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Douleurs, 2005, 6, 6 383 CAS CLINIQUE La fibromyalgie d’une baronne hongroise Patrick Giniès L’intérêt du cas clinique de la revue Douleurs, consiste à regrouper à travers les expériences humaines douloureuses des informations qui, peut-être par leur répétition, vont aboutir à la mise en évidence de nouveaux paramètres fréquemment retrouvés dans des pathologies données. Cette collection d’expérience d’histoires cliniques de fibromyalgie, nous a amenée depuis plusieurs années à concevoir que des éléments psychosociaux particuliers existent plus souvent dans les déterminants de causalité de cette maladie si fréquente de nos jours. Ces éléments psychosociaux semblent reliés à la notion de rapports psychologiques particuliers dans la fratrie de ces patients. Quel est ce vécu particulier ? Il nous semble mettre en évi- dence des éléments de jalousie vécue a un moment précis de l’enfance du futur patient atteint de fibromyalgique. Le moment du ressenti de ce vécu injuste par rapport à un frère ou une sœur se situe en plein dans la période de construction identitaire sociale, c’est-à-dire entre 8 et 14 ans. Ces éléments de jalousie semblent cristallisés autour de la difficulté de capter l’amour du père ou de la mère qui injustement se porte sur un autre membre de la fratrie ; à noter que l’enfant injustement délaissé, très tôt n’en tire aucune agressivité pour le frère ou la sœur préférée par le père ou la mère, au contraire le futur fibromyalgique se fera un devoir de secourir ou choyer le frère ou la sœur avantagé. Bien sûr ces propos pour être un jour valides devront être mesurés par des entretiens semi-directifs et la réponse posi- tive ou négative à cette hypothèse psychologique, vérifiée par un nombre suffisant de narration d’enfance de fibro- myalgiques. Riches de cette expérience depuis 10 ans de consultations de fibromyalgie nous recherchons systémati- quement dans le temps de la consultation les éléments pour explorer les relations psychologiques réciproques entre le patient fibromyalgique et ses frères et sœurs à la recherche de ce sentiment de concurrence affective sur le regard et l’attention maternelle ou paternelle préferentielle. Il est à noter que la fibromyalgie apparaîtra à l’âge adulte à la suite d’un nouveau vécu d’injustice, trente ou quarante ans plus tard, injustice notamment dans le monde professionnel. C’est à l’éclairage de cette première expérience clinique que nous avons trouvé édifiant le cas clinique de cette baronne hongroise âgée de 65 ans atteinte depuis une dizaine d’année par la fibromyalgie. Elle fut consultée par l’algologue dans le service de rhumatologie où toutes les explorations complémentaires avaient éliminé une maladie inflammatoire ou dégénérative. Cette patiente avait toutes les caractéristiques cliniques de la fibromyalgie c’est-à-dire plus de onze points douloureux sur dix-huit et la normalité des examens biologiques. Cette consultation s’est déroulée en présence d’un médecin stagiaire. Au cours de la consul- tation nous nous sommes posés la question habituelle de l’existence de frères et sœurs et de l’éventuel rapport par- ticulier entre ceux-ci et leurs parents. Malheureusement, pour cette patiente, à l’évocation des frères et sœurs, la consultation a tourné court puisqu’elle était fille unique. Je fus étonné de ne pas retrouver les éléments sus-cités et un peu dépité. J’expliquais au stagiaire mon désarroi dans la mesure où, habituellement dans les cas de fibromyalgie je retrouvais cette particularité du rapport dans la fratrie. Je lui ai alors exposé ma propension à découvrir chez le patient fibromyalgique les éléments du sentiment de jalousie et d’injustice de l’attention amoureuse des parents sur ces enfants futurs fibromyalgiques. À la fin de mon discours, la patiente m’interpella en me disant : « Mais Docteur, c’est exactement ce que j’ai vécu dans mon enfance. » Je fus tout interloqué et lui demanda : « Mais comment pouvez-vous avoir eu des problèmes de concurrence dans l’enfance avec des frères ou des sœurs puisque vous êtes fille unique ? » La patiente m’informa alors d’une particularité de son enfance. Elle était une fille de baron et de baronne, qui à l’âge de 5 ans se retrouva orpheline de père, du moins c’est ce que sa mère lui a fait croire dans la mesure où ce père qui avait des activités politiques aurait été arrêté et tué à cause de ses activités. Cette jeune enfant grandit dans cette idée jusqu’à l’âge de 10 ans, où finalement on lui avoua la vérité : son père n’était pas mort mais il avait dû fuir en Amérique du Sud pour échapper justement à ces vengeances politiques. À partir de ce moment, la patiente nous raconte qu’elle commença à se construire une histoire. Cette histoire consistait en la certitude pour elle que son père qui avait fui le foyer, rencontré une autre femme et construit un autre univers familial en Amérique du Sud. Univers familial qui comportait aussi le fait qu’il ait eu un autre enfant, en l’occurrence une fille. Depuis l’âge de 10 ans, notre Centre anti-douleur, Montpellier.

La fibromyalgie d’une baronne hongroise

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Douleurs, 2005, 6, 6

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C A S C L I N I Q U E

La fibromyalgie d’une baronne hongroise

Patrick Giniès

L’intérêt du cas clinique de la revue

Douleurs

, consiste à regrouper à traversles expériences humaines douloureusesdes informations qui, peut-être parleur répétition, vont aboutir à la miseen évidence de nouveaux paramètresfréquemment retrouvés dans despathologies données. Cette collectiond’expérience d’histoires cliniques de

fibromyalgie, nous a amenée depuis plusieurs années àconcevoir que des éléments psychosociaux particuliersexistent plus souvent dans les déterminants de causalité decette maladie si fréquente de nos jours. Ces élémentspsychosociaux semblent reliés à la notion de rapportspsychologiques particuliers dans la fratrie de ces patients.Quel est ce vécu particulier ? Il nous semble mettre en évi-dence des éléments de jalousie vécue a un moment précisde l’enfance du futur patient atteint de fibromyalgique. Lemoment du ressenti de ce vécu injuste par rapport à unfrère ou une sœur se situe en plein dans la période deconstruction identitaire sociale, c’est-à-dire entre 8 et14 ans. Ces éléments de jalousie semblent cristallisés autourde la difficulté de capter l’amour du père ou de la mère quiinjustement se porte sur un autre membre de la fratrie ; ànoter que l’enfant injustement délaissé, très tôt n’en tireaucune agressivité pour le frère ou la sœur préférée par lepère ou la mère, au contraire le futur fibromyalgique se feraun devoir de secourir ou choyer le frère ou la sœur avantagé.Bien sûr ces propos pour être un jour valides devront êtremesurés par des entretiens semi-directifs et la réponse posi-tive ou négative à cette hypothèse psychologique, vérifiéepar un nombre suffisant de narration d’enfance de fibro-myalgiques. Riches de cette expérience depuis 10 ans deconsultations de fibromyalgie nous recherchons systémati-quement dans le temps de la consultation les éléments pourexplorer les relations psychologiques réciproques entre lepatient fibromyalgique et ses frères et sœurs à la recherchede ce sentiment de concurrence affective sur le regard etl’attention maternelle ou paternelle préferentielle. Il est ànoter que la fibromyalgie apparaîtra à l’âge adulte à la suited’un nouveau vécu d’injustice, trente ou quarante ans plustard, injustice notamment dans le monde professionnel.

C’est à l’éclairage de cette première expérience cliniqueque nous avons trouvé édifiant le cas clinique de cettebaronne hongroise âgée de 65 ans atteinte depuis unedizaine d’année par la fibromyalgie. Elle fut consultée parl’algologue dans le service de rhumatologie où toutes lesexplorations complémentaires avaient éliminé une maladieinflammatoire ou dégénérative. Cette patiente avait toutesles caractéristiques cliniques de la fibromyalgie c’est-à-direplus de onze points douloureux sur dix-huit et la normalitédes examens biologiques. Cette consultation s’est dérouléeen présence d’un médecin stagiaire. Au cours de la consul-tation nous nous sommes posés la question habituelle del’existence de frères et sœurs et de l’éventuel rapport par-ticulier entre ceux-ci et leurs parents. Malheureusement,pour cette patiente, à l’évocation des frères et sœurs, laconsultation a tourné court puisqu’elle était fille unique. Jefus étonné de ne pas retrouver les éléments sus-cités et unpeu dépité. J’expliquais au stagiaire mon désarroi dans lamesure où, habituellement dans les cas de fibromyalgie jeretrouvais cette particularité du rapport dans la fratrie. Je luiai alors exposé ma propension à découvrir chez le patientfibromyalgique les éléments du sentiment de jalousie etd’injustice de l’attention amoureuse des parents sur cesenfants futurs fibromyalgiques. À la fin de mon discours, lapatiente m’interpella en me disant : « Mais Docteur, c’estexactement ce que j’ai vécu dans mon enfance. » Je fus toutinterloqué et lui demanda : « Mais comment pouvez-vousavoir eu des problèmes de concurrence dans l’enfance avecdes frères ou des sœurs puisque vous êtes fille unique ? » Lapatiente m’informa alors d’une particularité de son enfance.Elle était une fille de baron et de baronne, qui à l’âge de5 ans se retrouva orpheline de père, du moins c’est ce quesa mère lui a fait croire dans la mesure où ce père qui avaitdes activités politiques aurait été arrêté et tué à cause de sesactivités. Cette jeune enfant grandit dans cette idée jusqu’àl’âge de 10 ans, où finalement on lui avoua la vérité : sonpère n’était pas mort mais il avait dû fuir en Amérique duSud pour échapper justement à ces vengeances politiques.À partir de ce moment, la patiente nous raconte qu’ellecommença à se construire une histoire. Cette histoireconsistait en la certitude pour elle que son père qui avaitfui le foyer, rencontré une autre femme et construit unautre univers familial en Amérique du Sud. Univers familialqui comportait aussi le fait qu’il ait eu un autre enfant,en l’occurrence une fille. Depuis l’âge de 10 ans, notre

Centre anti-douleur, Montpellier.

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patiente s’est tous les jours persuadée que son père l’avaitabandonnée au profit de l’amour d’une autre sœur hypo-thétique mais pour son jeune esprit bien réelle. Cetteconstruction était à ce point présente que notre patiente àl’âge adulte compulsait tous les mois les bulletins de liaisonsdes hongrois réfugiés politiques expatriés dans le mondeentier à la recherche des nouvelles de ce père particonstruire son foyer en Amérique du Sud. Notre patientehongroise conclut cette histoire, en précisant que malheu-reusement à l’heure actuelle son père aurait 100 ans et qu’ilétait probablement mort mais qu’elle restait toujours dansl’espoir d’avoir des nouvelles de ce père et de cette fillevirtuelle qu’elle aimait comme une vraie sœur. Le commen-taire de cette patiente nous confirme qu’elle a toujours eule sentiment qu’il y avait eu une injustice puisque ce pèreavait certainement choisi d’aimer une autre fille, sa sœurvirtuelle au détriment d’elle-même et qu’elle trouvait celaencore injuste.À l’occasion de sa mise en retraite forcée (injusticed’adulte) elle a développé sa fibromyalgie. Malheureusementle rapprochement de ces deux injustices mis à jour et révéléà notre baronne fibromyalgique ne l’a jamais soulagé detoute plainte.

Mots-clés :

fibromyalgie.

Key-words:

fibromyalgia.

Tirés à part : P. GINIÈS,Centre anti-douleur,

Hôpital Saint-Éloi, CHU,34295 Montpellier Cedex 5.