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Presses Universitaires du Mirail Accords et dissonances : les cinémas latino-américains et les Cahiers du Cinéma (1951-2003) Author(s): Julie AMIOT-GUILLOUET Source: Caravelle (1988-), No. 83, La France et les cinémas d'Amérique latine (Décembre 2004), pp. 43-62 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40854149 . Accessed: 15/06/2014 12:10 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 12:10:29 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

Accords et dissonances : les cinémas latino-américains et les Cahiers du Cinéma (1951-2003)Author(s): Julie AMIOT-GUILLOUETSource: Caravelle (1988-), No. 83, La France et les cinémas d'Amérique latine (Décembre 2004),pp. 43-62Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854149 .

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CM.H.LB. Caravelle n° 83, p. 43-62, Toulouse, 2004

Accords et dissonances : les cinémas latino-américains et les Cahiers du Cinéma (1951-2003)

PAR

Julie AMIOT-GUILLOUET Université de Lyon II

Introduction

En un peu plus d'un demi-siècle d'existence, les Cahiers du cinéma ont profondément infléchi la façon de critiquer et de faire des films. Le rôle joué par la revue et ses rédacteurs, dont bon nombre passent derrière la caméra au moment de l'avènement de la Nouvelle vague au début des années I960, est fondamental dans l'éclosion de nouvelles formes cinématographiques qui s'imposent en Europe et dans d'autres régions du monde. L'Amérique latine n'est pas en reste dans ce domaine et, parmi les jeunes cinéastes qui entendent prendre la relève d'un cinéma commercial honni à partir des années 1960, beaucoup citent les Cahiers comme point de référence critique et théorique. Comme le souligne Zuzana M. Pick, ces derniers ont dans une certaine mesure contribué à donner aux nouvelles esthétiques qui s'affirmaient l'ampleur continentale relativement homogène qui était la leur1.

Cet article se propose donc d'étudier les relations étroites qui se tissent entre les cinéastes latino-américains et les Cahiers du cinéma, afin de montrer qu'un authentique dialogue se met en place entre les deux. En effet, si la critique des Cahiers a participé à l'éclosion d'un nouveau

1 « Au début des années 1 960, les critiques en Europe et en Amérique ont commencé à nommer les nouveaux mouvements cinématographiques. Même avant que le nouveau cinéma latino-américain se reconnaisse lui-même en tant que mouvement [...], les critiques de films et les interviews publiées dans les revues de cinéma européennes et nord-américaines ont contribué à la mise en place d'un nouveau canon cinématographique. » Pick, Zuzana, The new latin american cinema, a continental project, Austin, University of Texas Press, 1996, p. 17. Je traduis.

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mouvement cinématographique en Amérique latine, les cinéastes latino- américains ont assimilé les leçons reçues de France pour finalement se les approprier et les dépasser, renvoyant à leur tour en Europe de nouveaux messages et soulignant surtout l'hétérogénéité d'un mouvement baptisé sans doute un peu rapidement nouveau cinéma latino-américain : un singulier laissant bien peu de place à la diversité des expressions cinématographiques en Amérique latine.

Pour comprendre ces échanges, une approche à la fois quantitative et qualitative de la place occupée par le cinéma latino-américain dans les Cahiers du cinéma au fil du temps sera entreprise. Elle permettra de mettre en lumière une période particulière, au tournant des années 1960- 1970, au cours de laquelle les relations sont à leur apogée. Enfin, il conviendra de s'interroger sur les motifs du déclin de la présence du cinéma latino-américain dans la revue par la suite, en cherchant les explications à la fois dans l'histoire du cinéma latino-américain, et dans celle des Cahiers eux-mêmes.

1. L'intérêt limité des Cahiers pour le cinéma latino-américain jusqu'aux années 1960

Afin de mesurer la place accordée dans les Cahiers du cinéma aux manifestations du cinéma latino-américain, il convient tout d'abord de dégager les grandes tendances de l'engagement de la revue envers le cinéma telles qu'elles apparaissent dans ses lignes editoriales. En effet, les Cahiers se caractérisent par une « certaine tendance » à valoriser un « certain cinéma », pour reprendre les termes d'un article de François Truffaut qui a fait grand bruiti Dès l'éditorial de son premier numéro^, la revue s'inscrit dans une tradition critique précise, et affiche ses ambitions : il s'agit pour le jeune comité de rédaction de prolonger les travaux commencés dans la Revue du cinéma, parue entre 1929 et 1931 et dirigée par Georges Auriol. Le premier editorial lui est d'ailleurs dédié, ce qui place d'emblée la revue sous son égide, et en fait un modèle à suivre : « Si le souvenir de notre ami n'était aussi vivant dans le monde du cinéma, nous ne donnerions pas ces Cahiers aux presses. Peut-être nous abandonnerions-nous à une sorte de neutralité malveillante qui tolère un cinéma médiocre, une critique prudente et un public hébété. » Le ton est donné, les Cahiers entendent s'intéresser au cinéma dans une perspective particulière : « nous voulons que le cinéma ait un témoin fidèle de ses efforts les plus hauts et les plus valables ». La fin du texte est des plus éloquentes, car la revue entend prendre en compte « UN cinéma », qui

2 Truffaut, François, « Une certaine tendance du cinéma français », dans Cahiers du cinéma, Paris, janvier 1954, n°31, p. 15-19. 3 « A Jean Auriol », dans Cahiers du cinéma, Paris, avril 1951, n°l, p. 9.

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est en fait pour elle « LE cinéma ». De quel cinéma s'agit-il ? L'éditorial du numéro d'avril 1955 livre quelques éléments de réponse, en critiquant les impératifs commerciaux qui imposent leur marque à la production cinématographique. Selon les Cahiers, l'économie

n'empêche plus seulement les films de naître, elle enrobe, pour la plupart, leur médiocrité de facettes brillantes et d'alibi : le cinéma 'fait la vie'. A cette facilité s'opposent un Welles, un Huston, un Antonioni, un Rossellini, un Renoir, un Bresson. Avec eux, le cinéma se rattache à une 'métaphysique de l'intelligence'^.

Ainsi se dessine la marque spécifique de la critique cinématographique exercée dans les Cahiers : le cinéma de qualité, celui qui est vraiment digne d'éloges, n'est pas celui de la production de masse mais au contraire celui où peut s'exprimer et s'épanouir la personnalité de grands cinéastes. Autrement dit, et même si elle ne porte pas encore ce nom, c'est bien la « politique des auteurs » qui est en train de se mettre en place dès les premiers numéros, comme critère et gage de qualité des films 5. L'importance de cette notion est capitale, et marque profondément l'histoire des Cahiers et leurs orientations, comme le souligne Jacques Doniol-Volcroze lorsqu'il dresse un bilan de la revue à l'occasion de la parution de son centième numéro :

[...] la publication de [l'article de Truffaut] marque le point de départ réel de ce que représentent aujourd'hui à tort ou à raison, les Cahiers du cinéma [...]. Désormais, on savait que nous étions pour Renoir, Rossellini, Hitchcock, Cocteau, Bresson... et contre X, Y et Z. Désormais, il y avait une doctrine, la 'Politique des auteurs', même si elle manquait de souplesse ; désormais, c'est tout naturellement qu'allait se faire la série des 'Entretiens' avec les grands metteurs en scène et qu'un contact réel allait s'établir entre eux et nous**.

Toutefois, si l'importance de la « politique des auteurs » est primordiale, il ne faut pas pour autant négliger une autre tendance majeure des premiers Cahiers et dont Antoine de Baecque, qui a rédigé une histoire de la revue, rappelle qu'elle était défendue par André Bazin comme contrepoids à la fameuse « politique » : « André Bazin a donc

4 « Editorial », dans Cahiers du cinéma, Paris, avril 1955, n°22, p. 4. 5 Le terme apparaît pour la première fois dans l'article déjà cité de Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français », où il fustige le « réalisme psychologique » à la française, où les scénaristes, transfuges du domaine littéraire, ne laissent aucune marge de manœuvre créatrice au metteur en scène, ravalé au rang de simple exécutant : « Lorsqu'ils remettent leur scénario, le film est fait ; le metteur en scène, à leurs yeux, est le monsieur qui met des cadrages là-dessus... et c'est vrai, hélas ! » Truffaut valorise au contraire ceux qu'il nomme les « auteurs », c'est-à-dire ceux « qui écrivent souvent leur dialogue » et « inventent eux-mêmes les histoires qu'ils mettent en scène. » 6 Doniol-Volcroze, Jacques, « L'histoire des Cahiers », dans Cahiers du cinéma, Paris, octobre 1955, n°100, p. 68.

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souligné dans son texte d'avril 1957 les effets négatifs de la politique des auteurs sur quelques-unes des options traditionnelles de la revue, particulièrement l'intérêt porté aux cinematographies nationales, et la contextualisation historique d'un auteur ou d'un genre7. » Pointant les « effets négatifs » de la politique des auteurs, Bazin propose au contraire de laisser également une place dans la revue à d'autres approches. Or, celles-ci ne sont pas les plus prisées au sein de la rédaction. Ainsi, lorsque les Cahiers se penchent sur le cinéma latino-américain de l'époque, il convient d'observer la perspective adoptée. En effet, il n'est pas indifférent qu'il soit envisagé en fonction de ses « cinematographies nationales » ou de ses « auteurs », l'expression même de cinéma latino- américain n'étant pas encore de mise : l'activité cinématographique latino-américaine est encore peu structurée, et perçue comme la somme de diverses tentatives locales (nationales) davantage que comme une entreprise continentale. Si les deux tendances apparaissent, il conviendra de voir si l'une ou l'autre s'impose à certaines périodes, afin de tenter de fournir des explications aux fluctuations du statut du cinéma latino- américain dans le temps. Mais avant ces considérations qualitatives, il convient de dresser un panorama quantitatif de l'importance accordée au cinéma latino-américain dans les Cahiers.

Afin de comprendre l'évolution du traitement du cinéma latino- américain dans les Cahiers, deux séries d'explications doivent être convoquées : d'une part, il faut prendre en compte l'histoire du cinéma latino-américain et ses propres transformations, et d'autre part, il faut mesurer l'importance des changements que connaissent les Cahiers eux- mêmes, en particulier dans leur façon d'envisager le cinéma et ses missions. En effet, les deux convergent sur le plan historique au cours des années I960, au moment de l'émergence de nouvelles esthétiques cinématographiques dont les Cahiers ont été un fervent promoteur, et qui ont eu un retentissement considérable en Amérique latine. La période couvrant les années 1950 est celle où s'affirme dans la revue la politique des auteurs, qui s'accompagne d'une forte intransigeance des critiques envers le cinéma commercial qui prévaut sur les écrans. Or, au même moment, le cinéma latino-américain, en particulier en ce qui concerne les trois grands pays producteurs de cinéma que sont le Mexique, le Brésil et l'Argentine, se caractérise par l'entrée en crise d'un système de studios qui s'est mis en place au cours des deux décennies précédentes (depuis l'apparition du cinéma parlant). Emilio García Riera, historien du cinéma mexicain, souligne ce phénomène d'usure du cinéma local, en termes de qualité dans un premier temps, puis de quantité : « A la fin des années 1950, la crise du cinéma mexicain n'était pas seulement perceptible pour ceux qui connaissaient ses problèmes économiques : elle

7 De Baecque, Antoine, Histoire d'une revue, Paris, Cahiers du cinéma, 1991, volume 1 « 1951-1959, à l'assaut du cinéma », p. 163.

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était mise en évidence par le ton même d'un cinéma fatigué, routinier et vulgaire, manquant de capacité d'invention et d'imagination8. » Or, il s'agit du début de la crise d'un système qui, s'il a su créer des genres autochtones - par exemple la chanchada au Brésil, la comedia ranchera au Mexique, le mélodrame partout -, s'est toujours caractérisé par sa « dépendance » de modèles extérieurs, trait dont Paulo Antonio Paranaguá fait d'ailleurs une des spécificités du cinéma latino-américain par rapport à d'autres :

Tous les cinémas d'Amérique latine [...] peuvent être considérés comme dépendants [...]. La dépendance matérielle engendre l'importation de modèles de production et de modes de consommation [...]. Au-delà du système des studios, le cinéma russe et le japonais, l'arabe et l'indien, n'ont pas manqué de développer des formules esthétiques et des genres cinématographiques indépendants des modèles hégémoniques, même dans la production commerciale, industrielle et massive. Dans le cas de l'Amérique latine, même dans les expressions les plus nationalistes ou les plus innovantes, il existe un dialogue [...] avec les modèles dominan ts^.

Etant donné le mode d'appréciation des films à l'œuvre dans les Cahiers, on comprend aisément pourquoi le cinéma latino-américain fait l'objet d'un nombre d'articles pour le moins limité. Il s'agit dans la plupart des cas de critiques des rares films sortant en France, rédigées de façon lapidaire, ou de quelques allusions dans la rubrique « Nouvelles du cinéma ». Il est à noter dans ce cas que lorsque l'Amérique latine est citée, c'est pour y évoquer la sortie de films français ou nord-américains, tandis que lorsque d'autres pays sont traités dans la même rubrique (en particulier la France, les Etats-Unis, l'Italie ou l'Allemagne), c'est pour évoquer leur propre production. Voir en particulier Cahiers du cinéma, avril 1952, n°ll, p. 45. Finalement, jusqu'aux années 1960, c'est-à-dire au cours des dix premières années d'existence de la revue, seuls deux articles se penchent de façon quelque peu approfondie sur le cinéma latino-américain : « Lettre de Mexico », de Chris Marker, dans le n°22 d'avril 1953, et « Lettre de l'Amérique hispanique », de Lo Duca, dans le n°32 de février 1954. Dans le même temps, les « Lettres » de New York ou d'Angleterre sont légion... Par ailleurs, les Cahiers se penchent sporadiquement sur les festivals de cinéma organisés en Amérique latine10, et le seul à tirer son épingle du jeu est Luis Bunuel, seul cinéaste

8 García Riera, Emilio, Breve historia del cine mexicano, primer siglo (1897-1997), Mexico, Mapa, 1998, p. 210. Je traduis. 9 Paranaguá, Paulo Antonio, Tradición y modernidad en el cine de América latina, Madrid, Fondo de Cultura Económica de España, 2003, p. 28-29. Je traduis. 1° Le festival de Punta del Este (Uruguay) est evoqué dès le premier numéro sur plusieurs pages, dans des termes peu élogieux qui provoquent une réponse De Giselda Zani, journaliste uruguayenne, dans le numéro 3 ; André Bazin consacre un article au festival de São Paulo (Brésil) dans le numéro 34. En outre, la présence de films latino- américains dans les festivals européens est signalée lorsqu'elle se produit.

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« latino-américain » mentionné régulièrement H. La situation est clairement résumée par Antoine de Baecque :

Le dogme des « grandes nations productrices », privilégiant les « terres classiques » du cinéma et particulièrement l'Amérique hollywoodienne, ne connaissent en effet que fort peu d'entorses. Pourtant, les Cahiers ont hérité de la Revue du cinéma un très actif réseau de correspondants étrangers et, dès les débuts du nouveau mensuel, des lettres venues de tous les horizons présentent les diverses traditions nationales [...]. Elles sont assez négligées par la suite, jusqu'à la révélation des 'nouveaux cinémas' au début des années 196012.

La conception que se font les Cahiers du cinéma, et en particulier leur choix de fonder leurs jugements sur la politique des auteurs, ce qui implique de rejeter le cinéma industriel ou « non artistique », permet d'expliquer quels sont les cinémas nationaux qui ont sa préférence. Le cinéma français figure en bonne place, mais celui dont la suprématie est indiscutable est le « cinéma américain », où Ton remarque que pour les Cahiers^ le nom « Amérique » est en réalité synonyme de « Etats-Unis ». Cela montre d'emblée que le cinéma latino-américain devra se faire une place dans les centres d'intérêt de la revue, ce qui ne va au départ pas de soi.

Dans le tableau suivant est présenté le nombre de numéros des Cahiers dans lesquels apparaissent des articles sur les tiers cinémas, répartis par aires géographiques afin de pouvoir les comparer plus aisément. En premier lieu, il convient de préciser que seuls ont été retenus les articles dont la longueur est suffisamment significative pour que l'on puisse les prendre en compte et les analyser. Cela exclut par exemple les mentions dans la rubrique « Nouvelles du cinéma », ou les critiques de films qui pour la plupart ne dépassent pas les trois lignes et semblent de ce fait peu représentatives d'un authentique intérêt des Cahiers pour ce cinéma. En ce qui concerne l'Amérique latine, les articles consacrés à Luis Bunuel, les plus nombreux dans les années 1950, ont également été exclus de ce dénombrement, car leur nombre élevé atteste le goût des critiques de la revue pour 1'« auteur » Bunuel, davantage qu'une réelle prise en compte du cinéma latino-américain ou mexicain^.

H Si Luis Bunuel a bien acquis la nationalité mexicaine en 1949, comme il le rappelle dans ses mémoires, il est toutefois d'origine espagnole. Voir Bunuel, Luis, Mon dernier

soupir, Paris, Robert Laffont, 1982, 328 p. 12 De Baecque, Antoine, op. cit., p. 164. 13 On recense en effet plusieurs textes dans le numéro 7 d'avril 1951 ; « Soleils de Bunuel », dans le numéro 20 de février 1953 ; « Entretien avec Luis Bunuel » dans le numéro 36 de juin 1954 ; « A Mexico avec Luis Bunuel » dans le numéro 56 de février 1956 et « La passion selon Bunuel » dans le numéro 93 de mars 1959. Par ailleurs, tous ses films font l'objet d'un compte rendu critique dans la revue.

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ILLUSTRATION 1 : Articles sur le tiers cinéma dans les Cahiers (1951-2003)14

Aire géographique Nombre de parutions

Amérique latine 22 Asie 25 Monde arabe 16

Afrique 2

Ce tableau appelle plusieurs commentaires. Tout d'abord, on remarque la faible quantité générale d'articles publiés dans la revue sur les tiers cinémas, puisque seules l'Amérique latine et l'Asie, dépassent la vingtaine d'articles sur l'ensemble des numéros publiés. En ce qui concerne les cinémas africains, le nombre d'articles qui leur est consacré montre qu'il s'agit là d'un cinéma qui n'existe pratiquement pas pour les Cahiers. Cette situation s'explique en partie par le fait que ces cinémas ont longtemps été très marginaux en termes de diffusion sur les écrans français, mais l'observation de la fréquence des publications consacrées à chaque région permet de formuler d'autres explications, comme le montre le graphique suivant :

ILLUSTRATION 2 : Fréquence des articles consacrés aux tiers cinémas dans les Cahiers (1951-2003)

Années 1951-1960 1961-1970 1971-1980 1981-1990 1991-2003

Amérique 5 6 5 3 3 latine Asie 5 0 1 11 8 Monde 0 0 6 0 8 arabe

Dans les années 1950-60, les cinémas latino-américains et asiatiques sont les seuls représentés, dans des articles où ils apparaissent bien souvent comme des curiosités exotiques, traitées avec une relative bienveillance. Au cours des années 1970, au moment de l'émergence des

14 J'ai élaboré les deux illustrations chiffrées proposées à partir du relevé systématique des articles concernant les aires géographiques citées, sur l'ensemble des numéros des Cahiers du cinéma couvrant la période 1951-2003.

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nouveaux cinémas, l'Asie disparaît complètement, ou presque, au profit du cinéma latino-américain qui se taille la part du lion puisqu'il est évoqué dans des articles à la fois nombreux et approfondis. Au même moment, le cinéma arabe fait son apparition dans les colonnes de la revue. Cette situation s'explique en grande partie par l'intérêt manifesté par les Cahiers pour le cinéma engagé au cours de la période. Enfin, à partir des années 1980, le cinéma latino-américain, s'il reste présent, régresse relativement, en particulier par rapport au cinéma asiatique : les années 1980 correspondent en effet à un véritable boom du cinéma hongkongais, sur lequel la revue se penche largement. Par ailleurs, ces années coïncident avec une crise relative du cinéma latino-américain qui, après l'âge d'or de la période précédente, peine à trouver un nouveau souffle.

2. Les entretiens fructueux des Cahiers et des cinéastes latino- américains du milieu des années 1960 au milieu des années 1970

Cette tendance s'inverse brutalement dans les années 1960. En ce qui concerne le cinéma latino-américain tout d'abord, dans divers pays producteurs (en particulier le Mexique, le Brésil et l'Argentine), un certain nombre de critiques commencent à se pencher sur la situation de crise que traverse le septième art, et surtout à y chercher des remèdes. L'influence nord-américaine est dans l'ensemble perçue comme trop pesante et néfaste, et l'on se retourne dès lors vers l'Europe qui, à travers des mouvements comme le néo-réalisme, le free cinema puis la Nouvelle vague, semble à même de fournir un certain nombre de solutions : ces nouvelles formes permettent tout à la fois de libérer le cinéma des carcans génériques dans lesquels il est enfermé, et de produire des films au budget limité, élément fondamental pour de jeunes cinéastes qui commencent leur carrière en marge du cinéma établi. Les conséquences de cette mutation ne sont pas seulement esthétiques mais aussi éminemment politiques, comme le rappelle Paulo Antonio Paranaguá : « 1959 marque également le triomphe de la révolution cubaine et le début d'une nouvelle période caractérisée par la radicalisation sociale, par la fusion de l'effervescence politique et culturelle !5. »

L'évolution du cinéma latino-américain et celle des Cahiers vont dans le même sens à la fin des années 50, puisque la revue se fait le fer de lance du nouveau cinéma (nombre de ses critiques deviennent les premiers metteurs en scène de la Nouvelle vague) :

Le Nouveau Cinéma doit se lire dans ce contexte : au moment où la presse voit venir une génération décrite comme opulente, démobilisée,

15 Paranaguá, Paulo Antonio, Le Cinéma en Amérique latine : le miroir éclaté, historiographie et comparatisme, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 16.

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dépolitisée, artificielle (le stéréotype 'yéyé'), les Cahiers [...] se penchent sur les jeunes rebelles du cinéma, vont à la rencontre des mouvements théoriques les plus en pointe [...] et découvrent la politique aux côtés des auteurs défendus. Voici les 'anti-copains' [...]. Ce qui revient alors dans la revue, déconstruisant l'ancien dogme des 'grandes nations productrices', ce sont les problématiques nationales, voire 'tiers- nationales' : les rédacteurs ont le devoir de parcourir puis de parler du monde 16.

Antoine de Baecque suggère ici que les rédacteurs des Cahiers du cinéma se font à partir des années 1960 une obligation de s'ouvrir au monde, renouant ainsi avec l'approche revendiquée par André Bazin au cours de la période précédente. Toutefois, les raisons de cet intérêt pour les cinémas d'autres régions sont profondément renouvelées : il s'agit de montrer comment les nouvelles préoccupations esthétiques et éthiques présentes dans les Cahiers et le cinéma européen trouvent un écho et un prolongement, en particulier outre-Atlantique. Cette perspective ne va pas sans poser des problèmes d'interprétation, que les cinéastes latino- américains ne tardent pas à relever : elle explique notamment la vision quelque peu simplificatrice que les Cahiers donnent du nouveau cinéma latino-américain, en réalité assimilé de façon quasi-exclusive au cinema novo brésilien. Il est à cet égard très significatif de constater que Cuba, qui a pourtant été un acteur de premier ordre dans l'émergence de ce qu'il est convenu de désigner sous le terme générique de Nouveau cinéma latino-américain, est totalement absente des articles des Cahiers, presque entièrement focalisés sur le Brésil. Ainsi, le festival de nouveau cinéma latino-américain de La Havane, créé en 1979 et dont le nom même indique qu'il avait pour mission de fédérer le cinéma continental, doit attendre 1997 pour faire l'objet d'un compte rendu dans la revue17. D'ailleurs, s'agissant d'un festival de cette ampleur et comptant déjà presque une vingtaine d'années d'existence, on ne peut que s'étonner de l'ignorance dans laquelle celui-ci était confiné, de l'aveu de l'auteur de l'article, qui écrit, pour le moins naïvement :

ce fut à tous égards une découverte absolue : d'où à chaque instant un étonnement brut dont il faut essayer de rendre compte. Avant d'arriver dans la capitale cubaine, avant de suivre le Festival le plus important du cinéma latino-américain, je ne connaissais de celui-ci que les grandes légendes.

16 De Baecque, Antoine, Histoire d'une revue, Paris, Cahiers du cinéma, 1991, volume 2 : « 1959-1981, Cinéma, tours et détours », p. 107-111. En 1964, financés par Daniel Filipacchi (producteur de l'émission « Salut les copains » sur la station de radio Europe 1), les Cahiers reparaissent - après une interruption de quelques mois - sous un format profondément modifié. L'équipe de la revue préserve son autonomie rédactionnelle. 1/ « Une semaine à La Havane », par Emmanuel Burdeau, dans Cahiers du cinéma, Paris, février 1997, n°510, p. 7

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Le cinema latino-américain semble bien redevenu pour les Cahiers la curiosité exotique qu'il était dans les années 1950. Ainsi, on peut dire que l'intérêt des Cahiers pour ce cinéma a en fait été aussi intense que bref: la convergence de vues entre les critiques des Cahiers et les cinéastes latino-américains n'est complète qu'entre les années 1960 et le début des années 1970, c'est-à-dire à un moment où la revue amorce un « virage marxiste-léniniste 18 » sur lequel elle reviendra à partir des années 1972- 1973, qui correspondent au déclin de la présence du cinéma latino- américain dans les Cahiers. Plusieurs éléments confirment l'importance accordée au cinéma latino-américain dans les Cahiers au cours des années 1960-1970. Le nombre d'articles tout d'abord, qui augmente de façon significative, comme l'a montré l'illustration 2. Leur longueur est tout aussi révélatrice, puisqu'il ne s'agit plus d'articles isolés, mais de véritables dossiers relativement volumineux^. Enfin, leur contenu manifeste également l'intérêt que la revue porte désormais à ce cinéma : la plupart des articles recensés sont des entretiens entre les rédacteurs des Cahiers et les cinéastes latino-américains. Or, dans la perspective de la revue, cet infléchissement témoigne du fait qu'elle a enfin trouvé en Amérique latine ses « auteurs » qui, à l'exception de Luis Bunuel, faisaient défaut au cours de la décennie précédente. Parmi eux, Glauber Rocha, fer de lance du cinema novo et figure emblématique du renouveau du cinéma latino- américain dans les années 1960, occupe une large place, mais les Cahiers donnent également la parole à d'autres cinéastes, sans doute moins connus en France, mais dont l'importance n'est pas négligeable (notamment Carlos Diegues, Fernando Solanas, Jorge Sanjinés, etc.). Cela atteste une volonté de prendre en compte le nouveau cinéma latino- américain de façon approfondie, et contribue à son rayonnement en Amérique latine et en Europe, comme la plupart des cinéastes interviewés ne manqueront pas de le souligner. Signe du temps, la tonalité même des introductions aux interviews montre que le nouveau cinéma latino- américain est en parfaite adéquation avec les nouvelles préoccupations des Cahiers à partir des années I960 : la valeur de ce cinéma s'affirme en effet avant tout dans le domaine politique. Cela permet de dessiner des filiations, mais aussi des hiérarchies : « Le néo-réalisme fut un mouvement qui exprima une révolution déjà terminée quant à sa phase cruciale et vitale ; le nouveau cinéma brésilien est plus important dans la mesure où il peut provoquer une revolution^. »

18 Le terme est emprunté à Antoine de Baecque, Ibid., p. 255- 19 Ainsi par exemple : un « dossier Brésil » dans le numéro 176 de mars 1966 s'étend sur 1 1 pages ; un « dossier Fernando Solanas » dans le n°210 de mars 1969 couvre 14 pages ; un « dossier Carlos Diegues » dans le n°225 de novembre-décembre 1970 couvre 9 pages... 20 Bellochio, M., « La révolution au cinéma », dans Cahiers du cinéma, Paris, mars 1966, n°176, p. 43.

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L'intérêt des Cahiers pour le cinéma latino-américain apparaît réciproque dans le sens où les articles publiés dans la revue ont eu une grande incidence sur l'émergence du nouveau cinéma latino-américain. Tout d'abord, on constate que les Cahiers ont profondément marqué les jeunes générations de critiques (Garcia Riera au Mexique, Alex Viany au Brésil ou encore Domingo Di Núbila en Argentine) qui cherchent à trouver des moyens de renouveler un cinéma national perçu comme sclérosé ou en passe de le devenir à la fin des années 1950. Ainsi, une nouvelle conception du cinéma largement inspirée des exigences esthétiques prônées dans les Cahiers se fait progressivement jour. Plusieurs phénomènes dont l'apparition est simultanée en attestent : multiplication de ciné-clubs dans la plupart des pays, introduction du cinéma dans l'enseignement universitaire, constitution de nouvelles revues dont la vocation est de traiter le cinéma comme une production culturelle et pas seulement commerciale comme c'était le cas jusque-là. Dans ce contexte, l'expérience entreprise par les jeunes critiques des Cahiers apparaît comme un modèle. C'est ce qu'indique Emilio García Riera, dans le cas du Mexique :

Dans des publications culturelles comme la Revista de la universidad et le supplément México en la cultura, dans le quotidien Novedades, une nouvelle critique ne se sentait plus obligée comme toute la précédente à défendre le cinéma mexicain pour la simple raison qu'il était mexicain. Au contraire : elle soulignait l'urgente nécessité d'un changement radical fondé sur l'importance du metteur en scène en tant que responsable principal ou auteur des films. En ce sens, elle se faisait l'écho de la critique étrangère la plus influente, surtout la française21.

Si les Cahiers ne sont pas expressément cités, la référence à l'importance qui doit être accordée aux cinéastes en tant qu'« auteurs » des films est suffisamment claire pour que l'on puisse considérer que ce qui est ici appelé la « critique française » signifie en réalité la « critique des Cahiers du cinéma ». Selon Paulo Antonio Paranaguá, il est clair que la « politique des auteurs » a largement influencé les historiens et critiques de cinéma en Amérique latine, le plus emblématique et le plus radical étant sans doute le Brésilien Glauber Rocha, qui allie réflexion critique et pratique du cinéma dans une perspective très large de bouleversement à la fois esthétique et social : « La 'politique des auteurs', élaborée par la critique française, initialement destinée à dégager une approche différente et nuancée de la production hollywoodienne, devient une grille de lecture à usage local22. » II suffit pour s'en convaincre de parcourir le texte de Rocha intitulé Révision critique du cinéma brésilien : il y pousse jusqu'à ses extrêmes conséquences la « politique des auteurs », en tant que « politique » justement. Selon lui, cette perspective permet de

21 García Riera, Emilio, op. cit., p. 235. Je traduis. 22 Paranaguá, Paulo Antonio, Le Miroir éclaté, p. 18.

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dépasser l'ancienne dichotomie traditionnellement instaurée entre le cinéma muet et le parlant, pour ne plus considérer que la ligne de partage entre cinéma commercial et cinéma d'auteur, quelle que soit la période considérée. Ainsi, pour Rocha, tout « auteur » dans le domaine cinématographique est nécessairement révolutionnaire sur le plan politique :

La politique d'un auteur moderne est une politique révolutionnaire : de nos jours, il n'est même plus nécessaire de qualifier un auteur de révolutionnaire, car la condition d'auteur est un substantif qui englobe tout. Dire qu'un auteur est réactionnaire, au cinéma, revient à le caractériser comme un metteur en scène du cinéma commercial ; cela revient à en faire un artisan et non pas un auteufà.

La façon dont Glauber Rocha réinterprète les termes « auteur » et « politique » est loin d'être anodine, et pointe les raisons qui seront à l'origine d'importantes divergences, et même source d'une certaine incompréhension, entre les Cahiers et les cinéastes latino-américains. En effet, la « politique des auteurs » est au départ, du point de vue des Cahiers, un outil d'évaluation des œuvres cinématographiques dans une perspective esthétique. La conception que s'en fait Glauber Rocha est tout autre, et confère au terme « politique » un contenu idéologique tout à fait nouveau. A la suite de Glauber Rocha, de nombreux jeunes cinéastes latino-américains reconnaissent leur dette envers la « politique des auteurs » mise en place dans les Cahiers, et soulignent de quelle façon leur propre pratique du cinéma les pousse à reformuler les définitions proposées en France, pour les mettre en adéquation avec la situation sur leur continent. Ainsi, le Brésilien Leon Hirszman évoque l'importance qu'a eue la Nouvelle vague pour les cinéastes latino-américains, mais il souligne en même temps quelles sont les spécificités de 1'« auteur » latino- américain : « ce qui est véritablement nouveau dans notre apport au cinéma d'auteur, c'est qu'il s'agit pour nous de changer la réalité brésilienne dans laquelle nous sommes constamment insérés2^. » Suivant la voie tracée par Glauber Rocha, Hirszman donne au terme « politique » un sens concret et engagé dans les luttes sociales que connaît le continent. Ainsi, les cinéastes latino-américains ont bien lu les Cahiers, mais ils en reformulent les propositions, et ne tardent pas finalement à les remette en cause.

Peu à peu se dessine un nouveau rapport entre les cinéastes latino- américains et les Cahiers : si l'influence de ceux-ci est reconnue, elle ne tarde pas à être considérée de façon critique par ceux-là. Carlos Diegues reconnaît l'importance de l'accueil fait aux films latino-américains en

23 Rocha, Glauber, Revisión crítica del cine brasilero, La Havane, ICAIC, 1965, p. 12. Je traduis. 24 « Rencontre avec le Cinema Novo », dans Cahiers du cinéma, Paris, mars 1 966, n°76, p. 48.

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Europe - et notamment dans les colonnes des Cahiers qui sont expressément cités -, mais il souligne que la réception européenne des films brésiliens n'en influence pas pour autant le contenu : « nos films sont devenus de plus en plus radicalement brésiliens^. » Et le Bolivien Jorge Sanjinés va encore plus loin dans le détachement par rapport au modèle proposé :

II y a encore quelques années, c'était nous qui étions influencés par l'Europe très fondamentalement [...]. Ce n'est plus de l'Europe que viennent nos influences essentielles ; au contraire, en ce moment, un processus inverse est en train de se produire : le nouveau courant artistique européen regarde vers l'Amérique latine et le tiers monde, où il y a des ressources culturelles authentiques et où les valeurs humaines sont très développées26.

Ainsi, une assimilation des nouvelles tendances venues d'Europe permet un progressif dépassement de celles-ci, à tel point que les termes du dialogue s'inversent, puisque c'est désormais le Tiers-monde en général et l'Amérique latine en particulier qui en ont l'initiative.

De là à condamner la lecture proposée en Europe et en France du cinéma latino-américain, il n'y a qu'un pas rapidement franchi par des cinéastes qui cherchent à souligner les limites du modèle lui-même. Ainsi, les cinéastes chiliens reconnaissent le rôle joué par les Cahiers dans la promotion et surtout la légitimation du Nouveau cinéma latino- américain, tant en Europe qu'en Amérique latine. Mais ils constatent toutefois que l'intérêt porté au cinéma latino-américain reste très superficiel, et frôle même parfois la condescendance2?. Pour Carlos Diegues, qui se plaît à rappeler dans l'article déjà cité l'énorme influence exercée par les Cahiers sur les jeunes cinéastes latino-américains, l'étiquette cinema novo, souvent utilisée dans la revue, est en fait une sorte de fourre-tout qui impose des lectures préconçues du cinéma brésilien, et empêche d'en mesurer les spécificités. Pour l'Argentin Fernando Solanas, la comparaison fréquemment établie entre les cinéastes latino-américains et les soviétiques (Eisenstein, Vertov, etc.) est inexacte : « Eisenstein et Vertov avaient derrière eux le pouvoir soviétique, le cinéaste latino-américain a derrière lui la police. C'est la

25 Dossier sur Carlos Diegues, dans Cahiers du cinéma, Paris, novembre-décembre 1970, p. 49. 26 Entretien avec Jorge Sanjinés dans la section « Cinéma anti-impérialiste en Amérique latine », dans Cahiers du cinéma, Paris, octobre-novembre 1974, p. 21. 27 Un cinéaste chilien indique : « J'ai rencontré au moins cent fois des gens bien intentionnés qui pensaient me faire plaisir en me disant qu'ils avaient vu un film chilien, que c'était incroyable, que cela ressemblait bien à un film. Je leur disais : 'Nous sommes très flattés ! Au nom du cinéma chilien, merci !' », dans Cahiers du cinéma, Paris, février- mars 1974, p. 11.

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différence28. » Cette mise au point semble souligner que les critiques européens ne mesurent pas vraiment la difficulté de la situation dans laquelle se trouvent les cinéastes latino-américains engagés, en insistant sur de possibles filiations esthétiques sans prendre en compte les conditions concrètes de réalisation des films.

Finalement, la critique la plus importante est liée au fait que ce qui était un mouvement novateur et avant-gardiste est en train de se scléroser. Et, selon Glauber Rocha, les Cahiers ont leur part de responsabilité dans ce processus :

A l'étranger, les Cahiers ont permis le développement d'une culture cinématographique mais ils sont aussi responsables d'une certaine aliénation des cinéastes jeunes et indépendants. Ils jurent souvent par les Cahiers et font leurs premiers films comme s'ils voulaient plaire aux Cahiers. . . Au point que cet ensemble de choses, les Cahiers^ la France, la Cinémathèque, les festivals de Cannes ou de Pesaro, sont, involontairement, à l'origine d'une sorte d'académisme. Vous avez un rôle important à jouer du point de vue de la désaliénation des jeunes cinéastes [...]. Aujourd'hui le but des cinéastes jeunes et pauvres est de gagner un Prix à Cannes, un contrat à Hollywood et une bonne critique aux Cahiers du cinémcfò. . .

Le bilan est donc fort peu flatteur, et si les Cahiers ont été au départ à l'origine d'un renouveau dynamique du cinéma, ils n'apparaissent plus finalement que comme le moyen d'entériner un prestige conforme à leurs propres exigences, et pas nécessairement à celles des cinéastes latino- américains engagés.

3. Bilan et limites de l'intérêt des Cahiers pour le cinéma latino- américain

Les critiques qui se font jour de la part des cinéastes latino-américains à l'encontre de la façon dont leurs films sont traités dans les Cahiers seront finalement reprises quelques années plus tard par les rédacteurs de la revue eux-mêmes. Si le dialogue a été riche -Antoine de Baecque considère que « les auteurs du Nouveau cinéma entraînent les Cahiers vers une conscience politique protestataire inédite pour la revue30 », et cite Glauber Rocha en exemple - il s'est finalement avéré aussi intense que bref, constituant comme une parenthèse dans l'histoire de la revue. Au cours de cette période qui court de la fin des années I960 au début

28 Dossier sur Fernando Solanas, dans Cahiers du cinéma, Paris, mars 1969, n°210, p. 43. 29 Dossier sur Glauber Rocha, dans Cahiers du cinema, Paris, juillet-août 1969, no2l4, p. 38. 30 De Baecque, Antoine, Histoire d'une revue, volume 2, p. 112.

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des années 1970, les Cahiers se modifient profondément, et se politisent à l'extrême, à tel point que de Baecque caractérise cette période par les « ruptures » successives qui se sont produites au sein de la revue :

Rupture avec la cinéphilie, engagée dès le milieu des années soixante mais précipitée par le recours au tout-politique, ruptures au sein de la rédaction, puisque la transition des plumes s'est alors opérée avec heurts, rupture avec le monde editorial, en l'occurrence avec Daniel Filipacchi, rupture avec les lecteurs, sans doute la plus brutale et la plus lourde de conséquences, rupture enfin avec le principal 'grand frère-parrain', François Truffaut, chargée de symbole31.

Il ressort de ces analyses que l'intérêt que les Cahiers ont manifesté pour le Nouveau cinéma latino-américain s'avère bien relatif. En premier lieu parce qu'ils n'ont pas su rendre compte de la diversité et de l'autonomie de cinéastes invariablement et indifféremment estampillés « nouveaux ». Outre ce caractère partiel, la brièveté de cet intérêt des Cahiers pour le nouveau cinéma latino-américain semble montrer que celui-ci était en réalité davantage motivé par les préoccupations des Cahiers eux-mêmes que par une authentique ouverture à ces cinémas. Autrement dit, tout se passe comme si les Cahiers étaient allés y chercher la confirmation de leurs propres positions, à la fois esthétiques et idéologiques. Ainsi, lorsque celles-ci se modifient dans les années 1970, le cinéma latino-américain disparaît brutalement et durablement des colonnes de la revue. Cette impression est renforcée par le fait que c'est justement dans le contexte particulier des années 1970 que l'on assiste à la multiplication d'articles prenant en compte le tiers cinéma le plus engagé dans des luttes de nature politique et sociale : Amérique latine, monde Arabe (Algérie et Palestine en particulier), Chine. Dans tous les cas, il s'agit principalement de replacer les productions cinémato- graphiques nationales dans le contexte de la lutte contre l'impérialisme. C'est ce que montrait la perspective dans laquelle les cinéastes latino- américains étaient interviewés, et le même phénomène se produit pour les autres pays. La rhétorique qui prévaut est clairement inspirée du marxisme, comme lors de la publication d'un « Manifeste » du cinéma palestinien 32, où la production cinématographique commerciale est qualifiée d'« opium » pour les spectateurs arabes. De la même façon le cinéma oriental commercial est critiqué pour son manque d'authenticité, et la mise en place en Chine d'un « cinéma révolutionnaire » est saluée dans des termes quelque peu inquiétants pour la liberté de création :

Dans les films aujourd'hui, il s'agit de retracer tous les problèmes politiques, idéologiques, économiques qui se posent dans la lutte pour l'édification du socialisme [...]. Ce sont les premiers pas d'un art

31 Ibid., p. 213. 32 Cahiers du cinéma, Paris, septembre 1973, n°248, p. 28-29.

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authentiquement prolétarien, d'un cinéma au service de l'esprit révolutionnaire du peuple chinois. Pour cela, il a fallu que les cinéastes comprennent qu'ils devaient cesser tout individualisme, tout égoïsme, tout souci de gloire personnelle33.

Ainsi, la modification de la tonalité et du contenu de la revue renvoie à un contexte international précis, et s'éloigne en quelque sorte de la critique cinématographique traditionnelle, fondée sur des critères esthétiques, pour aborder le septième art dans une perspective marquée par l'idéologie. Cette « rupture » avec la « politique » (celle des auteurs) en vigueur aux Cahiers depuis le milieu des années 1950 va entraîner la désaffection des lecteurs, et de graves problèmes financiers qui mettent en péril la continuité de la publication. Ainsi, la ligne « autoritaire » et « dogmatique » est abandonnée au tournant des années 1972-197334, et la revue retrouve progressivement sa vocation première de critique de cinéma, se désengageant peu à peu du terrain politique : c'est ce qu'Antoine de Baecque nomme les « resistibles retours du cinéma ».

Le cinéma latino-américain, comme les autres tiers cinémas, fait les frais de ce changement d'orientation de la revue. Quelques années plus tard, dans les colonnes des Cahiers, Sylvie Pierre revient sur cette période d'effervescence où le cinéma latino-américain était à l'honneur, et elle souligne que cette mise en avant était largement liée à ce que les rédacteurs des Cahiers trouvaient dans ce cinéma, c'est-à-dire justement ce qu'ils avaient eux-mêmes envie d'y trouver, quitte à passer sous silence le caractère hétérogène de ce qui était alors rapidement baptisé cinema novo :

A l'époque où nous découvrions, aux Cahiers, le cinéma brésilien - dans les années, disons, pré-68 - nous avions sûrement nos raisons de n'être pas très regardants sur la notion de spécificité des mouvements cinématographiques nationaux. Si ça bougeait dans le monde, il fallait que ce fût avec nous, ou du moins d'une façon où nous puissions reconnaître notre propre mouvement35.

La date de publication de cet article (1981) montre que l'heure du bilan a sonné, et le moins que l'on puisse dire est qu'il n'est pas des plus flatteurs quant aux motivations profondes des Cahiers dans leur intérêt pour le cinéma latino-américain. Si l'on en croit Sylvie Pierre, qui qualifie un peu plus loin d'« années noires » et de « grande régression morose de la compréhension cinéphile» la période 1972-1975, les Cahiers ne se sont intéressés au nouveau cinéma latino-américain que dans la mesure où celui-ci répondait aux attentes de la rédaction. En ce

33 Ivens, Joris, et Marceline Loridan, « La révolution culturelle dans les studios en Chine », dans Cahiers du cinéma, Paris, mars-avril 1972, n°236-237, p. 67-75. 34 Voir De Baecque, Antoine, Histoire d'une revue, volume 2, p. 265. 35 Pierre, Sylvie, « Des douleurs des uns et du bonheur des autres », dans Cahiers du cinéma, Paris, janvier 1981, n°319, p. 44.

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sens, les réserves formulées par les cinéastes latino-américains semblent bien justifiées.

A partir du milieu des années 1970, et surtout dans les années 1980, le cinéma latino-américain disparaît quasiment des centres de préoccupation des Cahiers. En effet, après la ferveur politique et sociale des années 1970, un retour à une critique plus traditionnelle et davantage fondée sur des critères esthétiques s'opère dans la revue. Celle-ci continue de prendre en compte les cinémas étrangers, du moins les plus vigoureux d'entre eux : Hong- Kong dans les années 1980, puis Israël ou Egypte dans les années 1990 notamment. La désaffection observée pour le cinéma latino-américain trouve en partie son explication dans la crise aiguë qu'il traverse, et que Carlos Diegues résume en ces termes en ce qui concerne la situation au Brésil : « Pour le cinéma brésilien, la 'décennie perdue' des années 1980 commence autour de 1983, lorsqu'il n'est pas capable de donner une réponse adéquate à certaines nouveautés et à certaines difficultés^. » H fait ici allusion à la fois aux problèmes économiques que connaît le pays - et l'ensemble du continent d'ailleurs - à l'époque, à la diminution de la fréquentation des salles de cinéma, ainsi qu'à l'essoufflement du nouveau cinéma, qui ne parvient pas à se modifier et à créer un autre discours cinématographique, en accord avec les exigences de son temps. Dans un tel contexte, on peut dire que l'effacement du cinéma latino-américain dans les Cahiers tient une fois encore à des raisons liées à l'évolution de la revue elle-même, mais aussi aux conditions de l'activité cinématographique en Amérique latine. Les articles se font plus ponctuels, et l'on peut les regrouper en deux grandes tendances : d'une part, des textes qui cherchent à mettre en perspective le cinéma latino-américain par l'intermédiaire de références au cinéma des années I960 ; d'autre part, l'évocation des metteurs en scène qui émergent à la fin des années 1990, et semblent former une nouvelle génération de cinéastes, qui tentent de prendre la relève de leurs prestigieux prédécesseurs. Une nouvelle ère s'ouvre ainsi, même si les rédacteurs des Cahiers ont manifestement du mal à évacuer la référence au cinéma des années I960, comme le suggère le titre de l'article « Cinema Novo, le retour »37. Cette pesante référence ne semble en effet pas la plus appropriée pour évoquer les œuvres de jeunes cinéastes qui, s'ils connaissent bien le cinema novo, n'entendent ni le copier, ni même le continuer, mais au contraire ouvrir de nouvelles voies à la création cinématographique en Amérique latine à travers des films marqués par la personnalité de leurs metteurs en scène, impossibles à classer dans une quelconque école. Le travers dénoncé dès le milieu des années I960 par

36 Diegues, Carlos, « Le quatrième saut », dans Cinémas d'Amérique latine, Toulouse, ARCALT, mars 1993, n°l, p. 5. 37 Article de René Naranjo Sotomayor dans Cahiers du cinéma, Paris, juillet- août 1998, n° 526, p. 48-57.

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les cinéastes latino-américains - cette « certaine tendance » à cataloguer un peu trop rapidement toute production latino-américaine en la rangeant sous le terme commode et fort général de cinema novo - a donc encore de beaux jours devant elle. . .

Conclusion

L'histoire des relations entre les Cahiers du cinéma et le cinéma latino- américain est riche d'enseignements. En effet, les prises de position originales de la revue dès ses débuts, et en particulier son parti pris de se focaliser sur les metteurs en scène de cinéma en tant qu'« auteurs », expliquent en grande partie les fluctuations que Ton observe dans le temps dans sa façon d'envisager le cinéma latino-américain. C'est dans les années I960 et 1970, à la faveur d'un renouvellement des formes cinématographiques et d'un contexte général d'intense contestation politique et sociale, que la revue se penche le plus largement sur ce cinéma. Mais cet intérêt n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes, que les cinéastes latino-américains eux-mêmes ont rapidement soulignés : il s'avère en effet que le cinéma latino-américain est le plus souvent envisagé de façon homogène, sans que soient prises en compte ses spécificités ou ses divergences.

Si les Cahiers du cinéma ont ouvert une brèche dans la critique française en mettant à l'honneur le cinéma latino-américain, il faudra toutefois attendre les années 1990 pour voir apparaître une revue, Cinémas d'Amérique latine^ qui, comme son titre l'indique, n'est plus une revue de cinéma généraliste, mais entend proposer « une publication contenant des articles de fond plutôt qu'un simple documentation circonstancielle38. » Toutefois, la marque de la critique instaurée dans les Cahiers y est perceptible, en particulier dans un article intitulé « Le cinéma latino-américain des années 1990 : 30 ans après l'utopie » :

Le cinéma latino-américain se caractérise aujourd'hui comme cinéma d'auteur essentiellement [...]. Ce sont eux qui résument aujourd'hui, dans chacune de leurs œuvres, avec leur personnalité et leur individualité ce qui pendant les années I960 a commencé comme un mouvement social et démocratisateur à l'intérieur du milieu cinématographique dans chacun de nos pays39.

Cette « utopie » cinématographique s'enracine profondément dans le dialogue qui s'est instauré entre les Cahiers et les cinéastes latino- américains, et dont l'un des héritages, et non le moindre, est d'avoir

38 Cinémas d'Amérique latine, n°l, p. 1. 39 Pérez Villareal, Lourdes et Mayra I. Alvarez Díaz, « Le cinéma latino-américain des années 1990 : 30 ans après l'utopie », dans Cinémas d'Amérique latine, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1999, n°7, p. 16-17.

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donné à connaître des deux côtés de l'Atlantique des cinéastes et des œuvres dont la singularité a traversé toutes les crises.

Bibliographie

Cahiers du cinéma (tous les numéros de la revue ont été consultés, à partir de sa première publication en avril 1951) et Cinémas d'Amérique latine : se reporter aux numéros cités.

BUNUEL, Luis, Mon dernier soupir, Paris, Robert Laffont, 1982, 328 p. DE BAECQUE, Antoine, Histoire d'une revue, Paris, Cahiers du cinéma, 1991, volume 1 (1951-1959 : A l'assaut du cinéma), 316 p. et volume 2 (1959-1981 : Cinéma, tours et détours), 382 p. GARCÍA RIERA, Emilio, Breve historia del cine mexicano, primer siglo (1897-1997), Mexico, Mapa, 1998, 466 p. PARANAGUÁ, Paulo Antonio, Le Cinéma en Amérique latine : le miroir éclaté, historiographie et comparatisme, Paris, L'Harmattan, 2000, 287 p. PARANAGUÁ, Paulo Antonio, Tradición y modernidad en el cine de América Latina, Madrid, Fondo de Cultura Económica de España, 2003, 301 p. PICK, Zuzana, The new latin American cinema, a continental project, Austin, University of Texas Press, 1996, 251 p. ROCHA, Glauber, Revisión crítica del cine brasilero, La Havane, ICAIC, 1965,126 p.

RÉSUMÉ- La revue française Cahiers du cinéma a joué un grand rôle dans la modification des pratiques cinématographiques, en particulier au moment de l'avènement des « nouveaux cinémas » dans les années 1960. Ceux-ci ont fleuri en Amérique latine, notamment grâce au dialogue qui s'est mis en place entre les rédacteurs des Cahiers et les cinéastes latino-américains. Si l'intérêt des Cahiers pour le cinéma latino-américain a été de courte durée, il a toutefois permis de faire connaître un groupe de jeunes cinéastes en France et sur leur propre continent.

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Page 21: La France et les cinémas d'Amérique latine || Accords et dissonances : les cinémas latino-américains et les Cahiers du Cinéma (1951-2003)

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RESUMEN- La revista francesa Cahiers du cinéma desempeñó un papel relevante en la modificación de las prácticas cinematográficas, en particular en el momento del surgimiento de los « nuevos cines » en los años 1960. Éstos florecieron en América Latina, entre otros elementos gracias al diálogo que se instauró entre los redactores de los Cahiers y los cineastas latinoamericanos. Si el interés de los Cahiers por el cine latinoamericano duró poco tiempo, permitió sin embargo dar a conocer a un grupo de jóvenes cineastas en Francia y en su propio continente.

ABSTRACT- The French review Cahiers du cinéma played a great role in the change in cinematic practices, particularly when «new cinemas» appeared in the 60s. They came to have a huge importance in Latin America, partly because of the dialogue that took place between the Cahiers writers and Latin American filmmakers. If the interest of the Cahiers towards Latin American cinema did not last very long, it still made famous a group of young filmmakers in France and in their own continent.

MOTS-CLÉS: Nouveau cinéma, Amérique latine, Cahiers du cinéma, Critique, Histoire.

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