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Paul Adam L L a a g g l l è è b b e e BeQ

La Glebe - Paul Adam

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  • Paul Adam

    LLaa ggllbbee

    BeQ

  • Paul Adam

    La glbe

    La Bibliothque lectronique du Qubec Collection tous les vents Volume 461 : version 1.01

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  • Du mme auteur, la Bibliothque :

    Le conte futur

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  • La glbe

    dition de rfrence : Paris, Tresse & Stock, Libraires-diteurs, 1887.

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  • I La vaste cuisine de ferme tide aprs le dner ;

    o stirent les ombres sur le carreau rose, o la vieille servante droite et plate essuie la vaisselle tintante ; l Cyrille vient sasseoir cette veille dhiver.

    Il pense Trouville, aux mois des dernires vacances, Denise. Son cousin, ce noceur, les avait unis solennellement, un matin, devant la mer plumete, tandis que ruisselait lharmonieuse voix des eaux, tandis que riait cette fille aux cheveux teints. Et suivit une folle excursion en barque o elle le serrait la taille en lui disant des btises : Potache, potache. Oh ! que tes farce, petit potache. Ce lui sonne encore. Elle pela Institut Saint-Vincent sur les boutons de son uniforme ; car, sorti depuis cinq jours de chez les Pres, un tailleur navait pu le pourvoir de vtements civils.

    Et dans cette chair duveteuse, dans ces

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  • cheveux teints gros et drus, il vcut des semaines. Les heures passes hors des treintes, il ne les sait plus.

    Laima-t-elle cette femme de Paris, choue l pour faire la plage ? Si bte quelle ne parlait mme pas, si robuste quelle le faisait geindre en le lacis de ses bras doux, lui le rude fils de paysans et de chasseurs. Elle lahurit de ses parfums brusques, de ses dentelles infinies, de ses soieries et de ses mousselines.

    En Italie. Comme a. Parce quil avait encore dans la tte Virgile, lhistoire, les gondoles de Venise, Cicron, le Forum. Ils taient partis avec largent dun usurier, un ami delle. Sans hsitation lui conclut cet emprunt, malgr sa raison morignante. Et puis, Milan, un midi, elle se leva terriblement fche, cassa les porcelaines de la toilette, lui prit son portefeuille et, par le premier train, fila sur Paris. Pourquoi ? Elle tait ivre-morte depuis trois jours.

    Alors il fallut revenir. Il dormit tout le temps du voyage. Quand il ne dormait pas, il larmoyait. Lyon il trouva son tuteur.

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  • Furieux cet oncle lui rendit des comptes : Tu as vingt-un ans, par bonheur ! Je ne serai pas oblig de moccuper dun pareil chenapan. Et loncle retourna dans sa mtairie aprs avoir sermonn pendant dix-huit heures de chemin de fer, et prdit la ruine.

    tout cela Cyrille pense. Sa pipe laisse aux lvres la saveur la plus

    souhaitable et les nues de fume sinuent en spires valsantes. Laverse chante aux vitres. Les chevaux piaffent lcurie ; il les coute.

    La Terre ne vaut plus. Sans doute, elle se relvera : la Terre ne peut faillir. Mais quand ? Donc pas dargent. Des terres et des terres, son patrimoine inalinable, par religion. Il les connat : rases et plates tendues depuis Becquerelles jusque Ferbon, englobant les clochers et les moulins, enjambant les grandes routes. Sans un arbre. Il y chasse durant toutes les vacances depuis lanne o il remporta neuf prix.

    La lampe verse sa lumire ronde sur le caraco pass de la servante droite et plate. Et les jurons des ouvriers arrivent du fournil avec le vent.

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  • Autrefois, Boulogne, il tudia chez les Pres. Une vie dcolier sage avec le mpris profond des cancres, avec les calmes tudes o, de tout le poids de sa lourde intelligence, il sappliquait parfaire les thmes et noter laccentuation grecque ; les joies des promenades bavardes et turbulentes ; le suprme ravissement dinstaurer en leur sens prcis certaines phrases obscures de Quintilien et den tre louang seul par le professeur ; les ides damour esquives avec horreur comme susceptibles de punition. Puis, des volumes dors, des mdailles dargent dans des crins grenat, le baiser de larchevque couronnant aux stridences de la musique et des bravos, un parchemin de bachelier qui, l-haut, gt dans le vieux secrtaire dacajou prs du daguerrotype o il distingue mal ses parents en costume de noces, aujourdhui morts. Non, jamais il ne mangea fin et propre comme au rfectoire, ni dans les ducasses den de la Deule ni dans les kermesses dau del. Trouville ? En Italie ? Il but surtout.

    Turin du Lacryma-Christi. Les lvres de Denise scrasaient sur le mince cristal et leur

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  • carmin transparaissait dans la pourpre du vin. Aprs elle, il y huma : une saveur chaude et liquoreuse avec des vigueurs pourtant, un arrire-got amer, un parfum dambre et de thym... un peu comme du trs vieux Volnay o persisteraient des saveurs de sucre... Et Denise son coude lev, la poitrine blanche et mouvante sous la gaze du corsage dt, ses longs cils baisss vers la liqueur... Il retrouva sur ses lvres ce got de thym et dambre, ce liquoreux qui poissait leurs bouches.

    Et pour revivre cette impression il commande : Catherine, allez la cave chercher une

    bouteille de Volnay. Devant la bouteille brune renaissent des

    souvenirs chaque gorge bue. Souvenirs tactiles, et souvenirs sapides, et souvenirs odorants. Visions de membres qui se cambrent, de bouches qui hoquettent, de dents froides et dures. Et chaleurs qui fluent par la gorge avec le vin comme chaleurs de baisers. Elles gagnent la poitrine, elles lnervent ainsi que des contacts de derme.

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  • Catherine. Allez vous coucher. Oui lmatre. La porte se referme. Il met les barres. Il ne

    voit plus quelle. Elle ondoie, la main ses cheveux teints, le rire ses dents mouilles. Ses bas rouges frtillent, ses gants noirs se dchiquettent. Elle grandit comme si elle accourait vers son front, son front damant qui brle et o les veines battent. Elle se rapetisse factieuse et fuyante, grosse maintenant comme une mouche... une mouche qui bourdonne.

    La mouche bourdonne autour de la lampe, et gravite dans sa lumire ronde. Oh ! linsupportable bourdonnement qui crot. On dirait dune compagnie de tambours qui battraient comme les veines battent dans son front brlant. Vide la bouteille.

    La sueur lui coule sur les tempes, sur les joues, dans le cou. Des mouillures froides. Il se lverait bien pour gagner cette bassine pleine deau, mais ses mains ne sont plus lui, ses pieds ne sont plus lui.

    Il se mord et il ne sent pas la morsure. La chair

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  • de ses doigts parat insensible, son nez dur comme le nez dun cadavre, ses joues paraissent dures comme les joues dun cadavre.

    Lombre flotte sur le carrelage rose. Comme la mer Trouville na-t-elle pas flux et reflux ? Tantt lombre de la chemine se berce l et tantt elle se berce ici. Elle va baigner les jambes de Cyrille. Elle remonte maintenant vers la lampe et le vieux bahut o les luisures dansent la sarabande. Ainsi que dans le bateau dtretat, tout roule et roule. Tout roule, lestomac aussi dans la poitrine de Cyrille qui nose plus bouger et savoue gris. Au balancement de ce roulis, il sendort. Seul dans la cuisine vaste.

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  • II Chaque soir, seul, avec cette vieille femme

    taciturne et brute qui, interroge, nexprime mme pas les bavardages du canton ; des bleuses-vues , dit-elle, en haussant les paules ; ensuite elle se tait. Les ouvriers dorment dans la grange, dans les curies, harasss de labeur et de tabac.

    La pluie, lhimale pluie pleure et pleure sans arrt. Dans le hameau nul ne veille. Le fermier le plus voisin de Cyrille, son oncle, ronfle dj sans doute. Sil allait lui faire visite, on discuterait encore le dprissement de la terre, la grande rachitique. Tout le jour, il tudia ce sol malade, puis, tout le jour il mdicamenta. Il sait aussi bien que loncle les phases du mal. Pourquoi sattrister encore cette vocation de ruine ?

    La ville est si loin. Les chevaux sont si las. Qui voir parmi latmosphre brillante du caf

    saure, o le gaz clignote vers les faces ennuyes

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  • et svres des vieux ? Les jeunes, ceux de son ge, travaillent Paris, Douai ; ils font leur droit. Dautres Saints-Cyriens.

    Quelle maldiction lui tua ses frres au berceau et ses parents sur la glbe ? Seul de la race ; il lui faut en cette triste campagne vivre. Lorgueil du rang lempche, lui, grand propritaire terrien, alli aux marquis de Bressel et aux barons de Fournies, de se commettre avec les employs dadministration. Les officiers dpensent. Trop pauvre dor, il ne les peut connatre.

    Mieux encore vaut rester l, dans la cuisine, fumer. Lunique joie de sa vie sera donc cette quipe avec Denise ?

    Si difficilement le bl se transforme en or ; cette frasque et les cinq mille francs quelle cota lui interdiront pour des ans lachat de La Verdire, une maison presque citadine que ses vieux dsirs convoitrent et qui, proche de la ferme, serait un chteau indpendant, demeure du matre. Des Parisiens y passaient la belle saison autrefois : une petite fille joueuse et bien mise, un

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  • monsieur dcor et rieur qui manquait les livres au gte, une dame lourde un peu, toujours en des lectures. vendre, maintenant, La Verdire : vingt mille francs. Depuis trois annes les Parisiens napparurent. Et Cyrille ne laura point ayant gch les conomies de son pre avec la gueuse.

    Elle buvait du champagne au Havre en sa robe de satin carlate, o ses longs gants de peau noire gisaient. Elle trempa ses ongles diaphanes dans la mousse blonde et par la fentre, jeta la coupe dans la mer enlune. Comme le roi de Thul ! scria-t-elle, et elle chanta.

    Revivre ce chant ! Catherine, du champagne, et allez vous

    coucher. Des soirs et des soirs Cyrille laima de

    souvenir. Il laima au champagne comme laprs-souper du Havre ; il laima au cognac comme laprs-midi du wagon, prs Ambrieux ; il laima au marsala comme laprs-dner de Vrone. Et puis, il recommena ces diverses amours des soirs, des soirs, dans la vaste cuisine

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  • au carrelage rose, tandis que laverse pleurait aux vitres.

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  • III Vers les nuages, il marche sous le vol

    circuitant des corbeaux, par la plaine plisse de sillons.

    Il marche avec la constante inquitude des semailles perdues, des socs briss, des chevaux poitrinaires. De ci, de l se hrissent de chtives herbes, des brindilles plottes, parses. Seul, toujours. Et ses pieds dfoncent la terre humide.

    Les campagnards servent les mmes conversations que loncle. Quand Cyrille donne la cause scientifique des phnomnes naturels, des fltrissures et des floraisons en citant les lois de la physique ou de la chimie, ils lui rient la face, de leurs gros rires idiots, en se moquant :

    Non, cest comme a, parce que cest comme a, monsieur Cyrille. On ne peut pas tout savoir. Faut pas non plus faire tant le malin avec vos balivernes de lcole. Tout a, a ne veut rien dire.

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  • Il semporta, voulut toutes forces expliquer ; il alla chercher des crayons, traa des figures, des formules algbriques :

    Qu que cest que tout a ? Qu que a reprsente ? il na point de nez votre bonhomme.

    Et dune quinte hilare leurs dos normes tressautrent dans les blouses. Il les jeta dehors.

    Ils contrent partout que tout de mme M. Cyrille avait un grain et que ctait bien malheureux pour son ge .

    Nerveux encore de cette immuable stupidit o choppe elle-mme la science sainte, il marmonne en marchant :

    L-haut les corbeaux tournent et croassent. Devant stale la plaine rousse, nue jusquaux nuages qui la ceignent.

    Rien dans la plaine et rien dans sa vie pour toujours. Quel ennui de ne plus tudier, de ne plus crire. Il et bien entrepris une traduction de la Pharsale en vers franais ; mais il nose, ne sachant pas de directeur qui lui dise : Ceci est bien, cela est mal. O le guide, o le conseil ? Il ne croit pas en lautorit de son jugement

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  • personnel. Si humble et si timide il fut aux matres.

    Courbes en ligne, les sarcleuses pluchent un champ, les mains au sol, les croupes au ciel. Que laides ces filles aux cheveux rares plaqus avec de la pommade sur les crnes ronds et bis ; leurs mamelles pendent dans les caracos lches, et leurs doigts rugueux aux ongles casss fouillent les touffes de lavoine naissante. Vers lui elles lvent leurs yeux craintifs. son sourire elles lenillent sournoisement en des regards qui offrent leurs corps.

    Jamais il ne sacoquinera. Une honte pour sa famille si on venait lui connatre de semblables dchances. Dailleurs elles lui paraissent sordides, ces femelles.

    Une couturire qui, chaque printemps, reste six semaines au village pour travestir les robes selon la mode, let plutt conquis. Mais, par la servante, il sut quelle le jugeait brutal et trs vieux cause de sa barbe toute pousse. Il la laissa partir sans lui parler mme.

    Les corbeaux tournent, croassant dans le

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  • firmament blanc. la suite des chevaux lents, la suite du

    rouleau polissant la terre, le vieux varlet titube, le crne clapi entre les paules, rendu gibbeux par le labeur.

    Aux pleurnicheries des grelots grles, aux chatoiements des fourrures bleues, les colliers monumentaux oscillent sur lencolure des grises btes qui tirent, lentes.

    H bien, Baptiste ! fait Cyrille. Hao, ho ! La raucit du cri lamentable sploie et

    agonise par la plaine vide. Les chevaux sarrtent. Les grelots ne pleurnichent plus. Immobiles et la tte pesant bas, les grises btes.

    Dj tout cet ouvrage termin ? H oui, lmatre. Ainsi tous. Les vieux laboureurs ne mritent

    jamais reproches ni mme surveillance. La terre, ils la pomponnent et la choient dinstinct, comme ils mangent, comme ils dorment, comme ils se reproduisent.

    Baptiste a pris une motte dans ses mains

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  • porphyriennes ; il lcrase et lmie. Des larmes noient ses pupilles troubles ; sa face porphyrienne se creuse encore aux traces des rides profondes.

    Mal, mal, mauvaise. Cyrille hausse les paules et fait signe de

    sasseoir. Ils stendent lombre paisse des chevaux, sur la terre rcemment polie.

    Alors, les pipes fumelant, le vieux narre, de sa voix crase. Il dit les moissons dantan florissantes et belles. Et son geste gourd encadre le pays jusquaux nuages.

    Comme la terre montante a gagn le soleil, les pleurs pourpres de lastre dpass inondent.

    Ils inondent et rosissent la frange des nuages qui tranent aux corchures de la plaine brunie. Violettes et noires surgissent les nocturnes ombres.

    Et les corbeaux filent vers lhorizon. Tandis que Cyrille songe la fuite dsolante

    de lor, limpossibilit de jouir et dtre. Ses mains se crispent. Les plaisirs en son

    imagination voltent et narguent. Un par un, les souvenirs des joies passagres le viennent dfier

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  • en mimant le bonheur perdu. Ils flagellent son dsir et lirritent.

    Et Baptiste ne cesse de prdire la ruine proche. Dans le chemin creux, ils vont parmi les

    brumes vesprales o se gouachent des herbes, des gens. Les grelots des btes sonnent et dansent avec le son morne des fers.

    Passent les sarcleuses et leurs jupes bleues et leurs caracos blancs, et sur les dents claires leurs chansons languides.

    Des chants damour. Volontiers Cyrille les battrait, ces femmes. Au sommeil il aspire, au sommeil qui tue la mmoire, et qui tue le dsir, et qui, des fois, ralise.

    Une chope, Baptiste, hein ? avant de souper. Dans le cabaret sombre, la lueur aigu des

    mesures dtain, les vitres rougies par la trace du soleil. L ils boivent, le vieux et lui, sans dire. Ils boivent pour senfuir des choses.

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  • IV Le pre est mort. Je crois fort quil sest

    suicid. La mre et la fille sont quia. Elles donneront La Verdire moiti prix pourvu quon les paye comptant.

    Dix mille francs alors, reprit Cyrille. Un maquignon dit : Comme a senfonce les bourgeois. a fait

    des btises ! a se ruine ! Ne venaient-ils pas autrefois chasser, ceux-l, avec des vestes de velours, des gants neufs, des chiens anglais, est-ce que je sais. a chassait a, a ne savait seulement pas tuer un livre au gte. a avait des chiens qui couraient sur le coup de fusil. Malheur, va. Et puis a na pas le sou. Et dire que cest a qui nous dirige !

    Toute la table sesclaffa. Pour tre bte, il ny a pas plus bte que les

    bourgeois.

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  • Et des vices ! Les convives causent en sourdine loreille

    avec des mines dgotes et des yeux grillards. Les servantes emplissent de bire les chopes ;

    deux, sangles dans leurs robes fleurs ; et elles gravitent inversement autour de la table immense garnie dhommes en redingotes luisantes.

    Au fond de la salle tapisserie teinte dhumidit, une autre table unit les dames en deuil qui parlent discrtement du dfunt : riche cultivateur dont les funrailles viennent de finir.

    Tout en mchant son buf, Cyrille pense La Verdire. La blancheur clatante de la nappe lhypnotise. Depuis des semaines, ce malaise le prend laspect des couleurs vives. Ce lui fut dabord quand livresse, le soir, terrassait. Les rideaux blancs de son lit le figeaient alors en une invitable contemplation. Bientt le carrelage rose de la cuisine acquit la mme influence ; puis les housses du meuble de salon. Maintenant cela le possde mme hors de livresse. La nappe lui scintille devant les yeux et darde des claboussures blanches.

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  • Il sefforce de sy drober et cille vers les murs. Malgr lui sa pupille gagne le coin des paupires o la nappe devient perceptible, et aussitt son regard tombe matris sur ce blanc qui vibre.

    Elles sont La Verdire nest-ce pas, mon cousin ?

    Qui ? Les propritaires, donc. Ces dames des Flochelles ? Oui. Elles sont arrives, il y a huit jours. Lintrt de cette causerie le peut enfin

    soustraire lhallucination blanche. Il parle, il parle pour que la vision ne le reprenne pas. Il renseigne sur lge de Mlle Lucienne 18 ans celui de sa mre 42 ans. Il cite leurs paroles, il dcrit leurs robes, leur intrieur o il fit visite pour une affaire de voisinage ; oui, des renseignements donner sur une servante.

    Allons, il faut acheter les dames avec la maison ! lui crie un farceur.

    B, ce ne serait pas mauvais march, clame

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  • un autre. De l Cyrille songe Lucienne, si blonde et si

    frle avec un sillage de parfums et des gants mauves jusquaux coudes. Que ne possde-t-elle des terres. Il lpouserait. Seule elle lui livra cette note luxueuse inoue de toute autre femme que Denise ; elle fleura cette odeur unique qui suggre comme un avant-got de possession. Le mariage le ravirait sa tristesse, son vice. Car il sait quil boit, il sait que peu peu il devient fou.

    Chaque fois que lide divresse lenchante par ses malfices au son des souvenirs, aux promesses de les revivre et de tarir par le sommeil tous les regrets, une puissance fantasmatique svoque, dattitude narquoise, personnifie dun Rire norme et sans dents. Elle raille sa faiblesse infantile, lui assure que, malgr ses rsolutions, il succombera encore ; elle le montre par avance titubant, ridicule, courant la folie. Elle lui dcharne Denise et la travestit en un squelette dgotant dalcool, riant de ce Rire aux lvres grises et suintantes. Ds lors Cyrille ne dsire plus que le sommeil o la hantise seffacera, o il labattra.

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  • Pour obtenir cette victoire il se livre entier au vin. Avec un acharnement de lutte, il absorbe verre sur verre comme il frapperait coup sur coup.

    ........................................................ Tandis quil regagne sa ferme en cabriolet, ce

    soir-l, il sent le vol proche du Rire sans dents, du squelette en robe carlate trop large et gant noir trop large. Cela lui clame quil est encore ivre comme un porc, quil mourra vautr dans ses vomissures, comme un porc. Et de la prdiction lui nat une pouvante atroce, tranglante ; ses nerfs se rvoltent, leur exaspration sessore par les mains qui cinglent du fouet et des guides la croupe du cheval galopant.

    Le cheval galope dans la route verdie dombre, entre les champs aplatis sous la lune verte, sous les bues vertes.

    En Lucienne Cyrille espre la libratrice. Ses bras, ses longs bras minces et ses mains fluettes exorciseraient la puissance par leur geste gracile, relev.

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  • Au got de cette bouche fleurie il oublierait le got de lalcool. Mais elle ne possde pas de terres.

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  • V Le mariage, la meilleure chance pour lui, trop

    seul. Avec une femme lgante et instruite, quelles exquises causeries au retour des champs. Des lectures communes, une initiation dont il assumerait le plaisir la voyant stonner aux uvres littraires, tudier, comprendre, admirer enfin et goter des sensations dintelligence aux siennes pareilles. Leurs chairs ensuite se mleraient lunisson de leurs mes.

    Aux dners de noces, de funrailles et de baptme, aux banquets des ducasses et des kermesses, aux bals tendus de draps blancs et orns de branches feuillues il assista, cherchant pouse.

    Quand le cousin de Fourmies eut remarqu les prvenances de Cyrille lgard de Mlle Chrtien, il le dissuada, la montrant laide, pataude, orgueilleuse de son btail et de ses arpents. Cyrille ne rsista point, tant, au fond davis

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  • identique. Huit jours passs au chteau de Fourmies en chasses, en excellents repas, et en ivresses quotidiennes nes du kummel, effacrent la personne.

    Avec leurs lgances, les maigreurs rousses des demoiselles Raveline le happrent. Elles touchaient du piano quatre mains, citaient Lamartine et Chateaubriand. Il prfra Marguerite Caroline.

    Souventes fois, au trot de son cheval britanniquement harnach, il gagna la porte verte de leur brasserie distante de six kilomtres peine.

    Dans la cour profonde o se fonce le fumier, o picorent les poules trousses, il sarrte, un instant, le regard vers la maison basse aux vitres mailles de capucines claires.

    Au perron surgissent les surs vtues de cotonnades rayes et ceintes de rubans larges.

    Marguerite sourit ; sur la peau laiteuse les taches de rousseur vivent dune existence de fleur, tantt closes dombre, tantt panouies la lumire.

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  • Entrs ils ne conversent presque pas dabord. Il manipule sa cravache, et fouette la poussire de ses bottes vernies jusqu ce quil se remmore des vers classiques appropris aux circonstances. Alors ils rcitent tous trois avec une mulation dcoliers les tirades tragiques.

    L il gote une intime vanit dhomme suprieur apprci par une compagnie dlite.

    Les hauts bahuts bruns et leurs cuivrures ouvrages, les poutres du plafond, les assiettes coqs peints, les fauteuils suranns, il les assimile aux meubles du grand sicle.

    Cest le calme des classes, et sa musique dalexandrins rythms, sans la peur des punitions, sans la crainte des camarades, de leurs farces cruelles.

    Le vieux de Bressel vint ly prendre, un jour ; et, comme ils retournaient, leurs chevaux pataugeant lentement dans la fange, il dit :

    Vous navez pas, Cousin, jespre, lintention dpouser ces filles.

    Pourquoi ? Leur bisaeul, vous le savez, coupait les ttes

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  • pour trente-cinq sous, au temps de la premire rvolution sur la grandplace dArras. Il tait le suppt du sanguinaire sans-culottes Joseph Lebon.

    Oh, il y a bien longtemps ; elles ne sont pas coupables des fautes du bisaeul.

    Quest-ce, Monsieur ? cette morale ? Je vous ferai enfermer comme fou si jamais vous avez le malheur...

    Oh, oh ! Oui, Monsieur, vous ltes assez souvent

    fou, bien que des gens disent que vous soyez ivre...

    Et le marquis piqua des deux le laissant seul sur la route.

    Longtemps Cyrille montra le poing la croupe de lalezan, ce veston de velours noir, ces cheveux blancs et ras, ce feutre gris qui sextnuaient parmi les jets de crotte entre la double file des peupliers maigres.

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  • VI Sa famille ne voulait quil se marit. Ainsi la

    fortune reviendrait Guy de Bressel, le Saint-Cyrien, et Julia de Fourmies qui tudiait encore chez les religieuses de Sainte-Clotilde.

    Il le comprit nettement aprs quelques heures de conversation avec le marquis et le baron installs chez lui pour la chasse des oies sauvages qui, en ce moment, passaient.

    Vous tes, Monsieur, proclamait de Bressel une nuit dafft, vous tes, par ma foi, un bien heureux gentleman. Des chasses superbes, un marais enviable, une cave de vieux notaire. Vous avez tout jeune rti des balais avec une femme charmante, vous vous y tes mme brl quelque peu. Des souvenirs exquis, quoi. Que faut-il de plus ?

    Si vous croyez, mon oncle, que cest drle de vivre tout seul ici.

    Voil bien les Franais daujourdhui. La vie

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  • de gentleman-farmer les ennuie. Voyez donc vos voisins les Anglais ! quels gaillards.

    Mon cher, vous raisonnez comme une petite fille, insista le baron. Que voulez-vous ? Vivre Paris ? Manger vos pices de dix sous avec des femmes de brasserie comme un fils de quincaillier ? Vous auriez honte de mener cette existence. Aux gens comme nous, pour frquenter les boulevards, il faut de largent, beaucoup dargent. Or, nous-nen-a-vons pas. Alors la vie l-bas, sans le sou, cest comme ces cartouches vides, un peu de fume, et puis rien. Tout le monde sen aperoit et se moque.

    Il faut se rsigner, Monsieur, il faut se rsigner. Nous nous rsignons bien, le baron et moi, et Dieu sait pourtant si cela est dur.

    Aprs dix ans de Tortoni se retirer ici, oui ; cest dur.

    Jai envie de me marier, dit fermement Cyrille.

    Ils se firent affectueux. Eux prirent pouses. Eh bien, l, entre parents, on peut en convenir : les symphonies conjugales se rompent de

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  • frquentes discordances. Mme de Fourmies qui autrefois brillait aux rceptions de lempereur, reproche aigrement au baron ce rle obligatoire de chtelaine recluse. La marquise de Bressel, morte depuis dix ans, ruina son mari en jouant Monaco. Cyrille revoit ces deux dames lui offrant des louis lors des vacances. Leurs petits chiens le mordaient aux jambes.

    On narre le cycle de la famille, les hritages contests, les unions manques, le suicide dun cousin que les dettes conduisirent lescroquerie, les rparations des chteaux, les vitraux donns en pompe lglise du village. On remonte lpoque de la Rvolution, o les anctres rfugis en Angleterre enseignaient le latin pour subsister. Puis revient le rcit glorieux des batailles anciennes o, valeureusement, se comportrent les aeux, des ligueurs.

    Ils parlent bas, genoux dans la hutte, appuys aux lucarnes ouvertes vers ltang ; et leurs yeux experts visent la nappe de ciel dchiquete par les roseaux.

    Leau verte stagne entre les gerbes dherbes.

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  • Des fois elle se ride et la ride tend jusquaux rives son ourlet lumineux qui court. Des fois elle se gonfle de bulles grossissant, crevant. Blanche, la tte dun nnuphar surnage emmi les feuilles palmes.

    ces rcits o svoquent les robustes cavaliers bondissant travers mousquets et piques, Cyrille smeut et se gronde. Pourquoi des instincts bas lincitent-ils aux msalliances. Il jure de se vaincre. Se vaincre, soi, chose facile, mais vaincre la hantise fantastique, le Rire tors et vert ; le terrasser autrement que par le sommeil de livresse, le pourra-t-il ? Il se connat incapable de subir une heure le Rire, cette menace de folie et de funrailles.

    Et voici que le conquiert la terreur hallucinante. Dans les roseaux, dans londe verte et plane il aperoit, glissant entre des lames deau, la robe carlate de Denise, ses gants noirs.

    Alors il rpte : a ne fait rien, je veux me marier. Mais avant de vous marier, Monsieur,

    songez au moins vous corriger de votre

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  • ivrognerie. Vous ne pouvez pourtant apporter cela une jeune fille en cadeau de noces.

    Vous tes mchant, mon oncle. Vous savez bien que a ne dpend pas de ma volont, le mdecin vous a dit linfluence originelle, atavique ; mon pre tait alcoolique.

    Il en mourut : Prenez garde. H ! je sais, je sais. Aussi je ne veux plus

    rester seul. Non, je ne veux plus. Chut ! Les ailes des oies battent sur le ciel ainsi que

    des ventails ploys. Silencieusement. De leur vol, elles cernent la mare. Et subitement, six, elles plongent dans les herbes. Les herbes flchissent, froufroutent, puis oscillent longtemps.

    Une tte, ombre pointue, saillit dune touffe de roseaux. Les fusils tonnent. Aux lourdes rpercussions des coups, les volatiles slvent ; des masses noires, indcises, qui, une une, versent, tues.

    Seule une fuit au ras des ajoncs, toutes pennes tales, sous les montantes fumes de la poudre.

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  • VII Lucienne tant noble quobjecteront les

    oncles ? Le manque de fortune ? Comme Cyrille sera fort pour leur reprocher cette mesquinerie.

    Il se lve titubant et mol, mais la volont de vaincre larbitraire de la famille et de faire uvre libre le raffermit. Une intime colre, un dsir extrme daimer mus au paroxysme par livresse, lui suggrent des actes. Il commande de prparer une valise pour un court voyage et datteler le dog-cart.

    Lille, les promeneurs bien mis, aux lgances britanniques, captivent son attention. Puis, chez un tailleur de vitrine limpide et denseigne sobre, il se livre aux mains des commis obsquieux qui le mtrent. Quelques jours aprs il regagne sa ferme, muni dune complte garde-robe de clubmann.

    En trois visites, Lucienne lui emporta lesprit. Elle parlait bas avec un accent mivre, et les

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  • paroles soupirantes fuyaient vite de ses rostres lvres. Dans ses gestes affables et menus, une gentillesse de maigriote. Elle avait sur la taille mince, une poitrine ronde, une tte futile veines bleues, pupilles ardoises, cheveux dambre. Adorablement elle jouait du piano, et ses doigts fins sautelaient sans lassitude. Cyrille passe ses aprs-midi La Verdire dans le salon empli de colifichets, de chaises frles et dores, de meubles pompons, de fleurs gerbes par gammes chromatiques dans des vases simples.

    Des heures il contemple la nuque gracile de Lucienne et la montante torsade de sa chevelure. Alors le saisit le dsir de dnouer ces cheveux, de mordre pleins baisers cette nuque blanche. Puis il se juge pur imbcile. De mme que Denise, Lucienne lenjle. Il se prvoit la subissant avec tous ses caprices de petite fille coquette, ses gamineries, ses fugues sautillantes et rieuses qui refusent, ses bouderies qui obtiennent.

    La gne des dames des Flochelles ne se trouva point si grande quon lavait dit dabord.

    Lucienne, outre la proprit de La Verdire,

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  • possdait une dot. Mme des Flochelles, anglaise de naissance, irait vivre, aprs le mariage, dans le comt de Kent, au manoir de son pre qui, trs vieux, dsirait une compagnie.

    Laveu de ces dtails intimes promut Cyrille au rle officiel de fianc.

    Ds lors il se reprocha sa trop htive dtermination. Il eut peur de Lucienne, si pauvre, sans terres ; il eut peur de son charme ; il craignit quelle ne labandonnt, un jour comme lautre. Il chercha le moyen de rompre.

    Puis le soir, chez lui, quand le got amer de lalcool lui remmorait les extases de ses amours dbutantes, la vision de la jeune fille si diffrente de lautre, exquise, lui promettait des dlices encore neuves, pudiques et mystrieuses, dont le rve le pressait.

    Il aurait La Verdire ; et la modicit de ses ressources demeurerait inconnue des paysans. Car, autrement, le domaine pouvait choir un autre acqureur et les gens ne failliraient pas alors le dire ruin.

    Comme les oncles, il possdera son chteau.

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  • Et ses vux de luxe sont raliss davance par cet intrieur charmant et diffus. Plus de soirs mornes dans la vaste cuisine de ferme.

    Des heures de batitude parmi les fleurs et la lueur mordore des lampes, aux sons agiles du piano, la vue de Lucienne en jupes claires. Le vice en mourra.

    Mais une jalousie anticipe le harcle. Il redoute de lui dplaire, dtre quitt. Bien que sr dabandonner son habitude, il apprhende une minute de faiblesse, o sa rsolution sombrerait, et qui, pour toujours, la dgoterait dun ivrogne. Un autre alors la lui enlvera. Et il sattarde mditer des vengeances extraordinaires, ternelles.

    Une scne terrible avec le marquis de Bressel dtermina Cyrille. Il dclara quil ne voulait consentir sacrifier sa vie pour accrotre la fortune de ses cousins et devenir vieillard esprances ; que le clibat ne lui valait rien ; quil aurait Lucienne des Flochelles, une jeune fille noble, instruite, dune lgance extrme et de gots modestes ; quil ntait plus un enfant ; que

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  • sa famille pouvait bien ne pas assister au mariage, que cela lui paraissait indiffrent.

    Ils spousrent minuit selon le rite de la famille dans la chapelle du chteau de Fourmies, au milieu de buissons de cierges.

    En cosse, au bord dun lac uni, et ceint de grandes roches violettes qui sy miraient, ils vcurent un mois en des extases, en des frmissements.

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  • VIII Le soleil fulgure vers les betteraves violettes et

    miroitantes, vers la masse tasse des bls ples. Parmi lnorme bruissement des ftus et des gupes, le ciel jaillit, sincurve bleu.

    Sur la terre Cyrille sest couch ; et ses yeux cillent lacrs par les lueurs de lair.

    Il a fui la maison de peur de crime. Le Saint-Cyrien de Bressel causait bas sa femme qui, coutante, souriait. Ainsi les surprit-il sous les palmiers de la serre, au retour des champs. Il a fui pour ne point tuer. Et il courut des heures, des heures, toutes forces, en rond. Puis, les forces teintes, il tomba, capable enfin de ne plus se souvenir. Du moins la vision se disloque dans son imagination lasse, dans sa tte lourde. La douleur des muscles amende la douleur de lesprit.

    Que fit-il cette femme pour quelle le hasse ? Son amour de vierge avou, ctait donc

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  • leurre. Pourquoi lavoir reu, pourquoi stre donne ?

    Le souffle passe avec peine dans sa gorge trcie dangoisse. Il nest dans lair que le bruit de son rle, et une alouette planante qui jacasse, et ses ailes qui tincellent.

    Lucienne tenait sa bouche une rose blanche. La rose blanche, Cyrille se la reprsente exacte avec un ptale jauni qui frlait les lvres mivres, les dents. Lautre la voulait avoir, et elle refusait en riant.

    Le rire, la nuque penche sous les frisures et le casque de cheveux lisses, le rire et la nuque penche pour plaire un autre ! Cela le torture. Il imagine quelles durent tre leurs moqueries son gard. Et cependant pour elle, il se transforma, il tua son habitude de vin. Jamais livresse ne le reprit bien quil et voulu enfouir ses craintes jalouses dans le sommeil lourd de lalcool. Les voil toutes ralises ces craintes : lui moqu par ce jeune homme, un imbcile, un ignare auquel il donna des rptitions pour ses examens de lcole et qui fait des fautes dorthographe.

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  • Ira-t-il provoquer un pareil gamin ? On se gausserait. Dailleurs il ne peut mme pas affirmer son soupon : ils se sparrent tout de suite avant de lapercevoir. Sans se retourner elle sesquiva ; mais sa course tait si jolie, ses jupes froufroutaient avec tant dart que par cette fuite mme elle dsirait sans doute plaire lautre.

    Puis la douleur se fait toute physique. La rose blanche le gne comme le gnaient, lors de ses ivresses, les blancheurs des linges. Chaque fois quil simagine cette posture de Lucienne, des frissons le torturent et tressautent par ses membres. Cest la vie toujours morose, et le bonheur exil.

    Et il se souvient des souffrances anciennes subies pour Denise. Il se souvient du recours suprme, le sommeil o les alcools enfouissent lesprit.

    Au cabaret il assomme sa douleur coups de vin.

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  • IX Ce devint sa vengeance, voir Lucienne au soir

    quand il rentrait ivre. La raison vaincue par le vin, sa colre clatait

    pour une chaise mise hors la place habituelle, pour une poterie brche, pour une servante punie. propos de rien il pandait des injures, des menaces. Et cela lui paraissait juste comme un devoir. Il croyait la svrit propre maintenir sa femme dans la soumission, le repentir, la crainte du mal, la vertu. Par des paroles ambigus, que seule la coupable pouvait comprendre, il dcela les motifs de sa haine. Mais elle feignit toujours de nen pas saisir le sens cach.

    Elle pleura, elle pleura sans cesse, assise dans leur chambre, sa figure futile colle aux fleurages pompadour des fauteuils.

    Lorsquelle saffaissait ainsi, sa taille si frle dgage des bras unis au front, le pied mince

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  • battant le sol de lescarpin vernis, Cyrille avait pour elle des tressaillements damour, encore. travers les bues tremblantes de son rve alcoolique, elle lui apparaissait dsirable au-dessus de toutes, de celles vues, de celles eues. Alors il la prenait dans ses bras, sans mot dire, et le lui prouvait.

    Par baisers et par caresses, Lucienne semblait vouloir le flchir. Pourquoi es-tu si mchant ? dit-elle une nuit. Dabord il garda un silence triste, puis il tala ses suspicions.

    Lucienne, ds lors, ne pleura plus. Elle lvita partout.

    Il se persuada que les circonstances voulues o elle disparaissait devaient servir ladultre, il le lui reprocha. Trs froidement et fermement elle lui dclara quelle naimait que lui, que ses soupons laffolaient, que sil faisait encore allusion des histoires pareilles elle mourrait.

    La piti natteignit pas Cyrille que limage du Saint-Cyrien et de la rose au pistil fltri gardait. tout instant sa rancur samassait en ses entrailles avec son souffle longtemps retenu, et

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  • que par soupirs il expirait. Et il passa ses veilles fuir de cette douleur vers le sommeil du vin.

    Un soir le marquis et le baron vinrent pendant un de ces sommeils.

    La brusque rupture de sa batitude le mit en mchante humeur, et la prsence de M. de Bressel aviva la rage douloureuse conue envers le fils. Alors il revit lentier gosme de la famille, hostile dabord son mariage par cupidit, avide ensuite den tirer profit au point dastreindre ses fils choisir en sa femme une matresse peu coteuse qui les garderait des scandales.

    Puis, comme le marquis levant la voix, linvitait durement cesser ses querelles conjugales et ses ivresses qui dshonoraient la race, Cyrille, dlirant de colre, les poussa dans la cour la force des poings. Longtemps il invectiva.

    Personne ne vint plus La Verdire. Lucienne congdiait vite les rares amies en visite, car Cyrille devant ces intruses des entremetteuses peut-tre svertuait travestir son visage en

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  • mines terrifiantes afin de leur enjoindre une peur salutaire.

    Ayant chass la famille et les amitis anciennes, il eut un renouveau de joies, un triomphe possder seul Lucienne et ses gestes graciles et sa face srieuse. Aux heures divresse ces joies sexprimrent par des extravagances et des jeux denfant.

    Si, aprs boire, il ne parvenait au sommeil, dimprieuses envies de se mouvoir lexaspraient. Il et voulu courir ou briser ; ses phalanges sarquaient et ses mchoires se serraient ; il lui fallait sortir. Alors dans la taverne basse, la flamme fumeuse du ptrole, il formait des plaisanteries pour plaire aux rustres buveurs, et les dominer par lesprit. Bientt les muscles de sa face, mus par le dlire, se contractaient et se dtendaient en grimaces pour soutenir les paroles. Sa gesticulation sanimait ; la male puissance en furie dans son corps poussait ses bras, ses jambes, travers lespace, sa face travers le vide, et tordait son dos.

    De telles violences lassaient la tension

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  • douloureuse de ses nerfs, si douloureuse que sa peau lui semblait trop troite pour contenir leur lan et leurs bonds. Ainsi la bienfaisante lassitude lui venait, le calmait, lassoupissait.

    Il prit lhabitude de faire grand tapage et montre de vigueur. Aux soirs des cabarets, il dansa frntiquement, tapant le sol de ses semelles, les tables de ses poings, riant gorge ouverte. On lui apprit quon le disait fou.

    Ce lenchanta, ravi que cette rputation lui permt encore plus dextravagances et les excust en mme temps. ses affreux dlires, il vit enfin le remde quotidien et assur ; et but davantage, sr de nen point trop souffrir.

    Cependant si, fatigu de ses grimaces et gestes, le rire des gens lui devenait hostile et railleur, il interrompait brusquement sa mimique en roulant des yeux froces tout prt frir les insolents ; et, dans le silence subitement venu, il dmolissait dun formidable coup une table, une chaise pour instruire le cercle des spectateurs muets et peureux de quelle force il les saurait assaillir.

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  • Les autres restaient immobiles, serrs entre eux comme des btes craintives. En tout son orgueil, Cyrille les examinait eux, leurs visages ples, leurs blouses tasses contre les murs gris de suie, la cabaretire effare mettant sa vaisselle labri, et les plus rsolus prparant leurs poings.

    Alors, sr de la terreur inspire, las aussi de ses efforts physiques, il leur tendait la main ; et commandait de la bire pour tout le monde.

    Il se jugea trs spirituel puisque ses clowneries lui valaient lapprobation des spectateurs ; il se jugea trs suprieur puisquon le redoutait. Par les rues simples du village, il passait silencieux et sombre, jouant le seigneur.

    Et un amour extrme pour Lucienne lemporta.

    Le sentiment davoir vaincu le Saint-Cyrien, davoir rompu cette passion mauvaise, dtre seul aim, ce furent des dlices neuves, sauvages.

    Il rechercha des volupts mauvaises. Lorsque par la pleur de sa face et la fatigue navre du geste, Lucienne laissait comprendre sa souffrance dtre honnie ainsi quune fille, il souffrait de sa

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  • douleur autant quelle ; son souffle se prcipitait, des larmes lui montaient aux paupires, mais il ninterrompait pas la suite des rcriminations ; et, portant le mal au paroxysme, il gotait dextatiques volupts la possder dans sa douleur. touffer ses sanglots dune treinte forte et matresse, boire ses larmes lourdes, ainsi affirmait-il sa conqute par la brutalit du viol triomphant.

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  • X Lvangile clos, Cyrille se rassied, comme

    tout le monde. Jaune, le soleil coule aux colonnes du chur,

    aux cts du Christ culminant le tabernacle de cuivre.

    Silencieusement sous la nef vide, les rustres se votent en leurs blouses sombres, parmi la poussire familire qui grisaille les murailles.

    grand mal, Cyrille svertue pour fuir son obstination divresse, une envie sans cause de gifler le cur qui se prlasse lautel dans les ors et les moires. Ds linstant o il franchit avec Lucienne le seuil de lglise ce besoin le harcela. Et ses poings se crispent comme si dj ils treignaient le prtre. Il tire ses doigts moites, puis lisse sa planche pour distraire son geste irrit. Contre lide absurde il sindigne, et ses anciens respects acquis aux religieux sindignent, et sa volont sindigne dtre subjugue par ce

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  • dsir bte. Mais sa colre crot mesure quil tente de

    retrouver la saine intelligence. Sil construit des arguments raisonnables, tt des accs de rage les effilent et les dchirent ; et ses muscles se tendent pour le dtourner de la raison. Alors dans ce lacis defforts contradictoires, une vision surgit arme de vraisemblance et de rels souvenirs : lecclsiastique aux mains blanches, il le vit souvent auprs de sa femme ; souvent elle se confesse ; elle-mme orne la chapelle de la Vierge laprs-midi. Et lentement, par une patiente recherche, il sattache des rminiscences imbues doubli, il les joint, les unit et de leur ensemble parvient tablir le motif de sa haine.

    Tinte la sonnerie maigrette de la clochette, les chaussures du servant grincent sur les grs des degrs sacrs.

    Cyrille se lve, comme tout le monde. Il regarde Lucienne agenouille en ses

    valenciennes. Les fleurs tnues du chapeau, les fleurs longue tige tremblotent sur la paille

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  • plotte, et, en sa face mivre, les cils battent vers les joues mates.

    Trop jolie, elle dut plaire ce cur, un instruit, un raffin. Or ce citadin, au visage clair, quels avantages ne tient-il pas sur un gentilhomme campagnard, hl.

    Vers lunique vitrail bordures jaunes, bordures bleues, le calice assomptionne aux mains de lofficiant. Longtemps cela sirradie dans le soleil fusel, et, pour le regard trouble de Cyrille o les choses spanchent, le vermeil du calice semble dborder sur les doigts du prtre.

    Ce lexaspre. Voil que ses chairs se dorent maintenant ce pleutre, comme ses ornements sacerdotaux. De telles transformations, sans doute, affolrent Lucienne, comme ces doigts grles enfoncs dans les dentelles de laube. Oh ! par la tte brlante de Cyrille, la passion de lacrer chasubles et oreries, de vider le calice, en pitinant leffmin... Dominus Vobiscum.

    De face prsent il nargue ne dirait-on pas ?... et lillade a vis Lucienne. Cyrille la perue malgr lonction que le sournois affecte... Quil

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  • attende la fin du sacrifice : il verra. Une crampe soudaine force le noble

    dcroiser les bras et son poing se tend vers le belltre, dun jet.

    Lucienne hausse sa figure dolente, qui implore, qui apaise.

    Pour elle, il sapitoie et reprend une position correcte. Mme par dsir de faire accroire aux autres que rien dinsolite ne fut dans ses gestes, il rpte, en stirant les manches, une tension de poing identique mais qui semble approprie cette action naturelle.

    De sa haute taille il domine les fidles ; et les ttes inclines vitent peureusement le regard imprieux dont il les fixe. Tout de suite on a compris son dsir, on nose y enfreindre : on feint de navoir rien remarqu. Ainsi Lucienne naura point honte.

    Car cest en lui le souci constant de ne se point rendre plus odieux encore, de la reprendre, de la reconqurir par sa toute soumission, et de vivre heureux nouveau. Comme en cosse.

    Mais le cur se retourne encore, regarde.

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  • Et voici que la rage emporte Cyrille contre loutrecuidant individu, cause des singeries auxquelles il sastreint. Le poing menaant saillit encore vers le prtre.

    Vnez donc, ben, un peu, Monsieur Cyrille, murmure Baptiste en le tirant par le bras.

    Veux-tu me laisser ou je te casse la figure. Cest des btises, tout a. ctheure ? Vous

    ntes pas bien, que je vous dis ; cest que vous avez soif ; faut vous rafrachir.

    Oui, va Cyrille, prie Lucienne. Il se dcide. Dailleurs lautre nen subira pas

    moins sa juste vengeance. Et puis il a tellement soif.

    Ses lvres pteuses et molles se collent ; sa langue sche cherche en vain la salive dans sa bouche sche.

    Comme il ne faut pas, cependant, que les gens, sil se retire, croient les moqueries permises, il sort reculons, prt battre.

    Dehors ses yeux errent par la place o scrase la lumire astrale. Il sinquite de lombre courte, torte, bleue, qui lui adhre aux talons. Sil

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  • pouvait il la chasserait ; elle le gne, lobsde, offusque sa pupille. Elle perce son cercle de vision et il la sent chaque pas remuante, espionne. Sil sarrte, elle demeure courbe sous lui, difforme, affreusement gibbeuse et tasse.

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  • XI Vers la mare marmorenne il trane Lucienne.

    Lhaleine de la nuit tremble dans les trones aux fleurs blanches et dans les ailes blanches des canes.

    La jupe saccroche aux ronces, aux pierres de la cour creuse, mais Cyrille tire de ses mains emmles la longue chevelure et le corps mou suit avec des bruits de dchirures.

    Cyrille marmonne : Cest sa faute, elle ne voulut pas avouer. Elle navoua rien dans son enttement perfide, cette souille menteuse. Et dautres ne la doivent plus avoir.

    Pourtant si elle et compati, il et en ses bras bu ses lvres, ses joues ; et cela et tari sa soif jamais. Il naurait plus cherch dans le vin le sommeil doubli, nayant plus de tourments y perdre. Au contraire, elle suscita des douleurs trs grandes. Par sa male faute il fut contraint de se rfugier aux torpeurs de livresse, et la folie le

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  • dompte. Son regard est saisi par les ailes blanches des

    canes, par les fleurs blanches des trones, par la jupe blanche qui saccroche aux ronces et aux pierres. Et ces blancs dards le lacrent, lexasprent.

    Enfouie sous leau boueuse, la jupe blanche ne lblouira plus de ses allures jolies pour le mener ensuite la douleur, au vin.

    Il chancelle et titube sur le fumier craquant. Cette ivresse lenrage contre elle qui la lui valut. De toutes forces il secoue la chevelure magique son poing lie.

    Il avance avec le corps qui cde et qui glisse sur les grs lisses. Puis leau clapote en ses pas ; et les lourdes ailes des canes veilles, battent.

    Dun vol tumultueux le blanc des pennes ployes cingle sa vue. Alors la furie lexalte. Il prcipite Lucienne. Leau sourdement geint, sillumine. Elle se fonce. Elle se tait.

    Cest une hbtude de sentir ses bras vides, de prvoir vide la chambre nuptiale.

    Et des sanglots lui rompent la gorge trangle.

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  • Il fuit. Jusques au matin il fuit dans la plaine infinie,

    vers le ciel paillet. Les perdrix sessorent en ligne, et steignent. Les livres dtalent, et le blanc de leurs croupes lestes.

    Dans sa robe rouge trop large la figure de Denise ; dans sa jupe blanche trop large la face blme de Lucienne ; elles fuient sa tempe gauche, sa tempe droite, frlantes. Il les voit du coin de lil et, sil se retourne, elles disparaissent. Parfois il se jette sur le sol, la tte dans les bras. Seul son souffle ahanne parmi les mlancoliques appels des perdrix.

    Du rouge sourd de la terre, du rouge de sang qui le pntre, qui emplit sa gorge dune saveur saumtre. Son souffle sexpire pniblement avec des tumultes de forge. Et ces tumultes emplissent la plaine o persistent les voix craquetes des perdrix.

    ................................................................ Sous laube rosissante et les longs cris du vent

    dans les trembles, Cyrille sest tendu face au ciel, les yeux clos. Il sent le matin ; et voici le

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  • chant des alouettes. Tout son sang bourdonne et bouillonne dans sa tte inerte. Elle ne semble plus lui tant elle pse. Il ne la peut mouvoir.

    Et du rouge ensanglante ses paupires baisses, et du rouge flamboie sur ses joues qui brlent. Il croit la robe rouge de Denise qui le toucherait. Il lverait bien ses mains pour lcarter mais elles ne lui appartiennent plus.

    Et le rouge se pourpre, tourne au grenat vineux, au noir ; du noir lourd qui plane et lentement descend ; cest la mort, pense Cyrille. Un calme bienfaisant lui frachit les membres. Il lui parat que son corps ne brle plus, mais, quteint, il se noircit et se glace.

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  • Cet ouvrage est le 461e publi dans la collection tous les vents

    par la Bibliothque lectronique du Qubec.

    La Bibliothque lectronique du Qubec est la proprit exclusive de

    Jean-Yves Dupuis.

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