonnement intellectuel de la France : l’exemple du Code civil-Cet échec n’a pas pour autant entamé le prestige que la France atiré de la diffusion européenne et même mondiale des principesde 89 et du remarquable code de 1804, qui nous ramène au cœurde notre sujet. Pour s’en tenir au droit, qui est au centre de notrepropos, il est significatif de noter que le code civil français abien failli devenir le droit commun de l'Europe. Il fut introduitdans un grand nombre de pays à l'occasion des conquêtesnapoléoniennes. C'est ainsi que le royaume d'Italie reçut en 1806son Code Napoléon (le Codice di Napoleone il Grande per ilregno d'Italia) et que le royaume de Hollande se dota du sien en1811 (le Wetboek Napoleon ingerigt voor het KoningrijkHolland) pour s'en tenir à deux exemples parmi d'autres. Mais ilne faut pas y voir le résultat de la seule violence, car, dansplusieurs pays, le code continua à s’appliquer après la défaitefrançaise de 1815 : en Hollande (d'une large mesure jusqu'en1829), dans certains États italiens notamment l'ancien duché deLucques (jusqu'en 1865), dans tout l'ouest de l'Allemagne(jusqu'en 1900), en Suisse romande (jusqu’en 1907), en Pologne(depuis 1808 jusqu'à l'entre-deux guerres mondiales danscertaines parties du pays). Son prestige a été considérablependant tout le XIX° siècle, voire au-delà. D’ailleurs, enBelgique et au Luxembourg, le texte est toujours formellementen vigueur. Mais qu’il y a-t-il derrière la « gloire nationale » ? Sil’on écarte celle-ci, force est de constater que la codificationnapoléonienne a été foncièrement ambivalente.

463 - Le revers de la « gloire nationale » - La remarquefaite pour le droit pourrait être formulée de façon très générale.En effet, si l’on ôte l’épopée, à laquelle bien des cœurs françaisrestent indéfectiblement attachés, on peut considérer qu'auregard de leurs conséquences, ces années de fer, de feu et desang ont été très coûteuses pour le pays. D’abord au plandémographique. La saignée qu'ont entraîné (par ordre croissant)la Terreur, la répression de la Vendée et la guerre européenne

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déclarée en 1792 et perdue à deux reprises, en 1814 et en 1815,ont brisé l'expansion démographique de la France à une époqueoù la croissance des autres peuples européens commençait às'accentuer. A partir de 1840 et pour un siècle la populationfrançaise resta stationnaire alors que ses voisins voyaient dou-bler la leur. Aussi bien le part des Français dans la populationeuropéenne n'a-t-elle pas cessé de décroître. La France comptait20% de la population européenne en 1650, 18% en 1750, 15,7%en 1800, 13,3% en 1850 Il n'est pas de cause plus importante audéclin de sa puissance aux XIX° et XX° siècles.

Les effets de ce quart de siècle d’expérimentations n’ontpas été moins désastreux au niveau économique. En 1815, laFrance est sortie vaincue et ruinée du conflit, l'Angleterre étantdésormais et de loin la première place économique du monde :le volume de son commerce la hissait au premier rang mondial,alors que la France était encore à parité avec elle en 1787. D'oùce paradoxe qu'avait relevé Tocqueville en 1859 : l'économiefrançaise d'Ancien Régime "malgré l'inégalité des charges, ladiversité des coutumes, les douanes intérieures, les droitsféodaux, les jurandes, les offices" se développait plus rapi-dement "qu'à aucune des époques qui ont suivi la révolution".

Le bilan n’est pas aussi différent qu’on pourrait l’imaginerau plan du droit et des libertés.

L'esprit du XVIII° siècle avait voulu secouer tous lesjougs, toutes les contraintes que le XVII° voulait "porter avechonneur", pour reprendre les mots de Bossuet. Or, la révolutionn'a pas affaibli la plus forte des contraintes, celles de l'État.Abstraitement, elle n'a fait que changer le titulaire de lasouveraineté, concrètement elle l'a renforcée.

Mirabeau, le premier, avait perçu cette réalité. Il avaitainsi indiqué au roi qu'"une partie des actes de l'AssembléeNationale (...) est évidemment favorable au gouvernementmonarchique. N'est-ce donc rien que d'être sans parlement, sanspays d'État, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse?L'idée de ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu àRichelieu: cette surface égale facilite l'exercice du pouvoir.Plusieurs règnes d'un gouvernement absolu n'auraient pas faitautant que cette seule année de révolution pour l'autoritéroyale".

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A sa suite, Tocqueville avait relevé que les convulsionsrévolutionnaires avaient permis l'émergence "d'un pouvoircentral immense qui a attiré et englouti dans son unité toutes lesparcelles d'autorité et d'influence qui étaient auparavantdispersées dans une foule de pouvoirs secondaires, d'ordres, declasses, de professions, de familles et d'individus (...) LaRévolution a créé cette puissance nouvelle, ou plutôt celle-ci estsortie d'elle-même des ruines que la Révolution a faites". End'autres termes la révolution française a abouti "à accroître lapuissance et les droits de l'autorité publique".

Elle avait voulu établir un régime fondé sur les "droitsnaturels et imprescriptibles de l'homme" et une société reposantsur l'égalité. Or toutes les constitutions qu'elle a promulgué ontété éphémères: ni la monarchie constitutionnelle, ni la répu-blique, ni la dictature populaire n'ont fondé un gouvernementstable. A chaque nouvel échec, ce fut à nouveau le vide "l'espacevide de droit" qui s'était ouvert dans les institutions françaises le17 juin 1789, à la suite du coup de force des élus du Tiers État.

Aucun des régimes qui se sont succédés de 1791 à 1815n'a établi la liberté et l'égalité politiques.

Certes, la révolution les a inscrites dans le droit civil, ellea aboli les privilèges, elle a précipité la chute de l'aristocratie enla privant d'une grande partie de sa base économique foncière.

Mais sa portée sociale n'a pas été d'établir l'égalité: elle atransféré les terres confisquées dans d'autres mains et denouvelles hiérarchies sociales sont apparues.

En premier la révolution a été essentiellement "unetranslation de propriété" (H. Taine). Avec elle, 15 à 20% du solfrançais est passé entre les mains de nouveaux acquéreurs, despaysans et des bourgeois.

En second lieu, la disparition de la noblesse et de la"féodalité" n'a pas permis de déboucher sur une société d'égalitécar, une nouvelle hiérarchie sociale, fondée sur l'argent, s’estsubstituée aux différenciations reposant sur la fonction sociale.

L’avènement d’une société démocratique est beaucoupplus le fruit du libéralisme, de l’individualisme et de l’essorcapitaliste que celui de la Révolution, comme le montrel’exemple du Royaume-Uni et des pays scandinaves.

C'est en ce sens que la Révolution a été inutile et coûteuse.Au soir de sa vie, alors qu'on lui demandait pourquoi il ne

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rédigeait pas ses Mémoires, Sieyès répondit que "nos avertis-sements seraient inutiles pour mettre en garde contre nos fautesles hommes qui, venus après nous, n'acquerront notre sagessequ'au prix des mêmes malheurs".

Si l’on en revient aux codes napoléoniens, ils ont donné unécho considérable a un système de droit qui avait une certainesupériorité en son temps, ce qui explique la précellence dumodèle juridique français au XIX° siècle.

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SOUS-PARTIE 2

LA PRÉCELLENCE DU MODÈLEJURIDIQUE FRANÇAIS AU XIX° SIÈCLE

464 - Vue d’ensemble - De 1814 à 1880, la France a connuune vie politique chaotique, marquée par d’incessants chan-gements de régimes politiques, qui reprennent le cycle esquisséen 1798-1814, puisque le pays connut par deux fois la monar-chie constitutionnelle et censitaire (1789-1792 et 1814-1848), àlaquelle succéda à deux reprises la proclamation de la répu-blique et du suffrage universel, nées sous la pression de la rue(1792-1799 et 1848-1851), qui, au terme d’une existence éphé-mère, aboutirent par deux fois à une dictature monocratique etpopulaire née d'un coup d'État (1799-1804 et 1851-1852), dontle bénéficiaire restaura à son profit l'hérédité du pouvoir pourrenouer avec la chaîne des temps (I° et II° Empire).

Mais, dans l’intervalle, le Code civil a subi fort peu demodifications. Sous la Restauration, une fois passées un certainnombre de critiques excessives (213), on ne peut que citer l’abro-gation de la condition de réciprocité limitant la capacité succes-sorale des étrangers, la suppression du divorce et une modifi-cation du droit successoral tenant aux substitutions. Sous laMonarchie de Juillet on peut mentionner la suppression des ma-jorats et une révision concernant les dispenses de mariage. Acette époque, la légende napoléonienne est telle que le Code estdevenu intouchable et sacré. Il le demeurera jusqu’à l’orée desannées 1870.

A partir de cette date, son prestige est atteint par la chutedu Second Empire qui relance la critique contre un texte jugétrop révolutionnaire par les traditionalistes (214), regardé commetrop autoritaire par les libéraux et jugé trop bourgeois par lessocialistes. Mais il faudra encore un peu de temps pour que sonrayonnement international faiblisse.

(213) M. Bernardi, De l'origine et des progrès de la législation française, Académiedes inscriptions et Belles Lettres, Paris, Béchet, 1816, p. 563 à titre d'exemple. (214) J.B.V. Coquille, La France et le Code Napoléon, Paris, Librairie V.Lecoffre, s.d.(vers 1882).

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CHAPITRE 1

LE RAYONNEMENT INTERNATIONALDU DROIT PUBLIC FRANÇAIS

La France, patrie de la Révolution et des droits despeuples, exerça tout au long du XIX° siècle un magistère idéolo-gique, culturel, littéraire et juridique qui n’est pas contestable,malgré la perte de son hégémonie politique et militaire, queNapoléon III tentera maladroitement de rétablir.

Les idées françaises dont l’écho a été le plus ample sont ledroit des peuples, le suffrage universel et l’idée républicaine.

SECTION 1LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE

ET SON DROIT À DISPOSER DE LUI-MÊME

465 - Une nouveauté précédée par un certain nombred’expérimentations politiques moins abouties -

Assurément, l’Antiquité grecque avait légué à la postéritédivers modèles institutionnels, dont celui de la démocratiedirecte athénienne. Toutefois, de l’avis général, un tel régimeappartenait au passé et ne pouvait pas être transposé à des Étatsvastes et peuplés.

Certes, la révolution anglaise (1640-1660) avait tentéd’établir un État dont le dépositaire effectif de la souverainetéaurait été "la Représentation du peuple" dans le Parlement (aRepresentative of the people) (215). Mais elle n’avait jamais con-ceptualisé l’idée abstraite de droit des peuples, elle avait échouéavec la Restauration de 1660 et n’avait exercé aucun attrait pourles générations anglaises qui suivirent, très hostiles à l’idéerépublicaine, ainsi qu’aux étrangers.

Un peu plus tard, la révolution américaine, ouverte par ladéclaration d’indépendance de 1776, a affirmé clairement queles Gouvernements étaient institués par le consentement desgouvernés "et que lorsque le Gouvernement devient destructeurdans ses fins, il est du Droit du Peuple de le combattre ou del’abolir et d’instituer un nouveau Gouvernement". Mais

(215) "Agreement of the Free people of England", 1649, art. I.

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l’universalisme de ce message a été atténué par divers facteurs :d’abord les Insurgents n’ont pas voulu éclairer les autres nationset y répandre leurs idées, en outre, du fait de la localisation desÉtats-Unis, au bout du monde, mais aussi de leur situationparticulière, puisqu’ils n’avaient ni monarchie, ni noblesselocale, l’écho international de leur Révolution a été relativementlimité. Celle-ci a plus intéressé le public éclairé que suscité desimitateurs et des disciples étrangers.

466 - La nouveauté du message de la Révolutionfrançaise- Tel n’est pas le cas de la révolution française, qui aéclaté dans la nation-phare de l’époque au niveau intellectuel etphilosophique, d’autant que les hommes de 89, même les plusmodérés, étaient nettement universalistes. Par ailleurs, à partirde 1792, les Français ont exporté leurs idées dans toutel’Europe, à la pointe de leurs baïonnettes, jusqu’à devenir la"Grande Nation" chargée, par la force s’il le faut, d’élever lespeuples-frères.

467 - La matrice de tous les nationalismes - Cet impé-rialisme, bien qu’inspiré par des idéaux élevés, s’est volontiersavéré, sur le terrain, brutal et cupide. La péninsule italiquenotamment a été livrée au pillage. Toutefois, les Italiens, maisaussi les Polonais, ont crédité les Français et surtout Napoléond’avoir créée un Royaume d’Italie et reconstitué un Royaume dePologne (1812), que les Allemands et les Russes s’étaiententendus pour rayer de la carte. Mais ailleurs les Français n’ontpas été aussi positivement perçus et leur occupation honnie asuscité, en réaction, l’émergence du nationalisme chez lesEspagnols, les Allemands, les Néerlandais et les Russes. End’autres termes, la Révolution française n’a pas accouché de ladémocratie, mais, par les haines qu’elle a suscitées, elle aintroduit en Europe le poison du nationalisme.

C'est en 1808 avec la révolte espagnole que, pour la pre-mière fois depuis le déclenchement des guerres européennes(1792), les Français découvrirent face à eux, non point unearmée de mercenaires au service d’un tyran, mais une Nation enarmes, décidée à vaincre ou mourir. Le fameux Catecismo deBurgos (1808), qui exalte la guerre contre les Français futtraduit dans toutes grandes langues de l'Europe et bien sûr en

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allemand par le poète prussien Heinrich von Kleist ...sous le titrede Katechismus der Deutschen (1813).

En Russie, les habitants de Moscou opposèrent unerésistance passive à Napoléon et, quand Napoléon, se résolut àla retraite, un manifeste impérial évoqua "le châtiment terriblequi frappent ceux qui osent pénétrer avec des intentions belli-queuses dans le sein de la puissante Russie". Attachés à leurterroir et à leur foi, les paysans harcelèrent l’armée française. Laguerre patriotique, comme l’appellent les historiens russes,ressouda avec son peuple la noblesse russe, qui affectait demépriser les vils moujiks et de parler le Français.

Mais de tous les nationalismes nés de l'aventure impé-rialiste de la France, le nationalisme germanique est évi-demment celui dont les conséquences s'avérèrent les pluslourdes. Il est très exactement contemporain de l'invasionnapoléonienne et de l'humiliation infligée alors à la dignité"nationale". Jusqu’alors les Allemands n’avaient jamais sérieu-sement conçu le projet d’un État national unifié. Même Wilhemvon Humboldt (216), ministre prussien, y était encore hostile. Les"Discours à la Nation allemande" (Reden an die DeutscheNation) de J.-G. Fichte (217) en 1807-1808 inversèrent la ten-dance. Et, dès le départ, ce courant de pensée démarqua etaggrava les tendances les plus négatives du nationalismefrançais. Celui-ci postulait la prétendue prééminence spirituellede la "Grande Nation". En réaction le nationalisme allemand sedécouvrit d'autres motifs de primauté, non moins chimériques.Pour Fichte, l'Allemagne était ethno-linguistiquement supé-rieure, elle était le "peuple originel" (Urvolk). Pour E.-M. Ardnt(218), francophobe acharné, la prééminence allemande se fondaitsur le sang. Aussi bien ne cessa-t-il de prêcher, sa vie durant, lalutte contre le "mélange" des races, l'abâtardissement et la"dissolution" qui en résulteraient.

Les germes de toutes les atrocités à venir étaient bel etbien déposés. Laissés par les hommes de 89.

Des idées françaises et notamment de celle selon laquellele principe de toute souveraineté réside dans la nation est sorti lefameux principe des nationalités. L’idée en a été parfaitement

(216) (1767-1835) (217) (1762-1814) (218) (1769-1860)

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exprimé par un Suisse, le juriste Johann Caspar Bluntschli (219) :

"chaque Nation est fondée et justifiée à constituer un État…Demême que l’humanité est partagée en un grand nombre deNations, le monde doit être partagé en autant d’États. ChaqueNation est un État, chaque État une entité nationale". Cette idéea amené deux regroupements (l’Italie en 1861, l’Allemagne en1871), mais elle a surtout provoqué une cascade de créations parsécession : la Grèce (1829), la Belgique (1830), la Roumanie(1856-59), la Bulgarie et la Serbie (1878), la Norvège (1905), leMonténégro (1910), l’Albanie (1912), avec une accélérationaprès la partition de l’Empire des Habsbourgs (1920) et l’écla-tement du "Bloc de l’Est" (1989) : il existe aujourd’hui près decinquante États en Europe (contre une vingtaine en 1914 et unetrentaine en 1950). Et, à voir l’indépendance de la Macédoine etdemain peut-être du Kosovo, peut-on écrire sans hésiter que riende semblable n’arrivera jamais en Flandres, au Pays Basque ouen Corse ?

SECTION 2LE DROIT DE VOTE UNIVERSEL

468 - Une innovation anticipée par un certain nombred’expériences éloignées ou d’une effectivité limitée - Larévolution anglaise (1640-1660), qu’on a déjà évoqué, a éphé-mèrement transformé l'Angleterre en "République et État Libre"(Commonwealth and Free State), mais le célèbre "Pacte dupeuple" (Agreement of the Free people of England) de 1649,rédigé par les Niveleurs, qui peut être considéré comme lapremière constitution écrite de l'histoire moderne et contempo-raine et prévoyait un suffrage masculin quasi-universel (220), n’estjamais entré en vigueur (221).

(219) (1808-1881) (220) Le droit de vote était attribué à tous les anglais mâles de 21 ans, à l'exclusion desdomestiques, des indigents et des contre-révolutionnaires. "...not being servants, orreceiving alms, or having served the late King in Arms or voluntary Contributions"("Agreement of the Free people of England", art. I). (221) Cromwell, qui était un pragmatique, n'accorda pas une grande attention au Pactede 1649. En 1653 il choisit de dissoudre le Parlement sans penser à le renouveler. SonInstrument of Government de 1654 reposait sur le suffrage censitaire et, en 1657, ilfaillit même accepter la couronne héréditaire qui lui était offerte, par certains de sespartisans !

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La révolution américaine elle-même ne remédia pas auxinégalités politiques de l’époque coloniale. La constitution fédé-rale des États-Unis (1787), si elle est indéniablement d'essencelibérale, n'est pas pour autant démocratique. Nulle part, lesuffrage universel n'est consacré, le président est élu par uncollège restreint, les sénateurs sont choisis par les législaturesd'États et les constitutions de ceux-ci, votées après la déclarationd'indépendance, de janvier 1776 à avril 1777 (222), reprirentd'ailleurs les législations électorales de l'époque anglaise sansles modifier substantiellement. Les constitutions duMassachusetts de 1780 et du Connecticut de 1818 elles-mêmesne touchèrent pas au cens. Aux premiers temps de la républiqueaméricaine, cent vingt mille habitants à peine disposaient dudroit de vote. Le vote universel, entendu non point comme undroit de l’homme, mais une franchise élargie, fut consacré pourla première fois dans la constitution de l'Ohio en 1803. Elle futensuite imité par l'Indiana en 1807, puis par les autres États (223).Mais ce n'est qu'en 1860 que la constitution fédérale consacra leprincipe du vote universel. Toutefois, le Rhode-Island n'abolittout cens électoral qu'en 1888.

469 - Le caractère pionnier de la proclamation par laRévolution française du vote universel - Indéniablement, la vraiepionnière a été la France en 1793, alors même que la procla-mation du suffrage universel a été strictement formelle (224). Laconstitution dite de l’an I qui a consacré la première cette idéerévolutionnaire a créé tout à la fois un mythe et une dynamique.Ceux-ci ont fait peu à peu sauter tous les verrous du suffragecensitaire qui avait la préférence des Libéraux. Alors qu’en

(222) Il s'agit pour les treize colonies originelles des Constitutions du New Hampshire(5 janvier 1776), de la Caroline du Sud (26 mars 1776), de la Virginie (28 juin 1776),du New Jersey (2 juillet 1776), du Delaware (20 septembre 1776), du Maryland (9novembre 1776), de la Pennsylvannie (28 septembre 1776), de la Caroline du Nord(18 décembre 1776), de la Géorgie (5 février 1777), et du New York (20 avril 1777).Ailleurs, les chartes coloniales demeurèrent en vigueur plus longtemps : dans leMassachusetts jusqu'en 1780, dans le Connecticut jusqu'en 1818 et dans le Rhode-Island jusqu'en 1842. (223) Le Mississipi en 1817, l'Illinois en 1818, l'Alabama et le Maine en 1819, leMissouri en 1821, le New-York en 1826, le Rhode Island en 1842, le Wisconsin en1848, le Minnesota, l'Oregon, le Massachussets en 1857…. (224) La constitution de 1793 a été votée par moins de deux millions d’électeurs.Jusqu’en 1848, la consultation la plus large a été... l’élection des députés aux ÉtatsGénéraux, à la veille de la Révolution.

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1914, seules la France et la Suisse pratiquaient le suffrageuniversel (le cas particulier de l’Allemagne devant être mis àpart), celui-ci s’est imposé dans tout le Continent dans lecourant du XX° siècle.

Il en est de même -mais dans une moindre mesure (225)- del’idée républicaine.

SECTION 3L’IDÉE REPUBLICAINE

470 - Une notion ancienne - Avant l’avènement de larépublique française (1792), il y avait déjà des républiques enEurope. Mais l’idée dominante était que ce type de régimeconvenait à de petits États dépourvus de dynastie princière, parexemple la république de Gênes, la république de Venise ou laSuisse.

Certes la révolution anglaise avait éphémèrement trans-formé l'Angleterre en "république et état libre" (Commonwealthand Free State). Néanmoins son échec sanglant avait surtoutpour effet de prémunir à jamais les Anglais contre un tel régime.

Assurément, à partir de leur déclaration d’indépendance(1776), les États-Unis offrirent au monde l'exemple, jusqu'alorsinédit, à la fois d'une république établie dans un vaste pays etd'un État fondé sur le droit populaire, l'égalité civile et unsystème représentatif dans lequel était reconnu le droit formeldu peuple a changer son gouvernement. Aussi bien des espritspénétrants comme l'italien Mazzei en 1776 et le françaisMalouet en 1789 devinèrent que ce pays était appelé à voirs'établir une démocratie. Mais c’est un système dont les artisansde la révolution de 1776 n'auraient certainement pas voulu. Parailleurs, on sait qu’Alexander Hamilton, Patrick Henry et mêmeJohn Adams, le futur président des États-Unis pensaient, commeMontesquieu, qu'une république était inadaptée à un vaste Étatet que le gouvernement de l'Union devrait tôt ou tard revêtir uncaractère monarchique. Là encore, c’est l’histoire qui en adécidé autrement.

(225) Tous les États d’Europe sont des démocraties, mais tous ne sont pas desrépubliques, une dizaine ont un prince à la tête de l'État (Belgique, Danemark,Espagne, Liechtenstein, Luxembourg, Monaco, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni etSuède).

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471 - Une contenu neuf : la liaison république-et-démocratie – En dépit de l’antériorité américaine, c’estl’exemple de la France et non celui des États-Unis, qui a fondél’équation république-démocratie, c'est-à-dire l’idée selonlaquelle la république est la forme la plus aboutie de ladémocratie. L’idée est évidemment fausse (226). En effet, rien nepermet de dire qu'entre une monarchie et une république, l'unesoit nécessairement plus démocratique que l'autre. La républiquefrançaise a su s’accommoder du suffrage censitaire (1795) etmême…d’un empereur à sa tête (1804) et une démocratie peutavoir un roi héréditaire au sommet de l’État, comme le montrentles exemples de la Grande-Bretagne ou des Pays-Bas. L’idéed’une liaison dépublique-démocratie ne s’en est pas moinsavérée efficace et formidablement destructrice pour les royautésen Europe et dans le monde. Aucune monarchie n’est apparue àla surface du globe depuis l’éphémère fondation du royaumed’Albanie en 1928, mais une bonne trentaine ont disparu, depuisle Brésil (1891), jusqu’à l’Iran (1979), en passant par le Portugal(1910), l’Egypte (1953), la Libye (1969) ou l’Ethiopie (1974).

La France n’a pas seulement exporté le droit des peuples,le suffrage universel et la république, elle a également diffusétrès largement son Code civil.

(226) Orfèvre en la matière, Robespierre ne s’y était pas trompé. Selon lui, le nom derépublique ne suffisait pas à affermir l’empire de la liberté, comme le montraient lesexemples de la république de Venise…et même des États-Unis, "qui fondés surl’aristocratie des richesses, déclinent déjà, par une pente irrésistible, vers ledespotisme monarchique" (sic) Cité par O. Gojosso, "Le concept de république enFrance (XVI°-XVIII° siècle)", PUAM, Aix, 1998, p. 480).

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CHAPITRE 2

LE PRESTIGE INTERNATIONALDU CODE CIVIL DE 1804

472 - Un rayonnement dans toute l’Europe continentale -A l’exception notable du Royaume-Uni, la première puissancedu moment, rétive à toute influence juridique française et desurcroît à toute œuvre codificatrice, tous les pays d’Europe con-tinentale entreprirent progressivement la codification métho-dique de leur droit et se mirent à l’école des codes français.

Même les monarchies les plus "réactionnaires" épousèrentle mouvement, en s’inspirant à des degrés divers des codesfrançais, quitte à refuser les principes de 89 : c’est parti-culièrement net dans les royaumes italiens d’avant l’unité (227),aux Pays-Bas (228) en Serbie (229), en Roumanie (230), ou auMonténégro (231) . Il fut même question d'appliquer le codeNapoléon… à la Russie. Mais le projet échoua. Le plan du Svod

(227) Le Codice pel Regno delle Due Sicilie de 1819, qui embrasse toute les branchesdu droit s'inspire du code civil français, dont il reproduit de surcroît l'ordonnancementgénéral, même s'il s'en éloigne sur certaines institutions, notamment en demeurantfidèle aux principes canoniques sur le mariage (religieux) et aux règles romaines (laNovelle 118) pour la succession ab intestat). Le Code des lois civiles des trois duchés de Parme, Plaisance et Guastalla de 1820n'en est pas idéologiquement éloigné. En revanche, les Leggi civili pel Regno di Sardegna de 1827, longues de près de 2400articles, qui accordent encore une certaine place à la "féodalité" comme on disait auXVIII° siècle, reflètent un arrière-plan idéologique encore plus conservateur. Il en estde même du Codice albertino de 1838 (du nom du roi Charles-Albert), qui s'estappliqué à la Ligurie, au Piémont, mais également au duché de Savoie et au comté deNice, jusqu'à leur rattachement à la France (1860), ne s'appliqua pas à la Sardaignequi demeura régie jusqu'en 1848 par les Leggi civili pel Regno di Sardegna de 1827.(228) Le premier projet de code civil néerlandais (divisé en 4300 articles !), lui-mêmemarqué par un esprit de réaction dirigé contre le "fatras français", comme le disaitJohan Melchior Kemper (m. 1824), professeur à l'université de Leyde chargé de larédaction du projet de Code en 1821, déboucha sur le code civil de 1838 (qui estdemeuré en vigueur jusqu'en 1992). En revanche le royaume a conservé le code pénalfrançais jusqu'en 1881, date de la promulgation d'un code criminel néerlandais.(229) Code civil de 1844. Il devait être remplacé par un code achevé en 1937 lorsqueroyaume entra dans la seconde guerre mondiale (1941).(230) La Moldavie avec Scarlate Callimachi et la Valachie avec Jean Caragea sedotèrent de leurs propres codes (Codul Calimach et Codul Caragea), en vigueurjusqu'en 1864.(231) Code civil de 1888 (abrogé ensuite sous le régime communiste).

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Zakonov de 1832 n’en reprend pas moins dans les détails le plandu code français et le pays adopta, dans ses grandes lignes, leCode de procédure civile de 1806.

Comme on l’a vu, le Code de 1804 a été réintroduit enBelgique à la faveur de l'indépendance en 1830. Aujourd’huiencore, près des cinq-sixièmes du texte original y sont toujoursen vigueur. Le Grand-Duché du Luxembourg connaît unesituation analogue. Le code de 1806 a été également rétabli enBelgique lors de l'indépendance et a subsisté jusqu'à la promul-gation du Code procédural belge actuel (1967). Entre temps, ilavait fourni la base du Code de procédure civile néerlandais de1838, éliminant complètement l'ancienne procédure néerlandaise(qui ne s'est conservée ... qu'en Afrique du Sud).

Le royaume d’Italie né en 1861, dans un climat defrancophilie (232) qui ne dura pas, se dota en 1865, sur le modèledu Code de 1804, d’un Codice civile (qui a également tiré profitde certains codes italiens, notamment le code de Parme de 1820,le code albertin de 1837 et le code de Modène de 1851). Il sedonna également un code de commerce, lui même imité dumodèle napoléonien.

Sensiblement à la même époque, la Roumanie en 1865 etle Portugal en 1867 se dotèrent de codes civils très proches del’archétype français.

473 - Une influence considérable au-delà de l’Europe -Hors d'Europe, le Code Napoléon exerça également uneinfluence déterminante sur un certain nombre de codifications,notamment en Amérique latine jusque vers le milieu du XIX°siècle. Outre Haïti (1826), les exemples les plus incontestablessont le Pérou (1852) et le Chili (1857).

Après cette date, l’influence s’est tarie, même si elle a étéartificiellement relancée par la colonisation. En effet, à compterde la fin du XIX° siècle, de l’Afrique au îles du Pacifique-Sud,l’occupation française, apparemment respectueuse des statutscivils indigènes, a fortement contribué à remodeler ceux-ci et alégué aux États nouvellement décolonisés un système de droitfortement tributaire du droit civil français. Au Maghreb, tel est

(232) Lorsque le premier Parlement se réunit à Turin, les orateurs parlèrent enFrançais, afin d’avoir un outil linguistique commun (la place du Toscan comme« langue italienne » n’étant pas encore assurée)

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le cas du droit du patrimoine et des obligations, le statutpersonnel demeurant marqué en profondeur par la Chariya.L’influence française est toujours perceptible dans le code desobligations tunisien de 1906, le marocain de 1913. Mais onpourrait aussi citer le code libanais de 1932, à l’époque dite duMandat, attribué par la Société des Nations. Elle perdure dansl’actuel Code civil algérien (amputé de la législation familialequi fait l’objet d’un code spécifique).

La même imprégnation dans la partie du droit civil noninfluencée par l’Islam se retrouve en Afrique noire musulmane,par exemple au Sénégal où s’applique toujours le Code civilfrançais, dont cependant le champ a été restreint, d’abord par lareconnaissance du mariage coutumier (1961), islamisé, puis parl’adoption d’un Code de la famille spécifique (1972). Ailleurs,plusieurs codes suivent de près le code civil, tel le Code civilcamerounais (1956), son homologue ivoirien (1964) ou le Codetogolais des personnes et de la famille (1980), quitte à autoriserles nationaux à opter pour le droit coutumier, au cas par cas. Enpratique, ce droit traditionnel est d’ailleurs le plus vivant, mêmesi l’institution de la dot et la polygamie apparaissent en reculcroissant (233) du fait des pesanteurs économiques.

Enfin pour être exhaustif, il faudrait compter aussi avecquelques exemples tardifs, mais isolés, comme l’Egypte (1948),laquelle influença sur ce point le code kowéitien. Mais cesexemples ne doivent pas obscurcir la perspective d’ensemble.En effet, là où elle n’a pas trouvé l’appui des baïonnettes,l’influence du Code Napoléon s’est essoufflée à l’orée du XX°siècle et, aujourd’hui, même si la Belgique et le Luxembourg luisont restés fidèles, ce monument paraît bien dépassé.

Il n’est d’ailleurs pas le seul. En effet les codes et leprestige révérenciel attaché à ceux-ci ont ralenti l’évolution

(233) Dans les pays où la pratique dotale a été maintenue, les législateurs africains luiont enlevé, soit implicitement (Cameroun), soit explicitement (Mali) tout effet sur lavalidité du mariage. D’autres législateurs ont refusé son maintien même à titrefacultatif (Gabon, Côte d’Ivoire et Centrafrique). Quant à la polygamie, certaineslégislations africaines (Mali, Cameroun, Sénégal) ont eu la même attitude pragma-tique qu’en matière de dot. D’autres, à l’instar de la Côte d’Ivoire (traditionnellementdominée par le sud chrétien), ont plutôt adopté une position radicale à l’égard de lapolygamie, en reprenant la formule tranchante de l’article 147 du Code civil. C’estdans le même esprit qu’est revenu le législateur guinéen du 5 février 1968 qui ainterdit la polygamie après l’avoir autorisé dans sa loi du 14 avril 1962.

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ultérieure du droit et généré un retard juridique de la France surses voisins les plus dynamiques et les plus créateurs.

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CINQUIÈME PARTIE

LE DÉCLIN DU DROITFRANÇAIS AU XX° SIÈCLE

A compter de la fin du XIX° siècle, on constate de plus enplus l’usure du modèle français (chap. 1), le foisonnement desmodèles étrangers concurrents (chap. 2) et, depuis la secondemoitié du XX° siècle, une subversion croissante par le droiteuropéen (chap. 3).

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CHAPITRE 1

L’USURE DU MODÈLE FRANÇAIS

Durant le premier quart du XIX° siècle, les modificationsapportées aux cinq codes furent assez rares et négligeables, sil’on excepte la suppression du divorce en 1816.

Sous la Restauration, les chambres votaient à peine unevingtaine de lois l’an, principalement en matière administrativeet fiscale. Mais le rythme de la production législative a com-mencé à s’accélérer avec l’avènement des assemblées élues ausuffrage élargi puis universel : 130 l’an sous la Monarchie deJuillet, près de 200 sous le Second Empire, plus de 300 à la findu XIX° siècle. Et leur objet s’est de plus en plus diversifié

De bonne heure, certains archaïsmes contenus dans lescodifications françaises ont freiné leur pénétration et fait débat :tel est le cas des conceptions patriarcales et sexistes du CodeNapoléon (sec. 1) et de la méfiance à l’égard du négoce et desaffaires qui transparaît jusque dans le code de commerce (sec.2). La même frilosité entrava la législation sociale et le droit dutravail salarié (sec. 3). Dans tous ces domaines, la France a étéprécédée par ses voisins, plus inventifs et audacieux.

SECTION 1UN DROIT CIVIL PATRIARCAL ET SEXISTE,

INCOMPATIBLE AVEC L’ÉMANCIPATION FÉMININE

Le code civil était trop patriarcal et machiste. Il est vraique cette attitude s’inscrivait dans une misogynie plus large, quiprédominait dans l’ordre politique.

474 - La philosophie des Lumières et les hommes de 89 engénéral étaient très misogynes (à de rares exceptions prèscomme Condorcet). La loi du 9 brumaire an II (30 octobre1793), votée a l'unanimité, interdit aux femmes de fonder desclubs et prescrit la dissolution de ceux qui existaient. Lesfemmes furent non seulement privées du droit de vote, maisaussi de la possibilité d'accéder aux fonctions publiques.

L’égalité des sexes revendiquée par le premier ouvrageféministe, "The Vindication of the Rights of Women" (1792) de

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Cinquième Partie – Chapitre 1 337

l’Anglaise Mary Wollstonecraf, ne rencontra aucun écho avantla seconde moitié du XIX° siècle. A cette époque quelques voixs'élevèrent dans ce sens, des libéraux (tel l’Anglais J. -S. Mill)aux socialistes (comme l’Allemand A. Bebel). Mais les pre-mières réalisations furent très lentes. Les universités euro-péennes ne s'ouvrirent que tardivement aux femmes, a compterde 1867 sur l'exemple de Zürich. Le droit de vote fut d'abordreconnu dans certains États de l’Union américaine (Wyoming1869 ; Colorado 1893 ; Utah, Idaho, 1896) et en Nouvelle-Zélande (1893) et Australie (1902), avant de toucher l'Europe dunord au début du XX° siècle (à commencer par la Finlande en1906 et la Norvège en 1913).

Après 1914, les femmes reçurent le droit de vote auDanemark (1918), au Royaume-Uni (de 1918 à 1928), en Suède(1919), en Autriche, en Tchécoslovaquie, aux États-Unis (1920)et en Hongrie (1925)... Ce sont les pays catholiques et latins quise montrèrent les plus réticents : l’Espagne (1931), l’Italie et laFrance (1946), le Portugal (1974)…qui furent même précédésdans cette voie peu glorieuse par la Turquie (1934).

475 - Si l’on repasse du droit public, au droit privé,l'infériorité civile de la femme imposait à celles-ci une sorte detutelle (cura sexus), qui d’appliquait même aux majeures céliba-taires. Celles-ci durent attendre la seconde moitié du XIX° sièclepour pouvoir être simplement témoins dans les actes civils. Lespays scandinaves franchirent les pas dans les années 1850-1860,la plupart des États allemands vers 1860-1870, l’Italie en 1877.La France ne les rejoignit qu’en 1897, à peine plus tôt que laBelgique (1908) elle aussi régie par le Code sexiste de 1804.L’incapacité juridique de la femme mariée, consacrée en Francepar ledit Code 1804 (art. 1124), resta vivace encore plus long-temps. Là encore l’Europe anglo-germanique montra la voie demanière précoce avec le BGB de 1896, le ZGB de 1907 et unesérie de lois anglaises (234). L’Italie accorda la capacité civile auxfemmes mariées par une loi de 1919. Plusieurs pays suivirentdans cette voie (la Roumanie en 1932, la Lettonie en 1937).

(234) Le Married Women's Property Act de 1870 reconnaissant à la femme mariée lapropriété de son salaire, le Married Women's Property Act de 1882 consacrant laséparation des biens, et le Married Women and Tortfeasors Act de 1935 généralisantla capacité civile.

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Encore une fois la France opéra ce tournant historique avec unnet très décalage (235) puisque l’égalité quasi-complète date desréformes de 1938-1942 (236).

L’accès des femmes à la magistrature a pu faciliter l’évo-lution du droit. Il s’est opéré dès 1912 en Norvège, 1919 auRoyaume-Uni, 1920 en Tchécoslovaquie, 1921 au Danemark eten Pologne, 1922 en Allemagne, 1923 en Suède, 1926 enFinlande... mais seulement en 1946 en France (237).

SECTION 2UN DROIT COMMERCIAL ASSUJÉTI

À DES CONCEPTIONS PÉRIMÉES, CONTRAIRE AUXIMPÉRATIFS ÉCONOMIQUES

476 - Un système de droit bridé par des conceptionspolitiques étriquées- Le droit commercial français, engoncé dansla tradition, méfiant à l’égard du "vil esprit de commerce" etdésireux de "faire rentrer le commerce dans le sein de la probité"(Portalis), était dans l’ensemble (238) peu adapté au capitalismelibéral et aux nouvelles réalités du monde des affaires.

L’hostilité convergente de diverses familles de pensée,venue tant du traditionalisme catholique que, plus tard, du socia-lisme, ne contribua pas à apaiser la méfiance de larges secteursde l’opinion à l’égard des "féodalités financières" (239)

(235) Il faut citer au plan civil les lois du 13 juillet 1907 sur la libre disposition duproduit de son travail par la femme mariée, du 17 juillet 1927 sur l'égalité du père etde la mère dans le pouvoir de consentir au mariage des mineurs, du 18 février 1938élargissant la capacité de l'épouse, et bien-sûr la loi du 22 septembre 1942 instaurantune égalité presque complète. Il fallut néanmoins attendre la loi du 13 juillet 1965,portant réforme des régimes matrimoniaux, pour permettre à la femme d’exercerlibrement le commerce sans le consentement de son mari et sans que celui-ci puisses’y opposer. Pour être complet, on pourrait encore ajouter symboliquement la loi du 4juin 1970 qui a supprimé la notion de chef de famille et celle du 23 décembre 1985qui a abrogé les derniers vestiges de la prééminence de l'homme dans la famille. (236) Le dernier signe de prépondérance masculine n’a disparu que le 1° janvier 2006avec l’entrée en vigueur de la réforme du nom de famille. (237) Mais les femmes sont devenues majoritaires dans chaque promotion de l’ENM,depuis le début des années 1980 et elles sont aujourd’hui majoritaires dans le corps. (238) Cela n’exclut pas des exceptions. Ainsi le code de 1807 avait admis laresponsabilité limitée d’une part des associés des SA, d’autre part des commanditairesdes sociétés en commandite. (239) Le terme est emprunté à l’ouvrage tristement célèbre du socialiste A. Toussenel,"Les juifs roi de l’époque. Histoire de la féodalité financière", 1°éd.: Paris, Librairiede l'Ecole Sociétaire, 1845; 2°éd. (augmentée): Paris, Gabriel de Gonet, Libraire-Editeur, 1847, rééd. 1886, pp. 151-152 : "Le commerce c’est le gui, une plante

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régulièrement assimilées aux Juifs par une propagandepopuliste, qui recrutait (déjà) à droite comme à gauche. Elle necontribua pas davantage à faire évoluer le droit français du faitde la frilosité des pouvoirs publics.

Le droit de la faillite notamment resta durablementmarqué par une vision essentiellement répressive.

Suivant en cela la tradition colbertiste d’Ancien Régime,l’État conserva son rôle de tutelle économique, quand il ne se fitpas directement "commerçant et industriel" (240) en protégeantses empiétements par l’érection de monopoles extrêmementdivers, le plus pittoresque étant la fabrication des allumettes(établi en 1872 et démantelé en 1990-1992).

477 - Un système de droit techniquement connecté auxactes de commerce - Le code de commerce de 1807 était enfintributaire d’un parti-pris méthodologique contestable, liant l’ap-plication de ce droit dérogatoire aux actes de commerce, plutôtqu’aux commerçants. L’Italie en 1882, l’Espagne en 1885, lePortugal en 1888 se dotèrent de codes de commerce qui mani-festèrent la volonté de s’écarter du modèle français de 1807,jugé archaïque et dépassé.

Si le libéralisme économique tarda à s’introduire dans ledroit des affaires, du fait de vieilles réticences culturelles, maisaussi des tergiversations des pouvoirs publics peu disposés àmécontenter une bourgeoisie inquiète, il profita du refus deceux-ci de s’immiscer dans la vie des ouvriers pour régner enmaître dans l’usine.

parasite qui vit aux dépends de l’arbre sur lequel elle s’implante, qui fleurit quand cetarbre perd ses feuilles, qui a la feuille double comme la langue du juif…" (240) E. Gombeaux, "La condition juridique de l’État commerçant et industriel",Thèse Droit, Paris, 1904. L’exemple le plus frappant est celui de l’interventionnismepublic en matière ferroviaire, qui débuta avec le système des conceptions de servicepublic en 1842, pour se poursuivre par le rachat des petites compagnies privées en1878, puis 1908 et aboutir enfin à la nationalisation de 1936, qui a donné naissance àla SNCF. On pourrait également citer le transport maritime avec l’entrée de capitauxpublics de 1932 qui a permis la prise de contrôle de la Compagnie généraletransatlantique (devenue en 1977 la Compagnie générale maritime).

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SECTION 3UN DROIT SOCIAL TIMORÉ TRIBUTAIRE

DE CONCEPTIONS DÉPASSÉES, INADAPTÉES AUXNOUVELLES EXIGENCES SOCIALES

478 - Les premiers linéaments tardifs d’une législationsociale - Si l'on met de côté trois articles du code civil sur lelouage de services (art. 1779 à 1781) et le décret impérial du 3janvier 1813 interdisant de faire descendre dans les mines lesenfants de moins de dix ans, jusqu’au milieu du XIX° siècle, lapremière loi sociale française est celle du 22 mars 1841 régle-mentant le travail des enfants de moins de seize ans dans lesmanufactures. Cela traduit bien le retard de la France par rapportà l’Angleterre et même à la Prusse.

Le pays (qui, il est vrai, accusait également un décalageindustriel évident sur l’Angleterre et même l’Allemagne) étaitdéjà à la traîne par rapport à ses voisins du nord-ouest, où lesocialisme était d’ailleurs plus puissant.

479 - Le retard de la France par rapport à l’Angleterre etmême à l’Allemagne - En Angleterre, les premiers Factory Actsremontent à 1802, 1819 et 1833 sur le travail des enfants. Lepremier pays d’Europe continentale à lui emboîter le pas fut laPrusse, où une loi de 1839 interdit le travail en usine des enfantsde moins de neuf ans et imposa une limite de dix heures pourceux de neuf à seize ans. Elle fut imitée dans le reste del’Allemagne, notamment en Bavière et en Bade en 1840.

En ce qui concerne le droit de grève et la liberté syndicale,le Royaume-Uni fut le pionnier avec l’abolition des Combi-nation Acts en 1824-1825, dépénalisant les réunions pacifiquesentre ouvriers ayant des revendications communes (1825), cequi permit un premier développement des syndicats (trade-unions) qui n’avaient pas la personnalité juridique, mais pou-vaient détenir une caisse commune en cas de chômage ou degrève. Les ouvriers français durent attendre pour cela l’abro-gation du délit de coalition un demi-siècle plus tard (1864). LaFrance introduisit la liberté syndicale en 1884, mais, entretemps, elle s’était imposée Outre-Manche dès le Trade UnionAct 1871.

Par ailleurs, malgré les déclarations généreuses inter-venues en 1793 et en 1848 et restées lettre morte, faute de

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volonté politique d’en dégager les moyens, la France s’esttrouvée très en retrait de ses voisins les plus dynamiques en cequi concerne l’assistance et les assurances sociales.

Le pays en pointe fut l’Allemagne de Bismarck avec sapolitique de "socialisme d’État" qui consistait à améliorer lasituation matérielle des ouvriers tout en combattant les mou-vements socialistes. La réalisation majeure fut la loi surl’assurance-maladie obligatoire de 1883, imitée en Autriche(1887-1888), au Luxembourg (1901-1905), en Hongrie(1907)… et en France par la loi de 1928.

Entre temps, le Royaume-Uni a vu sa législation sociale sedévelopper peu à peu au plan des retraites (1808), de l’accueildes jeunes enfants avec les Infant schools, ancêtres de nos"maternelles", ainsi que de la garantie des risques maladie etchômage (1911-1913). Il accusait toutefois un certain retard surl’Allemagne, qui a été comblé après la seconde guerre mondiale.Le catalyseur fut le rapport de W. Beveridge, Social Insuranceand Allied Services, rendu public le 1°décembre 1942. Alors quela France offrait une couverture sociale essentiellement àdifférentes catégories de salaries, ce projet introduisait l'idéed'un droit de chacun à la Social Security (241), que ce soit lesactifs ou les inactifs, pour les risques professionnels ou lesautres aléas de la vie. C’est la conception que l'on retrouve dansla déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Elledonna lieu à plusieurs lois, notamment sur les allocationsfamiliales (1945) et sur les accidents du travail et les assurancessociales (1946). À des caisses distinctes et cloisonnées étaitsubstitué un service public unique, sous l'autorité d'un ministèrede la sécurité sociale. Le système était poussé jusqu'al'étatisation des soins médicaux, dispensés gratuitement a lapopulation par des médecins fonctionnarisés, rattachés auNational Health Service, institué en 1946. Toutefois le principetraditionnel des cotisations (et des prestations) uniformes ne futpas remis en cause a cette époque. L’ensemble fut complété en1948 par l'institution d'un nouveau système d'assistance.

La France s’efforça de s’en inspirer. Mais malgrél'influence de Beveridge et le ton des textes initiaux, notamment

(241) L'expression "sécurité sociale" fut consacré pour la première fois aux États-Unisen 1935 lors de l'adoption du Social Security Act.

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l'ordonnance du 4 octobre 1945 (242) et la loi du 22 mai 1946posant le principe formel d'une généralisation de la sécuritésociale a tout Français résidant sur le territoire français, lesystème français demeura fortement tributaire du statut dessalariés et conserva une pluralité de caisses. La généralisation dela couverture sociale s’est opérée, ultérieurement, de 1948 à1999 (avec la CMU) mais le regroupement des caisses n’ajamais pu être réalisé.

Entre temps la France avait codifié le droit du travail(1910). Cette branche du droit est constituée par les règles quirégissent non pas le travail indépendant, mais le travail salariéou, pour être plus précis, les rapports entre les employeurs et lessalariés, règles contractuelles négociées entre ceux-ci et surtoutrègles imposées par l'État dans le cadre de ce qu'on appelleaujourd'hui sa politique sociale. Le droit du travail repose toutentier sur la prise en compte générale de l’état de dépendanceéconomique du salarié envers son employeur : il a d’ailleurs étéla première nouvelle branche spécifique du droit à prendre acted’une situation de déséquilibre contractuel et à entreprendre deprotéger la partie la plus faible.

Son développement a accusé un retard non négligeable surnos voisins du nord-ouest.

La participation des salariés à la gestion des entreprisess’est introduite de bonne heure en Allemagne, avec laBetriebsrätegesetz de 1920, créant des délégués et des comitésd’entreprises, qui furent imités en Autriche et enTchécoslovaquie. Dans un esprit voisin, la Norvège, puis lesPays-Bas établirent une procédure de médiation destinée à réglerpréventivement les conflits de travail (1923). La Suède renditmême obligatoires les conventions collectives (1928).

(242) L'exposé des motifs oscille entre l'idée d'une couverture globale pour tous etcelle d'une protection spéciale pour les "travailleurs" dont les "possédants" n'ont pasvraiment besoin: "La sécurité sociale est la garantie donnée à chacun qu'en toutescirconstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et cellede sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souciélémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser lestravailleurs de l'incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chezeux un sentiment d'infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distribution desclasses entre possédants sûrs d'eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur quipèse, à tout moment, la menace de la misère...Le but final à atteindre est la réalisationd'un plan qui couvre l'ensemble de la population du pays contre l'ensemble desfacteurs d'insécurité".

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CHAPITRE 2

LE FOISONNEMENTDES MODÈLES CONCURRENTS

480 - Des modèles juridiques en provenance del’étranger- Certes la doctrine française n’a pas été frappée destérilité et de nouveaux concepts particulièrement féconds ontété forgés, telle que la distinction de l’obligation de moyens etde résultat conçue par R. Demogue (243) en 1928.

Mais déjà en son temps, les idées les plus innovantestendaient à venir de l’étranger.

D’ailleurs plusieurs grands noms de la doctrine, notam-ment civile, nous apparaissent fortement tributaires de la sciencejuridique étrangère, notamment allemande. Tel est le cas dedeux grands auteurs qui ont rompu brillamment avec l’Ecole del’Exégèse : Raymond Saleilles (244) et François Gény (245) tousdeux fortement influencés par la doctrine juridique allemande etnotamment par le grand R. von Ihering (246). De nombreusesnotions nouvelles, notamment l’abus de droit, l’enrichissementsans causes, le patrimoine d’affectation, la remise en cause del’autonomie de la volonté ou la théorie de la personnalité moraleauraient été inconcevables sans les échanges intellectuelsféconds avec notre grand voisin continental.

On pourrait en dire autant de l’éminent publiciste germa-niste Raymond Carré de Malberg (247), père de la doctrine del’État légal, qu’il a emprunté à la conception centrale duRechtsstaat (État de droit) élaboré par des juristes allemands.

Le juriste italien Cesare Vivante (248) lança l’idée d’uneunification des deux droits des contrats civil et commercialexistant alors en droit italien, à l’imitation du droit français. Lecode fédéral des obligations adopté en Suisse en 1881 appliquacette idée, avant même le code civil italien de 1942 (qui a

(243) (1872-1938) (244) (1855-1912) (245) (1861-1959) (246) (1818-1892) (247) (1861-1935) (248) (1855-1944)

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abrogé simultanément le code civil de 1865 et le code decommerce de 1882). Ceci nous invite à traiter des codes les plusnovateurs qui ont concurrencé leurs homologues français sur lascène juridique internationale, ôtant à la France son statutd’école du droit.

SECTION 1LA CONCURRENCE

DE NOUVEAUX CODES INNOVANTS EN DROIT CIVIL

Parmi les grandes codifications entreprises dans le cadre"stato-national", à partir de la seconde moitié du XIX° siècle,émergent par leur qualité le code civil italien de 1865, encorefortement tributaire du monument napoléonien, le code civilallemand de 1896, suisse de 1907 et italien de 1942.

Le code civil italien de 1865, trahit une incontestableinfluence française, perceptible dès le plan tripartite de l’œuvre,encore qu’il se soit également inspiré des codes réalisés dans lapéninsule entre 1820 (Parme) et 1851 (Modène).

Il a été remplacé par le code civil de 1942, structuré en sixlivres, qui a nettement subi l'influence allemande.

La pôle-position du monument français de 1804 fut remiseen question par le Code allemand (BGB) de 1896, mais aussi,par le Code suisse (ZGB) de 1907.

§ 1. Le Bürgerliches Gesetzbuch (Code civil allemand) de1896

481 - La qualité technique du BGB et sa portée dansl’histoire allemande - Le BGB (promulgué en 1896 mais entréen vigueur en 1900), a mit un terme au stupéfiant pluralismejuridique qui prévalait toujours au sein de l'État allemand (249),

(249) Vue de loin, la géographie juridique de l'Allemagne était relativement simple. Lamajeure partie était régie par le gemeinrecht, le droit commun (c'est-à-dire le droitromain), suivi par environ 33 % des Allemands d'alors. A l'ouest, s'appliquait depuisNapoléon le droit français (suivi par 17 % de la population totale du Reich) et à l'est lelandrecht prussien, qui en concernait 43 %. Mais aucune de ces aires n'était uniforme.Dans la partie centrale de l'Allemagne, sur plus de cent territoires le gemeinrechtdevait composer avec des droits locaux, le landrecht prussien lui-même était en denombreux endroits primé par d'anciens droits territoriaux, notamment à Berlin (oùs'appliquait toujours la vieille constitution Joachima promulguée en 1527 par leprince-électeur Joachim I°). En Silésie jusqu'en 1845, il y avait soixante législationsdifférentes sur le contrat de mariage, en Bavière soixante-dix ou quatre vingt !

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une trentaine d'année après l’unification réalisée sous la férulede la Prusse (1871). Quoiqu'il s'apparente quantitativement auCode français (2385 paragraphes) et qu'il partage avec lui biendes conceptions politiques et morales, telles que l’indivi-dualisme libéral (réserve faite du droit familial encore marquépar le paternalisme), il se présente techniquement d'une manièretrès différente. Sans même parler de son plan (en cinq livres),généralement tenu pour supérieur, il s'agit d'une oeuvre d'uneprécision juridique inégalée, desservie cependant par la séche-resse, l'inélégance et la lourdeur de son style, qui entrave salisibilité (250) par des non-spécialistes. En raison de ses qualitéstechniques (et malgré son allure plus terne), il acquit tout desuite un prestige fort et durable. D’ailleurs, il est toujours restéen vigueur en Allemagne, en dépit des velléités du régime nazide le remplacer par un Volksgesetzbuch (code du peuple) et del'édiction par le régime communiste de l'ex. RDA d'un nouveauZivilgesetzbuch (1976) qui a disparu avec la dictature commu-niste.

482 - Le rayonnement extérieur du BGB - Horsd’Allemagne, le BGB a mis un terme au rôle hégémonique ducode français et inspiré fortement plusieurs réalisationsétrangères depuis le code suisse de 1907 (251) jusqu'au code grecde 1946, en passant par un grand nombre de codifications enAmérique latine (Brésil 1916, Mexique 1928, Pérou 1936) et enExtrême-Orient (Japon 1898, Chine 1929).

(250) BGB § 481 : "Pour la vente de chevaux, ânes, petits et grand mulets... les dispo-sitions des § 459 à 467, 469 à 480 ne sont applicables que dans la mesure où il n'en estpas disposé autrement dans les § 482 à 492". Une telle technique d'écriture rendait lecode inintelligible pour le commun des individus. Il en est de même de son soin àréglementer de manière théorique des situations pratiques pour le moins excep-tionnelles, comme la nullité de "toute déclaration de volonté faite sans intentionsérieuse et émise dans l'attente que ce défaut de sérieux ne soit pas méconnu" (§ 118),ainsi que des problèmes difficilement compréhensibles pour le profane, par exemplele droit de suite du possesseur d'une chose mobilière sur le terrain d'autrui (§ 867 et1005) dont on a pu dire qu'il ne servait à régler que le sort de la balle de tennis égaréedans la propriété de son voisin ! (251) Il ne reprend pas la "partie générale" du BGB (contrairement au code civil grec).Par ailleurs le code helvétique ne suit pas toujours l'abstraction de son homologueallemand. Aussi bien a-t-on dit qu'il représentait un type intermédiaire entre celui-ci etle modèle français.

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Malgré la germanophobie de l’époque, le BGB a même étésalué par la doctrine française pour ses qualités techniques,regardées comme supérieures à celle du Code de 1804.

Les juristes français y ont trouvé par exemple des notionsqui n’avaient pas encore force légale en France, telles quel'enrichissement sans cause (252) et surtout l'abus de droit (253).D’où l’idée de réviser le Code de 1804, comme le montre leLivre du Centenaire de 1904. Mais le projet s’enlisa, commed’ailleurs celui qui suivit la seconde guerre mondiale. Dansl’intervalle, la Suisse s’était dotée d’un excellent code fédéral.

§ 2. Le Schweizerisches Zivilgesetzbuch (Code civil suisse)de 1907

483 - Un code original, représentant un tournant dansl’histoire du droit en Suisse - La Confédération helvétique neparvint à surmonter son pluralisme juridique qu'avec le codecivil fédéral (ZGB) du 10 décembre 1907, entré en vigueur le 1°janvier 1912. Avant le ZGB les grands codes étaient le fruit d’untravail en commission conduit par des juristes ayant la confianced’un monarque. Le ZGB est le premier code européen préparé etadopté par une assemblée démocratiquement élue. Cela se sentdans le choix qu’il opère d’un style plus simple et direct, com-préhensible pour des citoyens ordinaires, à rebours de l’allure"Grand Siècle" du Code Napoléon avec ses formules "couléesdans le bronze" et de la lourde casuistique du BGB, intelligiblepour les seuls juristes. L’ensemble compte 977 articlesseulement, distribués en quatre livres. Il a été complété en 1911par un code fédéral des obligations, embrassant le droit commer-cial et civil, qui est devenu le cinquième livre du ZGB. Soninfluence internationale n'a pas été négligeable.

484 - La diffusion extérieure du ZGB - Les codificationshelvétiques de 1907-1911 sont à l’origine de transformationsparallèles au Liechtenstein (1922 et 1926), mais aussi en (252) La notion émergeait en droit français (Cass., 15 juin 1892, D. P. 1892, 1, 596, S.1893, 1, 181), lorsque le BGB consacra l'action personnelle d'enrichissement sanscause (ungerechtfertigte Bereicherung) en son § 812. (253) Elaborée par la doctrine allemande, la notion de Rechtsmissbrauch consacrée parle BGB (§ 138/2 et 226) et bientôt le ZGB, trouve ses premiers linéaments en Francedans l’œuvre de Fr. Gény (1861-1959), J. Charmont (1859-1921), R. Saleilles (1855-1912) et L. Josserand (1868-1941).

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Turquie (1926). Le ZGB inspira aussi la Pologne, laTchécoslovaquie et la Hongrie dans l’Entre-Deux-Guerresmondiales.

§ 3. Les limites du mouvement général de codification

485 - Le cas des États-Unis - Les États-Unis n’ont jamaistenté l’aventure de la codification du droit privé au niveaufédéral. Si l'on met de côté la Louisiane (dotée dès 1808 de sonDigest of the Civil Laws), proche de ses racines françaises, lesÉtats-membres s'y sont dotés de codes propres à partir du New-York au milieu du XIX° siècle. Et il n’est pas question de fondredans un avenir prévisible la diversité des codes existants dans uncorps véritablement unifié, sauf pour ce qui a trait au droitcommercial.

486 - La situation particulière de l’Angleterre - EnEurope, le mouvement général de codification s’est poursuivi :les derniers pays à codifier leur droit dans le cadre étatiquefurent les pays de l’Est, dans les années 1950, à l’époquecommuniste donc, puis à la chute des dictatures, dans le courantdes années 90.

Mais l'Angleterre demeura toujours presque complètementà l'écart. Ce particularisme s'explique par la vigueur du CommonLaw et du traditionalisme insulaire, mais aussi par le fait que lesfacteurs qui encouragèrent les codifications ne se rencontrèrentpas outre-Manche : il n'y avait dans l'île aucun droit à unifierpour effacer les particularismes locaux, qui y onttraditionnellement occupé une place restreinte, et renforcerl'identité nationale, car le droit coutumier insulaire était le droitnational le plus ancien d'Europe.

Le dynamisme international des droits anglo-américainsmontre bien qu’une forte influence internationale n’a pas besoindes béquilles fournies par un code. Il doit beaucoup à l’émer-gence et le rayonnement de nouveaux systèmes de droit spé-cialisés, comme le Competition Law.

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SECTION 2L’ÉMERGENCE ET LE RAYONNEMENT DE NOUVEAUX

SYSTÈMES DE DROIT SPÉCIALISÉS

L’appréciation des influences reçues par le droit françaisest difficile. En effet, la circulation des modèles juridiques seréduit rarement à de l’assimilation pure et simple et suivantl’angle que l’on considère, il est toujours possible de mettre enavant l’étendue de l’acculturation ou, inversement, le maintiend’un particularisme national. Il existe par ailleurs des phéno-mènes d’hybridation et de fertilisations croisées, qui rendent leschoses fort complexes. Dans les lignes qui suivent, on nedissimulera pas que les positions adoptées simplifient délibé-rément : dans l’ample domaine du droit économique le droitfrançais s’imprègne de plus en plus substantiellementd’influences américaine et allemande.

§ 1. L’ascendant prépondérant des droits anglo-germaniquesdans l’ordre juridique commercial

Avec un net décalage sur les pays les plus évolués, deschangements ont fini par s’introduire dans le droit commercialfrançais, afin de donner aux opérateurs privés les moyensjuridiques de leur action, éviter les abus, mais aussi protéger lesentreprises en difficulté. Dans tous ces domaines, force est deconstater que les impulsions décisives vinrent d’Outre-Mancheet d’Outre-Rhin et se firent sentir en France, à compter duSecond Empire, pour s’accélérer dans la seconde moitié du XX°siècle. On pourrait en donner quelques illustrations sans pré-tendre réécrire ici l’histoire du droit commercial à cette époque.

487 - Le désir de protéger les entreprises en difficulté -Chez nos voisins du nord et de l’est, l’échec commercial n’étaitpas perçu comme la banqueroute, regardée en droit françaiscomme une faute mettant en œuvre l’arsenal pénal depuis 1673.Le régime de la faillite fut progressivement adouci par la loi de1838, l’abrogation de la contrainte par corps en matière com-merciale en 1867, l’institution en 1889, sur le modèle anglais,d’une procédure de liquidation judiciaire pour les commerçantsdéposant leur bilan et une série de réformes dictées par labanalisation du phénomène en période de crise économique(décrets-lois de 1935 et 1039).... Aujourd’hui, le terme de faillite

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a même disparu du vocabulaire commercial et l’on parledésormais -à l’américaine- du "droit des entreprises en diffi-culté" (failing company defence) (254).

Le warrant, né en Angleterre au XVIII° siècle, s’inscritdans le même processus d’acculturation juridique.

488 - La volonté de donner aux opérateurs les moyensjuridiques de leur action - Les warrants sont des valeurs mobi-lières émises par un établissement financier qui offrent le droitd'acheter ou de vendre un actif à un prix d'exercice fixé, jusqu'àune certaine échéance. Le droit cambiaire français leur donna unstatut en 1858 et un peu plus tard, en 1865, au chèque (qui, lui,n’est pas une technique spécifiquement commerciale). Lamatière a été depuis internationalement harmonisée avec lesConventions de Genève du 7 juin 1930 sur les lettres de changeet du 19 mars 1931 sur le chèque

Mais l’influence britannique se se réduit pas au droit cam-biaire. C'est aussi en Angleterre, vers le milieu de l'ère victo-rienne, que Lord Bramwell, juge à la Cour de l'Échiquier etancien banquier, imagina une solution pour limiter la respon-sabilité des actionnaires, qui était de nature à les inciter àinvestir. En ajoutant simplement le mot limited à la raisonsociale d'une société commerciale, les actionnaires limitaientleur responsabilité à l'égard des dettes de celle-ci au montant deleur investissement. Les grandes étapes législatives survinrentavec le Joint Stock Company Act de 1844 qui leur donna lapersonnalité morale lorsqu’elles se pliaient à la formalité del’enregistrement, la consécration de la responsabilité limitée aumontant des apports en 1855 et le principe de la liberté decréation l’année suivante.

La simple lecture du "Moniteur" du 15 janvier 1860montre bien que les pouvoirs publics avaient alors pris cons-cience de la responsabilité de la législation française dansl’infériorité économique du pays face à l’Angleterre. Mais ilsmirent du temps avant d’admettre la licéité des sociétés àresponsabilité limités (1863) et la libre constitution des sociétés (254) Ô ironie, le concept de faillite est passé entre temps dans le droit commun avecla loi n° 2003-710 du 1° août 2003 sur la "faillite civile" On notera au passage quecette "faillite civile", inspirée du droit local d’Alsace-Moselle, est en réalité uneinstitution germanique consacrée en Prusse dès 1865, en Autriche dès 1868 et enAllemagne en 1877.

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anonymes jusque là soumises à une autorisation gouverne-mentale (1867). En effet, des juristes influents comme Troplongy étaient très hostiles. Les autres grandes libertés commercialesdevront attendre : la liberté du courtage (1868) et plus encorecelle des marchés de bourse (1885).

A cette époque, la France s’était découvert un nouveauconcurrent international, la Prusse, qui venait de lui imposer unecuisante défaite militaire (1870) d’où était sorti une Allemagneunifiée et sûre d’elle.

C’est précisément l’Allemagne qui a initié en 1892 lanotion de société anonyme à responsabilité limitée (Gesellschaftmit beschränkter Haftung GmbN) qui emprunte aux sociétés depersonnes le petit nombre d’actionnaires, ainsi que les entraves àla négociabilité des parts, et l’essentiel de ses traits à la sociétéanonyme. Elle ne sera introduite en droit français qu’en 1925,avec quelques modifications (notamment des limites supplé-mentaires à la négociabilité des parts). C’est également à l’in-fluence germanique qu’il faut attribuer la loi française de 1919créant l’institution du registre du commerce.

À peu près à cette date, apparut l’idée de sociétés commer-ciales unipersonnelles, sorte de "SARL unijambistes" introduitespour la première fois au Liechtenstein (1926) : elles donnerontnaissance aux Einmanngesellschaft allemandes (1981) qui ontété légalisées avec un décalage toujours symptomatique avecl’EURL (Entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée) endroit communautaire européen (directive du 21 décembre 1989),puis de là, en droit français (lois du 11 juillet 1985 et du 11février 1994).

Le droit communautaire est d’ailleurs aujourd’hui l’ins-trument essentiel de la dénationalisation du droit des sociétés,comme le montrent les directives intervenues dans le domainedu droit des sociétés de capitaux et du droit des bilans (1976,1978, 1982, 1985, 1991…)

La troisième influence étrangère est celle du droit amé-ricain qui s’est exercée sur la législation récente du droit de laconcurrence.

489 - Le souci de prévenir les abus - En fait d’abus, ledroit français s’en est longtemps tenu à la répression de lacontrefaçon et à la protection des marques, qui, prévues dans le

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code pénal, reflètent une conception minimaliste de la matière.Cette vision fut d’ailleurs imitée chez nos voisins européensdans la seconde moitié du XIX° siècle. La loi allemande de 1909contre la concurrence déloyale (Gesetzes gegen den unlauterenWettbewerb/ UWG 7 juin 1909) introduisit des vues nouvellesautorisant désormais une réparation générale pour toutes lesvictimes d’actes contraires à l’honnêteté en affaires. Mais lagrande nouveauté procède des lois antitrusts américaines, qui, àcompter du Sherman Act (1890), donnèrent lieu à l’émergenced’un nouveau corps de règles (Antitrust Law) destiné à garantirune saine compétition économique, mais aussi, la démocratiepolitique. Cette optique inspira la législation hostile aux Kartelleen Allemagne (décret de 1923). Plusieurs pays légiférèrentégalement suivant cet exemple (comme la Hongrie et leDanemark en 1931 ou la Tchécoslovaquie en 1933). Mais cettepremière vague fut éphémère. En effet l’intérêt des Étatseuropéens vis-à-vis de la libre concurrence s’est surtoutmanifesté après la seconde guerre mondiale. De manière spon-tanée ou contrainte (comme en Allemagne ou furent imposésl’Antitrust Law et la dénazification). La France, qui n’a pasconnu de concentration industrielle et commerciale, commel’Amérique ou même l’Allemagne, et était très attachée audirigisme économique (vichyste, gaulliste, socialiste…), auquel,depuis Colbert, elle a maintes fois associé ses rêves de grandeur,s’est longtemps située délibérément en retrait de ce processus.Au lieu et place d’une "politique de la concurrence", elle aclassiquement préféré une "politique industrielle" avec de fortsmonopoles publics, garants de l’indépendance nationale (255). Elle

(255) Cette préférence nationale n’est pas l’apanage des seuls Français. Ainsi lesÉtats-Unis, réputés les champions du libéralisme, connaissent toujours des secteurs oùles pratiques anticoncurrentielles bénéficient d’une totale impunité. D’abord, à ladifférence des Européens, des Britanniques par exemple (Competition Act 1998), ilsn’appliquent pas aux interventions publiques les règles concurrentielles strictes duCompetition Law, réservées aux seules entreprises privées : les États de l’Union, parexemple, peuvent toujours se retrancher derrière la protection offerte par la StateAction Doctrine. Par ailleurs, les Américains exemptent leurs entreprises privées pourleurs cartels à l’exportation, ce qui signifient qu’ils pratiquent une discriminationdélibérée consistant à interdire aux opérateurs étrangers d’agir sur le sol des États-Unis, comme les entreprises américaines peuvent le faire à l’extérieur de leursfrontières (C. Prieto, "Quelle concurrence face à la mondialisation économique ?",dans Europe et mondialisation. Europa und die Globalisierung, PUAM, Aix, 2006,pp. 151-173).

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a commencé à évoluer avec la construction européenne, mais leseffets de celles-ci ne furent pas immédiats. On pourrait endonner un exemple symptomatique : la liberté des prix quiremonte à peine à l’ordonnance n° 86-1243 du 1° décembre1986 et maintient un certain nombre d’exceptions, notammentpour les livres et les médicaments.

L’américanisation du droit de la concurrence est incon-testable (256). Relativement à la France, l’influence américaines’exerce moins de façon directe que par le biais du droitcommunautaire de la concurrence. On pourrait en donnercomme exemples les notions d’abus de position dominante(essential facilities) et de "programme de clémence" (leniencyprogram) (257). Il ne faut pas sous-estimer l’importance de cetruchement, qui a infléchi la notion, exploré des voies inconnuesdes Américains (258) et apporté des valeurs concurrentes à la libreconcurrence tenant au développement économique et social. Telest l’apport de l’Ecole ordo-libérale de Freiburg, dont on a ditqu’elle avait "colonisé" (F. Souty) l’action communautaire.

Enfin, il ne faut pas méconnaître l’importance du droitinternational du commerce dont l’édification se poursuit dans lecadre de l’OMC. Aujourd’hui, les Européens essaient d’ailleursd’utiliser cette instance pour conduire les Américains à établirdes règles d’échanges internationaux bannissant les pratiquesanticoncurrentielles qu’ils tolèrent (259).

(256) M. Reinmann, "Droit positif et culture juridique. L’américanisation du droiteuropéen par réception", dans L’américanisation du droit, Archives de Philosophiedu Droit, 2001. (257) C. Prieto, "La culture européenne de concurrence", dans L’identité de l’Europe.Die identität Europas, PUAM, Aix, 2002, pp. 257-312. (258) Le droit de la concurrence américain est ciblé sur son noyau antitrust : il ignoreles règles applicables aux personnes publiques (notamment les États fédérés qui yéchappent en vertu de la State Action Doctrine) et ne cherche pas à finaliser la compé-tition économique, comme l’opèrent les Allemands avec leur doctrine de l’économiesociale de marché (Soziale Marktwirtschaft).Ce sont là deux différences marquantesavec le droit communautaire de la concurrence. (259) La défiance des pays en voie de développement vis-à-vis de toute politique deconcurrence n’est pas de nature à faciliter les efforts des Européens, face à uneAmérique autiste. En revanche, il faut observer que, dès son adhésion à l’OMC, laChine s’est explicitement prononcée en faveur de l’approfondissement des travauxrelatifs à la concurrence.

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§ 2. L’attraction déterminante des conceptions anglo-américaines dans le droit des brevets

490 - L’avance historique des droits anglo-américains -Le droit des brevets est né en Angleterre en 1624 avec les lettrespatentes reconnaissant des droits d’une durée de quatorze ansaux inventeurs. D’où le mot anglais patent qui désigne lesbrevets. Les États-Unis perfectionnèrent le système et adop-tèrent des critères de brevetabilité très libéraux, dès leur premierstatut sur les brevets, signé le 10 avril 1790. Il y suffit qu’uneinvention soit utile (sans qu’elle revête obligatoirement un ca-ractère technique).

C’est ainsi que la brevetabilité des médicaments n’y ajamais posé de problème. Elle a été spécialement consacrée auRoyaume-Uni par une loi de 1949. Mais, malgré la loi auda-cieuse des 31 décembre 1790-7 janvier 1791, la France accusatrès vite du retard en la matière. En effet la loi du 5 juillet 1844crut devoir multiplier les exceptions à la brevetabilité, limitéeaux inventions utiles comportant un apport technique original.L’interdiction de breveter les médicaments n’a été assouplie quedans les années 1940 et n’a disparu qu’en 1968.

491 - L’exemple de la brevetabilité du vivant - Le vivant aété longtemps exclu du champ du brevet, encore que le PlantPatent Act américain y ait dérogé dès 1930 pour les végétaux.C’est en 1980 que la Cour Suprême des États-Unis permit lebrevet d’un être vivant, en l’occurrence une bactérie. En 1983,une plante entière fut brevetée, suivie, en 1985, par une sourismodifiée pour développer des cancers mammaires. La décisionde la Cour Suprême fit en quelque sorte jurisprudence dans lemonde entier. Dès 1985, la Commission européenne entrepritune réflexion qui aboutit à la directive européenne 98/44 du 6juillet 1998 relative à la protection juridique des inventionsbiotechnologiques). Mais, entre temps, en 1994 encore la Franceavait renouvelé son refus de toute "appropriation" du vivant (260)

(260) Cette expression usuelle est fautive car le brevet ne confère pas un droit depropriété sur l’invention, mais seulement un droit d’exploitation. Lorsqu’en juin2000, le Comité consultatif national d’éthique a précisé que la connaissance dugénome humain ne pouvait être "en aucune manière appropriée", il n’a jamais rappeléqu’une évidence pour tout juriste (ce qui ne veut pas dire qu’un tel rappel ait étépolitiquement inutile!).

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avec ses lois de bioéthique qui n’ont pas fait long feu. En effet,la directive communautaire 98-44 qui la consacre a ététransposée en droit français par les lois du 6 août et du 8décembre 2004, qui démontrent que -pour le meilleur et pour lepire- le matériel génétique humain est entré irréversiblementdans le champ de la brevetabilité.

§ 3. L’emprise décisive des idées anglo-américaines dans ledroit de la consommation

492 - Un champ disciplinaire né aux États-Unis qui n’atouché l’Europe qu’avec un net décalage - C’est aux États-Unis,économiquement très avancés par rapport au reste du monde,qu’on a pris conscience de bonne heure des dangers de la sociétéde consommation. Dès 1962, le président J.-F. Kennedy promitla mise en place d’une législation destinée à protéger le consom-mateur (261) : il en est sorti le Consumer Law américain.

L’Europe occidentale n’a été touchée par le mouvementqu’au cours de la décennie suivante. C’est dans ce contextequ’est apparu en France cette discipline nouvelle que l’on ap-pelle le droit de la consommation, consacrée par un code parti-culier en 1993.

493 - Un droit français de la consommation moinsdéveloppé et de plus en plus tributaire des évolutions commu-nautaires - Le droit français de la consommation est resté enretrait malgré la codification. Ainsi, les class action, si répan-dues dans le monde anglo-saxon, où les associations de consom-mateurs sont actives et puissantes, tardent à voir le jour enFrance, du fait de la vieille règle "Nul ne plaide par procureur".

Mais par le biais des institutions communautaires (notam-ment le commissaire européen chargé de la politique de la con-sommation) et des directives, la matière s’est considérablementdensifiée. Il est de plus en plus question de l’unifier au niveau del’Union européenne (262). Ceci nous amène à aborder la questionde l’européanisation du droit.

(261) Special Message to the Congress on Protecting the Consumer Interest. March15th, 1962 (http://www.presidency.ucsb.edu/ws/index.php?pid=9108). (262) J. Calais-Auloy, "Vers un code européen de la consommation?", Actes du col-loque des 12-13 décembre 1998, Bruylant, Bruxelles, 1998.

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CHAPITRE 3

LA SUBVERSION PAR LE DROIT EUROPÉEN

Dans les années 1950, un certain nombre d’initiatives danssix États européens (France, R.F.A., Benelux, Italie) ont donnénaissance aux communautés européennes. La démarche retenueoriginellement par les États membres et les institutions les aconduit à embrasser un nombre croissant d'objets

SECTION PRÉMILINAIRELA FONDATION DES COMMUNAUTÉS (1957-2001…)

Au lendemain de deux « guerres civiles européennes » etface à la menace soviétique, la fin des années 1940 s’est avéréeparticulièrement favorable à la concrétisation des projets euro-péens. C'est ainsi que, dans ce climat très propice, diverses orga-nisations régionales ont vu le jour : l'Union de l'Europe occi-dentale (1948), l'Organisation européenne de coopérationéconomique (OECE, 1948), l'OTAN (1949), le Conseil del'Europe (1949). Aucune, cependant, ne se situe en dehors desschémas de l'inter-gouvernementalisme le plus classique. Il faut,en réalité, attendre la déclaration Schuman (1950) pour quedébute l'une des plus fascinantes expériences politiques etjuridiques des soixante dernières années : les communautéseuropéennes (263).

S'inscrivant d'emblée en dehors du cadre classique de lacoopération inter-étatique, la construction communautaire s’estvoulue pragmatique. Loin de viser la création immédiate d'unefédération européenne, elle a débuté par des réalisations, enapparence, plus modestes.

494 - L’expérience pionnière de la Communauté euro-péenne du charbon et de l'acier (CECA) - Dans sa fameusedéclaration du 9 mai 1950, Robert Schumann, alors ministre desaffaires étrangères, indiqua que "l'Europe ne se fera pas d'uncoup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera pas des

(263) Pour plus de détails, cf R. Mehdi "Institutions européennes", Hachette Supérieur2007, l’ouvrage le plus récent, qu’on a suivi de très près.

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réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Lerassemblement des nations européennes exige que l'oppositionséculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. L'actionentreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne.Dans ce but, le gouvernement français propose immédiatementl'action sur un point limité mais décisif. Le gouvernementfrançais propose de placer l'ensemble de la production franco-allemande du charbon et de l'acier sous une Haute Autoritécommune, dans une organisation ouverte à la participation desautres pays d'Europe". Instituée par le traité de Paris du 18 avril1951, la CECA a vu le jour dans un domaine limité maishautement symbolique : le charbon était alors la première sourced’énergie et l’acier symbolisait la puissance industrielle. Maisles créateurs de la CECA n'ont jamais eu de doute sur le sensprofond de leur démarche : "notre Communauté n'est pas uneassociation de producteurs de charbon et d'acier, c'est le débutde l'Europe", écrivait J. Monnet, ajoutant que "c'est au fur et àmesure que l'action des communautés s'affirmera que les liensentre des hommes et la solidarité qui se dessinent déjà serenforceront et s'étendront. Alors, les réalités elles-mêmes per-mettront de dégager l'union politique qui est l'objectif" final. Laconstruction s’appuie sur le transfert progressif de certainescompétences relevant de la souveraineté des États à desinstitutions supranationales aptes à les prendre en charge defaçon irréversible : une Haute Autorité, formée de personnalitésqualifiées et indépendantes, un Conseil des ministres repré-sentant les États, une Assemblée et, déjà, une Cour de Justice.

495 - L’expérience avortée de la Communauté européennede défense (CED) - La CED est le résultat sans lendemain dutraité signé à Paris le 27 mai 1952. Il s’agissait d’opérer leréarmement de l’Allemagne de l’Ouest et de mettre sur pied"pour la défense commune, une armée européenne". Cette arméeaurait été placée sous l’autorité d’un ministre européen de ladéfense, nommé par les gouvernements des États adhérents,sous le contrôle d’une assemblée européenne et dotée d’unbudget commun. Bien qu’ayant été ratifié, à compter du mois demai 1953, par les cinq partenaires de la France, le traité de Parisn’entra jamais en vigueur, du fait de l’hostilité conjuguée d'unecoalition disparate de députés gaullistes, communistes et

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socialistes. Paradoxalement, c'est le pays qui inventa la CED quifut à l’origine de son échec. Cette obstruction, qui n’a pasempêché le réarmement allemand et l'intégration de la RFA àl'OTAN, aura pour effet de priver l’Europe d’une défensecommune et d’exclure pour longtemps toute référence à un telobjectif.

496 - La relance de l’expérience européenne par lemarché commun (CEE) et l'atome (CEEA) - Après l'échec de laCED, les Six signèrent deux traités à Rome le 25 mars 1957,instituant deux nouvelles communautés, l'une centrée sur l’ex-ploitation civile de l’énergie nucléaire (la Communauté euro-péenne de l'énergie atomique également désignée par l'acronyme"Euratom"), qu’on mentionne ici pour mémoire (264), l'autregénéraliste visant la mise en place d'un marché commun (laCommunauté économique européenne), sur laquelle on vainsister. Depuis cette date, un traité, signé à Bruxelles le 8 avril1965, a fusionné les organes exécutifs et les budgets des troisdifférentes Communautés (qui ont conservé leur personnalitéjuridique).

La CEE est une sorte union douanière renforcée. Uniondouanière, elle a supprimé les taxes à l’entrée et à la sortie duterritoire national et créée un tarif douanier extérieur commun.Mais déjà, elle trahit une ambition plus ample, en instaurant unrégime de libre circulation s'étendant non seulement auxmarchandises, mais aussi aux personnes, aux services et auxcapitaux. Organisation renforcée, elle s’accompagne d'unedémarche supranationale, dont témoigne la création de troispolitiques communes : la politique commerciale, la politiqueagricole commune et la politique commune des transports. Parailleurs le droit communautaire revêt deux caractéristiques: laprimauté sur l’ordre juridique interne et, c’est son trait le plusoriginal, l’effet direct. Chaque État membre a en effet l’obli-gation de transposer dans son droit interne les directivescommunautaires, sans pouvoir s’abstenir en excipant de dispo-sitions, pratiques ou situations de son ordre juridique interne. Encas de défaut de transposition, les tribunaux étatiques sont tenus,en vertu du droit communautaire, d’interpréter le droit interne à

(264) D’autant que la CEEA va progressivement s'effacer faute d'être parvenue às'imposer comme un acteur stratégique.

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la lumière du droit européen et la Cour de justice des com-munautés (CJCE) est fondé à condamner l’État membredéfaillant.

La Communauté a pu de la sorte absorber les élar-gissements de 1973 (265), 1981 et 1986 (266)

Depuis "l’acte unique" de 1986 (267), le champ d'inter-vention de la Communauté s’est encore accru, puisqu’il s'étenddésormais (à des degrés divers) au domaine social, au droit del'environnement, à la recherche ou au développement techno-logique. Ce traité jette surtout les bases d'une politique nouvellede cohésion économique et sociale rendue nécessaire parl'adhésion d'États (l'Irlande, la Grèce, l'Espagne et le Portugal)alors en retard de développement par rapport à la moyennecommunautaire.

Les États membres ont conclu ensuite le traité deMaastricht (1992), créant l'Union européenne (TUE) (268),laquelle englobe les trois communautés : CECA, CEEA et bien-sûr CE (269). Par ailleurs, le texte ajoute au système commu-nautaire des mécanismes de coopération intergouvernementaledans certains domaines. Depuis ce traité, l'Union européennerepose sur trois piliers de consistance très inégale : les Commu-nautés européennes (premier pilier), la Politique étrangère et desécurité commune (deuxième pilier) et la coopération policièreet judiciaire en matière pénale (troisième pilier), fonctionnantselon des procédures de décisions propres. Ce texte a surtoutmarqué les esprits par le fait qu'il a jeté les bases d'une monnaieunique (l'euro) dont la gouvernance est placée sous la respon-sabilité principale d’une Banque centrale européenne localisée àFrancfort. Il a précédé de peu un nouvel élargissement en1995 (270).

(265) Grande-Bretagne, Irlande et Danemark. (266) Grèce (1981) puis Espagne et Portugal (1986). (267) Cet acte est, en effet, qualifié d'unique car il permet, pour la première fois, deréunir en un seul instrument, d'une part, des dispositions portant réforme des insti-tutions et extension des compétences communautaires et, d'autre part, des dispositionsrelatives à la coopération politique européenne. (268) Néanmoins ce sont toujours les Communautés, et non l'Union, qui disposentd'une personnalité juridique. (269) En effet la CEE a été, au passage, rebaptisée Communauté européenne (CE)pour mieux tenir compte de l'évolution de ses compétences (270) Autriche, Suède et Finlande.

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497 - Les nouvelles tentatives de réaménagement : lestraités d'Amsterdam (1997) et de Nice (2001), le projet avortéde constitution européenne - La nécessité d’approfondir cer-taines des compétences de l’Union et, plus prosaïquement, cellede répondre à son élargissement ont conduit à la signature dedeux traités successifs.

Le traité d’Amsterdam marque une communautarisationdes compétences exercées au titre du troisième pilier, par unbasculement, dans le champ du TCE (271), des questions affé-rentes à l'immigration, la politique des visas ou le franchis-sement des frontières, seule la coopération policière et judiciaireen matière pénale continuant à relever du TUE.

Celui de Nice mit sur pied une réforme institutionnelle aminima permettant à l’Union de fonctionner avec vingt-cinqmembres attendus en 2004 (272). Il s’accompagne d’une Chartedes droits fondamentaux proclamée en marge du Conseil deNice, privée cependant de toute portée obligatoire.

Né d’une initiative française, le projet de traité établissantune constitution pour l'Europe avait une portée plus ample etcomportait une réelle avancée dans l’intégration : dix-huit Étatsl’avaient d’ailleurs adopté. Mais, non-ratifié par la France et lesPays-Bas, dont les électeurs ont émis un vote hostile en 2005exprimant une défiance à l'égard d'une construction européennedésormais assimilée aux excès d'un libéralisme incontrôlé, ilramène les vingt-cinq, devenus vingt-sept en 2007 (273), àl’accord minimalitaire obtenu à Nice.

SECTION 1LA NATURE JURIDIQUE AMBIGUË

DE L’UNION EUROPÉENNE ET LA DIFFICULTÉÀ BORNER SES COMPÉTENCES

498 - La nature sui generis de l’Union européenne - Laquestion de la nature juridique des Communautés et de l'Unionse pose, de manière récurrente, depuis l'origine. Il est hasardeuxde tenter de l’appréhender à l'aune d'une typologie classique. Eneffet, l'ensemble repose sur une répartition minutieuse des

(271) Traité instituant la Communauté européenne (272) Chypre, Malte, Lettonie, Lituanie, Estonie, Hongrie, Pologne, Slovénie,Slovaquie, République Tchèque. (273) Bulgarie, Roumanie.

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missions entre des organes d'intégration et des gouvernementsgarants des intérêts étatiques. À considérer le droit de l'Union,celle-ci s’apparente plutôt à une confédération, car elle restedominée par les principes d’une part de souveraineté des États,comme le montre le Conseil européen, et d’autre part de stricteparité entre membres, notamment au sein de la Commission. Parailleurs toutes les langues nationales des États membres sont les(21) langues officielles de la Communauté, encore que certainesaient un statut particulier (274). Mais à regarder les compétenceseuropéennes, on est frappé par les objectifs toujours plusnombreux que les États membres ont assigné aux Communautés.Ce processus de densification met en évidence les lignes deforce d'une logique d'intégration juridique, dont atteste le faitque peu de domaines échappent désormais à l'emprise du droitcommunautaire et, plus prosaïquement, la croissance ducontentieux européen (275). Les rapports de systèmes eux-mêmesont été façonnés par la Cour selon une vision présidant auxrelations entre pouvoir fédéral et entités fédérées.

499 - Les incertitudes juridiques planant sur l’étendue descompétences communautaires - Le TCE (276) ne confère pas à laCommunauté de compétence générale : il dispose que celle-ci"agit dans la limite des compétences qui lui sont conférées et desobjectifs qui lui sont assignés par le traité" (277). Mais ces limitessont floues (278), dans la mesure où on ne sait pas très bien où

(274) L’Anglais est la seule langue de travail à la BCE. A la CJCE la délibérationinterne des juges et la rédaction des projets de décisions de justice s’effectue enFrançais. Dans les services administratifs, on se limite ordinairement à l’Anglais (45%des affaires en 1997), au Français (40%), plus rarement à l’Allemand (5%). (275) De 1975 à 1985, le nombre des affaires introduites a connu une augmentation de233 %, ce qui a conduit à la création, en 1988, d’un Tribunal de première instance desCommunautés européennes. Depuis cette date, afin de tenir compte de l'accroissementde contentieux spéciaux, le traité de Nice a jeté les bases d'une nouvelle adaptation dela juridiction communautaire par adjonction de chambres juridictionnellesspécialisées : la première (et pour l’instant la seule) à avoir vu le jour est le Tribunalde la fonction publique de l'Union européenne, adjoint au TPI, en 2004. (276) Il s’agit du traité instituant la communauté européenne qui, depuis Rome en1957, a été remanié à diverses reprises (notamment par le traité de Nice) et dont laversion actuelle figure au JO de l’Union européenne du 24 décembre 2002. (277) art. 5, al. 1. (278) L’observation est encore plus vraie avec le principe de subsidiarité introduit parl’Acte Unique de 1986 qui dispose que "dans les domaines qui ne relèvent pas de sacompétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe desubsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent

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s’arrêtent "les mesures relatives au rapprochement des dispo-sitions législatives, réglementaires et administratives qui ontpour objet la réalisation… d’un espace sans frontières inté-rieures dans lequel la libre circulation des personnes, desservices et des capitaux est assurée" (279). Il en a résulté que leseffets de la construction communautaire ont amplement dépasséle périmètre de départ des instances des communautés, allantbien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer, tant le droit commu-nautaire n’a cessé de dégager une force d’induction normativelui permettant de rayonner hors de son champ normal d’in-fluence.

SECTION 2L’INFLUENCE DU DROIT COMMUNAUTAIRE

SUR LE DROIT FRANÇAIS

500 - Le droit communautaire, un ordre juridique lui-même tributaire de certaines influences nationales - Le droitcommunautaire n’est pas sorti tout entier du cerveau des juristesde Bruxelles -et des juges de Luxembourg (280)- qui ne sont paseux-mêmes des êtres désincarnés, étrangers à toute influencenationale. En d’autres termes, chaque droit national a apporté sacontribution à la formation du droit communautaire et, danscertains domaines, notamment le droit administratif, l’influencefrançaise n’a pas été négligeable. On aurait tort de négliger ceversant de la réalité. Néanmoins, indépendamment de sesracines, le droit de l’Union a acquis aujourd’hui son autonomieet suit sa propre dynamique interne. L’exemple du droit admi-nistratif est d’ailleurs symptomatique.

501 - Le droit administratif communautaire, vivant rejetondu couple franco-allemand parvenu aujourd’hui à l’âge adulteet à la capacité d’influencer lui-même ses géniteurs - Long-temps, on a opposé en Europe deux modèles, l’un franco-allemand, reposant sur l’idée de règles et de tribunaux

pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc…êtremieux réalisés au niveau communautaire" (TCE, art. 5, §. 2). Il en résulte que ladéclaration de Laeken (2001) a mis l'accent sur la nécessité d'établir et de maintenir,conformément au principe de subsidiarité, une délimitation plus précise descompétences entre l'Union et les États membres. (279) art. 95. (280) La CJCE (et le TPI) comptent un juge par État membre.

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spécifiques à l’action administrative, et le système anglo-scandinave, répugnant à soumettre l’administration à des règlesdérogeant au droit privé. On connaît le mot célèbre du grandjuriste britannique A.-V. Dicey (281) : "Nous (Anglais) ignoronstout du droit administratif et nous voulons tout en ignorer".Cette vision est complètement dépassée aujourd’hui. En effet,même les pays les plus réticents, comme le Royaume-Uni, sesont dotés de règles propres à l’action administrative par soucid’efficacité et le droit français d’abord, puis le droit allemandensuite ont exercé sur eux une influence juridique très grande.Par ailleurs, les communautés européennes se sont elles-mêmesdotées de règles administratives inspirées des droits français etallemand, qui ont exercé un effet unifiant sur les différents droitsétatiques.

Il en a résulté une harmonisation des droits et, dès ledernier quart du XX° siècle, d’éminents administrativistes fran-çais, notamment J. Rivero en 1978, ont évoqué les linéamentsd’un véritable "droit commun européen" émergeant dans cesecteur disciplinaire.

Le contentieux communautaire est-il pour autant uneconquête du droit administratif français ? C’était vrai du conten-tieux CECA, encore défendable à l’époque de "l’Europe desSix" pour le contentieux de la CJCE, si l’on considère le recoursen annulation (et en carence) ou encore l’exception d’illégalité,encore que l’apport du droit allemand ne soit pas à sous-estimer(du chef des conditions de recevabilité des recours formés pardes requérants individuels). Mais aujourd’hui, les instanceseuropéennes, au sein desquelles sont représentées toutes lestraditions juridiques des États membres, ont élaboré des règlesde plus en plus nettement originales. Même le recours enannulation et le contrôle de la légalité des actes communautairesreflètent aujourd’hui des influences composites. Enfin, c’estdésormais le droit administratif communautaire, sorti de samatrice initiale, qui exerce son influence sur le droit adminis-tratif français.

502 - Le droit pénal, vieux bastion de la souverainetéétatique, glissé désormais dans l’orbite européen - L’exempledu droit pénal est lui-même révélateur. En effet, c’est un bastion (281) (1835-1922)

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traditionnel de la souveraineté étatique (avec le droit de légiféreret de battre monnaie) et il ne devrait pas a priori se trouverconcerné par un tel rapprochement. Néanmoins sous l’effetconjugué de la CJCE (à Luxembourg), mais aussi de la Coureuropéenne de sauvegarde des droits de l’homme (à Strasbourg),on assiste à une européanisation croissante dans ce domaine.Tantôt des dispositions de droit interne sont écartées parce quenon-conformes à la Convention européenne, comme lesdispositions de la loi du 2 juillet 1931, qui interdisaient depublier, avant toute décision judiciaire, toute informationrelative à des constitutions de partie civile. Tantôt desdispositions nouvelles sont créées pour répondre à des exigenceseuropéennes, comme la loi du 10 juillet 1991 relative au secretdes correspondances émises par la voie des télécommunications.La parution en France du premier Précis de droit pénaleuropéen (1999), sous la plume du Français M. Jean Pradel et duNéerlandais M. Geert Corstens, marque d’ailleurs une étapehistorique. Certes, il n’est pas encore question d’une unificationdes droits, mais l’harmonisation est très avancée.

Dans ces conditions il ne faut pas s’étonner que l’européa-nisation soit encore plus avancée dans d’autres secteurs.D’autant que le cloisonnement des droits nationaux en matièrede services de santé et de soins médicaux, de sécurité sociale,mais aussi de droit civil peut apparaître comme une entrave à lalibre circulation des personnes, des services et des capitaux.

503 - Un droit de la santé nettement sous influence -Assurément d’après la lettre même du TCE, art. 152 § 5, l’actionde la Communauté dans le domaine de la santé publiquerespecte pleinement les responsabilités des États membres enmatière d’organisation et de fourniture de services de santé et desoins médicaux.

Il convient, cependant, de relativiser l'ampleur de la margede liberté dont jouissent les États dans cette sphère. En effet, laneutralité du droit communautaire dans cette matière n'estsouvent qu'apparente. D’ailleurs la liberté mutuelle d’établis-sement reconnue par le traité de Rome aux professionnels desanté a conduit le droit médical et le droit pharmaceutique à destransformations profondes.

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La première de celles-ci a été la reconnaissance mutuelledes diplômes qui a nécessité la coordination de leurs conditionsd’exercice par les États membres, laquelle a été réalisée au couppar coup pour les médecins (1965-1993), les infirmiers (1977),les dentistes, les vétérinaires (1978) et les pharmaciens (1985).

On s’aperçoit aujourd’hui que cette mise à niveau tend àrapprocher de plus en plus fortement le fond du droit applicableà ses professions.

Au niveau médical, par exemple, l’originalité du droitfrançais reposait traditionnellement sur un certain nombre deprincipes : la primauté du principe paternaliste de bienfaisancesur l’autonomie de la volonté, le refus antilibéral de voir lamédecine pratiquée comme un commerce et, depuis les années40, l’existence d’un code de déontologie ayant une forcejuridique garantie par des juridictions professionnelles placéessous le contrôle du Conseil d’État. Il en résulte qu’en Francel’intervention du médecin sur le corps d’autrui n’est paslégitimée par le seul consentement du patient et reste égalementsubordonnée à une nécessité thérapeutique dûment constatée.Ces conceptions sont aux antipodes des systèmes juridiques qui,à l’image du droit américain, ont évacué toute idée de tutelle aunom de la liberté individuelle et qui considèrent la médecinecomme un métier ordinaire, assimilant le médecin à un presta-taire de service. Cette perspective n’est pas nécessairementopposée aux aspirations des médecins qui, dans ces pays,ignorent un certain nombre de sujétions, telle que le service degarde obligatoire ou l’obligation de porter secours. Au primat dela volonté individuelle se rattache un certain nombre d’insti-tutions controversées, les unes déjà admises (le refus de soins),les autres encore passionnément débattues (l’euthanasie). Il nefait aucun doute que dans un "marché unique" (sic) le systèmejuridique le moins contraignant est nécessairement sur-avantagé,le mauvais droit chassant le bon. Ce simple constat explique lerecul croissant des positions françaises, même si l’Ordre desmédecins a pu obtenir récemment le retrait du projetStoodley (282).

(282) Il était question que cette proposition de directive, en date du 7 mars 2002,s’applique indistinctement à tous les prestataires de service dont elle entendait faciliterla libre circulation et parmi eux, aux médecins rangés parmi ceux-ci (car en droitcommunautaire l’activité médicale constitue en principe une "prestation de service") :

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Au niveau pharmaceutique, le particularisme du systèmefrançais tient à l’affirmation du caractère de service public del’officine de pharmacie et, pour être plus concret, à l’existenced’une répartition démographique des officines, soumises àautorisation préfectorale préalable, à celle d’un large monopoledans la dispensation des médicaments, à la tarification publiquedes produits remboursés par la Sécurité sociale, à la volonté deprotéger les officines des effets pernicieux de la concurrence et acelle d’imposer à chaque pharmacien de n’exploiter qu’uneseule officine dont il doit être en même temps le seul pro-priétaire. Cette dernière règle, traditionnelle en France, répond aune vision d’ensemble qui considère qu’un pharmacienpropriétaire de son officine sera mieux placé qu’un gérant faceaux abus et aux dangers que peut comporter l’exercice de laprofession et qu’il n’est pas souhaitable que des particuliers quin’auraient pas le titre de pharmacien puissent posséder desofficines et orienter celles-ci vers une recherche excessive de larentabilité. Enfin, dans notre pays, les pouvoirs publics onttoujours tenu à faire assurer par des pharmaciens un contrôleefficace sur les opérations de fabrication industrielle, comme decommerce de gros, alors qu’hors de lui (Belgique exceptée)cette exigence a toujours été inconnue.

Au demeurant la situation des pharmacies ailleurs enEurope est très différente. Ainsi en Grèce et en Allemagne(depuis 1958) les pharmacies bénéficient de la liberté d’instal-lation. Au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, existent des chaînesd’officines privées qui peuvent appartenir à de grands intérêtscapitalistes. Outre-Manche, les Lloyds par exemple possédaient1300 pharmacies en 2004. Dans certains pays, ces chaînes sontla propriété de grandes chaînes de drogueries, voire du secteurde la grande distribution commerciale. Plusieurs discountersalimentaires, comme les Allemands Lidl et Aldi, détiennent ainsides officines. Enfin, dans une bonne partie de l’Europe lesmédicaments ne sont pas des produits monopolisés, on peut se leprocurer partiellement dans le secteur de la distribution commer-ciale (voire les stations-services comme au Danemark) et lesprix sont libres.

si elle avait été adoptée, un médecin d’un pays de l’Union aurait pu venir exercer dansun pays d’accueil sans s’y déclarer, ni faire reconnaître ses titres pendant seizesemaines par an.

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Il est évident que la liberté de circulation des produitsimpose un rapprochement des législations, que rend impérieuxle phénomène des importations et exportations parallèles demédicaments, qui fait planer un risque de pénurie dans les paysoù le prix des médicaments est moins élevé (283). D’où lespressions libérales qui s’exercent sur la législationpharmaceutique en France. La dernière illustration en est laprocédure d’infraction lancée le 21 mars 2007, contre la Francesommée de justifier l’intérêt pour la santé publique de salégislation restrictive. Les mêmes influences sont à l’œuvre dansle droit de la sécurité sociale, où cependant elles se heurtent à deplus fortes résistances.

504 - Le droit de la sécurité sociale lui-même concernépar le processus - Formellement la sécurité sociale ne relève pasdu domaine de compétence du droit communautaire et les Étatsrestent en principe souverains en la matière. Toutefois ilsdoivent respecter les principes fondamentaux du droitcommunautaire qui sont censés guider le marché intérieur,notamment la libre concurrence au niveau des caisses et desprestataires médicaux. La réforme néerlandaise offre un exempleconcret de ce processus. D’ores et déjà, les prestatairesmédicaux (médecins et surtout établissements de santé privés)établis dans l’un quelconque des États membres de l’Unionpeuvent fournir leurs services et les faire rembourser parl’Assurance maladie française. Deux directives communautairesde 1992 ont imposé aux mutuelles qui possèdent des pharmaciespar dérogation légale (les pharmacies dites mutualistes) depuisdes textes remontant à 1898 et 1910, de séparer cette gestion deleur secteur remboursement, ce qui a été rappelé par un arrêt dela CJCE qui a réaffirmé cette exigence à laquelle la France tardea se plier entièrement. En second lieu, force est de constater quecertaines pratiques anti-concurrentielles, défendues au nom de lasolidarité et du service public, telles les aides versées par l’Étataux mutuelles de la fonction publique, mais aussi les délégationsde service public accordées par la loi à des mutuelles pour lagestion déterminées d’assurés sociaux, tels les enseignants

(283) A. Leca, "La mondialisation et le commerce des médicaments : l’exemple de lacirculation des produits pharmaceutiques dans la Communauté européenne", dans"Europe et mondialisation…", PUAM, Aix, 2006, pp. 113-130.

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adhérents de la Mutuelle Générale de l’Education Nationale,voire même les conditions dans lesquelles les caisses primaireset les organismes de protection complémentaire peuvent gérer le"marché" de la CMU complémentaire, sont aujourd’hui remisesen cause.

505 - Le droit civil lui-même directement touché par lamétamorphose européenne - En principe le droit civil échappe àl’emprise du droit communautaire et les États demeurentsouverains dans ce domaine. Mais un certain nombre de juristes,notamment le professeur danois Ole Lando en 1974, ont lancél’idée d’une harmonisation du droit des contrats. Il en est sortiune commission qui a publié un projet en deux-cents articles(284)et un groupe d’études qui a publié sa proposition (285). Entretemps, le parlement européen a proposé, dans sa résolution du26 mai 1989, réitérée le 6 mai 1994 et encore le 16 mars 2000,l’élaboration d’un Code européen commun de droit privé. Il enest sorti en 1998 le Groupe d’Etude sur un Code civil européen,présidé par Christian Von Bar.

L’écho en France a été faible. On pourrait en donner unexemple frappant. En juillet 2001, la Commission européenne alancé une procédure de consultation sur la nécessité d’une actioncommunautaire plus étendue dans le domaine du droit civil : ellea donné lieu à cent-soixante réponses institutionnelles, dont uneseule française, émanant d’une Faculté de droit du sud-est de laFrance ! (286). Visiblement, les juristes français ne se sentent pasconcernés.

Pourtant l’évolution est déjà amorcée (287) et, au-delà decet exemple, la dénationalisation du droit est bien engagée. Dès1992 le rapport annuel du Conseil d’État avait noté que plusd’un texte sur deux était une mesure nationale d’exécution dudroit communautaire et que "la Communauté introdui (sai)tchaque année dans notre corpus juridique plus de règles que le (284) O. Lando et H. Beale, "Les principes du droit européen des contrats". Parties I etII, Kluwer Law International, 2000. (285) Académie de privatistes européens, le groupe de Pavie, "European ContractCode. Preliminary Draft", Université de Pavie, 2001. (286) L. Benoiton, "L’harmonisation du droit européen des contrats" dans J.-M.Pontier (dir.), Quel droit pour le XXI° siècle ?, PUAM, Aix-en-Provence, 2003,p. 150. (287) Ainsi, dans le domaine des contrats, sept directives ont déjà été adoptées en1985, 1986, 1990, 1993, 1994, 1997 et 1999.

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gouvernement français". Le Parlement est conduit à recopierparfois mot à mot des articles entiers des textes européens. Et lesjuges du Kirchberg288 veillent : ainsi la France, mauvais élève del’Union289, a-t-elle été condamnée trois fois pour retard ou erreurpour la seule transposition de la directive du 25 juillet 1985 surla responsabilité du fait des produits défectueux.

506 - En guise de conclusion - Dans ce pays, dans lesannées 1780, on n’imaginait pas dans les Provinces que le droitprivé puisse être unifié un jour au niveau du royaume. A Aixnotamment, on était attaché au maintien du co-État, ainsi qu’à la"constitution provençale", et des voix s’élevèrent même surl’opportunité de siéger aux États généraux "d’un État qui,quoique uni au nôtre, n’est cependant pas le nôtre" (Coppeau).On sait ce qu’ont pesé ces chimères souverainistes, emportéespar le vent de l’histoire. On peut rendre hommage à l’intégritémorale et au patriotisme provençal de Pascalis, pendu à Aix, surLou Cous, qu’on appelait pas encore le Cours Mirabeau, le 14décembre 1790, pour avoir affirmé publiquement être prêt à"vivre et mourir citoyen provençal". Mais doit-on pour autantréhabiliter son combat et déplorer la dissolution de la Provencedans l’entité France ? Quel rôle aurait pu jouer un État provençalindépendant dans le concert européen au XX° siècle ? Le mêmesans doute qu’une souveraineté française dans l’univers qui sedessine en ce début de XXI° siècle. Aucun cœur provençal nepeut entendre sans se serrer un peu les vers de la CoupoSanto de Mistral : D'un vièi pople fièr e libre, sian bessai lafinicioun e, se toumbon li Felibre, toumbara nosto Nacioun ?290.Mais ils parlent moins à la sensibilité de ceux qui sont devenusétrangers à leur propre passé et a fortiori aux migrants qui ontsubmergé les Provençaux de souche. La France d’aujourd’huisemble promise à une acculturation similaire, sans même parlerdes vagues migratoires, venues du sud cette fois, qui ont déjà euraison du monoculturalisme classiquement affiché par laRépublique française.

288 Quartier de la ville de Luxembourg, où est située la CJCE.289 Toutefois le nombre global des directives en retard de transposition en Francesemble aujourd’hui évoluer à la baisse (100 directives en attente de transposition le 30juin 2003, 63 au 30 juin 2006).290 "D’un vieux peuple fier et libre, nous sommes peut-être la fin et, si tombent lesFélibres, tombera notre nation…"

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Car les particularismes secrétés par des États distincts sonten train de s'estomper rapidement. La dilution du "droitfrançais" n’est qu’un élément d’un constat plus ample. Jamaisles Européens n'ont été culturellement si proches les uns desautres, dans un monde qui apparaît comme "un immense moulinen train de broyer les distinctions nationales". D'où des phéno-mènes de réaction, d'autant plus vifs que le sentiment d'unedilution des spécificités ethno-culturelles est de plus en plusaigu (291). Certes, nations et nationalismes sont encore omni-présents en ce début de XXI° siècle et il n'ont pas peut-être pasfini de diviser, voire de tuer (292). D'éphémères "rechutes dans lesvieilles amours et leurs étroits horizons" ne sont même pas àexclure. Mais le sens de l’évolution à venir ne fait guère dedoute : le temps des États-Nations et des droits nationaux estrévolu. Il n’en reste pas moins que ce sont les hommes quiforgent leur destin : celui du chêne ou du roseau, car il leurappartient d’œuvrer dans les limites du cadre qui leur est imposépour lui introduire de possibles infléchissements … ou le récuseren bloc et disparaître alors corps et biens dans les cimetières del’Histoire. Car si les Français préfèrent garder ce qu’ils con-naissent, de crainte d’avoir à affronter ce qu’ils ignorent, ilsperdront ce qu’ils pourraient sauvegarder pour conserver cequ’ils ne retrouveront plus.

(291) Lorsque l'identité fléchit, la logorrhée identitaire enfle. C'est ainsi qu'il n'existaitpas de sentiment national politiquement apparent en Irlande (ou en Corse) lorsquel'identité était intacte, la langue vernaculaire, florissante. Mais lorsqu'il est apparu quecelle-ci avait très largement (et irréversiblement) reculé face à l'Anglais (ou leFrançais), un nationalisme revendicatif est apparu. Le nationalisme français lui-mêmene s'est pas épanoui avec Napoléon I°, lorsque la France dominait l'Europe, mais après1870, dans un pays vaincu et humilié par sa défaite. (292) D'autant que la disparition des spécificités nationales ne signifie pas qu'il n'yaura plus de guerres entre des peuples plus proches que jamais les uns des autres. Lenationalisme, comme l'antisémitisme, est un phénomène irrationnel. En d'autrestermes, sans même remonter aux Cités grecques de l'Antiquité ou aux incessantsconflits que se sont livrés au moyen âge Aragonais et Castillans (que rien nedistinguait culturellement et religieusement), des guerres intestines peuvent parfai-tement éclater entre des groupes apparentés entre eux. D'ailleurs, qui aurait puimaginer il y a un siècle que les Slaves du sud (Croates et Serbes notamment), quiparaissaient en voie de s'unir malgré les résistances étrangères (autrichiennes etottomanes), auraient pu tenter à deux reprises (1941-1945, 1991-1995) de s'exterminermutuellement ? Pourquoi les Tchèques et les Slovaques n'ont-ils pas pu demeurerdans un seul État alors qu'il n'avaient jamais été aussi proches que vers 1990, aprèsplus de soixante ans de vie commune ? Et qui peut dire que le sang ne coulera jamaisentre Flamands et Wallons ?

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Un grand nombre de juristes tentent avec difficultéd’imaginer un équilibre entre notre tradition juridique et lesinfluences extérieures : ils accepteraient volontiers d’opérer untri dans celles-ci et de retenir le plus possible de celle-là pour latransporter avec eux dans le monde nouveau.

Ils perdent leur temps dans un travail intellectuellementméritoire, mais pratiquement stérile.

Il ne s’agit plus de retenir les bienfaits d’un droit français,mais de trouver les moyens d’assurer les biens nouveaux que lenouvel ordre juridique peut nous offrir.

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TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS .......................................................................................................... 11

PARTIE PRÉLIMINAIRETROIS GENITEURS ET UN COUFFIN OU LA PRÉHISTOIRE DU DROIT

FRANÇAIS(Des origines à l’an mil)

CHAPITRE 1 – L'apport romain ................................................................................... 21Section 1 – L'héritage romain dans l'ordre politique et administratif ...................... 22

§ 1. L'héritage politique : le concept d'État, une invention romaine ............... 22§ 2. L'héritage administratif : l’État unitaire centralisé, une innovation

romaine ....................................................................................................... 28Section 2 – L'héritage romain dans l'ordre juridique privé ..................................... 30

CHAPITRE 2 – L'élément chrétien ............................................................................... 33Section 1 – L'aspect idéologique de la révélation chrétienne ................................. 33Section 2 – L'apport juridique de l'empire chrétien.................................................. 36

§ 1. Les conséquences de la christianisation de l'Empire ................................ 38§ 2. Les conséquences de la romanisation de l'Église...................................... 39

CHAPITRE 3 – La contribution germanique................................................................ 44Section 1 – L'arrière-plan de la germanie païenne

(jusqu'aux invasions du V° siècle) ......................................................... 44Sous-Section 1 – L'état de la société germanique avant les invasions....................... 45Sous-Section 2 – Les grandes migrations et l'établissement des germains

en Gaule (IV°-V° siècles)............................................................. 48Section 2 – L'héritage franc (V°-X° siècle) .............................................................. 52

Paragraphe préliminaire : Les sources juridiques des institutions franques :un droit d’application essentiellement ethnique.......... 52

§ 1. L’organisation politique et administrative................................................. 60Sous-paragraphe 1 : L'organisation politique......................................................... 64

A. L'esprit des institutions politiques ........................................................... 64B. La transmission du pouvoir royal ............................................................ 67C. L'étendue du pouvoir royal ...................................................................... 69

Sous-paragraphe 2 : L'organisation administrative................................................ 73§ 2. L’ordre juridique privé et l’organisation judiciaire................................... 75Sous-paragraphe 1 : L’ordre juridique privé .......................................................... 75Sous-paragraphe 2 : L'organisation judiciaire ........................................................ 76

PREMIÈRE PARTIELA LENTE GESTATION DU DROIT FRANÇAIS A L'EPOQUE

SEIGNEURIALE ET FÉODALE (XI-XII°siècles)

SOUS-PARTIE 1 – Les origines historiques des institutions seigneurialeset féodales..................................................................................... 84

CHAPITRE 1 – La tradition germanique...................................................................... 85Section 1 – La prépondérance des liens de dépendance personnelle....................... 85Section 2 – La conception patrimoniale du pouvoir................................................. 86

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CHAPITRE 2 – La désagrégation de l'état et l'indépendance politiquecroissante du personnel administratif ................................................. 88

SOUS-PARTIE 2 – Les sources du droit à l'époque seigneuriale et féodale :un droit d’application principalement régionale et locale .... 92

CHAPITRE 1 – Les sources du droit profane............................................................... 93Section 1 – Les coutumes territoriales ...................................................................... 94Section 2 – Les ordonnances royales et seigneuriales.............................................. 97

CHAPITRE 2 – Les sources du droit canonique.........................................................100

SOUS-PARTIE 3 – Le contenu des institutions seigneuriales et féodales ...........102

CHAPITRE 1 – L'organisation locale de la seigneurie .............................................103Section 1 – L'organisation générale de la seigneurie..............................................104Sous-Section 1 – Les fondements unilatéraux : les droits seigneuriaux.................107

§ 1. Les droits de nature domaniale ................................................................107§ 2. Les droits de nature publique...................................................................108

Sous-Section 2 – Les fondements contractuels.........................................................116§ 1. Les droits féodaux-vassaliques ................................................................117

A. La genèse des droits féodaux-vassaliques .............................................117B. Le contenu des droits féodaux-vassaliques ...........................................118C. La transmission des droits féodaux-vassaliques ...................................120D. La sanction des droits féodaux-vassaliques...........................................121

§ 2. Les droits censuels....................................................................................123Section 2 – L'organisation particulière de la justice ...............................................125

§ 1. L'administration de la justice ...................................................................125§ 2. Le personnel de justice.............................................................................127§ 3. La procédure .............................................................................................128

CHAPITRE 2 – La contamination du régime féodal..................................................131Section 1 – La féodalisation de la royauté ..............................................................131Sous-Section 1 – La transmission de la couronne ....................................................133Sous-Section 2 – Les pouvoirs du roi........................................................................136

§ 1. Les pouvoirs de droit commun féodal .....................................................137§ 2. Les prérogatives exorbitantes du droit royal ...........................................138

Sous-Section 3 – Les organes du pouvoir royal........................................................140§ 1. Les organes de gouvernement du Roi......................................................141Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi......................................................................141Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi ....................................................................141

A. Les attributions politiques......................................................................142B. Les attributions juridictionnelles ...........................................................143C. Les attributions administratives .............................................................144

§ 2. Les organes d'administration du Roi .......................................................144Sous-paragraphe 1 : Les prévôts ...........................................................................144Sous-paragraphe 2 : Les baillis .............................................................................145Sous-paragraphe 3 : Les enquêteurs royaux.........................................................146

Section 2 – L'église et la tentation féodale..............................................................147Sous-Section 1 – L'insertion de la hiérarchie et du patrimoine ecclésiastique

dans la féodalité ..........................................................................149

Page 373: La fabrique du droit français

Table des matières 373

§ 1. La répartition des compétences ecclésiastique et royaledans l’affectation des bénéfices épiscopaux............................................151

§ 2. Le compromis entre les seigneurs et les religieux dans la provisiondes bénéfices abbatiaux............................................................................152

Sous-Section 2 – La juridiction ecclésiastique.......................................................154§ 1. L'organisation des cours d'Églises ...........................................................155Sous-paragraphe 1 : La compétence ratione personae ........................................155Sous-paragraphe 2 : La compétence ratione materiae.........................................156§ 2. La procédure ecclésiastique .....................................................................157Sous-paragraphe 1 : La procédure civile ..............................................................157Sous-paragraphe 2 : La procédure pénale.............................................................157

DEUXIÈME PARTIELA NAISSANCE DU DROIT FRANÇAIS À LA FAVEUR

DE LA MUTATION MONARCHIQUE (XIII°-XVI° siècles)

SOUS-PARTIE 1 – Les sources du droit à l'époque de la monarchietempérée : Un droit d’application principalementrégionale et locale, désormais reconnu et protégépar l’État royal ............................................................................163

CHAPITRE 1 – Le droit coutumier, source fondamentale.........................................164Section 1 – Les caractères traditionnels du droit coutumier

des XIII°-XIV° siècles .........................................................................164Section 2 – Les nouveaux caractères du droit coutumier

des XV°-XVI° siècles...........................................................................165

CHAPITRE 2 – Le droit romain, source controversée ...............................................169

CHAPITRE 3 – Le droit royal, source en expansion..................................................171

CHAPITRE 4 – Le droit canonique, source en déclin................................................173

SOUS-PARTIE 2 : Le contenu des institutions ........................................................174

CHAPITRE 1 – La royauté redevenue instance suprême..........................................176Section 1 – Les règles de transmission de la couronne, ou l'émergence d'un droit

public et constitutionnel spécifique au royaume.................................177§ 1. L'exclusion des femmes et des parents par les femmes ..........................177§ 2. La représentation successorale à l'infini ..................................................180§ 3. L'indisponibilité de la Couronne..............................................................181§ 4. La continuité de la fonction royale ..........................................................182§ 5. Le principe de catholicité .........................................................................184

Section 2 – Le domaine de la couronne ..................................................................186§ 1. Le principe de l'inaliénabilité du domaine de la Couronne ....................187§ 2. Les limites au principe d'inaliénabilité ....................................................188

Section 3 – La souveraineté de la couronne............................................................189Sous-Section 1 – La notion de souveraineté .............................................................190

§ 1. La définition de la souveraineté...............................................................190§ 2. Le fondement de la souveraineté .............................................................190

Sous-Section 2 – Les pouvoirs du roi........................................................................192§ 1. L'étendue des pouvoirs royaux ................................................................192§ 2. Les limites du pouvoir royal ....................................................................194

Page 374: La fabrique du droit français

374 La fabrique du droit français

Sous-paragraphe 1 : L'influence limitatrice du droit féodal ................................194Sous-paragraphe 2 : L'influence absolutiste du droit romain ..............................195

Sous-Section 3 – Les moyens du roi : le gouvernement et l'administrationdu royaume..................................................................................196

§ 1. L'organisation du gouvernement et de l'administration centrale ............196Sous-paragraphe 1 : L'Hôtel du Roi......................................................................196Sous-paragraphe 2 : La Cour du Roi et le service de la Couronne......................198

I. Les cours souveraines.............................................................................198II. Les États Généraux.................................................................................199

§ 2. L'organisation administrative locale........................................................203Sous-paragraphe 1 : Les agents administratifs du Roi.........................................204

I. Les Baillis et Sénéchaux ........................................................................204II. Les prévôts et autres officiers inférieurs ...............................................205III. Les "Commissaires départis pour l'exécution des ordres du Roi"........206

Sous-paragraphe 2 : L'organisation municipale ...................................................207I. Les bonnes villes placées sous la tutelle royale ....................................207II. Les simples communautés d'habitants réduites au rang

de collectivités locales............................................................................208Sous-paragraphe 3 : L'organisation provinciale ...................................................209

Sous-Section 4 – Les services publics spéciaux .......................................................210§ 1. L'organisation judiciaire...........................................................................211Sous-paragraphe 1 : Le déclin des justices concédées.........................................211Sous-paragraphe 2 : La croissance de la justice royale........................................212

I. Les principes généraux aux juridictions de droit communet aux juridictions d'exception : le statut des magistrats royaux ..........212

II. Les juridictions de droit commun ..........................................................212III. Les juridictions d'exception ...................................................................218IV. La justice retenue....................................................................................218

§ 2. L'organisation militaire ............................................................................219Sous-paragraphe 1 : La disparition de l'élément féodal .......................................220Sous-paragraphe 2 : Le développement de l'élément professionnel :

des troupes soldées à l'armée de métier...............................220§ 3. L'organisation financière..........................................................................221Sous-paragraphe 1 : Les finances ordinaires : les revenus du domaine ..............221Sous-paragraphe 2 : Les finances extraordinaires : la fiscalité royale ................222

CHAPITRE 2 – L'Église, enjeu de la querelle entre la couronneet le Saint-Siège.................................................................................225

Section 1 – L’enjeu des bénéfices ecclésiastiques..................................................226§ 1. Le rôle accru du Saint-Siège en matière de nomination

et de fiscalité des bénéfices......................................................................226§ 2. Les réactions croissantes à l'encontre de la centralisation pontificale ...227

Section 2 – Le déclin croissant de la juridiction ecclésiastique faceà la justice royale ..................................................................................230

§ 1. La subordination de la justice ecclésiastique à la justice royale ............231§ 2. La réduction de la compétence ecclésiastique.........................................231Sous-paragraphe 1 : La réduction de la compétence ratione personae

des Cours d'Église ................................................................232Sous-paragraphe 2 : La réduction de la compétence ratione materiae

des Cours d'Église ................................................................232

Page 375: La fabrique du droit français

Table des matières 375

TROISIÈME PARTIEL’AFFIRMATION DU DROIT FRANÇAIS

SOUS LA MONARCHIE ABSOLUE (XVI°-XVIII° SIÈCLES)

SOUS-PARTIE 1 – Les sources du droit à l'époque de la monarchieabsolue : la nationalisation croissante du droit ....................235

CHAPITRE 1 – Les lois du roi, source désormais prépondérante ............................236Section 1 – Les grandes ordonnances de Louis XIV..............................................237Section 2 – Les grandes ordonnances de Louis XV ...............................................240

CHAPITRE 2 – Le droit coutumier, source toujours fondamentale ..........................241

CHAPITRE 3 – Les sources complémentaires ...........................................................245Section 1 – Le droit romain : une source toujours solidement implantée,

notamment dans le Midi.......................................................................245Section 2 – Le droit canonique : une source touchée par la sécularisation et la

nationalisation du droit.........................................................................247Section 3 – La jurisprudence des cours souveraines, une source limitée ..............249

SOUS-PARTIE 2 – Les institutions de la monarchie absolue ...............................250

CHAPITRE 1 – La royauté en sa majesté ...................................................................251Section 1 – Les fondements de l'autorité royale .....................................................252

§ 1. Les théories du droit populaire ................................................................253§ 2. Les théories du droit divin........................................................................254

Section 2 – Le contenu de l'autorité royale.............................................................255Section 3 – Les limites à l'autorité royale ...............................................................257Sous-Section 1 – Les limites directes : les lois fondamentales ................................257

§ 1. La notion de la loi fondamentale .............................................................257§ 2. Le contenu des lois fondamentales ..........................................................258Sous-paragraphe 1 : La loi de succession à la couronne......................................258Sous-paragraphe 2 : La loi d'inaliénabilité du domaine de la couronne..............260

Sous-Section 2 – Les limites indirectes : la tradition ...............................................260§ 1. Les privilèges............................................................................................261§ 2. Les organes modérateurs de la monarchie ..............................................263Sous-paragraphe 1 : Les assemblées d'États.........................................................263

I. La disparition apparente des États Généraux ........................................263II. Le déclin des États particuliers ..............................................................264

Sous-paragraphe 2 : Les Parlements.....................................................................266

CHAPITRE 2 – L'organisation du gouvernement et de l'administrationcentrale...............................................................................................270

§ 1. Le Conseil du Roi.....................................................................................271§ 2. Les hautes charges de l'État .....................................................................272

CHAPITRE 3 – L'organisation administrative locale .............................................276Section 1 – L'administration provinciale ................................................................277

Sous-paragraphe 1 : La diversité des autonomies provinciales ...........................279Sous-paragraphe 2 : L'uniformité dans la représentation du roi

dans les provinces .............................................................280Section 2 – L'administration des villes et des communautés rurales .....................283

§ 1. Le statut des villes ....................................................................................283

Page 376: La fabrique du droit français

376 La fabrique du droit français

§ 2. Les communautés rurales ou paroisses....................................................283

CHAPITRE 4 - L'organisation judiciaire....................................................................285Section 1 - Le statut des magistrats ........................................................................285Section 2 - L'exercice de la justice .........................................................................287

§. 1. Les grands traits du droit processuel .......................................................287§. 2. L'exercice de la justice déléguée..............................................................288

I. Les juridictions de droit commun ..........................................................289II. Les juridictions d'exception ...................................................................291

§ 3. L'exercice de la justice retenue par le Roi...............................................292

CHAPITRE 5 – Une église désormais soumise à la couronne..................................296§ 1. Le patrimoine ecclésiastique....................................................................296§ 2. La discipline ecclésiastique......................................................................299§ 3. La justice ecclésiastique...........................................................................300

QUATRIÈME PARTIEL’APOGÉE DU DROIT FRANÇAIS AU XIX° Siècle

SOUS-PARTIE 1 – Le passage de l’Ancien ou Nouveau Régime :la Révolution et l’Empire (1789-1815) ...................................302

CHAPITRE 1 – La Révolution : un nouveau ordre idéologique et juridique............303Section 1 – La rupture révolutionnaire....................................................................303Section 2 – L’héritage politique et juridique de la révolution...............................308

CHAPITRE 2 – Le Consulat et l’Empire (1799-1815) : un nouveaucorpus juridique.................................................................................311

Section 1 – L’apport du nouveau régime à l’ordre juridique privé et pénal :les cinq codes napoléoniens .................................................................311

§ 1. L’œuvre centrale : le code civil de 1804 .................................................311§ 2. Les autres réalisations : les codes de procédure civile (1806),

de commerce (1807), d'instruction criminelle (1808) et le codepénal (1810) ..............................................................................................315

Section 2 – L’apport durable du système napoléonien à l’ordre administratif......317Section 3 – Un bilan en demi-teinte ........................................................................318

SOUS-PARTIE 2 – La précellence du modèle juridique françaisau XIX° siècle ............................................................................323

CHAPITRE 1 – Le rayonnement international du droit public français....................324Section 1 La souveraineté du peuple et son droit à disposer de lui-même ..............324Section 2 – Le droit de vote universel.....................................................................327Section 3 – L’idée republicaine...............................................................................329

CHAPITRE 2 – Le prestige international du code civil de 1804 ..............................331

Page 377: La fabrique du droit français

Table des matières 377

CINQUIÈME PARTIELE DÉCLIN DU DROIT FRANÇAIS AU XX° siècle

CHAPITRE 1 – L’usure du modèle français...............................................................336Section 1 – Un droit civil patriarcal et sexiste, incompatible avec

l’émancipation féminine.......................................................................336Section 2 – Un droit commercial assujéti à des conceptions périmées, contraire

aux impératifs économiques.................................................................338Section 3 – Un droit social timoré tributaire de conceptions dépassées,

inadaptées aux nouvelles exigences sociales.......................................340

CHAPITRE 2 – Le foisonnement des modèles concurrents ......................................343Section 1 – La concurrence de nouveaux codes innovants en droit civil ..............344

§ 1. Le Bürgerliches Gesetzbuch (Code civil allemand) de 1896 ................344§ 2. Le Schweizerisches Zivilgesetzbuch (Code civil suisse) de 1907 ..........346§ 3. Les limites du mouvement général de codification ................................347

Section 2 – L’émergence et le rayonnement de nouveaux systèmes de droitspécialisés .............................................................................................348

§ 1. L’ascendant prépondérant des droits anglo-germaniquesdans l’ordre juridique commercial...........................................................348

§ 2. L’attraction déterminante des conceptions anglo-américainesdans le droit des brevets ...........................................................................353

§ 3. L’emprise décisive des idées anglo-américainesdans le droit de la consommation ............................................................354

CHAPITRE 3 – La subversion par le droit européen ..............................................355Section prémilinaire – La fondation des Communautés (1957-2000) .....................355Section 1 – La nature juridique ambiguë de l’Union européenne

et la difficulté à borner ses compétences ............................................359Section 2 – L’influence du droit communautaire sur le droit français ..................361

Table des matières ........................................................................................................371

Page 378: La fabrique du droit français

IMPRESSION ET MISE EN PAGE :

PRESSES UNIVERSITAIRES D’AIX-MARSEILLE

DÉPÔT LÉGAL - 2ème TRIMESTRE 2007